II. Thèmes théologiques I

 

 

LA VIE ET L’ŒUVRE D’ADRIENNE VON SPEYR (1902-1967)

Aperçus divers

II

 

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Balthasar&Speyr

 

 

 

Thèmes théologiques I

 

Plan

 

1. Les mystères de la Passion du Christ

2. L’Esprit Saint et le Père dans les jours saints

3. Marie dans la tourmente des jours saints

4. La grâce de Pâques

5. L'eucharistie

6. Apprendre à prier

7. Le purgatoire (version 2022)

 

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1. LES MYSTÈRES DE LA PASSION DU CHRIST

 

Introduction

Le tome 3 des Œuvres posthumes d'Adrienne von Speyr (= AvS) : La croix et l'enfer, n'est pas encore paru en traduction française (Kreuz und Hölle. I. Die Passionen = Nachlasswerke 3. - 423 pages. - Désormais = NB 3). Les pages qui suivent voudraient en donner un certain aperçu.

Ce volume traite d'un des thèmes centraux de la théologie d'Adrienne von Speyr : la Passion du Christ avec surtout le samedi saint... Le samedi saint et le "gouffre sans fond du problème de l'enfer"... Le samedi saint, "centre mystérieux entre croix et résurrection, et donc au fond centre de toute la Révélation et de toute la théologie" (Introduction de Hans Urs von Balthasar [= HUvB] NB 3, p. 9-10).

De 1941 à sa mort en 1967 , chaque année, pendant la semaine sainte et souvent dès le temps du carême, Adrienne von Speyr a participé aux souffrances du Seigneur Jésus pendant sa Passion. Le Père Balthasar a pu assister à cet événement où se dévoilait un panorama de souffrances infiniment varié : angoisse, honte, opprobres, humiliations, abandon de Dieu et, bien sûr, une somme inépuisable de souffrances physiques.

Depuis le Moyen Age, un certain nombre de mystiques ont pu éprouver des parcelles de cette Passion, des aspects toujours très limités en comparaison de la vraie Passion. Pour Adrienne von Speyr, chaque année, la Passion se terminait le vendredi saint vers trois heures de l'après-midi par un état semblable à la mort. Et bientôt après commençait, pour durer jusqu'aux premières heures du dimanche de Pâques, la "descente aux enfers" dont Adrienne donnait chaque année de longues descriptions... "Descriptions toujours semblables et cependant toujours nouvelles qui cernaient de tous les côtés le mystère insondable"... Pareille expérience du samedi saint "semble bien être unique dans l'histoire de la théologie". (HUvB, AvS et sa mission théologique, p. 52-55).

Les premières années, le plus souvent, c'est après coup que le P. Balthasar mettait par écrit, de mémoire, ce qui avait été dit. Par la suite, le texte publié est la reproduction exacte des sténogrammes qu'il prenait lui-même pendant les scènes et les dictées. "Nulle part je n'ai complété, arrondi, omis. Le livre est chronique et document, c'est pourquoi il faut prendre son parti de certaines longueurs et de certaines répétitions. Certains passages paraîtront obscurs; c'est volontairement qu'ils n'ont pas été éclairés par des compléments" (NB 3, p. 12).

Le P. Balthasar recommande enfin de ne jamais séparer les descriptions de La croix et l'enfer de l'ensemble des œuvres d'Adrienne von Speyr. Toutes ses méditations bibliques et nombre de ses exposés sur différents thèmes de théologie et de spiritualité constituent avec La croix et l'enfer toute une théologie de la rédemption. "Plus on se plongera dans l’œuvre entière, plus son unité deviendra évidente" (NB 3, p. 14).

Patrick Catry

1941

 

Le jour des Rameaux commence pour Adrienne une souffrance nouvelle, inconnue et violente. "Un sentiment de nausée absolue, pour ainsi dire surnaturelle. Elle a le sentiment que c'est une participation à une autre souffrance. Il y avait là constamment le sentiment d'une 'présence',  d'une 'présence austère' qui est également exigeante... Pas menaçante, mais amicale". Et en même temps le sentiment d'être seule. "C'est comme si tous dormaient, on voudrait de temps en temps aller secouer les gens". Tout à la fois sentiment de présence et d'abandon. C'est comme si le Christ était tout près, "mais justement en tant qu'abandonné. C'est pourquoi on reste seule tout en participant à lui". Elle participe bien à la souffrance du Christ, mais seulement parce qu'il la fait participer, qu'il lui donne quelque chose du tout. Mais tout d'abord il porte bien tout, tout seul.

 

Mercredi saint. "Elle a eu une très mauvaise nuit"... "Souffrances comme jamais jusqu'à présent". Elle dit qu'elle ne traite pas ses patients de manière douillette. "Ils doivent pouvoir supporter quelque chose. Mais si elle avait vu l'un de ses patients dans cet état, elle lui aurait certainement administré une bonne piqûre de morphine. Cela avait été presque insupportable". Pas seulement des souffrances physiques, mais aussi des souffrances spirituelles. Le sentiment d'un grand abandon. De l'angoisse aussi, une sorte d'effroi... devant le bourbier du péché... "Et on est concerné... C'est comme si on voyait les péchés de l'intérieur pour ainsi dire... Mais au milieu des pires souffrances, une grande reconnaissance et la conscience que les souffrances ont un sens".

Dans la nuit du mardi au mercredi saint, "elle n'a pas dormi un instant". Et pourtant dans la matinée, elle fait des visites à des malades et elle doit en faire encore plusieurs.  Malgré ces grands événements intérieurs, elle est absorbée par ses patients, par ses obligations familiales et mondaines. Elle a toujours mille affaires et mille histoires à régler. "Elle expédie toute chose avec entrain et humour".

Le soir du mercredi saint, elle est invitée chez des amis. Elle en est enchantée, mais elle est très fatiguée. HUvB aussi est là. "Elle ne veut rien manger, elle ne prend qu'un peu d'eau. Une nuit difficile l'attend, mais elle a bon courage... Je ne savais pas encore que la Passion proprement dite avait déjà commencé... Durant cette nuit du mercredi au jeudi vint pour la première fois la couronne d'épines... Cela commença en un point très précis du front, à droite. C'est comme une épine qui s'enfonce en faisant un mal terrible. Puis la même chose en un autre point; peu à peu tout autour de la tête. Les souffrances lui restèrent aussi le vendredi; elle ne cesse de porter involontairement la main en différents endroits de sa tête pour se convaincre qu'il n'y a pas là quelque chose qu'on pourrait sentir et retirer. Extérieurement, rien n'est visible... Elle me montre les endroits de sa tête où elle sent les épines. Ce n'est pas seulement une douleur, mais surtout aussi un poids et une compression effroyable du cerveau. Comme un bandeau de fer qui enserre le front, mais qui est trop étroit et qui comprime tout. Comme s'il avait d'abord été posé et qu'ensuite il avait été serré de plus en plus fort à l'aide d'une vis". Quand le matin elle parla au P. Balthasar de ces douleurs à la tête, pour les décrire elle évita d'abord d'employer l'expression 'couronne d'épines' pour ne pas donner à entendre un rapport avec la Passion du Christ. "Durant toute la nuit, elle n'avait pas été consciente de ce rapport. Elle dit à la place : 'anneau de fer'... Par la suite, elle avoue qu'elle savait que cette expression n'était pas exacte, mais qu'elle n'avait pas voulu lâcher l'autre terme". A côté des souffrances physiques (nuit du mercredi au jeudi), le tourment du doute. Des doutes au sujet de tout : son catholicisme, l'Eglise, son confesseur, le Christ, Dieu. Tout semble être un produit de son orgueil infini, de sa vanité. Le lendemain, le P. Balthasar lui dit que cela avait été Satan. Et l'idée de Satan restera longtemps pour elle associée à l'idée de doute, de remise en question.

 

Nuit du jeudi au vendredi saint : le P. Balthasar est auprès d'Adrienne de 9 heures du soir à 4 heures du matin. "Ce qui a été vécu fut si dense et si effroyable que je ne peux encore en communiquer que peu de chose. Le plus effroyable est que je voyais toute la Passion sous mes yeux sans que je puisse aider de quelque manière celle qui souffrait... Au pied de la croix, en plein abandon, Marie aussi avait été là, et les femmes, et Jean. Eux non plus ne pouvaient pas aider, mais ils furent quand même introduits d'une certaine manière dans le mystère". Toute la Passion, Adrienne la vécut d'abord sans visions. Elle ne voyait rien. Ce n'est que le samedi saint que survinrent quelques tableaux. "Elle expérimentait seulement des états intérieurs. Et ceux-ci ne se succédèrent pas non plus dans l'ordre chronologique".

Cela commença le jeudi vers 4 heures de l'après-midi : angoisse, abandon, impuissance. Pendant ce temps, elle s'adonne encore à une quantité d'activités extérieures : visites, affaires, souper avec son fils aîné. En fait elle était déjà au milieu de la souffrance proprement dite. Vers 10 heures commencèrent les douleurs aux mains. "Forte douleur à la face externe de la main". A l'intérieur, elle sent peu de chose ou rien. Quand les douleurs deviennent plus fortes, elle tient ses mains, la droite et la gauche, sur les bras du fauteuil, un peu écartées d'elle pour ne rien heurter. Plus tard, les pieds commencèrent à faire mal; c'est une souffrance incomparablement plus forte et plus insupportable que celle des mains. Ici elle a l'impression que les clous sont enfoncés très lentement. Cela dure un temps infini, les clous ne veulent pas "pénétrer", on les fait entrer par saccades avec une violence sauvage... "Je n'avais jamais imaginé que les pieds puissent faire si mal". Ces souffrances durent toute la nuit. Vers le matin elles diminuent, mais vers 5 heures, tout le dos commence à faire mal. "Quand je la quittai vers 4 heures du matin, je crus bien faire de l'accompagner jusqu'à sa chambre et de lui dire qu'elle devait quand même s'étendre un peu. Je n'imaginais pas que justement le fait d'être couchée devait lui être particulièrement pénible. Car par suite de ces souffrances au dos, elle ne put trouver aucune position qui ne devînt aussitôt insupportable... Et pourtant elle était couchée ici dans un lit agréable, tandis que lui, il était suspendu verticalement sur la croix".

Durant presque toute la nuit, la couronne d'épines fut douloureuse, toujours avec la même violence... Ce n'est que lorsque les plaies des mains et des pieds eurent cesser de brûler violemment que s'adoucirent aussi les douleurs de la tête et du dos, vers 3 heures de l'après-midi. Le dos resta toute l'après-midi comme brisé bien qu'il ne fît plus mal à proprement parler. Aux mains et aux pieds, il resta aussi une sorte d'écho de la souffrance. Une épine particulièrement douloureuse au milieu du front est encore très sensible le samedi, surtout quand on touche l'endroit. Mais elle dit que ces souffrances physiques avaient été presque comme un agrément ou une distraction comparées aux souffrances intérieures. Les physiques, on peut les localiser, on se trouve pour ainsi dire en face d'elles, on a pouvoir sur elles par l'esprit. Mais devant les souffrances de l'âme, il n'y a pas d'échappatoire, pas de refuge, pas d'espoir. Elles jouent d'un bout à l'autre toute la gamme des tourments : angoisse, amertume, abandon, dégoût, honte, profanation... "Relater quelque chose de tous ces états intérieurs est difficile et ne pourrait jamais que donner une image déformée de ce qui s'est passé. Les heures de la soirée du jeudi furent caractérisées par une angoisse et une inquiétude infinies... Toute consolation que j'essayais de lui donner - en renvoyant au Christ, à la fécondité infinie d'une telle souffrance - était amèrement rejetée. Tout ce que je disais était déformé et détourné de son sens avec un art douloureux. Je compris qu'il devait en être ainsi, que maintenant justement elle ne pouvait rien recevoir de consolant. Et elle aussi le comprenait d'une certaine manière, et c'était pour elle une nouvelle souffrance de devoir recevoir et interpréter mes paroles de la sorte et pas autrement... Et puis la pensée qui ne la lâche pas : à quoi sert tout cela? Peut-être que tout n'est que pure illusion. C'est par le pire des orgueils qu'elle s'imagine vouloir par là sauver les autres. Puis tout d'un coup : qu'est-ce que c'est en comparaison des millions et des milliards qui se perdent? Pour tous ceux-là on ne fait quand même rien. C'est dans cette mer que se perd le peu de souffrance comme si ce n'était rien. Elle voit le 'bourbier'. Et elle-même n'est pas à côté, elle est dedans, elle-même damnée... "Puis dans une espèce de rumination : d'ailleurs est-ce qu'on rend service aux hommes en les aidant à se convertir? Est-ce qu'on ne ferait pas mieux de les laisser là où ils sont? Est-ce qu'on est capable d'assumer la responsabilité de les conduire sur un chemin qui aboutit là où elle est maintenant : dans la perdition? Il serait plus miséricordieux de le leur épargner...  Il n'y a sans doute aucune forme de doute et de défiance qu'elle n'ait connue en ces heures-là."

Et le P. Balthasar ajoute : "Je ne suis plus en mesure de rendre tout le cours de ces idées formulées avec tant de finesse et souvent tant de froideur. Je sais seulement encore avec la plus grande netteté que revenait sans cesse entre deux comme un refrain le mot : 'Mais je veux quand même'. Et comme suppliante, tournée vers moi : 'N'est-ce pas? Vous savez bien que je veux!' Et : 'Si tout en moi ne veut pas, moi je veux quand même'. Sans cesse elle me demande de prier pour qu'elle veuille jusqu'au bout. Je dis avec elle d'innombrables fois : 'Père, que ta volonté soit faite, non la mienne'. A un moment donné, elle dit : 'Je veux, je veux, et même si tout cela ne rapportait que la dixième partie d'une unique conversion, je continuerais toujours à vouloir et à ne cesser de tout prendre sur moi'. Mais ces instants où, dans la souffrance, elle voit un sens possible étaient très courts comparés aux longs moments où tout lui semblait insensé et incompréhensible".

"Ma présence est pour elle une consolation malgré les soupçons que j'ai mentionnés. Elle ne cesse de me demander si je ne voudrais pas aller dormir, je suis certainement très fatigué. Mais elle est quand même très heureuse que je reste. Bien qu'une consolation proprement dite ne soit pas possible. On peut seulement la fortifier dans la souffrance. Lui répéter sans cesse que c'est une participation à la souffrance du Christ et donc que c'est fécond et plein de sens au plus haut point. Elle écoute, certes, elle veut bien y croire, mais l'état dans lequel elle se trouve l'empêche de saisir et de comprendre intérieurement quoi que ce soit. Elle se torture avec les idées les plus insensées : 'Oui, et si réellement quelques-uns devaient être sauvés par moi? Je dois alors prendre leur faute sur moi. Et si je mourais aujourd'hui, j'irais certainement en enfer chargée de cette faute'. Elle sent en elle la damnation. Il est impossible de l'en dissuader. Elle est dans un état d'enfer. Je lui dis que le Christ est passé par toute cette souffrance et que maintenant aussi il souffre en elle et avec elle. Elle ne cesse de demander, pleine d'angoisse : 'Est-il là? En êtes-vous sûr? Le sentez-vous?' Elle s'accroche à ma foi et à ce que je sens. Le samedi saint encore elle me dira qu'elle n'a plus aucune espérance personnelle, elle emprunte la mienne. Je lui explique le mot de l'Ecriture : 'Il est devenu pour nous péché, malédiction'. Elle écoute, fait un signe de tête affirmatif, mais intérieurement elle ne peut rien y comprendre".

Normalement le P. Balthasar aurait dû être absent durant cette semaine sainte, Adrienne était au courant. Il était revenu exprès pour Adrienne parce qu'il pressentait quelque chose. Elle-même s'étonne qu'il soit revenu... et qu'il ait pu prévoir quelque chose à partir des signes précurseurs. "Comment ai-je pu le savoir? Elle n'a pas eu le moindre pressentiment de ce qui arriverait".

 

Le vendredi après-midi et le samedi matin furent pour Adrienne assez dégagés d'occupations alors que d'habitude le téléphone sonne sans arrêt dans la maison. "Aujourd'hui, rien. Son mari est absent pour les vacances, les garçons au service ou également en vacances. Malgré cela, elle explique que si un coup de téléphone venait d'un malade, elle irait immédiatement même maintenant. En tant que médecin, elle a quand même des devoirs. Elle ne sait pas où elle en puiserait la force, mais n'importe comment cela irait". Le vendredi midi, à l'heure des souffrances les plus fortes, arriva un de ses fils; il la pria de bien vouloir se lever, de prendre le dîner avec lui et ensuite le café. "Elle était complètement épuisée et elle souffrait terriblement. Malgré cela, elle se leva et répondit à la volonté du garçon".

 

Samedi saint. Le vendredi après-midi, comme le P. Balthasar l'avait supposé, les souffrances s'étaient terminées vers trois heures. "Je m'étais attendu à ce qu'ait lieu un grand soulagement; je ne pouvais rien m'imaginer de précis pour le samedi saint. Il arriva tout autre chose".

De fait toutes les souffrances avaient disparu (sauf les "deux coeurs"); elle se sent "toute moulue, comme après une torture. Vers trois heures et demie, elle sent sortir d'elle-même une forte odeur de cadavre, insupportable". Quand elle raconte plus tard le fait au P. Balthasar, elle sent encore ses mains pour être sûre que l'insupportable odeur est maintenant partie. "Elle monte dans sa chambre pour se laver. Cela ne sert à rien. Le savon non plus... Ni non plus l'eau de Cologne, qui ne lui donne que des nausées. Puis elle reprend de l'eau pour chasser l'odeur de l'eau de Cologne. Elle comprend qu'elle ne viendra pas à bout de cette odeur avec ces moyens-là. L'odeur disparaît du reste vers cinq heures".

"Commencent alors des visions de l'enfer. Ces visions correspondent à un état général qui est justement un état dans l'enfer. C'est l'enfer qui manifestement est le mystère central du jour. Elle raconte qu'il n'y avait plus que deux choses. D'un côté, un vide et un abandon immenses; aucune souffrance physique certes, mais aucune lueur de jour spirituel non plus. De l'autre côté, l'enfer. Non comme si elle était elle-même en enfer en tant que damnée. Elle est dedans, réellement, mais en quelque sorte comme étrangère. Elle sent certes une sorte de compassion douloureuse pour cet état dans l'enfer et pour son horreur, mais non dans le sens d'une participation intérieure à cet état".

Elle n'y a pas vu des personnes ou des âmes. Elle ne sait pas si quelqu'un se trouve dans cet état. "Peut-être que oui, peut-être aussi que non.  Il se peut que tout cela ne soit que le dépôt du monde, les péchés; ils sont si lourds qu'ils ont descendu au fond de tout, tandis que les âmes qui les commirent sont tout à fait ailleurs. L'essentiel de cet état, c'est son immensité, et avec cela son caractère désespéré. Dans la Passion, on a eu le droit de souffrir. On a participé à une souffrance énorme même si on ne comprenait plus que c'était une participation et qu'elle était utile. Ici par contre, d'emblée il n'y a aucune chance d'assumer quelque chose. C'est pourquoi elle reste indifférente. Il n'y a aucun accès à cette démesure qui s'étend devant elle, elle ne peut pas la saisir. L'enfer, dit-elle, c'est justement qu'on ne peut plus participer à rien".

Est-ce qu'elle voit quelque chose? "Oui, certes. C'est comme un fleuve de boue, énorme, qui coule très lentement, une masse d'un brun foncé... Elle a le sentiment de patauger dans la boue et de presque s'y noyer; la boue lui vient jusqu'à la bouche. C'est écoeurant. Elle a une horreur naturelle des vers. Elle peut s'imaginer que le tout n'est composé que de vers... Et si on essayait de tuer l'un de ces vers, de l'écraser, six autres pousseraient à sa place. Le tout s'étend à perte de vue et est totalement sans espoir. Il n'y a pas de flammes; du moins elle n'en pas vues".

"Ce samedi, il lui est totalement impossible de prier. Mais elle a le sentiment qu'elle pourra peut-être un jour prier à nouveau. Elle ne sent encore aucune consolation. Mais elle n'a plus de souffrances proprement dites non plus. Les visions qu'elle décrit ne sont pas au fond des visions, mais plutôt des interprétations d'un état. Surtout une solitude effroyable. Séparation de tous les humains. Le samedi matin, elle peut à peine parler avec les gens, il y a une distance infinie entre elle et son prochain le plus proche... D'habitude, quand elle conduit ou marche dans la rue, il y a toujours en elle un 'tressaillement' quand elle rencontre des gens. Car elle les aime tous; elle voudrait donner à chacun quelque chose de bon, caresser les enfants, adresser la parole aux vieilles personnes et leur dire quelque chose de gentil. Aujourd'hui, totale indifférence à l'égard de tous. Les gens devant sa voiture lui semblent n'être que des obstacles à la circulation, elle doit se donner de la peine pour ne pas en écraser quelques-uns par mégarde. Tout est loin. Elle est comme sans âme, comme 'déplacée'. Elle ne peut pas non plus prier. Elle peut dire des mots, elle le fait aussi, mais ces mots n'ont pas de sens intérieur". Le P. Balthasar lui demande si elle désire communier : "Non, ce samedi il serait quand même impossible qu'on communie". Il était convenu entre le P. Balthasar et elle qu'elle se confesserait encore avant Pâques, mais "aujourd'hui, cela ne va pas. Aujourd'hui elle est étrangère non seulement aux péchés des autres, mais aussi aux siens... Son péché lui est aujourd'hui aussi indifférent que tout le reste. Cela ressemble à un blasphème, mais telle n'est pas son intention... Elle a l'impression d'être derrière une pierre et comme 'scellée'. Le samedi saint appartient encore réellement à la Passion; on semble le sous-estimer dans l'Eglise catholique".

"Le fait d'être totalement séparé des péchés - les siens et ceux des autres - devient toujours plus pour elle le mystère central de ce jour. Le péché se trouve devant soi comme un rocher, on est impuissant à le remuer ou à le percer. Elle fait très fort l'expérience de cette indifférence bien qu'elle en soit perplexe et qu'elle n'ait pas d'explication pour ce qu'elle éprouve... Ici on ne peut plus aider à porter... Peut-être aussi que la solitude est un facteur essentiel de l'enfer. Car c'est justement parce qu'on est solitaire et qu'on se trouve seul devant le 'rocher' du péché qu'on est si impuissant à remuer la moindre chose..."

"Elle s'étonne de toute la semaine de la Passion, de tous les événements qui s'y sont passés". Le samedi, le P. Balthasar devait partir en voyage, il encourage encore Adrienne à tenir jusqu'au dimanche matin. Elle lui dit plus tard que ce départ justement ce jour-là lui avait été particulièrement pénible parce qu'elle s'était retrouvée dans une totale solitude, "une solitude au fond qui n'avait en soi plus rien d'humain. Aujourd'hui tout est irréel, comme théorique seulement".

"Elle ne voudrait pas mourir aujourd'hui. Parce que ce ne serait pas une mort consentie, mais seulement un départ dans l'indifférence, une mort qui, comme elle dit, ne lui appartiendrait pas". Ensuite le P. Balthasar demanda plusieurs fois à Adrienne de lui faire par écrit un récit du samedi saint. Elle mit longtemps à s'y mettre...

 

Le 11.05.1941, elle lui envoya finalement la lettre suivante : "Mon cher ami". Elle commence par de longues réflexions sur le péché : ses propres péchés et les péchés des autres. Au terme de toute une évolution, elle arrive à la conclusion que ses péchés étaient une part des fautes de tous et que la masse des péchés de tous était constituée aussi des siens. "Mon péché principal consiste peut-être dans cette participation active au total; en soi et pour soi, ceci serait à nouveau difficilement surmontable - en tant que connaissance horrible - s'il n'en résultait pas la permission de collaborer à porter le péché de tous, et ceci aussi comme don de la grâce. C'est-à-dire qu'il m'est permis..., à la mesure de mes forces, d'aider à enlever le péché parce que justement je participe à sa somme totale dans une mesure qu'on ne peut pas calculer. Il ne s'agit pas de savoir combien j'ai moi-même à racheter..., mais il m'est permis d'offrir tout ce qui est en quelque sorte à ma disposition pour aider à porter... En général l'usage précis qui en est fait me demeure inconnu. Quelque part, il y a simplement quelque chose qui est enlevé".

Adrienne ajoute alors : "Je vous ai décrit ces choses avec tant de précision pour vous faire mieux comprendre ce qui s'est passé le samedi saint. Le plus effrayant était sans doute la rupture du contact entre moi et les humains; il n'était donc plus question de collaborer à porter ou à aider d'une manière sentie, encore moins voulue. Les péchés que je voyais et éprouvais n'avaient plus aucune forme, ils n'étaient pas non plus compréhensibles humainement; il n'y avait aucun rapport de quelque sorte que ce soit entre eux et moi; ils me dépassaient malgré mes dispositions pécheresses; ils n'avaient plus rien en commun avec mes sentiments, avec mon âme, avec mon coeur. Ils étaient si prodigieux et si amorphes qu'ils étaient insaisissables; on n'aurait pas su par où les prendre; de toute façon il aurait été impossible de les saisir, cela ne serait pas venu à l'idée de personne, car le tout était repoussant; de toute façon, il était hors de question de s'en approcher... Il n'y avait là que du négatif; le caractère repoussant de ce que je voyais, en décourageant toute volonté de s'approcher, augmentait encore si possible la distance... (Et puis la solitude qu'elle éprouvait, elle était comme délaissée, abandonnée)... Tout désir était éteint. (Cette vision fut à peu près la même pendant les 36 heures que dura le "déplacement" - "Verlegung")... Vous-même, qui êtes le seul avec qui j'aurais pu parler, vous n'étiez plus là quand de plus en plus le besoin de communiquer s'empara de moi et me tortura parce que je voyais très bien... que cela aurait été pure folie de parler à n'importe qui de mon état et du lieu où je me trouvais... (Et pourtant il était requis d'elle que tout soit saisi comme étant hors d'elle et sans relations avec son moi subjectif... Elle ne trouvait aucun contact avec ce fleuve de péchés ni non plus aucune possibilité d'intervenir et de les enlever... Elle ne peut rien enlever, rien soulager de ce qu'elle voyait). Ce n'est que du péché, sans la grâce, pire encore : sans regret. Et ce n'est que maintenant seulement - c'est-à-dire après que le samedi saint a été racheté par la semaine de Pâques et sa joie - que me saisit une véritable horreur quand je pense à ce que j'ai vécu, parce qu'une condition fondamentale pour cette horreur se trouve quand même dans l'amour".

 

Le 20.V.41. "Physiquement, le samedi saint je ne ressentis pour ainsi dire rien. Je ne sais plus très bien si mes douleurs habituelles étaient là ou non, je l'ai oublié. Les souffrances supplémentaires en tout cas faisaient totalement défaut. Je ressentais seulement une grande lassitude, peut-être comme une conséquence de ce qui avait été vécu le vendredi, peut-être aussi comme un phénomène concomitant habituel de mon état psychique.

De ce que j'ai vu, je voudrais encore dire quelque chose parce que cela accompagnait constamment ce qui était vécu. La vision elle-même consistait en un fleuve qui coulait lentement et sans arrêt devant moi... Ce fleuve était interminable... Le fleuve se composait d'une masse visqueuse et sombre avec des reflets d'un ocre sale. Etant donné que sa consistance ne laissait pas expliquer son fort courant, je pressentais qu'il pouvait à tout instant tout inonder; mais il ne le fit pas. Cette possibilité menaçante et peut-être tout autant le fait qu'elle n'ait pas été utilisée lui donnait quelque chose d'inquiétant, de monstrueux... Je sais seulement, sans pouvoir non plus le moins du monde l'expliquer, que c'était des péchés, et des péchés mis en quelque sorte au rebut justement, sans possesseurs, c'est-à-dire des péchés sans supports qui passaient devant moi, et c'est sans doute ce manque de supports, de contours, qui les faisaient paraître si épouvantables; il leur manquait les relations actuelles à l'homme... Ils n'étaient pas plus ou moins mauvais, ils n'étaient pas explicables ou du moins ils n'étaient pas compréhensibles par certaines circonstances ou certaines données. On ne pouvait pas non plus leur donner un nom qui aurait pu les qualifier en quelque sorte et les aurait pour ainsi dire catalogués; ils étaient absolus, selon leur nature parfaits comme péchés.

Vous savez que j'aime prier. Le samedi saint, je ne pouvais pas prier, il me semblait qu'il n'y avait là aucun accès à Dieu. Quand alors je vous demandais de prier, j'espérais qu'un chemin me serait par là peut-être ouvert ou montré, mais il ne se produisit rien; je restai seule et inexaucée. Seule, je l'étais d'ailleurs déjà depuis la nuit du vendredi saint, mais cette première fois où je fus seule était déjà différente, c'est jusqu'à un certain point la solitude qui m'est restée, qui est tour à tour magnifique et atroce, mais qui cependant n'a rien de commun avec celle du samedi saint, car elle signifie en général quand même une présence; c'est ce qu'il y a de grand en elle. Et cette solitude devint, d'un point de vue humain, presque insupportablement pesante, elle fut cependant sensiblement adoucie par le fait que vous connaissiez son existence et non seulement que vous la compreniez et que vous la ressentiez, mais aussi que vous y participiez. Une fois de plus je vous en remercie".


 

1942


 

"Le lundi saint, Adrienne était déjà assez profondément dans la nuit. La douleur en tous ses membres commençait déjà à devenir plus intense. Elle se confessa pour être 'toute propre'. Elle avait voulu le faire avant qu'elle ne voie toutes choses de travers".

"Le point qui l'occupe constamment, c'est l'amour du Christ, l'ingratitude des hommes. La pensée : 'Aujourd'hui même tu me trahiras'. Que le Christ le sache déjà, qu'il s'y attende. Ce qui est particulièrement douloureux, c'est qu'il ne l'empêche pas, mais qu'il le laisse venir. Il aurait certes pu donner à Pierre des indications pour éviter le reniement".

Puis : 'Que le Seigneur nous fasse participer à sa souffrance'. "Au fond, ce n'est pas lui qui le fait, dit Adrienne, c'est le Père. C'est Dieu qui le fait, c'est lui qui distribue les destinées et attribue les souffrances. Le Christ préférerait nous l'épargner. 'Il y a ici comme une légère fissure dans la Trinité' : ce n'est que parce que le Père le veut que le Fils le veut aussi. Il aurait préféré ne nous donner que le bon côté de sa souffrance, mais il doit nous laisser participer aussi à sa souffrance elle-même. Cette participation cependant est déjà sa grâce. Malgré cela, c'est à nouveau amer, car nous sommes la cause de sa souffrance..."

"Je lui donne le conseil d'être très simple dans la souffrance... Elle : elle n'a pas le droit simplement de supporter avec résignation comme cent coups de bâton que l'on compte jusqu'à ce qu'ils soient finis. Elle n'a pas le droit d'être passive".

Lundi soir. Un soir affreux. Je voulus plusieurs fois me lever et m'en aller. Elle souffrait d'un mal de tête épouvantable... Elle est inquiète et agitée, elle parle beaucoup de sa vie, elle raconte des détails très frappants et très précis, en partie pour ne rien cacher, en partie afin d'avoir des exemples pour ses expériences actuelles... (Elle ne cesse de se faire des reproches)... Enfant, elle fréquentait une classe où il n'y avait que des garçons. Et elle préférait toujours être avec des garçons plutôt qu'avec des filles. Un jour les garçons avaient fait une liste où figuraient tous leurs noms et ils lui avaient expliqué qu'ils étaient tous prêts à se marier avec elle. 'Nous voulons tous te marier' (Sic en français dans l'original). Ils lui remirent la liste solennellement. Adrienne répondit qu'il lui était impossible d'en choisir un, 'parce que je vous aime tous' (en français)... Elle voudrait bien n'être qu'un bois qui brûle et elle est uniquement fer. Ce qu'elle apporte est inutilisable et ne brûle pas. Nous devrions tous brûler. Tant de gens attendent notre flamme pour devenir chaleur et lumière! Elle parle longtemps sur ce thème.

 

Mardi soir. La veille au soir, elle avait porté tout d'un coup la main à la poitrine, elle semblait ressentir une violente douleur : c'était une nouvelle plaie. "Ce fut une douleur comme si une lance était retirée de la plaie fermée. Depuis, elle la sent constamment... Les autres plaies, elle les sent aussi mais pas d'une manière aussi aiguë et aussi brûlante. Assez souvent se répète dans la plaie la douleur extrêmement vive du coup".

Puis arrive l'angoisse. "Une angoisse totalement indéfinissable. Elle ne peut pas imaginer, dit-elle, comment on pourrait avoir encore plus d'angoisse. Angoisse de quoi? Devant Dieu, devant le péché, devant les hommes, devant la souffrance, devant la tâche (Aufgabe) qu'elle ne peut pas remplir. Tout cela, et pas tout cela. Hier, elle a vu de loin un chemin dans les montagnes. Elle a vu des ponts qui passent par-dessus les abîmes. Et maintenant elle est sur le chemin et le chemin n'est plus visible. Tout est impraticable, très vertigineux, pourri et sans fond".

"Elle ne voit que son propre penchant au mal. Elle a le sentiment qu'elle entraîne avec elle dans l'abîme tout son travail et tous ceux qu'elle voudrait aider"... A une distance infinie du Seigneur. Elle ne peut pas voir du tout où il souffre. Dans sa chambre elle a un crucifix dont la présence lui cause une peine épouvantable durant la nuit. Dans un magasin, elle a vu plusieurs croix où Jésus semblait toujours dans une position différente. Elle le voit maintenant se mouvoir d'une position à l'autre, elle voit comment il se tord parce que cela devient insupportable sur la croix. C'est pourquoi elle approuve qu'on recouvre d'un voile les tableaux en ce temps de carême. Mais le crucifix de sa chambre, elle ne peut pas le recouvrir d'un voile, ni l'enlever parce que la femme de chambre le remarquerait"... A part ça, consultations plus qu'abondantes. "Comme toujours quand ça ne va guère, sa mère vient en plus aussi lui rendre visite pour l'accaparer dans des bavardages totalement inutiles et énervants. Adrienne est maintenant au bout de ses forces".

 

Mercredi. "Le matin, elle vient à la communion, toute éperdue et toute bouleversée. Elle ne sait pas si elle doit communier ou non. Je lui dis oui. Après, elle dit qu'à part un tout petit moment elle n'avait éprouvé qu'angoisse et effroi. Depuis le jour des Rameaux, l'hostie lui brûle à nouveau la langue comme un feu. Elle le sent toute la journée... Elle se plaint constamment de sa lâcheté et de sa souillure sans nom. Et pourtant elle voudrait rendre les hommes plus purs et les conduire à Dieu. Elle a rencontré aujourd'hui deux prêtres dans la rue qui étaient intérieurement souillés et sans une ombre d'amour véritable; mais elle a eu honte devant eux. Elle ose à peine regarder les gens parce que, dans son angoisse, elle se sent comme dévoilée devant tous et elle attend d'eux le pire".

"Ce mercredi, la tête lui fait particulièrement mal. Toujours les mêmes épines au même endroit. Cela l'empêche de penser et presque de parler. Elle croit toujours qu'on doit voir les épines, et sa première pensée est qu'elle se couvre de ridicule devant les gens. Elle éprouve le besoin de se cogner la tête... contre le mur, pour enfoncer les épines une fois pour toutes, comme elle dit. Elle dit aussi que la croix au fond est en nous. Elle est enfoncée en nous. Elle la sent entre ses épaules et sa colonne vertébrale..." L'après-midi elle va voir le P. Balthasar, "poursuivie par une pure angoisse. Elle a la figure toute décomposée. Mais elle est intérieurement pleine d'amour et elle assure constamment entre deux qu'elle veut tout porter pour chacun de nous..."

 

Jeudi. "Insupportable. 'Je ne peux plus'. Doutes. Il n'y a pas d'issue. Gutzwiller a raison : tout est faux". Le P. Balthasar ne peut rien contre cet abîme. "Je ne sais rien et je ne vois rien. Je ne suis qu'un 'petit garçon'. Le matin elle est chez moi parce que ça ne va plus..." L'après-midi, le P. Balthasar va chez elle. "Elle est toute défaite, très inquiète, elle voudrait mettre sa tête au feu. Elle voudrait se suicider. Elle va ensuite chez une patiente. Au retour, dans l'escalier, elle tombe en syncope. Elle reprend conscience par elle-même et se traîne dans sa chambre, elle s'étend un peu, m'appelle au téléphone, je dois seulement lui dire un mot. Je lui dis que c'est sa voie et qu'elle est appelée à y aller".

"Angoisse. Cela sonne toute la journée à ses oreilles comme si on aiguisait un couteau.  Cela ne fait que commencer vraiment. Elle sent déjà le couteau sur la peau. 'Je ne savais pas qu'on pouvait couper ainsi une âme en morceaux, la hacher'. Abandon en toutes choses. D'habitude quand on ressent de l'abandon, il y a toujours quelque part une pensée de consolation où l'on peut se retirer. Ici il n'y a plus rien. Tout est triste parce que Dieu est parti. Disparu sans laisser de traces".

 

Nuit du vendredi saint. "Je reste à nouveau chez elle jusqu'à quatre heures du matin. C'est la même chose que l'an dernier". Le P. Balthasar ne note que les différences. "Elle pense que c'est beaucoup plus douloureux et plus pénible. Pourtant elle est extérieurement plutôt plus paisible. Pas aussi confuse; elle est pour ainsi dire pure épouse de souffrance. La plupart du temps elle est à genoux par terre, ou bien elle est sur son lit à moitié redressée, ou bien elle se tient avec le visage dans un coin (par sentiment de honte), ou bien elle est assise, inquiète, et elle cherche constamment à changer de position". Elle n'a pas de vision, elle éprouve ce que le Christ éprouve : abandon de Dieu, angoisse, douleur et honte. "De honte, elle voudrait se terrer dans le sol. Elle n'en peut plus... Entre deux, environ toutes les demi-heures, la douleur diminue un peu, elle n'est plus aussi cuisante, elle reste pour un temps plus constante. Pendant ce temps, elle est tout amour affectueux, espiègle même, et prête à de petites plaisanteries comme un enfant gravement malade... Plus tard, après avoir dit qu'elle aimerait tant mourir maintenant, elle commence à décrire son enterrement le lundi de Pâques. Tous ceux qui viendraient : Karl Barth aussi et Félix Staehelin et Frédéric Lieb, etc..." Mais après cela, elle s'enfonce à nouveau tout entière dans la souffrance.

"Le mal de tête domine cette fois. Surtout devant, au front, les épines. Elle a le sentiment qu'autrefois c'était un anneau qui ne pressait sa tête que de l'extérieur. Maintenant c'est comme une pression opposée, de l'intérieur. La tête semble éclater. C'est insupportable. Elle s'étonne toujours que je ne le voie pas et ne le sente pas. Au milieu de l'après-midi, tout devient sombre pour elle. Même la lumière qu'elle voit lui semble être la nuit. Et les péchés des hommes font une sorte de vacarme diffus, inouï (comme dans une gare). Elle souffre cette fois-ci plus consciemment. Elle demande avec angoisse : Je dois sans doute retourner demain en enfer?"...

 

Vendredi matin. Le P. Balthasar est chez Adrienne de 10 heures à midi. "Comme l'année dernière, le dos lui fait maintenant particulièrement mal. Puis le coeur, qui lâche presque. Plusieurs fois une sorte de syncope, tout près de la mort. Elle dit alors en revenant à elle : 'Cela doit sans doute continuer'. Un instant la douleur semble s'arrêter. Tout devient sombre, éclairé seulement comme par de grandes torches. Puis elle revient à elle et la douleur recommence".

Elle raconte ce qui s'est passé aux alentours de midi. "Vers 11 heures, elle a eu cette défaillance qui l'a conduite aux portes de la mort. Cela se répéta une fois encore après mon départ. Pendant ce temps, la plaie du coeur saignait légèrement et, en fait, il en sortit une sorte d'eau visqueuse et claire, une sorte de gélatine liquide. Durant la nuit, la plaie était devenue plus grande, c'est-à-dire que quelques-unes des plaies du coeur s'étaient maintenant réunies pour n'en faire qu'une seule grande. Mais ce saignement des plaies fut moralement égale à une énorme perte de sang. Plus exactement il saisit en quelque sorte le nerf vital comme si on devait donner quelque chose de la substance précieuse qui appartient à son être le plus intime et dont on ne possède qu'une très petite quantité".

"L'après-midi, à deux heures et demie, elle s'endort, extrêmement épuisée. Elle se réveille à trois heures et demie : les douleurs sont parties, mais l'enfer est là.Tout est stricte et pure objectivité. Elle-même est comme du plomb. La bouche de l'âme colle à la terre et elle ne peut s'ouvrir à Dieu. Ni non plus au mal. L'année dernière, c'était une sorte de paysage avec le fleuve du péché. Maintenant le paysage est parti. Pas de rive. Et elle est à nouveau près du fleuve qui s'agite. Elle le touche avec son âme. Il remue autour d'elle et elle est la résistance au milieu. (Elle me dit cela au téléphone). Elle demande : 'Pourquoi Jésus a-t-il pu dire : Aujourd'hui tu seras avec moi dans le paradis, alors qu'il part pour l'enfer?' Elle ne connaît pas d'autre réponse que celle-ci : peut-être que l'espace d'un instant il fut aussi bien en haut qu'en bas... Il n'y a qu'un mot qui qualifie son état actuel : horreur". Le P. Balthasar demande : De quoi? Du péché? Oui et non. "Le péché est déjà beaucoup trop détaillé, dit-elle; quelque chose d'infini, d'anonyme, la faute originaire (Urschuld) avant même tout péché particulier".

... "Cela lui semble beaucoup plus dur que l'an dernier, beaucoup plus désespéré. Elle ne peut pas prier... Le tout est comme une unique exigence qui lui reste incompréhensible... Je ne sais pas ce que cela veut dire et je meurs presque d'angoisse. Devant la démesure du péché, elle s'est 'déjà à nouveau à moitié enfuie'. Elle ne peut rien faire, rien offrir... Elle dit à nouveau : 'Aussi insensé que cela sonne, je voudrais être davantage pécheresse pour pouvoir aider'. Elle voudrait se trouver encore dans le fleuve du péché et de la vie qui espère. Où elle se trouve, il n'y a plus d'espérance".

"... Le soir, elle parle longtemps du fleuve de l'enfer... Il est différent de celui de l'année précédente". Le fleuve l'entoure et la touche de tous côtés. Elle est attachée au bord du fleuve : il y a là "une grande et incompréhensible exigence. Incompréhensible parce qu'elle paraît insensée : on pourrait en boire et en boire une éternité, cela ne diminuerait pas pour autant. C'est absolument indifférent à toute action humaine. C'est totalement inhumain... C'est extrêmement pénible que l'exigence ne puisse pas être comprise".

"Ce sont les péchés non pardonnés", dit-elle.  "Ce qui n'entre pas dans le jugement du Christ, ce qui est réservé au Père". Le P. Balthasar lui demande : 'Mais pourtant tout le jugement est remis au Christ?'  "Oui, naturellement, dit-elle; malgré tout, il y a quelque chose de juste dans ce que je dis. Je la prie de m'expliquer. Elle : Il y a comme deux fleuves. L'un est compréhensible. Là, elle peut intervenir, collaborer. Ce sont les péchés qui conduisent à la grâce et qui sont en quelque sorte entourés par la grâce. Quand par exemple une jeune fille vit avec une crapule et que cela commence à ne plus aller et que ça va de plus en plus mal. La fille pense à mettre fin à ses jours bien que peut-être elle ait un enfant ou qu'elle soit enceinte. Elle se dirige vers le fleuve; en chemin , elle rencontre un ami de jeunesse qui l'entraîne, elle se donne à lui et les deux commencent une nouvelle vie. Elle se rappellera toujours alors son suicide comme quelque chose qui fut le commencement de son salut.  Non pour justifier le suicide, mais elle sera reconnaissante de ce qu'un jour, à une heure donnée, elle soit allée vers le fleuve. C'est ainsi que le péché et la grâce s'entrelacent dans le fleuve du Christ. Même un grand péché. Mais si la fille quitte à nouveau son ami et retourne au premier parce qu'elle a en quelque sorte de la nostalgie pour l'atmosphère canaille du premier, si par la suite elle répond avec ironie à tous les essais qui sont faits pour la ramener sur de meilleures voies, si elle répond à tout amour par un non glacial et persévère dans ce non jusqu'à la mort, la grâce n'a  pour ainsi dire plus de prise sur elle. Des âmes de ce genre se ferment à l'amour et elles doivent être comme forcées à la dynamite. Est-ce que Dieu le fait? Ce ne sont pas des pécheurs ignorants, des païens, mais ceux qui tout en connaissant l'amour de Dieu ont refusé la grâce".

Dans la soirée, Adrienne a dû se rendre chez un patient. En cours de route, elle a rencontré beaucoup de gens. "Ceux-ci étaient divisés pour elle en sauvés et en non sauvés. Il y a des gens sans la grâce, mais qui attendent seulement la grâce en quelque sorte - la grâce peut entrer en action à tout instant - et ils peuvent s'ouvrir à elle et changer... Ils se trouvent déjà dans le domaine du salut ou dans le domaine où le salut est possible. Les non sauvés sont ceux qui ont refusé la grâce. Adrienne dit qu'elle a sans doute vu plus ou moins trois cents personnes et, parmi eux, il y avait vingt non sauvés. C'est ici que lui est venue la question de savoir s'il n'y avait pas une exigence très concrète de faire quelque chose pour ces personnes, de s'offrir pour eux. Peut-être aussi pour aider les prêtres qui se trouvent auprès d'un lit de mort et qui ont tout essayé en vain pour amener un homme à se convertir..."

"Elle continue à décrire le fleuve de l'enfer. Les pécheurs qui en font partie ne sont pas là. Le fleuve est anonyme. Est-ce qu'il est constitué de démons? Non, pas de démons individuellement... Mais il semble en quelque sorte bien vivant. En tout cas pas mort. On pourrait dire : si les mensonges étaient des dragons et l'impureté des vers, et d'autres péchés d'autres bêtes, tout le fleuve grouillerait comme d'un fouillis de ces bêtes. Elles sont infiniment voraces et affamées et elles cherchent les hommes. Elles ne se font rien l'une à l'autre. Car bien qu'elles puissent se manger les unes les autres, elles savent quand même qu'ensemble elles ont une puissance et qu'elles doivent partager tout le butin ensemble. Ce qu'une bête ne peut pas faire, l'autre le termine. Le fleuve cherche ainsi à entrer chez les hommes".

Le P. Balthasar évoque Judas comme 'fils de perdition'. "Elle dit : Judas, je ne le vois pas exactement comme ça. Il aurait pu être bien pire. Il fut le traître : nous le sommes tous quelque part. Il s'est repenti et a rendu l'argent. Il a eu une telle horreur de son péché qu'il a dû se pendre. Ce n'était pas beau, mais justement il fut saisi par un grand désespoir... Il aurait pu aussi commencer à mener une vie tranquille et satisfaite avec l'argent qu'il avait gagné et se moquer de tout".

D'où vient ce fleuve? "Il vient des hommes et il continue à se faire avec les hommes".  Le vendredi matin, elle demandait sans cesse au P. Balthasar de "l'aider à être pure, à n'être que don d'elle-même de part en part, offrande". Elle ne cessait de regarder la cheminée et elle disait : être si ardente, si brûlante qu'il ne reste rien. "Vous devez m'y aider et vous devez me promettre de ne jamais m'épargner. Ne jamais me retenir pour des considérations humaines. Ne jamais penser que c'est maintenant assez, qu'on doit se reposer, qu'il est plus judicieux d'avancer lentement, etc. Elle voudrait aussi que je lui promette de toujours avancer..."

 

Samedi saint. "Elle n'est pas seulement fatiguée, elle est comme morte. La nuit fut une pure absence d'espérance. On n'a plus en soi la moindre racine qui pourrait pousser. Je ne puis me rattacher à rien pour lui inspirer courage et espérance. C'est un vide béant. Elle ne peut pas dire qu'elle désespère, ce serait beaucoup trop positif. Elle ne peut pas dire qu'elle doute de sa profession quand elle dit que tout est rien... Aujourd'hui elle ne pourrait orienter personne vers le christianisme avec une bonne conscience s'il devait arriver là où elle se trouve. Quand elle parle avec des gens, c'est comme une habitude d'autrefois, un mécanisme".

"Elle n'a plus guère de douleurs. Encore un léger mal de tête seulement. Mais la souffrance d'hier était presque une consolation comparée au vide d'aujourd'hui. Elle n'a plus rien à porter. Au bord du fleuve, elle voit le Seigneur, raide et immobile. L'après-midi, une vision de la Mère de Dieu, dans une prairie à côté du fleuve. Elle tient fermement son enfant. Elle comprend alors ce qui est exigé : elle doit laisser aller l'enfant jusqu'au fleuve. Elle a peur. Puis elle dit oui. Avec une grandeur et une bonté intérieure infinie. L'enfant se trouve à terre devant elle, il fait quelques pas. Sa Mère le suit un peu. Entre-temps il est devenu homme et il se tient près du fleuve. Marie a disparu. Où est-elle? Elle prie quelque part, totalement séparée de lui".

"Tout n'est que 'comme si'. Elle lit aujourd'hui un livre parce qu'elle se souvient qu'autrefois on a fait quelque chose comme ça. Elle parle avec des gens : cela lui rappelle que dans l'autre vie c'était correct et convenable. Elle est contente que je vienne parce que dans l'autre vie elle aurait été contente. Elle ne dit pas : samedi saint, mais : la vie du samedi saint. Car cela lui semble être un état intemporel. Elle ne peut pas se réjouir pour demain. Elle est comme une poupée, ou mieux comme un catatonique qui prend toutes les positions qu'un autre lui donne. Hier soir, elle était tout à fait vide. Ce matin, elle était indiciblement triste et remplie d'horreur pour le péché. Ce soir par contre, elle n'a ni désir ni aucun autre mouvement de l'âme, mais elle a un désir infini pour après. Elle voudrait se retourner, car elle sent derrière elle couler la source de la grâce. Mais tout mouvement est coupé à la racine et rendu impossible".

"Elle demande de la compassion. Elle demande toujours  aussi si je comprends. Elle semble croire que je ne saisis rien du tout à son état. Elle-même ne comprend pas ce qu'il signifie. Mais je ne vois toujours, moi aussi, qu'un sens partiel et je ne peux pas réunir les différents aspects. Souvent elle demande : 'Pourquoi donc dois-je être en ce lieu de damnation? Je ne suis quand même pas damnée'. Elle sait qu'elle n'est pas là à cause de ses péchés".

"Elle peut maintenant voir et embrasser d'un coup d'oeil sa vie d'autrefois, l'année et demie qui s'est écoulée depuis sa conversion. Ce temps lui paraît comme quelque chose de très propre. Elle peut le dire parce que, aujourd'hui, cette vie lui est totalement étrangère. Cela ne lui appartient pas du tout. Elle se compare à une vieille femme qui ne croit plus à la vie, qui pense qu'elle n'a jamais été jeune; et tout d'un coup, comme par inadvertance, elle ouvre une vieille boîte et apparaît une magnifique robe de bal blanche. Et en même temps le souvenir des joies de sa jeunesse. C'est ainsi qu'elle se souvient de son amour pour Dieu et de son don d'elle-même. Je lui demande si elle doute de l'existence de Dieu. Non. Mais on ne peut pas dire non plus qu'elle croit en Dieu. Ni non plus cependant qu'elle flotte entre la foi et le doute. Tout simplement ça n'entre pas en ligne de compte. Tout est suspendu".

"Elle est terriblement seule. Elle sait aussi que je ne peux rien y faire. Je l'assure que je voudrais bien l'aider. Elle : Soyez honnête. Vous ne voulez pas. Vouloir est un devoir. Vous pouvez vouloir comme un homme correct ou un ami, avec des mouvements de l'âme, mais non avec le plus intime de votre personne. Là, je vous suis indifférente".

 

Samedi soir. "Le fleuve n'est plus là, mais la solitude est restée. Elle peut prier, mais une prière totalement éteinte et sans joie. Offrir aussi. Elle le fait pour deux personnes dont elle dit que, durant les jours de souffrances, elle a trop peu pensé à elles. Aussitôt le mal de tête la saisit à nouveau, cette fois de l'extérieur seulement, sans la pression de l'intérieur. - Elle va à l'église Sainte-Claire. Elle ne peut pas entrer. Elle reste dehors dans sa voiture et elle prie un peu. Elle veut faire quelque chose pour moi : elle s'offre pour tout ce que je fais de travers ou mal, et pour toutes les lacunes de mon travail. Elle veut boucher ce trou. Elle affirme que cela a été accepté".

 

Pâques. "La nuit, elle dort; elle se réveille vers quatre heures avec de grands battements de coeur, mais remplie d'une attente joyeuse... ... ... A sept heures et demie, elle vient à la messe au foyer Sainte-Catherine... ... ... Toute la journée, elle rayonne de bonheur, elle est comme un enfant. Elle voit clairement les nouvelles tâches, elle est pleine d'allant".


 

1943


 

Dimanche des rameaux. Le P. Balthasar a été absent quelque temps. A son retour à Bâle, il trouve Adrienne faible et presque sans courage. "Elle ne sait pas comment elle devra supporter la souffrance qui vient. Tout commence à disparaître : sens et contours. Le jour des Sept douleurs (Adrienne n'était pas au courant de la fête), les sept plaies du coeur saignent. Le soir, quand elle se déshabille et prend un bain, l'eau devient rouge. Elle reste dans le bain jusqu'à deux heures du matin parce qu'elle ne trouve pas la force de se relever".

"Elle voit le péché du monde, informe et menaçant, une masse sans forme. Cette masse doit prendre la forme de la croix... L'angoisse : d'abord le sentiment qu'on pourrait prévenir la Passion du Christ par quelque chose (de terrible peut-être). Un temps est encore accordé pour faire quelque chose pour s'y opposer. Mais quoi? Qu'est-ce que cela veut dire enfin? Puis, un jour, la découverte qu'il est trop tard, que le temps est passé, et il est maintenant décidé définitivement que le Christ doit souffrir".

"Elle me demande ce qu'elle doit faire à présent. Je dis : Laisser faire pour que Dieu se serve d'elle. Dire oui à l'angoisse. Elle regarde, indignée, et dit : 'Maintenant vous m'avez livrée, maintenant ça commence...' Ce fut comme si tout d'un coup s'ouvraient les écluses de l'angoisse. Elle demande : 'Pourquoi donc nous ne pouvons pas l'aimer?' Et elle m'explique :  Dans un amour humain véritable, il est quand même si facile d'obéir. Si vous m'ordonniez réellement et sérieusement de sauter dans le Rhin par la fenêtre, je le ferais tout de suite. Je crois que je ferais tout ce dont je suis capable. Pourquoi cela ne va pas pour le Christ? Pourquoi nous ne pouvons pas l'aimer?  Nous prétendons l'aimer et nous ne faisons pas sa volonté. Intérieurement nous ne nous soucions pas de lui. Après lui avoir juré une fidélité éternelle, nous l'oublions au bout de vingt minutes. Il nous gêne. Nous le ressentons au milieu de nous comme un étranger. Notre amour pour lui a quelque chose d'artificiel : ce n'est pas de l'amour simple, total, joyeux, que nous manifestons d'habitude à quelqu'un. Pourquoi? Et pourtant j'ai essayé de l'aimer. Ces dernières années, je n'ai rien voulu d'autre que la volonté de Dieu, du plus profond de moi! Mais je ne l'ai pas faite! Pouvez-vous m'aider à l'aimer?"

 

Nuit de dimanche à lundi. "Angoisse, définitive, et sans intelligence pour la Passion du Seigneur. 'Personne ne voit combien il doit souffrir, et infiniment. Nous parlons de cette souffrance comme si on pouvait la saisir avec des mots. Mais elle est sans fond. Et je suis séparée de lui, et je n'arrive plus à lui. Il est comme sur une autre planète. Devant moi il n'y a que l'aspect désespéré de mon péché, du péché de tous'. Je dis : Ne pas perdre espoir! Il y a une résurrection à la fin de la vie. Elle : Cela, je ne le sais pas. Un bateau qui coule ne traverse pas la mer, il sombre tout simplement".

Le dimanche des rameaux, elle avait essayé de lire la Passion. Impossible. "Elle n'a pas le droit d'objectiver quoi que ce soit, elle doit seulement supporter avec patience. Je lui dis : Vous devez dire oui à cela. Elle : Cela, je ne le peux plus. Je suis déjà livrée. La porte est déjà fermée... L'angoisse est désespérée, sans fin.  Quand on a perdu un être très cher, on peut en quelque sorte prévoir une fin au temps du deuil, on peut s'imaginer que dans dix ans on pourra se réjouir à nouveau de quelque chose. Ici par contre c'est définitif. Ce que les hommes peuvent prévoir a toujours une fin. Même la mort. Un saut dans le Rhin aussi a une fin, même s'il est effectué de très haut. Mais ici, c'est un saut dans l'abîme absolu, dans ce qui n'a pas de fond, dans ce qui est totalement incertain surtout"...

L'après-midi, "elle était en voiture dans une belle rue toute verte; les arbres étaient en fleurs... Comme une tentation, la pensée : aimer tout cela et ne pas chercher plus loin. Tout d'un coup, dans cette splendeur, elle vit les yeux du Christ. Non le visage, mais seulement le regard du Christ fixé sur elle, avec une tristesse insondable, avec angoisse, avec amour; elle fut effrayée par le péché et l'infini de sa souffrance. Le regard comportait une exigence, une demande, à laquelle on ne pouvait se soustraire. Elle ne cessa de voir ce regard toute l'après-midi et dans la soirée. Et juste au moment où elle commençait à m'en parler, elle ferma tout d'un coup les yeux très fort parce qu'elle l'avait revu. 'Comprenez-vous, dit-elle, il souffre réellement, et plus que ce qu'on peut imaginer. Mais personne d'entre nous ne veut le savoir et s'en occuper'. Quand je lui dis qu'elle le faisait, elle répondit : Il est seul. Je suis souillée de péchés du haut en bas. Toute éclaboussée"...

 

Mardi. "Durant la nuit, un rêve : soif brûlante de communier. Mais elle n'arrive jamais à l'église. Elle marche pendant des heures... A son réveil : des autels dans les églises : vides, déblayés, souillés, des messes profanées qui sont dites sans participation intérieure. Un tableau de désolation"...

 

Mardi soir. "Souffrances : spirituelles et corporelles... Chaque fois qu'un soupir de soulagement était possible et qu'un nouveau oui pouvait être dit : aussitôt une nouvelle souffrance. Le front presque insupportablement douloureux. En plus de l'angoisse 'impersonnelle', Adrienne a aussi de l'angoisse à cause des stigmates. A la fin, elle laisse aussi aller cette 'réserve' et elle dit son fiat à ce sujet".

"Elle est désespérée pour elle-même et pour son manque d'amour. Entre deux, elle dit presque inconsciemment les choses les plus sublimes : 'J'irais volontiers en enfer si vous ne péchez plus. Au fond je ne voudrais pas aller au ciel s'il y a encore un pécheur sur terre. Je ne peux quand même pas me promener dans le ciel, avec de la musique, si je sais qu'il y a encore là quelqu'un qui pèche. Croyez-vous qu'un jour on pourra être avec un pied dans le ciel et avec l'autre sur la terre pour continuer à souffrir? Ce serait le plus beau...'  Je ne cesse de comparer avec la Passion du Christ : il n'a pas eu non plus ceci et cela; ou bien il a dû aussi tout déguster. Elle dit avec un peu d'impatience : Vous n'avez pas le droit d'établir toujours des parallèles. Cela met tout dans une fausse lumière. Tout est tellement différent, si humiliant... Et il est parti si loin maintenant!"

"Durant la nuit, elle a souvent l'impression qu'il y a souvent beaucoup de pécheurs dans sa chambre, qui exigent quelque chose d'elle. Elle allume plusieurs fois la lumière pour voir qui est là, mais elle ne voit personne. Elle sait pourtant qu'ils sont là. Puis elle voit une quantité d'hommes qui regardent le chemin de croix : les spectateurs qui en attendent quelque chose sans vouloir y aller eux aussi, des hommes qui savent très bien qu'ils devraient se convertir aujourd'hui mais qui y mettent l'une ou l'autre condition : 'Je voudrais bien, mais je ne peux pas abandonner ceci, etc.' Ceux-ci lui inspirent une angoisse particulière".

"L'après-midi, pendant la consultation, les plaies de ses mains s'ouvrent. Elle a toutes les peines du monde pour les cacher à ses patients. Elle est pleine d'angoisse... Elle éprouve une honte terrible pour les stigmates..."

"Le soir... Adrienne est tellement plongée dans l'angoisse qu'elle semble ne plus me voir. Elle regarde à ma droite et à ma gauche, extrêmement effrayée, et elle voit, voit, voit... Quoi? 'Les péchés'. A quoi ressemblent-ils? Ah! Maintenant ils sont comme de gros fardeaux, à l'instant comme des diables ou aussi comme de lourdes pierres... Mais ils sont terribles. Je n'avais jamais pensé qu'ils étaient si terribles".

 

Jeudi. "Je reste chez elle jusqu'au matin. Ce fut une nuit très pénible. Cela me sembla intérieurement plus pénible que précédemment. Mais Adrienne était plus abandonnée et plus calme... Cela recommença par le mont des oliviers : angoisse terrible et honte. Tout autour s'amoncellent les péchés qu'Adrienne voit, et elle me demande toute effarée et stupéfaite : 'Je n'ai quand même pas commis tout cela?... Qu'ai-je à faire alors avec tout cela?' Puis un nouvel effroi : Maintenant ils s'enfoncent en moi... Oh! Est-ce vrai que je doive être clouée de toute mon âme? Et quel bruit ils font! (Elle s'étonne que le P. Balthasar n'entende rien) . Ce tapage et ces blasphèmes. Et ils tombent sur moi comme des blocs. (Vraiment , le P. Balthasar n'entend rien?) Cette raillerie et cette dérision! Oh! Je ne veux plus l'entendre. Vous ne pouvez plus vous moquer de lui. Non, non, ça ne va pas, ça ne peut tout simplement pas continuer. Oh! Que pouvons-nous donc faire?A l'aide! (Elle demande au P. Balthasar de lui permettre de s'en aller). Il l'encourage à voix basse, lui montre la Passion du Christ, les pécheurs; il lui montre qu'elle peut aider. Qu'autrement il devrait tout porter tout seul. Elle dit à nouveau son oui. Nous disons le 'Suscipe' et 'Anima Christi'. Elle les chuchote avec moi. Et c'est comme si on la prenait au mot : aussitôt nouvelles souffrances et nouvelles douleurs. D'abord la tête, l'endroit au front entre les deux yeux, de la pire manière. Puis peu à peu toutes les épines autour de la tête. Les mains et les pieds, le dos. Et puis, cette année pour la première fois, les épaules jusque tout près du cou, et les articulations sont comme disloquées. La main gauche fait beaucoup plus mal que la droite. Le coude gauche, très fort, et finalement d'une manière terrible. Vendredi midi, l'épaule gauche... Les plaies ont saigné un peu les jours précédents, mais elles n'ont pas saigné cette nuit. Elles étaient très visibles. Pas la plaie au front pourtant, ce qui inquiétait Adrienne. 'Je les ai pourtant toutes livrées, sans excepter le front'... En même temps la plaie au coeur était la pire, et Adrienne fut souvent longtemps dans une sorte de syncope à cause de ses douleurs cardiaques. Souvent elle gémissait doucement après m'en avoir demandé la permission. Car précédemment je lui avais dit : 'Etre tout à fait calme et brave et tenir bon'....Souvent elle fit des oraisons jaculatoires. Puis tout d'un coup, comme traquée par des furies, elle bondit à nouveau sur sa chaise et dit à mi-voix : 'Oh! Non, non! Pas ça! Cela ne va pas! Vous ne pouvez pas lui faire ça!' Puis elle se laissa tomber à nouveau en arrière en me regardant avec des yeux profondément tristes qui ne disaient toujours qu'extrême angoisse et demande d'aide. Elle n'eut de visions proprement dites qu'à la fin, quand elle vit tout d'un coup le Seigneur suspendu à la croix entre les deux brigands..." (Puis elle commença à énumérer lentement les noms de tous ceux qu'elle voulait prendre particulièrement dans sa passion : 'Et le pape... et la Suisse... et même les Boches'). "Elle avait la piété touchante d'un enfant. Je devais constamment penser à l'agneau qui est conduit à l'abattoir mais qu'on fait mourir à petit feu".

 

"Le vendredi matin, j'ai été chez elle de dix heures à midi. Ce fut comme les années précédentes : elle se sentit très mal au lit, souvent presque en syncope. Puis à nouveau elle sursautait violemment parce qu'une nouvelle douleur la prenait... Nous avons prié ensemble". Toute la nuit elle avait demandé au P. Balthasar s'il pouvait la livrer à lui, s'il priait pour que sa volonté se fasse...

 

Vendredi après-midi. Elle était debout pour le dîner. Elle donna plusieurs coups de téléphone, elle eut des entretiens avec ses employées de maison, etc. L'après-midi, le P. Balthasar fut là pour la première fois à l'heure de la 'mort du Christ'. "Vers trois heures, elle était étendue en bas sur le sofa. Très fatiguée et totalement sans force. Ses membres n'étaient plus aussi douloureux. Mais elle sentait encore son coeur très fort. Elle crut vraiment mourir. Elle devint toute paisible et souriante. Nous dîmes la prière 'In manus tuas Domine'. Puis vint à nouveau une demi-heure d'interruption totale, une pause, bienheureuse; non dans l'atmosphère de Pâques; c'était 'un bonheur épuisé, paisible'. Adrienne ne pensait pas que quelque chose d'autre viendrait encore maintenant. Tout d'un coup elle dit (elle était assise dans le fauteuil rouge) :'Oh! Je me sens mal. Je dois sortir'... Elle revint peu de temps après : c'était une nouvelle plaie au-dessous des autres. Elle n'avait pas senti le coup... Elle dit que la douleur qu'elle éprouvait était 'comme une douleur étrangère, comme une douleur de cadavre'. Ce n'est qu'au bout d'une demi-heure environ que la nouvelle plaie commença à lui faire très mal... Plus tard elle sortit encore pour nettoyer sa plaie. Mais il ne s'en échappait plus alors que de l'eau".

"Commença alors tout d'un coup quelque chose de nouveau : elle fut saisie de vertige et elle commença à sombrer, à tomber dans un abîme. Elle avait le sentiment de tomber sans fin et toujours plus loin, toujours plus vite. Elle me demanda de ne pas la quitter. 'Je ne sais pas où je suis!' Elle était assise là avec le P. Balthasar et elle parlait, mais en même temps les plus grandes parties de son moi étaient tout à fait ailleurs.  Une partie doit veiller auprès du cadavre du Seigneur. L'autre s'enfonce et s'enfonce toujours plus profondément... Puis elle parla longuement du devoir de veiller auprès des cadavres... Tout d'un coup elle s'arrêta : 'Entends-tu les chuchotements?' Je lui demandais ce que c'était. Elle écouta longuement, puis elle dit, effrayée : 'Nous passons trop vite, c'est pourquoi on ne peut pas comprendre. Mais ce sont des choses horribles : blasphèmes et railleries'. Puis elle leva tout d'un coup la main et regarda, tendue et effrayée. Elle chuchota : 'Tu vois?' Comme je lui disais non comme toujours, elle dit très doucement : 'Tout brûle'. Elle se tut un long moment et elle fut de nouveau très effrayée. Elle regarda tout autour d'elle et se gratta le bras gauche. Puis elle chuchota : 'Ce sont les apostats'. Je lui demandai des explications avec ma voix habituelle. Elle fit signe que non : 'Parle à voix basse. Maintenant je vois les visages. Ce sont tous ceux qui sont restés sourds à l'appel.  L'appel au sacerdoce ou à l'état religieux ou au baptême ou à l'Eglise ou à n'importe quelle manière de suivre le Christ. Je ne sais pas où ils sont, en tout cas pas tout à fait au fond avec les rustres (Groben). Je ne suis pas encore aussi bas et on ne peut pas les aider. Ils attendent de l'aide'. Je lui posais encore une fois une question à voix haute. Elle fit signe que non, comme effrayée. 'Doucement, doucement'. Et elle expliqua : 'Tu sais, c'est pénible pour eux qu'on les voie. Ils ont honte quand quelqu'un passe par là qui n'en est pas. C'est pour cela que nous ne devons pas faire de bruit maintenant'. Je lui demandai si c'était le purgatoire. 'Je ne sais pas, dit-elle. Autrefois, quand j'ai vu le purgatoire, c'était tout différent. Ceux qui sont là, ce ne sont que les apostats. Je ne vois pas d'autres péché. Peut-être étaient-ils dans la vie des bourgeois tout à fait convenables et, du dehors, on n'a rien remarqué. Mais quelque part à l'intérieur, ils ont dit non à un appel de Dieu. Sais-tu ce qu'est ce lieu?' Je lui lus alors 1 P 4, 6 : 'Pour cela, l'Evangile fut annoncé aux morts'. Elle demanda : 'Que sait-on de la descente du Christ aux enfers? Comment cela s'est fait?' Je dis qu'on n'en savait presque rien. Son bras gauche lui faisait mal, il brûlait... Pendant ce temps, elle avait un très fort mal de tête; non plus la couronne d'épines, mais toute la tête sans précision. Et elle pensait que ce mal de tête était sans doute utilisé pour ceux-là. Au bout d'un quart d'heure, elle dit tout d'un coup à haute voix : 'Ah! Maintenant c'est fini. Nous sommes maintenant passés...' Recommença alors la descente vertigineuse. Elle ne cessait de me demander de ne pas la quitter. Elle me demanda si Lui était encore là. Elle ne voit rien de lui et ne le sent pas. Puis elle arriva 'au fond' : là il y avait à nouveau le fleuve des péchés. A nouveau l'horreur absolue et froide. Elle-même est dedans, elle ne ressent pas personnellement l'angoisse, mais elle est marquée par l'horreur autour d'elle".

"Le fleuve est fait des péchés, et plus précisément de tout ce qui est écoeurant, de tout ce qui est mesquin, de tout ce qui est répugnant. Non pas de 'grands' péchés maintenant, mais surtout des calculs et des pactes avec Dieu (jusqu'où peut-on et doit-on aller?) Et la foule si immense qu'elle paraît interminable. Et pourtant sans cesse un nouveau péché qui passe, une nouvelle sorte de péché. Les péchés sont comme des blocs au milieu de masses qui s'écoulent, poisseuses et visqueuses".

"La nuit dernière, j'avais constamment le sentiment d'une exigence démesurée. Comme une dactylo qui est capable de taper cent pages en travaillant de toutes ses forces et voilà qu'on lui en demande maintenant 150 catégoriquement et sans autre indication. C'était auparavant une exigence démesurée de souffrance. Maintenant, auprès du fleuve, c'est comme une exigence démesurée de connaissance. On ne doit pas seulement voir le péché, mais tous les péchés. Il y a des gens qui vont au bordel pour voir ce qu'il y a là. C'est un peu ce qui se passe maintenant". Le P. Balthasar lui dit alors qu'on doit connaître les péchés si on veut aider les hommes dans le sens de Dieu...  Elle demanda au P. Balthasar de prier avec elle étant donné que maintenant elle pouvait se tenir à sa prière. "Pour elle-même, toute prière lui est retirée, tout amour et toute espérance. Je lui demandais si elle croyait encore. Elle hésita à répondre : ce n'est pas demandé maintenant. Il n'en est pas question maintenant".

 

Nuit du vendredi au samedi. "La plupart du temps dans l'angoisse. Le fleuve, avec des coupures, où elle voit comme à travers des fenêtres les hommes à qui appartiennent les péchés. A un moment donné, ce furent les suicidés, parmi lesquels des prêtres aussi, du moins des prêtres d'autrefois. Le suicide comme manque absolu d'amour et de confiance : désespérer de Dieu. Des gens qui pensaient que l'exigence de Dieu était trop haute. Qui estimaient que cela irait mieux si on se faisait un cadre de vie plus petit, et qui devenaient de plus en plus renfermés jusqu'à ce qu'un jour ils se suppriment... Toute possibilité d'aider est tarie. Est-ce que ces personnes sont perdues pour l'éternité? Est-ce qu'elles sont là où se trouvent leurs péchés? Adrienne n'en sait rien. Les péchés eux-mêmes sont anonymes et dépourvus de forme". ... ... ...

"Comme toujours le samedi saint, elle était sans force personnelle. On voudrait bien aider quand on passe dans cette région, mais seulement par un reste de convenance humaine ou d'éducation, non par amour chrétien, comme par une sorte d'activisme inné. Et celui-ci est quand même tout à fait dénué de sens. C'est comme si on passait dans une rue où gisent dix mille blessés : on devrait commencer à les panser. Mais cela ne sert à rien. On pourrait en panser deux ou trois, mais on ne peut pas non plus les sauver, on ne peut pas non plus les charger sur soi et les porter, car aucun homme ne peut réellement porter un autre homme d'une manière purement humaine. Et l'amour lui est maintenant retiré".

 

Samedi soir. "Adrienne est dans un état curieux : aucune espèce d'espérance encore, mais la prévision d'une possibilité qu'il puisse y avoir un jour à nouveau une espérance. Et même chose pour l'amour. Le fleuve de l'enfer s'est comme éloigné, il ne coule plus sans fin tout près, mais pour ainsi dire en bas : c'est comme si Adrienne s'en éloignait vers le haut. Dans cet état, elle parla longuement et elle dit une foule de choses surprenantes sur l'état du Christ le samedi saint. Comme j'étais fatigué et que je pensais oublier beaucoup de ce qu'elle disait, je lui demandai de me mettre un jour tout cela par écrit. Nous notâmes quelques mots-clefs et plus tard elle en écrivit l'essentiel." (Cf. Ci-dessous). "Il s'agissait surtout de la question de savoir pourquoi le Christ devait aller en enfer avant de ressusciter. D'une part, c'est le plus court chemin vers le Père (l'objectivation de la Passion comme fait de 'redevenir Dieu'); d'autre part, il s'agissait pour lui de voir le résultat de la Passion : l'enfer comme résidu des péchés".

Le P. Balthasar demanda à Adrienne pourquoi elle-même devait ainsi voir l'enfer alors qu'elle était là si étrangère et si indifférente. "Elle dit : On ne peut reconnaître le péché que s'il n'a plus d'attrait pour nous; si on avait encore une réaction vivante, il nous tenterait et nous captiverait". Le P. Balthasar la quitta "dans une sorte d'espérance commençante"... "Plus tard dans la nuit, elle dut aller une fois encore tout à fait dans le fleuve. Puis cela remonta à nouveau en quelque sorte et elle vit une fois encore les âmes qui brûlaient. Mais celles-ci étaient maintenant transformées : tout avait un sens, il y avait une aspiration vers le haut, c'est-à-dire un sens d'espérance. Adrienne comprit à ce moment-là le sens de l'espérance comme préparation à la rédemption. Ce n'est que là où il y a espérance que Pâques peut se produire. Cela peut être un espoir humain, et quand celui-ci est à son terme, pure espérance en Dieu".

 

"Vers le matin du jour de Pâques, encore dans les bas-fonds (Unterwelt) . Tout d'un coup, eau et feu : l'eau venant d'en bas, le feu d'en haut. Et elle devait passer à travers les deux comme entre deux grands dangers. Elle m'expliqua : ce sont les péchés, la concupiscence et l'orgueil. Les péchés du corps et de l'esprit. (C'est pourquoi l'Eglise bénit aussi cette nuit l'eau et le feu)" ... ...

 

Pâques. "Au matin, Adrienne s'endormit. Elle se réveilla un peu avant quatre heures. Une voix disait : 'C'est la grâce'. A ce moment-là, dit-elle, la lune apparut tout d'un coup sur son lit avec un large rayon. Peu après, elle fut transportée (versetzt) dans le ciel. 'Le Christ est d'abord ressuscité au ciel (c'est ainsi qu'elle disait), puis sur la terre. Il a repris possession de sa divinité en quelque sorte pour reprendre ensuite possession de son humanité'. Adrienne vit la fête de la résurrection dans le ciel... Tous les saints et tous les anges étaient présents pour la glorification réciproque du Père et du Fils; et au Fils qui redescendait sur la terre pour communiquer son amour, tous pouvaient donner quelque chose du leur".

"Adrienne expliqua encore ceci : 'La vie du Christ sur la terre, ce fut pour ainsi dire comme s'il devenait toujours plus homme bien que, naturellement, dès le début il fût homme véritablement. Il ne cessa d'aller toujours plus loin vers le monde en s'éloignant du Père, jusqu'à ce qu'enfin sur la croix il ne fut plus qu'homme. Ici seulement définitivement et totalement homme, serviteur. En entrant dans la Passion, il se dépouilla pour ainsi dire de sa divinité'.  Adrienne utilisa une image : comme quelqu'un qui va entrer dans l'eau enlève ses vêtements et les dépose auprès du maître-nageur, ainsi il dépose non seulement sa divinité mais aussi ses 'attributs', surtout son amour, auprès du Père. Et de même que sur la plage on ne fait plus de distinctions entre les gens, tous justement ne sont plus que des humains, de même dans sa Passion, le Christ n'est plus discernable. Il est tout à fait nu. Dans cette nudité, il devient en quelque sorte totalement passif. Il n'est plus actif que dans la mesure où son action véritable, c'est justement la Passion, c'est de laisser venir sur lui la Passion. C'est pourquoi, à la fin, c'est le Père qui le ressuscite en lui rendant la gloire de sa divinité, et c'est pour cela qu'il doit d'abord fêter au ciel la résurrection. La demi-heure qui suit la mort le vendredi après-midi, avant la descente aux enfers, n'est pour ainsi dire qu'un instant de repos 'dans le paradis'. Adrienne dit : 'Déposer la valise provisoirement'. Le larron peut rester là, le Christ doit encore descendre"...   ...   ...

Le P. Balthasar demande à Adrienne si cette 'résurrection dans le ciel' était sans corps. "Elle dit que cela, elle ne le savait pas. Elle voit tout uniquement avec des corps, mais elle ne sait pas si ce n'est qu'un mode d'apparition pour qu'elle puisse comprendre. Plus tard elle dit : Cela n'a pas d'importance. Je citai : 'Sive in corpore, sive extra corpus, nescio'. Elle rit et dit : Vous avez pour tout une citation de l’Écriture"...   ...   ...

 

Notes d'Adrienne pour le samedi saint 1943

"Le Christ doit passer par l'enfer pour retourner au Père; car c'est en voyant ce qu'il a obtenu qu'il doit pouvoir voir l'ampleur de ce qu'il a accompli; ce qu'il a obtenu est séparé, c'est le péché sans ceux qui lui appartiennent; une fois pour toutes il a opéré la séparation entre le péché et le pécheur; et dans l'enfer il rencontre d'abord le péché nu, le péché qui n'est plus associé à une personne.

Tant qu'il était sur le chemin de la croix et n'était que livré, sans doute restait-il le Fils pour le Père, comme toujours; mais pour lui, le Père était devenu un étranger afin que la mesure de l'abandon soit totale; pour lui-même, il était devenu d'une certaine manière un homme pur et simple. Un retour était donc nécessaire, mais il ne pouvait être obtenu que si le Fils voyait dans sa totalité ce qui le séparait de l'homme : le péché. C'est en voyant la totalité du péché que sa glorification aussi fut rendue parfaite...

Sur la croix, le Christ restait comme éclaté. Le commencement et la fin restaient dans la Trinité, mais le présent était séparé parce qu'il assumait la Passion, séparé par le poids de nos péchés sur ses épaules; et ce poids, il devait le revoir dans l'enfer comme poids séparé, horrible et menaçant dans son déploiement, mais privé de toute possibilité de déploiement parce que justement il était détaché de l'homme.

La grâce est toujours une fonction de l'unité du Père avec le Fils; étant donné que durant le passage à travers l'enfer, il n'y a plus de solidarité - ce n'est que subjectivement seulement que le Père laisse le Fils seul -, le Fils n'est plus accompagné non plus par sa grâce propre; il ne la reçoit pas, il ne la rayonne pas. Les péchés amassés en enfer ne sont ni effacés ni transformés par la grâce; ils sont donc privés de leur ultime possibilité de conversion, ils restent finalement tout à fait désolants.

Pour nous - en dehors de la Passion -, à la vue du Fils sur la croix, malgré tout ce qu'elle a d'horrible, il reste une espérance, annonciatrice de la grâce en quelque sorte. Mais quand nous contemplons son passage à travers l'enfer, l'ultime liaison avec l'espérance ou la foi ou l'amour est effacée de sorte que le tourment devient également objectif somme toute; très profondément, il n'est plus subi; ce n'est qu'en détruisant qu'il agit, mais sans trouver d'accueil.

C'est par la Passion, finalement aussi par la descente en enfer, que nos relations avec le Christ connaissent leur plus grande transformation, car c'est à partir de ce moment-là - étant donné qu'il vient de nous racheter - que nous avons droit à sa grâce; nous pouvons prier avec la certitude de l'obtenir. Elle ne dépend plus de lui seulement; il ne la distribue plus seulement en quelque sorte à son gré ou au hasard; il la donne sans mesure à tous ceux qui désirent la posséder et qui la demandent avec foi. La grâce est devenue désormais accessible à chacun.

La réalisation de ce qui est à atteindre par la nouvelle grâce se déroule dans le cadre de la loi chrétienne de la foi, de l'amour et de l'espérance; l'exaucement n'a plus besoin d'avoir des conséquences visibles, mais les conséquences sont infaillibles; depuis lors, chaque prière a son écho dans la mesure où c'est une vraie prière, c'est-à-dire une prière qui se met, dans la grâce, à la disposition de Dieu et ne désire de la grâce que ce qui est de son ressort".


 

1944


 

Mercredi avant le dimanche de la Passion. "Tout le temps du carême déjà avait été une âpre souffrance. Aujourd'hui, l'une des soirées les plus affreuses que j'aie jamais vécues avec Adrienne. Cela commença par de l'effarement, de l'angoisse, des visions d'épouvante. Mais vint ensuite une torture physique qui rappelait une salle des supplices. Tous les membres d'Adrienne furent disloqués, l'un après l'autre, d'abord le coude gauche; l'os de l'avant-bras fut retourné aux trois-quarts dans l'articulation; Adrienne pleurait de douleur et tremblait de tout son corps, elle geignait et gémissait et montrait en même temps un courage inouï. La douleur violente qui, comme elle disait, dépassait de loin une douleur physique habituelle, dura peut-être cinq minutes. Puis la même chose commença pour le poignet, puis pour le genou, pour la cheville, enfin pour l'articulation de la hanche : l'os retourné dans la cavité glénoïdale et laissé dans la mauvaise position. Adrienne gisait par terre et gémissait. Elle reçut le tout comme une humiliation à peine supportable. Il y a des choses, dit-elle par la suite, qu'on ne peut expliquer au fond qu'au moyen d'exemples pris dans la sphère érotique. Cela lui parut ressembler au viol le plus brutal".

"Elle me demandait constamment de remettre le tout à Dieu. Quand la douleur était à son paroxysme, elle criait : 'Vite, vite! Donnez-moi toute au Bon Dieu! Fermement! Fermement!' Cette torture dura environ une heure. Puis l'angoisse l'assaillit. Elle se leva, tout disparut autour d'elle, elle ne me connaissait plus, elle était dans un lointain inaccessible, dans une solitude absolue, elle cherchait les objets à tâtons autour d'elle, éperdue, sans les reconnaître. Elle s'assit à nouveau; elle fut saisie par un manque de souffle qui ne cessa de s'aggraver jusqu'à provoquer une syncope qui ressemblait à la mort et qui dura presque une demi-heure. Elle remuait parfois les lèvres pour dire : 'Je m'en vais maintenant'. A un certain moment, elle fixa intensément son regard devant elle : elle voyait le Seigneur dans la Passion, il pleurait. La plupart du temps, les yeux d'Adrienne étaient voilés; par la suite, elle dit aussi qu'il y avait eu devant ses yeux comme une sorte de verre dépoli. Longtemps on ne sut pas si elle mourrait ou non. Une fois elle fit la remarque : 'Ce n'est pas précisément la fête...' Puis elle se remit peu à peu, elle s'étonna de devoir rester en vie".

"Je la quittai peu avant minuit, elle était encore très faible. Elle resta assise jusqu'à deux heures du matin; il n'y eut plus d'autre douleurs, elle se remit un peu. Mais quand elle voulut monter les escaliers, elle tomba à nouveau et resta par terre une heure environ. Finalement elle put s'aliter vers trois heures et elle dormit assez longtemps; le matin, elle me téléphona pour me dire que cela allait mieux"... ... ...

 

Jeudi. Le soir, comme la veille... ... ... Elle vit le Seigneur au mont des oliviers. "Elle me demanda avec la plus grande angoisse : 'Que peut-on faire? Que pouvons-nous faire pour le consoler? Il est quand même affligé jusqu'à la mort! Ô que ne ferait-on pas pour obtenir de lui qu'un seul petit sourire!' Après la disparition de la vision, elle dit : 'Il y a des moments où on aime le Seigneur comme un petit enfant, comme un enfant malade qui va mourir. Et on cherche dans toute la ville ce qu'on pourrait lui apporter comme petite joie. On lui donnerait tout pour le faire sourire encore une fois!' Puis recommencèrent les douleurs insupportables dans les membres et maintenant aussi à la tête".

 

Vendredi. "Encore une fois quelque chose de semblable"... … ...

 

Mardi de la semaine de la Passion.. .. ...

 

Jeudi saint. (Le P. Balthasar a été absent pour une retraite; il revient à Bâle le mercredi de la semaine sainte)... "Extérieurement Adrienne est calme, mais elle a l'esprit profondément angoissé. Elle parle beaucoup de la confession.. .. .. (Entre autres choses), elle explique la nature de la confession comme pénitence. Quand je confesse par exemple un péché de concupiscence, cela inclut toujours aussi que j'assume un devoir. Plus mon repentir est parfait, plus le Seigneur me donne la grâce d'expier quelque chose de ce péché pour d'autres qui le commettent actuellement ou qui le commettront plus tard. On peut collaborer dans la catégorie où l'on pèche. Cela ne veut pas dire que ce péché sera commis moins fréquemment mais qu'il sera mieux expié".. .. ...

"Elle se trouve devant la souffrance comme devant un jugement ou une torture. Elle dit que ceux qui sont suppliciés ont de la chance car ils ne savent pas au fond ce qui les attend. Tandis qu'elle-même, chaque année, elle est suppliciée à nouveau". ((Et pourtant Adrienne ne peut pas tenir pour absolument inévitable la Passion qui approche). "Celle-ci a toujours durant l'attente une sorte d'irréalité"...

 

Vendredi saint. "La soirée de jeudi et la nuit du jeudi au vendredi saint ressemblent à celles des années précédentes. Adrienne a souffert terriblement... Quand, dans l'angoisse, le sentiment de honte l'envahissait totalement, je devais prier avec elle; puis elle me demandait à nouveau de bien vouloir quand même tout remettre au Seigneur...   ... Durant la nuit, elle vit plusieurs stations du chemin de croix et de la crucifixion. Ce qu'il y eut de nouveau, ce fut une douleur insupportable aux genoux : ils se trouvaient dans une position tout à fait fausse et on ne pouvait ni les étendre ni les plier davantage. Il ne servait à rien à Adrienne de changer la position de ses genoux, la douleur restait la même; même chose pour la croix dans le dos"... ... ...

 

Vendredi après-midi. "J'arrive chez elle vers trois heures; elle est assise à une table et me regarde, éperdue; elle n'a presque plus de force, elle est trop fatiguée pour penser. Dans la demi-heure qui suit, elle devient toujours plus faible, elle sombre finalement dans une syncope ressemblant à la mort, elle sent s'ouvrir la plaie du coeur et elle sent l'eau s'épancher. Puis elle reprend conscience et esquisse un sourire épuisé; les souffrances sont parties, les mains et les pieds sont comme insensibles, le tout est paralysé par une lassitude infinie. C'est le repos, mais pas de paix ni de vision. Après une demi-heure encore, elle dit tout d'un coup : Je commence à glisser! Et elle tombe jusqu'au fond de l'enfer. Dans les trois heures qui suivent, elle me décrit presque sans interruption ce qu'elle expérimente, d'une manière incroyablement précise et subtile; je ne puis qu'en rendre l'essentiel, je n'ajoute rien de moi-même et je garde tant bien que mal ses propres termes".

"Elle décrit d'abord la descente :  quelque chose de moi reste en haut, ne descend pas dans les profondeurs; mais ce qui reste en haut est déposé dans un endroit en quelque sorte inaccessible. C'est la vraie vie qui vient de Dieu. Disons : foi, espérance et amour"...   ...   ... Dans l'enfer, l'homme est occupé de lui-même et il n'y a plus rien d'infini (Elle avait dit auparavant : 'Le facteur d'infini est donné à l'âme par Dieu; c'est pourquoi on ne peut aimer quelqu'un que si on l'aime en Dieu et que si on le laisse libre pour Dieu. Et on ne peut ainsi le conduire à lui-même que si on l'arrache à la psychologie et qu'on le rende attentif à Dieu'). L'enfer est pure finitude. C'est un résidu, la mort; pas seulement la mort physique, mais la seconde mort, la mort spirituelle, la mort de l'âme"... ... ...

... "Elle se trouvait à nouveau près du fleuve de l'enfer. Elle sentait le fleuve passer derrière elle en lui frôlant le dos. Elle sentait son froid et sa fange gluante. Bien qu'il fût derrière elle, elle le voyait pourtant : il était fait des péchés abandonnés, ils flottaient comme des paquets dans l'eau boueuse, des paquets qui étaient enveloppés dans une sorte de toile de jute et qui contenaient différents péchés : orgueil, ambition démesurée, avarice, etc. Adrienne sentait le goût du fleuve dans sa bouche et rien ne l'aidait à lutter contre ce goût : ni nourriture, ni boisson. Il n'y avait personne dans le fleuve, seulement les péchés empaquetés par catégories. Le Seigneur non plus n'était pas visible, on savait seulement qu'il était présent là quelque part".

"Mais devant le fleuve, il y avait beaucoup de monde. Il y avait là des groupes de cinq à vingt personnes, et chacune avait devant ou derrière elle  une torche, une colonne de feu. Tout d'abord Adrienne ne comprenait pas ce que cela signifiait. Puis elle comprit que ces personnes ne devaient faire qu'un avec leur torche. Elles devaient la saisir, se précipiter dans le feu. Pour le moment elles ne le faisaient pas, elles attendaient la décision en face du fleuve. Ou bien plus exactement : on les laissait là jusqu'à ce qu'elles aient décidé de brûler. Brûler veut dire : se tenir près de son péché, se jeter dans le purgatoire, montrer leur désir de purification. Car on n'entre que volontairement dans le feu purificateur, il y faut de l'humilité. Et bien des gens attendent ici jusqu'à ce qu'ils décident de brûler".

"Adrienne donna des exemples. Prenons, dit-elle, l'un de nos braves bourgeois suisses, un homme rempli de principes, rempli de lui-même... L'homme meurt comme il est : il arrive maintenant pour ainsi dire dans un pays totalement étranger. Il n'y comprend rien de rien. Il a besoin de temps pour qu'il en vienne seulement à remarquer ce qu'avaient d'insensés ses principes inébranlables, qu'il n'est pas un type bien, mais un minable raté. Il était habitué à jouer l'homme fort, attablé au café en bras de chemise; maintenant il arrive pour ainsi dire dans un hôtel distingué à la table d'hôte, il fait d'abord remarquer à voix haute que lui, en tant que Suisse libre, il a bien le droit après tout de venir en bras de chemise si cela lui convient; comme personne ne rit, il commence petit à petit à éprouver de la gêne, il se fait de plus en plus petit"...

"Adrienne voit de très nombreuses âmes en semblable situation. Ce qui leur est commun, c'est une dureté de coeur. Elle me décrit toute une série de types qu'elle a vus là; parmi lesquels des gens comme il faut et pieux, à qui a manqué l'amour... ... ...Puis tous ceux qui, dans leur prière, promettaient à Dieu monts et merveilles et les lui offraient dans de longs discours au lieu de faire sa volonté; mais dans tous les sacrifices qu'ils apportaient ils ne faisaient justement pas la seule chose que Dieu voulait en vérité. Et encore des gens - des athées par exemple - qui étaient restés attachés à une fausse doctrine contre leur conviction intime ou qui étaient restés attachés à une moitié de foi"... ...

"Qu'il puisse y avoir un état avant le purgatoire proprement dit est pour Adrienne (et naturellement pour moi aussi) une grande et surprenante découverte. On doit d'abord être 'digne' et vouloir aller dans les flammes. Tant qu'on n'est pas prêt, on est comme placé dans un coin en face de l'enfer. Sans Dieu et sans les hommes, tout seul avec soi, jusqu'à ce que l'existence devienne si ennuyeuse que s'éveille un désir de l'amour. Je demande à Adrienne ce qui reste alors d'un petit bourgeois après la purification. Elle me dit : dans le feu, arrive une grâce si incroyable qu'elle s'attache à tout ce qu'elle peut trouver de positif dans l'homme, qu'elle s'y entend pour tirer quelque chose de tout : des plus petits élans d'amour, des plus petites aumônes, du moindre mot amical. Naturellement ce n'est pas le but du feu de nous faire là-haut tous égaux comme si le feu éduquait chacun aussi longtemps qu'il faudrait pour qu'il arrive aussi loin que les saints. Là-haut, Dieu laisse aussi à chacun son caractère et ses proportions. Mais le tout sur la base commune de l'amour".

"Devant l'enfer, on rencontre aussi tous les non baptisés et tous les enfants mort-nés. Je demande à Adrienne où ils sont. Elle dit : ... ... Ni au ciel, ni en enfer, ni dans le feu. Je demande ce qu'ils deviennent. Elle : on leur donne à boire. On leur donne lumière et intelligence. Moi : mais dans l'au-delà ils ne peuvent quand même plus se décider pour ou contre Dieu. Elle : non, cela leur est épargné, la grâce les élève plus haut, elle les prépare à la vision de Dieu sur un chemin spécial". Adrienne se souvient d'une conférence  où un théologien avait dit que ces enfants ne verraient jamais Dieu. "Cela ne va pas, dit-elle, on ne peut absolument pas dire cela".

Le P. Balthasar demande à Adrienne ce qu'il en est des enfants mort-nés. "Elle : ceux-ci sont dans le même cas que les enfants qui sont nés. Mais si on les a fait avorter, ceux qui les ont fait avorter doivent répondre d'eux; la grâce pour l'enfant leur est en quelque sorte soutirée par leur pénitence; et il est certes plus grave d'empêcher volontairement un être humain de naître, de pouvoir devenir chrétien et enfant de Dieu que de tuer un chrétien déjà constitué. On retire davantage à Dieu dans le premier cas".

 

"Le samedi saint est le jour de l'intelligence et des connaissances. On doit tout examiner et tout comprendre. On est conduit dans l'au-delà comme dans un musée. Exactement comme dans une salle d'opération où sont alités différents malades, nus et en sang. On n'a pas le droit d'aider. Aujourd'hui la compassion vous est retirée. On doit seulement regarder et comprendre, sans participer".

 

"Le samedi matin, Adrienne dit qu'elle réclame intérieurement cette participation. Plutôt participer au péché que de se trouver ainsi en dehors de tout! Le soir elle me dira que tout lui avait été retiré, même le goût de participer et de porter. Dans son état, tout est impossible : aussi bien ce qu'elle fait que son contraire. Physiquement, elle est dans  une lassitude extrême; depuis hier, elle sent des séquelles dans tous ses membres; ils sont de plomb, lourds et d'une lassitude sourde".

"Adrienne dit qu'elle comprend bien maintenant pourquoi le Seigneur devait descendre ici. C'est l'ultime conséquence de l'incarnation. D'abord il était purement Dieu en lui-même, pur infini. Puis il devint homme, il contracta mille relations avec les autres hommes, il connut mille états, changeants et passagers, des efforts et de l'effervescence, il vécut une destinée qui suivait son cours, dans quelque chose d'immense qui était toujours ouvert sur l'infini du Père. Maintenant, il lui manque encore la connaissance de ce que c'est que de n'être pas Dieu du tout, la connaissance pour ainsi dire de la pure finitude en son immensité".

"Les deux larrons en croix, dit-elle, étaient symboliques. Ils indiquaient comme en deux paraboles, les deux chemins du Seigneur... ... Ce ne sont pas seulement les deux possibilités de l'humanité, mais aussi les deux mouvements du Christ lui-même. Le premier mouvement est le chemin qui va du ciel à la croix. Sur ce chemin, le Seigneur envoie le larron de droite. Le deuxième chemin va de la croix à l'enfer; sur ce chemin, il doit suivre le larron de gauche pour le chercher là-bas".... ... ...

"L'essentiel du samedi saint, dit Adrienne, c'est que toute spontanéité a cessé. Tout est rigide, seul le fleuve est en mouvement. Mais il est en mouvement comme mort, comme sur une plaque tournante, c'est mécanique. Maintenant tout aussi en moi est comme ça. Il n'y a rien qui se passe, pas d'événements. Les événements, c'est quelque chose de très mystérieux que les hommes ne comprennent toujours que quand ils sont passés. On ne les attrape jamais. L'instant de la conception est pour une femme un événement extrêmement important, l'origine de l'enfant; mais elle n'en sait rien. Elle ne sait même pas si elle a conçu. Il en va toujours ainsi pour nous en quelque sorte. Nous vivons entourés et portés par la vie et ses événements, par la croissance et la grâce. C'est ce qui en enfer cesse complètement. C'est pourquoi maintenant non plus il n'y a aucune espèce de chemin d'homme à homme. Je ne pourrais pas aller chez vous même si je le voulais".

 

"Le samedi soir, je vais chez Adrienne dans l'espoir qu'il y aurait, comme les années précédentes, une sorte de passage vers Pâques, le commencement d'une clarté. Mais elle était descendue plus profondément que le matin. Elle me parla encore des péchés qu'elle voyait. C'était surtout ceux qui avaient vécu une double vie : l'une, religieuse mais fausse, par laquelle ils s'assurent contre Dieu; l'autre, égoïste, pour eux-mêmes. Ils se confessent, mais non en vérité. Pour la confession, ils ont tout un code chiffré : pour leur péché réel, ils disent tel autre péché précis. Pour quelque chose de profondément personnel, ils signalent quelque chose de commun, qui n'engage à rien. Ils font comme s'ils dévoilaient, mais ils cachent l'essentiel. Ils ont une sorte de vague repentir, mais qui ne va nulle part jusqu'au fond. Quand, par les circonstances ou par la grâce, ils ont été empêchés de commettre un péché, ils s'en attribuent à eux-mêmes le mérite. L'échelle de ces faux chrétiens va du peuple ordinaire aux fonctions les plus hautes de l'Eglise... ... Elle me décrivit des détails effroyables que je préfère omettre. Toutes nos assurances sont à la lisière de l'enfer".

"Tout d'un coup elle fut en extase"... ... ...

"Elle avait d'abord vu une foule interminable de pécheurs, chacun à côté de sa torche. Aucun ne brûlait, aucun ne voulait s'ouvrir et se donner totalement. C'était des bandes immenses, une procession interminable. C'était un spectacle si effroyable qu'Adrienne s'agita de plus en plus : ils doivent se  repentir, ils doivent brûler à tout prix! Tout d'un coup aussi l'ancienne Adrienne fut éveillée; la morte en bas et la vivante en haut ne furent qu'une pendant un moment, c'est pourquoi elle put s'offrir elle-même, elle put collaborer. Et elle vit devant elle, dans la boue profonde où marchaient des pieds innombrables, une tout autre trace : l'empreinte du pied du Seigneur, qui traversait toutes les autres. Une trace absolument pure, une trace qui montait. Elle en fut saisie tout entière : suivre cette trace! Et pour l'amour du ciel : doucement, et soi-même ne pas laisser de trace derrière soi afin que personne ne soit trompé et se mette à suivre ses traces à elle plutôt que celles du Seigneur. Elle savait qu'il y avait moyen de la suivre, qu'il y avait une corédemption".

"Il se produisit alors un mouvement de vie dans la procession; tous vinrent et lui remirent leurs torches. Elle en recevait, elle en recevait! D'abord elle s'appuya pour avoir une meilleure position, puis elle s'éloigna du mur pour pouvoir en saisir davantage, pour pouvoir aussi en porter avec son dos, mais finalement il y en eut tellement qu'elle tomba par  terre. Quand elle revint à elle, elle vit le Seigneur debout devant elle, avec un regard indicible. Avec ce regard qui transperce tout l'être, qui est sa propriété. Dans ce regard, son âme était ouverte devant lui, c'était comme une confession parfaite. Et maintenant elle le savait : il y a une rédemption, également pour les autres. Tous peuvent s'ouvrir de la même manière et tous se confesseront. Mais elle-même - elle disait toujours 'nous' - avait le droit de procurer cela. Une joie énorme s'empara d'elle quand elle reconnut qu'il y avait à nouveau une communion entre elle et les pécheurs. C'était encore toujours la scène de l'enfer, mais ici se rencontraient deux groupes d'hommes dans l'unité du Christ : ceux qui avaient le droit d'aider et ceux qui étaient secourus... ... ... (Puis, avec les plus grandes peines, le P. Balthasar conduisit Adrienne jusqu'à sa chambre à coucher). Chaque pas dans l'escalier était une aventure et une pleine mesure de souffrances. Mais elle était heureuse et elle disait toujours : il y a une rédemption!"

 

"La nuit, Adrienne ne dormit pas à cause de ses souffrances; elle devait constamment changer de position". (Mais le matin, à sept heures et demie, elle était au home Sainte-Catherine pour la messe)... ... ...

 

"L'après-midi, nous parlâmes longtemps du purgatoire et du ciel. Adrienne décrivit comment dans le purgatoire tout était purifié et soldé. A la fin de la purification, on a rattrapé toute négligence de manière à ce qu'on ne peut plus rien regretter. Au ciel, on ne pense jamais qu'on a négligé quelque chose sur terre. Cependant il n'y a pas uniformisation par le purgatoire, les différences demeurent qui sont conditionnées par la vie terrestre. Mais toute mensuration et toute comparaison sont supprimées. On peut seulement dire que les uns sont différents des autres. Les uns comprennent davantage, mais tous sont contents. Cela vaut naturellement pour les saints eux-mêmes; et ici il apparaît que les natures déjà sont de différentes tailles. Gratia supponit naturam : la sentence est valable jusque dans la plus haute béatitude. La petite Thérèse est certes une 'grande sainte', mais comme nature humaine, elle a un petit format comparé à celui de saint Paul. De ce que Dieu lui avait donné, elle a fait le maximum qu'elle a pu, c'est en cela que réside la grandeur de sa sainteté".

"Adrienne mentionna aussi qu'à la sortie du purgatoire se trouve la Mère de Dieu, en quelque sorte comme l'hôtesse du ciel, qui introduit les invités dans la salle. Vers la fin, Adrienne eut encore une grande vision de la rédemption... ... Elle me promit de me décrire cela plus tard".


 

1945


 

Dimanche de la Passion. "Nouvelles intuitions sur les conditions préalables de la Passion en Dieu. Adrienne parle de la 'pré-Passion' du Fils dans le Père. Le Fils 'souffre' avant l'incarnation de ce que le Père, atteint par les hommes, souffre de sa création. Mais cette souffrance n'arrive pas dans les ténèbres comme plus tard sur la croix, elle arrive dans la lumière de l'amour. Malgré cela, c'est comme un exercice préparatoire à la Passion réelle avec la séparation du Père. Comme si un amant souffrait tout près de l'aimé au cas où celui-ci permettrait à l'amant de souffrir pour lui, de se laisser infliger une peine à sa place par exemple. Si quelque chose de ce genre se produit dans l'amour réciproque, c'est pour l'amant une vraie joie, car il ne fait rien plus volontiers que d'épargner une douleur quelconque à l'aimé. Ou bien comme un enfant qui apprend à marcher, tenu à la main par son père : l'enfant n'a aucune peur tant qu'il sent que son père le tient. Et s'il fait quelques pas, c'est plus la main de son père que ses propres jambes qui le maintiennent. Ce n'est que lorsque le père le lâche réellement et disparaît  et que l'enfant se sent seul que cela devient difficile. De même aussi pour le Fils sur la croix quand le Père l'abandonne pour qu'il apprenne ce que cela veut dire être laissé seul dans la souffrance"... ... ...

"Les jours suivants sont très durs. Les plaies ressortent fort. Adrienne dit cependant que, si elle a bien compris, il lui a été promis que c'était la dernière année où les plaies (les stigmates) seraient visibles extérieurement; plus tard, elles ne seraient plus senties qu'intérieurement, comme au début. Mais elle n'était pas tout à fait sûre". (Le P. Balthasar s'absente alors pour une retraite à l'extérieur et ne revient qu'au début de la semaine sainte).

 

Mardi saint. "La soirée fut mauvaise; cela me donna une idée de ce qu'Adrienne avait souffert ces jours derniers et surtout la nuit. Elle était comme absente par pure angoisse; tout d'un coup elle tomba de sa chaise par terre et elle resta là allongée pendant une demi-heure environ dans des souffrances morales extrêmes sans me remarquer. Elle vit en esprit des scènes de la Passion qui lui étaient totalement présentes : les hommes d'aujourd'hui torturent le Seigneur, se ruent sur lui, le clouent toujours à nouveau et le foulent aux pieds pour ainsi dire de tout leur poids. La Mère du Seigneur aussi, ils la torturent de la même manière. Adrienne tremblait de tout son corps. Elle gémissait : 'Non, non, pas cela!' Ou bien elle poussait soudain un cri étouffé quand elle voyait quelque chose de nouveau. Elle m'appelait aussi, je devais aider, mais elle ne me voyait pas"... ... ... Le mercredi soir, Adrienne est plus calme, plus retenue, les souffrances et l'angoisse sont intérieures.

 

Nuit du jeudi au vendredi. "La nuit du mont des oliviers se déroula comme les années précédentes. Cela commença à nouveau par une grande angoisse, une inquiétude terrible, qu'elle cherchait à cacher; puis tout d'un coup ce fut la honte qui l'envahit; elle est par terre, se cache la tête et dit toujours : 'Un manteau, s'il vous plaît!... Dois-je donc être si nue?' Avec cela des souffrances corporelles. Adrienne s'était promise 'd'être brave', de se faire remarquer le moins possible pour ne pas trop m'accabler. La plupart du temps elle était à genoux ou allongée par terre pendant que s'accomplissait en elle la terrible procédure; elle ne fut emportée dans l'extase par les souffrances qu'un court moment : elle ne me reconnaissait plus. Pendant ce temps, elle vit une grande foule d'hommes - après coup elle les appela des pharisiens -, des gens qui, en partie aussi dans l'Eglise, ne veulent pas croire à la croix et à sa nécessité et à sa puissance, qui sont d'avis que tout irait très bien aussi sans la souffrance. A ceux-là, elle disait son sentiment et les réprimandait; après coup elle disait : 'J'espère qu'ils ont compris!' Entre deux, elle vit la Passion en de multiples tableaux, surtout le Seigneur en croix en différentes positions. Elle me le montrait du doigt : je devais aussi regarder, et elle me demandait instamment d'aider le Seigneur"... ... ... (Vers trois heures du matin, le P. Balthasar l'accompagna jusqu'à sa chambre à coucher, il dut presque la porter, tant elle chancelait).

 

Vendredi matin. "De dix heures à midi. Adrienne est extrêmement fatiguée; elle dit qu'elle mourrait bientôt; elle ne veut pas me croire quand je lui dis que ce ne sera pas une mort définitive".

 

"L'après-midi à trois heures, je suis à nouveau chez elle. Elle ne répond pas : 'Entrez' quand je frappe; elle est assise comme une mourante devant le feu. Elle ouvre à peine les yeux, elle me regarde comme un étranger. La scène de la mort dure cette fois aussi plus longtemps. Adrienne est presque totalement absente, elle gémit doucement, elle est absolument sans force, elle s'affaisse sur elle-même, murmure une prière : 'En tes mains...' Finalement elle dit : 'Nous voulons te remercier...' Puis après trois heures et demie, elle se réveille lentement, elle regarde autour d'elle, étonnée, elle demande où elle est, remarque : C'est passé".

"Puis elle voit le Seigneur devant elle sur la croix dans une vision... Le Seigneur est mort. Il est suspendu à la croix dans une obscurité totale. Bien au-dessus et, séparée de l'obscurité, sans transition, la lumière du Père et de l'Esprit Saint, comme en attente. Dans cette lumière d'en haut, le Fils devient visible, lumière lui-même, transparent, spirituel (il semble avoir une sorte de corps spirituel, dit Adrienne, mais seulement pour que nous puissions le saisir), il est réuni au Père un instant. Dans cette réunion, il remet au Père la rédemption accomplie, mais seulement comme quelque chose de provisoire. L'essentiel est achevé et déposé auprès du Père. C'est le fruit objectif de la rédemption, non l'amour éprouvé (que le Fils perdra en enfer). La réunion du Père et du Fils est comme ponctuelle et établie en vue d'une nouvelle séparation : le Père accueille la rédemption et le Fils reçoit sa nouvelle tâche qui n'est plus une mission dans le monde des vivants, mais qui concerne totalement le Père lui-même. Puis Adrienne voit comment le Fils redevient ténèbres et ne fait à nouveau plus qu'un avec le mort suspendu à la croix pour descendre dans le royaume du purgatoire et de l'enfer. Non comme s'il descendait avec son corps mort, mais il est dans l'état du mort, de celui qui n'est pas encore ressuscité. L'instant où le Père et le Fils se rencontrent après la mort et où le Seigneur demeure au 'paradis' n'est rencontre que comme point de départ d'une séparation renouvelée le samedi saint. Dans la séparation, le Père va initier le Fils à ses mystères ultimes, et cette initiation doit se faire dans la séparation"... ... ...

"La descente du Fils aux enfers, c'est le Père qui livre son secret... Un exemple. Il pourrait se faire que quelqu'un veuille faire connaître à son ami tous les secrets de sa vie; il lui remet pour cela les clefs de son bureau où se trouvent son journal et ses lettres d'amour, son compte en banque, bref tous ses secrets. Lui-même ne veut pas être là quand son ami regardera tout cela, il s'absentera et, plus tard, les deux n'en parleront pas non plus. Celui qui a livré son secret ne veut pas savoir ce que son ami a regardé, il ne veut pas savoir s'il a tout lu ou une partie seulement ou rien du tout. Cela devait simplement montrer sa pleine confiance et toute question serait un signe de méfiance. L'amour remet la clef sans vouloir savoir ce qui s'ensuit, et la mesure où le secret a été partagé doit elle-même rester un secret. Car le secret a été laissé à la libre disposition de l'ami"... ...

"Le Père accordera au Fils - et cela en étant lui-même absent - de connaître le mystère de ses ténèbres qu'il s'était réservé depuis toujours. C'est le mystère du Père qu'il a gardé pour lui jusqu'alors parce qu'il n'avait remis au Fils que la rédemption, la miséricorde, l'amour, la lumière, la vie. Il ne l'a pas envoyer pour juger, mais pour racheter. L'enfer est traité comme un mystère entre le Père et le Fils. Après le retour du Fils au ciel, il ne fera pas non plus l'objet d'un 'thème de conversation' entre le Père et le Fils".

"Adrienne insiste beaucoup sur ce caractère mystérieux du péché; il n'est qu'une partie des grands mystères de notre foi. Dans l'Eglise catholique, on rencontre souvent une mésestime ou un affadissement de tout ce qui relève du mystère. On croit qu'on perce tout, on croit peser la gravité des péchés, on les répartit par catégories et selon leur poids,  on délimite avec soin les vertus les unes des autres et on croit pouvoir déterminer entre vertu et péché une zone indifférente. On oublie par là à quel point le bien et le péché demeurent en Dieu des mystères insondables qu'on ne peut pas non plus percer à jour dans la confession et que personne n'a le droit de vouloir pénétrer totalement... ... ... Par notre confession, nous nous dévoilons devant le Fils. La descente aux enfers est d'une certaine manière le dévoilement, la confession du Père devant le Fils. Dans les deux cas, l'ultime cachot est ouvert et montré de telle sorte qu'on ne laisse rien caché, la dernière chose justement doit venir à la lumière. C'est en cela qu'il y a une ressemblance entre la descente aux enfers et la confession. Dans le fait aussi que les deux se déroulent dans l'amour. On ne peut pas se confesser sans amour. En dehors de l'amour, on peut s'analyser aussi longtemps qu'on veut, se 'soulager' moralement en quelque sorte, avoir peut-être aussi ensuite le sentiment d'avoir fait une oeuvre méritoire : ce ne serait pas une confession. Peut-être pour l'âme une sorte de revue d'actualités hebdomadaire. Peut-être aussi quelque chose qui n'est pas très honnête, qui ne ferait qu'enfermer davantage encore l'âme dans son propre moi. On ne peut se confesser que si on aime Dieu, que si on possède du moins un début d'amour de Dieu, même si on ne reçoit à nouveau l'amour parfait que par l'absolution. La confession est l'amour qui cherche, l'absolution est l'amour trouvé".

"Que le Père donc montre son enfer au Fils, c'est un mystère de l'amour du Père. Il le fait avec amour : il ne fait pas tomber le Fils tout de suite dans l'enfer le plus profond, mais il le conduit pour ainsi dire à partir d'en haut et il commence par la partie du purgatoire qui est la plus proche du ciel. Le Fils rencontre ici ceux qui sont déjà purifiés par son amour rédempteur. Il ne voit certes pas le résultat de cette purification, la rédemption elle-même (ceci ne sera possible qu'à Pâques), mais il voit pourtant que l'amour est à l'oeuvre, son amour précisément qui s'est dégagé sur la croix. Qu'il voie cela, c'est une prévenance du Père. Le Père montre au Fils que, dans sa justice, il n'est pas insensible à la miséricorde du Fils; il lui montre, avant même l'achèvement de l'oeuvre de rédemption, les effets de l'amour à l'intérieur du domaine de la justice. Il lui ouvre le cachot du côté où l'amour est visible. Le Fils voit ici que les âmes se trouvent entre la justice et l'amour, il voit comment les deux coïncident dans le processus de purification... ... Les âmes marchent pour ainsi dire à tâtons des deux côtés, vers la justice et l'amour... ...

En arrivant dans le purgatoire, elles apportaient avec elles leurs empreintes et leurs idées humaines qui étaient en quelque sorte enfermées dans leur subjectivité. Elles doivent maintenant apprendre à juger selon la mesure de la justice et de l'amour de Dieu. Elles ne commencent pas toutes au même niveau. Les unes ont derrière elles une vie dans le péché, les autres une vie dans la grâce. Toutes sont pécheresses, mais elles ont saisi et reçu plus ou moins de la grâce. Toutes pourtant doivent mettre à jour leurs connaissances et s'adapter à l'atmosphère de Dieu. Elles doivent s'habituer à la justice du Père et à l'amour du Fils. En la matière, elles ne sont pas simplement passives, elles ne sont pas purifiées sans qu'elles le veuillent. Ce qu'a de passif le purgatoire, c'est qu'à présent elles ne sont mises que devant une possibilité : se laisser purifier, capituler devant la justice du Père et l'amour du Fils. Justice et amour attendent simplement d'être reconnus. Plus les âmes connaissent déjà l'amour et plus elles l'ont éprouvé, plus elles sont attendues par l'amour du Fils; plus elles étaient infatuées d'elles-mêmes dans la vie, voulant estimer toutes choses selon leur propre mesure morale, plus donc elles se trouvaient à côté de l'amour, plus elles tendent vers l'ancienne Alliance... ...Aucun coin de l'âme n'a le droit de se soustraire à la justice et aucun à l'amour. L'âme doit s'offrir tout entière à la justice et tout entière à l'amour, elle doit apprendre à connaître l'unité du Père et du Fils, elle n'a pas le droit d'être le moins du monde éclectique. Elle doit apprendre à être catholique. Cet aspect catholique consiste dans le fait qu'on se tient à la disposition de Dieu tout entier et qu'on ne choisit pas soi-même. Celui qui se confesse ne peut cacher aucun péché grave sans réduire à néant toute la confession... ... Dans le purgatoire, on ne peut pas mettre de conditions; on ne peut pas non plus vouloir faire juger tel péché par la justice et tel autre par la miséricorde, demander ici un peu plus d'indulgence tandis que là on veut bien porter éventuellement la juste expiation parce qu'on redoute la confrontation avec le pur amour. On doit se tourner de telle manière qu'on devienne accessible de tous les côtés à l'ensemble formé par la justice et par l'amour.

En contemplant tout d'abord ce mystère, le Seigneur voit pour ainsi dire l'institution, la constitution du purgatoire lui-même. Il le voit comme l'unité de la justice et de l'amour, de l'ancienne et de la nouvelle Alliance, donc comme conditionné aussi par la croix. A l'arrière-plan se trouve l'enfer qui n'est pas pénétré. Mais le Seigneur se trouve maintenant au milieu des deux extrêmes; d'un côté se trouve l'oeuvre du pur amour : la croix, de l'autre côté l'oeuvre de la pure justice : l'enfer. Et il voit ce que le Père fait des deux : il voit la synthèse. Il y a ici une prévenance réciproque de la part du Père et de la part du Fils. La prévenance du Fils consiste en ce qu'il a déposé sa rédemption auprès du Père pour être initié au mystère du Père. Par sa souffrance sur la croix, il a en main la clef de la rédemption; en soi, il pourrait absoudre toutes les âmes tout de suite et tout simplement et les conduire au ciel. Mais cela se ferait sans tenir compte du Père, cela ne se ferait donc pas dans l'unité de l'amour du Père ni à l'intérieur de sa mission. C'est pourquoi il doit se porter à la rencontre de la justice du Père. Le Père vient à la rencontre du Fils en ne lui montrant pas en premier lieu l'enfer nu, mais la synthèse de l'enfer et de la croix, donc l'effet de l'amour du Fils à l'intérieur de la pure justice. Avant la croix, il n'y avait que l'enfer définitif. Il n'y a de purgatoire que par l'acte rédempteur du Fils. Et le Père montre au Fils qu'il n'est pas sans être influencé par la rédemption, même si cette rédemption demeure provisoirement déposée auprès de lui, le Père.

Le Fils est ensuite conduit plus profondément dans le lieu de purification. C'est le lieu qu'Adrienne a déjà vu auparavant, où l'amour du Fils n'est pas encore reçu, où les âmes refusent encore d'entrer dans la flamme de l'amour purifiant. Tous les lieux et tous les états où l'amour du Seigneur n'est pas reçu correspondent à cette région du purgatoire... ... ... Et plus le Fils pénètre profondément dans le mystère du Père, plus grandit sa vénération pour l'oeuvre du Père; plus il veut laisser au Père sa liberté, moins il veut s'imposer avec son oeuvre; plus il devient pur don de lui-même au Père inconcevable en son action, plus il se livre aux ténèbres du Père. Il avance dans son mystère en tâtonnant. Il ne peut pas agir le samedi saint, il reste lié dans la vision".

"C'est pourquoi l’Église sur terre, qui vit dans l'amour, dont l'amour n'est pas lié, doit prier d'autant plus avec la Mère du Seigneur pour ceux qui n'accueillent pas encore l'amour du Seigneur, qui lient son amour; le Père fera que ces prières deviennent efficaces en suppléance pour le Fils qui, dans la vision du samedi saint, n'est pas capable de prier efficacement. Pour les croyants sur terre, le fleuve de la grâce n'est pas coupé, ils ont un accès immédiat à l'amour du Père. Ils interviennent avec leur prière pour le salut du monde".

"Ceux qui se sont détournés, ceux qui ne veulent pas encore accueillir l'amour du Seigneur, le Fils doit les confier au Père ici en bas, il doit laisser s'accomplir en eux la procédure du Père. Les âmes sont enfermées dans cet état. Elles ne souhaitent aucune aide et aucune prière de l'extérieur. Elles ne reconnaissent pas leur faute, elles ne sont pas prêtes à recevoir la pure grâce du pardon comme l'unique moyen de s'en sortir. Elles se targuent de leur propre justice, de leurs principes, de leur vie passée. Elles veulent expier leurs péchés selon un procédé qu'elles comprennent elles-mêmes. Elles sont ainsi remises à la procédure du Père qui sait bien, dans son mystère, comment, pour chaque âme, il a à combiner justice et miséricorde afin de les forcer et les conduire à l'amour du Fils. Il mêle toujours déjà à sa justice une goutte de l'amour du Fils sans que l'âme le sache et le reconnaisse. Avec le temps la procédure agira... L'âme commence alors à souffrir en tous ses membres et à ressentir son incapacité à se tirer d'affaire elle-même, elle se voit forcée de renoncer à ses assurances. La cuirasse de morale pharisaïque dont elle s'était entourée lui devient insupportable. Elle comprend qu'elle n'en sortira pas toute seule : elle a besoin d'aide. Elle doit demander qu'on intercède pour elle. C'est alors que le Seigneur est libéré, lui qui était lié par son refus. C'est alors que sa prière pour l'âme devient efficace. Et elle qui jusqu'alors était prise dans les glaces se met en mouvement, aspire à l'amour, se dirige vers la sortie du purgatoire. C'est pendant que le pécheur désire l'amour et la pureté de manière toujours plus pressante qu'il se repent toujours plus de son péché, qu'il laisse la prière du Seigneur et de l'Eglise devenir en lui toujours plus efficace, que le changement décisif s'accomplit en lui. Dans la mesure où il reconnaît la gravité du péché, où il commence à voir toute l'étendue du monde du péché et de sa malice, il oublie les limites qui séparent sa propre faute de celle des autres. Il ne voit plus qu'une chose : l'offense infinie faite à Dieu par chaque péché. Il ne la reconnaît pas directement dans les autres (dans le purgatoire, on ne voit pas les autres), mais en jetant un regard en arrière sur son état, comment il était dans la vie et comment il était quand il est entré dans le lieu de la purification. C'est dans ce tableau de désolation qu'il reconnaît la nature du péché d'une manière générale. Il ne lui importe plus alors de savoir si lui-même ou un autre a commis le péché; il n'a donc plus le souci de sa purification et de sa rédemption personnelles, il ne calcule plus le temps pour ainsi dire qu'il doit encore passer ici. Il est tellement possédé par la pensée de l'expiation et de l'aide à apporter aux autres qu'il serait maintenant prêt à rester avec joie dans le feu jusqu'à la fin du monde si seulement Dieu en était moins offensé. Tout le poids passe du moi à l'amour de Dieu et, par l'amour de Dieu, à l'amour du prochain. L'âme ne veut plus atteindre de buts personnels, elle ne veut plus être qu'un instrument de l'amour. A l'instant où cette pensée la remplit, elle est sauvée. Il lui est permis de prier avec le Seigneur et avec l'Eglise, sa prière commence à être efficace dans la communion des saints, et ceci est l'absolution définitive avec laquelle elle entre au ciel. Le purgatoire, c'est le moi; le ciel, c'est les autres. Le passage se fait dans l'amour du Seigneur. L'ordre de l'amour dans le monde et dans le purgatoire est comme inversé; sur terre, le grand commandement du Seigneur est de nous aimer les uns les autres. Par l'amour du prochain, l'amour de Dieu est garanti et établi toujours plus solidement. Le chemin décisif vers Dieu passe par l'amour du prochain. Dans le purgatoire, c'est inversé : le pécheur reconnaît d'abord l'offense faite à Dieu dont il est responsable, il arrive à l'amour du Christ et, à partir de cet amour, l'amour des hommes s'ouvre pour lui. A l'instant où il voit que l'amour du Seigneur est eucharistie, c'est-à-dire partage infini avec les frères, il est sauvé : il passe de l'état de confession dans le  purgatoire à celui de communion qui est le ciel".

 

Toujours le vendredi saint, le P. Balthasar est retournée chez Adrienne le soir vers neuf heures. Adrienne était descendue plus profondément dans le lieu de purification. "Déjà quand je la quittai dans l'après-midi, elle se sentait dans le voisinage de l'enfer. 'J'ai à nouveau ce goût dans la bouche', disait-elle, 'glaise et boue'. Maintenant elle parle de son état. Elle se sent dédoublée dans l'Adrienne qui pourrait mener une vie décente dans sa maison et cette autre qui doit faire des voyages aventureux à travers l'au-delà. La deuxième voudrait bien être la première, mais dès qu'elle se voit comme la première, un profond dégoût d'elle-même la saisit : tranquillité, bien-être, la vie paisible, le pharisaïsme! Un tel contenu de vie serait encore plus insupportable que la vie en enfer sans amour. Dans les deux situations elle voudrait se confesser, se dévoiler, pour arriver au fond; cependant partout elle rencontre la même chose : le manque d'amour. Si elle demeure voilée, elle ne voit là qu'une fuite de la bonne foi, donc du pharisaïsme; si elle cherche à se donner telle qu'elle est, le résultat est le même. Et plus elle cherche à se 'vêtir', à se 'donner' telle qu'elle est, plus nu paraît son pharisaïsme. Elle me décrit cet état désespéré avec une précision tout à fait étonnante d'analyse psychique, avec la froide objectivité que pourrait avoir un chirurgien des âmes. Le sens ultime de cette analyse, elle ne le comprend pas. Je lui dis : dans cet état, vous pouvez faire ce que vous voulez, ce sera toujours faux parce que votre amour pour Dieu est maintenant déposé auprès de Dieu et, sans amour, il n'y a que pharisaïsme. Ce mot la touche profondément; elle le comprend bien et l'approuve tout à fait sans qu'une aide lui soit par là offerte".

"Elle raconte ce qu'elle voit. Elle se trouve maintenant tout au fond, près du fleuve de l'enfer qu'elle a vu chaque année. Il s'écoule à nouveau sans fin et mécaniquement, sans vie propre. Il n'a pas de rive; il est au-dessus de la rive, il est plus haut que la rive et pourtant il ne déborde pas sur les côtés. Qu'il soit plus haut que la rive paraît comme une menace, on pourrait constamment être submergé, et pourtant le fleuve reste d'étrange manière à l'intérieur des limites qui lui sont imposées. On voit à cela que le péché est sans bornes, qu'il dépasse les limites de ce qui est concevable, mais qu'il n'est pas en mesure quand même d'aller au-delà de la rive que Dieu lui a imposée. Dans ce fleuve, Adrienne voit émerger deux planches ressemblant à un pont de fortune comme on en rencontre sur les torrents. Ce sont des poutres grossières, noircies au feu. Ce pont sert à décharger dans le fleuve de l'enfer les péchés qui ont été enlevés dans le lieu de la purification.  Aucun homme n'a jamais mis le pied dessus, et le Seigneur non plus ne le fait pas. N'y mettent le pied que ceux à qui a été confiée la tâche de porter les péchés en enfer. Adrienne ne sait pas qui c'est, peut-être des anges, pense-t-elle. Les déchargeurs apportent les péchés, gros et informes, comme le sont les péchés que charrie déjà le fleuve. Et pourtant ces péchés ont des proportions connues des déchargeurs. Pour parler de manière imagée : d'un pécheur sont déchargées dix brouettes pleines, d'un autre vingt brouettes. Le pécheur lui-même ne connaît pas les dimensions. Jamais il n'en a connaissance. Il sait seulement que son mensonge, sa luxure, etc., ont été enlevés. Il n'est jamais en mesure de comparer la quantité et le poids de ses péchés avec la quantité et le poids des péchés des autres. Cette quantité et ce poids sont objectivement connaissables. Le Seigneur aussi prend ses distances par rapport à ce savoir. S'il se souciait de cette quantité et de ce poids, il semblerait alors vouloir mesurer pour ainsi dire la somme totale des péchés enlevés. Mais justement cela, il ne le veut pas.  Il ne veut pas enlever seulement une certaine masse de péché, mais le péché du monde tout simplement. Tout le péché. Il ne veut jamais non plus regarder les péchés personnels séparés du pécheur. Il voit exactement le péché tant qu'il est attaché à l'homme qu'il aime. Il connaît ce qu'il y a en lui de bien et de mal. Mais seul lui importe l'homme, seul celui-ci l'intéresse. Dès qu'il arrive à séparer le péché du pécheur, le péché ne l'intéresse plus. Ce qui est enlevé appartient en quelque sorte à la comptabilité du Père. Seul l'amour intéresse le Fils; dans ses relations avec l'homme, il est conduit exclusivement par l'amour. Il ne veut rien savoir de ce qui ne serait pas l'amour. Le Seigneur n'aime pas moins un homme parce qu'il est pécheur. Il ne laisse jamais la mesure de son amour être déterminée par la mesure du péché. C'est pourquoi il ne veut pas connaître non plus les dimensions du péché. Il ne considère le péché que comme ce qui, dans le pécheur, empêche encore provisoirement l'accueil de son amour".

"Après m'avoir expliqué cela et comme je terminais d'en prendre note, une exclamation d'effroi échappe à Adrienne. Je vois qu'elle est totalement absorbée et que son esprit est ailleurs. La scène qui suit fait partie des plus inoubliables que j'ai vécues avec elle".

"Adrienne commence à aller et venir lentement dans la pièce, extrêmement concentrée. Sa mimique et ses gestes furent maintenant et au cours de cette scène (comme plus tard quand des scènes semblables se répétèrent) d'une force d'expression presque théâtrale.  Une sorte de pantomime fut jouée devant moi dont je devais retenir exactement le sens. Adrienne regardait devant elle avec un regard sombre; le regard se fit toujours plus grave, la marche plus lente; elle s'arrêta et commença à vaciller lentement d'avant en arrière. Je me souvins que lors du dernier samedi saint elle était tombée lourdement quand elle recevait les 'torches'. Je me levai pour la soutenir par derrière. Mais elle se remit à marcher. Elle ne me voyait pas. Puis elle s'arrêta à nouveau et, au dernier moment, je dus à nouveau la soutenir. Cela recommença de la sorte plusieurs fois; elle avançait, j'étais derrière elle pour la rattraper en cas de besoin. Mais elle éprouva ce soutien comme une charge croissante. Ses gestes exprimaient qu'elle était gênée, qu'elle se sentait entravée. Elle regardait si ses mains portaient des menottes, elle exprimait son désespoir d'être liée. Puis elle me regarda sans me reconnaître le moins du monde. Elle commença à parler comme on parle avec quelqu'un qu'on n'a jamais vu. Elle parlait un haut allemand très peu aimable bien que très courtois, presque de l'allemand de théâtre qu'on n'entendait jamais de sa part d'habitude. 'Qui êtes-vous?' Elle n'entendit pas ma réponse. 'Que voulez-vous de moi ici? Savez-vous qui je suis? Non, n'est-ce pas. Je vais essayer de vous l'expliquer. Voyez-vous, j'ai tout perdu. Je n'ai plus rien, vraiment plus rien... Je me suis perdue moi-même. Je ne suis plus qu'une faiblesse... J'ai perdu aussi ma profession ; vous comprenez : j'avais autrefois une tâche, une mission; je les ai perdues... Et maintenant je dois chercher Dieu, car Dieu aussi je l'ai perdu. Qu'est-ce qu'on peut faire?' Je lui dis : 'Je pourrais peut-être vous aider à chercher Dieu?' Elle me regarda curieusement. 'Si vous me connaissiez exactement, dit-elle, si vous saviez que je n'ai vraiment plus rien, que je n'ai même plus de nom, vous ne le feriez sans doute pas'. Cependant, dis-je, je le ferais même dans ce cas. Elle me regarda avec un sourire sceptique et elle me demanda : 'Savez-vous ce que vous faites là? Avec moi que vous ne connaissez pas du tout, vous ne pouvez quand même pas vouloir faire ce chemin, jusqu'au bout, vraiment jusqu'au bout. Vous me laisseriez en plan longtemps avant'. Non, dis-je, je n'ai pas l'intention de la laisser en plan, je veux vraiment essayer d'aller avec elle jusqu'au bout. Adrienne alors devint pensive et elle dit très lentement : 'Alors j'ai peut-être trouvé mon prochain ici en enfer'... ... Puis elle me regarda, elle commença à sourire curieusement, d'une manière sceptique pour ainsi dire, et elle s'éveilla lentement comme d'un rêve. Il lui fallut du temps pour se retrouver dans sa pièce; lentement elle me reconnut, elle était infiniment étonnée. 'Que faites-vous donc ici?' Je dus rire terriblement avant qu'elle-même fût gagnée par mon rire incoercible. 'Je ne vous ai jamais vu aussi joyeux', dit-elle. 'Pourquoi donc riez-vous comme ça?'... ... Adrienne ne comprenait pas ma gaieté, elle commença à me raconter ce qui lui était arrivé. 'J'étais en enfer, absolument seule. Je voyais les traces du Seigneur, mais pas lui. Je devais chercher Dieu, le Père. Et j'étais désespérée. Je voulais me précipiter dans le fleuve, sans arrêt. Mais il y avait quelqu'un qui me retenait toujours. Il m'entravait, j'étais dans son obéissance et cela m'était désagréable. Un homme tout à fait inconnu, pas antipathique, mais qui m'était totalement étranger. Puis je lui expliquai ma situation. Et, chose curieuse, il voulut m'aider, et m'aider jusqu'au bout. Je compris alors que c'était mon prochain'. 'Mais c'était moi-même', dis-je. Adrienne ne comprenait toujours pas. Elle ne voulait pas me croire. 'J'ai avec vous une tout autre relation. Vous êtes mon ami, que j'aime en Dieu. Mais celui-là par contre était un homme totalement étranger'. Je riais encore toujours. Oui, lui dis-je, il peut bien se faire qu'on trouve son prochain en enfer, et tout d'un coup le prochain et l'ami sont une seule et même personne".

 

Matin du samedi saint. Le P. Balthasar apprend au téléphone qu'Adrienne est dans une profonde angoisse et une grande solitude. "Au fond de l'enfer". Quand il arrive chez elle dans l'après-midi, elle dicte ce qui suit sur Dieu Trinité et le péché comme préparation à la relation du Fils au péché en enfer.

"Sur terre, le croyant reconnaît le péché par l'Esprit Saint. C'est lui qui donne à l'homme la faculté de reconnaître comme péché tel acte précis de telle manière qu'on reconnaît aussi en même temps tout ce qui l'entoure, ses développements, ses ramifications. Quand un homme commet un adultère, c'est un acte concret; mais il a des rapports de tous côtés, des fils le relient à d'autres actes et à d'autres intentions, il a autour de lui une 'sphère', il est en relation avec d'autres péchés. On ne perçoit pas tout cela avec la seule raison naturelle. Si on vit dans la grâce, l'Esprit Saint découvre tous ces rapports. D'une manière tout à fait objective. Il dévoile les faits. Il introduit dans la nature du péché, naturellement sans éveiller le moins du monde l'envie de le commettre.

L'homme qui pourrait commettre un péché le connaît donc d'abord comme péché objectif. La tentation de le commettre peut alors naître en lui. Le péché reçoit une nouvelle relation à lui, il voit le plaisir et l'avantage que cela lui apporterait de le commettre. Il est entré dans le domaine de la tentation subjective, et ce domaine est celui du Fils. C'est contre la tentation que lutte la grâce du Fils. Il offre son amour efficace, immédiat, pour aider. Comme aide subjective. Celle-ci va jusqu'à vaincre le péché".

"Cette victoire elle-même et le sacrifice qui y est inclus appartiennent au Père. Dès que le combat est fini, dès qu'il est décidé que l'homme ne péchera pas, commence le domaine du Père".  (Suit un long développement sur le domaine du Père, du Fils et de l'Esprit Saint en ce qui concerne le péché, et ensuite sur ce qui reste du péché en enfer). "En enfer, le péché est là comme ce qui est accompli... Le péché nu et ce que l'homme lui a donné de lui-même... Quand le péché est éliminé de l'homme, cela aussi doit être éliminé. Cela appartient désormais à l'enfer".

"Et maintenant, le samedi saint, le Fils commence à chercher Dieu en enfer, donc dans le mystère du Père, mais où il voit ce qui est rejeté par le Père, où donc le Père ne peut être visible. Il le cherche tout de même. Dans l'objet il cherche l'Esprit Saint, dans la tentation il cherche son amour, dans le péché accompli il cherche Dieu. Mais parce qu'il n'y a ici que ce qui est rejeté, repoussé, enlevé, il ne peut pas trouver. Il est ainsi dans une pure solitude. Cette solitude est pour lui toute différente de sa solitude sur la croix. Sur la croix, il pouvait encore appeler Dieu son Père, auprès de qui il avait tout déposé, même s'il ne le voyait plus. Car sur la croix il se possédait encore lui-même comme étant le Fils. Ce qui ne veut pas dire que sur la croix il n'ait pas été totalement abandonné ou qu'il aurait joui d'une solitude satisfaite d'elle-même. Mais la Passion sur la croix était une Passion de solitude qui avait mis le toi en dépôt, qui avait renoncé au toi par amour. C'était une soif d'amour qui était de ce monde. En enfer, la soif n'est plus de ce monde, elle est du monde d'en bas, elle a une infinité et une éternité négatives. Sur la croix, le Seigneur voyait encore chacun des hommes vivants pour qui il souffrait même s'ils étaient infiniment nombreux. Et même si la croix était une exigence tout à fait démesurée, il avait pourtant conscience de s'être prodigué pour le péché du monde. On pouvait toujours encore prendre quelque chose au Fils, il avait donc toujours encore quelque chose à donner. En enfer par contre, il n'y a plus ni Dieu ni d'homme pour recevoir quelque chose. Sur la croix, le Seigneur est mort pour communiquer la vie. Ici il n'y a plus de vie, tout est mort et rejeté. Sur la croix, la souffrance avait encore au moins le visage du sacrifice, et donc de l'amour (même si c'était un amour déjà disparu), la recherche du Père se faisait dans une sorte d'amour productif. Ici, aucun amour n'est plus possible, parce qu'il n'y a plus la moindre chose digne d'être aimée. Le Fils est jeté dans quelque chose qui n'a plus besoin de sacrifice, parce que c'est ce qui est déjà rejeté. Auparavant la souffrance rédemptrice était une oeuvre du Fils; maintenant sa souffrance est une oeuvre du Père que le Fils regarde. C'est une souffrance qui n'est pas du tout incluse, pas du tout prévue dans l'oeuvre et la tâche du fils, c'est une exigence démesurée qui n'est plus dans le cadre de la mission du Fils mais au-delà de sa mission. C'est pourquoi la recherche de Dieu en enfer n'a pas d'espoir de le trouver, c'est une recherche dans le chaos. Car derrière chaque péché, le Fils ne voit qu'une chose, c'est que le Père n'y est pas. Plus le fleuve le submerge, plus le saisit cette absence absolue de Dieu. Ici aussi il y a une descente progressive dans la boue du péché : le Fils se tient  d'abord à la lisière du péché, mais ensuite il s'avère nécessaire qu'il entre dans le péché pour le saisir totalement. Sur la croix, le Fils a pris le péché en lui de manière active; ici, pour le saisir, il doit y entrer. Plus il y entre, plus le pénètre l'absence du Père. Dans l'objet, dans la tentation, dans le péché accompli, il trouve le pur négatif du Père. Les traces positives sont celles auxquelles on reconnaît que quelqu'un était là qui maintenant s'est éloigné. Ces traces révèlent quelque chose d'une présence antérieure. Mais il y a aussi des traces négatives, celles qui ne montrent en toute sûreté qu'une chose : l'absence absolue, celui qu'on cherche n'est sûrement pas là. Dans les trois états du péché, le Fils reconnaît une chose avec certitude : le Père n'est pas là. Car ce qu'il voit, c'est ce qui est rejeté et éliminé définitivement par le Père, ce à quoi n'adhère plus rien de la relation originelle du Père à sa création".

"C'est le nouveau chaos, c'est l'opposition originelle à Dieu. C'est à partir du premier chaos que Dieu avait créé le monde. Il avait 'délivré' le monde du chaos en le créant. L'enfer est le chaos restauré : il est fait du rejet de Dieu par le monde. Dans la mesure où le monde rejette Dieu, il ne reste plus à Dieu qu'à laisser le chaos revenir là où est le refus; la somme de tous les refus forme le chaos, l'enfer. Le premier chaos avant la création n'était ni bon ni mauvais; il était simplement une possibilité neutre. Le chaos maintenant, c'est le mal séparé du monde, et le monde se trouve maintenant au milieu entre le ciel et le chaos de l'enfer... ... Par ce refus d'accueillir, Dieu est obligé de créer un nouveau chaos constitué par ces refus : l'enfer".

"L'enfer est un mystère qui résulte de l'amour de Dieu pour le monde. Le péché en tant qu'objet est la conséquence du fait que dans l'amour doit régner la liberté et donc que le refus soit possible. Le péché en tant que tentation est le fait de ne pas accueillir la semence de Dieu dans le cadre du mystère de l'union : le mauvais usage de l'amour, l'accueil fait à moitié, le jeu, l'avortement. Le péché en tant qu'accompli, c'est le refus total lui-même. L'enfer contient le péché en tant qu'accompli, mais il est accompli en incluant nécessairement en lui l'objet comme la tentation subjective".

"L'enfer, c'est aussi le résidu qui ne peut être sauvé, qui ne s'ouvre pas. Il est l'obscur contraire du lumineux mystère d'amour qui existe entre le Père et le Fils. De même que le Père fait connaître son mystère au Fils non seulement comme mystère mais dans le mystère, comme ce dont on ne parle pas (même après), de même il y a dans le péché un mystère; le mystère reste et ne s'ouvre pas : l'enfer... ... ... Malgré toute l'égalité de nature entre l'homme et la femme, l'homme est ce qui est originel, la femme ce qui est dérivé. De même le Père et le Fils sont de même nature dans la divinité, mais le Père reste la source du Fils, l'origine infinie du Fils. Le passage du Fils à travers l'enfer en tant que mystère du Père est un signe de la paternité du Père vis-à-vis du Fils. Par les ténèbres de l'enfer, le Fils se dirige à tâtons vers le mystère de la source".

Après avoir dicté cela au P. Balthasar, Adrienne sombra à nouveau dans un état où elle ne le connaissait plus, où elle ne savait plus où elle était. "Elle croyait être seule. Elle s'agenouilla et fit toutes sortes de choses incompréhensibles sur le moment"...  ... ... A la fin, elle commença lentement à reconnaître le P. Balthasar. "Pour la deuxième fois elle avait expérimenté qu'en enfer l'ami devient un prochain anonyme, que là on est dépouillé de toute particularité et de tout lien personnels et qu'il ne reste plus qu'un amour anonyme et aveugle, qui ne connaît qu'une marche ensemble isolément".

"Quand elle fut revenue à elle, elle m'expliqua ce que je n'avais pas compris. Elle était en enfer et elle savait qu'elle devait tout donner... ... Elle devait être totalement donnée. Brûler entièrement et sombrer entièrement dans le fleuve. Une force quelconque, qui lui était pénible, l'en empêchait. (Pendant qu'elle était 'ailleurs', le Père Balthasar l'avait empêché plus d'une fois de faire des choses déraisonnables). Elle sentait à son bras comme de froides entraves de fer ou aussi des entraves boueuses. En enfer, elle ne pouvait éprouver l'obéissance que comme une sorte de lien mort "... ... ...

 

"Le soir à neuf heures, je revins chez elle une fois encore. Je frappai, elle me dit : Entrez. Elle était debout au milieu de la pièce. Elle ne me reconnut pas. Elle était à nouveau dans le même état extatique. Je m'assis, elle me regarda attentivement, mais froidement"... ... Le P. Balthasar lui dit qu'il aimerait bien l'écouter... Il prit son bloc-notes et se mit à écrire ce qu'elle disait... ... (Sur le péché et l'Esprit saint, le péché et le Père, le péché et le Fils, le péché et l'enfer, ce qu'il y a de plus caché dans le mystère du péché...) "A la forme de tentation subjective, on peut lire à qui appartient ce péché qui se trouve ici en enfer... L'homme prête au péché quelque chose de lui-même pour qu'il puisse prendre place en lui. Il investit une partie de lui-même dans le péché, il livre quelque chose de lui-même. Cette part de l'homme est corrompue et perdue par le péché, et elle doit être évacuée avec le péché. Certes quand l'homme se repent, quand il se confesse, il est celui à qui Dieu a pardonné, celui que Dieu considère comme pur parce que l'amour du Fils habite en lui. Mais malgré cela, il est celui qui doit confesser ce péché et qui, avec son péché, a repoussé ce que Dieu lui avait donné de plus personnel. Cette partie perdue de l'homme va en enfer avec le péché. L'homme a perdu l'intégrité que Dieu lui avait donnée parce qu'il n'a fait aucun cas de cette intégrité et cela parce qu'il ne connaissait pas l'amour. Car c'est seulement dans l'amour que l'homme est complet. Dans le péché, il perd quelque chose de lui-même. Ce manque, le Seigneur le compense par son amour. Il insère pour ainsi dire en l'homme la partie perdue. Mais que l'homme ait péché, cela le Seigneur ne peut pas non plus faire que cela ne soit pas. Il remplace ce qui est perdu par sa propre substance, et cela non pas strictement, mais avec surabondance, comme il le fait toujours. Il se fait ainsi qu'il y a maintenant dans le pécheur quelque chose qui ne lui appartient pas mais qui appartient au Seigneur. Il y a maintenant en ce pécheur une place que le Seigneur occupe. Depuis que cet homme s'est repenti et confessé, le Fils a plus de place en lui qu'auparavant parce que quelque chose de cet homme, qui en soi n'était pas mauvais, qui était neutre, qui faisait partie de sa personnalité, a disparu par son péché et est remplacé par la grâce du Seigneur. En ce qui concerne le péché, cet homme n'est plus intact, il n'est plus vierge, mais ce qu'il a perdu se termine devant Dieu par un gain parce que la grâce a remplacé plus abondamment ce qui avait été perdu. Parce que le pécheur qui a été pardonné appartient en quelque sorte plus étroitement à Dieu que celui qui n'a pas connu le repentir. Mais le moins correspondant à ce plus est conservé en enfer. Ce moins se trouve ici comme un témoignage contre le pécheur, comme ce que le pécheur a cédé au péché. Ce qui se trouve là est une disposition qui aurait pu être employée pour quelque chose de bon. Si un homme est fait de mille dispositions de ce genre, qu'il pourrait développer en vie chrétienne dans le Seigneur, il en a peut-être gaspillé cent en péché. Le Seigneur les a certes remplacées abondamment, mais en puisant dans le trésor de sa grâce. Lui, l'homme, ne s'appartient donc plus à cent pour cent. Une part de lui-même est une grâce du Seigneur. S'il était mort sans péché, il serait venu au ciel avec lui-même. Quand il arrive maintenant, c'est par une compensation du Seigneur. Il a été adapté au Seigneur dans un état indigne, c'est-à-dire dans l'état de pécheur alors qu'il aurait quand même été plus digne pour le Seigneur de s'adapter à un non pécheur. Ainsi celui qui a été pécheur se trouve certes maintenant plus proche du Seigneur, mais il est en même temps, en tant que pécheur, représenté en enfer de manière négative. Il sait qu'une effigie de lui, plus ou moins grande - sa taille, il ne la connaît pas, cela ne le regarde pas -, se trouve en enfer, enterrée et rejetée. Ce péché tout à fait personnel, qui est exclusivement sien, est présent enfer. Et ce, avec une part de lui-même, avec la part où le péché a vécu et prospéré. De savoir cela est profitable pour le pécheur : cela combat en lui le pharisaïsme. Il sait qu'il n'a plus jamais le droit de se considérer comme un juste. Cette tentation est passée; en tant que sauvé, il sait que l'enfer possède son reflet. Et de le savoir le rend dépendant de la grâce et de la vie du Seigneur. Quand viendra la tentation suivante, il se rappellera peut-être qui il est et il réclamera la grâce à grands cris. Et puis il est lié plus étroitement au Seigneur, il ne s'appartient plus à lui-même"... ... ...

"Nous avons besoin de cette connaissance de l'enfer et du purgatoire tout autant que du mystère de la croix et de la Passion pour pouvoir développer la vie chrétienne dans un sens trinitaire. Nous sommes accueillis de manière trinitaire dans la nouvelle alliance, ce qui signifie pour nous l'obligation d'y grandir aussi de manière trinitaire. Et si cette croissance ne doit pas être interrompue, si elle ne doit pas se dessécher avant l'heure, nous devons connaître par le Père, par le Fils et par l'Esprit Saint aussi bien ce qui est dans le ciel que ce qui est déposé en enfer. Mais tout cela n'est indiqué ici que sommairement parce que maintenant l'amour fait défaut. Et la vision de l'enfer n'a de sens que si elle a lieu à partir du ciel"... ... ...

... ... ... "Commença alors une longue conversation dont je n'ai retenu que quelques fragments. C'était comme un dialogue sur une scène imaginaire. Je devais m'efforcer de donner des réponses aussi claires, aussi précises et aussi véridiques que l'étaient les questions. Elle me demanda pourquoi j'étais ici en enfer. Je dis que c'était pour l'accompagner. Elle : Pourquoi m'accompagnez-vous? Moi : Par devoir et par amour. Elle : Par devoir et par amour? Alors je dois vous soumettre à un examen. Elle me posa des questions et elle ajouta finalement : Vous devez savoir ce que vous faites si vous voulez m'accompagner. En enfer, on ne peut qu'être seul, même si on y va à deux. On va ensemble et on est pourtant totalement séparés. Après avoir dit cela et d'autres choses, elle me regarda longuement avec un sourire mystérieux, elle s'éveilla lentement et elle se demanda avec méfiance qui pouvait être cet étranger... ... ... (Quand elle revint à elle, elle parla avec le P. Balthasar de ce qui s'était passé. Le P. Balthasar lui expliqua). "Un vague souvenir lui vint alors. Elle avait dû apprendre quelque chose à un étranger. Il était assis là comme une souche; il semblait n'y rien comprendre... Elle ne savait plus qu'une chose, c'est qu'elle... avait souffert de manière indicible. Solitude absolue, damnation, aucune trace d'espérance"... ... (Quand le P. Balthasar prit congé d'elle, il lui posa la question) : "Tenez-vous la résurrection pour possible? Demain, c'est Pâques. Elle dit : C'est vrai, je le crois, mais pas encore en moi-même; je le crois par ce qui en moi vit dans votre foi".

N.B. Mgr Albert Rouet estime qu'on ne sait plus ce que veut dire "Il est descendu aux enfers"  (dans J'aimerais vous dire, paru en 2009, p. 107). Il y a peut-être quelque chose à chercher chez Adrienne von Speyr.


 

1946

 

Jeudi saint. Les deux semaines précédentes, le P. Balthasar a été absent pour deux retraites. Quand il rentre le mercredi soir, Adrienne est au bout de ses forces, "convaincue qu'aucun carême n'a été aussi démesurément exigeant". Suivent des réflexions sur le péché : "Quand le Seigneur souffre, il ne doit pas seulement assumer le péché pur et simple mais, ce qui est plus pénible, toute sa préhistoire et toutes ses suites"... ... ...

 

Vendredi saint. "Les souffrances comme chaque année"... Le P. Balthasar reste auprès d'Adrienne presque toute la nuit. Entre les temps de souffrance, il y a des pauses, un quart d'heure ou un peu plus; pendant ces pauses, Adrienne évoque bien des choses de sa jeunesse... Elle raconta aussi que, dans son enfance, elle était presque toujours au lit le vendredi saint, elle attrapait tout d'un coup une forte fièvre, des maladies inexplicables, si bien qu'elle ne pouvait pas se représenter le vendredi saint autrement"... ... ... Toute la nuit souffrances physiques et souffrances spirituelles : angoisse, honte et déshonneur, dégoût et nausée... ... ... Le matin, quand le P. Balthasar va lui rendre visite, "c'est toujours encore le même tourment".

 

Trois heures trente. "Adrienne décrit l'angoisse de la mort du Seigneur : aucun péché n'est oublié. Il les a tous pris dans sa souffrance, tous. Maintenant il a peur de la mort. J'ai soif... Il dit dans la plus grande angoisse : En tes mains, Père, je remets mon esprit. (Nous disons ensemble plusieurs fois cette prière)... ... ... Cette année, la pause avant la descente aux enfers est plus longue que d'habitude, jusque quatre heures et demie. Une conclusion tout à fait abrupte : 'Maintenant nous devons y aller'. Aussitôt elle ne me reconnaît plus; je suis pour elle un étranger"...

 

Premier enfer. Vendredi saint 5 heures... ... ... "Le Seigneur n'a pas oublié un seul péché,  il les a tous pris sur lui jusqu'à sa mort finalement pour l'amour de tous... ... La porte de l'enfer est très large. Les chemins qui mènent à Rome ne sont pas comparables à ceux de l'enfer. Mais il n'y a qu'une entrée : exactement par le milieu. C'est par cet endroit-là qu'entre le Seigneur. Et si quelqu'un va avec le Seigneur, il doit aussi passer exactement par le milieu. Car le Seigneur a vraiment pris sur lui tous les péchés. Il y a quelque chose à quoi on ne pense pas : quand le Seigneur va en enfer, il n'y va pas à vide, il y va avec tous les péchés pour les mettre en enfer, avec tous les péchés qu'il a pris sur lui. Il va en enfer pour les décharger".

"Jusqu'à présent nous avons toujours dit qu'en arrivant en enfer il trouve le péché séparé des hommes. C'est vrai certes. Mais malgré cela, il va aussi en enfer parce qu'il est porteur des péchés, lui sans péché. Il est chargé de tous les péchés, il est mort pour tous et maintenant il les décharge tous en enfer. Il y entre comme le propriétaire de tous les péchés. Et vous comprenez, tant qu'il est suspendu à la croix tous jettent sur lui leurs péchés. Durant sa vie, il en avait déjà ramassé une belle collection. Maintenant sur la croix, ils lui jettent volontiers tous les autres"... ... ...

"Le Seigneur vient en enfer chargé de tout le péché du monde. Il entre par le chemin le plus central, en un endroit si étroit qu'au fond il n'existe pas...  A son entrée, il porte bien tout le péché. Un pécheur dégringole en quelque sorte tout simplement en enfer. Le Seigneur, par contre, qui est la pureté même, porte le péché. Et maintenant se pose la question... : quels péchés porte-t-il? Ceux d'Adam? Le péché qui existe depuis toujours? Ou bien celui de ses disciples convertis? Tous les péchés qui ont été commis jusqu'au moment de sa mort? Ceux-ci sûrement. Mais quand même certainement aussi tous les péchés à venir. Seulement le Seigneur doit reconnaître d'une certaine manière ces péchés à venir. Mon péché par exemple.  Le Seigneur me l'enlève, le porte en enfer, mais il doit pouvoir me dire alors : Adrienne, c'est maintenant ton péché qui est enlevé là. Il me l'a enlevé une première fois, mais justement parce que je suis Adrienne, je continue et je pèche à nouveau. Et maintenant le Seigneur a besoin d'un signe de reconnaissance de mon péché. Ceci est donné dans la confession. De ce point de vue, ma confession est comme une question au Seigneur : 'Seigneur, as-tu aussi enlevé le péché que j'ai commis aujourd'hui?' Et dès qu'il est regretté et confessé, le Seigneur répond et me dit : 'Je l'ai reconnu, je l'ai porté'. Et alors son représentant peut donner l'absolution. Si par contre je ne me confesse pas, je n'ai pas la certitude que le Seigneur a porté aussi ce péché. Je puis peut-être m'imaginer qu'il l'a porté, je puis m'en tenir à la pensée qu'il a porté tous les péchés. Mais je ne sais pas si ce péché y est"...

"Supposons que vous portez un sac à dos d'un certain poids. Vous avez auparavant fait votre sac de telle sorte que les objets pointus ne vous piquent pas le dos. Le poids est adapté à vos forces. Puis arrive quelqu'un par derrière qui ajoute quelque chose dans le sac que vous portez déjà. Vous sentez peut-être vaguement que le poids a augmenté. Mais au seul poids, rien qu'en portant votre sac, vous ne pouvez pas savoir ce qu'il a ajouté. Si vous avez fait votre sac vous-même, en le défaisant vous saurez exactement ce qu'il y a dedans, comment vous devez le défaire. Si par contre des objets étrangers ont été ajoutés, vous ne pourrez pas défaire votre sac comme il faut. C'est ainsi que le Seigneur a chargé ses péchés. Il reconnaît chaque péché qu'il porte sur la croix et qu'il prend maintenant avec lui en enfer. Mais c'est comme si, au moment de sa mort, davantage encore de péchés que prévu étaient chargés sur lui et comme si, depuis ce moment, la reconnaissance du péché ne dépendait plus seulement de lui mais aussi du pécheur. L'homme doit être associé à cette reconnaissance car le Fils doit pouvoir prouver au Père qu'il y a des hommes qui se laissent sauver. Et ainsi dorénavant le signe de reconnaissance du péché qui est porté par le Seigneur se trouve dans la confession. Le Seigneur doit aussi recevoir cette reconnaissance de l'homme. Il doit pouvoir reconnaître ce qui plus tard, après sa Passion, lui est ajouté de péché à racheter. Le pécheur doit dire en quelque sorte au Seigneur : Seigneur, j'ai encore mis ceci dans le sac pour l'enfer".

"La relation entre le péché que le Seigneur trouve en enfer à son arrivée et celui qu'il apporte est très mystérieuse. Ce sont deux aspects du mystère de l'enfer qui sont tous les deux vrais et corrects. Le Seigneur ne peut décharger réellement le péché que si l'homme le regrette. Jusqu'alors il le porte. Ce n'est que lorsque le repentir a lieu, dans lequel est inclus au moins virtuellement la confession du péché, que le péché est liquidé en enfer. Mais en enfer  les péchés sont aussi placés en quelque sorte pour la démonstration : en tant qu'effigies, et il n'est pas dit que les péchés déjà pardonnés, déjà aussi en tant qu'effigies, sont définitivement effacés, dépersonnalisés"... ... ...

"Cette institution de la confession que nous expérimentons maintenant est une affaire extrêmement sérieuse. On est tout près de la source de la grâce, mais également tout près de la possibilité de la rejeter. C'est quand même une offre énorme que le Père fait, n'est-ce pas : je reconnaîtrai votre péché si vous le reconnaissez. Au fond, il jette presque la grâce au pécheur comme s'il disait : je vais te donner un million à condition que tu acceptes. Même pas dire merci, simplement recevoir. Recevoir seulement le don de la confession; tout le reste - le ciel, la vie éternelle - suit de soi. Il y a bien sûr des confessions où le confesseur est presque seul actif; il façonne la confession des péchés, il suffit au pénitent de ne pas s'opposer, de consentir seulement"... ... ...

Le P. Balthasar propose à Adrienne de prier avec elle et il commence le Notre Père. Elle l'interrompt constamment pour ajouter de nouveaux mots. "C'est ainsi que naît le Notre Père en enfer.

 

Notre Père, car nous sommes devenus les frères de ton Fils par la confession; en portant notre fardeau, le Fils fait comme s'il portait son propre fardeau. En étant suspendu à la croix, il est comme l'un de nous, il ne veut pas se distinguer; et ainsi, par lui, nous sommes devenus ses frères et tu es notre Père.

 

Qui es aux cieux : Dans le ciel qui maintenant est loin et fermé, et c'est pour lui que le Fils passe à travers l'enfer. Mais toi aussi tu es en enfer, car l'enfer est le royaume de la justice que tu t'es réservée, et ainsi l'enfer n'est pas loin du ciel.

 

Que ton nom soit sanctifié, non seulement au ciel mais aussi en enfer, en ce sens que l'exigence de ta justice soit ici totalement remplie et que ton Fils fasse ce passage à travers l'enfer pour porter également ton amour dans le lieu de ta pure justice.

 

Que ton règne vienne, le règne  que le Fils nous apporte du ciel sur terre et en enfer. Par le fait qu'il passe à travers l'enfer et que par là il institue la confession, il nous apporte le royaume de Dieu. Nous n'avons pas besoin de le chercher loin, il vient à nous comme de lui-même par le Fils si seulement nous ne le rejetons pas". Etc.... ... ...

 

Deuxième enfer (soir du vendredi saint). Quand le P. Balthasar arrive chez Adrienne, elle raconte : "Maintenant je vois à nouveau le fleuve"... ... ...Quand le Seigneur passe à travers l'enfer, "il laisse derrière lui une trace à peine perceptible mais qui servira à toute la foule des pécheurs pour s'orienter. Son passage à travers l'enfer est à peine indiqué. Il passe simplement. Il ne voit que ce qui est là. Mais en le voyant, il se passe quelque chose qui est directif pour tout l'enfer. Comme aussi dans l'Eglise un début peut avoir très peu d'apparence et les plus grands effets peuvent en découler"... ... ... L'enfer, "chacun doit se l'appliquer personnellement à soi-même uniquement. L'enfer existe à chaque fois pour moi. Je suis ce pécheur qui a certainement mérité l'enfer. Celui qui doit avouer : 'Je n'ai pas aimé', celui-là devrait savoir réellement qu'il doit espérer un miracle pour le sauver de l'enfer. Ce miracle, c'est la confession, mais celle-ci est instituée par le passage à travers l'enfer. Non pas à la croix déjà; ce n'est qu'après le croix et l'enfer que le Seigneur l'institue".

 

Troisième enfer (matin du samedi saint) ... ... ...

 

Quatrième enfer (samedi saint après-midi) ... ... ...

 

Cinquième enfer (samedi saint, dans la soirée) ... ... ...

 

Sixième enfer (samedi saint, très tard dans la soirée) ... ... ... "Pour le catholique, tout ce qui ne se fait pas en direction de Dieu est péché, tout ce qui dans ma vie ne peut pas être mis en relation avec la volonté de Dieu. Je vais par exemple en vacances. Si j'y vais comme catholique, c'est pour pouvoir ensuite me remettre à mieux travailler pour Dieu. En tant que non catholique, j'y vais peut-être simplement pour prendre du plaisir, pour prendre une détente dont je n'ai peut-être pas besoin. Avec une telle disposition, je suis d'une certaine manière dans le péché. Ce qui par contre est utile pour Dieu n'est jamais péché. Il peut se faire que deux actions paraissent tout à fait semblables : prendre des vacances. Mais les unes sont des vacances chrétiennes, les autres sont des vacances de péché, selon que je cherche Dieu ou que je me cherche moi-même"... ... ...

 

Pâques... ... ...

"L'eucharistie a été instituée avant la Passion certes, mais elle n'a reçu sa véritable consécration que par la Passion sur la croix. L'institution lors de la dernière cène est comme une promesse ou une anticipation. Elle est une action dans un cercle d'amis pour quelques personnes seulement; ce n'est que par son extension réalisée à la croix que l'eucharistie elle-même reçoit son caractère eucharistique général embrassant la chrétienté. 'Faites ceci en mémoire de moi' : comme quelqu'un qui s'en va, qui montre un objet à ceux qu'il quitte et qui dit : chaque fois que vous vous en servirez, vous penserez à moi; maintenant justement je suis en train de terminer cet objet. Sur la croix il sera terminé parce qu'il acquerra alors l'ampleur voulue, sa portée ecclésiale. C'est la Passion qui lui donne cette ouverture"... ... ...

"Marie : lors de la résurrection elle recevra à nouveau dans sa plénitude la foi qu'elle n'avait gardée que sous la forme de la disponibilité, de l'attente, de l'espérance, alors que la plénitude se trouvait cachée avec le Fils auprès du Père. C'est une foi nouvelle, transformée... ... ... Pour le Fils, la fin de la croix et de l'enfer n'est pas l'abandon de sa grande responsabilité, la fin de sa mission. Tous deux, le Fils et la Mère, entrent au contraire d'une manière nouvelle dans leur grande mission pour le monde et l'humanité"... ... ...


 

1947


 

Mercredi saint... ... ... Angoisse. "La nuit, à nouveau des sueurs d'angoisse... ... ... Le Fils a promis au Père de faire la volonté du Père à un moment où il n'avait pas encore expérimenté ce que c'était que d'être homme. Maintenant, dans l'angoisse, comme il sent déjà ce que cela voudra dire, il en revient à son don de soi  plénier d'autrefois. Le sang qu'il sue n'est pas perdu. C'est la grâce qu'il offre à l'eucharistie par sa chair souffrante... ... ... La sueur de sang : le Seigneur commence déjà à donner sa propre substance"... ... ...  L'après-midi, à sa consultation : angoisse... ... ... "Jusqu'à présent le Fils n'a connu l'angoisse que sous la protection du Père. Comme de nager à sec. Maintenant il est jeté à la mer. Et il voit les vagues toujours plus exclusivement avec les yeux du Fils de l'homme et toujours moins avec ceux du Fils de Dieu... Il est dans l'eau et il voit venir la tempête, et il a une véritable angoisse. C'est tout autre chose de voir monter la tempête et de dire oui à la croix à partir de la rive du ciel que de faire la volonté du Père quand on est lié à un corps. Il avait accepté la croix comme Dieu, car on doit bien sûr être Dieu pour dire un tel oui au Père".

"Angoisse face à ce qui vient dans une lumière étrangement trinitaire. Le Fils a de l'angoisse pour le Père, angoisse de ne pas pouvoir satisfaire le Père, angoisse de lui rendre une mission non accomplie. Il a de l'angoisse devant l'Esprit qu'il porte et qui est en même temps auprès du Père et qui, en tant qu'amour, continue à servir de médiateur entre le Père au ciel et le Fils sur terre... Et puis il a aussi de l'angoisse pour lui comme par exemple nous avons de l'angoisse dans notre conscience quand nous avons entrepris quelque chose dont nous ne pouvons pas venir à bout. Mais lui, il a entrepris de porter la croix pour le monde entier avec le corps d'un homme ordinaire"... ... ...

 

Jeudi saint. "J'ai su un jour que le Seigneur connaissait la résurrection jusqu'au moment de partir pour la croix. Mais le concept de résurrection change pour lui. Avant l'incarnation, à Nazareth et dans sa vie publique, résurrection voulait dire pour lui retour au Père. Le miracle consistant à ramener au Père le monde entier avec lui était toujours pour lui un miracle du Père, le contraire de son incarnation, mais les deux sont un miracle immense et parfait du Père. Il les a laissés se produire en lui, il était ce qui était fait par le Père. Dans les deux cas, il a laissé au Père toute la joie du miracle. Lui, le Fils, ne voulut rien en avoir pour lui, il lui suffisait de savoir que le Père agissait et que le tout était un miracle de joie, d'allégresse. Plus s'approche la Passion, plus s'éloigne la résurrection. Elle appartient au Père inviolablement; le Fils devient lui-même comme étranger vis-à-vis d'elle. Auparavant il éprouvait de la joie du fait que ce miracle du Père devait se produire pour lui : pouvoir retourner au Père avec le monde entier. Il y voyait sa participation. Il ajouterait son propre miracle au miracle du Père. Maintenant le tout devient l'affaire exclusive du Père. Il est devenu comme indifférent au fait que ce soit lui justement qui va ressusciter, que ce soit lui justement qui va sauver le monde. L'effroi devant la Passion qui arrive voile tout ce qu'il y a de commun entre lui et le Père. En même temps que se voile la vue du Père, se voile aussi la vue de la résurrection. Le mot de la croix : 'En tes mains...' est la dernière conséquence de ce qui commence à se produire en lui dès maintenant"... ... ...

"Le Fils a tout remis au Père, non seulement sa vie terrestre, mais aussi la disposition de son esprit. Il ne veut pas porter la croix en disposant de lui-même comme Dieu, et c'est comme s'il ne pouvait se débarrasser lui-même de cette divinité, il ne le peut que dans l'obéissance au Père qui peut intervenir en tout"... ... ... Le Fils dépouille sa vie de son caractère divin que le Père seul doit gérer... Le Père doit lui retirer le divin dans la Passion parce qu'il fait partie de sa mission qu'il meure comme un homme... ... ...

 

Nuit du jeudi saint au vendredi saint... ... ... Notre Père sur la croix. Notre Père qui es aux cieux. "Le Fils ne saurait plus que le Père est au ciel si Marie et Jean n'étaient pas au pied de la croix. Il les voit, il perçoit par là en eux sa propre parole et il sait par là la vérité du Père". Que ton nom soit sanctifié. "Cette sainteté du Père est maintenant pour lui comme un concept humain, il n'est plus rempli de sa sainteté divine. C'est comme homme qu'il doit chercher en quelque sorte ce qui est saint. Pour lui, Dieu Trinité était toujours saint; mais lui, il est comme détaché de la place de la deuxième personne... Il est comme quelqu'un qui est conscient d'avoir une mission  reçue de Dieu et qui envie tous ceux qui ont reçu une mission, comme si lui-même n'en avait pas. Comme un enfant de riche qui joue avec le jouet d'un enfant pauvre et qui oublie que lui-même a chez lui des jouets beaucoup plus beaux". Que ton règne vienne. "Dit sur la croix comme un cri de détresse. Sans avoir conscience que le règne justement vient par le fait que lui-même s'en va dans une angoisse qui l'aliène totalement. Comme s'il devait faire tomber d'en haut sur la croix le royaume des cieux parce qu'il ne voit pas que la croix s'élève vers le ciel et ouvre une brèche dans le ciel, brise les portes avec violence, établit le passage de la vie d'aujourd'hui à la vie éternelle". Donne-nous aujourd'hui notre pain de ce jour. "Ici, il n'est plus que les autres. Il ne peut plus avoir besoin du pain de chaque jour. Mais il n'a pas le droit d'omettre cette demande parce que les autres en ont besoin. Et pourtant cette demande veut dire maintenant : donne-nous le corps de ton Fils. D'un saut le Corpus Domini est le vrai pain, ils doivent le recevoir. Lui-même n'en a pas non plus besoin parce qu'il l'est lui-même; il livre son corps au pain afin que le pain de chaque jour des chrétiens devienne eucharistique". Pardonne-nous nos offenses. "Il porte toutes les offenses. Si le Père veut pardonner maintenant à un homme quelconque, il doit pardonner au Fils, l'innocent, à qui il est de toute façon pardonné parce qu'il n'a rien fait, mais à qui il faut pardonner parce qu'il porte tout... Et le Fils doit se tenir pour coupable parce que la faute des autres a en lui leur place libre. En lui, il n'y a plus de place libre. Il se peut qu'on y entre avec la conscience de son innocence et on voit tout d'un coup en lui le fardeau tout à fait écrasant des preuves et on est convaincu". Comme nous pardonnons aussi. "Il pardonne à tous, il a déjà pardonné avant même qu'on l'ait offensé, de sorte qu'il pardonne à tous alors qu'il est encore sous le fardeau des offenses de tous. Comme celui que tous ont outragé... Pour lui, c'est comme s'il devait pardonner afin que le Père puisse pardonner, comme s'il devait pardonner afin que les autres puissent pardonner"... ... ... "Et le plus touchant est peut-être la manière dont le Fils prie maintenant : Ne nous soumets pas à la tentation. Il a vaincu la tentation. Mais son expérience est maintenant passée. Dans son impuissance, il est celui qui ne décide plus de ce qu'il est capable de faire et de ce dont il n'est pas capable. Il fait partie d'une certaine manière de la masse de ceux qui sont fatigués de résister à la tentation. Il est l'homme fatigué qui souffre. Qui supplie d'être délivré du mal. Plus faible au fond qu'au mont des oliviers. Et ce n'est que maintenant que vient la dernière demande : Que ta volonté soit faite. Il résume tout en ce centre. Le Père ne doit pas penser qu'il a encore sur la croix un quelconque désir. Sauf un seul : sur la croix terrestre accomplir la volonté du Père comme il l'accomplit au ciel" ... ... ...

 

Vendredi saint, midi. "Dans une sorte d'objectivité, le Crucifié voit l'oeuvre qui n'est pas accomplie : tous ceux qui sont loin de se convertir. La faiblesse des apôtres. Les gens qui avaient entendu sa prédication et on n'en voyait plus aucun. Les pharisiens endurcis, tous ceux pour qui il a fait des miracles et qui ne sont pas tous devenus témoins pour autant. Il est toujours plus écrasé par le péché au fur et à mesure qu'il rend au Père sa force, sa divinité. Il ne se prononce pas sur le point de savoir s'il a bien ou mal agi. Il ne juge pas. Le péché du monde ne cesse de fondre toujours plus sur la croix, sur son corps nu. Son corps en fait l'expérience; il n'aurait pas tenu pour possible en quelque sorte qu'il y avait aussi ceci et cela. Non seulement les péchés du corps, mais toutes les sortes de péchés. En tant que Dieu, il voyait bien sûr du ciel chaque péché. Mais ce sentiment physique, expérimenté par le corps nu est nouveau. Des hommes purs, quand ils sont avec des pécheurs, expérimentent parfois quelque chose de ce genre et cela fait partie de ce qui est le plus répugnant : on préférerait vomir. Le Seigneur sur la croix est cloué; il ne peut pas s'éloigner. Il faut que tout soit exactement exécuté".

 

Trois heures de l'après-midi. "Adrienne est fatiguée, épuisée, elle sent sa vie s'évanouir. Elle tient les yeux fermés, la tête appuyée en arrière. Elle dit : Plus on devient faible, plus on devient sensible au péché..., comme des constitutions tellement délicates qu'elle ne supportent rien. (Tout d'un coup dans une angoisse terrible) : Doit-on tout remettre au Père? ... ... In manus tuas ... Remettre aussi l'angoisse au Père. (Puis longtemps immobile. Elle soupire profondément. Chuchote) : Le Père l'a abandonné!... Elle regarde vers le ciel avec de  grands yeux. Puis elle se tourne sur le côté, totalement épuisée; très longue pause, un léger gémissement. Puis tout d'un coup un clair Ha! Ha! Puis : C'est passé".

... ... ... "On sait bien que les enfers attendent, qu'on vient de la croix. Mais maintenant on est comme suspendu... ... ... Peu après trois heures et demie elle se lève... ... ... Donc les péchés que le Seigneur a portés sur la croix, ils doivent aller quelque part. On doit les trouver là. Et on les trouve en enfer. Et avec la vue qu'il avait quand il les a portés, il doit maintenant les regarder en enfer. Il les connaît, il dit : Ha! Ha! Ceux-ci m'ont tordu les genoux et ceux-là m'ont tellement fatigués les reins. Il a un rapport physique avec eux. Maintenant il les rencontre à nouveau et il les reconnaît. N'est-ce pas qu'ils sont supprimés et en quelque sorte effacés? Mais ils sont quand même contenus dans sa confession et ils attendent maintenant encore en enfer, tous les péchés qui ont été confessés plus tard... Il les a tous confessés par substitution... mais malgré cela nous devons les confesser. Il a confessé les nôtres; pour lui, le péché était intemporel, il a souffert pour le péché d'il y a deux mille ans et pour le péché qui viendra dans deux mille ans. Mais en enfer il y a une distinction... Et ceux qui n'ont pas été confessés, ils ont quand même été confessés par lui. Ils sont là aussi"... ... ... "En enfer, on ne peut pas croire, ni espérer, ni aimer"... ... ...

 

Vendredi soir. "Descente de croix. Elle a le sentiment qu'il se passe quelque chose avec son corps. On utilise sa raideur pour quelque chose. Puis cela cesse totalement. Adrienne fait des visites de malades. Quand elle revient chez elle, elle sent nettement qu'on couche la croix, c'est au sol qu'on l'enlève de la croix. D'abord le sentiment d'une position changée, puis encore quelques secousses, un glissement en avant et une arrivée sur le sol. Le tout d'une manière infiniment passive, un sentiment tout nouveau de passivité en tous ses membres"... ... ...

"Le Fils est rendu à sa Mère. Elle est là, elle l'aide, elle le tient. Dans une nouvelle manière d'être ensemble. Pour elle, il n'est pas simplement mort. Elle l'a un peu comme on a l'accomplissement d'une prière. Il y a pour elle quelque chose de vivant dans cette mort. Comme quelqu'un qui serait caressé par une personne aimée et qui ensuite embrasserait sa propre main à l'endroit de la caresse. C'est plus qu'un simple souvenir. C'est un baiser qui vise l'aimé. Elle sent l'état du corps de son Fils : il a effacé le péché. Elle ne le sait pas avec des mots, mais elle le sait"... ... ...

"Dans son état de mort, le Seigneur conserve aussi une certaine perception de son corps. De même par exemple que dans une syncope donnée, on sent exactement ce qui se passe, mais on ne peut ni s'exprimer, ni réagir. Naturellement ce n'est pas une mort apparente. Ce qui se passe en réalité, c'est que son humanité passe au-delà de la mort de même qu'avant sa conception elle existait déjà dans la semence de Dieu. Le Fils de Dieu est beaucoup plus préformé dans la semence que Marie conçoit que ne l'est un homme. Mais naturellement cela ne veut pas dire que la semence ait  été vivante quelque part avant la conception; c'est l'Esprit qui couvre Marie de son ombre, il apporte quelque chose de manière créatrice de la même manière que la semence est présente avant la conception, et ce qui est apporté contient déjà le Fils tout entier. Dans la conception ordinaire, ce n'est que l'union des deux cellules qui fait advenir l'être humain, qui détermine aussi le sexe; pour la conception de Marie par contre, dans ce qui est apporté par l'Esprit, le Fils est déjà déterminé comme celui qu'il est en vérité.  De même le Fils, même en tant que mort, est aussi celui qui est devenu homme. Et cela, il le sait et il le sent, il reste lié à son corps de telle sorte qu'il a une sensation pour ce qui se passe avec son corps. D'autre part son âme n'est pas non plus en enfer sans le corps parce qu'elle expérimente et mesure avec le corps les péchés qu'elle rencontre en enfer. Adrienne explique cela par ce qu'elle vient de vivre : de six heures et demie à sept heures, elle a tricoté dans sa chambre et, malgré cela, elle a senti avec le même corps la descente de croix. Ce ne sont pas deux sortes de mains : celles qui tricotent et celles qui sont libérées des clous".

"Ensuite la sensation des bandelettes qu'on lui met. Il y a là quelque chose d'agréable; comme un bon lit. On ne doit pas non plus s'y mettre soi-même, on y est mis. On s'en occupe"... ... ...

 

Samedi matin... ... ... "J'ai froid parce que je suis mort, mais j'ai froid aussi parce que cette bouillie des péchés me touche (bien que je sois chaude), si froide qu'elle l'emporte sur ma chaleur"... ... ... "Maintenant le Seigneur est étranger à lui-même. Plus rien n'a de valeur... ... ... Tout est parfaitement absurde. Je ne sais pas du tout si je suis moi-même en enfer... ... ... Je ne sais pas ce qu'est l'amour... ... ... Finalement je ne sais pas du tout qui je suis, ni même si je suis... ... ... Et le tout est effroyablement triste : avoir eu le corps crucifié pour arriver à ce soupçon de bien-être du fait qu'on est mort. C'est un bien-être purement négatif, une libération de la souffrance"... ... ...

 

Samedi saint après-midi. "Tout d'un coup le tombeau est fermé. Il y a là une ultime irrévocabilité. Et il est inconcevable que, jusqu'à un certain degré, le Fils soit enfermé là avec Dieu. Ce qui reste de Dieu dans le Christ, ce qui reste de lui en l'homme est justement suffisant pour expérimenter ce qu'a d'irrévocable la fermeture du tombeau. Ce n'est pas l'âme du Seigneur qui, séparée du corps, regarde pour ainsi dire d'en haut son corps, qui en prend congé, ce n'est pas non plus Dieu qui, libéré des liens de la chair, retourne en lui. Mais quelque chose qui reste, un vestige, comme une synthèse, une symbiose, dont le sens est justement d'expérimenter cette irrévocabilité de l'adieu, adieu au sens d'être séparé... : de la vie, de la croix, du travail, de tout amour. Ces restes de l'Homme-Dieu ne sont pas capables de contemplation, ils ne peuvent pas non plus simplement 'attendre', ils ont à utiliser tout ce qui reste du Seigneur. Dans le temps jusqu'à la résurrection. Il n'y a pas de contemplation du Père parce qu'il n'y a pas de recherche de lui, il n'y a pas de possession du Père, ni de renoncement au Père. Chercher, posséder, renoncer font partie du coeur de la contemplation. Maintenant il n'y a là rien de ce qui serait nécessaire pour arriver à la contemplation. ... C'est dans la pure privation de la plénitude, qu'il a voulue, qu'il va en enfer".

"Ce passage à travers l'enfer est certes tout à la fois une recherche du Père, une possession du Père et un renoncement au Père. Mais une possession qui ne possède pas. Une recherche qui renonce d'emblée à trouver. Un renoncement qui ne peut plus renoncer parce que depuis longtemps il a renoncé à tout. C'est une existence de reste qui ignore tout ce qu'ont été les trente années de contemplation. La contemplation est bien possession, recherche, renoncement, mais en présence de Dieu, dans un état inchoatif en direction de Dieu. Il y a un accroissement de la contemplation qui trouvera son apogée dans la vie éternelle du ciel. Sur terre (au cas où nous croyons à une contemplation comme celle de la grande Thérèse), nous voyons un certain nombre de degrés; le plus haut serait d'être toujours en Dieu et de savoir aussi qu'on est en Dieu. Dans la vie éternelle, nous saurons que nous sommes au ciel (au cas où il y en aurait un)"... ... ... ... ...

 

Le soir du samedi saint... ... ... "Les plus grands pécheurs sont les chrétiens... Et pourtant nos devons être chrétiens. Un homme à qui nous transmettons l'appel du Seigneur et qui fait la sourde oreille est plus pécheur que si on ne le lui avait pas transmis. Mais nous devons transmettre"... ... ...

 

Pâques ... ... ... "On marche dans l'éternité de l'enfer, mais plus on avance, plus il y a d'enfer devant moi. C'est le contraste le plus fort au toujours-maintenant de l'éternité dans le ciel. En enfer, c'est au fond comme ceci : à chaque seconde que je vis en lui, les années que j'ai encore à y rester se multiplient. Naturellement, ce n'est qu'une image humaine pour cet état. Au purgatoire, il y a peut-être la possibilité de deviner que ça avance. En enfer, la situation est toujours plus désespérée"... ... ...

"Le Fils qui a racheté le monde par sa Passion, mais dont la Passion a d'abord été permise par Dieu Trinité, avait certes porté en tant qu'homme tout le fardeau des souffrances, mais il n'avait pas percé à jour le mystère ultime du Père : l'enfer, ce chaos d'avant la création du monde, que les hommes ne connaissaient pas, mais que maintenant ils étaient en mesure de faire émerger à nouveau par leurs péchés. Ou mieux : le chaos de l'enfer, qui est un chaos de péché, est comme un reflet du chaos au commencement de la création. Le Fils non plus, devenu homme, ne devine pas la démesure de ce chaos de péché. Il ne la devine pas non plus maintenant qu'il le traverse. Comme homme, il a tout pris sur lui dans son amour et sa bonté; il est un peu comme le cavalier qui est arrivé au bout du lac de Constance. Le lac de Constance, ce serait la croix. Mais la frayeur supplémentaire serait l'enfer. C'est ici qu'intervient le Père et il sauve le Fils de l'enfer comme le Fils a sauvé le monde de l'enfer. Et l'Esprit qui l'a porté aux hommes comme semence du Père roule la pierre qui était devant l'entrée du tombeau d'où sort le Fils ressuscité, car rédemption et résurrection ne font qu'un".

"Le Fils a accompli l'oeuvre du Père, et la descente aux enfers à la fin lui ferait voir l'oeuvre accomplie. Il voit de l'intérieur ce qu'il a fait, sans deviner comment d'une certaine manière. Il a fait tomber sur lui le péché et il est mort sous son poids mais, tant qu'il était vivant, il ne pouvait pas mesurer la dimension exceptionnelle du fardeau. Une fois mort, il la mesure. Une comparaison. Je suis médecin et je suis en train de perdre mon sang. Je sais très bien qu'en cas de grave hémorragie je ne peux en perdre qu'un litre et demi sans mourir. Je saigne constamment pendant que vous vous affairez autour de moi. Je m'endors et je me réveille, et vous faites de longues mines auprès de mon lit. Je demande ce qu'il y a et vous dites : Tu as perdu deux litres. Ainsi sur la croix, le Fils a fait plus qu'il n'était humainement possible; cela, il ne pouvait pas le mesurer en tant qu'homme. Il ne le voulait pas non plus et il ne voulait pas faire appel à sa divinité pour le lui montrer. Ce n'est que dans l'objectivité de la vision de l'enfer qu'il le mesure, et ainsi cette objectivité est plus divine qu'humaine. Ce n'est que dans la confrontation de ce qu'il a souffert et de ce qu'il voit qu'il comprend à quel point le monde était perdu"... ... ...

"Une partie du mystère du Père que le Fils apprend à connaître en enfer, c'est cette incroyable menace du péché qui est beaucoup plus grande que ce qu'il en connaissait. Cette connaissance faisait partie en quelque sorte du domaine réservé du Père dans lequel le Fils est maintenant introduit. C'est ainsi qu'un chrétien cherche sans doute à faire un peu la volonté de Dieu, il entreprend ceci et cela; s'il est prêtre, il prêche et il absout et il prie et il écrit... Mais au fond personne ne sait ce qu'il fait. Personne n'a une vue d'ensemble de ce qu'il fait. Le Seigneur également, devenu homme, a remis au Père la vue d'ensemble avec tout le reste. Mais maintenant le Père, avant de le ressusciter, lui offre la connaissance, la vue d'ensemble du Père. La croix était pure obéissance. Mais avant de ressusciter, le Fils doit savoir ce qu'il a fait. Dans le prolongement de son  obéissance humaine. Il doit mesurer toute la distance qu'il y a entre l'homme pur et l'homme pécheur".

"La résurrection se passe en un rien de temps. Aussi instantanément que son contraire, l'incarnation; autrefois, le Père le fit devenir sa semence, maintenant il le fait redevenir son Fils vivant. Le Fils de l'homme entre dans la naissance trinitaire. Le Père engendre éternellement le Fils. Mais dans cette éternité, il y a le moment où le Fils devient homme et où  il ressuscite d'entre les morts. Ces deux moments sont inclus dans un devenir originel, et cependant c'est à chaque fois une césure : un triple devenir du Fils. Dans son troisième devenir, il devient sans doute celui qu'il était depuis toujours, mais comme celui qui a fait l'expérience de la résurrection d'entre les morts. Il ne l'était pas auparavant. Et trente-trois ans plus tôt il est né de la Vierge Marie : il ne l'était pas non plus avant".

"Celui qui ressuscite est saisi par la grandeur du Père. La pierre qui est roulée est pour l'Esprit un nouvel accès. Et, avec le Fils, le Père réveille tous les pécheurs : ils ont accès à l'Esprit"... ... ...

 

Lundi de Pâques. Marie et la résurrection. "Elle a senti la résurrection comme une naissance. Non en son corps qui a mis au monde le Fils, mais en esprit. Avec la joie particulière d'une mère quand son enfant est vivant, bouge, crie. Tout cela aussi dans une sorte de soudaineté et un sentiment qui jaillit comme pour une naissance. Sa désolation après la mort ressemblait aux derniers jours avant sa naissance : disposition d'Avent. Seulement tout était maintenant plus grand et, par la mort sur la croix, beaucoup plus sombre. Avant Noël, elle était associée comme celle qui doit le faire. Maintenant, elle est associée comme celle qui collabore. A la croix, sa propre contribution lui était inconnue, tout s'accomplissait dans le Fils"... ... ...

"Les tombeaux sont ouverts le vendredi saint (Mt 27,52-53) parce que ce qu'a fait le Seigneur sur la croix a été fait pour tous. Mais personne ne peut ressusciter avant lui. Tant que lui-même se trouve au tombeau, c'est pour tous les autres un temps d'attente. Mais qu'ils soient dans le tombeau ouvert se trouve en opposition à la situation du Seigneur dans le tombeau fermé : leur tombeau ouvert est la promesse de l'ouverture du tombeau du Seigneur. En cela ils sont ses précurseurs. Comme s'ils ne pouvaient pas ressusciter les mains vides, ils auraient reçu auparavant du Seigneur le gage qu'il leur serait permis d'apporter une contribution à la résurrection. Cela fait partie de la tendresse de l'amour du Seigneur qu'il fasse dépendre l'ouverture de son tombeau de la leur".

"Le Seigneur se lève d'abord tout seul. Ensuite seulement les autres. Ici il n'est pas question de précurseurs. Quand il est ressuscité, ils se tiennent tout de suite au service de sa résurrection".

1948... ... ... 1965 . A suivre

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Annexe : Le Père et le Fils dans la Passion


 

Après ces quelques aperçus sur les années 1941-1947, voici quelques points de vue sur le Père et le Fils dans la Passion.

 

1. La solitude en Dieu

On a certes raison de dire que Dieu n'est pas solitaire, et pourtant il est quand même solitaire parce que autrement on retirerait à Dieu son don de lui-même. Qui dit don de soi doit dire aussi quelque part solitude. Quand le Fils, dans son abandon, crie vers le Père, il doit se passer quelque chose aussi dans le Père. L'amour est un mystère beaucoup plus profond que cette idée présumée qu'il doit rester toujours égal à lui-même. (NB 3, p. 323).

 

2. La main du Père

Il serait facile pour le Père d'étendre autour de la croix sa main protectrice; elle est assez grande et assez puissante pour la dominer tout entière. Mais justement il ne lui est pas permis de le faire. Car il doit participer à l'impuissance du Fils. Comme si cette impuissance ouvrait au Père une nouvelle possibilité : ne pas pouvoir, bien qu'il en ait le pouvoir. Quelque chose comme assumer une impuissance volontaire. Non seulement le Père n'a pas le droit d'envelopper la croix de manière à l'enlever au Fils, mais il doit prendre part à la mise en croix du Fils... ... ... Le Père laisse au Fils sa volonté propre qui, en son fond ultime, coïncide avec la volonté du Père de l'envoyer en mission. Comme si, à la croix, il y avait comme une inversion de la demande : "Que ta volonté soit faite, non la mienne" (NB 3, p. 180).

 

3. L'impuissance du Père

L'Esprit Saint est là pour aider le Père comme le Fils dans leur impuissance identique et pourtant opposée; il est comme un miroir qui se tient devant le Père comme devant le Fils pour que, le pls clairement possible, ils reconnaissent toujours ce que l'autre désire. L'Esprit n'est pas seulement aide, il est aussi, en un certain sens, l'informateur qui indique de la manière la plus objective, la plus exacte, qui est Dieu le Fils et ce qu'il désire donner, et qui est Dieu le Père et ce qu'il désire donner. Cette impuissance du Père, qui lui est comme imposée, approfondit la distance qui sépare le Père du Fils, et l'Esprit qui sert de médiateur entre la volonté du Père et celle du Fils met toute sa volonté à souligner la distance requise, de la manière dont le Père et le Fils le demandent, voulant et ne voulant pas tout à la fois. Le voulant, parce qu'il en a été décidé ainsi; ne le voulant pas, parce que, sur le moment, c'est le plus difficile : ils sont comme prisonniers de leur propre volonté. (NB 3, p. 180-181).

 

4. La discrétion du Père

Quand le Fils porte le fardeau du péché absolu, il expérimente en lui la somme du péché en tant qu'homme, qui souffre pour cela. Il comprend alors de manière nouvelle l'offense faite au Père. Il y a un étonnement de la souffrance qui correspond à un étonnement de sa compréhension. On ne peut pas dire que cet étonnement provenant de sa compréhension du péché le rapproche du Père. Il fait bien plutôt partie de son être sur la croix qu'ici la proximité et la distance vis-à-vis de Dieu et vis-à-vis des hommes sont présentes en tant que données. Celui qui souffre ne peut pas fuir la souffrance pour se réfugier auprès du Père ou se laisser consoler dans sa souffrance par les hommes. Il doit persévérer dans la qualité de la souffrance absolue avec la qualité de la vue qui lui est donnée... ... ... Dans la souffrance absolue, il n'y a pas de prise pour l'imagination... ... ... La consolation du Père fait totalement défaut. Il y a là aussi une discrétion du Père : il doit montrer au Fils qu'il le prend au sérieux aussi bien en tant qu'homme qu'en tant que Dieu. Le Fils de l'homme n'est en rien déficient. Ceci justement est pour le Fils une occasion d'une nouvelle angoisse essentielle. Il n'y a maintenant aucun moyen de s'entendre avec le Père. Les pieuses femmes et Jean se tiennent au pied de la croix, mais tout à fait sur le côté, ils n'ont que peu d'importance. Le Seigneur connaît leur existence, mais cette connaissance est sans portée. Cette connaissance fait partie du tableau et en même temps elle n'a pas le droit d'en faire partie parce que le Seigneur n'a à aucun moment une vue intelligible de son action. Ni le Fils ni sa Mère ne savent qu'ils "accomplissent" quelque chose. Et aucun des deux ne sait ce que fait l'autre. La Mère sait bien que son Fils souffre en tant que Fils de Dieu sans qu'il soit coupable; mais sa douleur ne lui permet pas de voir de quoi au fond il s'agit. D'habitude, les Juifs n'aiment rien tant que de savoir où ils en sont. Ici personne ne sait. (NB 3, p. 216-217).

 

5. Le Père se retire

A la croix, le Père s'était retiré tandis que le Fils s'étirait. "En tes mains..." Mais ce sont ses mains qui se retirent. Comme si un aveugle tendait la main vers la main d'un voyant; mais celui-ci veut que l'aveugle fasse l'expérience de l'abandon et retire sa main. C'est à cette main qui se retire que le Fils recommande son Esprit". (NB 3, p. 188).

 

6. La mission voilée

C'est la volonté du Père que le Fils en tant qu'homme se crée un milieu chrétien - des amis, des disciples, des convertis -, qu'il rassemble autour de lui des croyants, comme doit essayer de le faire tout chrétien dans son milieu de vie. Mais la volonté du Père est aussi que le Fils fasse la connaissance de toute l'humanité, non seulement des gens qu'il rencontre par hasard, car il portera le péché de tous et il devra ainsi faire connaissance avec chaque personne. Il aurait pu se faire qu'il ne rencontre pas dans son milieu telle vertu particulière ou tel péché particulier; mais pour porter tous les péchés, il doit avoir fait l'expérience totale de la mesure de l'humain en bien comme en mal. En tant que moi humain, il doit faire la connaissance de chaque toi humain. Et cela non d'une manière psychologique, mais d'une manière qui lui est imposée par Dieu, qui le rend réceptif pour tout ce qui constitue la nature de chaque être humain qui est tombé. Dans sa Passion, il ressentira à quel point l'abandon de Dieu ou l'attachement à Dieu ou l'ignorance de Dieu que possède tel ou tel homme pécheur peut marquer l'homme.

De porter tous les péchés lui donnera une parfaite connaissance de ce que les hommes ont fait;  la parfaite connaissance de ce que lui fait, en portant, lui reste voilé sur la croix. Car ce qu'il fait comme sauveur de l'humanité est tellement accompli en présence du Père que lorsqu'il pousse le cri où il se dit abandonné de Dieu, sa mission lui est voilée. Ce renoncement à sentir sa mission (en tant que prise en charge de chaque péché) est inclus dans le fait qu'il a fait passer la volonté du Père avant la sienne. Au mont des oliviers il le sait parce que là sa vision du Père n'est pas encore totalement masquée; il voit que la volonté divine s'oppose à sa volonté humaine, et il le sait depuis toujours parce que, depuis toujours, il a accepté cette forme de vie et de mort. (NB 3, p. 348-349).

 

7. La Trinité dans la Passion

(Devant la Passion), le Fils, ne voulant plus être qu'homme, se remet lui-même au Père et à l'Esprit : la partie principale de sa personne divine... ... ... Le Fils, dans ce qui le distingue du Père et de l'Esprit, a bien entrepris de devenir homme et de souffrir. Mais il remet au Père et à l'Esprit ses possibilités "restantes" pour ainsi dire... ... ... Mais, en tant que Dieu, il sera toujours aussi homme et, en tant qu'homme, il sera toujours Dieu... ... ...  Son être de Dieu est pour ainsi dire inséparable des soucis terrestres de sa mission qui portent tous eux-mêmes le stigmate du ciel. Ce qui, au ciel, l'incita à s'incarner, ce fut son amour pour le Père et pour sa créature. C'est celle-ci qui retourne au Père, mais à présent comme quelque chose qui a été expérimenté, car le Fils sait maintenant ce que c'est que d'être homme. Et quand il retourne ainsi, il se produit aussitôt un échange en Dieu. Dieu le Père et Dieu l'Esprit reçoivent de Dieu le Fils ses soucis de mission spécifiquement humains. Et ils reçoivent par là comme une exigence de s'engager définitivement pour l'oeuvre de rédemption du Fils qui doit maintenant être accomplie... ... ... La remise de soi du Fils  au Père et à l'Esprit comporte pour Dieu l'exigence de participer à la croix, non pour soulager le Fils, mais dans le sens d'une collaboration féconde dont le fruit, par la volonté du Fils, doit revenir à l'humanité. Par là, le Père et l'Esprit sont totalement orientés vers la croix avec ce qui leur a été confié par le Fils. (NB 3, p. 179-180).

 

8. Le Père et l'Esprit devant la Passion

Quand, le jour des rameaux, le Fils, dans son bien-être, mesure déjà en lui-même la souffrance, les possibilités de ses membres et de ses organes, avec une appréciation que le Père et l'Esprit lui imposent, le Père et l'Esprit attendent pour ainsi dire le résultat pour ne pas trop limiter la mesure, afin de retirer du sacrifice du corps tout ce qui est possible, afin d'honorer le Fils en lui permettant l'ultime don de lui-même. La mort sera la fin, mais elle sera exploitée goutte à goutte. Ainsi déjà pour la création, pour l'ancienne Alliance, pour toute la vie du Fils, il y a une évaluation  de ce genre par Dieu : jusqu'où l'homme peut-il et doit-il être chargé? L'homme n'en est pas conscient, mais Dieu le sait et le veut afin que le sacrifice du Fils et le total don d'elle-même de la Mère soient décidés en toute conscience, qu'ils soient soufferts et reçus par Dieu. A la fin, le Fils ne doit pas pouvoir reprocher au Père qu'il aurait pu faire davantage. Ainsi, depuis longtemps, Dieu prend les mesures du corps humain afin que le "très bon" soit valable aussi là où la Parole de Dieu, envoyée par le Père dans le monde, revient à Dieu avec la mission corporelle accomplie (NB 3, p. 253-254).

 

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2. L'ESPRIT SAINT ET LE PÈRE DANS LES JOURS SAINTS

 

Plan

 

I. L’Esprit Saint. II. Le Père. Annexe : Abécédaire

 

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La croix est un événement trinitaire. Le Père et l'Esprit Saint  participent à la déréliction dont souffre le Fils (Cf. Hans Urs von Balthasar, Adrienne von Speyr et sa mission théologique, p. 50). Il faudrait relever dans toute l’œuvre d'Adrienne von Speyr ce qu'elle dit de ce mystère. Pour en "faire comprendre la richesse incompréhensible", elle a recours à tout un "kaléidoscope de 'vues' sur lui, vues sans cesse changeantes et pourtant formées des mêmes éléments fondamentaux" (ibid.). La transcendance de Dieu non seulement légitime plusieurs approches, elle l'exige. Ci-dessous quelques vues du kaléidoscope concernant l'Esprit Saint et le Père aux jours de la Passion du Fils glanées dans le tome 3 des Œuvres posthumes (Kreuz und Hölle. I. Teil. Die Passionen [= NB 3]) d'Adrienne von Speyr.

Patrick Catry

I. L'Esprit Saint

 

1. Présence de l'Esprit Saint

Adrienne von Speyr connaît comme elle dit "le doux souffle de l'Esprit" (NB 3, p. 56). Le Père l'a mis à notre disposition. L'amour trinitaire a fait devenir homme la Parole qui était au commencement. C'est ce qu'il y a d'infini dans l'incarnation. Dieu le Père met à notre disposition son Fils, son Esprit, la prière. Et nous, nous mettons à sa disposition notre péché : quelle horreur! (NB 3, 321). La Passion est une conséquence de cette horreur.

L'Esprit procède du Père et du Fils. Dans son être propre, il a part à l'être propre du Père, à l'être propre du Fils, et puis encore à ce qui est inséparablement commun entre le Père et le Fils (NB 3, 205).

La volonté du Père est l'unité avec le Fils dans l'Esprit Saint. Et qui dit unité dit amour, attachement, amitié, conversation, parole (NB 3, 328).

Le Fils, lui, ne doit jamais être compris sans la Trinité, il renvoie toujours au-delà de lui, au Père et à l'Esprit Saint... De même que le Fils renvoie toujours au-delà de lui, au Père et à l'Esprit, de même aussi notre vie est dominée d'une manière infinie par la Trinité tout entière; les trois personnes façonnent ensemble cette vie et donc aussi la relation de l'homme au péché (NB 3, 103).

Celui qui exerce un ministère dans l'Eglise doit être prêt, de soi, à tout ministère, à toute mission dans l'Eglise. Il n'a pas le droit de faire des réserves parce que la répartition des ministères ne dépend pas finalement de la mesure des qualités et des aptitudes propres, mais de la liberté de l'Esprit Saint et de l'obéissance à son endroit (NB 3, 94).

 

2. L'Esprit Saint et le péché

Sur terre, le croyant reconnaît le péché par l'Esprit Saint. C'est lui qui donne à l'homme la faculté de reconnaître comme péché tel acte précis de telle manière qu'on reconnaît aussi tout ce qui l'entoure, ses développements, ses ramifications. Quand un homme commet un adultère, c'est un acte concret, mais il a des rapports de tous côtés, des fils qui le relient à d'autres actes et à d'autres intentions, il a autour de lui une "sphère", il est en relation avec d'autres péchés. On ne perçoit pas tout cela avec la seule raison naturelle. Si on vit dans la grâce, l'Esprit Saint découvre tous ces rapports. D'une manière tout à fait objective. Il dévoile les faits. Il introduit dans la nature du péché, naturellement sans éveiller le moins du monde l'envie de le commettre (NB 3, 102).

Quand, sur terre, le Fils commence à rencontrer les péchés, ils sont pour lui douloureux, il voit surtout l'offense faite au Père, mais il en résulte aussi une relation singulière avec l'Esprit. L'Esprit  Saint est opposé au péché d'une manière élémentaire; naturellement le péché est insupportable pour tout l'être de Dieu, mais il est quand même dressé de manière particulière contre l'Esprit, de même aussi quand l'Esprit prend possession d'un homme, il lui fait comprendre avant tout l'aversion de Dieu pour le péché. Et ainsi le Fils, lors de son premier contact avec le péché, reconnaît par l'Esprit divin l'opposition du péché à Dieu et il reçoit par là, en tant que représentant de Dieu parmi les hommes, une relation au péché divine et personnelle pour ainsi dire. Comme si le péché n'était plus seulement quelque chose d'objectif qui est dressé contre Dieu, mais c'est comme s'il contenait en lui-même ces traits personnels qui sont intolérables pour Dieu en sa Trinité de personnes (NB 3, 224-225).

Si on regarde le péché non plus à sa naissance dans le monde mais dans ce qui reste de lui en enfer, tout change... Dans l'enfer aussi le péché est présent en tant qu'objet, comme quelque chose de précis : par exemple avarice, adultère, colère, etc. Mais, pour le regarder, on n'a plus l'Esprit Saint. Il n'est donc plus éclairé par lui et ainsi, en enfer, il lui manque ce qu'il recevait par lui : profil, contours, dégradés, nuances. Il est maintenant objet en tant que grandeur "absolue"... Absolue dans le sens qu'il perd le caractère de pouvoir être décrit... Le péché perd ses contours... (NB 3, 103).

 

3. L'Esprit Saint est là pour aider le Père et le Fils dans la Passion

Il serait facile pour le Père d'étendre autour de la croix sa main protectrice; elle est assez grande et assez puissante pour la dominer tout entière. Mais justement il ne lui est pas permis de le faire. Car il doit participer à l'impuissance du Fils... Non seulement le Père n'a pas le droit d'envelopper la croix de manière à l'enlever au Fils, mais il doit prendre part à la mise en croix du Fils... Le Père laisse au Fils sa volonté propre qui, en son fond ultime, coïncide avec la volonté de mission du Père. Comme si à la croix il y avait une sorte d'inversion de la demande : "Que ta volonté soit faite, non la mienne". - L'Esprit Saint est là pour aider le Père comme le Fils dans leur impuissance identique et pourtant opposée; il est comme un miroir qui se tient devant le Père comme devant le Fils pour que, le plus clairement possible, ils reconnaissent toujours ce que l'autre désire. L'Esprit n'est pas seulement aide, il est aussi, en un certain sens, l'informateur qui indique de la manière la plus objective, la plus exacte, qui est Dieu le Fils et ce qu'il désire donner, et qui est Dieu le Père et ce qu'il désire donner. Cette impuissance du Père, qui lui est comme imposée, approfondit la distance qui sépare le Père du Fils, et l'Esprit qui sert de médiateur entre la volonté du Père et celle du Fils met toute sa volonté à souligner la distance requise de la manière dont le Père et le Fils le demandent, voulant et ne voulant pas tout à la fois. Le voulant, parce qu'il en a été décidé ainsi; ne voulant pas parce que, sur le moment, c'est le plus difficile : ils sont comme prisonniers de leur propre volonté (NB 3, 180-181).

 

4. Angoisse trinitaire du  Fils

Avant la Passion, face à ce qui arrive, le Fils connaît une angoisse "étrangement trinitaire". Le Fils a de l'angoisse pour le Père, angoisse de ne pas pouvoir satisfaire le Père, angoisse de lui rendre une mission non accomplie. Il a de l'angoisse devant l'Esprit qu'il porte et qui est en même temps auprès du Père et qui, en tant qu'amour, continue à servir de médiateur entre le Père au ciel et le Fils sur terre. Le Fils voit cet engagement de l'Esprit qui l'a donné aussi à la Mère, qui est descendu sur lui au baptême. Et puis le Fils a aussi de l'angoisse pour lui-même, comme par exemple nous avons de l'angoisse dans notre conscience quand nous avons entrepris quelque chose dont nous ne pouvons pas venir à bout (NB 3, 156).

 

5. Le Fils remet l'Esprit

Le Seigneur en croix a rendu son Esprit au Père. Il se prive de ce qui était indispensable à sa vie. Il fait par là un pas de plus vers la mort (NB 3, 368).

Le Seigneur rend au Père son Esprit et, avec lui, toute espérance. Pour voir encore sa mission, il devrait avoir son Esprit, il aurait peut-être alors de l'espérance : l'espérance d'un christianisme futur, l'espérance que son chemin a un sens. Et ceux qui se tiennent au pied de la croix quand sa mission s'accomplit, il ne les voit plus comme des personnes qui croient en lui, ils ne sont pas là pour lui, ils ne lui offrent aucune consolation, ils ne voient pas non plus qu'il aurait atteint un résultat (NB 3, 315).

En remettant l'Esprit, le Fils ne cesse pas d'être Dieu. Mais il se dessaisit du "troisième" Dieu, de l'Esprit-Dieu qui était en lui. Et son propre être de Dieu a pour lui maintenant aussi peu d'importance que la présence de ses amis au pied de la croix. Au baptême, l'Esprit était descendu sur lui pour qu'il ait une compréhension précise de sa tâche apostolique et aussi pour le début de sa Passion. Cette période est terminée. Il souffre jusqu'à la fin sans rien comprendre (NB 3, 220).

Un travailleur intellectuel connaît les strates les plus variées de son esprit. Il peut par exemple se préparer à une tâche difficile par un jeu qui occupe son esprit autrement et le repose. Des choses qui ne sont pas à mettre en ordre immédiatement se rangent alors d'elles-mêmes. Il sait ce que veut dire "commuter", en largeur comme en profondeur. Pour savourer de belles choses aussi, c'est tantôt telle "partie" de l'esprit, tantôt telle autre qui doit être occupée. Le Seigneur sur la croix sait quelles "parties" de son esprit doivent être données quand il doit descendre dans l'ultime souffrance. Des parties qui sont en relation avec la présence de la personne de l'Esprit Saint en lui. C'est comme s'il soulageait sa raison comme un bateau jette son ballast par-dessus bord en cas de détresse (NB 3, 220-221).

Il rend son Esprit au Père dans un acte de complète dépossession de lui-même. Comme s'il devait ne plus être qu'homme afin de montrer au Père qu'il veut honorer pleinement sur la croix son cadeau, son humanité. L'Esprit, il le rend si totalement qu'il s'exclame ensuite : "Pourquoi m'as-tu abandonné?"... Et le Père le prend au sérieux. Il recueille en lui l'Esprit qui lui est rendu, il ne laisse pas voir à celui qui meurt le signe spécifique de la rédemption du monde (NB 3, 401-402).

En tout véritable croyant, l'Esprit Saint joue un rôle primordial. Mais il est impossible de préciser ici la limite entre raison naturelle et compréhension grâce à l'Esprit. Mais quand quelqu'un souffre terriblement, toute compréhension cesse. Dans une opération sans anesthésie par exemple, il ne sert à rien d'assurer au malade que cette souffrance extrême lui sera utile. La souffrance l'emporte sur toute explication. Pour que le calice du Seigneur soit vidé jusqu'au bout, il doit rendre l'Esprit. Sinon l'Esprit serait toujours capable encore de suggérer un sens à la souffrance. Le tout doit devenir totalement insensé... (NB 3, 219-220).

 

6. La sécurité du ciel

Le Père et l'Esprit qui ont envoyé le Fils avec une telle mission demeurent eux-mêmes dans la sécurité du ciel. Et pourtant est-ce que ce ciel peut être la sécurité quand le péché fait des ravages dans le monde? (NB 3, 294).

 

7. Le silence de l'Esprit

Ce qui est curieux..., c'est que l'Esprit Saint n'inspire aux évangélistes, au sujet de la descente aux enfers, rien de plus que le fait qu'elle ait eu lieu. Comme si l'Esprit s'en tenait strictement au fait qu'il a été rendu au Père par le Fils sur la croix, comme s'il ne disait rien, conformément à sa mission, comme s'il ne voyait pas et n'entendait pas, comme si le Seigneur aussi se taisait pour le moment, quand les évangélistes mettaient par écrit leurs évangiles. C'est un silence dans le silence du Père. Silence du Fils, silence de l'Esprit, il n'y a aucun mot à ce sujet; le Fils, qui dès le début était la Parole, est maintenant une Parole silencieuse et discrète (NB 3, 287).

 

8. Le silence du samedi saint

Le Fils meurt en tant qu'homme sur la croix; mais, en tant que mort, il n'est pas séparé du fait qu'il est Parole : il est devenu la Parole muette du Père. Parce que la Parole était devenue chair et que la chair meurt, le Père se tait... Le Père se tait pour être un avec le Fils qui est devenu muet... L'Esprit Saint, en tant qu'échange d'amour, est aussi témoin de ce silence; il doit témoigner au Père et au Fils : au Père le silence du Fils, et au Fils le silence du Père. C'est pourquoi il se tait également pour se consacrer totalement à la médiation du silence. Servant ainsi de médiateur, il porte témoignage de ce silence des deux côtés : au ciel et à la terre; à la terre, de sorte qu'il apparaît comme le protecteur du mystère du samedi saint; comme tous les dons de l'Esprit, il garde aussi le don du samedi saint pour le transmettre aux hommes comme le requiert leur mission, comme l'Eglise en a besoin, comme il est nécessaire pour la présence continuelle du mystère divin. Son amour est si grand que cet amour ne réduit pas le mystère; quand il le révèle, il le fait apparaître avec des contours précis, jamais incertains. Ce qu'il en transmet donne aux hommes et à leur foi un zèle nouveau pour accompagner le Seigneur, pour porter avec lui et pour comprendre. Avec l'intelligence, il donne aussi une vénération plus profonde et nouvelle, une distance, une affliction, une attente. Les hommes deviennent dans leur propre esprit tellement ajustés à l'Esprit Saint qu'un tel approfondissement devient possible; et en en faisant l'expérience, ils voient aussi à quel point le Dieu de l'échange, l'Esprit Saint, est donné au Père et au Fils, à quel point il prend au sérieux sa qualité de témoin et de médiateur, à quel point il ne s'interpose à aucun instant, opérant d'une certaine manière comme un condensateur optique pour diriger vers lui-même les rayons de l'intelligence; se tenant de côté et transparent, il agit de telle sorte que tout devient plus compréhensible et plus clair. Mais il donne aussi en même temps à l'Eglise ce qui lui revient du mystère - le mystérieux, le réservé, l'intangible - sous une forme dure et claire comme le cristal (NB 3, 338-339).

 

9. L'Esprit Saint et la résurrection

Adrienne voit la croix et, sur elle, le Seigneur mort. Il y est suspendu dans une obscurité totale. Bien au-dessus, et séparée de l'obscurité, sans transition, la lumière du Père et de l'Esprit Saint comme en attente (NB 3, 89).

L'Esprit qui a porté (le Fils) aux hommes comme semence du Père roule la pierre qui était devant l'entrée du tombeau d'où sort le Fils ressuscité, car rédemption et résurrection ne font qu'un (NB 3, 175).

 

II. Le Père

 

1. Le "Notre Père" sur la croix

"Notre Père qui es aux cieux". Le Fils ne saurait plus que le Père est au ciel si Marie et Jean n'étaient pas au pied de la croix. Il les voit, il perçoit par là en eux sa propre parole et il voit par là la vérité du Père.

"Que ton  nom soit sanctifié"... C'est comme homme qu'il doit chercher en quelque sorte ce qui est saint... Il est comme quelqu'un qui est conscient d'avoir une mission reçue de Dieu et qui envie tous ceux qui ont reçu une mission comme si lui-même n'en avait pas.

"Que ton règne vienne".  Dit sur la croix comme un cri de détresse. Sans avoir conscience que le règne justement vient par le fait que lui-même s'en va et qu'il s'en va dans une angoisse qui l'aliène totalement. Comme s'il devait faire tomber d'en haut sur la croix le royaume des cieux parce qu'il ne voit pas que la croix s'élève vers le ciel et ouvre une brèche dans le ciel, brise les portes avec violence, établit le passage de la vie d'aujourd'hui à la vie éternelle.

"Comme nous pardonnons aussi". Il pardonne à tous, il a déjà pardonné avant même qu'on l'ait offensé, de sorte qu'il pardonne à tous alors qu'il est encore sous le fardeau des offenses de tous... Pour lui, c'est comme s'il devait pardonner afin que le Père puisse pardonner...

"Ne nous soumets pas à la tentation". Il a vaincu la tentation... Il fait partie d'une certaine manière de la masse de ceux qui sont fatigués de résister à la tentation. Il est l'homme fatigué qui souffre, qui supplie d'être "délivré du mal". Plus faible au fond qu'au mont des oliviers. Et ce n'est que maintenant que vient la dernière demande :

"Que ta volonté soit faite".  Il résume tout en ce centre. Le Père ne doit pas penser qu'il a encore sur la croix un quelconque désir. Sauf un seul : sur la croix terrestre accomplir la volonté du Père comme il l'accomplit au ciel (NB 3, p. 159).

Adrienne dans la Passion. Alors qu'elle est en proie au doute, qu'elle a l'impression que tout ce qu'elle souffre ne sert à rien, que tout n'est qu'illusion, le Père Balthasar dit avec elle d'innombrables fois : "Père, que ta volonté soit faite, non la mienne" (NB 3, p. 26).

 

2. Connivences entre le Père et le Fils

Les surprises de l'amour

Le Père engendre éternellement le Fils... Il y a des choses du Fils qui ne peuvent être comprises que dans le Père... Mais l'Esprit procède des deux : dans son être propre, il a part à l'être propre du Père, à l'être propre du Fils, et puis encore à ce qui est inséparablement commun entre le Père et le Fils. Mais en Dieu tout est clair pour Dieu et transparent, aussi bien la proximité la plus intime que l'éloignement du fait que les personnes se trouvent l'une en face de l'autre. Chacune des personnes sait ce qui se passe dans les autres, et Dieu tout entier sait qu'il est Dieu. En Dieu, les possibilités de "surprises" se trouvent uniquement à l'intérieur de l'amour qui, selon sa nature, en tant qu'amour éternel également, est ce qui surprend toujours. Il va de soi que cela n'exclut pas l'omniscience de Dieu. Mais en Dieu, les mystères de l'amour sont plus prioritaires que les mystères de l'omniscience. Il y a le fait que les personnes procèdent les unes des autres et éternellement le fait de la rencontre toujours nouvelle des personnes qui sont issues les unes des autres. C'est là que réside la surprise éternelle et toujours nouvelle (NB 3, p. 205).

Prévenance réciproque du Père et du Fils dans les enfers

Le samedi saint, le Seigneur se trouve tout d'abord au milieu des deux extrêmes; d'un côté se trouve l’œuvre du pur amour : la croix, de l'autre côté l’œuvre de la pure justice : l'enfer. Et il voit ce que le Père fait des deux : il voit la synthèse. Il y a ici une prévenance réciproque de la part du Père et de la part du Fils. La prévenance du Fils consiste en ce qu'il a déposé sa rédemption auprès du Père pour être initié au mystère du Père. Par sa souffrance sur la croix, il a en main la clef de la rédemption; en soi, il pourrait absoudre toutes les âmes tout de suite et tout simplement les conduire au ciel. Mais cela se ferait sans tenir compte du Père, cela ne se ferait donc pas dans l'unité de l'amour du Père ni à l'intérieur de sa mission. C'est pourquoi il doit se porter à la rencontre de la justice du Père. Le Père vient à la rencontre du Fils en ne lui montrant pas en premier lieu l'enfer nu, mais la synthèse de l'enfer et de la croix, donc l'effet de l'amour du Fils à l'intérieur de la pure justice. Avant la croix, il n'y avait que l'enfer définitif. Il n'y a de purgatoire que par l'acte rédempteur du Fils. Et le Père montre au Fils qu'il n'est pas sans être influencé par la rédemption, même si cette rédemption demeure provisoirement déposée auprès de lui, le Père (NB 3, p. 94-95).

Le Fils a de l'angoisse devant le Père

Angoisse du Fils face à la Passion qui vient dans une lumière étrangement trinitaire. Le Fils a de l'angoisse pour le Père, angoisse de ne pas pouvoir satisfaire le Père, angoisse de lui rendre une mission non accomplie. Il a de l'angoisse devant l'Esprit qu'il porte et qui est en même temps auprès du Père et qui, en tant qu'amour, continue à servir de médiateur entre le Père au ciel et le Fils sur terre (NB 3, p. 156).

Le Fils souffre pour le Père avant l'incarnation

Avant l'incarnation, le Fils souffre de ce que le Père, atteint par les hommes, souffre de sa création. Mais cette souffrance n'arrive pas dans les ténèbres comme plus tard sur la croix, elle arrive dans la lumière de l'amour. Malgré cela, c'est comme un exercice préparatoire à la Passion réelle avec la séparation du Père. Comme si un amant souffrait tout près de l'aimé au cas où celui-ci permettrait à l'amant de souffrir pour lui, de se laisser infliger une peine à sa place par exemple. Si quelque chose de ce genre se produit dans l'amour réciproque, c'est pour l'aimant une vraie joie, car il ne fait rien plus volontiers que d'épargner une douleur quelconque à l'aimé (NB 3, p. 86).

La volonté du Père (et celle du Fils)

Au mont des oliviers, le Fils se trouve devant la volonté du Père qui lui paraît absolue, inaccessible, étrangère. Il la regarde avec étonnement, il la regarde presque fixement, comme s'il ne pouvait plus la mettre en harmonie avec ce qui lui avait paru durant toute sa vie être la volonté du Père. C'est maintenant un oui énorme, démesuré et, en comparaison, le sien n'est qu'un minuscule oui d'homme, à peine formulé. - "Non pas ma volonté, mais la tienne" - pour laisser entrer le oui divin. Auparavant, entre la volonté du Père et la volonté obéissante du Fils il n'y avait aucune tension; il y avait la vision qui montrait toujours la volonté du Père comme étant ce qui était le plus digne d'efforts et la faisait embrasser. Maintenant la volonté du Père est comme à côté du Fils; en lui, il n'y a que son oui humain donné au Père (NB 3, p. 254).

Le point de vue du Père

Au mont des oliviers, le Seigneur est très viril. Qu'il dise : "S'il est possible, que ce calice passe loin de moi" est pour lui une humiliation. Il n'exprime pas seulement son accord avec la volonté du Père, il doit aussi souligner une volonté personnelle. Il doit aussi présenter son point de vue de manière nette en face du point de vue du Père (NB 3, p. 244).

L'infini du Père dans la vie du Fils

Le Fils devenu homme contracta mille relations avec les autres hommes. Il connut mille états changeants et passagers, des efforts et de l'effervescence, il vécut une destinée qui suivait son cours, dans quelque chose d'immense qui était toujours ouvert sur l'infini du Père (NB 3, p. 79).

Le choix du Père

Le Père et le Fils ont tous deux fait un choix "mûri" : incarnation - non incarnation. C'est une alternative : ou bien, ou bien. Naturellement on ne peut pas dire que le Père soit par là défavorisé, qu'il aura moins d'expérience que le Fils. L'homme et la femme aussi ne sont au fond complémentaires qu'à l'âge de la maturité. Et de même les saints qui ont fait l'expérience du péché et ceux qui ne l'ont pas faite. Il est impossible de dire qui est davantage humain : l'homme ou la femme, ou quel groupe de saints aime Dieu davantage (NB 3, p. 190).

 

3. Le Père et la rédemption

La victoire sur le péché appartient au Père

C'est contre la tentation que lutte la grâce du Fils. Il offre son amour efficace, immédiat, pour aider... La victoire elle-même et le sacrifice qui y est inclus appartiennent au Père. Dès que le combat est fini, dès qu'il est décidé que l'homme ne péchera pas, commence le domaine du Père. Le Fils accompagne l'homme jusqu'à ce point par son intervention; le fruit du combat, il l'abandonne au Père parce que tout le fruit de son œuvre, il le remet à la disposition du Père. Par amour, pour offrir au Père ce qu'il aime dans les hommes, c'est-à-dire ce qui les rend semblables au Fils et ce qu'ils ont de lui. Si le Fils demandait pour lui non seulement le combat mais aussi la victoire, il ne laisserait pour ainsi dire au Père aucune participation à l’œuvre de la rédemption. Mais il veut que toute l’œuvre aboutisse au Père parce qu'elle est partie du Père. Et que finalement elle soit l’œuvre du Père lui-même... Justement le Fils ne doit jamais être compris sans toute la Trinité, il renvoie toujours au-delà de lui, au Père et à l'Esprit Saint. Cela ne rabaisse aucunement le Fils, cela montre seulement qu'il est impossible de le détacher de sa relation au Père. De même que le Fils renvoie toujours au-delà de lui, au Père et à l'Esprit, de même aussi notre vie est dominée d'une manière infinie par la Trinité tout entière. Les trois personnes façonnent ensemble cette vie et donc aussi la relation de l'homme au péché. L'Esprit a une relation au péché en tant qu'objet, le Fils a une relation au péché en tant que tentation subjective, le Père a une relation au péché en tant que vaincu (NB 3, p. 102-103).

La super-ruse du Père

Quand le diable envahit la terre à partir de l'enfer, quand il fait irruption dans la bonne création de Dieu, l'opposition entre le Père et l'enfer devient dramatique : il envoie son Fils sur terre pour donner réponse à la ruse du diable par une super-ruse (NB 3, p. 238).

Le Père va sauver le monde

(Le Christ sur l'âne, le jour des rameaux). Il remercie le Père pour le corps qu'il lui a donné et qui peut servir à communiquer. Avec lui, il peut procurer de la joie aux autres. Il est là totalement pour les autres... Et quand il voit la souffrance qui vient, il se réjouit de pouvoir rendre ce corps au Père dans la mort et de ce que le Père, en raison de ce sacrifice, sauvera le monde (NB 3, p. 252).

La lumière du Père

Il y a un "prix payé" par le Fils "pour conduire le monde à la lumière du Père" (NB 3, p. 241).

Entrer dans la vie du Père

La substance fondamentale du purgatoire : l'intelligence des péchés que les hommes doivent atteindre là pour devenir capables d'entrer dans la vie du Père (NB 3, p. 236).

Le Père peut être aimé par les hommes

Pour montrer au Père que la communication entre le Créateur et la créature est valable et que le Père peut être plus aimé qu'offensé par les hommes, le Fils a voulu acquérir à présent une expérience du Père totalement humaine, et ceci veut dire "aussi" une expérience essentiellement autre que celle du ciel... Quand le Fils rencontre Jean et déjà quand il rencontre sa Mère, ils ne sont pas avant tout pour lui des personnes qui l'aiment, mais des personnes qui aiment le Père  (NB 3, p. 226).

C'est le Père qui nous fait participer à la souffrance du Fils

Ce n'est pas le Christ qui nous fait participer à sa souffrance, c'est le Père. C'est lui qui distribue les destinées et attribue les souffrances. Le Christ préférerait nous l'épargner. Il y a ici comme une légère fissure dans la Trinité. Ce n'est que parce que le Père le veut que le Fils le veut aussi. Il aurait préféré ne nous donner que le bon côté de la souffrance, mais il doit nous laisser participer aussi à sa souffrance elle-même. Cette participation cependant est déjà sa grâce (NB 3, p. 38).

Le ciel du Père

Il existe un choix ultime de Dieu : incarnation ou non incarnation. Ce choix est certes conditionné par le péché, mais il reste au fond un mystère entre le Père et le Fils parce que le Fils a le désir de se donner au Père dans une obéissance aveugle : jusqu'à la croix et l'enfer. Et le Père a depuis toujours le désir de montrer au Fils que le don aveugle qu'il fait de lui-même à la volonté du Père lui apporterait justement ce qu'au fond depuis toujours le Fils aurait le plus aimé faire : sauver le monde et l'apporter au Père, lui montrer et lui communiquer l'amour du Père... Là où le Fils pensait être le plus abandonné du Père, son abandon est utilisé pour forcer le cachot de l'abandon (l'enfer) et faire entrer le Fils avec le monde sauvé dans le ciel du Père (NB 3, p. 190-191).

Le Fils rend son corps au Père

C'est singulier, cette restitution du corps au Père dans la mort. Toute la vie du chrétien devrait être vécue de telle sorte que la mort devienne un don du mourant à Dieu. Le Père fait s'incarner le Fils, il lui fait don de la vie humaine; le Fils la lui rend et le Père lui en est en quelque sorte reconnaissant; il fait don au Fils du corps de résurrection et, par là, il nous fait don à tous de la vie éternelle. En tant que Dieu, le Fils la possédait depuis toujours, mais maintenant il la reçoit aussi en tant que Fils de l'homme. C'est ainsi que le don du Père au Fils est autre pour le Fils lors de la résurrection que lors de l'incarnation...

Il est étrange que le Fils, en devenant homme, reçoive le même corps que nous : quelque chose qui accompagne notre vie consciente pour l'aider presque sans se faire remarquer; mais en mourant, il doit charger sur lui toutes les souffrances pour pouvoir le rendre au Père... Pour qu'il puisse le rendre au Père, toute l'histoire des souffrances du monde doit s'y graver. Il subira jusqu'à la mort la pleine mesure des souffrances... afin qu'il restitue au Père, avec la mission achevée, le corps que le Père lui avait donné pour porter le péché du monde. Plus il souffre, plus grandit le cadeau qu'il prépare pour le Père avec son corps... Mais la volonté du Père est enveloppée dans la volonté du Fils de le lui offrir. Il peut sembler aussi que là où le Fils n'en peut plus, le Père ne fasse simplement que prendre. Dans une entente préalable avec le Fils, qui dépasse tout ce qu'il peut donner lui-même (NB 3, p. 181-182).

 

4. Présence du Père à la croix

(Sur la croix), il est de la plus haute importance pour le Fils qu'il remarque que le Père n'est plus là. Et pourtant le Père est là en vérité... Le Père n'est jamais plus présent que dans cette absence à la croix (NB 3, p. 306).

Dans la Passion, le Fils, ne voulant plus être qu'homme, se remet lui-même au Père et à l'Esprit : la partie principale de sa personne divine; on ne peut pas dire la partie la plus essentielle car lorsque Dieu le Fils "n'est plus qu'homme", c'est en réalité en vertu de ce qu'il y a en lui de plus essentiel, car justement en tant que Fils, dans ce qui le distingue du Père et de l'Esprit, il a bien entrepris de devenir homme et de souffrir. Mais il remet au Père et à l'Esprit ses possibilités "restantes" pour ainsi dire... Ce qui, au ciel, l'incita à s'incarner, ce fut son amour pour le Père et pour sa créature. C'est celle-ci qui retourne au Père, mais à présent comme quelque chose qui a été expérimenté, car le Fils sait maintenant ce que c'est que d'être homme. Et quand il retourne ainsi, il se produit aussitôt un échange en Dieu. Dieu le Père et Dieu l'Esprit reçoivent de Dieu le Fils ses soucis de mission spécifiquement humains. Et ils reçoivent par là comme une exigence de s'engager définitivement pour l’œuvre de rédemption du Fils qui doit maintenant être accomplie. La croix n'est pas encore accomplie. Et le temps éternel de Dieu doit maintenant s'adapter à l'instant temporel de la croix...

Ainsi avec cette remise du Fils, ce n'est pas seulement quelque chose qui est recommandé au Père et à l'Esprit, c'est quelque chose de temporel qui est inséré dans la durée éternelle. Cette remise du Fils comporte pour Dieu l'exigence de participer à la croix, non pour soulager le Fils, mais dans le sens d'une collaboration féconde, dont le fruit, par la volonté du Fils, doit revenir à l'humanité. Par là, le Père et l'Esprit sont totalement orientés vers la croix avec ce qui leur a été confié par le Fils (NB 3, p. 179-180).

Le Fils a tout remis au Père, non seulement sa vie terrestre, mais aussi la disposition de son Esprit. Il ne veut pas porter la croix en disposant de lui-même comme Dieu, et c'est comme s'il ne pouvait se débarrasser lui-même de cette divinité; il ne le peut que dans l'obéissance au Père qui peut intervenir en tout... Le Père doit gérer seul le caractère divin du Fils... Le Père doit lui retirer le divin dans la Passion parce qu'il fait partie de l'ensemble de la mission que le Fils meure comme un homme (NB 3, p. 157).

 

5. La main du Père

Dimanche des rameaux. Plus s'approche l'heure du Père, plus la souffrance apparaît au Fils urgente et nécessaire. Comme une pénitence qu'il prend sur lui pour l'offrir au Père à la place de ce que les hommes lui refusent. Il ne la voit pas seulement de manière négative : comment les hommes se retirent et comment la main du Père reste vide, elle qui aurait tant aimé recevoir d'eux un peu d'amour (NB 3, p. 302).

Quand maintenant, sur la croix, le Fils remet son Esprit entre les mains du Père, il parle le langage du corps. Il formule des mots physiques, il est le Verbe fait chair, il parle cette langue humaine si clairement que les personnes présentes l'entendent et le comprennent. Et s'il parle des "mains" du Père, il unit le Père au fait qu'il possède lui-même un corps... C'est aussi un pendant de l'incarnation. Ici, le Fils a reçu son corps du Père; sur la croix, il le lui rend; et il fait alors presque comme si le Père lui-même avait un corps dans lequel le Fils peut déposer l'Esprit. Ces mains du Père sont intactes, ce sont des mains qui n'ont pas souffert et qui par là sont capables de garder l'Esprit éternellement, de le recueillir, de l'abriter. On peut se confier à ces mains (NB 3, p. 183).

La résurrection, c'est comme si tout d'un coup la main du Père se posait sur l'épaule du Fils de telle sorte qu'il la sente et que, dans la joie qu'il en éprouve, il ne perçoit pas qu'il est conduit par elle. Tout ce qui se passe d'autre est secondaire, il n'y a que la main du Père qui est importante. Cette main, c'est la lumière... la lumière du Père (NB 3, p. 240-241).

 

6. L'exigence du Père

Discrétion

Sur la croix, la consolation du Père fait totalement défaut. Il y a là aussi une discrétion du Père : il doit montrer au Fils qu'il le prend au sérieux en tant qu'homme aussi bien qu'en tant que Dieu... Il n'y a maintenant aucun moyen de s'entendre avec le Père (NB 3, p. 217).

Abandon

Un enfant qui apprend à marcher, tenu à la main par son père : l'enfant n'a aucune peur tant qu'il sent que la main du père le tient. Et s'il fait quelques pas, c'est plus la main de son père que ses propres jambes qui le maintiennent. Ce n'est que lorsque le père le lâche réellement et disparaît et que l'enfant se sent seul que cela devient difficile. De même aussi pour le Fils sur la croix quand le Père l'abandonne pour qu'il apprenne ce que cela veut dire être laissé seul dans la souffrance (NB 3, p. 86).

Inexorabilité

Au mont des oliviers, il y a l'inexorabilité du Père vis-à-vis du Fils. Le Père pourrait renvoyer éventuellement à la détresse de l'humanité ou à ce qui a été convenu autrefois et qui n'a cessé d'être confirmé par le Fils; il pourrait par là consoler le Fils et se consoler lui-même, réconforter le Fils et se réconforter lui-même. Mais l'absolu de la mission serait par là abandonné; par égard pour la rédemption justement, la mission ne doit être maintenant qu'absolue. Plus encore dans le Père que dans le Fils, car le Père et sa volonté sont le point absolu d'après lequel le Fils doit s'orienter dans sa marche à travers le temps et le fini (NB 3, p. 246).

Exigence

Le mont des oliviers : le Fils fait à nouveau l'expérience de la solitude d'angoisse pour autant qu'il se trouve devant le Père. Car il se trouve simplement en face de lui, sans qu'il y ait rapprochement, sans intimité. Devant lui se trouve l'exigence inexorable du Père. La mission de racheter le monde ne lui paraît maintenant en aucune manière comme étant sa propre pensée, mais comme étant la pure exigence du Père (NB 3, p. 243).

Le Père "a poussé le Fils dedans"

Quand le P. Balthasar envoie Adrienne dans le "trou", ils deviennent étrangers l'un à l'autre. Adrienne ne reconnaît plus le P. Balthasar. Il devient en quelque sorte inaccessible et "pourtant la confiance n'est pas supprimée". C'est ainsi que le Père "a poussé le Fils dedans", et maintenant il y a de l'angoisse entre les deux. "Non pas ma volonté" veut dire : non pas ma volonté bouleversée qui n'est plus intacte, qui fait l'expérience de l'angoisse... "Auparavant ma volonté était de toute éternité identique à ta volonté. Certes depuis l'incarnation il y avait dans ma volonté l'éventualité au moins potentielle de l'expérience du trouble; malgré cela, la certitude de l'unité ne cessait de percer. Mais maintenant c'est mon devoir de m'occuper de ce qui sépare le monde de toi. Ainsi je n'ai pas le droit d'obtenir par force de te voir, de contempler ton être; tu dois être maintenant pour moi tel que celui dont je fais maintenant l'expérience. Et le résultat, le fruit de cette angoisse, je ne le vois pas non plus" (NB 3, p. 245).

Après la sueur de sang

Le Fils avant la Passion. Dans son trouble, le Fils n'entend pas au fond la Parole du Père... Tout d'un coup il ne sait plus très bien ce que cela veut dire, il ne sait plus très bien si le tout est une parole d'amour du Père qui ne pense qu'à l'amour, ou une parole d'envoi de celui qui pense totalement à la mission, une parole qui passerait par-dessus le Fils uniquement pour sauver la mission.

Comparaison : un espion aime une jeune fille, mais uniquement parce qu'il doit en tirer quelque chose. Et tout d'un coup la jeune fille s'aperçoit qu'il n'aime que sa mission, ou que peut-être il ne l'aime, elle, qu'accessoirement, par hasard. Et cela, même s'il protestait maintenant de son amour, parce que auparavant il ne lui avait jamais rien dit de sa mission. Ainsi le Fils vis-à-vis du Père après la sueur de sang...

Jusqu'à présent le Fils n'a connu l'angoisse que sous la protection du Père. Comme de nager à sec. Maintenant il est jeté à la mer. Et il voit les vagues toujours plus exclusivement avec les yeux du Fils de l'homme et toujours moins avec ceux du Fils de Dieu... Maintenant il est dans l'eau et il voit venir la tempête et il a une véritable angoisse. C'est tout autre chose de voir monter la tempête et de dire oui à la croix à partir de la rive du ciel que de faire la volonté du Père quand on est lié à un corps. Il avait accepté la croix comme Dieu, car on doit bien sûr être Dieu pour dire un tel oui au Père (NB 3, p. 155-156).

 

7. Le silence du Père

La parole muette du Père

En tant que Parole incarnée, le Fils parle du Père par sa chair... Il est constamment... la Parole audible du Père. Le Père a confié au Fils d'être sa totale ouverture pour nous, d'être tout ce qu'il veut nous dire. Le Fils meurt en tant qu'homme sur la croix; mais en tant que mort, il ne s'est pas séparé du fait qu'il est Parole : il est devenu la Parole muette du Père. Parce que la Parole était devenue chair et que la chair meurt, le Père se tait. Ce silence du Père est l'accueil de la mission achevée du Fils. Il n'y a maintenant rien de plus à dire. Le Père se tait pour être un avec le Fils qui est devenu muet. Et les hommes doivent apprendre à se taire aussi dans ce silence entre la mort et la résurrection. Dans le silence est contenu la descente du Fils aux enfers. Elle s'accomplit dans ce silence de mort du Fils et dans le silence du Père qui est une réponse. C'est une marque d'égard de l'amour paternel qu'il se taise. Il ne veut pas signaler l’œuvre accomplie par le Fils ailleurs que dans la résurrection. Celle-ci est le signe. Le Père, qui fera ressusciter lui-même le Fils, attend le Fils pour parler à nouveau; en reprenant la conversation avec lui, il recommencera aussi à parler avec nous (NB 3, p. 337-338).

Dieu ne répond plus

(Sur la croix, le Seigneur essaie de prier : "Pourquoi m'as-tu abandonné?")... C'était Dieu qui ne répondait plus à Dieu. Le Père entend l'appel du Fils, mais il ne réagit pas. Ce silence du Père doit engager le Fils dans un isolement extrême; il doit goutter la dernière goutte du calice qui est beaucoup plus amère que tout le reste. La soif sur la croix, les souffrances, le mépris du monde, l'abandon par les disciples : tout cela n'est presque rien comparé à l'absence de réponse du Père. Tout cela serait supportable si le Père l'encourageait et était là. Auparavant, le Fils connaissait toujours cet encouragement du Père. Maintenant, définitivement, il n'a pas le droit de le savoir. C'est bien pire que la mort d'un amour. L'existence du Père est sans doute supposée dans la question de l'abandon. Ce que fait le Père est pire qu'une absence, pire que le fait qu'il soit perdu. C'est l'acte voulu de le laisser tomber (NB 3, p. 407-408).

Le  Père se cache

Le Fils rend son Esprit au Père dans un acte de complète dépossession de lui-même. Comme s'il devait ne plus être qu'homme afin de montrer au Père qu'il veut honorer pleinement sur la croix son cadeau, son humanité. L'Esprit, il le rend si totalement qu'il s'exclame ensuite : "Pourquoi m'as-tu abandonné?" Ceci pour prouver jusqu'au bout son humanité et pour prouver sa souffrance totale, naturellement aussi son amour total; mais de celui-ci, il ne sait rien à présent, il y renonce pour éprouver l'intégralité de la souffrance. Et le Père le prend au sérieux. Il recueille en lui l'Esprit qui lui est rendu, il ne laisse pas voir à celui qui meurt le signe spécifique de la rédemption du monde. Il voile son visage; mais qu'il le cache permet au Fils d'atteindre son but. Le Fils ne peut plus agir qu'en laissant faire et il ne saisit pas le signe de son action. Quand le Père est voilé, tout ce qui a un rapport avec son action est voilé pour lui. Que Dieu soit voilé, ce n'est pas seulement un brouillard, une absence de visibilité, c'est une déception sans nom... La croix était une erreur (NB 3, p. 396).

La résurrection est voilée

Plus s'approche la Passion, plus s'éloigne la résurrection (dans la pensée du Fils). Elle appartient au Père inviolablement, le Fils devient comme un étranger vis-à-vis d'elle. Auparavant il éprouvait de la joie du fait que ce miracle du Père devait se produire pour lui : pouvoir retourner au Père avec le monde entier. Il y voyait sa participation. Il ajouterait son propre miracle au miracle du Père. Maintenant le tout devient l'affaire exclusive du Père... L'effroi devant la Passion qui arrive voile tout ce qu'il y a de commun entre lui et le Père. En même temps que se voile la vue du Père se voile aussi la vue de la résurrection (NB 3, p. 156-157).

Le Père est voilé

Les enfants jouent tranquillement quand ils savent que leur mère est dans la pièce à côté. Le Fils, en tant que Dieu, a toujours su que le Père était là, tout à côté pour ainsi dire; à tout moment il était possible de le joindre et de vérifier. Sur la croix, cette conscience prend fin; le Père est voilé. Et maintenant le Fils doit lutter en lui-même contre cette possibilité de rejoindre le Père et de s'assurer. Et cette possibilité est si bien surmontée qu'il n'y a plus là que l'homme crucifié (NB 3, p. 283).

L'obscurité du Père

Quand la mort a séparé le Fils du fardeau du péché, il n'en résulte pour lui aucun sentiment de libération. Aussitôt c'est pour lui une nouvelle forme de rencontre avec le péché. La mort sera vaincue à Pâques quand il ressuscitera. La mort est sans doute un événement décisif, mais le chemin conduit en enfer. Il conduit en même temps à la récompense, mais pour le moment celle-ci est cachée dans l'obscurité du Père (NB 3, p. 225-226).

Le Père l'a abandonné

Sur la croix, le Fils est toujours plus écrasé par le péché au fur et à mesure qu'il rend au Père sa force, sa divinité...Doit-on tout remettre au Père?... Remettre aussi l'angoisse au Père... Le Père l'a abandonné (NB 3, p. 160).

 

8. La souffrance du Père

Impuissance volontaire

Il serait facile pour le Père d'étendre autour de la croix sa main protectrice, elle est assez grande et assez puissante pour la dominer tout entière. Mais justement il ne lui est pas permis de le faire. Car il doit participer à l'impuissance du Fils. Comme si cette impuissance ouvrait au Père une nouvelle possibilité : ne pas pouvoir bien qu'il en ait le pouvoir. Quelque chose comme assumer une impuissance volontaire. Non seulement le Père n'a pas le droit d'envelopper la croix de manière à l'enlever au Fils, mais il doit prendre part à la mise en croix du Fils... Le Père laisse au Fils sa volonté propre qui, en son fond ultime, coïncide avec la volonté de mission du Père. Comme si à la croix, il y avait une sorte d'inversion de la demande : "Que ta volonté soit faite" (NB 3, p. 180).

Impuissance imposée

Dans la Passion, l'Esprit est là pour aider le Père comme le Fils dans leur impuissance identique et pourtant opposée; il est comme un miroir qui se tient devant le Père comme devant le Fils pour que, le plus clairement possible, ils reconnaissent toujours ce que l'autre désire. L'Esprit n'est pas seulement aide, il est aussi, en un certain sens, l'informateur qui indique de la manière la plus objective qui est Dieu le Fils et ce qu'il désire donner, et qui est Dieu le Père et ce qu'il désire donner. Cette impuissance du Père, qui lui est comme imposée, approfondit la distance qui sépare le Père du Fils, et l'Esprit qui sert de médiateur entre la volonté du Père et celle du Fils met toute sa volonté à souligner la distance requise de la manière dont le Père et le Fils le demandent, voulant et ne voulant pas tout à la fois. Le voulant, parce qu'il en a été décidé ainsi; ne voulant pas parce que, sur le moment, c'est le plus difficile : ils sont comme prisonniers de leur propre volonté (NB 3, p. 180-181).

Solitude du Père

On a certes raison de dire que Dieu n'est pas solitaire, et pourtant il est quand même solitaire parce que autrement on retirerait à Dieu son don de lui-même. Qui dit don de soi doit dire aussi quelque part solitude. Quand le Fils, dans son abandon, crie vers le Père, il doit se passer quelque chose aussi dans le Père. L'amour est un mystère beaucoup plus profond que cette idée présumée qu'il doit rester toujours égal à lui-même (NB 3, p. 323).

Le Père abandonné

La traversée de l'enfer a pour sens de montrer au Fils ce que le Père a fait avec l’œuvre de la rédemption, son effet... Il voit que le Père a séparé le péché des pécheurs... Le caractère obscur de l'enfer, qui est caché dans le Père, est en quelque sorte un pendant de l'obscurité de la croix. Quand le Fils abandonné - abandonné par le Père et par les hommes - porte le fardeau du péché pour sauver les hommes, il se tient en face du Père abandonné : abandonné par le Fils qu'il n'a pas le droit de recevoir alors, abandonné aussi par les hommes qui ne reconnaissent pas dans le Fils sa volonté (NB 3, p. 189).

Le Père dépouillé

Désolation du Fils dans la Passion. On voit dans le Seigneur tout ce qui serait à faire. Mais il pense alors au Père. Donc tout ce qui serait à demander au Père, tout ce qui est entrepris contre le Père. Le Fils ressent beaucoup moins ce qui est fait à lui-même que ce qui offense le Père. C'est le Père surtout qui est dépouillé, d'abord de son monde, et maintenant du Fils qu'il a envoyé pour sauver le monde. Le Fils porte tellement le péché du monde qu'il se croit perdu avec lui pour le Père (NB 3, p. 389).

 

9. Les mystères du Père

Chercher Dieu en enfer

Le samedi saint, le Fils commence à chercher Dieu en enfer, donc dans le mystère du Père, mais où il voit ce qui est rejeté par le Père, où donc le Père ne peut être visible. Il le cherche tout de même... Parce que ici il n'y a que ce qui est rejeté, repoussé, enlevé, il ne peut pas trouver. Il est ainsi dans une pure solitude. Cette solitude est pour lui toute différente de sa solitude sur la croix. Sur la croix, il pouvait encore appeler Dieu son Père auprès de qui il avait tout déposé, même s'il ne le voyait plus... Sur la croix, le Seigneur est mort pour communiquer la vie. Ici il n'y a plus de vie, tout est mort et rejeté. Sur la croix, la souffrance avait encore au moins le visage du sacrifice, et donc de l'amour, la recherche du Père se faisait dans une sorte d'amour productif. Ici aucun amour n'est plus possible parce qu'il n'y a plus la moindre chose digne d'être aimée... La recherche de Dieu en enfer n'a pas d'espoir de le trouver, c'est une recherche dans le chaos. Car derrière chaque péché, le Fils ne voit qu'une chose, c'est que le Père n'y est pas... Il y a une descente progressive dans la boue du péché... Plus il y entre, plus le pénètre l'absence du Père... Ce que le Fils voit, c'est ce qui est rejeté et éliminé définitivement par le Père, ce à quoi n'adhère plus rien de la relation originelle au Père (NB 3, p. 105-106).

Le plus court chemin vers le Père

Pourquoi le Christ devait-il aller en enfer avant de ressusciter? D'une part, c'est le plus court chemin vers le Père. D'autre part, il s'agissait pour lui de voir le résultat de la Passion : l'enfer comme résidu des péchés (NB 3, p. 63).

Voir la totalité du péché

Le Christ doit passer par l'enfer pour retourner au Père... Tant qu'il était sur le chemin de la croix et n'était que livré, sans doute restait-il le Fils pour le Père, comme toujours; mais pour lui, le Père était devenu un étranger afin que la mesure de l'abandon soit totale... Le retour au Père ne pouvait être obtenu que si le Fils voyait dans sa totalité ce qui le séparait de l'homme : le péché. C'est en voyant la totalité du péché que sa glorification aussi fut rendue parfaite (NB 3, p. 65-66).

Les mystères ultimes du Père

(Adrienne voit le Seigneur mort sur la croix)... Il est réuni au Père un instant. Dans cette réunion, il remet au Père la rédemption accomplie, mais seulement comme quelque chose de provisoire. L'essentiel est achevé et déposé auprès du Père... La réunion du Père et du Fils est comme ponctuelle et établie en vue d'une nouvelle séparation : le Père accueille la rédemption et le Fils reçoit sa nouvelle tâche qui n'est plus une mission dans le monde des vivants mais qui concerne totalement le Père lui-même... Il doit descendre dans le royaume du purgatoire et de l'enfer, dans l'état de mort de celui qui n'est pas encore ressuscité... Dans la séparation du samedi saint, le Père va initier le Fils à ses mystères ultimes, et cette initiation doit se faire dans la séparation (NB 3, p. 90).

Le Père livre son secret

(La descente aux enfers, c'est le Père qui livre son secret). La révélation la plus parfaite se fait dans la plus grande discrétion... Il pourrait se faire que quelqu'un veuille faire connaître à un ami tous les secrets de sa vie; il lui remet pour cela les clefs de son bureau où se trouvent son journal et ses lettres d'amour, son compte en banque, bref, tous ses secrets. Lui-même ne veut pas être là quand son ami regardera tout cela, il s'absentera et, plus tard, les deux n'en parleront pas non plus. Celui qui a livré son secret ne veut pas savoir s'il a tout lu ou une partie seulement ou rien du tout. Cela devait simplement montrer sa pleine confiance et toute question serait un signe de méfiance. L'amour remet la clef sans savoir ce qui s'ensuit et la mesure où le secret a été partagé doit elle-même rester un secret. Car le secret est laissé à la libre disposition de l'ami (NB 3, p. 90-91).

Un mystère entre le Père et le Fils

(La descente aux enfers). Le Père accordera au Fils - et cela en étant lui-même absent - de connaître le mystère de ses ténèbres qu'il s'était réservé depuis toujours. C'est le mystère du Père qu'il a gardé pour lui jusqu'alors parce qu'il n'avait remis au Fils que la rédemption, la miséricorde, l'amour, la lumière, la vie. Il ne l'a pas envoyé pour juger mais pour racheter. L'enfer est traité comme un mystère entre le Père et le Fils. Après le retour du Fils au ciel, il ne fera pas non plus l'objet d'un "thème de conversation" entre le Père et le Fils (NB 3, p. 91).

La confession du Père

La descente aux enfers est d'une certaine manière le dévoilement, la confession du Père devant le Fils... L'ultime cachot est ouvert et montré de telle sorte que rien n'est laissé caché, la dernière chose justement doit venir à la lumière (NB 3, p. 92).

Le mystère de l'amour du Père

Que le Père montre son enfer au Fils, c'est un mystère de l'amour du Père. Il ne fait pas tomber le Fils tout de suite dans l'enfer le plus profond, mais il le conduit pour ainsi dire à partir d'en haut et il commence par la partie du purgatoire qui est la plus proche du ciel. Le Fils rencontre ici ceux qui sont déjà purifiés par son amour rédempteur. Il ne voit certes pas le résultat de cette purification, la rédemption elle-même (ceci ne sera possible qu'à Pâques), mais il voit pourtant que l'amour est à l’œuvre, son amour précisément qui s'est dégagé sur la croix. Qu'il voie cela, c'est une prévenance du Père. Le Père montre au Fils que, dans sa justice, il n'est pas insensible à la miséricorde du Fils; il lui montre, avant même l'achèvement de l’œuvre de la rédemption, les effets de l'amour à l'intérieur du domaine de la justice. Il lui ouvre le cachot du côté où l'amour est visible. Le Fils voit ici que les âmes se trouvent entre la justice et l'amour, il voit comment les deux coïncident dans le processus de purification (NB 3, p. 92-93).

Les ténèbres du Père

Le Fils est conduit ensuite plus profondément dans le lieu de la purification. C'est le lieu où l'amour du Fils n'est pas encore reçu, où les âmes refusent encore d'entrer dans la flamme de l'amour purifiant... Partout le Seigneur offre son amour, partout il rencontre le refus. Il tente d'intervenir auprès du Père pour les âmes qui refusent, mais dans la mesure où il se trouve à cet endroit du purgatoire, sa prière et son amour ne sont pas reçus... Ici, dans la vision du samedi saint, sa mission de Rédempteur est comme suspendue. Et plus il pénètre profondément dans le mystère du Père, plus grandit sa vénération pour l’œuvre du Père, plus il veut laisser au Père sa liberté, moins il veut s'imposer avec son œuvre, plus il devient pur don de lui-même au Père inconcevable en son action, plus il se livre aux ténèbres du Père. Il avance dans son mystère en tâtonnant. (NB 3, p. 95).

Le mystère de l'enfer, signe de la paternité du Père

L'enfer est l'obscur contraire du lumineux mystère d'amour qui existe entre le Père et le Fils. De même que le Père fait connaître son mystère au Fils non seulement comme mystère mais dans le mystère, comme ce dont on ne parle pas, de même il y a dans le péché un mystère; le mystère reste et ne s'ouvre pas : l'enfer. Dans l'amour, il reste toujours quelque chose de mystérieux : l'accueil de l'amour lui-même... Le mystère de l'accueil de l'amour entre l'homme et la femme est une lointaine parabole de la relation qui existe entre Dieu le Père et Dieu le Fils. Malgré toute l'égalité de nature entre l'homme et la femme, l'homme est ce qui est originel, la femme ce qui est dérivé. De même le Père et le Fils sont de même nature dans la divinité, mais le Père reste la source du Fils, l'origine infinie du Fils. Le passage du Fils à travers l'enfer en tant que mystère du Père est un signe de la paternité du Père vis-à-vis du Fils. Par les ténèbres de l'enfer, le Fils se dirige à tâtons vers le mystère du Père (NB 3, p. 107).

Le péché, mystère du Père

Une partie du mystère du Père que le Fils apprend à connaître en enfer, c'est cette incroyable menace du péché qui est beaucoup plus grande que ce qu'il en connaissait. Cette connaissance faisait en quelque sorte partie du domaine réservé du Père dans lequel le Fils est maintenant introduit. C'est ainsi qu'un chrétien cherche sans doute à faire un peu la volonté de Dieu, il entreprend ceci et cela; s'il est prêtre, il prêche et il absout et il prie et il écrit... Mais au fond personne ne sait ce qu'il fait. Personne n'a une vue d'ensemble de ce qu'il fait. Le Seigneur également, devenu homme, a remis au Père la vue d'ensemble avec tout le reste. Mais maintenant le Père, avant de le ressusciter, lui offre la connaissance, la vue d'ensemble du Père. La croix était pure obéissance. Mais avant de ressusciter, le Fils doit savoir ce qu'il a fait. Dans le prolongement de son obéissance humaine, il doit mesurer toute la distance qu'il y a entre l'homme pur et l'homme pécheur (NB 3, p. 176).

L'obscurité du Père se découvre au Fils

Le samedi saint est le jour où l'obscurité du Père se découvre au Fils... C'est à partir du péché vaincu par la croix - péché qu'il est maintenant donné au Fils de voir - que devient clair pour lui le sens d'avoir été sur la croix (NB 3, p. 194).

Mystère des relations Père-Fils

Le passage à travers l'enfer est tout à la fois une recherche du Père, une possession du Père et un renoncement au Père. Mais une possession qui ne possède pas, une recherche qui renonce d'emblée à trouver, un renoncement qui ne peut plus renoncer parce que depuis longtemps il a été renoncé à tout (NB 3, p. 167-168).

Les vestiges de la colère de Dieu

Il y a dans le péché ce que le Père s'est réservé pour lui-même... C'est ce que l'Esprit n'a jamais éclairé, ce que le Père lui a constamment soustrait ainsi qu'au Fils. Ce sont les vestiges de la colère de Dieu, ce qui reste quand tout est dénoué. Ce qui était objectif était éclairé par l'Esprit Saint, mais les hommes ont refusé que l'objectif apparaisse. Ce qui est accompli par contre, c'est ce qui depuis toujours était obscur et ce que le Père n'a montré à personne, ni à l'Esprit, ni au Fils et encore moins aux hommes. C'est le péché qui n'a pas été exposé à la lumière, ce qu'il y a de plus caché dans le mystère du péché, ce sur quoi Dieu veille, son domaine réservé (NB 3, p. 110-111).

 

10. Le purgatoire et le Père

Justice du Père et amour du Fils

En entrant dans le purgatoire, les âmes ne sont pas toutes au même niveau. Elles doivent y apprendre à juger selon la mesure de la justice et de l'amour de Dieu... Elles doivent s'habituer à la justice du Père et à l'amour du Fils... Ce qu'a de passif le purgatoire, c'est que les âmes ne sont mises que devant une seule possibilité : se laisser purifier, capituler devant la justice du Père et l'amour du Fils. Justice et amour attendent simplement d'être reconnus... L'âme doit s'offrir tout entière à la justice et tout entière à l'amour, elle doit apprendre à connaître l'unité du Père et du Fils... Dans le purgatoire, on ne peut pas mettre de conditions; on ne peut pas non plus vouloir faire juger tel péché par la justice et tel autre par la miséricorde... On doit se tourner de telle manière qu'on devienne accessible de tous les côtés à l'ensemble formé par la justice et par l'amour (NB 3, p. 93-94).

La procédure du Père

Ceux qui se sont détournés, ceux qui ne veulent pas encore accueillir l'amour du Seigneur, le Fils doit les confier au Père ici en bas, il doit laisser s'accomplir en eux la procédure du Père. Les âmes sont enfermées dans cet état... Elles veulent expier leurs péchés selon un procédé qu'elles comprennent elles-mêmes. Elles sont ainsi remises à la procédure du Père qui sait bien, dans son mystère, comment pour chaque âme il a à combiner justice et miséricorde afin de les forcer et de les conduire à l'amour du Fils. Il mêle toujours déjà à sa justice une goutte de l'amour du Fils sans que l'âme le sache et le reconnaisse. Avec le temps, la procédure agira (NB 3, p. 96).

La comptabilité du Père

Les péchés en enfer, séparés des pécheurs, le Fils ne veut pas les regarder... Il voit exactement le péché tant qu'il est attaché à l'homme qu'il aime. Seul lui importe l'homme, seul celui-ci l'intéresse. Dès qu'il arrive à séparer le péché du pécheur, le péché ne l'intéresse plus. Ce qui est enlevé appartient en quelque sorte à la comptabilité du Père (NB 3, p. 99).

Prier le Père pour ceux qui n'accueillent pas encore l'amour

L’Église sur terre, qui vit dans l'amour, dont l'amour n'est pas lié, doit prier d'autant plus avec la Mère du Seigneur pour ceux qui, au-delà de la mort, n'accueillent pas encore l'amour du Seigneur, qui lient son amour. Le Père fera que ces prières deviennent efficaces en suppléance pour le Fils qui, selon la vision du samedi saint, n'est pas en mesure de prier efficacement. Pour les croyants sur terre, le fleuve de la grâce n'est pas coupé, ils ont accès immédiat à l'amour du Père. Ils interviennent avec leur prière pour le salut du monde (NB 3, p. 95-96).

 

11. Pâques et le Père

La glorification réciproque

Le jour de Pâques, pour la résurrection du Fils dans le ciel, tous les saints et tous les anges sont là "pour la glorification réciproque du Père et du Fils" (NB 3, p. 64).

Le Père ressuscite le Fils

La vie du Christ sur la terre, c'est comme s'il ne cessait d'aller toujours plus loin vers le monde en s'éloignant du Père bien que, naturellement, dès le début il fût homme véritablement. Il devint toujours plus obéissant, il fut toujours davantage au service du Père... Dans la Passion, le Fils devient en quelque sorte totalement passif... Il n'est plus actif que dans la mesure où il laisse venir sur lui la Passion. C'est pourquoi, à la fin, c'est le Père qui le ressuscite en lui rendant la gloire de sa divinité (NB 3, p. 64).

Le double miracle du Père

J'ai su un jour que le Seigneur connaissait la résurrection jusqu'au moment de partir pour la croix. Mais le concept de résurrection change pour lui. Avant l'incarnation, à Nazareth et dans sa vie publique, résurrection voulait dire pour lui retour au Père. Le miracle consistant à ramener au Père le monde entier avec lui était toujours pour lui un miracle du Père, le contraire de son incarnation, mais les deux étant un miracle immense et parfait du Père. Il les a laissés se produire en lui, il était ce qui était fait par le Père. Dans les deux cas, il a laissé au Père toute la joie du miracle. Lui, le Fils, ne voulut rien en avoir pour lui; il lui suffisait de savoir que le Père agissait et que le tout était un miracle de joie, d'allégresse (NB 3, p. 156).

Le Père sauve le Fils de l'enfer

Le Fils qui a racheté le monde par sa Passion, mais dont la Passion avait d'abord été permise par Dieu Trinité, avait certes porté en tant qu'homme tout le fardeau des souffrances, mais il n'avait pas percé à jour le mystère ultime du Père : l'enfer, ce chaos d'avant la création du monde... Ou mieux : le chaos de l'enfer, qui est un chaos de péché, est comme un reflet du chaos au commencement de la création. Le Fils non plus devenu homme ne devine pas la démesure de ce chaos du péché. Il ne la devine pas non plus maintenant qu'il le traverse (le samedi saint). Comme homme, il a tout pris sur lui dans son amour et dans sa bonté... C'est ici qu'intervient le Père et il sauve le Fils de l'enfer comme le Fils a sauvé le monde de l'enfer. Et l'Esprit qui l'a porté aux hommes comme semence du Père roule la pierre qui était devant l'entrée du tombeau d'où sort le Fils ressuscité, car rédemption et résurrection ne font qu'un (NB 3, p. 175).

L'instant de la résurrection

La résurrection se passe en un rien de temps. Aussi instantanément que son contraire, l'incarnation; autrefois le Père le fit devenir sa semence, maintenant il le fait redevenir son Fils vivant. Le Fils de l'homme entre dans la naissance trinitaire. Le Père engendre éternellement le Fils. Mais dans cette éternité, il y a le moment où le Fils devient homme et où il ressuscite d'entre les morts. Ces deux moments sont inclus dans un devenir originel, et cependant c'est à chaque fois une césure : un triple devenir du Fils. Dans son troisième devenir, il devient sans doute celui qu'il était toujours, mais comme celui qui a fait l'expérience de la résurrection d'entre les morts. Il ne l'était pas auparavant. Et trente-trois ans plus tôt, il est né de la Vierge Marie : il ne l'était pas non plus avant (NB 3, p. 176-177).

La grandeur du Père

Celui qui ressuscite (le Fils) est saisi par la grandeur du Père. La pierre qui a été roulée est pour l'Esprit un nouvel accès. Et, avec le Fils, le Père réveille tous les pécheurs : ils ont accès à l'Esprit (NB 3, p. 177).

 

Annexe : Abécédaire

 

Après avoir ouvert quelques fenêtres sur le tome premier de La croix et l'enfer, la présente annexe se propose de conclure une première approche de ce volume sous forme d'abécédaire.

On se souviendra toujours que "les mots qui essaient de dire la foi ne cernent pas la réalité divine, ils nous orientent vers elle" (G. Thibon, Parodies et mirages, p. 170).

 

L'absurde

L’œuvre de la croix finalement est l’œuvre du Père : il prend au Fils sa vie et sa vue. Et quand le Père n'est plus vu, tout doit paraître absurde (NB 3, p. 368).

 

Adrienne

Elle est présente à chaque page de ce volume. Ne sont notés ici que trois textes choisis.

Mercredi saint 1941. Alors que les souffrances ont déjà commencé, le P. Balthasar note ceci : Malgré ces grands événements intérieurs, Adrienne n'est jamais centrée sur elle-même ou sur ses expériences. Elle est absorbée par ses patients, par ses obligations mondaines et domestiques; entre autres, elle se fait constamment du souci, de manière touchante, pour une famille d'émigrés qu'elle héberge dans une propriété proche de la ville; elle a à chaque doigt mille causes, mille affaires et mille histoires à régler. Quant à ses deux garçons (du premier mariage de son premier mari Emil Dürr), elle s'en occupe de la manière la plus tendre et la plus minutieuse, rien n'échappe à son regard. Elle fait du bien à droite et à gauche sans vouloir le savoir et, une fois la chose faite, elle n'y prête plus la moindre attention. Elle expédie toute chose avec entrain et humour. Sa perspicacité pour juger des hommes et des caractères ainsi que la manière dont elle exprime ses intuitions sont étonnantes (NB 3, p. 19).

Jours saints 1941. Adrienne parle de son caractère : depuis sa jeunesse, elle est quelqu'un qui a toujours voulu l'impossible, qui allait toujours à l'extrême, à l'absolu... Elle raconte qu'avec sa première voiture, la célèbre "Rosemarie", elle avait entrepris autrefois les choses les plus folles quand elle était encore en bonne santé et entreprenante. "Rosemarie" avait reçu et tenu le principe qu'elle ne devait jamais revenir en arrière, même quand elle s'était trompée de chemin. Plutôt que de faire demi-tour, on avait donc préféré faire des détours pendant des heures... (NB 3, p. 21).

Vendredi saint 1941, entre 10 heures du soir et minuit, dans une pause de la prière, "elle raconte beaucoup de choses de sa vie d'autrefois qui lui reviennent alors et qui apparaissent dans une lumière nouvelle : enfance, jeunesse, études, amitiés, le mariage avec Emil Dürr et puis sa mort terrible, le deuxième mariage avec Werner Kaegi. De raconter tout cela semble la soulager. Aux premières heures du matin, elle sombre dans une souffrance toujours plus muette, elle gémit légèrement et essuie de ses mains tremblantes la sueur de son front. Il y a là un verre d'eau, elle en humecte son front de ses doigts fiévreux, à l'occasion elle en boit une gorgée sans que cela lui apporte du soulagement. Elle est tombée de sa chaise par terre où elle reste agenouillée et tremblante, elle tient les mains jointes ou les presse sur son visage. Elle lève souvent les yeux vers moi, qui suis assis à côté d'elle, avec une angoisse et un abandon sans mesure..." (NB 3, p. 23-24).

 

Le bois

Il y a deux périodes de la vie du Seigneur dont on sait peu de choses : son enfance et le "temps" après sa résurrection. Entre deux, il y a le temps du bois. Il en a fait la connaissance dans l'atelier de Joseph, et il meurt sur le bois. Ce bois de sa vie est une parabole du châtiment que Dieu a infligé à l'homme : les hommes doivent se donner beaucoup de mal. Lui-même s'échine comme un pécheur pour finalement mourir sur le bois à la place des pécheurs. Dans son travail comme dans sa mort, le bois est une parabole d'Adam qui a chuté; sur la croix, il embrasse totalement le bois, les bras étendus : il porte tout le châtiment. Cependant, auparavant déjà, dans son travail, il accomplissait l'expiation sans se distinguer des autres travailleurs. Mais les autres ne compensaient pas par leur expiation leur aliénation (qui ne cesse de se produire); même l'expiation de la mort naturelle ne suffit pas pour compenser le péché. Et ainsi, sur le bois de la croix, le Fils prend sur lui la pleine mesure de l'expiation (NB 3, p. 282).

 

Communion

Dans l'hostie, le Christ tout entier est présent avec tous ses mystères; et celui qui communie a dit oui à tout ce qu'il comprend et croit, au peu qu'il comprend et croit, et à l'infini qui lui demeure inconnu (NB 3, p. 381).

 

Confession

Le Christ confesse sur la croix devant le Père le péché de toute l'humanité : la prodigieuse réalité du péché du monde, le péché commis et celui qui le sera, avec son visage effrayant et menaçant qu'il ne peut plus supporter et à cause duquel il meurt dans la nudité et l'inutilité de la croix. Les grimaces du péché ne sont pas des démons ni des figures étranges inventées par l'imagination, elles montrent toutes ensemble les traits des pécheurs véritables. C'est la réalité de l'homme qui fait mourir Dieu incarné. Il ne peut y avoir pour lui d'autre arrangement avec le péché que celui de se donner lui-même, de laisser sa vie se répandre sous le poids de sa réalité épouvantable (NB 3, p. 363).

 

Coopération

Pendant toute la vie du Seigneur, il y a des hommes qui l'aident sur un plan ou sur un autre. Mais toute sa vie va vers la croix, elle est promesse qui va vers son accomplissement. Et ainsi ceux qui l'aident au temps de la promesse, il les prend avec lui sur le chemin de son accomplissement. Leur activité serait de peu de valeur si le Seigneur ne se les attachait pas chemin faisant. Il n'opère pas tout tout d'un coup. Déjà pour la femme qui perdait son sang, une force était sortie de lui; mais c'est sur la croix que toute sa force sortira. Et sur ce chemin, il prend avec lui ceux qui l'aident. - C'est une coopération au sens large. Au sens strict, Dieu ne peut utiliser que des hommes qui sont élevés au-dessus d'eux-mêmes. Quiconque s'occupe de lui-même est inapte à la corédemption. L'une des œuvres de Jean-Baptiste, c'est d'élever des disciples au-dessus d'eux-mêmes pour les rendre aptes au service du Seigneur. Il transmet ainsi la forme que lui-même possède : il a placé le sens de sa propre existence au-delà de lui-même, dans le Seigneur (NB 3, p. 200-201).

 

Corédemption

On ne peut pas dire que quiconque fait le bien participe à la corédemption au sens propre. On pourrait dire tout au plus que plus il fait le bien, plus il s'approche de la croix. Autour de la croix, il y a des sphères pour ainsi dire invisibles : certaines plus proches, d'autres plus éloignées. Et en s'approchant, il y a l'instant où celui qui agit ou souffre peut franchir le seuil de la corédemption (NB 3, p. 201).

Par pure peur du panthéisme, on ne peut pas nier le fait que Dieu soit dans le monde. Par pure peur que la corédemption porte ombrage à l’œuvre du Christ, on ne peut pas non plus nier l'existence de ceux qui ont été invités à la croix. Et moins encore l'existence de la grâce de la corédemption donnée par Dieu (NB 3, p. 242).

 

Le diable

(Il y a des traces du diable en enfer). Mais lui, il est "plus loin derrière". Là, il est seul, enchaîné. Le Fils ne va pas jusqu'à lui. Mais chaque pas qu'il fait en enfer réduit le domaine du diable. Chaque pas raccourcit la chaîne, la réduit, contracte sa masse. Comme si le diable avait tout d'abord été lié à une chaîne si longue qu'il ne la sentait pas et qu'il pensait pouvoir se promener librement. Maintenant, par la croix et l'enfer, la chaîne ne cesse de se réduire. Le serpent est lié et, à l'inverse, Dieu peut se promener toujours plus librement dans sa création comme autrefois au paradis (NB 3, p. 234).

La progression du Seigneur en enfer fait reculer toujours plus loin le démoniaque et, pour lui-même, son domaine ne cesse de s'étendre. Ce qui se trouvait auparavant des hommes dans le domaine du démoniaque passe dans le domaine du Seigneur. La chaîne du diable est si raccourcie qu'elle se limite au domaine de l'enfer où il se trouve lui-même (NB 3, p. 236).

Le Fils a toujours vu le démoniaque dans sa relation aux hommes : comme le principe le plus intime de leur non à Dieu (NB 3, p. 235).

 

L'erreur

Le Christ en croix. Le sentiment que la croix a été une erreur. Le Seigneur a connu l'angoisse en ayant la perspective de la croix. Mais comme devant un passage vers la mort. Et s'il l'avait voulu, il aurait pu savoir que sa résurrection suivrait sa mort. Mais maintenant c'est comme si tout avait été poussé sur une autre voie, sur une mauvaise voie. Il est sur une ligne qui ne conduit nulle part. Il n'y a pas d'issue. Il a maintenant l'angoisse d'être égaré. C'est l'angoisse à l'état pur. Rien ne correspond. Ce qui est n'est pas ce qui devrait être. Mais on ne lui pose aucune question. Si on l'interrogeait, on pourrait apprendre que tout est faux. Il est comme quelqu'un qui n'est pas opéré au bon endroit : il a des souffrances atroces, mais pour rien (NB 3, p. 217).

 

L'heure

Dans la vie publique, la divinité du Fils ne brillait qu'occasionnellement dans le quotidien humain. Dans la Passion, il s'enfonce toujours plus profondément dans la pure humanité de ses semblables, il est comme tissé avec eux pour former un unique tissu. L'heure, dont il sait qu'elle viendra, il l'a laissée totalement à la libre disposition du Père. Il ne veut pas la connaître avant tout pour pouvoir faire totalement en tant qu'homme l'humain qu'il lui reste à faire. Quand donc il abandonne définitivement sa volonté à celle du Père, il s'éloigne pour ainsi dire du Père; remplir le calice n'est plus que l'affaire du Père : lui, le Fils, il ne s'y prépare plus autrement que par la prière. Il n'entreprend aucune préparation, il ne liquide rien; il veut être touché par cette heure aussi durement et d'une manière aussi imprévisible que le Père le veut (NB 3, p. 345).

Et si à l'avenir (après Pâques) il est question de l'amour chrétien, nous savons par le Seigneur que cet amour supporte et endure tout pour finalement rayonner et se répandre. Pâques est la fête de l'amour qui se fait connaître, qui éclot, qui se répand partout. L'heure que personne ne connaissait est arrivée. Son ignorance n'est plus nécessaire, on la connaît maintenant, c'est le jour et l'heure de la rencontre, de la plénitude de l'amour (NB 3, p. 341).

 

Le jugement

A l'instant du jugement, je ne peux pas dire : là, la Providence m'a empêché de pécher; là, la grâce était si grande que je n'ai pas fait cette chose précise; ici, j'ai rendu visite au Seigneur dans un malade, un prisonnier. Je vois seulement partout où se trouvait le manque de charité et par conséquent le péché (NB 3, p. 289).

 

Pâques

Et puis soudainement, beaucoup plus rapidement qu'en une seconde, vint la lumière. Et il était entouré d'une splendeur qui n'était pas supportable. Et on sut que c'était l'amour qui frappait tout : son don, son don de lui-même, sa joie et sa gloire. Christ Roi. Toute la gloire. Et au même instant il fut à nouveau l'un de nous, nous offrant la joie de Pâques; je ne sais pas comment on doit décrire cela sans être banal : il ne fait pas de manières; cela lui est tout naturel d'être là et de parler avec nous, et que les quarante jours commencent, et qu'il exige de nous la même joie de Pâques, la foi, la confiance. Il nous les donne, donc nous les avons (NB 3, p. 322).

 

Péché

Une part de l'obscurité du Père provient de ce que, si nous avons péché une fois, sans la grâce nous nous détournons toujours plus de Dieu. Le péché a en lui cette dynamique du toujours-plus. Ainsi la boue qu'il laisse derrière lui est infiniment plus grande que nous ne le pensons (NB 3, p. 236).

 

Les gros pécheurs

C'est cela qui est terrible : plus nous en savons sur le Seigneur, plus nous devenons de gros pécheurs (NB 3, p. 54).

 

Portes fermées

Le Fils était dans les enfers, il était enseveli là où il devait se décomposer et il en sort aussitôt comme un fruit mûr. Il montre ce que peut la Parole et aussi le rayonnement qu'a le Père. Et quand maintenant il passe à travers les portes fermées et que les lois du monde terrestre ne sont plus valables pour lui, il montre la force de pénétration de sa fécondité. Il ne se laisse plus arrêter, repousser, chasser par nos péchés. Le chemin va tout droit vers le Père avec l'absence de fatigue qui est l'apanage du Rédempteur (NB 3, p. 341).

 

 Prière

La prière imparfaite... Je prie tant et tant pour que j'aille au ciel, tant et tant à des intentions précises qui sont importantes pour moi, et puis une part encore pour ma dureté de coeur qui est si prononcée qu'elle me frappe moi-même. Par là, toute ma prière est liée à ce qui me concerne. Si je cessais de ne regarder que moi-même et mes intérêts, et si je cherchais sérieusement à éviter le péché, ma prière serait d'elle-même comme "libre", c'est-à-dire qu'elle serait utilisable pour les propres désirs de Dieu, elle pourrait être intégrée dans l’œuvre de rédemption du Fils (NB 3, p. 200).

Celui maintenant (après Pâques) qui prie le Seigneur, prie le Vainqueur qui renverse les valeurs de tout le passé, de tout ce qui a été vécu par lui. Les jours de la création sont devenus autres, la prière des créatures vers Dieu est intégrée dans la prière du Fils au Père. Le Père a touché le Fils mort pour le réveiller, il l'attend auprès de lui dans le ciel, mais le Fils emportera avec lui ce qu'il a semé sur terre. Dans le Fils lui-même a eu lieu une nouvelle rencontre du ciel et de la terre. Ce qui était condamné à mourir est enseveli dans la terre : tout le fardeau de notre péché; et ainsi le ciel peut recevoir ce que le Fils ramène comme moisson : l'amour céleste semé par lui sur terre. - Le premier des fruits, c'est notre prière, que le Fils a séparée du péché et purifiée. Le Père peut désormais reconnaître notre prière parce que le Fils y vit, parce que sa mort a porté du fruit en nous et qu'il apporte au Père ce fruit qui est le sien (NB 3, p. 341).

 

Résurrection

Quand Dieu le Père ressuscite le Fils, il va chercher pour ainsi dire la Parole dans le silence. Le sens de la mort du Christ apparaît là encore une fois dans une lumière nouvelle. Il est mort et il est passé dans les enfers pour s'assurer que le péché est mort définitivement, qu'il est enseveli avec lui et qu'il ne peut plus y avoir de terme à sa mort. Il a pris le péché avec lui en enfer, le péché en tant que mort, dépouillé de sa vie, détaché de ceux qui le portaient autrefois. Et parce que ceci est pour les hommes la délivrance de leur péché, il entre dans la résurrection. Dès ce moment-là, il est totalement celui qui a opéré la rédemption, qui se révélera aux siens en tant que tel, sous une forme nouvelle, libre de tout ce qu'il a porté. Il l'a enduré jusqu'au bout. - La forme nouvelle du Seigneur durant les quarante jours est pour les hommes une nouvelle invitation à la suivre. Elle est plus légère, elle a en elle plus de certitude, la foi peut s'appuyer sur une présence vivante. La Seigneur a semé toute la rédemption, maintenant il apparaît comme la fécondité. Lui-même est le fruit parfait, mûr et prêt pour être à nouveau offert au Père. C'est de cette offrande que naît l'eucharistie de manière nouvelle et que prend naissance la confession. Le chemin du pécheur vers Dieu est devenu autre par le Fils : c'est le chemin de quelqu'un qui est sauvé (NB 3, p. 340-341).

 

Silence

Que fait le chrétien? Il se dirige vers la croix. Quand il commence à croire tellement que la foi n'est plus pour lui une formalité, il cherche à entrer en conversation avec le Seigneur. La conversation a une caractéristique étrange : elle s'épanche le mieux dans le silence. Et c'est par le silence que s'éclaire la parole. - Quand quelqu'un commence à croire comme il faut, il s'approche du Seigneur par sa parole, il ouvre la Bible, il médite la vie du Seigneur, il écoute attentivement sa parole. Mais il ne comprendra comme il faut que lorsqu'il avancera jusqu'au silence, jusqu'au moment où le Fils est abandonné par le Père et meurt dans une mort d'abandon, quand la nuit de son âme s'étend comme des ténèbres sur la création. C'est à partir de cette nuit que le jour, en revenant, peut devenir compréhensible et que, à partir de ce silence de mort, peut devenir compréhensible la parole de vie (NB 3, p. 208).

 

Solitude de Marie

Marie a sa solitude particulière si elle est rachetée à l'avance, si elle n'a absolument aucune part personnelle au péché du monde. De même par exemple qu'un blanc au milieu de noirs se croit solitaire, ainsi elle au milieu des pécheurs. Dans le secret de son esprit, elle possède quelque chose qui l'isole; après la mort de son Fils, elle devient encore plus solitaire parce que Jean non plus ne peut pas comprendre ce par quoi elle passe : que son Fils soit enlevé par le péché auquel elle n'a aucune part si ce n'est qu'elle porte aussi les souffrances. Et tout ce qu'elle ne peut pas comprendre dans sa solitude rend sa solitude obscure et pénible parce qu'elle n'entend plus la réponse du Fils à ses questions. Quand elle cherche son Fils à l'âge de douze ans ou qu'elle va rendre visite au prédicateur, elle connaît toujours en quelque sorte une réponse dans sa prière. Dans la Passion et le samedi saint, cette réponse intérieure aussi se tarit. Le Père au ciel la connaîtra, elle sur terre ne la connaît pas. Elle ne se connaît pas comme mère et pas non plus comme épouse. L’Église en elle persévère dans la solitude. Sa virginité maternelle, son oui sincère sont le fondement de cette communion, mais elle ne le voit pas. Car elle qui n'a pas péché doit aller aussi loin que possible pour porter et ne pas comprendre. La foi et l'espérance sont repoussées tout à fait à l'arrière-plan; l'amour doit faire ses preuves en tant qu'amour là même où son objet lui échappe : le Fils est mort. Et le Fils était à l'origine de son amour, elle l'aimait sans le savoir avant même la visite de l'ange. Sa foi est maintenant une réponse à son enfer, toute son attitude dans la souffrance est la réponse qu'elle lui donne (NB 3, p. 323-324).

 

Souffrance du Christ

"On a beaucoup dit, et beaucoup donné à voir les souffrances physiques du Christ. Je ne sais pas si l'on a assez parlé de ses souffrances morales". (Didier Decoin, Dictionnaire amoureux de la Bible, p. 140). La croix et l'enfer I d'Adrienne von Speyr évoque très longuement les souffrances morales du Christ.

 

Tentation

Un homme a une grande tentation. Le péché l'attire. Cet homme pense que Dieu lui en demande trop; commettre ce péché ne devrait être rien de grave, les autres font la même chose sans sourciller. Puis soudainement il reçoit un coup de la grâce. Il ne commet pas le péché. Il comprend combien il aurait par là offensé Dieu. Il est reconnaissant à Dieu de l'avoir protégé et, parce qu'il n'est pas égoïste, il voudrait en même temps aider ceux qui ont la même tentation. Par la grâce qu'il a reçue de ne pas commettre le péché, il résulte pour lui une volonté de sacrifice que, consciemment ou inconsciemment, il peut jeter dans la croix du Christ (NB 3, p. 200).

 

Le triomphe du pécheur

Mont des oliviers. Dans son oui au Père, le Fils doit porter le non des pécheurs. Et le oui ne va pas couvrir le non, mais plus il est dit profondément comme oui, plus il pèsera de manière sensible et tragique, plus il se déploiera dans toute sa portée. Le combat entre le oui et le non jusqu'à la mort ne se déroulera pas de telle sorte que le non se fasse entendre toujours plus faiblement et que le Fils de Dieu triomphera de l'homme pécheur. Le non devra être porté de telle sorte qu'il tue l'homme, et le oui doit être dit jusqu'à ce qu'il soit totalement écrasé par le poids du non (NB 3, p. 345).

 

3. MARIE DANS LA TOURMENTE DES JOURS SAINTS

 

Plan

 

I. La Mère de Dieu. II. Vendredi saint. III. Samedi saint. IV. Pâques

 

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Le premier livre d’Adrienne von Speyr (= AvS) fut un livre marial : La Servante du Seigneur. Si l’on veut entrer dans l’œuvre d’Adrienne von Speyr, c’est sans doute l’un des premiers livres à lire.

Un autre livre marial d’AvS existe en traduction française : Marie dans la rédemption. Ce sont des méditations sur les mystères cachés de la rédemption, de la pré-rédemption et de la co-rédemption. Pour Hans Urs von Balthasar, on ne trouverait que difficilement quelque chose de comparable dans toute la littérature mariale (Cf. Marie dans la rédemption, p. 6).

La Mère de Dieu est souvent présente aussi dans les autres œuvres d’Adrienne von Speyr, par exemple au tome 3 de ses œuvres posthumes (Kreuz und Hölle [La croix et l'enfer], I. Teil = NB 3 désormais), qui n’est pas encore paru en traduction française.

Pour les jours saints, les évangiles signalent simplement la présence de Marie au pied de la croix, mais la Mère de Dieu est muette. Que peut-on dire de plus? Le Père J.-P. Torrell notait récemment que « la Vierge n’a nul besoin de faux honneurs » (saint Bernard), pas plus qu’elle n’a besoin de nos mensonges (Pseudo-Albert. Cf. J.-P. Torrell, La Vierge Marie dans la foi catholique, p. 11). Adrienne von Speyr ajouterait que Marie n’a besoin ni d’étoiles ni de lis : qui l’a un jour connue peut laisser tomber tout cela (NB 3, p. 80).

Et pourtant Adrienne a quelque chose à dire de Marie durant les jours saints. Ci-après quelques échantillons de ce qu’on peut glaner dans le tome 3 de ses Œuvres posthumes. Sont d’abord regroupées quelques pensées sur la Mère de Dieu en général; viennent ensuite des « contemplations » mariales pour les trois jours saints : vendredi, samedi et dimanche de Pâques.

Patrick Catry

 

*

I. La Mère de Dieu

 

1. Un oui de Marie jusqu’à la fin du monde

Dans l’ancienne Alliance, les prophètes peuvent tout d’abord se refuser et, par la suite, cela va quand même. Mais quand il est dit non dans la nouvelle Alliance, il y a rupture. Il en est ainsi en définitive à cause du oui de Marie. Elle promet un oui total, celui-ci garde sa valeur jusqu’à la fin du monde, et tous sont engagés dans son oui (NB 3, p. 281).

 

2. Marie et le péché

La liberté pour le bien est quelque chose de bon. La liberté comme choix est quelque chose de neutre et, sous ce rapport, d’apparenté au chaos. Le serpent ne peut rien au bien, il peut être content quand il trouve quelque chose de neutre. Le bien n’engage pas de conversation avec le serpent, il doit d’abord s’être retiré dans le neutre et, en cela, il y a déjà une volonté. Marie  « aurait pu pécher » mais, comme elle était déterminée pour le bien, elle n’a pas voulu aller au lieu de la neutralité. NB 3, p. 256).

 

3. L’Esprit et Marie

L’Esprit couvre Marie de son ombre et lui apporte le Fils du Père. C’est quelque chose de très particulier où chaque personne (de la Trinité) est représentée à sa manière (NB 3, p. 225).

 

4. La conception du Fils de Dieu en Marie

L’humanité du Fils, avant sa conception, existait déjà dans la semence de Dieu. Le Fils de Dieu est beaucoup plus préformé dans la semence que Marie conçoit que ne l’est un homme. Mais naturellement cela ne veut pas dire que la semence ait été vivante quelque part avant la conception; c’est l’Esprit qui couvre Marie de son ombre, il apporte quelque chose de manière créatrice de la même manière que la semence humaine est présente avant la conception, et ce qui est apporté (par l’Esprit) contient déjà le Fils tout entier. Dans la conception ordinaire, ce n’est que l’union des deux cellules qui fait advenir l’être humain, qui détermine aussi le sexe; pour la conception de Marie par contre, dans ce qui est apporté par l’Esprit, le Fils est déjà déterminé comme celui qu’il est en vérité (NB 3, p. 164).

 

5. Marie et la personnalité du Fils

En devenant homme, le Fils s’en est remis dans une certaine mesure au Père, à l’Esprit et à sa mère pour le genre d’homme qu’il serait. Il se laisse donner son apparence, sa personnalité… Le Père s’est ménagé un nouvel accès au Fils en le plaçant dans le sein de sa mère (NB 3, p. 228).

 

6. Marie aime le Père

Quand le Fils rencontre Jean, et déjà quand il rencontre sa Mère, ils ne sont pas avant tout pour lui des personnes qui l’aiment, lui, mais des personnes qui aiment le Père. En tant qu’homme, il apprend à connaître l’effet de l’amour du Père sur les hommes et il reçoit par là un nouvel accès au Père, un accès d’homme (NB 3, p. 226).

 

7. Le Père et l’Esprit regardent Marie

(Le Père et l’Esprit observent les humains et leurs possibilités). En observant les humains, le Père et l’Esprit regardent aussi Marie. De quels sacrifices est capable l’Immaculée? Quelle est son attitude vis-à-vis de ces sacrifices? De quelle manière les porte-t-elle? Comment les rend-elle au Père? A quel point elle peut être sans importance à ses propres yeux? A quel point elle fera peu de cas de son corps, de ses souffrances? Mais après ce diminuendo, il y a à nouveau la possibilité d’un crescendo : évaluer combien son corps et son âme pourront porter. Où serait atteint le seuil de ce qui ne serait plus raisonnable? L’extrême faiblesse, l’extrême limite des douleurs? (NB 3, p. 253).

 

8. Marie : son corps tout entier au service de la mission

Quand Marie rencontre l’ange, elle ne sait pas encore ce qu’est la douleur malgré sa connaissance de la vie. Elle est ingénue, son corps est comme un lieu neutre indifférent. Aucun désir en lui, aucun manque d’accomplissement non plus, pas de trop-plein. Et quand elle a conçu et qu’elle attend l’enfant, elle se réjouit au fond corporellement d’avoir un corps qu’elle peut offrir au Fils comme un lieu. Non seulement être esprit et obéissance et foi, mais être un lieu corporel. Elle a des bras pour le porter, des seins pour l’allaiter, une voix pour lui parler, des yeux pour le voir, des oreilles pour l’entendre, des traits qu’il reconnaîtra comme étant ceux de sa mère…

Puis viennent les souffrances. Elle est transpercée au pied de la croix. Comme la femme qu’elle est, elle endure les souffrances avec son Fils. Et ces souffrances, elle les ressent au fond plus douloureusement qu’elles ne le sont, d’une manière plus insupportable qu’elles devraient l’être parce qu’elle a part à la manière divino-humaine (de son Fils) de souffrir, parce que le toujours plus de ses souffrances à lui lui est pour ainsi dire prêté. Et cela va de soi par suite de son oui. De ce fait, presque dans une indifférence en ce qui la concerne, car toute la souffrance est en lui; et parce que cela relève de sa décision (à lui), de la volonté trinitaire, tout est bien. Et « mieux encore » que le « bien » de la création parce que c’est le « bien » de la rédemption (NB 3, p. 250)… Chez les deux (chez Marie et chez son Fils), la conscience que le corps tout entier est pris au service de la mission (NB 3, p. 251).

 

9. La joie de Marie

La joie de Marie d’avoir un corps est comme la joie d’un enfant qui a un jouet qu’il peut donner aux enfants pour jouer. La joie de l’enfant consisterait totalement dans le fait qu’il se réjouit de la joie de l’autre enfant. Et l’autre enfant, c’est tout enfant, qu’il soit pauvre ou riche. La joie de Marie est que, par son corps, Dieu lui-même a reçu un corps, que de son corps (à elle) sort ce corps qui conduira chaque corps à s’éterniser en Dieu; qu’elle-même, par ce corps auquel elle a jusqu’ici fait si peu attention, elle peut avoir part au corps éternel de tous les croyants. Et quand elle sent les douleurs, il y a là aussi pour elle une joie, la joie de savoir que la joie des sauvés l’emportera sur toute douleur. Elle fait l’expérience de cette douleur comme limitée à elle-même : elle la porte afin que les autres n’aient pas besoin de la sentir, afin que les autres soient heureux et arrivent à la joie éternelle en Dieu Trinité. C’est pourquoi elle ne se dérobe pas à la douleur, elle s’ouvre à elle, elle va à la rencontre de la douleur, la poitrine découverte pour ainsi dire, afin que la douleur l’atteigne partout directement si c’est pour le Fils une douleur de soulagement (NB 3, p. 251).

 

II. Vendredi saint

 

1. Marie et le purgatoire

Le Fils n’a pas besoin de souffrir pour sa Mère, qui n’a pas de péché; de son côté, elle n’a pas besoin de passer par le purgatoire (NB 3, p. 198).

 

2. Marie et la grande victoire

La Mère croit très profondément à une victoire de son Fils. Comme si elle donnait son consentement, comme s’il n’était pas question de victoire ou de non-victoire, c’était une obéissance à Dieu sans conditions : entre le Père et elle, une sorte de pacte dans lequel il y avait bien une place pour son élection comme Mère du Fils de Dieu, mais pour le moment seule importait son obéissance. Tout aurait été différent si elle avait voulu poser des questions et des conditions, obtenir des informations. Cela, elle ne le veut pas . Sa mission revient tout à fait en arrière dans les longues années qui ont précédé le départ du Fils de la maison, tout l’extraordinaire semble du passé, englouti dans l’ordinaire. Et il y avait peut-être une espérance que Dieu le Père en resterait là. La sainteté du Fils, sa force de rayonnement à la maison pouvait être ce que Dieu peut-être désirait. Puis vint l’incompréhensible des années de prédication; elle reconnaît que le Père n’a rien oublié. Que tout, dès le commencement, était juste. Mais elle pense toujours comme Mère et, parce qu’elle aime son Fils plus que tout et qu’elle est toute docile à Dieu Trinité, elle espère une grande victoire de son Fils. Peut-être, pour que la promesse s’accomplisse, y aura-t-il quelque souffrance à supporter, mais déjà enveloppée du rayonnement de la résurrection, et la souffrance serait quelque chose dont on pourrait venir à bout et qu’on pourrait surmonter. Ainsi l’angoisse ultime et l’ultime douleur et l’extrême impuissance seraient quand même épargnées. Car il pourrait jeter un regard en arrière sur son œuvre comme sur ce qu’il a accompli, le royaume qu’il a fondé serait si fort et si grand que plus rien ne pourrait lui arriver. Mais quand maintenant Marie regarde les quelques fidèles et quand elle pense à tous ceux qui furent là un jour et qui sont repartis, elle est saisie d’une tristesse et d’une angoisse profondes; mais surtout, c’est le fait de ne pas comprendre qui la saisit. Ce que le Fils vit, ce vers quoi il se dirige semble ne pas s’accorder du tout avec ce que la Mère attend (NB 3, p. 314).

 

3. L’expérience mariale de la croix

La douleur la plus profonde de Marie est qu’elle ne peut pas parler paisiblement de tous les événements avec son Fils, qu’elle ne sait pas ce qu’il pense, qu’elle ne reçoit de lui aucun réconfort, aucune consolation. Elle voit aussi l’angoisse des disciples. Et quand ensuite il est réellement arrêté, quand elle entend parler de la fuite des disciples, du reniement de Pierre, elle ne peut plus établir un rapport entre le Père du ciel et le destin de son Fils sur terre. Son oui est comme anéanti. Auparavant il était dressé verticalement vers le ciel comme une flamme, maintenant il semble tout à fait éteint. A cessé d’exister aussi toute l’ancienne Alliance : tout ce qui se dirigeait vers son oui aussi bien que tout ce qui avait là son origine. L’inutilité de son oui à Dieu est établie parce que la vie du Fils était inutile. Telle est l’expérience mariale de  la croix : elle l’éprouve dans une obéissance qu’elle ne reconnaît plus du tout elle-même comme obéissance parce qu’elle est devenue absurde. Son histoire et celle de son Fils sont comme un tas de débris, et la seule chose qu’elle voit est qu’elle perd son Fils unique d’une manière épouvantable (NB 3, p. 314-315).

 

4. Marie inquiète de son oui

On sent l’inquiétude de la Mère quand elle sait qu’ils persécutent son Fils et que maintenant sans doute sa promesse va se réaliser. Elle cherche à retrouver la joie de son oui, mais elle ne la trouve plus. Elle se rappelle le temps du Magnificat et de Siméon et de son enfant à l’âge de douze ans et comment son inquiétude pour l’enfant n’a cessé de croître et comment les fardeaux n’ont cessé de grandir. Elle est tellement donnée à son Fils qu’elle ne pense jamais à distinguer ses propres fardeaux de ses fardeaux à lui, elle pense seulement : comment s’en sortira-t-il avec tous ces fardeaux? Et a-t-il été convenable d’avoir dit oui? Une angoisse la saisit de n’avoir pas agi correctement dans son royaume (NB 3, p. 313).

 

5. Un oui dans la nuit

Quand Marie dit oui, c’est à ce qui vient, à l’exigence démesurée. Le oui donné au tout, globalement, ne cesse de lui donner la force de continuer à exprimer le même oui. Son oui inconnu à la croix de son Fils est contenu d’avance dans le oui connu à l’ange. Et ce oui est aligné sur le oui du Fils, qui existe depuis toujours… Le oui du Fils est comme un soutien continu pour le oui de sa Mère. Même quand elle est immergée dans la nuit de la croix, le oui de son Fils continue à exister pour elle. Pour le Fils, par contre, la croix paraît comme une césure qui est nécessaire pour que, en cet instant décisif, il dise chaque fois oui à toute nouvelle exigence démesurée. La Mère a en son Fils un continuum, son Fils n’en a pas, il est livré dans le sacrifice et il n’est recouvré que dans des oui ponctuels. (NB 3, p. 212).

 

6. Abandon

Marie était là au pied de la croix, et les femmes, et Jean. Cela n’a pas empêché le sentiment de plein abandon du Fils (NB 3, p. 22).

 

7. Tortures

Le Fils est sur la croix. Pas hier seulement. C’est aujourd’hui que les hommes le torturent, se ruent sur lui, ne cessent de le clouer, de le fouler aux pieds pour ainsi dire de tout leur poids. « La Mère du Seigneur aussi, ils la torturent de la même manière » (NB 3, p. 87).

 

8. Le oui à la souffrance

A l’instant où Marie dit oui, il est clair pour elle qu’elle souffrira. Que toute sa virginité ne sert qu’à être plus sensible à la douleur, qu’à pouvoir être labourée plus profondément. De sorte qu’elle ne sera plus qu’une unique douleur : pour le Fils, pour le monde, pour tous nos péchés. Quand ensuite elle est transpercée, elle se souvient : c’est cela qu’elle a attendu depuis toujours. C’est la raison dernière du oui que l’ange lui a demandé, ce qui se réalise maintenant : c’était finalement un oui de douleur, d’affaiblissement, un oui à l’impossibilité de se comprendre encore soi-même (NB 3, p. 252).

 

9. L’angoisse

L’angoisse du Seigneur avant la croix et sur la croix… La grande angoisse, l’angoisse du Fils qui porte le péché… Et devant l’abandon absolu, quand le Père retire sa main. Comme on doit lâcher la main d’un petit enfant qui fait ses premiers pas. Le petit sait : maintenant je vais certainement trébucher; et c’est aussi ce qui arrive. D’un point de vue humain, le père a tort, l’enfant tombe réellement par terre. Puis une angoisse que l’angoisse puisse être contagieuse comme une maladie. Angoisse que Marie et Jean et tous ceux qui se trouvent au pied de la croix pourraient être trop saisis par l’angoisse. Et à partir de là le double mouvement : l’angoisse que le Seigneur amasse en lui et que néanmoins il laisse ensuite un peu filtrer, car ceux-là sont quand même bien là et on n’a pas le droit de les priver totalement de leur part d’angoisse (NB 3, p. 305).

 

10. L’ignorance de Marie à la croix

Les pieuses femmes et Jean se tiennent au pied de la croix, mais tout à fait sur le côté, ils n’ont que peu d’importance. Le Seigneur connaît leur existence, mais cette connaissance est sans portée. Cette connaissance fait partie du tableau et en même temps elle n’a pas le droit d’en faire partie parce que le Seigneur n’a à aucun moment une vue intelligible de son action. Ni le Fils ni sa Mère ne savent qu’ils « accomplissent » quelque chose. Et aucun des deux ne sait ce que fait l’autre. La Mère sait bien que son Fils souffre en tant que Fils de Dieu, sans qu’il soit coupable, mais sa douleur ne lui permet pas de voir de quoi au fond il s’agit. D’habitude les juifs n’aiment rien tant que de savoir où ils en sont. Ici plus personne ne sait (NB 3, p. 217).

 

11. Les porteurs de croix

Les corédempteurs… D’abord les quatre « porteurs de croix » : Marie, Madeleine, Jean et Pierre (celui-ci seulement de manière purement ministérielle); ils sont associés, mais sans en avoir conscience… Solidarité dans la rédemption contre la solidarité dans la faute (NB 3, p. 237).

Le Seigneur ne quitte pas le monde en s’en allant tout simplement. Il retient tout… Il retient l’essentiel qui est autour de lui. Marie et Jean en font partie. Il voit combien le péché les tourmente. Il rassemble aussi ce qu’ils doivent porter. La souffrance de sa Mère n’est pas surtout compassion avec son Fils souffrant, elle porte avec son Fils ce que porte celui-ci pour le péché du monde (NB 3, p. 260).

 

12. L’œuvre de la rédemption et les chrétiens

Dans le cercle le plus restreint de l’œuvre de la rédemption se trouvent Marie, Madeleine, Marie de Béthanie et Jean… Ils sont tous aussi bien des personnes individuelles que des types… (qu’ils représentent à la perfection). Même si à la croix Madeleine représente d’abord les pécheurs pardonnés, le fait d’être sauvée n’est cependant pas purement passif, c’est avoir part à l’amour chrétien rayonnant. Jean est l’ami humain : il devient un type justement en tant qu’il est personnellement le familier aimant. Et comme sur la croix le Seigneur est avant tout homme, il est avant tout requis de l’homme qui est son ami d’être là avec lui. Partout où un moi s’ouvre au toi du Seigneur (chez Jean de la croix par exemple), et plus précisément au toi du Seigneur crucifié, la condition principale pour la corédemption est remplie. Mais il reste une distance entre ceux qui viennent après et ceux qui ont vécu avec le Seigneur, qui ont été là à l’origine, non en vision, mais sur terre, au jour le jour. C’est une grâce irremplaçable que le privilège d’avoir vécu historiquement en même temps que lui… Être emmené à la croix par le Seigneur ne veut pas dire encore corédemption. Le larron est emmené; après avoir reconnu activement le Seigneur et s’être repenti, il est intégré passivement par le Seigneur dans une communauté de souffrance. C’est la grâce qui provient de la croix, la situation chrétienne du pécheur sauvé par la croix. Dans la grâce de la rédemption, il y a aussi une hiérarchie, comme dans l’Église visible. Tous ne peuvent pas être pape en même temps, même pas les uns après les autres. On ne peut sûrement pas dire que tout le monde donne un oui (corédempteur) à la croix dans un sens ou dans un autre, du moins pas en ce monde. Mais le Seigneur s’en va et il accomplit son œuvre sans interroger les hommes un à un. Et pourtant la Mère a donné un oui qui (par substitution) signifiait l’accord de l’humanité dans son ensemble (NB 3, p. 201-202).

 

13. Participer à la Passion

Marie est toute orientée vers son Fils. Elle se tient à la disposition de sa volonté de porter le châtiment des hommes. A partir de là on peut dire que quiconque est de bonne volonté et est d’accord pour participer au châtiment de tous peut y avoir part… Celui qui est prêt à participer par grâce à la Passion du Seigneur, le Seigneur aussi vient à sa rencontre sur ce plan : cela donnera déjà au ciel un sens à sa fécondité, son purgatoire sera écourté… Quand le Seigneur peut considérer que la vie de quelqu’un lui est remise, qu’elle lui appartient parce que, prenant pour ainsi dire les devants, elle se met elle-même sur la croix, il la prend par grâce dans son éternité, qui était également à l’avance sur la croix, il n’a pas le souci de tenir fermée pour lui sa vie éternelle, il en laisse s’ouvrir des aspects et des points de vue mais qui sont orientés vers son propre but qui est la croix. Par grâce, il peuvent collaborer à la rédemption… En Marie comme corédemptrice se trouve la clef principale pour comprendre notre collaboration avec le Seigneur (NB 3, p. 198-199).

 

14. Marie désemparée

Jusqu’à la mort sur la croix, Marie n’avait toujours vu les péchés que dans la lumière de la grâce, même si elle comprenait bien leur horreur – comme insulte à l’amour. Mais sa foi en son Fils lui disait : il sera plus fort que le péché et l’enfer. Maintenant qu’il est mort, elle ne sait plus si la mort n’était quand même pas plus forte que lui. Ce n’est pas un doute concernant la mission du Fils, concernant ce qu’il a fait, elle est ébranlée par la mort en relation avec le péché, ou bien par le péché à la lumière de la mort, par l’inutilité du combat. Mais elle-même ne met pas de point final, elle ne dit pas qu’elle ne veut pas aller plus loin, elle ne pense pas qu’elle pourrait désormais se livrer elle-même au péché. Le péché, même par sa victoire apparente, n’a reçu pour elle aucun pouvoir d’attraction. Elle comprend seulement que le péché est beaucoup plus puissant qu’elle ne le pensait; elle se sent accablée. Et, dans sa tristesse pour son Fils, elle sent beaucoup moins ce qu’elle a perdu que ce qu’a perdu l’humanité, elle sent ce qu’ont d’inconcevables les plans de Dieu dans l’interruption de la mission. Ce n’est pas que la foi soit perdue pour elle, c’est qu’elle ne voit plus rien. Toute sa vie, une vue l’avait accompagnée, offerte par l’ange qui lui avait donné beaucoup de pensées et d’intuitions et d’assurances, de la lumière intérieure dans la prière et dans la docilité, dans la joie et l’adoration. Maintenant non plus elle n’est pas désobéissante, il n’y a pas de révolte en elle, mais toutes les lettres du mot « obéissance » sont pour elle mélangées si bien qu’elle ne reconnaît plus sa nature. Elle est désemparée (NB 3, p. 316-317).

 

15. Descente de croix

Le Fils est rendu à sa Mère. Elle est là, elle aide, elle le tient. Dans une nouvelle manière d’être ensemble. Pour elle, il n’est pas simplement mort. Elle l’a, un peu comme on a l’accomplissement d’une prière. Il y a pour elle quelque chose de vivant dans cette mort. Comme quelqu’un qui serait caressé par une personne aimée et qui ensuite embrasserait sa propre main à l’endroit de la caresse. C’est plus qu’un simple souvenir. C’est un baiser qui vise l’aimé. Elle sent l’état du corps de son Fils : il a effacé le péché. Elle ne le sait pas avec des mots, mais elle le sait (NB 3, p. 163).

 

16. Pietà

Quand on voit un tableau de la Pietà, on croit savoir que la Mère aime encore ce cadavre. On voit la relation entre la Mère et son Fils. Cela veut dire qu’on regarde au-delà, vers Pâques, où alors seulement la relation sera renouée (NB 3, p. 300).

 

17. Le serpent

La fin de la croix coïncide dans le temps avec le commencement de l’enfer. L’abandon de la croix n’est pas encore immédiatement l’abandon de l’enfer. Mais, par son cri d’abandon, le Seigneur ouvre l’accès à l’enfer. Il crie au point d’écorcher l’enfer. En entendant son cri, l’enfer est atteint à son talon d’Achille. Il est en principe vaincu par ce cri. C’est curieux parce que, dans notre représentation, l’enfer est si pécheur qu’il n’a pas d’oreille pour ce cri. Mais, par ce cri, le Fils montre qu’il est capable de porter plus de péché que l’enfer n’en peut contenir. Dieu triomphe du diable. Marie met son pied sur le serpent (NB 3, p. 210-211).

 

III. Samedi saint

 

1. L’inconnu du samedi saint

Tout chrétien dit son oui (à Dieu) en l’appuyant sur le oui de la Mère, par lequel elle a mis sa vie à la disposition de Dieu. Mais la Mère se trouve maintenant (le samedi saint) en un lieu qui n’était pas compris dans son oui. Cela ne signifie pas une réduction de son oui. Cela montre seulement qu’une modification lui a été apportée… Quand elle dit son oui, elle sait qu’elle concevra par l’Esprit Saint, il sera le Sauveur attendu et elle devra le rendre au Père : il mourra. Elle connaît l’origine surnaturelle de son Fils, de son incarnation, et elle abandonne sa propre vie à la vie de son Fils qui est en devenir; comme cadre de l’abandon qu’elle fait d’elle-même, elle prend le cadre de l’incarnation du Fils qui fait tout éclater. Et pourtant le sacrifice de Marie demeure d’une certaine manière délimitée par la naissance et la mort de son Fils; il va tout au plus au-delà de sa mort en ce sens qu’elle pressent une continuation de la mission du Fils à partir du ciel. Mais maintenant, dans cette ligne claire, l’enfer fait soudain irruption comme une voie secondaire, comme ce qui était totalement inattendu. La mort et la résurrection sont comme une partie de la vie du Seigneur ainsi que cela avait été accepté d’avance dans son oui. C’est dans le cercle fermé qui va du Père au monde et retourne au Père que joue aussi son oui. Mais vient ensuite soudainement comme une interruption abrupte de la ligne. Elle doit sauter dans l’inconnu et elle est replacée sur sa voie à un tout autre endroit. Et ce n’est qu’après coup qu’on comprend que cela aussi faisait partie de sa voie (NB 3, p. 141-142).

 

2. Le silence de Marie

Le silence des carmes est pénitence, il appartient à la croix. C’est le silence du vendredi saint, une participation aux souffrances de la croix du Seigneur, une entrée dans l’ensemble de la Passion. Dans le silence du samedi saint par contre, celui qui se tait ne sait rien. Le Seigneur fait quelque chose de si mystérieux quand il disparaît dans l’enfer et que fait défaut toute vue d’ensemble… D’où le silence. C’est surtout le silence de Marie à la porte de l’enfer (NB 3, p. 139).

 

3. A l’entrée de l’enfer

L’enfer est là comme quelque chose de fermé sur soi, comme quelque chose qui est d’une certaine manière livré au bon plaisir du diable. Et la Mère se trouve à son entrée, avec des anges, et elle attend son Fils qui passe à travers l’enfer et qui transforme l’enfer en y passant. Et la Mère est au courant de quelque chose… Pour la Mère, c’est tout à fait effrayant, elle sait que son Fils est livré à l’enfer. Elle ne le sait pas avec la claire certitude de Pâques, mais dans la tristesse voilée du samedi saint. Depuis hier, la souffrance s’est changée pour elle. Elle sait que le Fils revient, mais elle sait aussi qu’il ne revient pas. C’est dans ce double savoir que réside sa manière de l’accompagner, dans une angoisse indicible (NB 3, p. 136).

 

4. Le Fils est si loin

Adrienne propose une comparaison : Supposons que quelqu’un que j’aime est opéré et que je puisse être présente à l’opération bien que n’étant pas médecin. Je vois qu’on lui ouvre le corps et qu’on lui retire des organes. Cela semble horrible et pourtant je sais que ce sont des spécialistes qui sont à l’œuvre, le tout est rempli de sens pour plus tard. Cela suit un cours déterminé qui a un sens. J’ai peur certes pour celui que j’aime mais, parce qu’il m’est permis de l’accompagner, je ressens en même temps une sorte d’apaisement objectif. L’affaire suit son cours, elle ne s’arrête pas. Mais si je dois attendre dans la pièce voisine, si je sais seulement que l’intervention a lieu ce matin, si je n’en connais pas l’heure exacte, mon angoisse sera beaucoup moins paisible; je ne vois pas si cela se passe normalement et si cela s’arrête… On voudrait crier et on ne peut pas le faire. C’est la pure impuissance de la souffrance. Dans les souffrances de la croix on pouvait crier. Maintenant on ne le peut plus… On voudrait crier quand on voit la Mère se tenir à l’entrée; elle sait seulement qu’il se passe quelque chose, mais elle ne sait pas quoi. Elle sait d’une certaine manière que le Fils se trouve dans un combat, qu’il se passe quelque chose pour lui, et quelque chose de si sérieux qu’il s’agit d’être ou de ne pas être (NB 3, p. 136).

 

5. L’angoisse de Marie

La Mère se tient donc en silence devant le mur (de l’enfer)… Elle n’est pas dans l’enfer, elle se tient dehors; dans l’enfer, il y a le mal qui ne peut plus avoir d’effets, mais la Mère ne sait pas ce qu’il en adviendra. Elle sait seulement que cela aboutit à un face à face entre le péché et son Fils. Et pourtant ce n’est pas un combat, mais quelque chose d’inexplicable, d’inconnu. Adrienne : « Je crois qu’elle ne sait pas ce qu’elle fait »… La Mère a comme une vision, mais c’est une vision qui n’est que pensée, imaginée. Elle pense au péché, mais comme elle peut penser au péché en tant qu’immaculée, en tant que vierge sans souillure et comme quelqu’un qui est moralement virginal, comme celle à qui manque l’expérience du péché du monde, du péché commis comme du péché subi. Elle sait seulement que le péché existe, car le Fils est bien mort à cause du péché et par le péché. Hier elle a expérimenté la puissance du péché sur son Fils. Elle a souffert avec lui, elle a compati, elle a pleuré, elle a été touchée avec son Fils par le péché aussi fort qu’il est possible de l’être à un être humain sans péché. Aujourd’hui tout est absolument différent. Elle est à nouveau dans l’angoisse pour son Fils car il a à faire encore une fois avec le péché. Mais d’une manière qu’elle ne peut plus comprendre par la compassion (NB 3, p. 139-140).

 

6. Sans consolation

En tant que Mère du Fils, elle sait deux sortes de choses par sa mort : qu’il est mort sur la croix, qu’elle lui a dit adieu. Mais parce qu’elle est sa Mère, elle sait en même temps qu’il va vivre dans le Père. Au milieu de sa désolation, elle sait quelque chose de la résurrection. Elle ne la connaît pas, elle ne l’imagine pas, mais elle a un savoir. Il en était ainsi hier. Aujourd’hui la mort comme la résurrection ont cessé d’exister. Aujourd’hui il n’y a que le Fils qui séjourne au milieu du péché. Et ce péché n’a plus aucun rapport avec la foi chrétienne de Marie, ce n’est plus un péché qui serait dirigé contre son Fils, qui serait saisissable, qui pourrait être vaincu par la Passion, dont on pourrait évaluer la somme par la Passion, mais quelque chose d’informe, d’absolu. Et Marie est là, et elle attend et elle tremble et elle est sans consolation, mais ce n’est pas l’absence de consolation de celui qui a perdu la consolation ou qui sait qu’une consolation est possible; c’est l’absence de consolation de celui pour qui aucune consolation n’existe. Et elle attend… et derrière le mur le péché s’accroît de lui-même (NB 3, p. 140).

 

7. La prière de Marie. I

Une vision de la Mère de Dieu dans une prairie à proximité du fleuve de l’enfer. Elle tient fermement son enfant. Elle comprend alors ce qui est exigé : elle doit laisser l’enfant  aller jusqu’au fleuve. Elle a peur. Puis elle dit oui. Avec une grandeur et une bonté intérieure infinie. L’enfant se trouve à terre devant elle, il fait quelques pas. Sa Mère le suit un peu. Entre temps il est devenu un homme et il se tient près du fleuve. Marie a disparu. Où est-elle? Elle prie quelque part, totalement séparée de lui (NB 3, p. 49).

 

8. La prière de Marie. II

Quelque part, Marie est assise les mains jointes. Elle prie. Elle prie parfaitement. Dans sa douleur et aussi dans les douleurs du fait qu’elle est l’Église. Des choses qui sont extrêmement précieuses parce qu’elles lui appartiennent totalement, mais elle ne le sait pas parce qu’elle les donne. Ce n’est encore que pour elle qu’elle pleure et, par là, elle offre exactement ce qui a une grande valeur et que Dieu attend au ciel (NB 3, p. 320).

 

9. Prier avec Marie le samedi saint

Le samedi saint, le Fils ne peut pas agir… C’est pourquoi l’Église sur terre, qui vit dans l’amour, dont l’amour n’est pas lié, doit prier d’autant plus avec la Mère du Seigneur pour ceux qui n’accueillent pas encore l’amour du Seigneur, qui lient son amour; le Père fera que ces prières deviennent efficaces en suppléance pour le Fils qui, dans la vision du samedi saint, n’est pas en mesure de prier efficacement. Pour les croyants sur terre, le fleuve de la grâce n’est pas coupé, ils ont un accès immédiat à l’amour du Père. Ils interviennent avec leur prière pour le salut du monde (NB 3, p. 95-96).

 

IV. Pâques

 

1. Marie

Dès que le Seigneur est ressuscité corporellement sur la terre, il apparaît aussi à sa Mère dans son corps terrestre (NB 3, p. 65). – Cf. Lytta Basset : « Marie…a vraisemblablement été de celles qui, les premières, l’ont vu vivant après la mort » (Ce lien qui ne meurt jamais, p. 37).

 

2. Comme une naissance

Marie a senti la résurrection comme une naissance. Non en son corps qui a mis au monde le Fils, mais en esprit. Avec la joie particulière d’une mère quand son enfant est vivant, qu’il bouge et crie. Tout cela aussi dans une sorte de soudaineté et un sentiment qui jaillit comme pour une naissance. Sa désolation après la mort ressemblait aux derniers jours avant sa naissance : disposition d’Avent. Seulement tout était maintenant plus grand et, par la mort sur la croix, beaucoup plus sombre. Avant Noël, elle était associée comme celle qui doit le faire. Maintenant, elle est associée comme celle qui collabore. A la croix, sa propre contribution lui était inconnue, tout s’accomplissait dans le Fils (NB 3, p. 177).

 

3. Celle à qui Dieu ne peut plus rien refuser

Marie est dans la même joie (que son Fils), elle est aussi simple qu’elle l’a toujours été. Elle est mère et épouse, avec autant de naturel qu’elle a dit son oui. Qu’elle soit au ciel n’empêche pas qu’elle soit tout à fait sur la terre. Elle vit dans une joie infinie, mais sans extase inutile, sans négliger ses premiers devoirs. Là où nous penserions constater une rupture, une lézarde, son oui est intact. Dans la plus stricte obéissance au Fils qui gère ce qui lui appartient et qui met tout à sa juste place. Je pense aussi que depuis la résurrection elle est devenue beaucoup plus médiatrice de toutes les grâces. Elle est passée à travers le feu bien qu’elle n’eût pas besoin de purification. Et ainsi elle vit maintenant dans l’Église, dans le Fils, en Dieu Trinité ou au milieu des apôtres comme celle à qui Dieu ne peut plus rien refuser parce qu’elle a obéi en tout (NB 3, p. 323). 


 

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4. LA GRÂCE DE PÂQUES

 

Plan

Introduction. 1. Le mont des oliviers. 2. Le vendredi saint. 3. Le samedi saint. 4. Le jour de Pâques.

La résurrection chez les "compagnons" d’Adrienne

 

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Sigles et références

NB = Nachlassbände

NB 3 = Kreuz und Hölle I (La croix et l’enfer, tome I)

NB 8 = Tagebuch I (Journal, tome I)

 

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Introduction

 

Il fut un temps où Paul, qui était un Juif fort croyant, ardent et zélé, ne croyait pas du tout que Jésus était ressuscité. Et ce Jésus qu’il croyait mort et bien mort lui a imposé sa présence vivante sur le chemin de Damas. Plus tard, Paul a résumé sa foi nouvelle en écrivant aux Corinthiens : "Je vous ai transmis en premier lieu ce que j’avais moi-même reçu, à savoir que le Christ est mort pour nos péchés, selon les Écritures, qu’il a été mis au tombeau, qu’il est ressuscité le troisième jour selon les Écritures" (1 Co 15,3-4). Devenu chrétien, saint Paul sait que Dieu, le Père, a ressuscité Jésus-Christ d’entre les morts (Cf. Ga 1,1). Pour lui, c’est la base de toute la foi chrétienne.

 

Que peut-on dire de Pâques ? Les évangiles ont dit l’essentiel sans doute. Mais ils nous laissent sur notre faim. On voudrait en savoir un peu plus. Les évangiles auraient quand même pu en dire beaucoup plus qu’ils ne l’ont fait sur le jour de Pâques ; ils ne l’ont pas fait.

 

Qu’est-ce que cela veut dire que Jésus est ressuscité ? Comment savoir si c’est vrai ? Et s’il est ressuscité, comment s’est passé l’événement lu-même de la résurrection ? C’est après coup que des témoins ont vu Jésus vivant. Si la résurrection elle-même n’a pas eu de témoins, qui peut oser dire qu’il est ressuscité et qui peut croire ceux qui affirment une chose pareille ? Les apocryphes ont essayé de combler les vides en inventant quelque chose, mais ce ne sont que des inventions, et ça se sent.

 

Il est curieux que Dieu révèle de manière si mystérieuse ses propres mystères ! A sa mort, Jésus non plus n’avait pas tout dit. Il en avait averti ses disciples : "J’ai encore beaucoup à vous dire, mais vous ne pouvez pas le porter à présent" (Jn 16,12).

 

Dieu s’était révélé à l’humanité dans la première Alliance ; la révélation de Dieu a franchi un pas énorme avec la venue de Jésus : dans la foi chrétienne, il est question du Père, du Fils et de l’Esprit. Du Fils, après sa résurrection, on disait simplement (simplement, si l’on peut dire) qu’il était assis à la droite de Dieu (Ro 8,34). Dieu n’était donc plus seul dans son ciel. Comment un Juif nourri et élevé dans la première Alliance pourrait-il croire une telle incongruité? C’était tout simplement incroyable, les Écritures n’avaient jamais parlé de choses semblables. Il n’y a qu’un seul Dieu et il est tout-puissant, il n’y a pas d’autre Dieu à côté de lui. C’est pourquoi les chefs religieux des Juifs ne pouvaient pas y croire, sauf certains quand même.

 

Pourquoi Dieu se révèle-t-il si mystérieusement ? Il y a des secrets qu’on n’étale pas tout de suite sur la place publique devant tout le monde, qu’on ne dévoile pas pas non plus si les gens ne sont pas disponibles, accueillants.

 

La résurrection de Jésus : on touche au mystère de Dieu. Pour la foi chrétienne, ce qui touche au mystère de Dieu est inépuisable, parce que Dieu est Dieu, le Tout-Autre. La base, les évangiles nous l’ont donnée. Les autres écrits du Nouveau Testament, avec davantage de recul par rapport à l’événement lui-même, nous disent quelque chose de la grâce du mystère. Mais la résurrection de Jésus reste toujours infiniment mystérieuse parce que, même lorsqu’on croit au mystère, on n’a jamais fini de le découvrir et de l’approfondir.

 

Tout au long des âges, des croyants – théologiens, spirituels, prédicateurs, saints, mystiques – essaieront de dire quelque chose du mystère de Pâques avec leurs lumières et leur intelligence, et la culture de leur époque, et aussi, on peut le supposer, parfois ou toujours, avec la grâce de Dieu. Adrienne von Speyr s’inscrit dans cette lignée. Parmi ses œuvres, aucune n’a pour titre : "Le mystère de Pâques". Mais ce mystère est présent dans toute dans son œuvre ; il est cependant plus explicitement développé au tome premier de La croix et l’enfer - quelque 400 pages - qui n’est au fond qu’une partie détachée du journal du P. Balthasar. Pour chaque année, de 1941 à 1965 (Adrienne est morte en 1967, mais rien n’est dit dans ce volume sur les jours saints de 1966 et 1967), on y trouve des données sur ce qu’Adrienne von Speyr a vécu du mystère de la passion et de la résurrection de Jésus, de ce qu’elle en a compris et exprimé, de ce que le P. Balthasar en a noté, directement ou après coup. La présente fenêtre a recueilli une partie au moins de ce qu’Adrienne a pu dire de ces mystères, et d’abord comment elle les avait vécus.

 

Pour le P. Balthasar, "les jours saints constituent l’un des thèmes centraux de la théologie d'Adrienne von Speyr" (NB 3, p. 7). Dans Adrienne von Speyr et sa mission théologique (p. 27-28 , traduction remaniée), il nous rapporte ce qui suit : "Au printemps 1941, quelques mois après la conversion d’Adrienne, une nuit, un ange s'approcha de son lit et lui dit très sérieusement : ‘Cela va bientôt commencer’. Les nuits suivantes, il lui fut demandé un oui qui devait s'étendre aveuglément à tout ce que Dieu pourrait décider à son sujet". Le P. Balthasar n'était pas à Bâle à ce moment-là, et Adrienne lui écrivit une lettre pour lui raconter ce qui se passait. Le P. Balthasar ajoute : "Je compris que je devais revenir. Commença ensuite la première de ces Passions qui se terminaient par la grande expérience du samedi saint, caractéristique d'Adrienne; elles se répétèrent ensuite d'année en année, découvrant toujours de nouveaux aspects, d'autres relations théologiques. Dans ces Passions, il s'agissait moins pour Adrienne de voir les scènes historiques de la passion à Jérusalem - il y en avait quand même parfois des tranches par manière d'explication - que d'expérimenter les états d'âme de Jésus, leur richesse et leur diversité; des cartes entières de souffrance furent dessinées là où il semblait n'y avoir qu'une tache blanche ou un vague concept; pendant la passion elle-même, dans des pauses, et aussi après coup, Adrienne pouvait décrire, en termes propres, clairs et pénétrants, ce qu'elle avait vécu" .

 

Plus loin dans le même livre (p. 52-54), le P. Balthasar précise un peu ce qui, à son sens, est le plus grand don théologique qu'Adrienne von Speyr ait reçu de Dieu et légué à l’Église : « Chaque année, depuis 1941, durant les jours saints, il lui a été donné de participer aux états de souffrance du Seigneur et elle a pu les décrire; souvent, tout le temps du carême déjà était une introduction intense à ces expériences. Pour moi, qui pouvais me trouver alors auprès d'elle, se dévoila un panorama de souffrances dont je ne soupçonnais pas la diversité : angoisses infiniment variées au mont des oliviers et sur la croix, toutes sortes de hontes, d'opprobres et d'humiliations, formes diverses de l'abandon de Dieu, formes diverses des relations du Christ au péché du monde, sans compter une quantité inépuisable de souffrances physiques. Vue de l'intérieur, la passion de Jésus est d'une diversité que les textes et les images bibliques ne laissent pas entrevoir; tout au long des siècles, de nombreux mystiques ont pu en éprouver bien des aspects, toujours différents, même si en comparaison de l'expérience du Fils de Dieu ils n'en ont goûté qu'une goutte. Ce qui était particulièrement impressionnant dans les Passions d'Adrienne, c'était la situation indéfinissable du rapport de ses propres souffrances à celles du Seigneur; en sentant sur elle le fardeau des péchés, elle avait conscience d'être la pécheresse par excellence, éloignée par un abîme de la pureté de l'Agneau de Dieu et pourtant inconcevablement proche de lui. Mais une pudeur et un respect élémentaires lui interdisaient de voir dans cette proximité une participation même discrète à la Passion du Christ et encore moins une identité" .

 

Le mystère de la résurrection n’est pas séparable des deux jours qui l’ont précédé : le vendredi saint et le samedi saint, avec le prélude du mont des oliviers.

Patrick Catry

 

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1. Le mont des oliviers

 

Les œuvres posthumes ne comportent que quelques pages relatives à la scène du mont des oliviers. En voici au moins une partie, année après année. Quelques approches du mystère de Jésus en ces heures-là. (Extraits de NB 3).

 

Dans les textes ci-dessous, le lecteur reconnaîtra sans doute facilement ce qui est du P. Balthasar et ce qui est d’Adrienne, sans qu’il soit toujours besoin de préciser.

 

 

1943

 

Cela commença par le mont des oliviers : angoisse terrible et honte. Tout autour d’Adrienne s'amoncellent les péchés ; elle les voit et elle me demande toute effarée et stupéfaite : "Je n'ai quand même pas commis tout cela? N'est-ce pas que je vous ai tout dit? Je voulais toujours tout dire!" Je l'en assurai. "Qu'ai-je alors à faire avec tout cela? Mais bien sûr je ne sais pas si ce ne sont quand même pas mes propres péchés... Peu importe au fond". Puis un nouvel effroi : "Maintenant ils s'enfoncent en moi... Oh! Est-il vrai que je doive être clouée de toute mon âme? Et quel bruit ils font! Tu n'entends donc rien? Ce tapage et ces blasphèmes. Et ils tombent tous sur moi comme des blocs. Tu n'entends vraiment pas? Cette raillerie et cette dérision? Oh! Je ne veux plus les entendre. Vous ne pouvez plus vous moquer de lui. Non, non, ça ne va pas, ça ne peut tout simplement pas continuer. Oh! Que pouvons-nous donc faire? A l'aide! Tu dois maintenant aider. Tu dois savoir quelque chose pour que nous puissions l'aider..." Entre deux elle me demande si je ne pourrais pas lui permettre de s'en aller. "Tu sais, je n'en peux tout simplement plus. Tu crois toujours que je peux encore. Mais ce n'est pas vrai". Je l'encourageai à voix basse, je lui montrai la passion du Christ, les pécheurs, je lui montrai qu'elle pouvait aider. Qu'autrement il devrait tout porter tout seul. Elle dit alors à nouveau son oui (56-57).

 

1944

 

Elle voyait le Seigneur au mont des oliviers. Elle me demanda avec la plus grande angoisse : "Que peut-on faire? Que pouvons-nous faire pour le consoler? Il est quand même affligé jusqu'à la mort! Que ne ferait-on pas pour obtenir de lui ne fût-ce qu'un seul petit sourire!" Après la disparition de la vision, elle dit : "Il y a des moments où on aime le Seigneur comme un petit enfant, comme un enfant malade qui va mourir. Et on cherche dans toute la ville ce qu'on pourrait lui apporter comme petite joie. On lui donnerait tout pour le faire sourire encore une fois!" (69).

 

1945

 

Nuit du jeudi au vendredi. La nuit du mont des oliviers se déroula comme les années précédentes. Cela commença à nouveau par une grande angoisse, une inquiétude terrible, qu’Adrienne cherchait à cacher; puis tout d'un coup ce fut la honte qui l'envahit; elle est par terre, se cache la tête et dit toujours : "Un manteau, s'il vous plaît!... Dois-je donc être si nue?" Avec cela des souffrances corporelles. Adrienne s'était promise "d'être brave", de se faire remarquer le moins possible pour ne pas trop m'accabler. La plupart du temps elle était à genoux ou allongée par terre pendant que s'accomplissait en elle la terrible procédure; elle ne fut emportée dans l'extase par les souffrances qu'un court moment : elle ne me reconnaissait plus. Pendant ce temps, elle vit une grande foule d'hommes - après coup elle les appela des pharisiens -, des gens qui, en partie aussi dans l’Église, ne veulent pas croire à la croix et à sa nécessité et à sa puissance, qui sont d'avis que tout irait très bien aussi sans la souffrance. A ceux-là, elle disait son sentiment et les réprimandait; après coup elle disait : "J'espère qu'ils ont compris!" (88).

 

1947

 

Jeudi saint. Adrienne : J'ai su un jour que le Seigneur connaissait la résurrection jusqu'au moment de partir pour la croix. Mais le concept de résurrection change pour lui. Avant l'incarnation, à Nazareth et dans sa vie publique, résurrection voulait dire pour lui retour au Père. Le miracle consistant à ramener au Père le monde entier avec lui était toujours pour lui un miracle du Père, le contraire de son incarnation, mais les deux sont un miracle immense et parfait du Père. Il les a laissés se produire en lui, il était ce qui était fait par le Père. Dans les deux cas, il a laissé au Père toute la joie du miracle. Lui, le Fils, ne voulait rien en avoir pour lui; il lui suffisait de savoir que le Père agissait et que le tout était un miracle de joie, d'allégresse.

 

Plus s'approche la Passion, plus s'éloigne la résurrection. Elle appartient au Père inviolablement; le Fils devient lui-même comme étranger vis-à-vis d'elle. Auparavant il éprouvait de la joie du fait que ce miracle du Père devait se produire pour lui : pouvoir retourner au Père avec le monde entier. Il y voyait sa participation. Il ajouterait son propre miracle au miracle du Père. Maintenant le tout devient l'affaire exclusive du Père. Il est devenu comme indifférent que ce soit lui justement qui va ressusciter, que ce soit lui justement qui va sauver le monde. L'effroi devant la Passion qui arrive voile tout ce qu'il y a de commun entre lui et le Père. En même temps que se voile la vue du Père, se voile aussi la vue de la résurrection. Le mot de la croix : "En tes mains..." est la dernière conséquence de ce qui commence à se produire en lui dès maintenant (156-157).

 

1950

 

"Veillez et priez!" Les disciples dorment au mont des oliviers parce qu'ils ne suivent plus. Il suffit que le Seigneur fasse un pas dans sa solitude pour qu'il devienne pour eux irréel. Maintenant la réalité de leur fatigue physique se fait envahissante. Ils dorment non par indifférence, mais parce qu'ils se heurtent à une limite qu'ils ne peuvent franchir. Ils ne voient pas la limite, mais le Seigneur la voit et il doit trois fois franchir le seuil. Il en fait l'expérience comme un homme fatigué, dont on exige trop, qui voit devant lui la grande angoisse. S'il avait autour de lui ses disciples en train de veiller et de prier, le rapport avec eux serait évident et la grande angoisse serait au moins atténuée. Voilà pourquoi le fait que ses disciples sont en marge, le Seigneur le vit comme une défaite personnelle. Tout l'amour qu'il a semé ne va pas plus loin que cet écueil où ils échouent.

 

Et il y a en même temps une défaillance en lui-même parce qu'il est arrivé au mont des oliviers dans les mêmes conditions physiques qu'eux, et lui non plus n'en peut plus. Mais pour eux la défaillance peut se changer en sommeil, pour lui elle se change en angoisse. Cette angoisse est encore beaucoup plus insupportable parce qu'il fait là l'expérience du bout de ses forces, et la supériorité de l'angoisse sur sa force lui semble étrangère et inconcevable. Mais à lui, l'Homme-Dieu il est demandé davantage qu'aux autres, qui s'endorment de fatigue. A lui, il est demandé de passer de la fatigue à l'angoisse et, ici, il est isolé, il est seul. En fin de compte, il fait l'expérience de la solitude d'angoisse pour autant qu'il se trouve devant le Père. Car il se trouve simplement en face de lui, sans qu'il y ait rapprochement, sans intimité. Devant lui se trouve l'exigence inexorable du Père. La mission de racheter le monde ne lui paraît maintenant en aucune manière comme étant sa propre pensée, mais comme étant la pure exigence du Père.

 

Jusqu'à présent, c'était un plan et un vouloir communs, un don de soi et un accueil réciproques. Maintenant il doit reconnaître à quel point est inéluctable l'exigence du Père. Ce qu'a d'inexorable l'exigence de Dieu pour les hommes, le Fils l'expérimente maintenant totalement et l'expérience est soulignée par le sommeil des disciples. Bien que le Seigneur ait su depuis toujours ce qui l'attendait, le mont des oliviers ne devait pas être prévu d'avance, il n'y a aucun exercice préparatoire, aucune accoutumance. Un jour arrive l'heure et elle est là comme un bloc erratique. Comme pour les vœux : le novice est enthousiaste tant qu'il ne sait pas bien ce qui est exigé de lui, tout se décide seulement quand les conseils deviennent sérieux. Les martyrs - et d'autres personnes qui ont une tâche difficile - regardent tellement le but la plupart du temps que le passage par ce qui est difficile ne leur paraît pas impossible. Mais souvent, avant que ne commence la dernière épreuve, ils connaissent des instants qui sont proches du mont des oliviers.

 

Au mont des oliviers, le Seigneur est très humain. Qu'il dise : "S'il est possible, que ce calice passe loin de moi", est pour lui une humiliation. Il n'exprime pas seulement son accord avec la volonté du Père, mais il doit aussi souligner qu'il a une volonté personnelle. Il doit aussi présenter son point de vue de manière nette en face du point de vue du Père. Il y a au mont des oliviers l'inexorabilité du Père vis-à-vis du Fils.

 

Le Père pourrait éventuellement renvoyer à la détresse de l'humanité, ou à ce qui a été convenu autrefois et qui n'a cessé d'être confirmé par le Fils, etc; il pourrait par là consoler le Fils et se consoler lui-même, réconforter le Fils et se réconforter lui-même. Mais l'absolu de la mission serait par là abandonné; par égard pour la rédemption justement, la mission ne doit être maintenant qu'absolue. Plus absolue encore dans le Père que dans le Fils, car le Père et sa volonté sont le point absolu d'après lequel Fils doit s'orienter dans sa marche à travers le temps et le fini (243-246).

 

L'expérience au mont des oliviers fait partie essentiellement de celle de la croix. Au mont des oliviers, le Fils se trouve devant la volonté du Père qui lui paraît absolue, inaccessible, étrangère. Il la regarde avec étonnement, il la regarde presque fixement, comme s'il ne pouvait plus la mettre en harmonie avec ce qui lui avait paru durant toute sa vie être la volonté du Père. C'est maintenant un oui énorme, démesuré et, en comparaison, le sien n'est qu'un minuscule oui d'homme, à peine formulé : "Non pas ma volonté, mais la tienne", pour laisser entrer le oui divin. Auparavant, entre la volonté du Père et la volonté obéissante du Fils, il n'y avait aucune tension; il y avait la vision qui montrait toujours la volonté du Père comme étant ce qui était le plus digne d'efforts et la faisait aussi embrasser. Maintenant la volonté du Père est comme à côté du Fils, autour de lui et non plus en lui au fond; en lui, il n'y a que son oui humain donné au Père. Les apôtres dorment : il voit comment ils sont restés en arrière, il voit leur défaillance, par peur (254).

 

Plus il se donne aux hommes, plus il devient l'un d'eux définitivement; et dès que la souffrance commence, il devient aussi étranger au Père : leurs deux volontés manifestent leur opposition au mont des oliviers. Ce qui d'habitude débouchait dans l'unité apparaît comme différence afin que la solitude ressorte de manière nouvelle. Si le Fils ne s'était pas rendu étranger à lui-même pour les hommes, il suffirait qu'il dise : "Que ta volonté soit faite", il n'aurait pas besoin de renoncer spécialement la sienne (276).

 

1956

 

Au mont des oliviers aussi, le Fils a certainement la vision du Père. Mais le principal pour lui maintenant est d'être totalement homme et de s'en tirer avec ses forces humaines. Et si maintenant la volonté du Père pour le Fils est que le Fils souffre, ses forces humaines doivent ressentir ce qu'il y a là d'étranger : "Non pas ma volonté". Également après que cette décision a été exprimée, le Fils reste dans l'obéissance, la tristesse et l'angoisse. Il choisit la volonté du Père, mais il sait que cette volonté signifiera souffrance et que la souffrance ne sera pas adoucie par le fait que c'est une souffrance d'obéissance, au contraire, car le Fils connaît la grandeur, l'inflexibilité de la volonté du Père à laquelle il a livré sa propre volonté.

 

S'il veut ce que veut le Père, il veut le tout, sans atténuation; mais en tant qu'homme il sait combien la souffrance humaine peut être démesurée, variée, longue et inexorable. Et comme il connaît également le toujours-plus de la volonté du Père, la divinité de ce qu'il réalise, il sait qu'il devra souffrir le pire. Et ce pire ne sera pas déterminé par les limites de son humanité, elles seront allongées et augmentées au-delà comme si la substance humaine, la peau humaine ne suffisait pas à le couvrir.

 

C'est une volonté humaine (qui inclut de connaître et de sentir les possibilités humaines et leurs limites) et en même temps une volonté humaine désavouée ("Non pas ma volonté") dont les limites sont donc franchies dans la pure obéissance pour entrer dans ce qui est toujours plus difficile. Que le calice ne passe pas signifie un accroissement constant de ce que l'homme fait. Cela signifie le consentement actif au Père pour se laisser faire passivement. Mais comme déjà le consentement à la volonté du Père est plus que purement humain, de même la souffrance passive dépassera les limites de l'humain. C'est justement à cela que le Fils est décidé.

 

C'est ce qui se passe au mont des oliviers, sous les beaux arbres calmes et paisibles, dans le domaine du Père, où le Fils en tant qu'homme a aimé s'arrêter; mais maintenant il s'agit de prendre congé de toutes ces belles choses et d'entrer dans la pure volonté du Père. Dieu a créé un monde magnifique. Ce n'est pas lui qui s'est détaché, c'est l'homme, et il s'agit maintenant de prendre sur soi ce détachement en se tournant vers le Père de manière définitive : dans le oui d'une obéissance totale.

 

Dans son oui au Père, le Fils doit porter le non des pécheurs. Et le oui ne va pas couvrir le non, mais plus il est dit profondément comme oui, plus il pèsera de manière sensible et tragique, plus il se déploiera dans toute sa portée. Le combat entre le oui et le non jusqu'à la mort ne se déroulera pas de telle sorte que le non se fasse entendre toujours plus faiblement et que le Fils de Dieu triomphe de l'homme pécheur. Le non devra être porté de telle sorte qu'il tue l'homme et le oui doit être dit jusqu'à ce qu'il soit totalement écrasé par le poids du non

 

A la fin du mont des oliviers, le commencement de la Passion est devenu certitude. Les signes qui se multiplient, le Fils ne veut pas en prendre connaissance autrement que dans l'obéissance, il veut se comporter vis-à-vis d'eux d'une manière indifférente, mais son indifférence n'atténue pas la dureté des événements. Il ne veut aucunement les "dominer". Mais il veut se trouver exactement "dedans" comme le Père le requiert. Beaucoup de choses se passent dans l'ombre, d'autres sont seulement à moitié cachées de sorte que justement il les perçoit. Parce qu'il est dans une parfaite obéissance, ce qu'il comprend coïncide exactement avec la volonté du Père.

 

De porter tous les péchés lui donnera une parfaite connaissance de ce que les hommes ont fait; la parfaite connaissance de ce que lui fait, en portant, lui reste voilé sur la croix. Car ce qu'il fait comme Sauveur de l'humanité est tellement accompli en la présence du Père que, lorsqu'il pousse le cri où il se dit abandonné de Dieu, sa mission aussi est voilée. Ce renoncement à sentir sa mission (en tant que prise en charge de chaque péché) est inclus dans le fait qu'il a fait passer la volonté du Père avant la sienne. Au mont des oliviers il le sait, parce que là, sa vision du Père n'est pas encore totalement masquée; il voit que la volonté divine s'oppose à sa volonté humaine, et il le sait depuis toujours parce que, depuis toujours, il a accepté cette forme de vie et de mort (344-349).

 

 

2. Le vendredi saint

 

Les pages relatives au vendredi saint dans "La croix et l’enfer" ont beaucoup plus d’étendue que ce qui a été retenu ci-dessous. Ce qui a été retenu peut quand même donner une certaine idée de ce qui a été vécu par Adrienne de la passion de Jésus. (Extraits de NB 3).

 

1941

 

Vendredi saint. J'ai été auprès d’Adrienne de neuf heures du soir à quatre heures du matin. Ce qui a été vécu fut si dense et si effroyable que je ne peux encore en communiquer que peu de choses. Le plus effroyable était que je voyais se dérouler toute la Passion sous mes yeux sans que je puisse aider de quelque manière celle qui souffrait. Elle m'a bien dit alors et plus tard que ma présence lui avait été très précieuse et consolante même si, dans l'état où elle se trouvait, elle ne pouvait réellement ni la sentir ni le dire. C'était pour elle inimaginable, disait-elle, de devoir traverser toute seule ces états. Je lui dis plus tard que cela n'aurait sans doute pas non plus été possible car, au pied de la croix aussi, en plein abandon, la Mère quand même avait été là, et les femmes et Jean. Eux non plus ne pouvaient pas aider, mais ils furent quand même introduits d'une certaine manière dans le mystère.

 

Toute la Passion, elle la vécut d'abord sans vision. Elle ne voyait rien; ce n'est que le samedi saint que survinrent quelques tableaux. Elle expérimentait seulement des états intérieurs. Et ceux-ci ne se succédèrent pas non plus dans l'ordre chronologique. Cela commença la veille aux environs de quatre heures de l'après-midi. Angoisse, abandon, impuissance. Pendant ce temps, elle poursuit une quantité d'activités extérieures : visites, affaires, etc., un souper avec son fils aîné, une conversation avec lui. Puis je montais chez elle pour quelques minutes avec mon ami G.B. Elle était amicale, réservée, un peu plus silencieuse que d'habitude, car elle était déjà au milieu de la souffrance proprement dite. G. prit congé d'elle, je restai.

 

Au commencement, des souffrances physiques, liées à l’état de son cœur. Fortes crises qu'elle supporte les yeux fermés comme d'habitude, sans un mot. Puis vers dix heures, je crois, les mains. Forte douleur au côté extérieur de la main. A l'intérieur elle sent peu de choses ou presque rien. Quand les douleurs deviennent plus fortes, elle tient ses mains droite et gauche sur les bras du fauteuil, un peu écartées d'elle pour ne rien heurter. Plus tard les pieds commencent à faire mal, c'est une souffrance incomparablement plus forte et plus insupportable que celle des mains. Ici elle a la sensation que les clous sont enfoncés très lentement. Cela dure un temps infini, les clous ne veulent pas "pénétrer", on les fait entrer par saccades avec une violence sauvage. C'est toujours essayé et recommencé. "Je n'avais jamais imaginé que les pieds puissent faire si mal. Ils semblaient si éloignés du corps et à ce moment-là ils semblaient tout d'un coup être la seule chose..."

 

Ces souffrances durent toute la nuit. Vers le matin, elles diminuent, mais vers cinq heures le dos commence à faire mal. Quand je l’avais quittée vers quatre heures du matin, j’avais cru bien faire de l'accompagner jusqu'à sa chambre et de lui dire qu'elle devait quand même s'étendre un peu. Je n'imaginais pas que justement le fait d'être couchée devait lui être particulièrement pénible. Car par suite de ces souffrances au dos, elle ne put trouver aucune position qui ne devînt aussitôt insupportable. Elle se tourna et se retourna ainsi jusqu'au moment où j'arrivais auprès d'elle le vendredi en fin de matinée. Quoi qu'elle essayât, dit-elle, c'était impossible dans tous les cas. Et pourtant elle était couchée ici dans un lit agréable, tandis que lui, il était suspendu verticalement sur la croix.

 

Durant presque toute la nuit, la couronne d'épines fut douloureuse, toujours avec la même violence. Le matin encore elle sentait la douleur. Ce n'est qu'après que les plaies des mains et des pieds eurent cessé de brûler violemment que s'adoucirent aussi les douleurs de la tête et du dos vers trois heures de l'après-midi. Le dos resta toute l'après-midi comme brisé bien qu'il ne fît plus mal à proprement parler. Aux mains et aux pieds, il resta aussi une sorte d'écho de la souffrance. Une épine particulièrement douloureuse au milieu du front est encore très sensible le samedi, surtout quand on touche l'endroit.

 

Mais elle dit que ces souffrances physiques avaient été presque un délice ou une distraction comparées aux souffrances intérieures. Les physiques, on peut les localiser, on se trouve pour ainsi dire en face d'elles, on a pouvoir sur elle par l'esprit. Mais devant les souffrances de l'âme, il n'y a pas d'échappatoire, pas de refuge, pas d'espoir. Elles jouent d'un bout à l'autre toute la gamme des tourments : angoisse, amertume, abandon, dégoût, honte, profanation.

 

Au début, entre dix heures du soir environ et minuit, elle est agitée et pleine de vie. Elle parle avec une sorte de piquant, presque avec amertume et raillerie, et elle trouve des images et des comparaisons incroyablement pertinentes pour décrire son état. Entre-temps, quand nous interrompons la prière, elle raconte beaucoup de choses de sa vie d'autrefois qui lui reviennent alors et qui apparaissent dans une nouvelle lumière : enfance, jeunesse, études, amitiés, le mariage avec Émile et puis sa mort terrible, le deuxième mariage avec Werner Kaegi... De raconter tout cela semble la soulager.

 

Aux premières heures du matin, elle sombre dans une souffrance toujours plus muette, elle gémit légèrement et essuie de ses mains tremblantes la sueur de son front. Il y a là un verre d'eau, elle en humecte son front de ses doigts fiévreux, à l'occasion elle en boit aussi une gorgée sans que cela lui apporte de soulagement. Elle est tombée de sa chaise par terre ; elle y reste agenouillée et, tremblante, elle tient les mains jointes ou les presse sur son visage. Elle lève souvent les yeux vers moi (je suis assis à côté d'elle) avec une angoisse et un abandon sans mesure; son visage est encore à peine reconnaissable tellement chaque trait est déformé. Chaque fibre exprime pure douleur et pure angoisse, les traits sont comme décomposés, chacun souffrant pour lui-même.

 

A un moment donné me revint soudain à la mémoire le suaire de Turin : dans toute cette souffrance, elle manifestait une nature étrangement virile. Le lendemain matin, je lui apportai une image du suaire de Turin qu'elle garda sur son lit et contempla continuellement. A un autre moment, alors que ses souffrances aux pieds lui étaient devenues tout à fait insupportables et que, comme pour tenter une fuite impossible et donner par violence au tout un changement et un dénouement, elle se releva pour faire quelques pas sur ses pieds, presque dans une sorte de rage, son visage était si sauvage et si distordu, écarlate et comme criant de chacun de ses traits, que c'est à peine si je la reconnaissais encore. Souvent un regard venait d'en bas, comme demandant de l'aide, dans un état d'ultime abandon : aucune aide n'était possible.

 

Alors que j'étais assis là, désarmé, me vint involontairement à l'esprit : "Vous au moins, mes amis..." Plus tard elle m'avoua que le fait que j'étais là à l'observer, d'une manière apparemment froide, sans possibilité de participer intérieurement, avait encore été pour elle une souffrance particulière. A ce moment-là, elle exprima des pensées de suicide; ne sachant pas ce qu'elle disait ou avec quand même le sentiment que tout serait mieux que de supporter plus longtemps cet état.

 

Relater quelque chose de ces états intérieurs est difficile et ne pourrait jamais que donner une image déformée de ce qui s'est passé. Les heures de la soirée du jeudi furent caractérisées par une angoisse et une inquiétude infinies. Il n'y avait plus aucune possibilité d'atteindre le monde et les hommes. Une quantité de formules frappantes lui vinrent à l'esprit pour cet état; elles sont sorties de ma mémoire à cause de la fatigue où je me trouvais aussi. Toute consolation que j'essayais de lui donner en renvoyant au Christ, à la fécondité infinie d'une telle souffrance, était amèrement rejetée. Tout ce que je disais était déformé et détourné de son sens avec un art douloureux. Je compris qu'il devait en être ainsi, que maintenant justement elle ne pouvait rien recevoir de consolant. Et elle aussi le comprenait d'une certaine manière et c'était pour elle une nouvelle souffrance de devoir recevoir et interpréter mes paroles de la sorte et pas autrement.

 

Finalement, pour la consoler et dire quelque chose qui ne pouvait que la réjouir (c'est du moins ce que je pensais), je lui rapportai une affaire qui s'était passée l'après-midi. Un professeur de l'Université, que nous connaissions et estimions depuis longtemps, était soudain entré en coup de vent dans mon bureau, tout excité et tout tremblant intérieurement, et il m'avait déclaré qu'il voulait devenir catholique. Le matin du jour des rameaux, il avait été à la messe et là, il l'avait promis à Dieu. Au récit de la chose, elle s'épouvante et pousse un gémissement : "Il ne manquait plus que cela!" Et elle s'effondre littéralement, elle sombre dans un abîme de tristesse et d'angoisse. Pourquoi? Parce que justement le jour des rameaux elle avait prié tout particulièrement pour cet homme, à la même heure même, et parce que c'est quand même terrible que sa prière ait eu un tel effet. Elle ne peut pas porter un tel fardeau, une telle obligation. Elle ne peut pas traîner tous ces hommes qui s'accrochent à elle. Elle est déjà au bout de ses forces et maintenant arrive encore celui-là; non, elle ne peut simplement pas.

 

Et puis la pensée qui ne la lâche pas : à quoi sert tout cela? Peut-être que tout n'est que pure illusion. C'est par le pire des orgueils qu'elle s'imagine vouloir par là sauver les autres. Puis tout d'un coup : et même si elle pouvait en sauver quelques-uns, qu'est-ce que c'est en comparaison des millions et des milliards qui se perdent? Pour tous ceux-là on ne fait quand même rien. C'est dans cette mer que se perd le peu de souffrance comme si ce n'était rien. Elle voit le "bourbier". Et elle-même n'est pas à côté, elle est dedans, elle-même damnée. Tout d'un coup elle s'écrie, à genoux par terre : "Et les Grecs! Et les Yougoslaves!" (Ce sont justement les jours de l'entrée des troupes allemandes). Puis dans une espèce de rumination : d'ailleurs est-ce qu'on rend service aux hommes en les aidant à se convertir? Est-ce qu'on ne ferait pas mieux de les laisser où ils sont? Est-ce qu'on est capable d'assumer la responsabilité de les conduire sur un chemin qui aboutit là où elle est maintenant : dans la perdition? Il serait plus miséricordieux de le leur épargner.

 

Il n'y a sans doute aucune forme de doute et de défiance qu'elle n'ait connue en ces heures-là. Je ne suis plus en mesure de rendre tout le cours de ces idées formulées avec beaucoup de finesse et souvent beaucoup de froideur. Je sais seulement encore avec la plus grande netteté que revenait sans cesse entre deux comme un refrain le mot : "Mais je veux quand même". Et comme suppliante, tournée vers moi : "N'est-ce pas? Vous savez bien que je veux!" Et encore : "Si tout en moi ne veut pas, moi je veux quand même". Sans cesse elle me demande de prier pour qu'elle veuille jusqu'au bout. Je dis avec elle d'innombrables fois : "Père, que ta volonté soit faite, non la mienne". A un moment donné elle dit : "Je veux, je veux, et si tout cela ne rapportait que la dixième partie d'une unique conversion, je continuerais toujours à vouloir et à ne cesser de tout prendre sur moi". Mais ces instants où, dans la souffrance, elle voit un sens possible étaient très courts comparés aux longs moments où tout lui semblait insensé et incompréhensible.

 

Ma présence est pour elle une consolation malgré les soupçons que j'ai mentionnés. Elle ne cesse de me demander si je ne voudrais pas aller dormir, je suis certainement très fatigué. Mais elle est quand même très heureuse que je reste. Bien qu'une consolation proprement dite ne soit pas possible. On peut seulement la fortifier dans la souffrance. Lui répéter sans cesse que c'est une participation à la souffrance du Christ et donc que c'est fécond et plein de sens au plus haut point. Elle écoute certes, elle veut bien y croire, mais l'état dans lequel elle se trouve l'empêche de saisir et de comprendre intérieurement quoi que ce soit.

 

Elle se torture avec les idées les plus insensées : "Oui, et si réellement quelques-uns devaient être sauvés par moi? Je dois alors prendre leur faute sur moi. Et si je mourais aujourd'hui, j'irais certainement en enfer chargée de cette faute". Elle sent en elle la damnation. Il est impossible de l'en dissuader. Elle est dans un état d'enfer. Je lui dis que le Christ est passé par toute cette souffrance et que maintenant aussi il souffre en elle et avec elle. Elle ne cesse de demander, pleine d'angoisse : "Est-il là?" "En êtes-vous sûr?" "Le sentez-vous?" Elle s'accroche à ma foi et à ce que je sens. Le samedi saint encore elle me dira qu'elle n'a plus aucune espérance personnelle, elle emprunte la mienne. Je lui explique le mot de l’Écriture : il est devenu pour nous péché, malédiction. Elle écoute, fait un signe de tête affirmatif, mais intérieurement elle ne peut rien y comprendre.

 

Elle n'est pas en mesure de comprendre quoi que ce soit, elle ne fait que vivre et éprouver. Elle s'étonne que je sois revenu pour la semaine sainte et que j'aie pu prévoir quelque chose à partir des signes précurseurs. Comment ai-je pu le savoir? Elle n'a pas eu le moindre pressentiment de ce qui arriverait. Je lui explique que c'est tout différent d'être assis auprès d'une carte et de surveiller où chemine quelqu'un que de cheminer soi-même; quand on chemine, on perd la vue d'ensemble sur le paysage. Elle chemine maintenant à la place des autres. Comme un concurrent qui court dans l'arène; s'il remporte la victoire, c'est tout son camp qui a gagné. Elle doit sourire de la comparaison.

 

Le vendredi après-midi, comme je l'avais supposé, les souffrances s'étaient terminées à peu près à trois heures juste. Je m'étais attendu à ce qu'ait lieu un grand soulagement; je ne pouvais rien m'imaginer de précis pour le samedi saint. Il arriva tout autre chose (21-28).

 

Le lecteur pressé peut aller directement au samedi saint, l’essentiel est dit ci-dessus.

 

1942

 

Nuit du vendredi saint. Je reste à nouveau chez elle jusqu'à quatre heures du matin. Je décris seulement les différences. Elle pense que c'est beaucoup plus douloureux et plus pénible que l’an dernier. Pourtant elle est extérieurement plutôt plus paisible. Pas aussi confuse; elle est pour ainsi dire pure épouse de souffrance. La plupart du temps elle est à genoux par terre, ou bien elle est sur son lit à moitié redressée, ou bien elle se tient avec le visage tourné dans un coin (par sentiment de honte), ou bien elle est assise, inquiète, et elle cherche constamment à changer de position.

 

De nouveau, pas de vision. Elle éprouve ce que le Christ éprouve : abandon de Dieu, angoisse, douleur et honte. De honte, elle voudrait se terrer dans le sol. Elle n'en peut plus. Elle sent "son âme à lui presque corporellement, tant elle fait mal". Entre-deux, environ toutes les demi-heures, la douleur diminue un peu, elle n'est plus aussi cuisante. Pendant ce temps, elle est tout amour affectueux, espiègle même, et prête à de petites plaisanteries comme un enfant gravement malade.

 

Le mal de tête domine cette fois. Surtout, devant, au front, les épines. Elle a le sentiment qu'autrefois c'était un anneau qui ne pressait sa tête que de l'extérieur. Maintenant c'est comme une pression opposée, de l'intérieur. La tête semble éclater. C'est insupportable. Elle s'étonne toujours que je ne le voie pas et ne le sente pas. Au milieu de l'après-midi, tout devient sombre pour elle. Même la lumière qu'elle voit lui semble être la nuit. Et les péchés des hommes font une sorte de vacarme diffus, inouï (comme dans une gare). Elle souffre cette fois-ci plus consciemment. Elle demande avec angoisse : "Je dois sans doute retourner demain en enfer?"

 

Le P. Balthasar fut auprès d’Adrienne en fin de matinée. Comme l'année dernière, le dos lui fait particulièrement mal. Puis le cœur, qui est sur le point de lâcher. Plusieurs fois une sorte de syncope, tout près de la mort. Elle dit alors en revenant à elle : "Cela doit sans doute continuer". Un instant la douleur semble s'arrêter. Tout devient sombre, éclairé seulement comme par de grandes torches. Puis elle revient à elle et la douleur recommence.

 

Vers 11 heures, elle a eu une défaillance qui l'a conduite aux portes de la mort. Pendant ce temps, la plaie du cœur saignait légèrement et, en fait, il en sortit une sorte d'eau visqueuse et claire, une sorte de gélatine liquide. Durant la nuit, la plaie était devenue plus grande, c'est-à-dire que quelques-unes des plaies du cœur s'étaient maintenant réunies pour n'en faire qu'une seule grande. Mais ce saignement des plaies fut moralement égal à une énorme perte de sang. Plus exactement il saisit en quelque sorte le nerf vital comme si on devait donner quelque chose de la substance précieuse qui appartient à son être le plus intime et dont on ne possède qu'une très petite quantité.

 

Elle me demandait sans cesse en suppliant de l'aider à être pure, à n'être que don d'elle-même de part en part, "offrande". Elle ne cesse de regarder le feu dans la cheminée et elle dit : être si ardente, si brûlante qu'il ne reste rien. "Vous devez m'y aider et vous devez me promettre de ne jamais m'épargner. Ne jamais me retenir par des considérations humaines. Ne jamais penser que c'est maintenant assez, qu'on doit se reposer. Il est plus judicieux d'avancer lentement, etc." Elle voudrait aussi que je lui promette de toujours avancer. Elle me dit bien des choses pour moi-même, dans l'amour, mais sans m'épargner et elle touche toujours juste (42-47).

 

1943

 

Le vendredi matin, j'ai été chez elle de dix heures à midi. Ce fut comme les années précédentes : elle se sentit très mal au lit. Elle était toute défigurée par la souffrance, souvent presque en syncope. Puis à nouveau elle sursautait violemment parce qu'une nouvelle douleur la prenait, surtout l'épaule gauche. Nous avons prié ensemble. Toute la nuit, elle n'avait cessé de me demander : "Peux-tu me livrer à lui? Pries-tu pour que sa volonté se fasse? Livre-moi vite, vite, sinon je sombre".

 

Elle fut debout pour le dîner, avec N. et M. Entre deux, elle donna plusieurs coups de téléphone, elle eut des entretiens avec ses employées de maison, etc. L'après-midi, je fus là pour la première fois à l'heure de la "mort du Christ". Vers trois heures, elle était étendue en bas sur le sofa. Très fatiguée et totalement exténuée. Ses membres n'étaient plus aussi douloureux. Mais elle sentait encore son cœur très fort. Elle crut vraiment mourir. Elle devint toute paisible et souriante. Nous dîmes la prière : "In manus tuas, Domine".

 

Puis vint à nouveau une demi-heure d'interruption totale, une pause, bienheureuse; non dans l'atmosphère de Pâques; c'était "un bonheur épuisé, paisible". Adrienne ne pensait pas que quelque chose d'autre viendrait encore maintenant. Tout d'un coup elle dit (elle était assise dans le fauteuil rouge) : "Oh! Je me sens mal. Je dois sortir". Elle sortit; revint peu de temps après avec un petit tampon d'ouate rempli de sang qu'elle jeta dans le feu et elle dit : "C'est une nouvelle plaie au-dessous des autres". Elle n'avait pas senti le coup. Elle dit que la douleur qu'elle éprouvait était "comme une douleur étrangère, comme une douleur de cadavre". Ce n'est qu'au bout d'une demi-heure environ que la nouvelle plaie commença à lui faire très mal. Maintenant davantage comme une "plaie vive". Plus tard, elle sortit encore pour nettoyer sa plaie. Mais il ne s'en échappait plus alors que de l'eau.

 

La demi-heure qui suit la mort le vendredi après-midi, avant la descente aux enfers, n'est pour ainsi dire qu'un instant de repos "dans le paradis". Adrienne dit : "Déposer la valise provisoirement". "Le larron peut rester là, le Christ doit encore descendre" (58-72).

 

1944

 

La soirée de jeudi et la nuit du jeudi au vendredi ressemblent à celles des années précédentes. Adrienne a souffert terriblement, mais elle a tout enduré avec une sorte d'enfance singulière et avec tout autant de maîtrise d'elle-même. Elle gémissait et geignait sans doute quand les clous lui faisaient trop mal aux mains et aux pieds, quand l'épine entre les yeux était insupportable, quand la croix lui entrait dans le dos ou que les genoux lâchaient. Mais le tout resta beau et simple.

 

Quand, dans l'angoisse, le sentiment de honte l'envahissait totalement, je devais prier avec elle; puis elle me demandait à nouveau de bien vouloir quand même tout remettre au Seigneur. Entre temps, des pauses où l'on pouvait un peu plaisanter. Cette fois aussi, une extase de souffrance où elle ne me connaissait plus : elle se parlait à elle-même ou bien elle parlait avec le Seigneur.

 

Durant la nuit, elle vit plusieurs stations du chemin de la croix et la crucifixion. Ce qu'il y eut de nouveau, ce fut une douleur insupportable aux genoux : ils se trouvaient dans une position tout à fait fausse et elle ne pouvait ni les étendre ni les plier davantage. Il ne servait à rien à Adrienne de changer la position de ses genoux, la douleur restait la même; même chose pour la croix dans le dos.

 

Entre deux, les voix de pécheurs et la vision de milliers de gens qui sont là, silencieux, et qui attendent le fruit de la croix. A un moment donné, ce fut toute une paroisse, puis des prêtres, les jésuites, la nouvelle communauté, etc. Le vendredi matin, à un certain moment, Adrienne parla des prêtres et de leurs défaillances; au même instant, elle sentit une nouvelle douleur : une plaie s'était ouverte à son mollet, pas très grande, mais brûlante comme le feu. Le cœur aussi lui faisait très mal et il fut constamment transpercé à nouveau. Parfois Adrienne fut transportée : à Rome, en France..., et elle devait souffrir là sur une croix.

 

Le passage de l’un de ces états à l'autre se faisait imperceptiblement, tantôt dans sa chambre, tantôt loin de là... Ses états intérieurs aussi changeaient de la même manière : elle avait parfois une foi absolue dans le Seigneur, mais justement, dans cet état, toute la souffrance lui semblait vaine, elle lui semblait être un théâtre; cela lui semblait une prétention ridicule que ces douleurs puissent être utiles quelque part dans le monde. Puis à nouveau elle entrait totalement dans la souffrance du Seigneur; ici aucune foi n'était plus constatable, elle n'était plus qu'engagée jusqu'au point où il n'y avait plus de distinction; elle était simplement "prise" alors pour l'une ou l'autre cause. Adrienne était consciente de tout cela, mais sans réfléchir à la portée de ce qu'elle vivait. Le vendredi matin, l'angoisse la fit tomber plusieurs fois en syncope.

 

Vendredi après-midi, j’arrive chez elle vers trois heures; elle est assise à une table et elle me regarde, éperdue; elle n'a presque plus de force, elle est trop fatiguée pour penser. Dans la demi-heure qui suit, elle devient toujours plus faible, elle sombre finalement dans une syncope ressemblant à la mort, elle sent s'ouvrir la plaie du cœur et elle sent l'eau s'épancher. Puis elle reprend conscience et esquisse un sourire épuisé; les souffrances sont parties, les mains et les pieds sont comme insensibles, le tout est paralysé par une lassitude infinie. C'est le repos, mais pas de paix ni de vision. Après une demi-heure encore, elle dit tout d'un coup : je commence à glisser! Et elle tombe jusqu'au fond de l'enfer (72-73).

 

1945

 

Vendredi saint entre10 heures et midi. Elle est extrêmement fatiguée; elle dit qu'elle mourrait bientôt; elle ne veut pas me croire quand je lui dis que ce ne sera pas une mort définitive.

 

L'après-midi à trois heures, je suis à nouveau chez elle. Elle ne répond pas : "Entrez" quand je frappe; elle est assise comme une mourante devant le feu. Elle ouvre à peine les yeux, elle me regarde comme un étranger. La scène de la mort dure cette fois aussi plus longtemps; Adrienne est presque totalement absente, elle gémit doucement, elle est absolument sans force, elle s'affaisse sur elle-même, murmure une prière : "En tes mains..." Finalement elle dit : "Nous voulons te remercier ensemble..." Puis après trois heures et demie, elle se réveille lentement, elle regarde autour d'elle, étonnée, elle demande où elle est, remarque : "C'est passé".

 

Puis elle voit le Seigneur devant elle sur la croix. Ce qui suit a été sténographié exactement sur place. Adrienne voit donc la croix et, sur elle, le Seigneur mort. Il y est suspendu dans une obscurité totale. Bien au-dessus et, séparée de l'obscurité, sans transition, la lumière du Père et de l'Esprit Saint, comme en attente. Dans cette lumière d'en haut, le Fils devient visible, lumière lui-même, transparent, spirituel (il semble avoir une sorte de corps spirituel, dit Adrienne, mais seulement pour que nous puissions le saisir). Il est réuni au Père un instant. Dans cette réunion, il remet au Père la rédemption accomplie, mais seulement comme quelque chose de provisoire. L'essentiel est achevé et déposé auprès du Père… La réunion du Père et du Fils est comme ponctuelle et établie en vue d'une nouvelle séparation : le Père accueille la rédemption et le Fils reçoit sa nouvelle tâche, qui n'est plus une mission dans le monde des vivants, mais qui concerne totalement le Père lui-même. Puis Adrienne voit comment le Fils redevient ténèbres et ne fait à nouveau plus qu'un avec le mort suspendu à la croix pour descendre dans le royaume du purgatoire et de l'enfer. Non comme s'il descendait avec son corps mort, mais il est dans l'état du mort, de celui qui n'est pas encore ressuscité. L'instant où le Père et le Fils se rencontrent après la mort et où le Seigneur demeure au "paradis" n'est rencontre que comme point de départ d'une séparation renouvelée le samedi saint. Dans la séparation, le Père va initier le Fils à ses mystères ultimes, et cette initiation doit se faire dans la séparation (89-90).

 

1946

 

Vendredi saint. Les souffrances comme chaque année avec cette différence que les plaies ne s'ouvrent plus, ainsi qu'Adrienne l'avait annoncé. Elles ne font pas moins mal, et exactement de la même façon. Adrienne sentait le sang couler à son front bien qu'on ne vît rien. Cela correspondait à ce que saint Ignace avait dit des plaies en tant que signes extérieurs : qu'elles soient extérieures ou intérieures n'a au fond aucune importance. Cela n'a de sens que pour les autres, en tant que signes.

 

Je reste auprès d'elle presque toute la nuit; entre les temps de souffrance, il y eut toujours des pauses - un quart d'heure ou un peu plus - où nous parlions un peu, où nous échangions aussi quelques plaisanteries. Comme toujours elle raconta bien des choses de sa jeunesse. Cette fois-ci, je compris mieux qu'autrefois à quel point au fond cette jeunesse avait été difficile... Elle raconta aussi que, dans son enfance, elle était presque toujours au lit le vendredi saint, elle attrapait tout d'un coup une forte fièvre, des maladies inexplicables, si bien qu'elle ne pouvait pas se représenter le vendredi saint autrement.

 

Cette nuit du jeudi au vendredi saint, c'est la même torture que plus d'une fois déjà : ses membres et son cœur sont transpercés, ses articulations sont disloquées les unes après les autres... Jusqu'aux plus petites articulations de ses doigts, tout est tiraillé et tordu et fait extrêmement mal. Toutes les vertèbres de la colonne vertébrale sont aussi prises; c'est surtout l'endroit où le bois de la croix touche son dos qui est le plus douloureux. Elle sent aussi son dos comme un tout et le bois lui devient insupportable. En même temps, les souffrances spirituelles : angoisse, honte et ignominie, dégoût et nausée.

 

Je vais lui rendre visite à nouveau le vendredi matin. C'est toujours encore le même tourment. Elle souffre dans son lit et elle ne sait comment se tourner. Le midi, un ami qui s'est invité chez elle l'oblige à se lever; elle le fait mais ne mange pas. Durant toute la semaine sainte d'ailleurs elle n'a guère mangé plus que deux assiettes de soupe; et durant tout le temps du carême, presque rien. Par la suite elle dit qu'elle avait sans doute un peu exagéré le jeûne.

 

Trois heures trente. Adrienne décrit l'angoisse de mort du Seigneur : aucun péché n'est oublié. Il les a tous pris dans sa souffrance, tous. Maintenant il a peur de la mort. J'ai soif! (Je vais lui chercher quelque chose à boire). "Il dit dans la plus grande angoisse : En tes mains, Père, je remets mon esprit". (Nous disons ensemble plusieurs fois cette prière). Adrienne est si fatiguée que malgré tous ses efforts elle ne peut plus parler. Elle ne fait plus que remuer les lèvres, elle fait de très légers mouvements. Elle chuchote : "Il l'a fait. Je vais maintenant un peu avec lui... J'ai le droit..." Elle pousse un léger soupir et reste immobile un long moment, appuyée en arrière, les bras pendant sur les deux côtés du fauteuil comme après un effort démesuré. Au bout de quelque temps elle chuchote : "J'ai eu le droit de vous prendre avec moi". Puis après une longue pause elle prend ma main et fait une croix à l'endroit des plaies : "C'est une bénédiction de la part du Seigneur". Puis, comme s'éveillant, toujours encore très faible : "Je reviens... à vous. Mais je viens avec lui. Il nous a fait don de quelque chose de nouveau dans ce mystère". Elle remue les lèvres en souriant, elle regarde vers le haut, transfigurée, comme une sainte du Greco (il y a vraiment ce regard). Puis elle tressaille soudain douloureusement et elle se tient le côté de douleur.

 

Plus tard : "J'ai vu le Seigneur, tout le temps. J'ai entendu son cri. Il y a eu quelque chose de nouveau. Mais je n'ai pas compris tout à fait... Et merci... pour toute l'aide... ça n'aurait pas été autrement... Le Seigneur aussi dit merci..." Elle voit mon papier : "A qui écrivez-vous?" Moi : A mes enfants. Elle : "Vous savez au moins d'où vous les avez?" Adrienne est soudain de très bonne humeur, comme un enfant, transfigurée. Elle prend un peu de thé. Elle m'explique : la soif sur la croix, c'est étrange. Une soif sur le devant de la bouche, on préférerait au fond que les lèvres soient humectées. Ce serait extrêmement douloureux de devoir boire plus que quelques gouttes. C'est une soif qu'on ne peut pas apaiser. Je ne peux pas l'expliquer.

 

Cette année, la pause avant la descente aux enfers est plus longue que d'habitude, jusque quatre heures et demie. Une conclusion tout à fait abrupte : "Maintenant nous devons y aller". Aussitôt elle ne me reconnaît plus; je suis pour elle un étranger. Elle prend ma tasse, la boit d'un coup et se lève (117-119).

 

1947

 

Nuit du jeudi saint au vendredi saint. - Le Notre Père sur la croix. Le Fils ne saurait plus que le Père est au ciel si Marie et Jean n'étaient pas au pied de la croix. Le Fils les voit, il perçoit par là en eux sa propre parole et il sait par là la vérité du Père. Que ton nom soit sanctifié. Cette sainteté du Père est maintenant pour lui comme un concept humain, il n'est plus rempli de sa sainteté divine. C'est en tant qu’homme qu'il doit chercher en quelque sorte ce qui est saint. Pour lui, Dieu Trinité était toujours saint; mais lui, il est comme détaché de la place de la deuxième personne. Il sait bien que le nom du Père ne doit pas être exprimé sans celui du Fils et de l'Esprit. Traduction en langage humain : il est comme quelqu'un qui est conscient d'avoir une mission reçue de Dieu et qui envie tous ceux qui ont reçu une mission comme si lui-même n'en avait pas. Comme un enfant de riche qui joue avec le jouet d'un enfant pauvre et qui oublie que lui-même a chez lui des jouets beaucoup plus beaux. Que ton règne vienne. Dit sur la croix comme un cri de détresse. Sans avoir conscience que le règne justement vient par le fait que lui-même s'en va et qu'il s'en va dans une angoisse qui l'aliène totalement. Comme s'il devait faire tomber d'en haut sur la croix le royaume des cieux parce qu'il ne voit pas que la croix s'élève vers le ciel et ouvre une brèche dans le ciel, brise les portes avec violence, établit le passage de la vie d'aujourd'hui à la vie éternelle. (Que ta volonté soit faite ne se trouve qu'à la fin). Donne-nous aujourd'hui notre pain de ce jour. Ici, il n'est plus que les autres. Il ne peut plus avoir besoin du pain de chaque jour. Mais il n'a pas le droit d'omettre cette demande parce que les autres en ont besoin. Et pourtant cette demande veut dire maintenant : donne-nous le corps de ton Fils. D'un saut, le corpus Domini est le vrai pain, ils doivent le recevoir. Lui-même n'en a pas non plus besoin parce qu'il l'est lui-même; il livre son corps au pain afin que le pain de chaque jour des chrétiens devienne eucharistique. Pardonne-nous nos offenses. Il porte toutes les offenses. Si le Père veut pardonner maintenant à un homme quelconque, il doit pardonner au Fils, l'innocent, à qui il est de toute façon pardonné parce qu'il n'a rien fait, mais à qui il faut pardonner parce qu'il porte tout. Une affaire tout à fait futée. Et le Fils doit se tenir pour coupable parce que la faute des autres a en lui place libre. En lui, il n'y a plus de place. Il se peut qu'on entre avec la conscience de son innocence et on voit tout d'un coup en lui le fardeau tout à fait écrasant des preuves et on est convaincu. Comme nous pardonnons aussi. Il pardonne à tous, il pardonne à tous alors qu'il est encore sous le fardeau des offenses. Comme celui que tous ont outragé. Dans la double demande, il est celui qui fait tout parce que tout lui a été fait. Et cela justement afin qu'il puisse pardonner à tous. Pour lui, c'est comme s'il devait pardonner afin que le Père puisse pardonner, comme s'il devait pardonner afin que les autres puissent pardonner. Cela lui coûte de la peine de pardonner parce que tout ce qu'il doit faire lui-même lui coûte maintenant de la peine, étant donné qu'on dispose totalement de lui. Il est difficile d'être actif dans la passion. C'est pourquoi les paroles sur la croix pèsent tellement plus que toutes les autres paroles; elles sont comme une avalanche; plus elles se propagent, plus elles croissent, de Marie et de Jean jusqu'à nous, et on voit que toute leur force se trouvait déjà dans l'origine. Cela constitue pour nous une énorme obligation.

 

Et le plus touchant est peut-être la manière dont le Fils prie maintenant : Ne nous laisse pas entrer dans la tentation. Il a vaincu la tentation. Mais son expérience est maintenant passée. Dans son impuissance, il est celui qui ne décide plus de ce qu'il est capable de faire et de ce dont il n'est pas capable. Il fait partie d'une certaine manière de la masse de ceux qui sont fatigués de résister à la tentation. Il est l'homme fatigué qui souffre. Qui supplie d'être délivré du mal. Plus faible au fond qu'au mont des oliviers. Et ce n'est que maintenant que vient la dernière demande : Que ta volonté soit faite. Il résume tout en ce centre. Le Père ne doit pas penser qu'il a encore sur la croix un quelconque désir. Sauf un seul : sur la croix terrestre accomplir la volonté du Père comme il l'accomplit au ciel.

 

Vendredi saint, midi. Dans une sorte d'objectivité, le Crucifié voit l’œuvre qui n'est pas accomplie : tous ceux qui sont loin de se convertir. La faiblesse des apôtres. Les gens qui avaient entendu sa prédication et on n'en voyait plus aucun. Les pharisiens endurcis, tous ceux pour qui il a fait des miracles et qui ne sont pas tous devenus témoins pour autant. Il est toujours plus écrasé par le péché au fur et à mesure qu'il rend au Père sa force, sa divinité. Il ne se prononce pas sur le point de savoir s'il a bien ou mal agi. Il ne juge pas. Le péché du monde ne cesse de fondre toujours plus sur la croix, sur son corps nu. Son corps en fait l'expérience; il n'aurait pas tenu pour possible en quelque sorte qu'il y avait aussi ceci et cela. Non seulement les péchés du corps, mais toutes les sortes de péchés. En tant que Dieu, il voyait bien sûr du ciel chaque péché. Mais ce sentiment physique, expérimenté par le corps nu, est nouveau. Des hommes purs, quand ils sont avec des pécheurs, expérimentent parfois quelque chose de ce genre et cela fait partie de ce qui est le plus répugnant : on voudrait vomir. Le Seigneur sur la croix est cloué; il ne peut pas s'éloigner. Il faut que tout soit exactement exécuté.

 

Vendredi saint. Trois heures de l'après-midi. Adrienne est fatiguée, épuisée, elle sent sa vie s'évanouir. Elle tient les yeux fermés, la tête appuyée en arrière. Elle dit : Plus on devient faible, plus on devient sensible au péché, comme des constitutions tellement délicates qu'elles ne supportent rien. Tout d'un coup dans une angoisse terrible : Doit-on tout remettre au Père? Peux-tu le faire? ... In manus tuas... Remettre aussi l'angoisse au Père. (Puis longtemps immobile. Elle soupire profondément. Chuchote) : Le Père l'a abandonné!... Elle regarde vers le ciel avec de grands yeux. Puis elle se tourne sur le côté, totalement épuisée; très longue pause, un léger gémissement. Puis tout d'un coup un clair « Ha! Ha! » Puis : « C'est fini ».

 

Elle se lève pour aller chauffer une soupe, une demi-heure environ. Pendant ce temps, elle va ça et là, elle est amicale. Elle dit : On est tellement sans rapport entre les deux choses. On sait bien que les enfers attendent, qu'on vient de la croix. Mais maintenant on est comme suspendu. Adrienne a supporté tout le vendredi saint dans une tranquillité presque parfaite. Je lui demande si elle souffre moins que d'habitude. Elle dit : Non, c'était la même chose. Mais on apprend quelque chose. Elle peut aussi d'ailleurs supporter des douleurs les plus fortes sans mot dire ou sans tressaillir. L'année dernière déjà ce fut incomparablement plus calme qu'auparavant et cette année presque inconcevable.

 

Vendredi saint au soir. Descente de croix. Elle a le sentiment qu'il se passe quelque chose avec son corps. On utilise sa raideur pour quelque chose. Puis cela cesse totalement. Adrienne fait des visites de malades. Quand elle revient chez elle, elle sent nettement qu'on couche la croix; c'est au sol qu'on l'enlève de la croix. D'abord le sentiment d'une position changée, puis encore quelques secousses, un glissement en avant et une arrivée sur le sol. Le tout d'une manière infiniment passive, un sentiment tout nouveau de passivité en tous ses membres. Quand les péchés heurtaient le corps, tout se passait avec violence. Et on était si attaché qu'il ne restait guère de possibilité de mouvement sous ces faisceaux de péchés. Maintenant il n'y a plus que passivité : je ne peux plus rien recevoir. Je dois seulement m'abandonner. Il y a là quelque chose qui fait du bien, on sent qu'on est aidé. Et un sentiment que le corps a effacé les péchés, que le contact avec lui libère du péché. (Le corps du Seigneur naturellement, mais sans qu'il soit détaché de son propre corps. Il n'y a sur le moment aucune réflexion faisant une distinction).

 

Le Fils est rendu à sa Mère. Elle est là, elle aide, elle le tient. Dans une nouvelle manière d'être ensemble. Pour elle, il n'est pas simplement mort. Elle l'a un peu comme on a l'accomplissement d'une prière. Il y a pour elle quelque chose de vivant dans cette mort. Comme quelqu'un qui serait caressé par une personne aimée et qui ensuite embrasserait sa propre main à l'endroit de la caresse. C'est plus qu'un simple souvenir. C'est un baiser qui vise l'aimé. Elle sent l'état du corps de son Fils : il a effacé le péché. Elle ne le sait pas avec des mots, mais elle le sait. Quelque chose de cela passe ensuite dans les reliques : conscience qu'elles sont des porteuses vivantes de la substance (157-164).

 

1948

 

Vendredi saint. (Durant toute la semaine sainte, je vais chaque jour à Lucerne pour des prédications, deux fois même le vendredi saint). Adrienne est terriblement fatiguée, mais parfaitement calme; de ses souffrances, peu de choses sont manifestées à part sa lassitude; ses propres souffrances corporelles (reins) jouent aussi un plus grand rôle que les années précédentes. Ces souffrances sont intégrées dans les souffrances surnaturelles.

 

Après-midi. C'est singulier, cette restitution du corps au Père dans la mort. Toute la vie du chrétien devrait être vécue de telle sorte que la mort devienne un don du mourant à Dieu. Le Père fait s'incarner le Fils, il lui fait le don de la vie humaine; le Fils la lui rend et le Père lui en est en quelque sorte reconnaissant : il fait don au Fils du corps de résurrection et, par là, il nous fait don à nous tous de la vie éternelle. En tant que Dieu, le Fils la possédait depuis toujours, mais maintenant il la reçoit aussi en tant que Fils de l'homme. C'est ainsi que le don du Père au Fils est autre pour le Fils lors de la résurrection que lors de l'incarnation. (Adrienne a toutes les peines du monde à parler). Il est étrange aussi que le Fils, en devenant homme, reçoive le même corps que nous : quelque chose qui accompagne notre vie consciente pour l'aider presque sans se faire remarquer; mais en mourant, il doit charger sur lui toutes les souffrances pour pouvoir le rendre au Père. Durant la vie du Seigneur, ce corps était certainement caractérisé : il était le corps du Christ non celui d'un autre, et quand les hommes voulurent outrager le Christ, ils le firent là où était son corps, son corps qui voyait, entendait, ressentait. A partir de la flagellation et des moqueries, ce corps devint toujours plus ce qu'on pouvait mépriser, blesser, torturer. Et pour qu'il puisse le rendre au Père, toute l'histoire des souffrances du monde doit s'y graver. Il subira jusqu'à la mort la pleine mesure des souffrances et toute la démesure d’exigence qu'on peut imaginer, membre après membre, afin qu'il restitue au Père, avec la mission achevée, le corps que le Père lui avait donné pour porter le péché du monde. Plus il souffre, plus grandit le cadeau qu'il prépare pour le Père avec son corps.

 

On ne peut presque pas donner... le tout... N'est-ce pas que le don au Père serait incomplet si tout ne s'y trouvait pas ? Et il y a des souffrances qu'on ne peut pas expliquer, chaque partie est à sa place; c'est toujours ce que le Père requiert, mais la volonté du Père est enveloppée dans la volonté du Fils de le lui offrir. Il peut aussi sembler que là où le Fils n'en peut plus, le Père ne fasse simplement que prendre. Dans une entente préalable avec le Fils, qui dépasse tout ce qu'il peut donner lui-même.

 

Le temps est tout à fait supprimé. Maintenant cela fait mal, et dans une diversité qui se passe en même temps dans une totale simultanéité. Comme dans une symphonie ou un concerto pour piano. Le premier mouvement commence avec les instruments à cordes, puis on remarque : mais oui, les deux flûtes aussi étaient déjà là dès le début, rien de plus. Ou quand même? Les trompettes aussi? Oui, elles aussi étaient déjà là, très discrètement, et le piano aussi jouait déjà pour accompagner... Tout était déjà là depuis toujours, mais chaque instrument ne s'est fait entendre en soliste qu'au cours du morceau. Dans les souffrances, il y a aussi une présence du même genre depuis toujours. Aucune ne fait défaut ni ne disparaît, mais c'est tantôt l'une tantôt l'autre qui est la plus forte. Au mont des oliviers, cela commence peu à peu, sur la croix c'est le plein orchestre.

 

Dans cette succession qui est en même temps une simultanéité, il y a aussi quelque chose du mystère de l'apparition des péchés. C'est comme si on ne cessait d'avoir l'attention attirée sur un aspect du péché dont on sait que c'est pour lui aussi qu'on souffre, mais qui avait comme disparu dans le tumulte de l'ensemble. (Adrienne parle très bas). Quand Adam pèche, il défigure lui-même son corps, il l'humilie. Et ensuite, quand Dieu le rappelle, quand Dieu se fait à nouveau remarquer, il vient à l'esprit d'Adam qu'il s'est éloigné de Dieu, non seulement dans son âme mais aussi dans son corps. Et même si maintenant sur la croix, le Fils remet son Esprit entre les mains du Père, il parle le langage du corps. Il formule des mots physiques, il est le Verbe fait chair, il parle cette langue humaine si clairement que les personnes présentes l'entendent et le comprennent. Et s'il parle des "mains" du Père, il unit le Père au fait qu'il possède lui-même un corps; Adam comme le Christ, les deux se comportent vis-à-vis de Dieu avec leur corps. C'est aussi comme un pendant de l'incarnation. Ici, le Fils a reçu son corps du Père, sur la croix il le lui rend; et il fait alors presque comme si le Père lui-même avait un corps dans lequel le Fils peut déposer son Esprit. Ces mains du Père sont intactes, ce sont des mains qui n'ont pas souffert et qui par là sont capables de garder l'Esprit éternellement, de le recueillir, de l'abriter. On peut se confier à ces mains… C'est l'Esprit Saint, l'Esprit du Fils, tout l'Esprit chrétien dans l'humanité, que le Fils rend au Père. Je ne peux pas mourir en chrétien sans que le Seigneur ne meure avec moi, sans qu'il m'assiste de son Esprit Saint. (Tout cela n'est plus que chuchoté).

 

Vendredi saint. 3 H 20. Elle ouvre tout grands les yeux, les referme. Elle ne respire plus guère. Je dois constamment lui dire les mots : En tes mains… Tout le péché et chaque péché est porté (elle fait signe oui de la tête), porté… (silence ; elle fait signe oui de la tête et sourit légèrement; sa main retombe tout d'un coup, sans vie). Elle fait à nouveau le signe oui de la tête et dit : Je reviens... Puis : "C'est fini. Il est encore trop tôt". Elle ferme à nouveau les yeux. "Je suis comme un grand drap, on t'a laissé un coin en main et tu peux à nouveau me reprendre". Ensuite elle sursaute soudainement et fait une grimace; instinctivement, elle porte la main à son côté droit. "Tout est fini. Et pourtant ce n'est pas terminé". Elle s'étend un instant sur le sofa (181-183).

 

1949

 

Nuit du jeudi au vendredi saint. Cette année, c'est la neuvième fois. Il y a ainsi une certaine expérience qui est là. C'est chaque année autrement, mais dans la nuit du jeudi au vendredi saint, c'est inévitablement la croix. Et si celle-ci peut se trouver à l'arrière-plan à d'autres jours de l'année, par exemple à la Pentecôte, on sait cependant toujours qu'elle était là et qu'elle est là.

 

Ces dernières semaines, il y a eu ça et là des souffrances, ça et là de l'angoisse. Mais à travers tout cela - souffrances ou non - on sentait arriver la croix : encore quatre semaines, encore une semaine, encore quatre jours... Il y a une expérience préalable. Et vous m'avez appris certaines choses : qu'on souffre sans crier, etc. Cette nuit, j'ai vu l'agneau qui n'ouvre pas la bouche. Sans doute crie-t-il, mais on ne l'entend pas. Il a si bien appris à crier avec son âme que le corps reste muet.

 

Mais même dans l'expérience préalable de la Passion, je ne sais pas ce qui vient. Le Seigneur n'a aucune sorte d'expérience préalable, il l'ignore, somme toute. Et pourtant, toute sa vie durant, il connaît la croix à l’avance; c'est une attente, mais sans anticipation. Et il a sa pré-connaissance céleste d'où provient son humanité après tout; il sait que tout son être d'homme vise la croix. Qu'il n'y a pas de retour. Mais quand ensuite elle arrive, c'est quand même tout autre chose. Car il n'a jamais voulu se préparer à quelque chose pour laisser au Père toute liberté.

 

Celui qui saurait que dans cinq semaines il recevrait la bastonnade, il pourrait s'entraîner à l'événement. S'endurcir peut-être pour donner ensuite l'exemple de celui qui supporte virilement. Il pourrait imaginer des moyens pour se rendre insensible. C'est justement ce que le Seigneur ne fait pas. Son existence vise la croix. Mais son vécu et ses expériences ne se laissent pas marquer par cela pour ne rien anticiper.

 

Maintenant qu'il est réellement condamné à la croix, tout se passe brusquement. C'est pourquoi il n'existe aucune relation préparatoire entre la souffrance et lui, entre le péché et lui. Il n'a pas su que le péché pourrait avoir ce goût-là. Il lui fait beaucoup trop mal pour qu'il puisse y réagir avec ses forces actives. Le rapport entre la souffrance physique et le péché qui se manifeste dans cette souffrance n'était pas une expérience prévisible.

 

Les clous de la croix ouvrent sa chair (d'une manière comparable à la manière dont le tremblement de terre ouvre l'enfer). La souffrance est double. Il y a la pénétration des clous et il y a la chair qui cède et qui saigne. Avec les clous, c'est le péché qui pénètre; et la chair qui saigne, c'est la réponse que donne le Seigneur. Il y a dans les clous la brûlure du péché, et le sang, c'est le signe du feu de vie du Seigneur. Le baptême de feu qu'il apporte, c'est son sang. L'enfer et le purgatoire sont ici très proches l'un de l'autre.

 

Il y a encore ceci. (Adrienne parle avec peine, à voix basse, en souffrant). Quand Marie dit oui, c'est à ce qui vient, à l'exigence démesurée. Le oui donné au tout, globalement, ne cesse de lui donner la force de continuer à exprimer le même oui. Son oui inconnu à la croix de son Fils est contenu d'avance dans le oui connu à l'ange. Et ce oui est aligné sur le oui du Fils, qui existe depuis toujours. Le oui du Fils est comme un soutien continu pour le oui de sa Mère. Même quand elle est immergée dans la nuit de la croix, le oui de son Fils continue à exister pour elle. Pour le Fils par contre, la croix apparaît comme une césure qui est nécessaire pour que, en cet instant décisif, il dise chaque fois oui à toute nouvelle exigence démesurée.

 

Adrienne a d'horribles douleurs aux mains. Elle dit : cette douleur terrible ne concerne pas du tout mes mains. Je sais très bien que cette douleur des mains arrive aux mains du Seigneur crucifié.

 

Aucun croyant qui voudrait assumer la croix dans sa vie ne peut faire quelque chose à cet instant. Il ne peut pas rendre au Seigneur la croix plus facile, il ne peut pas faire que le péché n'ait pas été commis. Non comme s'il était paralysé par la croix. Mais maintenant c'est la croix seule qui est efficace bien que maintenant aussi le Seigneur n'agisse plus, mais qu'il souffre.

 

Pour le Seigneur sur la croix, "corédemption" ne veut rien dire. Si un homme a de grandes souffrances, la présence d'un ami peut le consoler. Mais quand les souffrances se font envahissantes, arrive l'instant où il ne reçoit plus rien de sa présence et il ne remercie peut-être plus son ami que par amour et par courtoisie. Et s'il doit être opéré et que son ami lui assure qu'il sera là lors de l'opération, cela peut le consoler d'une certaine manière avant l'opération mais, durant l'opération, sous anesthésie, quand il n'est plus que livré passivement au bistouri, l'accompagnement est pour lui sans importance. En ce sens, l'accompagnement de ceux qui croient et de ceux qui aiment est insensible pour le Crucifié. Avant et après, il leur en sera reconnaissant; dans la passion elle-même, c'est impossible.

 

Vous m'avez donné le mot de l’Écriture : "Comme un agneau, il n'ouvre pas la bouche". Les mains me font si mal que je pourrais crier. Mais votre mot est supérieur à mon envie de crier. C'est ainsi que, pour le Fils, la conscience qu'il a de son Père est supérieure à sa propre envie de crier, dans une exigence totalement démesurée. Il sait très bien - comme je le sais à votre égard - ce que le Père attend. Et ce n'est pas pour rien qu'il est obéissant jusqu'à la mort. Son obéissance ne s'arrête pas à la croix. Le cri : "Pourquoi m'as-tu abandonné?" est un cri dans l'obéissance. Car son abandon se trouve au cœur de son obéissance au Père.

 

Plus tard, quand les pieds sont cloués. Le peuple fait cercle autour des soldats au travail et regarde. Beaucoup se trouvent maintenant devant ses pieds qui, auparavant, auraient dû être assis à ses pieds. Mais ceux qui ne sont pas le peuple curieux se tiennent à l'écart, dans une sphère de solitude qui est donnée par la croix. Dans les curieux, le Seigneur voit surtout les grimaces du péché. Et pourtant ce sont des hommes.

 

Quand le Fils regardait le Père et qu'en le regardant il voyait les hommes, il les apercevait comme le Père les voyait. Maintenant que le Père est voilé, il voit les hommes à ses pieds avec le visage du péché, du pur péché absolu. Auparavant il voyait leurs inclinations vers le bien et vers le mal, leurs désirs, leurs décisions. Maintenant, pour correspondre à la volonté du Père, il ne doit plus voir les hommes dans leur complexité mais comme les pécheurs qui font mourir le Fils unique du Père et se délectent de son supplice. Il doit voir transparent en eux le pur péché. Sans doute maintenant est-ce lui qui porte ce pur péché, ce péché total. Et pourtant il doit aussi le voir en même temps dans l'homme d'où il vient pour l'éprouver dans sa réalité concrète. La perforation de la main gauche par exemple viendrait à bout du péché des menteurs et des déloyaux. Et avec cette douleur, ce groupe de péchés serait "liquidé". Mais justement, sur la croix, il n'y a pas ce genre de correspondances. Vu de la croix, le péché (et chaque péché) est objectif et entier. Non différencié. Et la croix elle-même est également objective et entière; en tant qu'action, elle est orientée vers le Père et non vers les différents péchés des hommes. C'est justement la raison pour laquelle la croix est solitude, la solitude de l'absolu, où il n'y a de place pour rien de relatif.

 

L'angoisse semble déjà durer éternellement. On ne peut pas s'imaginer qu'un jour elle n'ait pas été là. Mais si on pouvait lui échapper, ne serait-ce qu'un instant! Il n' y a pas de déroulement. Au début, il y avait peut-être une sorte de "capacité", plus tard cela devint de la "patience"; mais que se passe-t-il quand celle-ci est à bout? Et les souffrances augmentent : jusqu'où? Pour Adrienne, l'irréel est le réel : je regarde mes mains, elles ne saignent pas, et pourtant elles saignent. Elles sont clouées, et pourtant je bouge. Le Seigneur sur la croix a aussi une expérience du même genre : il sait qu'il est Dieu et pourtant il souffre. Il sait en même temps que ce n'est pas une occupation maintenant de se savoir Dieu. Tout est une question d'obéissance. Le Père a laissé le Fils s'incarner dans l'obéissance pour qu'il puisse mourir sur la croix. Il est fonction. Et pourtant il n'en est pas moins Dieu.

 

La première fois que mes mains ont saigné visiblement pour vous, vous m'avez dit : ne pas contrôler, remettre; cela ne vous appartient pas et cela ne vous concerne pas. Bon! Je n'ai donc plus contrôlé. Mais avec mon expérience humaine et médicale, je savais quand même que ça saignait. Le Seigneur sur la croix : sa divinité est mise en marge par obéissance; pour lui maintenant, c'est sans importance. Une telle expérience est à comprendre exclusivement par l'obéissance. Qui n'est pas obéissant dira : c'est une pure impossibilité! Mais déjà la simple expérience avec mes mains en sang n'était possible que dans l'obéissance. Et cela sans extase, avec la conscience quotidienne normale. Je sais aussi que si j'avais commencé à réfléchir, aussitôt tout serait devenu faux. Il y a une qualité des plaies de ce genre qui sont à comprendre uniquement par l'obéissance. Comme la croix tout entière. Si le Seigneur disait : Tonnerre! Je suis quand même Dieu en fin de compte! Il serait en dehors de la croix. Mais il serait aussi en dehors de sa divinité parce qu'il ne serait plus dans l'obéissance. C'est justement son obéissance sur la croix qui est la marque distinctive absolue de sa divinité sur la croix. Et nous aussi nous pouvons en quelque sorte être obéissants, peut-être au-delà des limites de nos capacités, parce que Dieu fut si obéissant sur la croix qu'il n'était plus qu'un homme, de sorte qu'on peut d'une certaine manière "nous" reconnaître sur la croix. C'est comme Homme-Dieu que le Fils prête cette obéissance absolue en accordant, en tant que Dieu, à son humanité la place que le Père veut. C'est une obéissance divine envers le Père. Mais une obéissance si divine qu'en elle est déjà prévue une place pour notre obéissance. Il y a cette place pour notre obéissance "divine", qui nous dépasse, parce que l'obéissance du Fils sur la croix était divine et divinement parfaite.

 

Il est incompréhensible que c'est cela la croix. Non quelque performance extraordinaire, rien à quoi le Fils pourrait donner une forme de souffrance concevable. Non pas être fouetté à mort, non pas mourir de faim dans une cave. Mais cela. Ce que c'est, on ne peut pas le dire. Cela part sans doute de différents points : des mains, des pieds, de la couronne d'épines, de la position impossible du corps. Mais ce ne sont là que des points de départ qui s'ouvrent toujours sur un tout, y compris comme souffrances, pour rester ainsi jusqu'à la mort. Beaucoup ont été crucifiés et l'ont enduré. La crucifixion corporelle n'est qu'un point de départ. Certes chacune des douleurs ne cesse de se rappeler à la mémoire : tantôt ce sont les mains qui prédominent, puis la tête, puis la désarticulation.

 

Des trois personnes divines, les théologiens font des points fixes qui doivent toujours se trouver les unes vis-à-vis des autres également proches et également distantes. Il y a un point où c'est exact pour le Fils : la croix. Quand il porte le fardeau du péché absolu, il expérimente en lui la somme du péché en tant qu'homme, qui souffre pour cela. Il comprend alors de manière nouvelle l'offense faite au Père. Celui qui souffre ne peut pas fuir la souffrance pour se réfugier auprès du Père ou se laisser consoler dans sa souffrance par les hommes. Il a à persévérer dans la souffrance absolue avec la vue qui lui est donnée. Dans la souffrance rédemptrice, rien ne se laisse déplacer. Les points de départ de la souffrance peuvent sans doute changer, mais cela ne fait rien à la somme de la souffrance, on ne sent pas ce changement parce que rien que le changement serait déjà une sorte de soulagement, il donnerait du champ à un espoir, à une joie de pouvoir de passer à autre chose. Dans la souffrance absolue, il n'y a pas de prise pour l'imagination. Il n'y a aucune sorte de division (comme on le fait en suggérant aux petits enfants qui ne veulent plus manger : une cuiller pour l'ours, une pour l'éléphant). La croix est absolue, elle est aussi parfaitement humaine.

 

La consolation du Père fait totalement défaut. Il y a en cela aussi une discrétion du Père : il doit montrer au Fils qu'il le prend au sérieux en tant qu'homme aussi bien qu'en tant que Dieu. Le Fils de l'homme n'est rien de déficient. Ceci justement est pour le Fils une occasion d'une nouvelle angoisse essentielle. Il n'y a maintenant aucun moyen de s'entendre avec le Père.

 

Les pieuses femmes et Jean se tiennent au pied de la croix, mais tout à fait sur le côté, ils n'ont que peu d'importance. Le Seigneur connaît leur existence, mais cette connaissance est sans portée. Cette connaissance fait partie du tableau et en même temps elle n'a pas le droit d'en faire partie parce que le Seigneur n'a à aucun moment une vue intelligible de son action. Ni le Fils ni sa Mère ne savent qu'ils "accomplissent" quelque chose. Et aucun des deux ne sait ce que fait l'autre. La Mère sait bien que son Fils souffre en tant que Fils de Dieu, sans qu'il soit coupable; mais sa douleur ne lui permet pas au fond de voir de quoi il s'agit. D'habitude les Juifs n'aiment rien tant que de savoir où ils en sont. Ici plus personne ne le sait. La raison n'a d'appui nulle part. La somme absolue du péché reste la même, que le Seigneur ne soit qu'au début de sa Passion ou qu'il la porte depuis plusieurs heures déjà : c'est toujours le tout insupportable qui est à porter.

 

Vendredi saint au matin. Le sentiment que la croix a été une erreur. Le Seigneur a connu l'angoisse en ayant la perspective de la croix. Mais comme devant un passage vers la mort. Et s'il l'avait voulu, il aurait pu savoir que sa résurrection suivrait sa mort. Mais maintenant c'est comme si tout avait été poussé sur une autre voie, sur une mauvaise voie. Il est sur une ligne qui ne conduit nulle part. Il n'y a pas d'issue. Il a maintenant l'angoisse d'être égaré. C'est l'angoisse à l'état pur. Rien ne correspond. Ce qui est n'est pas ce qui devrait être. Mais on ne lui pose plus aucune question. Si on l'interrogeait, on pourrait apprendre que tout est faux. Il est comme quelqu'un qui n'est pas opéré au bon endroit : il a des souffrances atroces, mais pour rien.

 

Le Père garde maintenant le Fils comme un garde-malade qui empêche un patient d'arracher ses pansements. Au milieu de toute la pagaille, on a un grand souci de l'ordre. La question de la croix est insoluble pour le Fils. C'est comme un problème mathématique : on essaie et on ne cesse d'essayer et on voit qu'il doit simplement y avoir quelque chose de faux dans les données. Cela ne peut pas aller comme ça. Et à l'instant où le Fils comprend cela, il doit prendre sur lui toute la croix comme une question insoluble.

 

Il y a aussi la vue de l’Église telle qu'elle sera, à quel point elle sera ratée. Les chrétiens sont tellement installés dans leur péché qu'ils cherchent constamment dans l’Église des moyens de l'organiser de telle sorte qu'elle dérange le moins possible. On doit l'avoir facile en elle de sorte que rien ne puisse nous arriver et, de plus, on est couvert par elle. L’Église fera tout pour niveler le terrain et accorder les assurances nécessaires, de plus en plus peut-être.

 

La Mère se tient au pied de la croix, l'ami, quelques connaissances. Il y a le commandement de l'amour. Mais il n'est pas utilisable maintenant; la croix se tient sous une autre loi. De tout moment agréable, nous savons que, malgré toutes ses qualités, il passe. De même de tout instant tragique. Pour la croix, il n'en est pas ainsi. La croix ne supporte aucune relativisation alors que toute notion du temps en comporte une.

 

Après-midi. La remise de l'Esprit. En tout véritable croyant, l'Esprit Saint joue un rôle primordial. Mais il est impossible de préciser ici la limite entre raison naturelle et compréhension grâce à l'Esprit. Mais quand quelqu'un souffre terriblement, toute compréhension cesse. Dans une opération sans anesthésie par exemple, il ne sert à rien d'assurer au malade que cette souffrance extrême lui sera utile. La souffrance l'emporte sur toute explication.

 

Pour que le calice du Seigneur soit vidé jusqu'au bout, il doit rendre l'Esprit. Sinon l'Esprit serait toujours capable encore de suggérer un sens à la souffrance. Le tout doit devenir totalement insensé. Avec la remise de l'Esprit, le Fils ne cesse pas d'être Dieu. Mais il se dessaisit du "troisième" Dieu, de l'Esprit-Dieu, qui était en lui. Et sa propre divinité a pour lui maintenant aussi peu d'importance que la présence de ses amis au pied de la croix. Au baptême, l'Esprit était descendu sur lui pour une compréhension précise de sa tâche apostolique et aussi pour le début de sa passion. Cette période est terminée. Il souffre jusqu'à la fin sans rien comprendre.

 

Le Seigneur sur la croix sait quelles "parties" de son esprit doivent être données quand il doit descendre dans l'ultime souffrance. Des parties qui sont en relation avec la présence de l'Esprit Saint en lui. C'est comme s'il soulageait sa raison comme un bateau jette son ballast par-dessus bord en cas de détresse.

 

Oui, oui, l'amour... Je crois que nous devons mourir. (Elle fait des pauses de plus en plus longues, puis un grand soupir de total épuisement). Il est près de trois heures. Elle fait l'expérience de la mort du Seigneur. Je tire les rideaux parce que la lumière l'éblouit. Au bout de trois ou quatre minutes, un soudain gémissement bruyant : la plaie au côté. Au bout de quelque temps, elle se réveille pour ainsi dire et demande : Est-ce que Dieu me veut ou est-ce que vous me voulez? Dois-je revenir dans le monde? Le fardeau a disparu pour le moment. C'est liquidé. Mais je n'en ai pas encore fini pour autant. C'est disparu, mais je vais devoir y revenir dans un moment.

 

Puis Adrienne parle d'abord de la mort du Seigneur. La croix n'a ni temps ni écoulement. A la fin, cette conscience s'est encore accrue : on devra absolument rester en croix. Tout se termine comme un tourbillon de perdition dans l'angoisse, dans un vertige et une totale confusion, si bien qu'au moment de la mort il ne voit absolument plus rien. Comme si celui qui souffrait avait éclaté, comme s'il était fendu, et comme si par là s'ensuivait sa séparation de la masse du péché. C'est à l'instant où il est ainsi disjoint qu'a lieu son grand cri. Et justement cet événement est le prélude d'un nouvel état de la masse du péché le samedi saint. Tout ce que j'ai dit ici de la mort du Seigneur n'épuise évidemment pas le sujet. Ce n'est qu'un aspect particulier. Il y en aurait encore beaucoup d'autres (211-223).

 

1950

 

Nuit du jeudi saint au vendredi saint. On peut quitter une pièce en sortant tout simplement. Mais on peut aussi la quitter en en retenant tous les détails, en se les gravant dans la mémoire, pour l'emporter en esprit entièrement. Le Seigneur ne quitte pas le monde en s'en allant tout simplement. Il retient tout : il remarque l'état des larrons à côté de lui, l'état de la foule qui se moque de lui, etc. Il rassemble. Et le fait qu'il rassemble a un caractère objectif, absolu. Si je vous voyais ce soir pour la dernière fois, j'essaierais de graver encore dans ma mémoire autant de choses qu'il est possible, et des choses essentielles; et l'essentiel, je me le laisserais préciser par vous plutôt que de le choisir moi-même. Non pas comme dans une gare lors du départ du train où, le plus souvent, on dit des choses banales, sans importance. Ainsi le Seigneur retient l'essentiel qui est autour de lui. Marie et Jean en font partie. Il voit combien le péché les tourmente. Il rassemble aussi ce qu'ils doivent porter. La souffrance de sa Mère n'est pas surtout compassion avec son Fils souffrant, elle porte avec son Fils ce que porte celui-ci pour le péché du monde.

 

La croix comme ultime utilisation de son humanité. Ce n'est pas le Fils qui l'utilise car pour lui, la croix, c'est la fin, qu'elle dure aussi longtemps qu'on veut; il se laisse bien plutôt utiliser. Le Père l'utilise dans l'Esprit de leur convention. L'Esprit est aussi l'inexorabilité entre le Père et le Fils, presque comme s'ils étaient tous deux pris dans un filet qui s'appelle maintenant l'Esprit. Il n'y a plus d'accommodement, ni d'exception, ni d'esquive. Et si le corps est la demeure de l'Esprit, l'Esprit veille maintenant à ce que ce corps soit totalement crucifié.

 

Je ne sais pas ce qui fait le plus mal : les clous ou le fait d'être entravé. Le fait qu'on ne peut plus rien embrasser, saisir, toucher. Que je ne peux plus aider aucun souffrant, que je ne peux plus le prendre par la main. Pour le conduire, l'apaiser. Que je ne peux plus prendre quelque chose à personne, aucun souci, aucun travail... C'est quand même pour cela qu'on a reçu des mains : pour embrasser les autres afin de les aider ou afin de prendre leurs soucis dans nos bras. C'est pour cela aussi que l'amour du Fils a reçu des mains. Mais c'est la fin. Les pertes d'amour entrent dans l'accroissement des douleurs.

 

Vendredi saint, midi. L'angoisse du Fils fait irruption en moi. Tout fait si mal, on n'a plus aucun endroit qui ne soit douloureux. Il n'y a ni dehors ni dedans, pas de développement, pas de direction, seulement le fait d'être cloué solidement à ce qui ne va pas, d'une manière impossible.

 

Vendredi saint, après deux heures et demie. Je n'en peux plus! Le fardeau du péché est trop bien implanté. Il remplit tout. Celui qui souffre ne voit pas le Père, il est perdu, tout est perdu, le monde aussi. S'il avait abandonné le monde précédemment pour avoir le Père, il aurait au moins celui-ci, mais maintenant il n'a plus rien; le monde et le Père et sa propre divinité, tout est perdu. Tout est vain.

 

(Adrienne ne fait plus que gémir). Sur cette croix, le Seigneur souffre sans espoir. Il y a si longtemps qu'il n'en peut plus qu'aucune raison non plus n'est visible pour que cela doive s'arrêter. (Elle gémit encore doucement). Il fait si sombre en lui! Si sombre! (Elle secoue la tête). Je n'en peux plus. Le Seigneur n'en peut plus. (Tout d'un coup un cri) : Aïe! Moi : Qu'est-ce qui fait mal? Elle : L'âme. Et le péché. Et la mort... ou la mission. (Elle regarde éperdue autour d'elle)... Elle balbutie : C'est... accompli. (Elle regarde devant elle, les yeux éteints; elle ouvre et ferme les yeux. Puis elle semble comprendre quelque chose) : Est-on mort? Fort bien, mais on ne voit rien... (Au bout de cinq minutes, elle tressaille et porte la main à son côté. Puis elle se renverse en arrière, immobile, les yeux fermés) (260-263).

 

1951

 

Vendredi saint après-midi. A propos du temps sur la croix. On a l'impression que cela ne finira que lorsque tout sera épuisé. Les clous triturent les tissus, les pressent en quelque sorte contre le mur. Dans un premier temps, on voudrait revenir à la position normale du corps, s'étendre, pour être à nouveau libre; puis au contraire : aider les clous à achever l’œuvre... Et ensuite tous les hommes à venir doivent aussi être sauvés comme ceux qui ont été, car il souffre bien une fois pour toutes. Mais ceux qui sont à sauver sont innombrables : tous les temps, tous les pays.

 

(Elle soupire fort. Il est près de trois heures. Elle ne remue plus que les lèvres, gémit doucement, elle lève les yeux à droite et à gauche. Peu après trois heures, elle demande doucement) : As-tu vu? Moi : Quoi? Elle : Comment il est mort?... As-tu entendu?... Comment il a dit : Tout est accompli? (Au bout de quelques minutes, un brusque et violent sursaut, sa main va sous sa poitrine. Puis Adrienne reste immobile) (284-285).

 

1952

 

Vendredi après-midi, vers trois heures. Le Seigneur est fatigué, il ne tiendra plus longtemps. Tout - les clous et le bois et le fait que le Père soit caché et le fait de ne plus pouvoir disposer de l'Esprit et la grande soif -, tout concerne la faute universelle et en même temps la faute de chaque personne. Tout s'imbrique totalement l'un dans l'autre et porte en même temps des coups séparément. Chaque aspect de la crucifixion a en soi deux côtés. Il s'agit de porter et aussi d'être porté par le bois dans les douleurs de la crucifixion qui a été exécutée par les mains d'hommes précis, et pourtant par tous, tandis que la main de Dieu ne les en empêchait pas, se retirait, devenait invisible. C'est comme un labyrinthe dont on essaie de sortir en tâtonnant mais sans espérer trouver la sortie parce qu'il s'avère absolument sans débouché; il présente une infinité de courbes et de passages qui tous sont en eux-mêmes déjà sans issue. Sans issue aussi sont les gens qui sont autour de la croix. Sans issue aussi est l’Église.

 

Et on sent maintenant la mort qui approche, qui ne vient pas comme une libératrice mais comme un tourment. Elle ne s'approche pas avec une forme précise sur laquelle on pourrait compter : encore tant et tant de temps; mais elle s'approche comme en augmentant le tourment, en multipliant les douleurs. Ce n'est pas non plus comme si elle cachait le pire, elle le met au contraire dans une lumière encore plus crue. Dans une lumière oblique; car on a le sentiment que tout aurait dû être autrement, tout aurait dû aller beaucoup mieux.

 

Trois heures. Le Seigneur est mort. La fin de tout. Un calme, un arrêt de la respiration qui provoque partout comme un essoufflement. Et cela, après le cri; on ne comprend pas comment, tout d'un coup, tout peut être fini. Tout est inclus dans cette fin : les gens aussi qui se trouvent au pied de la croix; pour le moment peu importe s'ils étaient bons ou mauvais, pour ou contre, ils sont inclus dans la grande fin. Avant que la symphonie commence, il y a un instant de calme parfait. Ici, ce n'est pas le commencement mais la fin. Elle vient pour tous de manière aussi abrupte et aussi inattendue que le premier péché. A un concert, on sait quand on approche de la fin. A la croix, il y a un tel tourbillon qu'on ne réalise pas que c'était les dernières mesures.

 

Le retour au Père "avant" la descente aux enfers : tellement "entre" la mort et l'enfer que c'est comme une perception en dehors de ce qui est perceptible. Pour nous, il n'y a absolument rien à en dire, pour le Seigneur non plus au fond; c'est un instant dans l'objectivité parfaite (296-297).

 

1953

 

Jeudi saint après-midi. Vu le Seigneur avec la croix. La croix se trouve d'abord par terre, et le Seigneur se livre à une méditation : quand la croix sera debout, son horizon sera beaucoup plus étendu et plus ouvert, cela lui permettra une vue sur le monde, non qu'il se tiendra alors au-dessus de lui, il se trouvera au beau milieu du monde et il l'examinera. La crucifixion lui paraît ainsi nécessaire et également le lieu choisi pour elle.

 

Le même après-midi, angoisse : s'engager d'innombrables fois à nouveau, chaque fois d'une manière tout à fait différente. Une fois le regard angoissé du Seigneur qui maintenant déjà n'en peut plus avant même que cela ne commence, et qui reçoit son impuissance comme un signe que le Père le prend au sérieux dans son amour objectif, un amour qui ne facilite rien mais qui augmente encore l'authenticité de l'angoisse. Et l'angoisse des apôtres, qui ne devraient pas avoir peur au fond et qui se sauvent devant l'angoisse, qui font le contraire de jadis, qui essaient de fuir, de démolir derrière eux le pont qui mène à l'angoisse.

 

Et quand les angoisses sont passées, tout d'un coup la grande angoisse, l'angoisse infinie du Fils qui porte le péché et qui en même temps connaît tout ce que l'angoisse était avant et devant le péché. Et l'abandon absolu : quand le Père retire sa main. Comme on doit lâcher la main d'un petit enfant qui fait ses premiers pas. Le petit sait : maintenant je vais certainement trébucher; et c'est aussi ce qui arrive. D'un point de vue humain, le père a tort, l'enfant tombe réellement par terre.

 

Puis une angoisse que l'angoisse pourrait être contagieuse comme une maladie. Angoisse que Marie et Jean et tous ceux encore qui se trouvent au pied de la croix pourraient être trop saisis par l'angoisse. Et ensuite, l'angoisse que le Seigneur amasse en lui, il la laisse un peu filtrer, car ceux qui sont là, on n'a pas le droit de les priver totalement de leur part d'angoisse.

 

Et l'angoisse qui grandit à partir des douleurs. La main fait mal, non avant tout à cause des clous, mais à cause des péchés qui ont été commis par les mains. C'est de ces péchés, qui se traduisent en douleurs, que le Fils a peur. Ces angoisses sont distribuées comme des pilules amères; entre-temps il y a à chaque fois un arrêt. On est conduit de l'une à l'autre sans rythme et sans ordre. On doit se comporter de manière purement passive, sans désirs personnels.

 

Vendredi saint, midi. J'entends tout d'un coup : "Mon Dieu, pourquoi m'as-tu abandonné!" Et pendant que cette parole se faisait entendre et renvoyait à l'état du Seigneur, les hommes, en même temps, étaient aussi abandonnés. Car pendant que le Seigneur souffre, il doit devenir pour eux un étranger : "Quelqu'un qui me procurera certains avantages". Ou bien : "Quelqu'un qui est si miséricordieux qu'il m'assistera à l'heure de la mort". Les hommes sont incapables de sentir vraiment l'amour de la croix. C'est pourquoi le Seigneur veut leur transmettre davantage le fruit de la croix que la croix elle-même.

 

Il est de la plus haute importance pour le Fils qu'il remarque que le Père n'est plus là. Et pourtant le Père est là en vérité tandis qu’en tout état de cause, nous ne sommes pas là. Le Père n'est jamais plus présent que dans cette absence à la croix, et nous ne sommes peut-être nulle part aussi absents que dans cette présence du Fils pour nous.

 

Quand la voix du Fils se fit entendre, tout ce qui est humain apparut à la lumière de la croix. On ne voyait partout que l'humanité souffrante; souffrante avec la conscience de la souffrance, souffrante sous le péché même sans avoir conscience de la souffrance : tellement remplie par le péché qu'elle ne sent pas du tout la souffrance la plus aiguë qu'elle endure.

 

Tout d'un coup le chaos fut là. Il ressemblait au chaos d'avant la création du monde, mais c'était en réalité le chaos de nos péchés qui ne connaît aucun ordre. Nous voulons nous-mêmes le désordre, et le Seigneur sur la croix fonde un ordre qui n'apparaît qu'à la résurrection. Si un homme avait été présent lors de la création du monde, il n'aurait pas estimé possible que Dieu pût créer un ordre à partir du chaos; l'humanité souffrante croit tout aussi peu que le Seigneur sur la croix est capable de créer un ordre du salut. Nous devons donc être déjà sauvés pour croire à la possibilité du salut par la passion du Seigneur. Il est terriblement effrayant que nous ne puissions pas voir déjà Pâques dans le vendredi saint parce que l'événement du passage de l'abandon à la résurrection appartient au Seigneur seul.

 

3 heures. Adrienne voit le Seigneur mourir. "Tout est accompli". Il a tout souffert et il ne reste plus rien; il en a fait le tour (303-307).

 

1954

 

Vendredi après-midi, 3 heures. Le Seigneur rend au Père son Esprit et avec lui toute espérance. Pour voir encore sa mission, il devrait avoir son Esprit, il aurait peut-être alors de l'espérance : l'espérance d'un christianisme futur, l'espérance que son chemin a un sens. Et ceux qui se tiennent au pied de la croix quand sa mission s'accomplit, il ne les voit plus comme des personnes qui croient en lui, ils ne sont pas là pour lui, ils ne lui offrent aucune consolation, ils ne voient pas non plus qu'il aurait atteint un résultat.

 

Adrienne gémit doucement de douleur; elle fait de longues pauses. En chuchotant : ne plus pouvoir... du fait de la douleur et de la désolation et de tout ce qui est incompréhensible et de l'absence de refuge. Il meurt du fait de l'absence de refuge. Elle se tait longtemps, pousse soudain un gémissement : c'est la fin! Elle regarde autour d'elle, à toute extrémité, elle me cherche des yeux. Ne cesse de se lécher les lèvres comme si elle avait fort soif.

 

La mort du Seigneur : comme si un péché après l'autre consumait les quelques dernières forces qui lui restent, comme s'il subissait une mort affreuse par asphyxie sous le fardeau des péchés. Pendant un certain temps on ne le vit presque plus, on ne voyait que la charge des péchés qui pesait sur lui et dont la vue était encore plus effrayante que la sienne parce que finalement le péché est plus intelligible à l'homme que lui (315-316).

 

1955

 

Mercredi saint. Je sais bien que le vendredi saint approche. Mais je n'ai pas le droit de chercher le vendredi saint et la croix. Je dois chercher ce qui n'a aucun nom et ce qui en tout cas ne s'avérera jamais être quelque chose de trouvé. Je sais que certaines choses sont cachées : que, sur la croix, le Fils n'a pas le droit de ressentir l'amour, qu'il doit être atteint par le reniement de Pierre. Qu'il aille vers le Père est pour lui voilé. Pour les apôtres, le sens de la croix est caché, même si le Seigneur l'a prédite. Le sens des mots est évident et pourtant inaccessible.

 

Jeudi saint au soir. Tout est déjà contenu à l'avance dans le symbole de la croix. Dans la réalité du bois. Il est trop dur. La force humaine n'est pas de taille à se mesurer à la croix réelle. Et parce que c'est trop lourd, le tout est indéfinissable. Et quand le corps est cloué et que viennent les souffrances épouvantables, elles atteignent en plein ce qui est démesuré de manière indéfinissable. Le tout de la croix n'est pas subdivisé par les douleurs. C'est toujours le tout et après cela vient le plus. Le tout est déjà là, et les parties qui viennent en plus ne doivent pas être ordonnées dans ce tout parce qu'on ne peut quand même pas compléter un tout. La croix du Seigneur est tout en chacun de ses aspects. Elle n'est pas tout seulement quand il meurt, elle est déjà tout quand il est cloué, quand il a soif, quand une fatigue infinie le saisit et qu'il n'en peut plus, etc. Car il porte tout, et tout le fatigue, le tient fermement. Qu'il n'en puisse plus concerne d'emblée le fait que l'exigence du tout est démesurée. Nous devrions savoir que nous nous trouvons comme de faibles créatures avec notre foi imparfaite, vides de vertus, n'offrant rien à Dieu, devant ce Dieu qui est tout et que nous ne pouvons pas comprendre, savoir aussi que Dieu veut nous accueillir nous aussi dans son tout. Mais cela n'irait pas si le Fils n'avait pas fait entrer nos douleurs partielles dans l'ensemble indivisible de sa souffrance, s'il ne s'était pas offert à nous comme celui qui fait en réalité la volonté du Père jusqu'à l'extrême abandon de la croix, non seulement pour se donner en exemple comme saint Paul. Et c'est pourtant la volonté du Père d'avoir le Fils auprès de lui et non d'augmenter la distance et d'introduire l'incompréhensible entre lui et le Fils. La volonté du Père est l'unité avec le Fils dans l'Esprit Saint. Et qui dit unité dit amour, attachement, amitié, conversation, parole.

 

Mais voilà que le Fils est abandonné jusqu'à la mort. Il ne reçoit aucune réponse. Le Père ne répond pas et le Fils lui prend pour ainsi dire la possibilité de répondre par sa question : "Pourquoi m'as-tu abandonné?" Il remet en question toute la relation, il dit : "Mon Dieu, mon Dieu"; d'un côté, il embrasse toute sa relation au Père, mais en même temps, avec sa question, il ruine la relation; la conversation ne peut pas avoir lieu.

 

Abraham a conduit son Fils sur la montagne, il a tout préparé pour le sacrifice, et pourtant le sacrifice n’est pas accompli, dans une ultime obéissance, parce que Dieu se réserve pour lui-même l'accomplissement, parce qu'il veut mettre son Fils à la place d'Isaac pour remplacer la foi des Juifs par la foi des chrétiens, pour mettre la rédemption en tant que vie du Fils au-dessous de la vie des hommes. Le Fils connaît Abraham et Isaac, il est au courant du sacrifice qu'il offre au Père et il l'offre au Père comme Abraham et Isaac ne pouvaient pas l'offrir à Dieu parce celui qui n'est qu'un homme ne pouvait être placé par Dieu que dans une obéissance humaine tandis que l'obéissance de l'Homme-Dieu contient toujours le principe supérieur du plus qui en fait tout à la fois une totalité et quelque chose d'inexplicable. Et quand un être humain reçoit de ressentir quelque chose de la passion du Christ, un clou ou une épine, il sait qu’il n’est pas possible qu’il le ressente dans son ultime vérité parce cela se joue dans une sphère qui est au-delà du possible, une sphère qui n'est rien d'autre finalement que la sphère de l'obéissance humaine et divine du Fils de Dieu. On peut méditer la passion, on peut aussi se voir imposé quelque chose des douleurs du Seigneur, mais toute participation n'est qu'une partie du tout qui est le tout même sans cette part et qui est toujours déjà accompli comme tout.

 

Vendredi saint après-midi. Quand le Fils est fixé sur la croix, il est séparé de tout ce qui était et il appartient désormais à quelque chose de nouveau : à la mort sur la croix. La croix elle-même est le concret, le monde nouveau. Un monde que les hommes ont confectionné avec le bois du Père, avec l'arbre créé par le Père. Il y avait l'appartenance du Fils au métier du bois, c'était pour lui son activité quotidienne, la matière que le Père lui donnait à travailler pour les besoins des hommes. C'était son travail quotidien, où il s'investissait pour son prochain. Maintenant le même bois devient un symbole; le Fils est attaché au bois d'une manière nouvelle, le bois devient la mort elle-même. Son prochain fait un mauvais usage du bois pour le sacrifier et le tuer.

 

Ainsi il prend congé du monde et de ce qu'il aimait ici-bas. En tant qu'artisan, il aimait le bois. Le bois se trouve maintenant derrière lui, il ne le voit plus. Il aimait sa Mère et saint Jean et toutes les créatures du Père sur la terre et dans le ciel. Et cet amour est maintenant ce qui le met à la place de l'abandon et c'est pourquoi tout ce qu'il aimait est concerné aussi par son abandon. Tout meurt avec lui parce qu'il ne peut plus aimer, et il ne le peut plus parce que tout amour en lui est maintenant enchaîné afin qu'il meure totalement, afin que rien ne lui soit épargné de ce qui peut rendre sa mort plus difficile. Le déchirement doit passer à travers tout. Il y a ce point de vue que celui qui a la mort la plus difficile a le plus aimé.

 

Il y a beaucoup de gens qui aiment des choses terrestres - des tableaux ou des paysages ou des livres ou des idées - et pour qui il est si difficile de les abandonner qu'ils se font de la mort un système qui doit empêcher que leur mort paraisse tout à fait solitaire et les dépouille de tout. Ils se font une esquisse d'une quelconque survie soit avec les choses elles-mêmes, soit dans un au-delà problématique où ils retrouveraient, transformé, ce qu'ils ont abandonné, uniquement pour échapper à l'abandon ultime. Ils amortissent leur mort, ils amortissent leur chute.

 

Mais le Seigneur est abandonné selon les dimensions de son amour. Nous disons : amour du prochain, amour de Dieu, amour en général; et plus nous avons le mot à la bouche, plus son contenu nous devient confus. Qui donc est mon prochain? Qui donc est Dieu? Que veut donc dire : amour? L'image que le Fils a du monde est l'image de l'amour; et quand il aime l'odieuse vieille mégère, il lui donne tant d'amour que l'odieuse vieille mégère devient à ses yeux d'une beauté étincelante. Son amour transforme le monde. Mais ensuite, inexorablement comme l'eau devient glace, son amour devient abandon. Et quand il peut dire : "Tout est accompli", il est si totalement abandonné que la vie aussi l'abandonne.

 

Dans sa vie, tout était amour, mais il y avait aussi la mission. Et nulle part dans cette vie on ne peut tracer de limite entre l'amour et la mission, entre la tâche et le quotidien, l'obéissance et la spontanéité, l'obéissance et la sphère personnelle, l'obéissance et la prise en charge de la mission. C'est le tout qui est accompli étant donné que la mort complète son amour. Il n'a pas seulement vécu sa règle jusqu'à la mort; ce fut sa règle qui le condamna à mort. Il a créé sur la croix l'origine et la source de toute règle en établissant qu'il y avait un passage immédiat de l'amour à l'abandon, de la vie à la mort, en vivant à l'avance la règle comme une vie pour la mort et une mort pour la vie.

 

Adrienne cesse de parler, elle est inclinée en arrière sur sa chaise rouge. Il est trois heures moins le quart. Puis une longue "mort" jusqu'à trois heures un quart (326-331).

 

1956

 

Vendredi saint, midi. Durant la nuit, le temps sembla tout à fait suspendu. Il y avait les douleurs, particulièrement fortes aux pieds. Puis il y eut la longue chaîne des péchés rangés les uns derrière les autres, tous menaçants. Chacun avec un aspect précis et menaçant de partout. Je n'ai pas vu ces aspects à proprement parler, mais j'ai su qu'ils étaient là. "Figures grimaçantes", bien que cette expression ne soit pas assez sérieuse. Quelque chose d'indiciblement oppressant, menaçant, du fait de l'infinité des péchés. On ne pouvait se rappeler les détails, je ne savais plus maintenant nommer les péchés. Sous l'oppression, je ne pouvais plus que m'étonner sans cesse qu'il y eût aussi ceci et ceci et encore ceci (351-352).

 

1957

 

Vendredi saint. Cette nuit : d'un côté la passion du Seigneur qu'on voyait devant soi en détail et concrètement; de l'autre, le problème, la "problématique" de la Passion. Et cette problématique était totalement théorique et abstraite. S'il y a réellement péché, alors une expiation est requise qui est également réelle, et alors cette expiation doit faire mal, car une douleur réelle est la réponse à un péché réel. Mais on ne peut pas souffrir sans être réellement touché par le péché. Et à partir de là, un regard sur la passion du Seigneur, qui est insurpassable ; et pourtant le péché du monde est encore plus insurpassable ; néanmoins le Seigneur souffre davantage, comme il devait être souffert pour le péché. Personne pourtant ne peut se faire une idée de l'énormité du péché de l'humanité. On frémit à la pensée que rien n'est négligé des possibilités humaines de péché, que toutes sont essayées les unes après les autres, que toutes sont saisies avec reconnaissance par moi, par toi, par n'importe qui. Et malgré tout, ce que le Seigneur souffre est non seulement suffisant pour cette immensité, mais il la dépasse de beaucoup. On peut penser à cette "problématique" et y réfléchir; mais elle renvoie à quelque chose de concret, elle attire le regard sur le Crucifié qu'on voit souffrir, qu'on entend, qu'on sent.

 

La question se pose à nouveau : pourquoi la souffrance est-elle la réponse au péché? Pourquoi cette réponse doit-elle se faire douloureusement? Pourquoi le péché est-il douleur par nature? Et pourquoi cette douleur est-elle déjà le début de l'expiation? A-t-elle déjà quelque chose à faire avec la croix? Et tout d'un coup, dans cette douleur, les sacrements qui, tous, d'une manière ou d'une autre, ont à leur base la pensée de l'expiation.

 

Placée sans cesse devant la réalité du Seigneur sur la croix : ses douleurs, sa mort; comme la vérité qui embrasse tout. Et à partir de là on comprend que toutes les considérations théoriques n'existent que pour orienter l'homme vers cette seule vérité afin que, au-delà de ses réflexions, au-delà de sa compréhension humaine, il accède à la réalité. La grâce seule nous fait saisir les choses du Seigneur, elle est l'air qui remplit le ballon de notre âme de telle sorte qu'il puisse voler; ce ne sont en aucune manière nos mérites et nos spéculations. La grâce ne se laisse remplacer par rien d'autre. Avec des "réflexions", on n'arrive jamais à la croix parce que celle-ci ne cesse de rejeter loin d'elle toutes les abstractions par le poids de son caractère effectif, de sa réalité inexorable, incontournable. La croix est plus grande que toute la problématique de la passion.

 

Peu avant 3 heures. Adrienne ferme les yeux et se tait. Elle offre l'aspect d'une mourante. Tout d'un coup elle soupire profondément, ouvre brièvement les yeux plusieurs fois, me regarde avec l'expression de quelqu'un de totalement perdu. Au bout de quelque temps elle recommence à parler… Puis à nouveau, long silence. 3 H15 : Je ne sais pas si je suis morte. (Moi : Et le Seigneur?) Elle : Il est mort... avec un gros soupir. La Mère de Dieu prie. Pleine de confiance, mais si douloureusement (356-357).

 

1958

 

Vendredi après-midi. 2 heures et demie. Dieu crée dans un vaste espace : à l'infini, et en même temps dans l'éternel. Cette ouverture de tout ce qui est créé est quelque chose de magnifique, de rayonnant, de chargé de grâce. Le chaos derrière elle, la créature se dirige vers Dieu. Mais l'homme pèche, il entraîne le monde dans son non. Sur la croix, le Sauveur rassemble tout le non en lui pour en faire un trait opposé. Il atteint tout le péché, tout le péché l'atteint. Le péché a pris son origine dans l'homme, maintenant le Fils prend le péché en lui. Partant de la plénitude de la vie, il va avec lui dans la mort. Ainsi, en tant que second Adam, il fait l'expérience du premier dans une direction opposée.

 

Le péché fut lancé dans le monde par les premiers hommes; il n'est pas resté leur secret personnel, il n'était pas lié à eux; maintenant le second Adam rattrape le péché pour le lier. Ce n'est que lorsque Dieu demanda des explications à Adam que celui-ci apprit en vérité ce qu'il avait fait; le Fils de Dieu connaît tout le péché; il a appris à le connaître dans ses semblables, il va chercher les péchés qu'il connaît ainsi, il les prend en lui et, quand il fait cela, ils deviennent ses péchés. Le Christ confesse sur la croix devant le Père le péché de toute l'humanité : la prodigieuse réalité du péché du monde, le péché commis et celui qui le sera, avec son visage effrayant et menaçant, qu'il ne peut plus supporter et à cause duquel il meurt dans la nudité et l'inutilité de la croix. Les grimaces du péché ne sont pas des démons, ni des figures étranges inventées par l'imagination, elles montrent toutes ensemble les traits des pécheurs véritables. C'est la réalité de l'homme qui fait mourir Dieu incarné. Il ne peut y avoir pour lui d'autre arrangement avec le péché que celui de se donner lui-même, de laisser sa vie se répandre sous le poids de sa réalité épouvantable.

 

Peu après 3 heures. Adrienne râle; tout d'un coup elle pousse un gémissement. Les yeux fermés. A un certain moment elle les ouvre et regarde intensément quelque chose. Puis elle les referme. Au bout de quelque temps : Quand il a dit : "Tout est accompli!", cela retentit comme une contradiction dans l'inutilité. C'est la fin. Mais accomplie, effectuée. C'est étrange, parce qu'en cet instant il ne voit pas que mourir est pour lui une réalisation. Ce n'est que l'ultime degré de l'impuissance. Cela ne veut pas dire que le Seigneur meurt apaisé après avoir tout mis en ordre. C'est une mort dans le chaos. L'accomplissement est bien là, objectivement. Mais pour lui? (362-365).

 

1959

 

Vendredi saint. Uniquement de la lassitude. Conversation sur la lassitude du catholicisme d'aujourd'hui. Toute la force est gaspillée pour de l'accessoire. Et le plus souvent c'est fait dans une lassitude tout à fait inutile (parce qu'elle a peu de foi). Et tous les mécontents qui, dans les cloîtres, font leur œuvre au lieu de faire celle du Seigneur. Au lieu d'offrir d'un cœur ouvert. Tout ce qu'ont de superficiel les meetings et les académies et les congrès des catholiques et les conférences. Rapport avec la croix? L’œuvre de la croix finalement comme œuvre du Père qui prend au Fils sa vie et sa vue; et quand le Père n'est plus vu, tout doit paraître absurde.

 

Vendredi saint après 3 heures. Voir le Seigneur mourir (elle pousse un profond soupir au coup de lance). Au dernier moment, il y a une sorte de consolation dans le fait que cesse une souffrance précise du Seigneur. Et aussi le sentiment que sa propre faiblesse n'empêche pas la souffrance du Seigneur. On est épargné. Il n'y a pas d'addition possible des deux formes de faiblesse. Le compte est faux. Si on était plus fort, on aurait davantage à porter de la faiblesse du Seigneur. Si on n'en peut plus soi-même, la proportion se déplace. Dans ma faiblesse, je peux m'appuyer... sur la faiblesse du Seigneur, quand je n'arrive plus à porter quelque chose de sa faiblesse (367-368).

 

1960

 

Vendredi saint. Durant la nuit, douleurs dans tous les membres, mais pas très fortes, plutôt comme un rappel. Puis le sentiment d'être tenue. Contrainte à demeurer ici immobile parce que partout ailleurs c'est le péché : comme des pierres dures, qui font mal, qui empêchent tout mouvement. On ne perçoit pas les péchés séparés ; chacun paraît semblable aux autres. Chacun ne fait remarquer qu'une chose, c'est qu'il est péché.

 

Midi. C'est parce que le Seigneur est la pureté qu'il souffre tellement de tout péché, même du plus petit. En face de cette pureté, il n'y a pas au fond de gradations. Le plus petit manque d'amour et le meurtre se trouvent sur le même plan. Non parce que le manque d'amour conduit logiquement au meurtre, mais parce que les deux fautes sont des souillures. Je peux difficilement expliquer cela. Mais sur le moment, on voit seulement comment chaque être humain offense le Seigneur. Pierre, qui est un saint, l'a renié; mais au fond n'importe qui pourrait se trouver à sa place. A la croix, chacun a sa place avec ce qu'il a péché et non avec ce qui l'a fait saint.

 

Simul peccator et justus. Le pécheur est responsable de la croix, et cela est visible à la croix; le juste, qui l'est devenu par la croix, demeure maintenant invisible. Le Crucifié ne le voit pas. Comme si la face éclairée de la lune était cachée et que n'était visible que sa face obscure. C'est la nuit du péché qui accable le Seigneur. Ainsi s'explique aussi comment celui qui participe à la croix dans la foi et l'amour a conscience qu'il est responsable de la croix, que le Seigneur est cloué sur la croix à cause de lui.

 

Vendredi saint. 3 heures. "Pourquoi m'as-tu abandonné" veut dire aussi que le Seigneur ne voit absolument plus qu'il fait la volonté du Père. Il pensait que le Père permettrait aussi la croix, mais il voit maintenant qu'il n'y a plus de rapport entre sa croix et le Père. Que les hommes l'ont abandonné, il le savait déjà au début de la passion. Mais le présent est ce qui est le plus amer : les paroles sont dites tout à fait dans le vide, il n'y a là personne pour les recevoir.

 

Adrienne se tait. Elle soupire seulement de temps en temps. Les yeux comme éteints. Le coup de lance. Elle reste immobile. Au bout de quelque temps, elle dit : abandon extrême qui devient toujours plus douloureux. Tout à fait à la fin, une sorte d'hébétude du fait de l'excès de toutes ses douleurs : intérieures et extérieures, spirituelles et corporelles, une confusion. Une abolition de tout. Abandon dit trop peu. Une destruction absolue de toute présence. Plus rien n'est présent. Et tout à fait à la fin, la présence à soi-même, à son moi, à son humanité lui est retirée; ensuite il n'est plus que douleur, abandon. Et ceci dans une constante intensification extérieure qui est en même temps sourd désarroi, jusqu'à ce que tout s'arrête.

 

Il n'y a plus d'aspiration vers le Père. Il n'y a plus de désir de la mort, encore moins de la résurrection. Tout s'arrête parce qu'il n'y a plus de possibilité de continuer à exister. Le Père est si voilé que la question ne se pose plus de savoir s'il est ou non. C'est comme si on voulait demander à un aveugle : que vois-tu encore? Rien. Après que le Fils a demandé : "Pourquoi m'as-tu abandonné?", il n'y a plus pour lui aucune question, même plus celle du Père (376-378).

 

1961

 

Vendredi saint après-midi. Toujours l'attente de la mort, dans la tristesse et l'oppression. Il en fut ainsi toute la nuit. On est trop fatigué pour saisir beaucoup de choses. On est comme dans une maison de deuil et celle-ci serait le monde. On pense quelque chose et on fait quelque chose, mais comme mécaniquement, parce qu'il doit en être ainsi. Toutes les douleurs connues sont là, on les reconnaît chacune à leur tour. Mais plutôt comme dans un souvenir. Comme si on revenait en un lieu où précédemment on avait souffert violemment. On reconnaît l'endroit et comment il était fait, son atmosphère; la suite des événements nous redevient quelque chose de vivant.

 

Par moments, le Seigneur est visible sur la croix. A d'autres moments, seule sa souffrance est présente, comme anonyme. Non pas de telle manière qu'on oublierait qui souffre. Entre la perception immédiate et l'oubli il y a de la place pour beaucoup de choses.

 

3 heures. Maintenant le Seigneur meurt. Tous les péchés étaient pour lui mortels. Chacun isolément et tous ensemble. Mais on peut fixer son attention tantôt sur ce péché tantôt sur celui-là, et celui qui vient d'être regardé apparaît toujours comme le plus grave sans que le précédent soit moins grave. On va d'effroi en effroi, chacun est plus grand que le précédent, mais le précédent n'est pas plus petit que le présent. Et dans cet accroissement des douleurs la mort approche. On ne peut plus distinguer entre Dieu et l'homme qui meurt ici sur la croix. Le temps s'arrête.

 

Adrienne se renverse en arrière, les yeux fermés, dans un épuisement extrême. Elle ouvre les yeux, râle. Elle les referme, tressaille soudain. Rien de plus. Puis elle dit encore : C'est accompli. Et elle lève les yeux vers le ciel (390-391).

 

1962

 

Vendredi saint. Je ne comprends guère que précédemment j'aie pu dire tant de choses. Mais il se peut que maintenant j'en expérimente moins, je ne sais pas. Je ressens comme une séparation : ici la solitude du Seigneur, là ma propre solitude. Je sais bien que vous étiez là, que vous participiez et que je pourrais tout raconter. Mais il me semble que toute parole pourrait devenir un fardeau et je crains de le faire. Il y a naturellement les instants où je vois réellement le Seigneur en croix; à d'autres moments, je suis trop fatiguée pour voir quelque chose; je suis alors consciente qu'il est là sur la croix, consciente de ses douleurs et de sa solitude. C'est une conscience comme celle d'un malade qui sait que le médecin fait tout ce qu'il peut mais que cela ne servira à rien. Qu'on voie le Seigneur ou non, on est auprès de lui à la croix. Je sais aussi que je ne peux pas l'aider. Et pourtant l'attitude intérieure est bouleversée par la faiblesse du Seigneur et ma propre faiblesse ne me lâche pas.

 

3 heures. Adrienne reste longtemps les mains devant son visage. Puis elle dit : l'essentiel réside à nouveau dans la solitude et l'abandon. Ces jours derniers, cela n'a fait que s'accroître jusqu'au moment aussi où Dieu fut abandonné par Dieu. J'ai vu d'abord le Seigneur chez Pilate et lors du portement de croix : comme un homme au milieu des hommes, comme Dieu au milieu des hommes; un homme abandonné par les hommes, Dieu abandonné par les hommes. Sur la croix elle-même, ce fut une intensification jusqu'au moment où réellement Dieu fut abandonné par Dieu. La fin de la croix fut un tel abandon que, par pure douleur, on ne peut plus y vivre. Tout autour il n'y a que le non qui se fait entendre. Et le Seigneur meurt parce que simplement il n'entend pas ou simplement à cause du silence qui dit non, parce qu'il semble que cela n'a absolument aucun sens ni aucune valeur de continuer à vivre. C'est dans cette douleur que réside la mort (394).

 

1963

 

Jeudi saint. Sans cesse la question du temps qui reste avant la croix. La croix est maintenant inévitable. Le Seigneur la connaît, l'accepte, rien ne peut plus se mettre entre lui et la croix. Ni une grâce du Père, ni une grâce des hommes, ni une fuite possible. La question se pose : si tout d'un coup, à la dernière minute, arrivait une grâce, ne comprendrait-il pas encore moins ce qui se passe? Car à présent il se sait sur le chemin de l'obéissance où il accomplit à tout instant les promesses. Et pourtant aucune chose n'est impossible à Dieu.

 

Son temps est terminé. Dans le bref moment qui lui reste, il est raillé et bafoué, et tout ce qui se passe autour de lui, il doit encore l'intégrer dans la durée de sa vie. Dans ce qu'un petit nombre d'hommes lui font, il verra et comprendra ce que tous lui font, c'est-à-dire qu'il souffre sans être fermé mais ouvert à tous. La raillerie qui l'atteint de manière passagère n'est qu'un petit morceau de l'ensemble du péché. Et un péché inclut tous les péchés dans la mesure où tout péché est contre Dieu. Il voit ainsi dans la raillerie qui le touche la rébellion contre Dieu, le plus grand péché ou le péché en général. Pour les railleurs, c'est une distraction comme une autre et, s'il devaient confesser leurs péchés ici sur-le-champ, ceux-ci leur paraîtraient peut-être petits, à peine dignes d'être mentionnés.

 

Ainsi dans l'heure qui reste, le Seigneur ne prend pas seulement des fragments du monde; avec ces fragments, il prend le tout. Mais il le fait avec un sentiment d'impuissance et d'exigence démesurée, avec le sentiment qu'il est impossible de faire entrer tant de choses en si peu de temps. Et cela, avec le sentiment croissant d'être accablé par l'excès, par le refus qui se trouve devant lui.

 

Et puis il n'y a aucune idée de la manière dont ce temps d'une vie terrestre qui se termine dans la mort pourrait se rattacher à la vie éternelle. Les souffrances et les outrages qu'il subit empêchent pour ainsi dire le Seigneur d'y avoir accès. Tout maintenant ne sert qu'à rendre la passion plus pénible et à la parachever. Et quand il s'écriera : "Pourquoi m'as-tu abandonné?", l'absence d'issue de l'instant présent vers la vie éternelle sera devenue définitive.

 

Le poids de la croix à porter est trop lourd. Il connaît le poids du bois; comme menuisier, il a manié le bois et il l'a travaillé d'après les mesures que d'autres précisaient eux-mêmes pour leur commande. Maintenant il le porte selon ses mesures à lui, sur mission du Père. Ce qui lui était confié à cause de sa profession lui est devenu totalement étranger en sa nouvelle utilisation. Le quotidien est étranger. Le travail est loin et il n'est plus compréhensible. Il ne reste que le matériau, mais il est devenu maintenant inexorable, on n'en est plus maître, il est même menaçant, dans une inversion des rapports. Pierre l'a renié, les disciples se sont enfuis; tout ce qui, dans son existence, ressemblait à un foyer est à présent abandon, menace, péché. Même la matière participe à cette transformation. Le Père est caché, le ciel si éloigné qu'il n'y a plus moyen de croire à sa vérité.

 

Vendredi saint de bonne heure. L'heure est arrivée, le Fils la connaît maintenant aussi. Et tout d'un coup il ne voit plus très bien si auparavant il ne la connaissait vraiment pas ou s'il avait remis au Père - librement et en même temps dans l'obéissance - sa propre connaissance à ce sujet. De sorte qu'il aurait suffi d'un geste pour s'assurer de sa connaissance. Que l'heure soit venue, il le sait par l'expérience douloureuse de la croix.

 

Une future mère ne connaît pas l'heure exactement, elle ne le sait qu'approximativement. Quand arrivent les premiers signes des douleurs de l'enfantement, elle se pose la question : est-ce l'heure? Elle aussi, elle la connaît à ses douleurs. Le Seigneur à vrai dire ne saisit pas la rédemption qui est opérée, il voit seulement que l'heure est venue. Plus s'accroissent manifestement les railleries, les douleurs, l'abandon, plus il rend son Esprit au Père dans un acte de complète dépossession de lui-même. Comme s'il devait ne plus être qu'homme afin de montrer au Père qu'il veut honorer pleinement sur la croix son cadeau, son humanité. L'Esprit, il le rend si totalement qu'il s'exclame ensuite : "Pourquoi m'as-tu abandonné?" Ceci pour prouver jusqu'au bout son humanité et pour prouver sa souffrance totale, naturellement aussi son amour total; mais de celui-ci, il ne sait rien à présent, il y renonce pour éprouver l'intégralité de la souffrance. Et le Père le prend au sérieux. Il recueille en lui l'Esprit qui lui est rendu, il ne laisse pas voir à celui qui meurt le signe spécifique de la rédemption du monde. Il voile son visage; mais qu'il le cache permet au Fils d'atteindre son but. Le Fils ne peut plus agir qu'en laissant faire et il ne saisit pas le sens de son action. Quand le Père est voilé, tout ce qui a un rapport avec son action est voilé pour lui. Que Dieu soit voilé, ce n'est pas seulement un brouillard, une absence de visibilité, c'est une déception sans nom. Tout ce qui lui est personnel ne peut apparaître que comme faux. La croix était une erreur. Le Fils s'est laissé conduire jusque là, et rien n'est plus visible de ce qui l'engageait à la confiance.

 

Avant 3 heures. Il s'agit toujours de l'effroi causé par le fait que le temps arrive à son terme. Le Seigneur voit la tâche énorme qui semble encore toujours se trouver devant lui, mais il n'a plus de temps. Je vois combien il en souffre, à quel point il est prisonnier de la fin de son temps jusqu'à son cri d'abandon.

 

Adrienne participe à la mort du Seigneur. Mais que veut dire : "C'est accompli"? Il régnait une obscurité qui enveloppait toutes choses. Comme si un nuage noir descendait sur la terre et s'emparait de tout. Oui, certes, la terre trembla et les tombeaux s'ouvrirent. Si la signification de ces signes était spirituelle, les signes n'en étaient pas moins matériels (400-403).

 

1964

 

Jeudi saint. Le Seigneur est attaché à la croix. Les limites qu'exige la vie humaine, il y reste fidèle jusqu'à la fin; la défaillance et l'indifférence de son prochain, il les supporte comme un homme qui fait la volonté du Père. Lui, le Fils de l'homme, ne veut pas trahir sa promesse d'être homme jusqu'au bout.

 

Cette année, je vois très fort la tragédie de la croix à partir du monde et de l’Église d'aujourd'hui; tout ce qu'on en perçoit et tout ce qu'on en lit va dans la même direction : au fond on ne s'intéresse plus à ce qui se passe dans la passion. Mais si on cherche les raisons pour lesquelles le monde d'aujourd'hui est ainsi, je n'omets pas ma complicité : moi-même, je ne veux pas que ça change. Je n'en ai pas envie et je me laisse persuader par les autres. Et ainsi la catastrophe de la croix arrive justement aussi par mon égoïsme, qui au fond n'a pas tellement de poids. Peut-être ai-je eu une bonne idée il y a quelques jours; aujourd'hui je pense que cela ne vaut pas la peine, on ne peut quand même rien faire d'efficace. Mais pour le Seigneur, jusqu'à la fin, il n'y a jamais aucun instant où il dirait : on ne peut quand même rien faire.

 

Dans sa croix est rassemblé tout ce qu'il n'avait pas encore expérimenté humainement jusqu'alors. Ainsi la soif et l'excès de douleurs et l'abandon infini. Il a tout donné depuis toujours, mais il n'a pas su dans le détail le contenu qu'aurait son don.

 

Vendredi avant 3 heures. D'habitude je n'ai pas besoin de me donner du mal pour prier, mais aujourd'hui c'est comme si je devais prendre une véritable résolution pour commencer; il ne va plus de soi de parler avec Dieu. Quand je voulus commencer, il me sembla que j'étais toute seule et que personne ne répondait, il manquait en quelque sorte une atmosphère pour porter la parole. Ce fut une grande déception. Comme si quelqu'un que j'ai aimé jusque-là ne répondait plus que par un haussement d'épaules à la parole que je lui adressais. Je me demandai si c'était cela la "sécheresse" dont on parle tant; mais ce n'était pas seulement qu'il n'y eût rien à approcher, c'était un retrait, un moins; c'était moins que si je n'avais pas prié du tout. Il n'était pas possible de trouver ce qui était retiré.

 

Puis je vis le Seigneur sur la croix, essayant de prier : "Pourquoi m'as-tu abandonné?" Dans mon expérience précédente, un petit quelque chose en avait été vaguement indiqué, mais c'était infiniment plus creux et plus désespéré. C'était Dieu qui ne répondait plus à Dieu. Le Père entend l'appel du Fils, mais il ne réagit pas. Ce silence du Père doit engager le Fils dans un isolement extrême; il doit goûter la dernière goutte du calice qui est beaucoup plus amère que tout le reste. La soif sur la croix, les douleurs, le mépris du monde, l'abandon par les disciples : tout cela n'est presque rien comparé à l'absence de réponse du Père. Tout cela serait supportable si le Père l'encourageait et était là. Auparavant, le Fils connaissait toujours cet encouragement du Père. Maintenant, définitivement, il n'a pas le droit de le savoir. C'est bien pire que la mort d'un amour.

 

L'existence du Père est sans doute supposée dans la question de l'abandon. Ce que fait le Père est pire qu'une absence, pire que le fait qu'il soit perdu : c'est l'acte voulu de laisser tomber.

 

La vie du Fils qui meurt devient toujours plus creuse jusqu'à ce qu'une dernière conscience lui dise que la limite extrême est atteinte, que c'est "accompli". Après la mort, il va d'abord dans les enfers, il ne va pas vers le Père ("Je ne suis pas encore monté"). L'enfer dans lequel il descend maintenant est le détour essentiel et nécessaire par lequel il va vers le Père (406-407).

 

1965

 

Vendredi avant 3 heures. On doit constamment prendre son courage à deux mains pour avancer dans la réalité de la mort du Seigneur. Un mélange de ma détresse à moi et de la détresse du Seigneur.

 

A bien des moments, on voit nettement le Seigneur sur la croix, et les mouvements des hommes autour de lui et, dans un cercle plus large, le monde qui est tout à fait indifférent à ce qui se passe ici ou à ce qui ne s'y passe pas.

 

La mort, je l'ai vue très exactement. Devant : la croix et le Seigneur qui est à la mort; derrière : le monde entier comme un vaste écran. Le monde se trouve à une certaine distance; je voyais un bout de nature avec des rochers et de l'herbe, etc; et, de plus, des milliers et des milliers d'hommes; on ne peut pas décrire cela ni le peindre parce qu'une énorme quantité d'hommes semblaient être présents dans un espace limité. Ils étaient tous parfaitement aveugles à ce qui se passait sur la croix, ils se trouvaient derrière la croix, mais ne regardaient pas. Puis le Seigneur mourut d'une mort très douloureuse. Ce fut comme une affaire qui se passe sur une scène tournante : chaque affaire dans un secteur différent. Si on regarde la mort du Seigneur, on voit que le monde en est coupable; si on regarde le monde, on ne voit plus rien du Seigneur.

 

Durant la nuit, j'ai vu la séparation du Fils et de la Mère. La Mère s'éloigne de la croix et elle emporte la croix avec elle (411-412).

 

Aucune notice pour les années 1966 et 1967.

 

 

3. Le samedi saint

 

 

Avant d’entrer dans le détail de ce qu’Adrienne von Speyr a vécu le samedi saint de chaque année de 1941 à 1965 (NB 3 n’a rien pour les années 1966 et 1967), il n’est sans doute pas inutile de donner une vue d’ensemble de ces journées. Trois textes ont été retenus.

 

1. Un premier texte est du P. Balthasar ("Adrienne von Speyr et sa mission théologique", p. 53-54, traduction remaniée. La première édition en langue allemande de ce volume est de 1968, l’année qui suit la mort d’Adrienne).

 

« Chaque année, le vendredi saint, la Passion se terminait l'après-midi vers trois heures par un état ressemblant à la mort; intervenait alors le coup de lance. Peu après commençait la "descente aux enfers" qui durait jusqu'aux premières heures du dimanche de Pâques. Chaque année, Adrienne donna de cette descente aux enfers des descriptions détaillées. Il faut noter ici au passage que la faculté éminente qu'elle avait de s'exprimer avec précision a été ici d'une importance capitale. Ces descriptions - toujours semblables et pourtant abordant chaque fois de nouveaux thèmes qui cernaient de tous côtés le mystère insondable - sont rassemblées dans le tome 3 des œuvres posthumes… Que le Christ soit descendu "aux enfers" (ou dans l'Hadès ou au Schéol) est sa suprême obéissance vis-à-vis du Père. Déjà dans l'ancienne Alliance, l'enfer est le lieu où Dieu n'est pas, où n'existe plus la lumière de la foi, de l'espérance, de l'amour, de la participation à la vie de Dieu. L'enfer est ce que Dieu rejette de sa création par son jugement; il est rempli de ce avec quoi Dieu ne peut absolument pas s'accorder, de ce dont il se détourne éternellement, de toute l'impiété du monde, de la totalité du péché du monde, de tout ce dont le Crucifié a justement libéré le monde. En enfer, il n'est pas le triomphateur de Pâques, il est plongé dans la nuit extrême de l'obéissance, de la véritable obéissance de cadavre; et c'est là qu'il découvre sa propre œuvre rédemptrice : l'horreur du péché séparé des hommes... Quand on est mort, il n'y a plus ni direction ni temps; et il mesure là combien le péché n'a pas de forme, il apprend à connaître le deuxième chaos. Là, il est privé de toute lumière spirituelle venant du Père; dans la pure obéissance, il doit chercher le Père là où il ne peut le trouver en aucun cas. Et pourtant cet enfer est un mystère suprême du Père en tant que Créateur qui prend en compte la liberté de l'homme; et ainsi le Fils devenu homme apprend à connaître par expérience dans ces ténèbres quelque chose qui jusqu'alors était "réservé" au Père. De ce point de vue, l'enfer est, en son ultime possibilité, un événement trinitaire. Le samedi saint, le Père en remet au Fils la "clef"… Ce qu'Adrienne éprouva est au fond plus épouvantable que ce que décrivaient les représentations imaginaires de l'enfer au Moyen Age ; c'est la conscience d'avoir perdu Dieu définitivement, c'est l'engloutissement dans la boue du chaos de ce qui s'oppose à Dieu, c'est l'absence de la foi, de l'espérance et de la charité, c'est donc aussi la perte de toute communication humaine, la transformation de la pensée en un cliquetis absurde de logique sans vie... L'expérience faite par Adrienne était si réelle qu'il serait ridicule et blasphématoire, en face d'elle, de parler de l'irréalité de l'enfer ou encore d'apocatastase dans un sens "systématique" (NdT. Apocatastase: doctrine selon laquelle tous les hommes, même les pécheurs et les damnés, et aussi les démons, seront finalement admis dans la béatitude céleste). L'expérience d'Adrienne est unique dans l'histoire de la théologie, elle nous transporte au-delà de l'alternative "ou bien, ou bien", c’est-à-dire : "ou bien tout le monde est sauvé, ou bien il y a une masse de damnés". Elle justifie la victoire de l'espérance chrétienne sur la crainte et elle donne pourtant à tout le problème, par son interprétation trinitaire, un sérieux encore jamais connu sans doute mais totalement chrétien ».

 

2. Un deuxième texte provient de la contribution de W. Maas au colloque romain de 1985 (Cf. "Mission ecclésiale d’Adrienne von Speyr. Actes du colloque romain" [1985], p. 140-150). Ne sont notés que quelques points saillants de cet exposé.

 

Lexpérience de l’enfer par Adrienne, c’est l’expérience de la perte définitive de Dieu, la chute dans le chaos de ce qui est opposé à Dieu, le défaut de toute foi, de toute espérance et de toute charité, l’absence de toute communication humaine. Adrienne ressent avant tout une solitude monstrueuse, la séparation d’avec tous les hommes. Elle voit un gigantesque fleuve nauséabond qui est fait des péchés, des péchés à l’état pur, si l’on peut dire, des péchés séparés de leurs auteurs. Le Père ne laisse pas le Fils s’enfoncer tout de suite dans la partie inférieure de l’enfer, il commence par la région la plus proche du ciel, le purgatoire, où le Fils rencontre ceux que son amour rédempteur a déjà purifiés. Il voit là ce que son amour sur la croix a opéré. Le Père, avec sa justice, montre au Fils qu’il n’est pas inaccessible à la miséricorde du Fils. Le purgatoire naît ainsi le samedi saint comme une œuvre commune du Père et du Fils. D’un côté, il y a l’œuvre du pur amour : la croix. De l’autre côté, l’œuvre de la pure justice : l’enfer. Et le Fils voit ce que le Père fait des deux, il voit la synthèse : l’action de l’amour du Fils au sein de la justice pure. Avant la croix, l’enfer était le terme unique, définitif. Un purgatoire n’existe que par l’acte rédempteur du Fils. Du premier chaos, Dieu avait créé le monde, il avait sauvé le monde du chaos en le créant. L’enfer est le chaos rétabli, qui provient du refus de Dieu par le monde. La somme de tous les refus forme le chaos, l’enfer. L’enfer fait partie du domaine du Père. Il est en fait un mystère du Père en tant que Créateur, une dernière conséquence de son amour divin : Dieu a créé les hommes libres, il leur est possible de lui dire oui ou non. L’enfer est l’opposé obscur du lumineux mystère de l’amour du Père et du Fils. La descente aux enfers permet finalement une vision de l’œuvre accomplie. Le Fils voit de l’intérieur ce qu’il a réalisé. Il a laissé le péché tomber sur lui, il est mort sous son poids. C’est seulement dans la confrontation de ses souffrances et de sa vision que le Fils constate à quel point le monde était perdu.

 

3. Un troisième texte est une partie de l’introduction du P. Balthasar au tome premier de "La croix et l’enfer" (NB 3, p. 8-14, édité en 1966).

 

« Au début, en 1941, rien n'indiquait que la compassion mystique avec le Christ (vécue par Adrienne durant les jours saints) - on en trouve maints exemples dans l'histoire de l’Église depuis le Moyen Age - se dirigeait vers une théologie nettement objective de la descente aux enfers.

 

Dans ce qui suit, on devra prêter surtout attention à l'ensemble de ce qui est dit. Il s'agit d'un mystère qui s'oppose à toute réduction simplificatrice qui se limiterait à l'un de ses aspects ou à certains d'entre eux seulement. Chaque année s'ajoutent des aspects de compréhension toujours nouveaux, toujours différents. Mais tous ces aspects ne se complètent pas pour donner finalement une figure d'ensemble clairement circonscriptible; ils tournent autour d'un mystère qui pourrait révéler encore sans aucun doute beaucoup d'autres points de vue non dévoilés. Autant ces données apparaissent comme des variations sur un thème unique, autant chaque nouveau samedi saint apporte encore, jusque dans les dernières années, quelque chose d'autre qui colore et modifie rétrospectivement ce qui a précédé. L'ensemble donne comme résultat un entrelacs incroyablement compliqué et partant dans tous les sens, qu'on doit laisser tel quel avec sa profusion de signification.

 

Cette brève introduction ne doit pas traiter de la portée des données contenues dans ce livre; on devrait pour cela composer un traité tout à la fois d'histoire de la théologie et de théologie systématique sur les thèmes de la croix et de l'enfer. Toujours est-il que même le novice en théologie remarquera facilement que s'ouvrent ici des portes qui jusqu'à présent étaient restées fermées, qu'elles s'ouvrent à une époque de l'histoire de l’Église pour laquelle il est devenu évident d'une part que l'annonce du dogme de l'enfer au sens habituel du terme n'est plus possible, et d'autre part - c'est ce que remarquent du moins les penseurs les plus profonds - que cette face importante de la révélation biblique - qui n'est pas à démythologiser - doit encore moins être traitée par un simple silence de mort. Il y a certes, particulièrement dans les premiers temps de la théologie, chez les Pères de l’Église, beaucoup d'essais pour rendre justice aux données bibliques; il y a surtout une théologie - devenue plus tard presque totalement superficielle ou oubliée - de la descente du Christ aux enfers, qui voyait dans cette descente l'action décisive du Sauveur (cf. les icônes byzantines et russes de la descente aux enfers). Il y eut le grand essai systématique d'Origène et de ses nombreux disciples, avoués ou occultes, surtout en Orient mais aussi en Occident jusqu'au Moyen Age, qui sans aucun doute contenait un aspect décisif de la révélation, mais qui le présentait dans un langage simplificateur plus grec que biblique.

 

Ces essais divers n'aboutirent jamais à un ensemble convaincant, et ainsi la théologie du samedi saint devint toujours plus vide, toujours plus négligée et plus oubliée. Et pourtant le samedi saint se trouve être le centre mystérieux entre croix et résurrection, et donc au fond le centre de toute la révélation et de toute la théologie.

 

Et ici, au centre, il y a sur la carte comme une zone blanche inexplorée et inexplorable! Il arrive souvent qu'une époque doive être mûre pour avoir accès à une vue nouvelle sur la Bible, à une nouvelle grâce de l'Esprit Saint qui projette sa lumière sur un domaine de la révélation jusqu'alors peu ou pas exploré. Est-ce que par hasard notre époque n'a pas mûri pour recevoir cette grâce? Est-ce que l'expérience moderne de l'éloignement de Dieu, de la "mort de Dieu" et même du fond infernal de l'existence n'a pas dû être faite sérieusement pour que quelque chose comme le charisme d'Adrienne von Speyr devînt utilement possible?

 

Si l'enfer doit être une vérité dogmatique, il ne peut avoir de place judicieuse et compréhensible pour la foi que dans le cadre de la doctrine de la Trinité, de la christologie et de la sotériologie. Cette place est assignée ici sérieusement pour la première fois. Le cœur de ce qui est exprimé dans ce livre est que la descente du Christ aux enfers le samedi saint est une expérience aussi bien trinitaire que sotériologique, expérience qui forme la conclusion "nécessaire" de la croix aussi bien que la condition "nécessaire" de la résurrection. La manière dont cette expérience a pu être faite ici d'une manière charismatique et vécue dans toute son horreur et en même temps avec toute sa signification salutaire empêchera tout lecteur des pages qui suivent de juger que le sérieux de ce dogme est ici minimisé. Le lecteur devra cependant concéder que rarement l'Esprit Saint a donné à son Église une vision plus grande et plus rédemptrice que celle-ci, qui permet d'appliquer ici aussi l'axiome théologique : seul l'amour est digne de foi. Celui qui connaît l'histoire de la théologie constatera avec satisfaction que ne manque totalement ici aucun des essais de solution mentionnés ci-dessus, que ce qui semblait impossible s'est réalisé : intégrer le cœur de la doctrine orientale (origénienne) de la rédemption dans une synthèse beaucoup plus profonde qui repose entièrement sur des fondements bibliques. Au-delà de tout ce qu'il y a ici de traditionnel, on reconnaîtra la nouveauté de l'essentiel de ce qui est dit, et ce n'est que sur la base de ces nouveautés qu'on pourrait arriver à rassembler pour ainsi dire les fragments du passé pour en faire un ensemble vivant et extrêmement fécond.

 

La première chose à dire est que cet équilibre n'est possible que dans une mystique de pure obéissance; on trouvera dans ce qui suit de clairs exemples de cette structure d'expérience incroyablement subtile : c'est la conscience que "mon expérience" n'est pas du tout la mienne mais celle du Christ; et en même temps mon expérience - qui est celle d'un pécheur - demeure infiniment distante de celle du Christ; et c'est justement le soupçon qu'il y ait un rapport avec le Christ qui peut devenir pour celui qui souffre le plus grand tourment et la plus grande honte.

 

En second lieu, il faut dire que la possibilité d'objectiver le vécu en le transmettant immédiatement à un ministre de l’Église (et donc aussi l'exigence d'une transparence absolue ou d'une "attitude de confession" parfaite) est la condition sine qua non de ce qui a été réalisé ici.

 

En troisième lieu, il faut remarquer que les visions sensibles d'un "fleuve de l'enfer", d'un "paysage d'enfer", etc., représentent la forme anthropologique (et aussi totalement christologique) de l'expérience de choses spirituelles. On peut facilement constater que le côté sensible de l'expérience n'est ici rien d'autre qu'une expression appropriée de la vérité en cause, qu'il ne faut l'en séparer à aucun moment, mais qu'il ne faut pas non plus se méprendre en y voyant une expression libre et purement "poétique" comme bien souvent chez Dante, d'une manière tout à fait légitime. L'aspect sensible des expériences faites est ici tout autant "donné" que le reste; c'est un matériau souple par lequel peuvent être expliqués les aspects les plus divers. Il s'agit de comprendre que ce qui est imagé est réellement image et que pourtant - parce qu'il s'agit de l'enfer - c'est toujours une image rayée.

 

On doit rappeler ici brièvement que la théorie - élaborée par Augustin et reprise sans critique jusqu'à Jean de la croix et jusqu'à aujourd'hui - des degrés ascendants de la vision corporelle à la vision imaginaire et, au sommet, à la vision purement spirituelle - est totalement contestable du point de vue biblique (cf. les visions prophétiques et apocalyptiques qui sont toutes sans exception accompagnées d'images) étant donné que finalement elle est contraire à la nature de l'homme et du Dieu incarné.

 

A part les premières années où, le plus souvent, c'est après coup que je mettais par écrit de mémoire ce qui avait été dit, tout ce qui suit est la reproduction exacte des sténogrammes que je prenais moi-même pendant les scènes et les dictées. Nulle part je n'ai complété, arrondi, omis. Le livre est chronique et document, c'est pourquoi il fallait prendre son parti de certaines longueurs et de certaines répétitions. Étant donné qu'en bien des états de souffrance ou en d'autres états Adrienne ne me connaît pas, elle me tutoie parfois; il n'y avait aucune raison de supprimer ce tutoiement.

 

Au sujet des différents états, aucune théorie détaillée ne doit être ici formulée; il serait tout simplement impossible de l'esquisser selon le modèle d'une psychologie naturelle. Pour la lecture, il suffit de dire ceci : la "patiente" appelle "trou" à peu près ce qu'on entend par l'expérience d'un abandon de Dieu imposé par lui. Adrienne est assez souvent dans le trou au cours de l'année et surtout pendant l'Avent et le carême; elle y est aussi très souvent quand elle s'est offerte à souffrir pour l'une ou l'autre cause.

 

Que la longueur des récits diminue après 1950, que même en certaines années elle soit très réduite ne provient pas de ce que les expériences en tant que telles seraient devenues moins intenses ou plus superficielles; il aurait été tout à fait possible de garder des récits de même étendue que durant les années quarante. Des circonstances extérieures en sont partiellement la cause : par exemple, en raison des visites qu’Adrienne recevait, il était parfois difficile de prendre des notes détaillées; il y eut aussi l'absence du chroniqueur et, en partie aussi, le fait qu'il était fort occupé par ses travaux personnels; de tout cela l'accompagnement des expériences de la Passion a souffert. La "patiente" s'en plaint discrètement, par exemple au début de l'année 1962. Comme en somme il s'agissait réellement d'une mission double, la défaillance partielle de l'une des deux devait être préjudiciable aussi à l'autre.

 

Pour conclure, il faut souligner très fort le fait que les descriptions qui suivent ne peuvent jamais être séparées d'un ensemble beaucoup plus vaste. Les œuvres d'Adrienne von Speyr, ses méditations bibliques et ses nombreux exposés sur différents thèmes de la théologie et de la spiritualité forment le socle solide sur lequel s'élève la statue ici présentée. Celui qui de celle-ci retournera aux œuvres précédentes trouvera partout exposée et présupposée, sous mode d'inclusion, la théologie de la rédemption qui est ici développée explicitement. Les thèmes principaux traités par Adrienne von Speyr forment un tout indissoluble d'éléments solidement imbriqués les uns dans les autres, dont toutes les parties renvoient les unes aux autres, se soutiennent et se portent mutuellement. Ces thèmes ne peuvent donc pas non plus être absents des "Passions", ils font ici leur apparition à tour de rôle et sont expliqués de manière neuve. Plus on se plongera dans l’œuvre entière, plus son unité deviendra évidente ».

 

*

 

(Extraits de NB 3)

 

1941

 

Samedi saint. Le vendredi après-midi, comme je l'avais supposé, les souffrances s'étaient terminées à peu près à trois heures juste. Je m'étais attendu à ce qu'ait lieu un grand soulagement; je ne pouvais rien m'imaginer de précis pour le samedi saint. Il arriva tout autre chose. Vers trois heures et demie, elle sent sortir d'elle-même une forte odeur de cadavre, insupportable. (Quand elle me le raconte plus tard, elle sent encore ses mains pour être sûre que cette odeur insupportable est maintenant partie). Elle monte dans sa chambre pour se laver. Cela ne sert à rien. Le savon non plus, ni non plus l'eau de Cologne, qui ne lui donne que des nausées. Puis elle reprend de l'eau pour chasser l'odeur de l'eau de Cologne. Elle comprend qu'elle ne viendra pas à bout de cette odeur avec ces moyens-là; l'odeur disparaît du reste vers cinq heures.

 

Commencent alors des visions de l'enfer. Ces visions correspondent seulement à un état général qui est justement un état dans l'enfer. C'est l'enfer qui manifestement est le mystère central du jour. Elle raconte qu'il n'y avait plus que deux choses. D'un côté un vide et un abandon immenses; aucune souffrance physique certes, mais aucune lueur de jour spirituel non plus. De l'autre côté, "l'enfer". Non pas comme si elle était elle-même en enfer en tant que damnée. Elle est dedans, réellement, mais en quelque sorte comme étrangère. Elle sent certes une sorte de "compassion douloureuse" pour cet état dans l'enfer et pour son horreur, mais non dans le sens d'une participation intérieure à cet état.

 

A-t-elle vu des personnes ou des âmes? Non. Elle ne sait pas si quelqu'un se trouve dans cet état. Peut-être que oui, peut-être aussi que non. Il se peut que tout cela ne soit que le dépôt du monde, les péchés; ils sont si lourds qu'ils ont descendu tout à fait au fond, tandis que les âmes qui les commirent sont peut-être tout à fait ailleurs. L'essentiel de cet état, c'est son immensité, et avec cela son caractère désespéré. Dans la Passion, on a eu le droit de souffrir. On a participé à une souffrance énorme même si on ne comprenait plus que c'était une participation et qu'elle était utile. Ici par contre, d'emblée il n'y a aucune chance d'assumer quelque chose. C'est pour quoi elle reste indifférente. Elle n’a pas accès, elle n’a pas de concept pour cette démesure qui s'étend devant elle, elle ne peut la saisir. L'enfer, dit-elle, c'est justement qu'on ne peut plus participer, à rien.

 

Voit-elle quelque chose? Oui, certes. C'est comme un fleuve de boue, énorme, qui coule très lentement, une masse d'un brun foncé. Elle a le sentiment de patauger dans la boue et de presque s'y noyer; la boue lui vient jusqu'à la bouche. C'est écœurant. Elle a une horreur naturelle des vers. Elle peut s'imaginer que le tout n'est composé que de vers. Pour quelqu'un d'autre, qui éprouverait un dégoût particulier pour une autre bête, ce serait sans doute différent; pour lui, ce serait des souris ou des serpents ou autre chose. Et si on essayait de tuer l'un de ces vers, de l'écraser, six autres pousseraient à sa place. Le tout s'étend à perte de vue et est totalement sans espoir. Il n'y a pas de flammes; du moins elle n'en a pas vues.

 

Ce samedi, il lui est impossible de prier. Mais elle a maintenant le sentiment qu'elle pourra peut-être un jour prier à nouveau. Elle ne sent encore aucune consolation. Mais elle n'a plus de souffrance proprement dite non plus. Les visions qu'elle décrit ne sont pas au fond des visions, mais plutôt des interprétations d'un état. Surtout une solitude effroyable. Séparation de tous les humains. Le samedi matin, elle peut à peine parler avec les gens, il y a une distance infinie entre elle et son prochain le plus proche. Et pourtant avec cela comme jamais encore, le besoin brûlant de s'épancher, de s'exprimer, de tout raconter. Elle ne l'a jamais eu auparavant et elle le perdra tout de suite à nouveau. C'est lié au fait qu'elle ne voit autour d'elle qu'indifférence, rien qui soit en rapport avec elle.

 

D'habitude quand elle conduit sa voiture ou qu’elle marche dans la rue, il y a toujours en elle un "tressaillement" quand elle rencontre des gens. Car elle les aime tous; elle voudrait donner à chacun quelque chose de bon, caresser les enfants, adresser la parole aux vieilles personnes et leur dire quelque chose de gentil. Aujourd'hui totale indifférence à l'égard de tous. Les gens devant son auto lui semblent n'être que des obstacles à la circulation, elle doit se donner de la peine pour ne pas en écraser quelques-uns par mégarde. Tout est loin. Elle est comme sans âme, comme "déplacée". Elle ne peut pas non plus prier. Elle peut dire des mots, elle le fait aussi, mais ces mots n'ont pas de sens intérieur.

 

Elle ne pourrait pas non plus se confesser aujourd'hui. Nous avions convenu qu'elle se confesserait une fois encore avant Pâques. Aujourd'hui cela ne va pas. Aujourd'hui elle est étrangère non seulement aux péchés des autres, mais aussi aux siens. Il aurait pu sembler, dit-elle, que le vendredi aurait signifié une totale purification des péchés si bien qu'il n'aurait plus été nécessaire de se confesser maintenant, mais il n'en est pas ainsi. Seulement son état de péché lui est aujourd'hui aussi indifférent que tout le reste. Cela ressemble à un blasphème, mais telle n'est pas son intention, et de fait ce n'est pas non plus un blasphème. Elle a l'impression d'être derrière une pierre et comme "scellée". Le samedi saint appartient encore réellement à la passion; on semble le sous-estimer dans l’Église catholique.

 

Le fait d'être totalement séparée des péchés - des siens et de ceux des autres - devient toujours plus pour elle le mystère central de ce jour. Le péché se trouve devant soi comme un rocher, on est impuissant à le remuer ou à le percer. Elle fait très fort l'expérience de cette indifférence bien qu'elle en soit comme perplexe et qu'elle n'ait pas d'explication pour ce qu'elle éprouve. Si on pouvait seulement saisir le péché par un bout quelconque, se plaint-elle, si l'on pouvait en être solidaire quelque part! Mais ici on ne peut plus "aider à porter". Quand on voit les choses dans cet état, dit-elle, il semble que ce soit une espèce de bonheur d'avoir soi-même des péchés; cette affirmation lui semble totalement paradoxale, c'est peut-être une fausse manière de vouloir être solidaire avec les autres. Peut-être aussi que la solitude est un élément essentiel de l'enfer. Car c'est justement parce qu'on est solitaire et qu'on se trouve seul devant le "rocher" du péché qu'on est si impuissant à remuer la moindre chose. Dans la communion des pécheurs par contre on peut quand même ramasser et remuer quelque chose de ce genre.

 

Elle s'étonne de toute la semaine de la passion, de tous les événements qui s'y sont passés. Le catholicisme est quand même comme un roman de farwest. Le samedi midi, je dois partir en voyage, je l'encourage encore à tenir jusqu'au dimanche matin. Elle me dit plus tard que ce départ, justement ce jour-là, lui avait été particulièrement pénible parce qu'elle s'était retrouvée dans une totale solitude, une solitude qui au fond n'avait en soi plus rien d'humain. Aujourd'hui tout est irréel, comme "théorique seulement".

 

Elle ne voudrait pas mourir aujourd'hui. Parce que ce ne serait pas une "mort consentie", mais seulement un départ dans l'indifférence; une mort qui, comme elle dit, ne lui appartiendrait pas.

 

A cause de l'importance de la chose, je lui demandai plusieurs fois de me faire par écrit un récit du samedi saint. Elle mit longtemps à s'y mettre: ce qu'elle avait vécu était encore trop proche. Le 11.5.1941, alors que j'étais encore absent, elle m'envoya finalement la lettre suivante : Mon cher ami. Jusqu'à il y a quelques mois je connaissais mes propres péchés et ceux des autres comme deux concepts tout à fait différents. C'est-à-dire que les péchés des autres étaient d'un côté, bien délimités; je les voyais, j'entendais parler d'eux, ils étaient petits ou grands, plus ou moins laids; ils ne me concernaient que lorsque - pour une raison ou pour une autre, la plupart du temps en raison de ma profession - je pouvais empêcher qu'ils soient commis ou lorsque je pouvais en atténuer les conséquences; maintes fois je dus me faire expliquer leurs causes pour qu'ils me deviennent intelligibles en quelque sorte; ils ne me touchaient moi-même que par le sentiment humain général qui unit les humains les uns aux autres, un sentiment qui n'entraîne pas d'autre obligation et qui a peut-être en soi quelque chose de presque conventionnel; au fond les péchés des autres ne m'occupaient que dans des cas très concrets dans lesquels il m'était possible d'intervenir pratiquement en quelque sorte.

 

Et puis il y avait encore mes propres péchés; j'aurais aimé faire toujours davantage pour les éviter; mais avec la "bonne volonté" que vous connaissez à satiété, ce n'était simplement pas fait; je le savais bien, j'aspirais à mieux faire, j'aurais bien pu m'imaginer théoriquement qu'en réduisant successivement chacune de mes fautes et chacun de mes péchés un résultat finalement aurait été atteint; j'aurais pu réduire ça et là comme on fait une réparation si on regarde seulement les endroits déchirés et qu'on améliore sans tenir compte de l'état défectueux de toute la pièce, sans se rendre compte qu'une rénovation complète est nécessaire.

 

Mes propres possibilités de péché, je les voyais à l'intérieur d'un cadre donné; je pensais que par la naissance, par un héritage de "convenances", par l'éducation, par la réflexion et finalement par l'expérience, je n'étais sans doute guère en mesure de faire sauter ce cadre. Au cours de mes années de jeunesse et d'études surtout, il y avait sans doute eu de temps à autre d'épiques combats avec moi-même; de temps à autre j'avais trouvé de l'aide dans l'une ou l'autre "prolongation de délai" : je ne ferai plus ceci ou cela jusqu'à lundi prochain ou jusqu'à la fin du semestre; et je trouvais justement alors dans le temps la force de résister; ou bien je me le promettais à moi-même - c'est-à-dire au fond convenable de moi-même - ou à Dieu. Au total, j'étais quand même assez convaincue de mon manque de possibilités et ce manque que j'imaginais me procurait une certaine paix avec moi-même.

 

En recevant votre enseignement s'ouvrirent pour moi de tout autres perspectives; je vis soudain - et cette vue était tout autre qu'édifiante - qu'il y avait présents en moi une disposition et parfois aussi un désir pour tout péché; si cela n'avait tenu qu'à moi, j'aurais commis de sang-froid les choses les plus incroyables; cela mettait toutes choses dans une lumière entièrement différente; bien des choses qui jusqu'alors étaient restées dans un demi-jour ou dans l'obscurité reçurent des contours monstrueux : mes propres possibilités de péché étaient justement illimitées et elles le sont encore aujourd'hui. Cette découverte aurait été presque insupportable à cause de mon manque d'humilité si Dieu ne m'avait donné presque en même temps une grande mesure de sa grâce, une mesure si grande et si évidente que je sais maintenant, pour en avoir fait l'expérience, que ce n'est que par sa grâce et réellement par elle seule que j'ai été gardée d'un grand malheur; il ne tient pas du tout à moi-même que je n'aie pas fait ceci ou cela; c'est presque à la même heure sans doute que j'ai découvert cela et que j'ai eu conscience de ce qu'était au fond la grâce.

 

Cela dura un certain temps, puis mes péchés personnels perdirent peut-être en importance propre, c'est-à-dire que leur centre de gravité fut déplacé; ils prirent du poids davantage du fait leur participation au péché général des hommes; il ne s'agissait plus tellement de savoir ce qui avait été commis réellement et effectivement par moi-même, mes péchés étaient justement une part des fautes de tous et la masse des péchés de tous, que je pouvais en quelque sorte me représenter, était constituée aussi des miens; la part qui m'en revient personnellement joue un rôle de plus en plus faible en comparaison du fait de ma participation en tant que telle. Mon péché principal consiste peut-être dans cette participation active au total; en soi et pour soi, ceci serait à nouveau difficilement surmontable - en tant que connaissance horrible - s'il n'en résultait pas la permission de collaborer à porter le péché de tous, et ceci aussi comme don de la grâce. C'est-à-dire qu'il m'est permis, à ma guise - autrement dit à la mesure de mes forces -, d'aider à enlever le péché parce que justement je participe à sa somme totale dans une mesure qu'on ne peut pas calculer. Il ne s'agit pas de savoir combien j'ai moi-même à racheter - et c'est sans doute ce qu'il y a de plus merveilleux dans ce calcul qu'on ne peut réaliser en aucune manière -, mais il m'est permis d'offrir tout ce qui est en quelque sorte à ma disposition pour aider à porter; à l'occasion cela peut sans doute être utilisé à une intention particulière, mais en général l'usage précis qui en est fait me demeure inconnu. Quelque part il y a simplement quelque chose qui est enlevé.

 

Je vous ai décrit ces choses avec tant de précision pour vous faire mieux comprendre ce qui s'est passé le samedi saint. Le plus effrayant était sans doute la rupture du contact entre moi et les humains; il n'était donc plus question de collaborer à porter ou à aider d'une manière sentie, encore moins voulue. Les péchés que je voyais et éprouvais n'avaient plus aucune forme, ils n'étaient pas non plus compréhensibles humainement; il n'y avait aucun rapport de quelque sorte que ce soit entre eux et moi; ils me dépassaient malgré mes dispositions pécheresses; ils n'avaient plus rien en commun avec mes sentiments, avec mon âme, avec mon cœur. Ils étaient si énormes et si amorphes qu'ils étaient insaisissables; on n'aurait pas su par où les prendre; de toute façon il aurait été impossible de les saisir, cela ne serait même pas venu à l'esprit de personne, car le tout était repoussant; de toute façon il était hors de question de s'en approcher. Je dois sans doute encore dire que ce jour-là l'amour m'avait été retiré d'une manière générale; je n'étais plus que réflexe et raison; mais maintenant encore que l'amour m'a été rendu, je ne vois pas comment il aurait été possible de les saisir ou comment il serait possible de le faire. Car pour commencer un travail quelconque on doit quand même avoir un point de contact sinon déjà un plan tout prêt; je ne peux pas lire un texte en arabe si je ne connais pas chacune des lettres, si je n'ai jamais entendu parler arabe, si je ne sais rien d'autre de la langue arabe si ce n'est qu'elle existe, je manque de clef à tout point de vue pour me permettre un quelconque accès. Il en était exactement ainsi là-bas, il n'y avait là que du négatif; le caractère repoussant de ce que je voyais, en décourageant toute volonté de s'approcher, augmentait encore si possible la distance. Et puis encore l'absence de toute aide; j'étais comme "déplacée"; non seulement toute seule, mais bel et bien délaissée; ce n'était pas être seule par hasard ou d'une manière voulue par moi; c'était la plus grande intensification possible de la solitude, c'était "être abandonnée"; la différence entre ces deux concepts est devenu claire pour moi pour la première fois; mais il me fut montré encore plus clairement que je ne suis pas en mesure d'aider si on ne m'aide pas moi-même; pour apprendre cela il était peut-être nécessaire que je suive ce chemin. Comme mon intelligence était encore intacte, je compris que le fait de n'avoir plus part au péché des autres - et par là le fait qu’il m’était impossible d'aider à porter - signifiait sans doute ce qu'il y avait de plus effroyable dans cette existence-là. Et quand vous me disiez le même jour dans la matinée que c'était justement une expérience de samedi saint, que cela trouverait sa fin, je vous croyais parce qu'il y a aussi une foi d'expérience, et comme vous ne m'aviez jamais dit quelque chose de faux, ceci non plus ne serait pas faux; mais, pour mon compte, je n'aurais pas attendu de fin, je ne l'aurais même pas désirée parce que tout désir était éteint, à part peut-être un seul, celui de la participation, plus encore peut-être celui de la description; j'aurais eu besoin de quelqu'un que j'aurais tenu constamment au courant, à qui j'aurais peut-être montré moins la vision elle-même que mes relations à elle, une vision qui fut à peu près la même pendant les trente-six heures que dura le "déplacement". Vous-même, qui êtes le seul avec qui j'aurais pu parler, vous n'étiez plus là quand de plus en plus le besoin de communiquer s'empara de moi et me tortura parce que je voyais très bien - parce que la raison m'était restée et que j'étais en quelque sorte objectivée et objectivante - que cela aurait été pure folie de parler à n'importe qui de mon état et du lieu où je me trouvais. La conversation avec quelqu'un d'autre que vous n'aurait été qu'occupation et non soulagement; cela m'aurait peut-être apporté un certain apaisement parce que souvent ce n'est que dans la conversation que me viennent les justes formules et que ce qui est vécu n'est parfois objectivé qu'en étant formulé et, durant ces journées, il était requis - et cela fut aussi en partie atteint - que tout soit saisi comme se trouvant hors de moi et sans relations à mon moi subjectif. (Excusez, s'il vous plaît, l'écriture qui devient toujours plus mauvaise; j'écris au lit sans appui suffisant).

 

Les gens (des patients ou des personnes troublées), je les voyais sans doute; les plus divers; ils venaient avec leurs requêtes comme d'habitude, mais ils ne me concernaient pas; et quand je les rencontrais, que je leur répondais, que je pensais aux solutions possibles et que je leur donnais des conseils - qui étaient même reçus avec reconnaissance -, cela se faisait par habitude et non par amour; et après coup c'est sans doute un peu accablant de constater que des faits basés sur l'expérience débités à toute vitesse peuvent suffire à leur montrer un chemin. Si maintenant je revoyais les mêmes personnes, je pourrais à nouveau les aimer comme auparavant, je pourrais à nouveau faire miennes leurs affaires, je pourrais retrouver accès auprès d'eux tandis que je ne trouvais aucun contact avec ce fleuve de péchés ni non plus aucune possibilité d'intervenir et de les enlever ; d'où j'en concluais qu'il n'y avait là de fait aucune solution, pour moi du moins; je ne peux rien enlever, rien soulager de ce que j'ai vu; cela n'a d'ailleurs rien non plus qui ressemble à de l'humain et ménagerait un accès. Ce n'est que du péché, sans la grâce, pire encore : sans regret. Et ce n'est que maintenant seulement - c'est-à-dire après que le samedi saint a été racheté par la semaine de Pâques et sa joie - que me saisit une véritable horreur quand je pense à ce que j'ai vécu, parce qu' une condition fondamentale pour cette horreur se trouve quand même dans l'amour.

 

Lettre d’Adrienne au P. Balthasar. Le 20.V.41. Physiquement, le samedi saint je ne ressentis pour ainsi dire rien. Je ne sais plus très bien si mes douleurs habituelles étaient là ou non, je l'ai oublié. Les souffrances supplémentaires en tout cas faisaient totalement défaut. Je ressentais seulement une très grande lassitude, peut-être comme une conséquence de ce qui avait été vécu le vendredi, peut-être aussi comme un phénomène concomitant habituel de mon état moral.

 

De ce que j'ai vu je voudrais encore dire quelque chose parce que cela accompagnait constamment ce qui était vécu. La vision elle-même consistait en un fleuve qui coulait lentement et sans arrêt devant moi, de la droite vers la gauche; ce fleuve était interminable. Le fleuve se composait d'une masse visqueuse et sombre avec des reflets d'un ocre sale. Étant donné que sa consistance ne laissait pas expliquer son fort courant, je pressentais qu'il pouvait à tout instant tout inonder; mais il ne le fit pas. Cette possibilité menaçante, et peut-être tout autant le fait qu'elle n'ait pas été utilisée, lui donnait quelque chose d'inquiétant, de monstrueux, qui était encore souligné par l'absence de tout dessin rappelant quelque chose de connu. Sa partie superficielle elle-même n'était ni lisse ni agitée de rythme, elle ne donnait aucun signe de vagues ou de tourbillons; les reflets bruns étaient bien là, mais ils n'avaient pas de contours, on ne pouvait pas les suivre des yeux, ils étaient englobés dans l'amorphe. Je vis le tout d'innombrables fois sans que je puisse affirmer que ce fût la même pièce ou une autre ou une suite, et cette impossibilité de reconnaître quelque chose donnait peut-être à entendre en partie le sens de la vision et lui donnait en même temps son caractère anonyme et infini. Je sais seulement, sans pouvoir non plus le moins du monde l'expliquer, que c'était des péchés, et des péchés mis en quelque sorte au rebut justement, sans possesseurs, c'est-à-dire des péchés sans supports, qui passaient devant moi, et c'est sans doute ce manque de supports, de contours, qui les faisaient paraître si épouvantables; il leur manquait les relations actuelles à l'homme, comme aussi en un certain sens leurs relations anciennes, mais tout autant leurs relations à une forme de péché particulière, ce qui veut sans doute dire la différenciation. Ils n'étaient pas plus ou moins mauvais, ils n'étaient pas explicables ou du moins ils n'étaient pas compréhensibles par certaines circonstances ou certaines données. On ne pouvait pas non plus leur donner un nom qui aurait pu les qualifier en quelque sorte et les aurait pour ainsi dire catalogués; ils étaient absolus, selon leur nature parfaits comme péchés.

 

Vous savez que j'aime prier. Le samedi saint, je ne pouvais pas prier; il me semblait qu'il n'y avait là aucun accès à Dieu. Quand alors je vous demandais de prier, j'espérais qu'un chemin me serait par là peut-être ouvert ou montré, mais il ne se produisit rien; je restai seule et inexaucée. Seule, je l'étais d'ailleurs déjà depuis la nuit du vendredi saint, mais cette première fois où je fus seule était déjà différente, c'est jusqu'à un certain point la solitude qui m'est restée, qui est tour à tour magnifique et atroce, mais qui cependant n'a rien de commun avec celle du samedi saint, car elle signifie en général quand même une présence; c'est ce qu'il y a de grand en elle. Et cette solitude devint, d'un point de vue humain, presque insupportablement pesante; elle fut cependant sensiblement adoucie par le fait que vous connaissiez son existence et non seulement que vous la compreniez et que vous la ressentiez, mais aussi que vous y participiez. Une fois de plus je vous en remercie (26-37).

 

1942

 

Le samedi saint, Adrienne n'est pas seulement fatiguée, elle est comme morte. La nuit fut une pure absence d'espérance. On n'a plus en soi la moindre racine qui pourrait pousser. Je ne peux me rattacher à rien pour lui inspirer courage et espérance. C'est un vide béant. Elle ne peut pas dire qu'elle désespère, ce serait beaucoup trop positif. Elle ne peut pas dire qu'elle doute de sa profession quand elle dit que tout est rien. Mais... "D'ailleurs il n'y a pas de mais". Aujourd'hui elle ne pourrait diriger personne vers le christianisme avec une bonne conscience s'il devait arriver là où elle se trouve. Quand elle parle avec des gens, c'est comme une habitude d'autrefois, un mécanisme.

 

Elle n'a plus guère de douleurs. Encore un léger mal de tête seulement. Mais la souffrance d'hier était presque une consolation comparée au vide d'aujourd'hui. Elle n'a plus rien à porter. Au bord du fleuve, elle voit le Seigneur, raide et immobile. Tout n'est que "comme si". Elle lit aujourd'hui un livre parce qu'elle se souvient qu'autrefois on a fait quelque chose comme ça. Elle parle avec des gens : cela lui rappelle que dans l'autre vie c'était correct et convenable. Elle est contente que je vienne parce que dans l'autre vie elle aurait été contente. Elle ne dit pas : samedi saint, mais : la vie du samedi saint. Car cela lui semble être un état intemporel. Elle ne peut pas se réjouir pour demain. Elle est comme une poupée, ou mieux comme un catatonique qui prend toutes les positions qu'un autre lui donne.

 

Hier soir, elle était tout à fait vide. Ce matin, elle était indiciblement triste et remplie d'horreur pour le péché. Ce soir par contre, elle n'a ni désir ni aucun autre mouvement de l'âme, mais elle a un désir infini pour après. Elle voudrait se retourner, car elle sent derrière elle couler la source de la grâce. Mais tout mouvement est coupé à la racine et rendu impossible. Elle demande de la compassion, elle demande toujours aussi si je comprends. Elle semble croire que je ne saisis rien du tout à son état. Elle-même ne comprend pas ce qu'il signifie. Mais, moi aussi, je ne vois toujours qu'un sens partiel et je ne peux pas réunir les différents aspects. Souvent elle demande : "Pourquoi donc dois-je être en ce lieu de damnation? Je ne suis quand même pas damnée". Elle sait qu'elle n'est pas là à cause de ses péchés.

 

Elle peut maintenant voir et embrasser d'un coup d’œil sa vie d'autrefois, l'année et demie qui s'est écoulée depuis sa conversion. Ce temps lui paraît comme quelque chose de très propre. Elle peut le dire parce que, aujourd'hui, elle lui est totalement étrangère. Cela ne lui appartient pas du tout. Elle se compare à une vieille femme qui ne croit plus à la vie, qui pense qu'elle n'a jamais été jeune; et tout d'un coup, comme par inadvertance, elle ouvre une vieille boîte et apparaît une magnifique robe de bal blanche. Et en même temps le souvenir des joies de sa jeunesse. C'est ainsi qu'Adrienne se souvient maintenant de son amour pour Dieu et de son don d'elle-même. Je lui demande si elle doute de l'existence de Dieu. Non. Mais on ne peut pas dire non plus qu'elle croit en Dieu. Ni non plus cependant qu'elle flotte entre la foi et le doute. Tout simplement ça n'entre pas en ligne de compte. Tout est suspendu.

 

Elle est terriblement seule. Elle sait aussi que je ne peux rien y faire. Je l'assure que je voudrais bien l'aider. Elle : "Soyez honnête. Vous ne voulez pas. Vouloir est un devoir. Vous pouvez vouloir comme un homme correct ou un ami, avec des mouvements de l'âme, mais non avec le plus intime de votre personne. Là, je vous suis indifférente".

 

Samedi soir. Le fleuve n'est plus là, mais la solitude est restée. Adrienne peut prier, mais une prière totalement éteinte et sans joie. Offrir aussi. Elle le fait pour deux personnes dont elle dit que, durant les jours de souffrances, elle a trop peu pensé à elles. Aussitôt le mal de tête la saisit à nouveau, cette fois de l'extérieur seulement, sans la pression de l'intérieur. Elle va à l'église Sainte-Claire. Elle ne peut pas entrer. Elle reste dehors dans sa voiture et elle prie un peu. Elle veut faire quelque chose pour moi : elle s'offre pour tout ce que je fais de travers ou mal, et pour toutes les lacunes de mon travail. Elle veut boucher ce trou. Elle affirme que cela a été accepté (48-50).

 

1943

 

Vendredi saint au soir. Commença alors tout d'un coup quelque chose de nouveau : elle fut saisie de vertige et elle commença à sombrer, à tomber dans un abîme. Elle avait le sentiment de tomber sans fin et toujours plus loin, toujours plus vite. Elle me demanda de ne pas la quitter. "Je ne sais pas où je suis! Je suis assise ici avec toi et je parle, et en même temps les plus grandes parties de mon moi sont tout à fait ailleurs. Une partie doit veiller auprès du cadavre du Seigneur. L'autre s'enfonce et s'enfonce toujours plus profondément". Puis elle parla longuement du devoir de veiller auprès des cadavres. Cela doit se faire, dit-elle; maintenant je le sais très bien. Tout d'un coup elle s'arrêta : "Entends-tu les chuchotements?" Je lui demandai ce que c'était. Elle écouta longuement, puis elle dit effrayée : "Nous passons trop vite, c'est pourquoi on ne peut pas comprendre. Mais ce sont des choses horribles : blasphèmes et railleries. Puis elle leva tout d'un coup la main et regarda, tendue et effrayée. Elle chuchota : "Tu vois?" Comme je lui disais non comme toujours, elle dit très doucement : "Tout brûle". Elle se tut un long moment et elle fut de nouveau très effrayée. Elle regarda tout autour d'elle et se gratta le bras gauche. Puis elle chuchota : "Ce sont les apostats". Je lui demandai des explications avec ma voix habituelle. Elle fit signe que non. "Parle à voix basse. Maintenant je vois les visages. Ce sont tous ceux qui sont restés sourds à l'appel. L'appel au sacerdoce ou à l'état religieux, ou au baptême, ou à l’Église, ou à n'importe quelle manière de suivre le Christ. Je ne sais pas où ils sont, en tout cas pas tout à fait au fond avec les pécheurs les plus grossiers. Je ne suis pas encore aussi bas et on ne peut pas les aider. Ils attendent de l'aide". Je lui posai une fois encore une question à voix haute. Elle fit signe que non, comme effrayée. "Doucement, doucement"; et elle expliqua : "Tu sais, c'est pénible pour eux qu'on les voie. Ils ont honte quand quelqu'un passe par là qui n'en est pas. C'est pour cela que nous ne devons pas faire de bruit maintenant". Je lui demandai si c'était le purgatoire. "Je ne sais pas, dit-elle. Autrefois, quand j'ai vu le purgatoire, c'était tout différent. Ceux qui sont là ne sont que des apostats. Je ne vois pas d'autres péchés. Peut-être étaient-ils dans la vie des bourgeois tout à fait convenables et, du dehors, on n'a rien remarqué. Mais quelque part à l'intérieur, ils ont dit non à un appel de Dieu. Sais-tu ce qu'est ce lieu?" Je lui lus alors 1 Pi 4,6 : "Pour cela, l’Évangile fut annoncé aux morts". Elle demanda: "Que sait-on de la descente du Christ aux enfers? Comment cela s'est-il fait?" Je dis qu'on n'en savait presque rien. Son bras gauche lui faisait mal, il brûlait. Elle dit que c'était justement le bras des hérétiques. Pendant ce temps, elle avait un très fort mal de tête; non plus la couronne d'épines, mais toute la tête sans précision. Et elle pensait que ce mal de tête était sans doute utilisé pour ceux-là. Au bout d'un quart d'heure, elle dit tout d'un coup à haute voix : "Ah! Maintenant, c'est fini. Nous sommes maintenant passés". Recommença alors la descente vertigineuse. Elle ne cessait de me demander de ne pas la quitter. Elle me demanda si Lui était encore là. Elle ne voit rien de lui et ne le sent pas. Puis elle arriva "au fond" : là il y avait à nouveau le fleuve des péchés. A nouveau l'horreur absolue et froide. Elle-même est dedans, elle ne ressent pas personnellement de l'angoisse, mais elle est marquée par l'horreur autour d'elle.

 

Le fleuve est fait des péchés, et plus précisément de tout ce qui est écœurant, de tout ce qui est mesquin, de tout ce qui est répugnant. Non pas de "grands" péchés maintenant, mais surtout des calculs et des pactes avec Dieu (jusqu'où peut-on aller, ou doit-on aller?). Et la foule est si immense qu'elle paraît interminable. Et pourtant sans cesse un nouveau péché qui passe, une nouvelle sorte de péché. Les péchés sont comme des blocs au milieu de masses qui s'écoulent, poisseuses et visqueuses.

 

"La nuit dernière, j'avais constamment le sentiment d'une exigence démesurée. Comme une dactylo qui est capable de taper cent pages en travaillant de toutes ses forces et voilà qu'on lui en demande maintenant cent-cinquante catégoriquement et sans autre indication. C'était auparavant un exigence démesurée de souffrance. Maintenant, auprès du fleuve, c'est comme une exigence démesurée de connaissance. On ne doit pas seulement voir le péché, mais tous les péchés. Il y a des gens qui vont au bordel pour voir ce qu'il y a là. C'est un peu ce qui se passe maintenant". Je lui dis qu'on doit connaître les péchés si on veut aider les hommes dans le sens de Dieu. Elle demande : "Quand apprenez-vous au fond à connaître les péchés? Au noviciat?" Je lui dis que chez nous ce n'est jamais traité comme un thème particulier. Elle pensa très sérieusement : "Mais vous devez quand même connaître le péché. Sinon, comment pouvez-vous être prêtre?"

 

Elle me demanda de prier avec elle étant donné que maintenant elle pouvait se tenir à ma prière. Pour elle-même, toute prière lui est retirée, tout amour et toute espérance. Je lui demandai si elle croyait encore. Elle hésita à répondre : ce n'est pas demandé maintenant. Il n'en est pas question maintenant.

 

Nuit du vendredi au samedi. La plupart du temps dans l'angoisse. Le fleuve, avec des coupures, où elle voit comme à travers des fenêtres les hommes à qui appartiennent les péchés. A un moment donné, ce furent les suicidés, parmi lesquels des prêtres aussi, du moins des prêtres d'autrefois. Le suicide comme manque absolu d'amour et de confiance : désespérer de Dieu. Des gens qui pensaient que l'exigence de Dieu était trop haute. Qui estimaient que cela irait mieux si on se faisait un cadre de vie plus petit, et qui devenaient de plus en plus renfermés jusqu'à ce qu'un jour ils se suppriment. - Toute possibilité d'aider est exclue. Est-ce que ces personnes sont perdues pour l'éternité? Est-ce qu'elles sont là où se trouvent leurs péchés? Adrienne n'en sait rien. Les péchés eux-mêmes sont anonymes et dépourvus de forme.

 

Comme toujours le samedi saint, elle était sans force personnelle. On voudrait bien aider quand on passe dans cette région, mais seulement par un reste de convenance humaine ou d'éducation, non par amour chrétien, comme par une sorte d'activisme inné. Et celui-ci est quand même tout à fait dénué de sens. C'est comme si on passait dans une rue où gisent dix mille blessés : on devrait commencer à les panser. Mais cela ne sert à rien. On pourrait en panser deux ou trois, mais on ne peut pas non plus les sauver, on ne peut pas non plus les charger sur soi et les porter, car aucun homme ne peut réellement porter un autre homme d'une manière purement humaine. Et l'amour lui est maintenant retiré.

 

Samedi soir. Adrienne est dans un état curieux : aucune espèce d'espérance encore, mais la prévision d'une possibilité qu'il puisse y avoir un jour à nouveau une espérance. Et même chose pour l'amour. Le fleuve de l'enfer s'est comme éloigné, il ne coule plus sans fin tout près, mais pour ainsi dire en bas : c'est comme si Adrienne s'en éloignait vers le haut. Dans cet état, elle parla longuement et elle dit une foule de choses surprenantes sur l'état du Christ le samedi saint. Comme j'étais fatigué et que je pensais oublier beaucoup de ce qu'elle disait, je lui demandai de me mettre tout cela un jour par écrit. Nous notâmes quelques mots-clefs et plus tard elle en écrivit l'essentiel (Ci-dessous).

 

Il s'agissait surtout de la question de savoir pourquoi le Christ devait aller en enfer avant de ressusciter. D'une part, c'est le plus court chemin vers le Père (l'objectivation de la passion comme fait de "redevenir Dieu"); d'autre part, il s'agissait pour lui de voir le résultat de la passion : l'enfer comme résidu des péchés.

 

Je demandai à Adrienne pourquoi elle-même devait ainsi voir l'enfer alors qu'elle était là si étrangère et si indifférente. Elle dit : "On ne peut reconnaître le péché que s'il n'a plus d'attrait pour nous; si on avait encore une réaction vivante, il nous tenterait et nous captiverait". Je la quittai dans une sorte d'espérance commençante. Plus tard dans la nuit, une fois encore elle dut aller tout à fait dans le fleuve. Elle vit une fois encore les âmes qui brûlaient. Mais celles-ci étaient maintenant transformées : tout avait un sens, il y avait une aspiration vers le haut, c'est-à-dire un sens d'espérance. Adrienne comprit à ce moment-là le sens de l'espérance comme préparation à la rédemption. Ce n'est que là où il y a espérance que Pâques peut se produire. Cela peut être un espoir humain, et quand celui-ci est à son terme, pure espérance en Dieu (59-63).

 

Notes d’Adrienne sur le samedi saint 1943 :

 

Le Christ doit passer par l'enfer pour retourner au Père; car c'est en voyant ce qu'il a obtenu, qu'il doit pouvoir voir l'ampleur de ce qu'il a accompli; ce qu'il a obtenu est séparé, c'est le péché sans ceux qui lui appartiennent; une fois pour toutes il a opéré la séparation entre le péché et le pécheur; et dans l'enfer il rencontre d'abord le péché nu, le péché qui n'est plus associé à une personne.

 

Tant qu'il était sur le chemin de la croix et n'était que livré, sans doute restait-il le Fils pour le Père, comme toujours; mais pour lui, le Père était devenu un étranger afin que la mesure de l'abandon soit totale; pour lui-même, il était devenu d'une certaine manière un homme pur et simple. Un retour était donc nécessaire, mais il ne pouvait être obtenu que si le Fils voyait dans sa totalité ce qui le séparait de l'homme : le péché. C'est en voyant la totalité du péché que sa glorification aussi fut rendue parfaite.

 

Sur la croix, le Christ restait comme éclaté. Le commencement et la fin restaient dans la Trinité, mais le présent était séparé, séparé parce qu'il assumait la passion, séparé par le poids de nos péchés sur ses épaules; et ce poids, il devait le revoir dans l'enfer comme poids séparé, horrible et menaçant dans son déploiement, mais privé de toute possibilité de déploiement parce que justement il était détaché de l'homme.

 

La grâce est toujours une fonction de l'unité du Père avec le Fils; étant donné que durant le passage à travers l'enfer, il n'y a plus de solidarité, le Fils n'est plus accompagné non plus par sa grâce propre; il ne la reçoit pas, il ne la rayonne pas. Les péchés amassés en enfer ne sont ni effacés ni transformés par la grâce; ils sont donc privés de leur ultime possibilité de conversion, ils restent finalement tout à fait désolés.

 

Pour nous - en dehors de la passion -, à la vue du Fils sur la croix, malgré tout ce qu'elle a d'horrible, il reste une espérance, annonciatrice de la grâce en quelque sorte. Mais quand nous regardons son passage à travers l'enfer, l'ultime liaison avec l'espérance ou la foi ou l'amour est effacée de sorte que le tourment devient également objectif somme toute; très profondément, il n'est plus subi; ce n'est qu'en détruisant qu'il agit, mais sans trouver d'accueil.

 

C'est par la passion, finalement aussi par la descente en enfer, que nos relations avec le Christ connaissent leur plus grande transformation, car c'est à partir de ce moment-là - étant donné qu'il vient de nous racheter - que nous avons droit à sa grâce; nous pouvons prier avec la certitude de l'obtenir. Elle ne dépend plus de lui seulement; il ne la distribue plus seulement en quelque sorte à son gré ou par hasard; il la donne sans mesure à tous ceux qui désirent la posséder et qui la demandent avec foi. La grâce est devenue désormais accessible à chacun.

 

La réalisation de ce qui est à atteindre par la nouvelle grâce se déroule dans le cadre de la loi chrétienne de la foi, de l'amour et de l'espérance; l'exaucement n'a plus besoin d'avoir des conséquences visibles, mais les conséquences sont infaillibles; depuis lors, chaque prière a son écho dans la mesure où c'est une vraie prière, c'est-à-dire une prière qui se met, dans la grâce, à la disposition de Dieu et ne désire de la grâce que ce qui est de son ressort (65-67).

 

1944

 

Vendredi après-midi. J'arrive chez Adrienne vers trois heures; elle est assise à une table et elle me regarde, éperdue; elle n'a presque plus de force, elle est trop fatiguée pour penser. Dans la demi-heure qui suit, elle devient toujours plus faible, elle sombre finalement dans une syncope ressemblant à la mort, elle sent s'ouvrir la plaie du cœur et elle sent l'eau s'épancher.

Puis elle reprend conscience et esquisse un sourire épuisé; les souffrances sont parties, les mains et les pieds sont comme insensibles, le tout est paralysé par une lassitude infinie. C'est le repos, mais pas de paix ni de vision. Après une demi-heure encore, elle dit tout d'un coup : je commence à glisser! Et elle tombe jusqu'au fond de l'enfer. Dans les trois heures qui suivent, elle me décrit presque sans interruption ce qu'elle expérimente, d'une manière incroyablement précise et subtile; je ne puis qu'en rendre l'essentiel, je n'ajoute rien de moi-même et je garde tant bien que mal ses propres termes.

 

Elle décrit d'abord la descente : quelque chose de moi reste en haut, ne descend pas dans les profondeurs; mais ce qui reste en haut est déposé dans un endroit en quelque sorte inaccessible. C'est la vraie vie qui vient de Dieu. Disons : foi, espérance et amour. Dans les profondeurs, je n'emporte qu'une sorte de négatif de la foi, une copie, l'espace vide dans lequel d'habitude l'espérance avait sa place, et une connaissance purement théorique de l'amour, on pourrait presque dire : une théorie de la connaissance de l'amour. Je sais en quoi consiste l'amour, je peux le définir, mais il n'est pas en moi. La connaissance par contre a une précision extrême, qui a en elle quelque chose de démoniaque.

 

Tout d'un coup Adrienne s'arrête et dit : on pourrait dire au fond que ce qu'on emporte en bas, c'est la psychologie. La psychologie s'occupe de l'homme, elle ne connaît que lui; tout le reste est pour elle une fonction de la vie de l'âme. La religion également. Quand un malade va voir un psychologue ou un psychiatre, l'objet autour duquel tout tourne, c'est l'âme malade, tout est rapporté à elle. La psychologie est comme un monologue sans fin; pour qu'il puisse toujours continuer, l'âme doit toujours montrer du nouveau, se montrer sous de nouveaux jours intéressants; si on a évacué par l'analyse une pelure de l'oignon, la deuxième, la centième, la millième doit être fournie afin que la science puisse avancer et l'âme continuer à se dévoiler. C'est la science de l'homme occupé de lui-même. Deux personnes aussi peuvent se comporter l'une vis-à-vis de l'autre en psychologues. J'ai de toi une image, je vois de toi une facette, peut-être dix ou cinquante facettes de ce genre, et dans ces facettes il y a pour moi ta nature. A partir de ces aspects, je me construis ta nature. Tu peux t'adapter à cette image que je me suis faite de toi, mais tu peux aussi te comporter en sens contraire pour m'échapper, pour me paraître incompréhensible, etc.; c'est un jeu que nous pouvons poursuivre l'un avec l'autre à volonté et sans fin. Un jeu de cache-cache où l'on cherche à prendre l'autre : il se livre ou se dérobe. Mais les facettes sont toujours quelque chose de fini, ce n’est jamais l'âme tout entière; celle-ci est toujours quelque chose de plus et même d'infiniment plus. Mais le facteur d'infini est donné à l'âme par Dieu; c'est pourquoi on ne peut aimer quelqu'un que si on l'aime en Dieu et que si on le laisse libre pour Dieu. On ne peut le conduire à lui-même que si on l'arrache à la psychologie et qu'on le rende attentif à Dieu.

 

Mais dans l'enfer, l'homme est occupé de lui-même et il n'y a plus rien d'infini, l'enfer est pure finitude. C'est un résidu, la mort; pas seulement la mort physique, mais la seconde mort, la mort spirituelle, la mort de l'âme. La voie pour dépasser cette mort est pour nous la confession. L'aveu dans la confession n'est pas dans ma bouche la compréhension totale, mais l'acte par lequel je me livre à Dieu. Cet acte doit s'effectuer parce que je dois me dévoiler devant Dieu pour être ouvert à sa grâce. Mais ni le pécheur, ni même le confesseur n'ont besoin de peser et de mesurer le péché dans sa pleine objectivité et dans toute sa portée; Dieu seul peut le connaître totalement, on ne doit jamais aspirer à cette totalité. La confession n'est possible que parce que le pécheur ne reste pas dans le pur péché, dans la mort spirituelle, mais qu'il demeure enveloppé par l'amour de Dieu.

 

Adrienne parlait de la confession. Elle se trouva à nouveau près du fleuve de l'enfer. Elle sentait le fleuve passer derrière elle en lui frôlant le dos. Elle sentait son froid et sa fange gluante. Bien qu'il fût derrière elle, elle le voyait pourtant : il était fait des péchés qui ont été enlevés; ils flottaient comme des paquets dans l'eau boueuse, des paquets qui étaient enveloppés dans une sorte de toile de jute et qui contenaient différents péchés : orgueil, ambition démesurée, avarice, etc. Adrienne sentait le goût du fleuve dans sa bouche et rien ne l'aidait à lutter contre ce goût : ni nourriture, ni boisson. Il n'y avait personne dans le fleuve, seulement les péchés empaquetés par catégories. Le Seigneur non plus n'était pas visible, on savait seulement qu'il était présent là quelque part.

 

Mais devant le fleuve il y avait beaucoup de monde. Il y avait là des groupes de cinq à vingt personnes, et chacune avait devant ou derrière elle une torche, une colonne de feu. Au début, Adrienne ne comprenait pas ce que cela signifiait. Puis elle comprit que ces personnes ne devaient faire qu'un avec leur torche. Elles devaient la saisir, se précipiter dans le feu. Pour le moment, elles ne le faisaient pas, elles attendaient la décision en face du fleuve. Ou bien plus exactement : on les laissait là jusqu'à ce qu'elles aient décidé de brûler. Brûler veut dire : se tenir près de son péché, se jeter dans le purgatoire, montrer son désir de purification. Car on n'entre que volontairement dans le feu purificateur, il y faut de l'humilité. Et bien des gens attendent ici avant de se décider à brûler.

 

Adrienne donna des exemples. Prenons, dit-elle, l'un de nos braves bourgeois suisses, un homme rempli de principes, imbu de lui-même, club de détente, etc. L'homme meurt tel qu’il est : il arrive maintenant pour ainsi dire dans un pays totalement étranger. Il n'y comprend rien de rien. Il a besoin de temps pour qu'il en vienne seulement à remarquer ce qu'avait d'insensés ses principes inébranlables, qu'il n'est pas un type bien, mais un minable raté. Il était habitué à jouer l'homme fort, attablé au café en bras de chemise; maintenant il arrive pour ainsi dire dans un hôtel distingué à la table d'hôte, il fait d'abord remarquer à voix haute que lui, en tant que Suisse libre, il a bien le droit après tout de venir en bras de chemise si cela lui convient; comme personne ne rit, il commence petit à petit à éprouver de la gêne, il se fait de plus en plus petit.

 

Adrienne voit de très nombreuses âmes en semblable situation. Ce qui leur est commun, c'est une dureté de cœur. Elle me décrit toute une série de types qu'elle a vus là, parmi lesquels des gens comme il faut et pieux, à qui a manqué l'amour. Un prêtre par exemple qui avait eu un enfant avant d'entrer au séminaire, qui avait certes bien compris par là ce que pouvait être l'amour, mais qui n'avait pas assumé sa responsabilité et avait fui l'amour pour se réfugier dans la piété. Des religieuses qui avaient fui l'homme pour se réfugier dans un monastère par piété égoïste; elles voulaient être épargnées, elles voulaient leur Dieu pour elles seules (et pour cette raison même, elles ne le virent jamais leur vie durant); et quand de temps à autre elles avaient eu une expérience qui aurait pu leur montrer le chemin de l'amour véritable, elles avaient fui de nouveau, épouvantées, et elles avaient verrouillé leurs portes. Puis tous ceux qui, dans leur prière, promettaient à Dieu monts et merveilles et les lui offraient dans de longs discours au lieu de faire sa volonté; mais, dans tous les sacrifices qu'ils apportaient, ils ne faisaient justement pas la seule chose que Dieu voulait en vérité. Et encore des gens - des athées par exemple - qui étaient restés attachés à une fausse doctrine contre leur conviction intime ou qui étaient restés attachés à une moitié de foi. Ce qui est le plus faiblement représenté ici, c'est le sexuel et l'érotique. Car il est rare qu'il y ait convoitise sans une petite étincelle de don de soi. Même les perversions ou les excès ou les déviations de l'érotique se trouvent d'une certaine manière à l'ombre de la pensée du don de soi, celui-ci résonne du moins quelque part. Les pécheurs de ce genre peuvent et veulent brûler tout de suite.

 

Qu'il puisse y avoir un état avant le purgatoire proprement dit est pour Adrienne (et naturellement pour moi aussi) une grande et surprenante découverte. On doit d'abord être "digne" et vouloir aller dans les flammes. Tant qu'on n'est pas prêt, on est comme placé dans un coin en face de l'enfer. Sans Dieu et aussi sans les hommes, tout seul avec soi, jusqu'à ce que l'existence devienne si ennuyeuse et si lugubre que s'éveille le désir de l'amour. Je demande à Adrienne ce qui reste alors d'un petit bourgeois après la purification. Adrienne dit : dans le feu, arrive une grâce si incroyable qu'elle s'attache à tout ce qu'elle peut trouver de positif dans l'homme ; elle s'y entend pour tirer quelque chose de tout : des plus petits élans d'amour, des plus petites aumônes, du moindre mot amical. Naturellement ce n'est pas le but du feu de nous faire là-haut tous égaux comme si le feu éduquait chacun aussi longtemps qu'il faudrait pour qu'il arrive aussi loin que les saints. Là-haut, Dieu laisse aussi à chacun son caractère et ses proportions. Mais le tout sur la base commune de l'amour.

 

Devant l'enfer, on rencontre aussi tous les non baptisés et tous les enfants mort-nés. Je demande à Adrienne où ils sont. Elle dit : on les trouve à chaque chute, dans cette "dégringolade" (en français). Je demande ce qu'ils deviennent. Elle : on leur donne à boire. On leur donne lumière et intelligence. Moi : mais dans l'au-delà ils ne peuvent quand même plus se décider pour ou contre Dieu. Adrienne : non, cela leur est épargné, la grâce les élève plus haut, elle les prépare à la vision de Dieu sur un chemin spécial. Adrienne se souvenait que l'Abbé Journet avait dit dans une conférence que ces enfants ne verraient jamais Dieu. Cela ne va pas, dit-elle, on ne peut absolument pas dire cela.

 

Je lui demande ce qu'il en est des enfants mort-nés. Elle : ceux-ci sont dans le même cas que les enfants qui sont nés. Mais si on les a fait avorter, ceux qui les ont fait avorter doivent répondre d'eux; la grâce pour l'enfant leur est en quelque sorte soutirée par leur pénitence; et il est certes plus grave d'empêcher volontairement un être humain de naître, de pouvoir devenir chrétien et enfant de Dieu, que de tuer un chrétien déjà constitué. On retire davantage à Dieu dans le premier cas.

 

Le samedi saint est le jour de l’examen et du savoir. On doit tout examiner et tout comprendre. On est conduit dans l'au-delà comme dans un musée. Exactement comme dans une salle d'opération où sont alités différents malades, nus et en sang. On n'a pas le droit d'aider. Aujourd'hui la compassion vous est retirée. On doit seulement regarder et comprendre, sans participer.

 

Le samedi matin, Adrienne dit qu'elle réclame intérieurement cette participation. Plutôt participer au péché que de se trouver ainsi en dehors de tout! Le soir elle me dira que tout lui avait été retiré, même le goût de participer et de porter. Dans son état, tout est impossible : aussi bien ce qu'elle fait que son contraire. Physiquement, elle est dans une lassitude extrême; depuis hier, elle sent des séquelles dans tous ses membres; ils sont de plomb, lourds et d'une lassitude sourde.

 

Adrienne dit qu'elle comprend bien maintenant pourquoi le Seigneur devait descendre ici. C'est l'ultime conséquence de l'incarnation. D'abord il était purement Dieu en lui-même, pur infini. Puis il devint homme, il contracta mille relations avec les autres hommes, il connut mille états, changeants et passagers, des efforts et de l'effervescence, il vécut une destinée qui suivait son cours, dans quelque chose d'immense qui était toujours ouvert sur l'infini du Père. Il lui manquait encore la connaissance de ce que c'est que de n'être pas Dieu du tout, la connaissance pour ainsi dire de la pure finitude en son immensité.

 

Les deux larrons en croix, dit Adrienne, étaient symboliques. Ils indiquaient, comme en deux paraboles, les deux chemins du Seigneur. Ce ne sont pas seulement les deux possibilités de l'humanité, mais aussi les deux mouvements du Christ lui-même. Le premier mouvement est le chemin qui va du ciel jusqu'à la croix. Sur ce chemin, le Seigneur envoie le larron de droite. Le deuxième chemin va de la croix à l'enfer; sur ce chemin, il doit suivre le larron de gauche pour le chercher là-bas.

 

Puis Adrienne parla à nouveau de l'enfer. L'essentiel du samedi saint, dit-elle, c'est que toute spontanéité a cessé. Tout est rigide, seul le fleuve est en mouvement. Mais il est en mouvement comme mort, comme sur une plaque tournante, c'est mécanique. Maintenant tout aussi en moi est comme ça. Il n'y a rien qui se passe, pas d'événements. Les événements, c'est quelque chose de très mystérieux que les hommes ne comprennent toujours que quand ils sont passés. On ne les attrape jamais. L'instant de la conception est pour une femme un événement extrêmement important ; c’est l'origine de son enfant, mais elle n'en sait rien. Elle ne sait même pas si elle a conçu. Il en va toujours ainsi pour nous en quelque sorte. Nous vivons entourés et portés par la vie et ses événements, par la croissance et par la grâce. C'est ce qui en enfer cesse complètement. C'est pourquoi maintenant non plus il n'y a aucune espèce de chemin d'homme à homme. Je ne pourrais pas aller chez vous même si je le voulais.

 

Le samedi soir, j’allai chez Adrienne dans l'espoir qu'il y aurait, comme les années précédentes, une sorte de passage vers Pâques, le commencement d'une clarté. Mais elle était descendue plus profondément que le matin. Elle me parla encore des péchés qu'elle voyait. C'était surtout ceux qui avaient vécu une double vie : l'une, religieuse mais fausse, par laquelle ils s'assurent contre Dieu; l'autre, égoïste, pour eux-mêmes. Ils se confessent, mais non en vérité. Pour la confession, ils ont tout un code chiffré : pour leur péché réel, ils disent tel autre péché précis. Pour quelque chose de profondément personnel, ils signalent quelque chose de commun, qui n'engage à rien. Ils font comme s'ils dévoilaient, mais ils cachent l'essentiel. Ils ont une sorte de vague repentir, mais qui ne va nulle part jusqu'au fond. Quand, par les circonstances ou par la grâce, ils ont été empêchés de commettre un péché, ils s'en attribuent à eux-mêmes le mérite. L'échelle de ces faux chrétiens va du peuple ordinaire aux fonctions les plus hautes de l’Église et, en montant, cela devient toujours pire et plus sérieux. Adrienne vit une foule de prêtres, de prélats, de cardinaux et d'autres dignitaires qui menaient une double vie de ce genre. Elle me décrivit des détails effroyables que je préfère omettre. "Toutes nos assurances se trouvent à la lisière de l'enfer".

 

Tout d'un coup elle fut en extase, elle se leva, elle marcha de long en large dans la chambre, lentement, en regardant intensément devant elle, soupirant profondément, gémissant doucement… Quand elle revint à elle, elle commença alors à raconter ce qui était arrivé. Elle était d'excellente humeur, elle riait de ses souffrances et de mon inquiétude, le "trou" était passé. Elle savait qu'il y avait une rédemption. Je lui rappelais alors qu'il y a quelques semaines il avait été promis qu'à Pâques nous "verrions" la rédemption. Elle ne le savait plus, elle était totalement occupée par ce qu'elle avait vécu.

 

Elle avait d'abord vu une foule interminable de pécheurs, chacun à côté de sa torche. Aucun ne brûlait, aucun ne voulait s'ouvrir et se donner totalement. C'était des bandes immenses, une procession interminable. C'était un spectacle si effroyable qu'Adrienne s'agita de plus en plus : ils doivent se repentir, ils doivent brûler à tout prix! Tout d'un coup aussi l'ancienne Adrienne fut éveillée; la morte en bas et la vivante en haut ne furent plus qu'une pendant un moment, c'est pourquoi elle put s'offrir elle-même, elle put collaborer. Et elle vit devant elle, dans la boue profonde où marchait des pieds innombrables, une tout autre trace : l'empreinte du pied du Seigneur, qui traversait toutes les autres. Une trace absolument pure, une trace qui montait. Elle en fut saisie tout entière : suivre cette trace! Et pour l'amour du ciel : doucement, et soi-même ne pas laisser de trace derrière soi afin que personne ne soit déçu et se mette à suivre ses traces à elle plutôt que celles du Seigneur. Elle savait qu'il y avait moyen de le suivre, qu'il y avait une corédemption (73-83).

 

1945

 

Vendredi saint. De 10H à 12H. (Ce qui suit a été sténographié exactement sur place). Adrienne voit la croix et, sur elle, le Seigneur mort. Il y est suspendu dans une obscurité totale. Bien au-dessus et, séparée de l'obscurité, sans transition, la lumière du Père et de l'Esprit Saint, comme en attente. Dans cette lumière d'en haut, le Fils devient visible, lumière lui-même, transparent, spirituel (il semble avoir une sorte de corps spirituel, dit Adrienne, mais seulement pour que nous puissions le saisir). Il est réuni au Père un instant. Dans cette réunion, il remet au Père la rédemption accomplie, mais seulement comme quelque chose de provisoire. L'essentiel est achevé et déposé auprès du Père. La réunion du Père et du Fils est comme ponctuelle et établie en vue d'une nouvelle séparation : le Père accueille la rédemption et le Fils reçoit sa nouvelle tâche, qui n'est plus une mission dans le monde des vivants, mais qui concerne totalement le Père lui-même. Puis Adrienne voit comment le Fils redevient ténèbres et ne fait à nouveau plus qu'un avec le mort suspendu à la croix pour descendre dans le royaume du purgatoire et de l'enfer. Non comme s'il descendait avec son corps mort, mais il est dans l'état du mort, de celui qui n'est pas encore ressuscité. L'instant où le Père et le Fils se rencontrent après la mort et où le Seigneur demeure au "paradis" n'est rencontre que comme point de départ d'une séparation renouvelée le samedi saint. Dans la séparation, le Père va initier le Fils à ses mystères ultimes, et cette initiation doit se faire dans la séparation.

 

Un exemple humain. Il pourrait se faire que quelqu'un veuille faire connaître à son ami tous les secrets de sa vie; il lui remet pour cela les clefs de son bureau où se trouvent son journal et ses lettres d'amour, son compte en banque, bref, tous ses secrets. Lui-même ne veut pas être là quand son ami regardera tout cela, il s'absentera et, plus tard, les deux n'en parleront pas non plus. Celui qui a livré son secret ne veut pas savoir ce que son ami a regardé, il ne veut pas savoir s'il a tout lu ou une partie seulement ou rien du tout. Cela devait simplement montrer sa pleine confiance, et toute question serait un signe de méfiance. L'amour remet la clef sans vouloir savoir ce qui s'ensuit, et la mesure où le secret a été partagé doit elle-même rester un secret. Car le secret a été laissé à la libre disposition de l'ami.

 

Comme dernier exemple, Adrienne mentionne le journal que je tiens sur elle, dont elle sait seulement qu'il existe. Elle avoue qu'elle a été tentée un instant de me demander de pouvoir l'examiner. Mais elle a compris que cela aurait nui à la parfaite confiance. Elle ne veut pas savoir ce que je fais de son secret, bien que ce ne soit pas tout à fait facile.

 

La descente du Fils aux enfers, c'est le Père qui livre son secret. Le Père accordera au Fils - et cela en étant lui-même absent - de connaître le mystère de ses ténèbres qu'il s'était réservé depuis toujours. C'est le mystère du Père qu'il a gardé pour lui jusqu'alors parce qu'il n'avait remis au Fils que la rédemption, la miséricorde, l'amour, la lumière, la vie. Il ne l'a pas envoyé pour juger mais pour racheter. L'enfer est traité comme un mystère entre le Père et le Fils. Après le retour du Fils au ciel, il ne fera pas non plus l'objet d'un "thème de conversation" entre le Père et le Fils.

 

Adrienne insiste beaucoup sur ce caractère mystérieux du péché; il n'est qu'une partie des grands mystères de notre foi. Dans l’Église catholique, on rencontre souvent une mésestime ou un affadissement de tout ce qui relève du mystère. On croit qu'on perce tout, on croit peser la gravité des péchés, les répartir par catégories et selon leur poids, délimiter avec soin les vertus les unes des autres et pouvoir déterminer entre vertu et péché une zone indifférente. On oublie par là à quel point le bien et le péché demeurent en Dieu des mystères insondables qu'on ne peut pas non plus percer à jour dans la confession et que personne n'a le droit de vouloir pénétrer totalement. Quand quelqu'un confesse son manque d'amour et ressent celui-ci comme insondable, le confesseur le croira certes, mais il n'estimera pourtant pas que c'est un homme insensible. Il verra peut-être en lui quelqu'un qui est en chemin vers l'amour, il verra en lui l'amour qu'il cherche. Celui qui se confesse se montre nu, sans honte, mais le regard du confesseur ne profitera pas de la situation, il verra en tout un mystère d'amour qui est caché en Dieu.

 

Par notre confession, nous nous dévoilons devant le Fils. La descente aux enfers est d'une certaine manière le dévoilement, la confession du Père devant le Fils. Dans les deux cas, l'ultime cachot est ouvert et montré de sorte qu'on ne laisse rien de caché, la dernière chose justement doit venir à la lumière. C'est en cela qu'il y a une ressemblance entre la descente aux enfers et la confession. Dans le fait aussi que les deux se déroulent dans l'amour. On ne peut pas se confesser sans amour. En dehors de l'amour, on peut s'analyser aussi longtemps qu'on veut, se "soulager" moralement par là en quelque sorte, avoir peut-être aussi ensuite le sentiment d'avoir fait une œuvre méritoire : ce ne serait pas une confession. Peut-être pour l'âme une sorte de revue d'actualités hebdomadaire. Peut-être aussi quelque chose qui n'est pas très honnête, qui ne ferait qu'enfermer davantage encore l'âme dans son propre moi. On ne peut se confesser que si on aime Dieu, que si on possède du moins un début d'amour de Dieu, même si on ne reçoit à nouveau l'amour parfait que par l'absolution. La confession est l'amour qui cherche, l'absolution est l'amour trouvé.

 

Que le Père donc montre son enfer au Fils, c'est un mystère de l'amour du Père. Il le fait avec amour : il ne fait pas tomber le Fils tout de suite dans l'enfer le plus profond, mais il le conduit pour ainsi dire à partir d'en haut et il commence par la partie du purgatoire qui est la plus proche du ciel. Le Fils rencontre ici ceux qui sont déjà purifiés par son amour rédempteur. Il ne voit certes pas le résultat de cette purification, la rédemption elle-même (ceci ne sera possible qu'à Pâques), mais il voit pourtant que l'amour est à l’œuvre, son amour précisément qui s'est dégagé sur la croix. Qu'il voie cela, c'est une prévenance du Père. Le Père montre au Fils que, dans sa justice, il n'est pas insensible à la miséricorde du Fils; il lui montre, avant même l'achèvement de l’œuvre de la rédemption, les effets de l'amour à l'intérieur du domaine de la justice. Il lui ouvre le cachot du côté où l'amour est visible. Le Fils voit ici que les âmes se trouvent entre la justice et l'amour, il voit comment les deux coïncident dans le processus de purification. Les âmes se trouvent exactement sur l'arête qui sépare l'ancienne alliance de la nouvelle, et elles doivent venir à bout des deux. Elles doivent apprendre à saisir le sens des deux dans leur unité. Elles marchent pour ainsi dire à tâtons des deux côtés, vers la justice et vers l'amour, elles déploient en quelque sorte avec leur substance des antennes et des tentacules pour saisir et s'approprier l'unique vérité de Dieu. En arrivant dans le purgatoire, elles apportaient avec elles leurs empreintes et leurs idées humaines qui étaient en quelque sorte enfermées dans leur subjectivité. Elles doivent maintenant apprendre à juger selon la mesure de la justice et de l'amour de Dieu. Elles ne commencent pas toutes au même niveau. Les unes ont derrière elles une vie dans le péché, les autres une vie dans la grâce. Toutes sont pécheresses, mais elles ont saisi et reçu plus ou moins de la grâce. Toutes pourtant doivent mettre à jour leurs connaissances et s'adapter à l'atmosphère de Dieu. Elles doivent s'habituer à la justice du Père et à l'amour du Fils. En la matière, elles ne sont pas simplement passives, elles ne sont pas purifiées sans qu'elles le veuillent. Ce qu'a de passif le purgatoire, c'est qu'à présent elles ne sont mises que devant une seule possibilité : se laisser purifier, capituler devant la justice du Père et l'amour du Fils. Justice et amour attendent simplement d'être reconnus. Plus les âmes connaissent déjà l'amour et plus elles l'ont éprouvé, plus elles sont attendues par l'amour du Fils; plus elles étaient infatuées d'elles-mêmes dans la vie, voulant estimer toutes choses selon leur propre mesure morale, plus donc elles se trouvaient à côté de l'amour, plus elles tendent vers l'ancienne Alliance. Mais parce que les deux alliances forment une unité parfaite, la synthèse du purgatoire est calculée pour toutes, et toutes doivent se laisser toucher par l'ensemble. Aucun coin de l'âme n'a le droit de se soustraire à la justice et aucun à l'amour. L'âme doit s'offrir tout entière à la justice et tout entière à l'amour, elle doit apprendre à connaître l'unité du Père et du Fils, elle n'a pas le droit d'être le moins du monde éclectique. Elle doit apprendre à être catholique. Cet aspect catholique consiste dans le fait qu'on se tient tout entier à la disposition de Dieu et qu'on ne choisit pas soi-même. Celui qui se confesse ne peut cacher aucun péché grave sans réduire à néant toute la confession. Celui qui exerce un ministère dans l’Église doit être prêt, de soi, à tout ministère, à toute mission dans l’Église. Il n'a pas le droit de faire des réserves parce que la répartition des ministères ne dépend pas finalement de la mesure des qualités et des aptitudes propres, mais de la liberté de l'Esprit Saint et de l'obéissance à son endroit. Ainsi dans le purgatoire, on ne peut pas mettre de conditions; on ne peut pas non plus vouloir faire juger tel péché par la justice et tel autre par la miséricorde, demander ici un peu plus d'indulgence tandis que là on veut bien porter éventuellement la juste expiation parce qu'on redoute la confrontation avec le pur amour. On doit se tourner de telle manière qu'on devienne accessible de tous les côtés à l'ensemble formé par la justice et par l'amour.

 

En contemplant tout d'abord ce mystère, le Seigneur voit pour ainsi dire l'institution, la constitution du purgatoire lui-même. Il le voit comme l'unité de la justice et de l'amour, de l'ancienne et de la nouvelle Alliance, donc comme conditionné aussi par la croix. A l'arrière-plan se trouve l'enfer qui n'est pas pénétré. Mais le Seigneur se trouve maintenant au milieu de deux extrêmes : d'un côté se trouve l’œuvre du pur amour : la croix, de l'autre côté l’œuvre de la pure justice : l'enfer. Et il voit ce que le Père fait des deux : il voit la synthèse. Il y a ici une prévenance réciproque de la part du Père et de la part du Fils. La prévenance du Fils consiste en ce qu'il a déposé sa rédemption auprès du Père pour être initié au mystère du Père. Par sa souffrance sur la croix, il a en main la clef de la rédemption; en soi il pourrait absoudre toutes les âmes tout de suite et tout simplement et les conduire au ciel. Mais cela se ferait sans tenir compte du Père, cela ne se ferait donc pas dans l'unité de l'amour du Père ni à l'intérieur de sa mission. C'est pourquoi il doit se porter à la rencontre de la justice du Père. Le Père vient à la rencontre du Fils en ne lui montrant pas en premier lieu l'enfer nu, mais la synthèse de l'enfer et de la croix, donc l'effet de l'amour du Fils à l'intérieur de la pure justice. Avant la croix, il n'y avait que l'enfer définitif. Il n'y a de purgatoire que par l'acte rédempteur du Fils. Et le Père montre au Fils qu'il n'est pas sans être influencé par la rédemption, même si cette rédemption demeure provisoirement déposée auprès de lui, le Père.

 

Le Fils est ensuite conduit plus profondément dans le lieu de la purification. C'est le lieu qu'Adrienne a déjà vu auparavant, où l'amour du Fils n'est pas encore reçu, où les âmes refusent encore d'entrer dans la flamme de l'amour purifiant. Tous les lieux et tous les états où l'amour du Seigneur n'est pas reçu correspondent à cette région du purgatoire. Dans une vision, Adrienne voit une foule de tableaux comme entassés les uns sur les autres : uniquement des scènes où l'amour du Seigneur est offert mais n'est pas reçu. Elle voit par exemple un camp de concentration qui est justement "liquidé" : ni les bourreaux ni les victimes n'acceptent le Seigneur, une conférence de la paix qui ne se soucie pas du Seigneur. Partout le Seigneur offre son amour, partout il rencontre le refus. Il tente d'intervenir auprès du Père pour les âmes qui refusent, mais dans la mesure où il se trouve à cet endroit du purgatoire, sa prière et son amour ne sont pas reçus. Il ne peut pas encore s'identifier avec une âme qui ne veut rien savoir de lui. Il est lié. Il n'est pas saisi dans l'action de la rédemption, mais dans la contemplation de l’œuvre du Père. Ici, dans la vision du samedi saint, sa mission de rédempteur est pour ainsi dire suspendue. Et plus il pénètre profondément dans le mystère du Père, plus grandit sa vénération pour l’œuvre du Père, plus il veut laisser au Père sa liberté, moins il veut s'imposer avec son œuvre, plus il devient pur don de lui-même au Père inconcevable en son action, plus il se livre aux ténèbres du Père. Il avance dans son mystère en tâtonnant. Il ne veut pas agir le samedi saint, il reste lié dans la vision.

 

C'est pourquoi l’Église sur terre, qui vit dans l'amour, dont l'amour n'est pas lié, doit prier d'autant plus avec la Mère du Seigneur pour ceux qui n'accueillent pas encore l'amour du Seigneur, qui lient son amour; le Père fera que ces prières deviennent efficaces en suppléance pour le Fils qui, dans la vision du samedi saint, n'est pas capable de prier efficacement. Pour les croyants sur terre, le fleuve de la grâce n'est pas coupé, ils ont un accès immédiat à l'amour du Père. Ils interviennent avec leur prière pour le salut du monde.

 

Ceux qui se sont détournés, ceux qui ne veulent pas encore accueillir l'amour du Seigneur, le Fils doit les confier au Père ici en bas, il doit laisser s'accomplir en eux la procédure du Père. Les âmes sont enfermées dans cet état. Elles ne souhaitent aucune aide et aucune prière de l'extérieur. Elles ne reconnaissent pas leur faute, elles ne sont pas prêtes à recevoir la pure grâce du pardon comme l'unique moyen de s'en sortir. Elles se targuent de leur propre justice, de leurs principes, de leur vie passée. Elles veulent expier leurs péchés selon un procédé qu'elles comprennent elles-mêmes. Elles sont ainsi remises à la procédure du Père qui sait bien, dans son mystère, comment, pour chaque âme, il a à combiner justice et miséricorde afin de les forcer (de les ouvrir de force) et de les conduire à l'amour du Fils. Il mêle toujours déjà à sa justice une goutte de l'amour du Fils sans que l'âme le sache et le reconnaisse. Avec le temps, la procédure agira. L'âme commence alors à souffrir en tous ses membres et à ressentir son incapacité à se tirer d'affaire elle-même, elle se voit forcée de renoncer à ses assurances. La cuirasse de morale pharisaïque dont elle s'était entourée lui devient insupportable. Elle comprend qu'elle n'en sortira pas toute seule : elle a besoin d'aide. Elle doit demander qu'on intercède pour elle. C'est alors que le Seigneur est libéré, lui qui était lié par son refus. C'est alors que sa prière pour l'âme devient efficace. Et elle qui jusqu'alors était prise dans les glaces se met en mouvement, aspire à l'amour, se dirige vers la sortie du purgatoire. C'est pendant que le pécheur désire l'amour et la pureté de manière toujours plus pressante, qu'il se repent toujours plus de son péché, qu'il laisse la prière du Seigneur et de l’Église devenir en lui toujours plus efficace, que le changement décisif s'accomplit en lui. Dans la mesure où il reconnaît la gravité de son péché, où il commence à voir toute l'étendue du monde du péché et sa malice, il oublie les limites qui séparent sa propre faute de celle des autres. Il ne voit plus qu'une chose : l'offense infinie faite à Dieu par chaque péché. Il ne la reconnaît pas directement dans les autres (dans le purgatoire on ne voit pas les autres), mais en jetant un regard en arrière sur son état, comment il était dans la vie et comment il était quand il est entré dans le lieu de la purification. C'est dans ce tableau de désolation qu'il reconnaît la nature du péché d'une manière générale. Il ne lui importe plus alors de savoir si lui-même ou un autre a commis le péché; il n'a donc plus non plus le souci de sa purification et de sa rédemption personnelles, il ne calcule plus le temps pour ainsi dire qu'il doit encore passer ici. Il est tellement possédé par la pensée de l'expiation et de l'aide à apporter aux autres qu'il serait maintenant prêt à rester avec joie dans le feu jusqu'à la fin du monde si seulement Dieu en était moins offensé. Tout le poids passe du moi à l'amour de Dieu et, par l'amour de Dieu, à l'amour du prochain. L'âme ne veut plus atteindre de buts personnels, elle ne veut plus être qu'un instrument de l'amour. A l'instant où cette pensée la remplit, elle est sauvée. Il lui est permis de prier avec le Seigneur et avec l’Église, sa prière commence à être efficace dans la communion des saints, et ceci est l'absolution définitive avec laquelle elle entre au ciel. Le purgatoire, c'est le moi; le ciel, c'est les autres. Le passage se fait dans l'amour du Seigneur. L'ordre de l'amour dans le monde et dans le purgatoire est comme inversé : sur terre le grand commandement du Seigneur est de nous aimer les uns les autres. Par l'amour du prochain, l'amour de Dieu est garanti et établi toujours plus solidement. Le chemin décisif vers Dieu passe par l'amour du prochain. Dans le purgatoire, c'est inversé : le pécheur reconnaît d'abord l'offense faite à Dieu, dont il est responsable, il arrive à l'amour du Christ et, à partir de cet amour, l'amour des hommes s'ouvre pour lui. A l'instant où il voit que l'amour du Seigneur est partage infini avec les frères, il est sauvé : il passe de l'état de confession dans le purgatoire à celui de la communion qui est le ciel.

 

Quand je revins le soir vers neuf heures place de la cathédrale - toujours encore le vendredi saint -, Adrienne était descendue plus profondément dans le lieu de la purification. Déjà quand je la quittai dans l'après-midi, elle se sentait dans le voisinage de l'enfer. "J'ai à nouveau ce goût dans la bouche", disait-elle, "glaise et boue". Maintenant elle parle de son état. Elle se sent dédoublée dans l'Adrienne qui pourrait mener une vie décente dans sa maison et cette autre qui doit faire des voyages aventureux à travers l'au-delà. La deuxième voudrait bien être la première, mais dès qu'elle se voit comme la première, un profond dégoût d'elle-même la saisit : tranquillité, bien-être, vie paisible, pharisaïsme! Un tel contenu de vie serait encore plus insupportable que la vie en enfer sans amour. Dans les deux situations, elle voudrait se confesser, se dévoiler, pour arriver au fond; cependant partout elle rencontre la même chose : le manque d'amour. Si elle demeure voilée, elle ne voit là qu'une fuite de la bonne foi, donc du pharisaïsme; si elle cherche à se donner telle qu'elle est, le résultat est le même. Et plus elle cherche à se "vêtir", à se "donner" telle qu'elle est, plus nu paraît son pharisaïsme. Elle me décrit cet état désespéré avec une précision tout à fait étonnante d'analyse psychique, avec la froide objectivité que pourrait avoir un chirurgien des âmes. Le sens ultime de cette analyse, elle ne le comprend pas. Je lui dis : dans cet état, vous pouvez faire ce que vous voulez, ce sera toujours faux parce que votre amour pour Dieu est maintenant déposé auprès de Dieu et, sans amour, il n'y a que pharisaïsme. Ce mot la touche profondément; elle le comprend bien et l'approuve tout à fait sans qu'une aide lui soit par là offerte.

 

Elle raconte ce qu'elle voit. Elle se trouve maintenant tout au fond, près du fleuve de l'enfer qu'elle a vu chaque année. Il s'écoule à nouveau sans fin et mécaniquement, sans vie propre. Dans ce fleuve, Adrienne voit émerger deux planches ressemblant à un pont de fortune comme on en rencontre sur les torrents. Ce sont des poutres grossières, noircies au feu. Ce pont sert à décharger dans le fleuve de l'enfer les péchés qui ont été enlevés dans le lieu de la purification. Aucun homme n'a jamais mis le pied dessus, et le Seigneur non plus ne le fait pas. N'y mettent le pied que ceux à qui a été confiée la tâche de porter les péchés en enfer. Adrienne ne sait pas de qui il s’agit, peut-être des anges, pense-t-elle. Les déchargeurs apportent les péchés, gros et informes, comme le sont les péchés que charrie déjà le fleuve. Et pourtant ces péchés ont des proportions qui sont connues des déchargeurs. Pour parler de manière imagée : d'un pécheur sont déchargées dix brouettes pleines, d'un autre vingt brouettes. Le pécheur lui-même ne connaît pas les dimensions. Jamais il n'en a connaissance. Il sait seulement que son mensonge, sa luxure, etc., ont été enlevés. Il n'est jamais en mesure de comparer la quantité et le poids de ses péchés avec la quantité et le poids des péchés des autres. Cette quantité et ce poids sont objectivement connaissables. Le Seigneur aussi prend ses distances par rapport à ce savoir. S'il se souciait de cette quantité et de ce poids, il semblerait alors vouloir mesurer pour ainsi dire la somme totale des péchés enlevés. Mais justement cela, il ne le veut pas. Il ne veut pas enlever seulement une certaine masse de péché mais le péché du monde tout simplement. Tout le péché. Il ne veut jamais non plus regarder les péchés personnels séparés du pécheur. Il voit exactement le péché tant qu'il est attaché à l'homme qu'il aime. Il connaît ce qu'il y a en lui de bien et de mal. Mais seul lui importe l'homme, seul celui-ci l'intéresse. Dès qu'il arrive à séparer le péché du pécheur, le péché ne l'intéresse plus. Ce qui est enlevé appartient en quelque sorte à la comptabilité du Père. Seul l'amour intéresse le Fils; dans ses relations avec l'homme, il est conduit exclusivement par l'amour. Il ne veut rien savoir de ce qui ne serait pas l'amour. Le Seigneur n'aime pas moins un homme parce qu'il pécheur. Il ne laisse jamais la mesure de son amour être déterminée par la mesure du péché. C'est pourquoi il ne veut pas connaître non plus les dimensions du péché. Il ne considère le péché que comme ce qui, dans le pécheur, empêche encore provisoirement l'accueil de son amour.

 

Après m'avoir expliqué cela et comme je terminais d'en prendre note, une exclamation d'effroi échappe à Adrienne. Je vois qu'elle est totalement absorbée et que son esprit est ailleurs. La scène qui suit fait partie des plus inoubliables que j'aie vécues avec elle. Adrienne commence maintenant à circuler lentement dans la pièce, extrêmement concentrée. Sa mimique et ses gestes furent maintenant, et au cours de cette scène (comme plus tard quand des scènes semblables se répétèrent), d'une force d'expression presque théâtrale. Une sorte de pantomime fut jouée devant moi dont je devais retenir exactement le sens. Adrienne regardait devant elle avec un regard sombre, le regard se fit toujours plus grave, la marche plus lente; elle s'arrêta et commença à vaciller lentement d'avant en arrière. Je me levai pour la soutenir par derrière. Mais elle se remit à marcher. Elle ne me voyait pas. Puis elle s'arrêta à nouveau et, au dernier moment, je dus à nouveau la soutenir. Cela recommença de la sorte plusieurs fois; elle avançait, j'étais derrière elle pour la rattraper en cas de besoin. Mais elle éprouva ce soutien comme une charge croissante. Ses gestes exprimaient qu'elle était gênée, qu'elle se sentait entravée. Elle regardait si ses mains portaient des menottes, elle exprimait son désespoir d'être liée. Puis elle me regarda sans me reconnaître le moins du monde. Elle commença à parler comme on parle avec quelqu'un qu'on n'a jamais vu. Elle parlait un haut allemand très peu aimable bien que très courtois, presque de l'allemand de théâtre que d’habitude on n'entendait jamais de sa part. "Qui êtes-vous?" Elle n'entendit pas ma réponse. "Que voulez-vous de moi ici? Savez-vous qui je suis? Non, n'est-ce pas. Je vais essayer de vous l'expliquer. Voyez-vous, j'ai tout perdu. Je n'ai plus rien, vraiment plus rien... Je me suis perdue moi-même. Je ne suis plus qu'une faiblesse... J'ai perdu aussi ma profession; vous comprenez : j'avais autrefois une tâche, une mission; je les ai perdues... Et maintenant je dois chercher Dieu, car Dieu aussi je l'ai perdu. Qu'est-ce qu'on peut faire?" Je lui dis : "Je pourrais peut-être vous aider à chercher Dieu?" Elle me regarda curieusement. "Si vous me connaissiez exactement, dit elle, si vous saviez que je n'ai vraiment plus rien, que je n'ai même plus de nom, vous ne le feriez sans doute pas". Cependant, dis-je, je le ferais même dans ce cas. Elle me regarda avec un sourire sceptique et elle me demanda : "Savez-vous ce que vous faites là? Avec moi que vous ne connaissez pas du tout, vous ne pouvez quand même pas vouloir faire ce chemin, jusqu'au bout, vraiment jusqu'au bout. Vous me laisseriez en plan longtemps avant". Non, dis-je, je n'ai pas l'intention de la laisser en plan, je veux vraiment essayer d'aller avec elle jusqu'au bout. Adrienne alors devint pensive et elle dit très lentement : "Alors j'ai peut-être trouvé mon prochain ici en enfer". Elle appuya très doucement sa tête contre mon épaule et elle dit, toujours dans le même haut allemand : "Excusez-moi, je vous prie, mais je suis très fatiguée, je voulais seulement me reposer un petit instant". Puis elle me regarda, elle commença à sourire curieusement, d'une manière sceptique pour ainsi dire, et elle s'éveilla lentement comme d'un rêve. Il lui fallut du temps pour se retrouver dans sa pièce; lentement elle me reconnut, elle était infiniment étonnée. "Que faites-vous donc ici?" Je dus rire terriblement avant qu'elle-même fût gagnée par mon rire incoercible. "Je ne vous ai jamais vu aussi joyeux", dit-elle. "Pourquoi donc riez-vous comme ça?" Je dis dans une joie folle : Ceux qui sont là-haut se paient un beau spectacle pour le saint vendredi saint. Adrienne ne comprenait pas ma gaieté, elle commença à me raconter ce qui lui était arrivé. "J'étais en enfer, absolument seule. Je voyais les traces du Seigneur, mais pas lui. Je devais chercher Dieu, le Père. Et j'étais désespérée. Je voulais me précipiter dans le fleuve, sans arrêt. Mais il y avait là quelqu'un qui me retenait toujours. Il m'entravait, j'étais dans son obéissance et cela m'était désagréable. Un homme tout à fait inconnu, pas antipathique, mais qui m'était totalement étranger. Puis je lui expliquai ma situation. Et, chose curieuse, il voulut m'aider, et m'aider jusqu'au bout. Je compris alors que c'était mon prochain". "Mais c'était moi-même", dis-je. Adrienne ne comprenait toujours pas. Elle ne voulait pas me croire. "J'ai avec vous une tout autre relation. Vous êtes mon ami, que j'aime en Dieu. Mais celui-là par contre était un homme totalement étranger". Je riais encore toujours. "Oui, lui dis-je, il peut bien se faire qu'on trouve son prochain en enfer, et tout d'un coup le prochain et l'ami sont une seule et même personne".

 

Matin du samedi saint. J'apprends au téléphone qu'Adrienne est dans une profonde angoisse et une grande solitude. Au fond de l'enfer. Elle promet de raconter l'après-midi différentes choses sur l'enfer. Quand j'arrive chez elle l'après-midi, elle dicte ce qui suit sur "Dieu Trinité et le péché" comme préparation à la relation du Fils au péché en enfer. Sur terre, le croyant reconnaît le péché par l'Esprit Saint. C'est lui qui donne à l'homme la faculté de reconnaître comme péché tel acte précis de telle manière qu'on reconnaît aussi en même temps tout ce qui l'entoure, ses développements, ses ramifications. Quand un homme commet un adultère, c'est un acte concret; mais il a des rapports de tous côtés, des fils le relient à d'autres actes et à d'autres intentions, il a autour de lui une "sphère", il est en relation avec d'autres péchés. On ne perçoit pas tout cela avec la seule raison naturelle. Si on vit dans la grâce, l'Esprit Saint découvre tous ces rapports. D'une manière tout à fait objective. Il dévoile les faits. Il introduit dans la nature du péché, naturellement sans éveiller le moins du monde l'envie de le commettre. - L'homme qui pourrait commettre un péché le connaît donc d'abord comme péché objectif. La tentation de le commettre peut alors naître en lui. Le péché reçoit une nouvelle relation à lui, il voit le plaisir et l'avantage que cela lui apporterait de le commettre. Il est entré dans le domaine de la tentation subjective, et ce domaine est celui du Fils. C'est contre la tentation que lutte la grâce du Fils. Il offre son amour efficace, immédiat, pour aider. Comme aide subjective. Celle-ci va jusqu'à vaincre le péché. - Cette victoire elle-même et le sacrifice qui y est inclus appartiennent au Père. Dès que le combat est fini, dès qu'il est décidé que l'homme ne péchera pas, commence le domaine du Père. Le Fils accompagne l'homme jusqu'à ce point par son intervention; le fruit du combat, il l'abandonne au Père parce que tout le fruit de son œuvre, il le remet à la disposition du Père. Par amour, pour offrir au Père ce qu'il aime en l'homme, c'est-à-dire ce qui les rend semblables au Fils et ce qu'ils ont de lui. Si le Fils demandait pour lui non seulement le combat mais aussi la victoire, il ne laisserait pour ainsi dire au Père aucune participation à l’œuvre de la rédemption. Mais il veut que toute l’œuvre aboutisse au Père parce qu'elle est partie du Père. Et que finalement elle est l’œuvre du Père lui-même. Sinon aussi la vie des hommes dans la grâce du Seigneur serait en quelque sorte limitée et claire. L'imitation du Fils serait quelque chose de simple, de clos, d'intelligible. Notre vie serait dominée seulement par l'idée du Fils; il y aurait une proportion simple entre notre chemin et le chemin du Fils; il suffirait de croire au Fils, de se tenir à ses prescriptions comme à un programme qu'on peut embrasser d'un coup d’œil, on pourrait tout classifier et mesurer. Et le chemin ne serait plus un chemin trinitaire. Mais justement le Fils ne doit jamais être compris sans toute la Trinité, il renvoie toujours au-delà de lui, au Père et à l'Esprit Saint. Cela ne rabaisse aucunement le Fils, cela montre seulement qu'il est impossible de le détacher de sa relation au Père. De même que le Fils renvoie toujours au-delà de lui, au Père et à l'Esprit, de même aussi notre vie est dominée d'une manière infinie par la Trinité tout entière; les trois personnes façonnent ensemble cette vie et donc aussi la relation de l'homme au péché. L'Esprit a une relation au péché en tant qu'objet, le Fils a une relation au péché en tant que tentation subjective, le Père a une relation au péché en tant que vaincu.

 

Si maintenant on ne regarde plus le péché à sa naissance dans le monde, mais dans ce qui reste de lui en enfer, tout change également. Dans l'enfer aussi le péché est présent en tant qu'objet, en tant que tentation et en tant qu'accompli. Il est d'abord là en tant qu'objet, comme quelque chose de précis : par exemple avarice, adultère, colère, etc. Mais, pour le regarder, on n'a plus l'Esprit Saint. Il n'est donc plus éclairé par lui et il lui manque ainsi en enfer ce qu'il recevait par lui : profil, contours, dégradé, nuances. Il est maintenant objet en tant que grandeur "absolue". Absolu non dans le sens qu'il serait simplement infini. Mais pas non plus dans le sens opposé qu'il aurait une forme détachée, sans relations, claire. Au contraire, il est absolu en ce sens qu'il perd le caractère de pouvoir être décrit. Ici-bas, on peut décrire et établir exactement un adultère. Il a son développement; en un certain point, la pensée se change en désir, le désir en préparatifs, etc. Par son aide surnaturelle, l'Esprit Saint fait apparaître clairement toute cette périphérie. En enfer, cette configuration manque totalement. Le péché perd ses contours; bien que l'avarice soit toujours encore avarice, la luxure, luxure, etc. Les péchés passent maintenant les uns dans les autres.

 

Mais le péché est aussi présent en enfer avec son coté subjectif comme tentation. Ici-bas, il y a autour du péché une sphère tout à fait personnelle, l'homme s'engage avec lui, l'accueille en lui, le nourrit pour ainsi dire de sa substance, le mélange à son moi, lui prête sa force qui est positive et qui lui appartient. Tout cela est visible et présent aussi en enfer. Ce n'est pas détaché du péché. La stature du péché objectif, qui a en soi une forme, est comme enveloppée par ce côté subjectif, et cela le rend sans traits, sans forme, "amorphe".

 

En enfer enfin, le péché est là comme ce qui est accompli. Ce qui est accompli est fait du péché nu et de ce que l'homme lui a donné de lui-même. Quelque chose de tout à fait personnel, d'unique, qui n'appartenait qu'à cet homme, qui était comme une part de lui-même, fait de ce péché accompli ce qu'il est. Cette femme précise, qui a commis cet adultère précis, a pour cela donné de sa capacité d'amour féminine et personnelle, elle a donné de la puissance profonde et radicale qui atteint ce qu'il y a de plus unique dans sa personnalité spirituelle. Cette capacité qui était son bien propre, elle l'a utilisée, dépensée, gaspillée pour ce péché. Quand le péché est éliminé de l'homme, cela aussi doit être éliminé. Cela appartient désormais à l'enfer.

 

De ces trois éléments - l'objet, la tentation et ce qui est accompli - il se forme une unité : ce qui est rejeté. Et maintenant, le samedi saint, le Fils commence à chercher Dieu en enfer, donc dans le mystère du Père ; il voit là ce qui est rejeté par le Père : le Père ne peut donc pas y être visible. Il le cherche tout de même. Dans l'objet il cherche l'Esprit Saint, dans la tentation il cherche son amour, dans ce qui est accompli il cherche Dieu. Mais parce qu’ici il n'y a que ce qui est rejeté, repoussé, enlevé, il ne peut pas trouver. Il est ainsi dans une pure solitude. Cette solitude est pour lui toute différente de sa solitude sur la croix. Sur la croix, il pouvait encore appeler Dieu son Père, auprès de qui il avait tout déposé, même s'il ne le voyait plus. Car sur la croix il se possédait encore lui-même comme étant le Fils. Ce qui ne veut pas dire que sur la croix il n'ait pas été totalement abandonné ou qu'il aurait joui d'une solitude satisfaite d'elle-même. La passion sur la croix était une passion de solitude, qui avait mis le toi en dépôt, qui avait renoncé au toi par amour. C'était une soif d'amour qui était de ce monde. En enfer, la soif n'est plus de ce monde, elle est du monde d'en bas, elle a une infinité et une éternité négatives. Sur la croix, le Seigneur voyait encore chacun des hommes vivants pour qui il souffrait même s'ils étaient immensément nombreux. Et même si la croix était une exigence tout à fait démesurée, il avait pourtant conscience de s'être prodigué pour le péché du monde. On pouvait toujours encore prendre quelque chose au Fils, il avait donc toujours encore quelque chose à donner. En enfer par contre, il n'y a plus ni Dieu ni d'homme pour recevoir quelque chose. Sur la croix, le Seigneur est mort pour communiquer la vie. Ici il n'y a plus de vie, tout est mort et rejeté. Sur la croix, la souffrance avait encore au moins le visage du sacrifice, et donc de l'amour (même si c'était un amour déjà disparu), la recherche du Père se faisait dans une sorte d'amour productif. Ici, aucun amour n'est plus possible, parce qu'il n'y a plus la moindre chose digne d'être aimée. Le Fils est jeté dans quelque chose qui n'a plus besoin de sacrifice, parce que c'est ce qui est déjà rejeté. Auparavant, la souffrance rédemptrice était une œuvre du Fils; maintenant sa souffrance est une œuvre du Père que le Fils regarde. C'est une souffrance qui n'est pas du tout incluse, qui n'est pas du tout prévue dans l’œuvre et la tâche du Fils, c'est une exigence démesurée qui n'est plus dans le cadre de la mission du Fils mais au-delà de sa mission. C'est pourquoi la recherche de Dieu en enfer n'a pas d'espoir de le trouver, c'est une recherche dans le chaos. Car derrière chaque péché, le Fils ne voit qu'une chose, c'est que le Père n'y est pas. Plus le fleuve du péché le submerge, plus le saisit cette absence absolue de Dieu. Ici aussi il y a une descente progressive dans la boue du péché : le Fils se tient d'abord à la lisière du péché, mais ensuite il s'avère nécessaire qu'il entre dans le péché pour le saisir totalement. Sur la croix, le Fils a pris le péché en lui de manière active; ici, pour le saisir, il doit y entrer. Plus il y entre, plus le pénètre l'absence du Père. Dans l'objet, dans la tentation, dans ce qui est accompli, il trouve le pur négatif du Père. Les traces positives sont celles auxquelles on reconnaît que quelqu'un était là qui maintenant s'est éloigné. Ces traces révèlent quelque chose d'une présence antérieure. Mais il y a aussi des traces négatives, celles qui ne montrent en toute sûreté qu'une chose : l'absence absolue, celui qu'on cherche n'est sûrement pas là. Dans les trois états du péché, le Fils reconnaît une chose avec certitude : le Père n'est pas là. Car ce qu'il voit, c'est qui est rejeté et éliminé définitivement par le Père, ce à quoi n'adhère plus rien de la relation originelle du Père à sa création.

 

C'est le nouveau chaos, c'est l'opposition originelle à Dieu. C'est à partir du premier chaos que Dieu avait créé le monde. Il avait "délivré" le monde du chaos en le créant. L'enfer est le chaos restauré : il est fait du rejet de Dieu par le monde. Dans la mesure où le monde rejette Dieu, il ne reste plus à Dieu qu'à laisser le chaos revenir là où est le refus; la somme de tous les refus forme le chaos, l'enfer. Le premier chaos avant la création n'était ni bon ni mauvais; il était simplement une possibilité neutre. Le chaos maintenant, c'est le mal séparé du monde, et le monde se trouve maintenant au milieu entre le ciel et le chaos de l'enfer. Au début, Dieu avait en lui la potentialité de sa création tout comme l'homme possède en lui ses spermatozoïdes dont il peut faire des enfants. Seulement chez l'homme la possibilité de réalisation est limitée par la capacité de réception de la femme, et le nombre incalculable des facultés génésiques masculines que la femme ne peut accueillir se perd parce qu'il y a une disproportion entre la potentialité et la capacité de réception. En Dieu, cette disproportion n'existe pas, car il peut créer tout ce qu'il veut. La disproportion n'apparaît que lorsque le monde refuse d'accueillir les créations de Dieu. Par ce refus d'accueillir, Dieu est obligé de créer un nouveau chaos constitué par ces refus : l'enfer.

 

L'enfer est un mystère qui résulte de l'amour de Dieu pour le monde. Le péché en tant qu'objet est la conséquence du fait que dans l'amour doit régner la liberté et donc que le refus soit possible. Le péché en tant que tentation est le fait de ne pas accueillir la semence de Dieu dans le cadre du mystère de l'union : le mauvais usage de l'amour, l'accueil fait à moitié, le jeu, l'avortement. Le péché en tant qu'accompli, c'est le refus total lui-même. L'enfer contient le péché en tant qu'accompli, mais il est accompli en incluant nécessairement en lui l'objet comme la tentation subjective.

 

L'enfer, c'est aussi le résidu qui ne peut être sauvé, qui ne s'ouvre pas (qui ne lève pas, qui ne pousse pas). Il est l'obscur contraire du lumineux mystère d'amour qui existe entre le Père et le Fils. De même que le Père fait connaître son mystère au Fils non seulement comme mystère mais dans le mystère, comme ce dont on ne parle pas (même après), de même il y a dans le péché un mystère; le mystère reste et ne s'ouvre pas : l'enfer. Dans l'amour, il reste toujours quelque chose de mystérieux : l'accueil de l'amour lui-même. La femme peut se donner totalement, elle n'accueillera pourtant jamais l'amour de l'homme en tant que tel. On peut en quelque sorte voir d'un seul coup d’œil l'amour de la femme : elle se donne totalement afin d'être totalement ouverte pour recevoir. La volonté de l'homme par contre, on ne peut jamais la saisir réellement dans l'amour; la femme non plus ne peut la saisir. Une femme peut certes éprouver l'érotisme de son mari, mais elle n'en verra jamais le fond ultime. Elle ne peut en saisir que ce que son mari lui en communique. Mais il n'y a pas d'homme non plus qui perdrait beaucoup de paroles pour dire la nature de son érotisme. Quand il se donne à sa femme, il dit en quelque sorte : prends de moi ce que tu peux, pour le reste laisse-moi tranquille. Ce mystère de l'érotisme n'a pas à faire directement avec le péché, mais bien avec le canevas de l'enfer. C'est en lui qu'on voit sa possibilité, son lieu : c'est dans le "chaos" de l'amour que le chaos du péché est possible en tout premier lieu. C'est ensuite par le péché que cette possibilité tracée d'avance devient actuelle et est réalisée. Si, dans l'érotisme, la femme n'était pas femme, c'est-à-dire, si elle n'était pas accueillante, l'homme ne serait pas homme. C'est une lointaine parabole de la relation qui existe entre Dieu le Père et Dieu le Fils.

 

Malgré toute l'égalité de nature entre l'homme et la femme, l'homme est ce qui est originel, la femme ce qui est dérivé. De même le Père et le Fils sont de même nature dans la divinité, mais le Père reste la source du Fils, l'origine infinie du Fils. Le passage du Fils à travers l'enfer en tant que mystère du Père est un signe de la paternité du Père vis-à-vis du Fils. Par les ténèbres de l'enfer, le Fils se dirige à tâtons vers le mystère de la source.

 

Après m'avoir dicté cela, Adrienne sombra à nouveau dans un état où elle ne me connaissait plus, où elle ne savait plus où elle était. Elle croyait être seule. Elle s'agenouilla et fit toutes sortes de choses incompréhensibles sur le moment. Elle retira rapidement un soulier et le plaça devant elle. Puis elle mit dessus une bûche. Puis la broche qu'elle portait. Tout d'un coup elle recouvrit ces objets du petit tapis qui se trouvait sous son bureau. Puis elle se leva et fit deux pas. Mais elle revint en arrière avec les signes d'une violente colère et elle enleva son deuxième soulier. Elle se mit à déambuler à pieds de bas, revint une fois encore en arrière pour chausser à nouveau le deuxième soulier qui était caché. Mais quand elle eut fait quelques pas, elle l'enleva une fois encore avec un signe de dépit. Puis elle commença à déambuler sans répit dans la pièce, lentement, tendue, cherchant manifestement quelque chose avec beaucoup de peine. Elle se parlait à elle-même : "J'ai pourtant tout donné! Que puis-je donc encore donner? Je n'ai plus rien... Ma robe? Mais on ne peut quand même pas enlever sa robe". Je me trouvais auprès d'elle. Tout d'un coup elle vit qu'elle avait encore sa montre-bracelet, elle l'enleva rapidement et me la mit en main sans me regarder. Puis elle réfléchit intensément. "Que peut-on encore donner?" Elle se dirigea lentement vers le feu dans la cheminée, elle s'agenouilla et dit : "Peut-être pourrais-je brûler". Elle étendit les mains dans le feu pour faire un essai. Je la retirai en arrière. Elle en fut irritée et elle soupira. Elle prit alors les pincettes de cheminée, y pinça sa main droite et mit le tout dans le feu avec sa main gauche. Je la retirai une fois encore en arrière. Elle gémit : "Toujours ces entraves!" Je dis à voix haute : "Il est interdit de se brûler". Elle répéta les mots puis demanda : "Mais si on doit brûler quand même?" Je dis : "On a le droit de brûler en esprit". Elle se leva alors et recommença à chercher. Elle regardait par terre, toujours plus fixement, elle commença à vaciller. Je la retins pour qu'elle ne tombe pas. Plusieurs fois. Elle s'en montra à nouveau très irritée, elle ressentait un blocage qu'elle ne comprenait pas. Puis elle vit tout d'un coup le papier où j'avais noté ce qu'elle avait dicté auparavant. Elle lut quelques mots et s'apprêta à jeter la feuille dans le feu. Je le lui enlevai de force et le cachai. Elle soupira à nouveau. Puis elle me vit, mais sans me reconnaître, et elle entama une conversation, d'abord avec méfiance, puis avec un sourire qui était tout à fait d'emprunt. Elle me demanda ce que je faisais là. Je lui dis que je l'accompagnais. Elle commença à m'expliquer, toujours comme si j'étais un étranger, qu'elle cherchait Dieu, et elle demanda si je pouvais l'y aider. "Vous comprenez, dit-elle, j'ai tout perdu. Je ne suis plus qu'une chose. J'avais autrefois un ami à qui je confiai tout. Mais je suis devenue si pauvre que ce qui m'est le plus intime ne m'appartient plus. Pour lui obéir, j'avais essayé de tout donner à Dieu. J'ai été jetée à la rue littéralement.Vous comprenez : je ne suis plus qu'un livre que tout le monde peut lire, que tout le monde peut ouvrir quand il le veut, sur lequel tout le monde peut marcher. Mon âme la plus intime dans un livre, et maintenant il est parti et je ne sais pas où il est. Et vous, je ne vous connais pas". Je lui dis que, si elle le voulait, je pourrais peut-être quand même lui montrer le chemin vers Dieu. "Vous voulez donc vraiment venir avec moi?", demanda-t-elle très étonnée. Je répondis affirmativement et elle commença alors lentement à me reconnaître. Cette fois j'avais perdu le rire. Mais, pour la deuxième fois, elle avait expérimenté qu'en enfer l'ami devient un prochain anonyme, que là on est dépouillé de toute particularité et de tout lien personnels et qu'il ne reste plus qu'un amour anonyme et aveugle qui ne connaît qu'une marche ensemble isolément.

 

Quand elle fut revenue à elle, elle m'expliqua ce que je n'avais pas compris. Elle était en enfer et elle savait qu'elle devait tout donner. Brûler entièrement et sombrer entièrement dans le fleuve. Une force quelconque, qui lui était pénible, l'en empêchait. Elle sentait à son bras comme de froides entraves de fer ou aussi des entraves boueuses. En enfer, elle ne pouvait éprouver l'obéissance que comme une sorte de lien de mort.

 

Le soir à neuf heures, je revins chez elle une fois encore. Je frappai, elle me dit : Entrez. Elle était debout au milieu de la pièce. Elle ne me reconnut pas. Elle était à nouveau dans le même état extatique. Je m'assis, elle me regarda attentivement, mais froidement. Elle dit comme pour elle-même : Je pourrai sans doute le lui apprendre? Elle s'agenouilla près du feu, prit une bûche et la posa devant elle. Pensant qu'elle voulait refaire devant moi ce qu'elle m'avait démontré l'après-midi, je dis que je le savais déjà. Elle me regarda avec un regard froid et me dit d'un ton assez coupant : "Vous ne savez rien du tout... Je me demande si cela a un sens de parler avec lui". Je lui dis que j'aimerais bien l'écouter. Avec des bûches, elle fit trois croix : une à sa droite, une à sa gauche et une devant elle. Puis elle commença à expliquer, avec précision, d'une manière tout à fait objective, comme on explique un devoir de mathématiques à un public qu'on ne connaît pas, mais auquel on doit à tout prix apprendre la chose aussi clairement que possible. Je pris mon bloc-notes et je commençai à écrire ce qu'elle disait. Adrienne montra d'abord la croix qui était à sa gauche et elle dit : objet. Puis la croix à sa droite : ce qui est accompli. Puis la croix du milieu : tentation. Puis elle commença : Le péché en tant qu'objet appartient à l'Esprit Saint. Il le montre à l'esprit de l'homme et le lui rend perceptible. En enfer, le péché est abandonné par l'Esprit Saint. Le Père voit l'ensemble du péché et il partage avec l'Esprit Saint le mystère du péché dans son objectivité. Quand l'Esprit montre le péché à l'homme, c'est que Dieu le Père lui a donné l'Esprit. Il fait cela pour que l'homme comprenne le péché. Cela, c'est le don du Père. Ce qui est accompli, c'est le mystère de Dieu vis-à-vis de Dieu. C'est le péché pour lequel Dieu s'est réservé le jugement. C'est ce qui, dans le péché, il s'est réservé pour lui-même. C'est son mystère ultime, le péché de l'enfer, la base de l'enfer, la substance de l'enfer. C'est ce que l'Esprit n'a jamais éclairé, ce que le Père lui a constamment soustrait ainsi qu'au Fils. Ce sont les vestiges de la colère de Dieu, ce qui reste quand tout est dénoué. Ce qui était objectif était éclairé par l'Esprit Saint, mais les hommes ont refusé que l'objectif apparaisse. Ce qui est accompli par contre, c'est ce qui depuis toujours était obscur et ce que le Père n'a montré à personne, ni à l'Esprit ni au Fils et encore moins aux hommes. C'est le péché qui n'a pas été exposé à la lumière, ce qu'il y a de plus caché dans le mystère du péché, ce sur quoi Dieu veille, son domaine réservé. Au milieu se trouve le péché en tant que tentation subjective. C'est ce que le Fils connaît à partir du monde, c'est le combat de l'homme dans lequel agit l’œuvre de rédemption du Fils. Ici en enfer, on voit le négatif dont le positif est au ciel. En enfer, il y a tout ce dont le Fils a libéré l'homme sur la terre. Mais même ici en enfer cela garde le caractère de ce qui est personnel, on peut lire la nature du pécheur concerné. A la forme de la tentation subjective, on peut lire à qui appartient ce péché qui se trouve ici en enfer. Il se passe ceci avec ce péché : toute tentation, tout péché que l'homme laisse entrer dans sa subjectivité se nourrit de sa substance. L'homme prête au péché quelque chose de lui-même pour qu'il puisse prendre place en lui. Il investit une partie de lui-même dans le péché, il livre quelque chose de lui-même. Cette part de l'homme est corrompue et perdue par le péché et elle doit être évacuée avec le péché. Certes quand l'homme se repent, quand il se confesse, il est celui à qui Dieu a pardonné, celui que Dieu considère comme pur parce que l'amour du Fils habite en lui. Mais malgré cela, il est celui qui doit confesser ce péché et qui, avec son péché, a repoussé ce que Dieu lui avait donné de plus personnel. Cette partie perdue de l'homme va en enfer avec le péché. L'homme a perdu l'intégrité que Dieu lui avait donnée parce qu'il n'a fait aucun cas de cette intégrité et cela, parce qu'il ne connaissait pas l'amour. Car c'est seulement dans l'amour que l'homme est complet. Dans le péché, il perd quelque chose de lui-même. Ce manque, le Seigneur le compense par son amour. Il insère pour ainsi dire en l'homme la partie perdue. Mais que l'homme ait péché, cela le Seigneur ne peut pas non plus faire que cela ne soit pas. Il remplace ce qui est perdu par sa propre substance, et cela non pas strictement, mais avec surabondance, comme il le fait toujours. Il se fait ainsi qu'il y a maintenant dans le pécheur quelque chose qui ne lui appartient plus mais qui appartient au Seigneur. Il y a maintenant en ce pécheur une place que le Seigneur occupe. Depuis que cet homme s'est repenti et confessé, le Fils a plus de place en lui qu'auparavant parce que quelque chose de cet homme, qui en soi n'était pas mauvais, qui était neutre, qui faisait partie de sa personnalité, a disparu par son péché et est remplacé par la grâce du Seigneur. En ce qui concerne ce péché, cet homme n'est plus intact, il n'est plus vierge, mais ce qu'il a perdu se termine devant Dieu par un gain parce que la grâce a remplacé plus abondamment ce qui avait été perdu. Parce que le pécheur à qui il a été pardonné appartient en quelque sorte plus étroitement à Dieu que celui qui n'a pas connu le repentir. Mais le moins correspondant à ce plus est conservé en enfer. Ce moins se trouve ici comme un témoignage contre le pécheur, comme ce que le pécheur a cédé au péché. Ce qui se trouve là est une disposition qui aurait pu être employée pour quelque chose de bon. Si un homme est fait de mille dispositions de ce genre, qu'il pourrait développer en vie chrétienne dans le Seigneur, il en a peut-être gaspillé cent en péché. Le Seigneur les a certes remplacées surabondamment, mais en puisant dans le trésor de sa grâce. L'homme, lui, ne s'appartient donc plus à cent pour cent. Une part de lui-même est une grâce du Seigneur. S'il était mort sans péché, il serait venu au ciel avec lui-même. Quand il y arrive maintenant, c'est par une compensation du Seigneur. Il a été adapté au Seigneur dans un état indigne, c'est-à-dire dans l'état de pécheur alors qu'il aurait quand même été plus digne pour le Seigneur de s'adapter à un non pécheur. Ainsi celui qui a été pécheur se trouve certes maintenant plus proche du Seigneur, mais il est en même temps, en tant que pécheur, représenté en enfer de manière négative. Il sait qu'une effigie de lui, plus ou moins grande - sa taille, il ne la connaît pas, cela ne le regarde pas -, se trouve en enfer enterrée et rejetée. Ce péché tout à fait personnel, qui est exclusivement sien, est présent en enfer. Et cela, avec une part de lui-même, avec la part où le péché a vécu et prospéré. De savoir cela est profitable pour le pécheur : cela combat en lui le pharisaïsme. Il sait désormais qu'il n'a plus jamais le droit de se considérer comme un juste. Cette tentation est passée; en tant que sauvé, il sait que l'enfer possède son reflet. Et de le savoir le rend dépendant de la grâce et de la vie du Seigneur. Quand viendra la tentation suivante, il se rappellera peut-être qui il est et il réclamera la grâce à grands cris. Et puis il est lié plus étroitement au Seigneur, il ne s'appartient plus à lui-même.

 

Adrienne dicta jusqu'ici avec une clarté et une précision aiguës. Puis elle s'enfonça dans une réflexion et dit : Je dois partir. Elle essaya de se lever, mais elle tomba en avant sur ses mains ; et puis, après d'autres essais de se lever, elle tomba tout à fait par terre et elle resta étendue sur le dos. Elle gémissait doucement, elle semblait chercher quelque chose des yeux, elle semblait avoir grand soif puisqu'elle humectait sans cesse ses lèvres avec sa langue. Je lui donnai quelques gouttes de thé avec les doigts et lui glissai un coussin sous la tête. Elle ferma les yeux et continua à parler, couchée sur le dos, et je me remis à écrire : "Tout le mystère, c'est que le Seigneur et ceux qui doivent le suivre s'approchent de la tentation. Il s'en approche le premier et tout seul parce qu'elle est ce qui lui appartient, elle est le domaine de son action. Et à partir de ce mystère il avance vers le mystère de l'Esprit et du Père. A partir de son mystère personnel, celui des autres lui devient compréhensible. Et nous qui suivons difficilement, nous voyons ça et là ses traces en enfer, nous le suivons et nous atteignons ce mystère du milieu qui est là le mystère de la tentation. En mettant les choses au mieux, nous comprenons quelque chose de ce mystère parce que nous devons être actifs à l'intérieur de l’œuvre du Seigneur et la connaître par son œuvre. Puis à partir de ces trois mystères du péché, cela pénètre à nouveau dans les mystères de la vie trinitaire de Dieu. Le Père, le Fils et l'Esprit Saint mettent ensemble le sceau de la nouvelle alliance sur l'âme du chrétien. Mais cela ne se produit qu'après que le Fils a reçu connaissance des mystères du Père et après que le Père a vu l’œuvre de rédemption du Fils sur la croix. C'est l'ultime intimité qui est dévoilée réciproquement; et nous, les rachetés, nous sommes accueillis ici dans un mystère scellé. Mais la connaissance du mystère, qui nous est communiquée par la vision et par la vue - ce sont deux choses essentiellement différentes -, sert à notre croissance dans le Fils. C'est-à-dire que nous avons besoin de cette connaissance de l'enfer et du purgatoire tout autant que du mystère de la croix et de la passion pour pouvoir développer la vie chrétienne dans un sens trinitaire. Nous sommes accueillis de manière trinitaire dans la nouvelle alliance, ce qui signifie pour nous l'obligation d'y grandir aussi de manière trinitaire. Et si cette croissance ne doit pas être interrompue, si elle ne doit pas se dessécher avant l'heure, nous devons connaître par le Père, par le Fils et par l'Esprit Saint aussi bien ce qui est dans le ciel que ce qui est déposé en enfer. - Mais tout cela n'est indiqué ici que sommairement parce que maintenant l'amour fait défaut. Et la vision de l'enfer n'a de sens que si elle a lieu à partir du ciel. Aussi longtemps que l'amour y agit, tout ne reste qu'un résumé, une esquisse, qui reste sans suite. La séparation de l'amour, du Père..." Ici Adrienne s'interrompit et ajouta seulement : "Oh non, je ne veux plus. Je dois maintenant me lever. Mais pour aller où?"

 

Elle se leva très lentement, avec les plus grands efforts, et en gémissant doucement. Elle commença alors à traverser la pièce avec l'expression de fortes douleurs et s'appuya finalement au poêle. Elle resta là environ dix minutes, elle souffrait extrêmement. Elle gémissait, râlait, se tordait de douleur, elle semblait souffrir comme une damnée. C'était à peine supportable. Comme elle commençait à vaciller, je m'approchai d'elle et mit ma main sur son épaule. Elle vit ma main, la regarda longuement, incrédule, l'examinant très attentivement. Puis elle la toucha légèrement plusieurs fois comme pour voir si elle existait aussi réellement. Puis elle me regarda avec la même expression comme pour vérifier. Commença alors une longue conversation dont je n'ai retenu que quelques fragments. C'était comme un dialogue sur une scène imaginaire. Je devais m'efforcer de donner des réponses aussi claires, aussi précises et aussi véridiques que l'étaient ses questions. Elle me demanda pourquoi j'étais ici en enfer. Je dis que c'était pour l'accompagner. Elle : Pourquoi m'accompagnez-vous? Moi : Par devoir et par amour. Elle : Par devoir et par amour? Alors je dois vous soumettre à un examen. Elle me posa des questions et elle ajouta finalement : Vous devez savoir ce que vous faites si vous voulez m'accompagner. En enfer on ne peut qu'être seul, même si on y va à deux. On va ensemble et on est pourtant totalement séparés. - Après avoir dit cela et d'autres choses, elle me regarda longuement avec un sourire mystérieux, elle s'éveilla lentement et elle se demanda avec défiance qui pouvait être cet étranger. Finalement cela devint pour elle une certitude. Une faiblesse physique extrême la saisit avec de fortes souffrances. Elle s'assit sur une chaise dans un coin de la pièce; elle parut mourir et elle crut bien aussi mourir. Cela dura plus d'un quart d'heure. Lentement elle se remit et nous parlâmes de ce qui s'était passé. Elle ne savait plus rien de la dictée. Elle vit par terre les morceaux de bois, le coussin et demanda étonnée ce que cela voulait dire. Je le lui expliquai. Un vague souvenir lui vint alors. Elle avait dû apprendre quelque chose à un étranger. Il était assis là comme une souche; il semblait n'y rien comprendre. Elle essaya d'apporter quelques couleurs à cette souche; la question était de savoir si elles tiendraient. Puis elle ne savait plus qu'une chose, c'est qu'elle avait dû se lever et qu'elle avait souffert de manière indicible. Solitude absolue, damnation, aucune trace d'espérance. Puis elle avait vu une main et, par là, quelque chose comme de l'amour. Ici en enfer, cela lui semblait tout à fait impossible. Elle dut donc vérifier. C'était, dit-elle comme une inversion unique et nécessaire de notre relation. Elle devait être confesseur et elle devait vérifier. Quand je pris congé, je lui dis : "Tenez-vous la résurrection pour possible? Demain, c'est Pâques". Elle dit : "C'est vrai, je le crois, mais pas encore en moi-même; je le crois par ce qui en moi vit dans votre foi" (89-115).

 

Pour ne pas allonger démesurément ce "samedi saint", ne seront retenues, pour les années 1946-1965, que quelques notes.

 

1946

 

Le Seigneur n'a pas oublié un seul péché, il les a tous pris sur lui jusqu'à sa mort finalement pour l'amour de tous… La porte de l'enfer est très large… Il y a quelque chose à quoi on ne pense pas : quand le Seigneur va en enfer, il n'y va pas les mains vides, il y va avec tous les péchés pour les mettre en enfer, avec tous les péchés qu'il a pris sur lui. Il va en enfer pour les décharger.

 

Quels péchés porte-t-il? Ceux d'Adam? Le péché qui existe depuis toujours? Ou bien celui de ses disciples convertis? Tous les péchés qui ont été commis jusqu'au moment de sa mort? Ceux-ci sûrement. Mais quand même certainement aussi tous les péchés à venir.

 

L'enfer est comme quelque chose de fermé sur soi, comme quelque chose qui est d'une certaine manière livré au bon plaisir du diable (121-135).

 

1947

 

Jésus au tombeau. Ces restes de l'Homme-Dieu ne sont pas capables de contemplation, ils ne peuvent pas non plus simplement "attendre", ils ont à utiliser tout ce qui reste du Seigneur. Dans le temps jusqu'à la résurrection, il n'y a pas de contemplation du Père parce qu'il n'y a pas de recherche de lui, il n'y a pas de possession du Père, ni de renoncement au Père. Chercher, posséder, renoncer font partie du cœur de la contemplation. Maintenant il n'y a là rien de ce qui serait nécessaire pour arriver à la contemplation. Et parce que, à côté de la contemplation, il n'y a que l'action, il doit y avoir là une action qu'on peut entreprendre en quelque sorte avec ces restes et qui, dans son déroulement, ramène toujours plus le Fils à lui. Et quand il aura de nouveau atteint sa plénitude, il ressuscitera. Mais c'est dans la pure privation de la plénitude, qu'il a voulue, qu'il va en enfer.

 

Ce passage du Fils à travers l'enfer est tout à la fois une recherche du Père, une possession du Père et un renoncement au Père. Mais une possession qui ne possède pas. Une recherche qui renonce d'emblée à trouver. Un renoncement qui ne peut plus renoncer parce que depuis longtemps il a été renoncé à tout. C'est une existence de reste qui ignore tout ce qu'ont été les trente années de contemplation.

 

Le repentir véritable est rare. Et la véritable confession encore beaucoup plus rare. Ces péchés que le Fils rencontre en enfer sont les péchés sans les pécheurs... Les plus grands pécheurs sont les chrétiens. Et pourtant nous devons être chrétiens. Un homme à qui nous transmettons l'appel du Seigneur et qui fait la sourde oreille est plus pécheur que si on ne le lui avait pas transmis. Mais nous devons transmettre (167-173).

 

1948

 

Le Fils n'arrive pas en enfer avec une idée préconçue, il y arrive librement pour tout saisir tel que cela lui a été préparé; il se laisse déterminer par les régions où il passe. Il est allé à la croix tel qu'il était, il souffrit et il mourut avec ce qu'il avait; démuni certes de toute aide, mais avec sa nature de Fils; ses paroles étaient des paroles du Fils, elles correspondaient à sa personnalité, à sa mission de glorifier le Père. L'enfer par contre n'est pas un lieu pour glorifier le Père, encore moins le lieu pour être Fils.

 

Sur la croix, le Fils prend sur lui le péché; en étant porté, le péché subit une transformation qui conduit à la rédemption. Quand le péché du pécheur passe au Seigneur, le pécheur contracte avec lui une relation intime : lui aussi subit une transformation par le fait que le Seigneur porte son péché.

 

 

Le choix ultime de Dieu - incarnation ou non-incarnation - est certes conditionné par le péché d'Adam, mais il reste au fond un mystère entre le Père et le Fils parce que le Fils a le désir de se donner au Père dans une obéissance aveugle - jusqu'à la croix et à l'enfer - et le Père avait depuis toujours le désir de montrer au Fils que le don aveugle qu'il fait de lui-même à la volonté du Père lui apporterait justement ce qu'au fond depuis toujours il aurait le plus aimé faire : sauver le monde et l'apporter au Père, lui montrer et lui communiquer l'amour du Père. C'est ainsi que l'enfer sert les mystères intra-divins et leur révélation : c'est en enfer que sont rendues évidentes et montrées la suprême distinction des personnes, leur unité qu'on ne pouvait présumer et leurs retrouvailles. Là où le Fils pensait être le plus abandonné du Père, son abandon est utilisé pour forcer le cachot de l'abandon - l'enfer - et faire entrer le Fils, avec le monde sauvé, dans le ciel du Père.

 

Le samedi saint est le jour où l'obscurité du Père se découvre au Fils. C'est à partir du péché vaincu par la croix - péché qu'il est maintenant donné au Fils de voir - que devient clair pour lui le sens d'avoir été sur la croix. Le péché en enfer est bien lié, il n'est plus capable d'engendrer un nouveau péché.

 

Le fleuve qui coule est en quelque sorte la somme de tous les péchés. Qu'ils soient confessés ou non, compris ou non. Ce sont les péchés des chrétiens, des Juifs et des païens. Et le fondement de tout péché est dans la volonté de faire le mal (187-195).

 

 

1949

 

Le vendredi saint et le samedi saint sont unis de manière indissoluble. Leur unité est fondée dans l'objectivité du péché porté par le corps du Seigneur. Le sens de cet événement, son fruit, est encore à établir. C'est par le passage du Seigneur à travers l'enfer que découle la possibilité de la confession et du purgatoire.

 

 

Quand, sur terre, le Fils commence à rencontrer les péchés, ils sont pour lui douloureux, il voit surtout l'offense faite au Père.

 

Quand la mort a séparé le Fils du fardeau du péché, il n'en résulte pour lui aucun sentiment de libération. Aussitôt c'est pour lui une nouvelle forme de rencontre avec le péché. La mort sera vaincue à Pâques, quand il ressuscitera. La mort est sans doute un événement décisif, mais le chemin conduit en enfer. Il conduit en même temps à la récompense, mais pour le moment celle-ci est cachée dans l'obscurité du Père.

 

En enfer, le Fils regarde la masse infinie du péché. Parce qu’il a porté les péchés, ceux-ci ont perdu l'empreinte de chaque pécheur, ils sont détachés du pécheur. Ce sont des effigies qui sont là, pas les damnés.

 

Le Seigneur a porté sur la croix mon péché d'aujourd'hui. La rencontre avec moi a eu lieu sur la croix, mais en même temps elle n'a pas eu lieu là, car je n'étais pas encore présent ou j'étais mort depuis longtemps. Ici, dans l'intemporel de l'enfer, apparaît la pure rencontre entre le fait objectif que le Seigneur a porté et mon péché objectivé.

 

En passant à travers l'enfer, le Fils entre dans un domaine du Père auquel il n'avait pas accès en tant qu'homme "ayant une apparence", un domaine auquel seul le fait qu'il soit mort lui ménage un accès.

 

Un homme ressemble à un autre et les traits essentiels des péchés se ressemblent tous. Quand le Fils ressuscite, il est pur, mais comme celui qui a porté le péché. Et quand l'homme arrive au ciel, lui aussi doit être pur bien qu'il ait commis le péché. Son visage doit être libre de la grimace du péché...

 

(Je demande) : Qu'est-ce que tout cela a à faire avec le diable? (Adrienne répond) : Ce sont ses traces. Il est "plus loin derrière". Là, il est seul, enchaîné. Le Fils ne va pas jusqu'à lui. Mais chaque pas qu'il fait en enfer réduit le domaine du diable. Chaque pas raccourcit la chaîne, la réduit. Comme si le diable avait tout d'abord été lié à une chaîne si longue qu'il ne la sentait pas et qu'il pensait pouvoir se promener librement. Maintenant, par la croix et l'enfer, la chaîne ne cesse de se réduire. La dernière conversation vivante du diable avec Dieu a eu lieu lors de la tentation au désert.

 

Une part de l'obscurité du Père provient de ce que, si nous avons péché une fois, sans la grâce nous nous détournons toujours plus de Dieu. Le péché a en lui cette dynamique du toujours-plus. Ainsi la boue qu'il laisse derrière lui est infiniment plus grande que nous ne le pensons.

 

La progression du Seigneur en enfer fait reculer toujours plus loin le démoniaque et, pour lui-même, son domaine ne cesse de s'étendre. Ce qui se trouvait auparavant des hommes dans le domaine du démoniaque passe dans le domaine du Seigneur. La chaîne du diable est si raccourcie qu'elle se limite au domaine de l'enfer où il se trouve lui-même. Par là, les enfers sont devenus le lieu de naissance du purgatoire. Le Fils est en enfer où il considère l'obscurité du Père, il est allé jusqu'à la limite où se termine le royaume du Père, la bonne création ; aucun chemin ne va plus loin, parce qu'il ne reste plus que le démoniaque qui a été repoussé au maximum. En revenant de l'enfer, il prend avec lui la substance de base du purgatoire : l'intelligence des péchés que les hommes doivent atteindre là pour devenir capables d'entrer dans la vie du Père.

 

La chaîne du diable était si longue qu'il ne la sentait pas; elle ne le restreignait pas parce qu'elle possédait la mesure de l'espace qui lui avait été attribué. Et maintenant je vois qu'avec chaque trace de pas la chaîne raccourcit. Les traces de pas sont les corédempteurs. D'abord les quatre "porteurs de croix" : Marie, Madeleine, Jean et Pierre (celui-ci seulement de manière purement ministérielle); ils sont associés, mais sans en avoir conscience.

 

La séparation entre le ciel et l'enfer existe depuis toujours parce que le diable et l'enfer c'est ce qui ne peut exister dans le domaine de Dieu. Lors de la création, le ciel et la terre furent séparés et la terre fut attribuée à l'homme. Mais l'homme a péché et le diable a acquis sur terre un pouvoir. Le péché a reçu un visage humain : ce n'est que lorsque Adam se reconnaît lui-même comme pécheur qu'il sait ce qu'est le péché. C'est à cette figure humaine que le diable s'accroche de sorte que Dieu le Père doit envoyer son Fils avec une forme humaine pour rencontrer le diable et l'éliminer. Quand le diable envahit la terre à partir de l'enfer, quand il fait irruption dans la bonne création de Dieu, l'opposition entre le Père et l'enfer devient dramatique : il envoie son Fils sur terre pour donner réponse à la ruse du diable par une super-ruse d'amour (223-237).

 

1950

 

Naturellement quand, au ciel, le Fils assume sa mission de Rédempteur, il a la connaissance du péché. On ne peut pas dire que Dieu ne sait pas comment il se sentira quand il sera homme. Mais dans la mesure où le Père est occupé à engendrer le Fils, il est aussi d'une certaine manière occupé à couvrir l'enfer. Le Père sait que le Fils opérera la rédemption. Il sait donc que le péché a un caractère provisoire. En engendrant le Fils, il engendre en lui la mission, et celle-ci contre l'enfer.

 

Dieu le Père engendre le Fils unique et, au même instant, il "détruit" le grouillement de péché qui se trouve en enfer. En le couvrant. Le Fils unique se souvient de ce qui est réel, non des innombrables possibilités "offertes". Dans l'acte où il est engendré, il n'y a pas pour le Fils de vision de l'enfer. Il n'en prend connaissance que le samedi saint.

 

Le Seigneur ne ressuscite pas de la croix, mais de l'enfer du samedi saint.

 

 

En regardant le fleuve de l’enfer, le Seigneur voit à présent la somme énorme des péchés. Et il s'avère tout d'un coup que, déjà sur la croix, il a prélevé quelque chose de cet enfer, de la substance de cet enfer. Il n'avait pas seulement pris sur lui le péché des personnes présentes, mais aussi celui du monde entier, de tous ceux qui étaient présents et de tous ceux qui allaient venir. Mais le péché de ceux qui étaient présents, il devait pouvoir les saisir quelque part ; ce péché, en tant que séparé des pécheurs, ne pouvait être trouvé ailleurs justement que dans ce royaume des péchés morts (274-278).

 

 

1951

 

Le chemin du Seigneur en enfer n'a pas de direction. Il ne va pas à la rencontre de la lumière, il ne va pas vers la résurrection, vers le ciel, il ne retourne pas non plus vers la terre. Mais il va son chemin dans un état, un chemin où il peut sans doute avancer mais qui est sans issue. Même si les tableaux changent, même si le fleuve amène d'autres choses et que les effigies se transforment, il n'y a pourtant aucune espèce de progrès.

 

Et parce que là tout est intemporel, les saints du passé et les saints futurs sont là aussi avec leurs défaillances, et ces défaillances sont accueillies par le Seigneur d'une manière qui les efface, sans que les saints le remarquent et sans que le Seigneur en tire pour l'instant une quelconque satisfaction. Une force lui est prise pour l'obtenir, tout comme au temps de sa vie terrestre. Mais maintenant il ne lui est pas donné de ressentir cette perte de force comme une action de la grâce, de la percevoir autrement que dans la transformation qui s'accomplit justement objectivement, mais de manière anonyme.

 

Ce qui est curieux aussi certainement, c'est que l'Esprit Saint n'inspire aux évangélistes au sujet de la descente aux enfers rien de plus que le fait qu'elle ait eu lieu. Comme si l'Esprit s'en tenait strictement au fait qu'il a été rendu au Père par le Fils sur la croix; comme s'il ne disait rien, conformément à sa mission, comme s'il ne voyait et n'entendait pas, comme si le Seigneur aussi se taisait pour le moment, quand les évangélistes mettaient par écrit leurs évangiles. C'est un silence dans le silence du Père. Silence du Fils, silence de l'Esprit, il n'y a aucun mot à ce sujet; le Fils, qui dès le début était la Parole, est maintenant une Parole silencieuse et discrète.

 

Le samedi saint, c'est le jugement du Fils; comme il a voulu passer par la mort en tant qu'homme, il veut aussi en tant qu'homme passer par le jugement du Père. Le passage par les enfers est le jugement du Père. Mais comme le Fils n'est pas un pécheur, le jugement ne peut pas non plus lui présenter une image de son péché; le péché lui est montré comme un tout, comme un absolu, comme l'arrière-plan sur lequel se détache chaque péché particulier dans le jugement du pécheur.

 

L’enfer : il s'avère que le mal en soi, ce qui est pécheur en soi, a un lieu qui n'est plus la terre parce que le Fils a racheté le monde.

 

Le mystère qui est porté à la connaissance du Fils en enfer et dont il emporte le grand fruit dans la résurrection se trouve exactement entre la fin de la croix et le matin de Pâques. Pour le Fils, c'est la participation à une connaissance, mais ce n'est plus un combat. Son combat sur terre a été mis sous scellés à la fin de la croix. Mais quand, en enfer, il rencontre les effigies de ceux qui ont vécu des milliers d'années auparavant et les effigies de ceux qui vivront dans un lointain futur, il voit non seulement comment le Père a situé à la croix le point d'intersection des éternités dans le temps mais comment aussi il l'a placé en enfer.

 

D’un point de vue extérieur, on pourrait presque considérer la descente du Seigneur en enfer comme une œuvre surérogatoire, une œuvre à peine encore nécessaire. Cependant, dans le dessein du Père, cette œuvre est si étroitement unie à la croix que c'est la chose nécessaire : sur la croix, le Fils a fait subjectivement l'expérience des péchés, il en a éprouvé la violence et l'infinité, ce qui assurément dépasse de loin l'entendement d'un homme pur et simple ; en enfer, il doit mesurer la même chose d'une manière totalement objective. Et les deux aspects ne doivent pas seulement être expérimentés par le Fils, ils doivent aussi être connus par les chrétiens afin qu'ils aient une idée de ce que le Christ a fait pour eux (287-292).

 

1952

 

Vendredi soir. Adrienne est extrêmement fatiguée par ses deux dernières nuits, fatiguée de la vie d'une manière générale. Mais elle a une connaissance presque habituelle du vendredi et du samedi saint : c'est le mystère qui est devenu dans sa vie ce qui "donne le ton". Les jours saints sont devenus pour elle comme une sorte de patrie, mais pas quand même avec un sens évident; on s'y connaît sans doute, on sait ce qui se passe, mais d'autre part tout est chaque fois neuf et inconnu (297).

 

1953

 

Le fleuve avec tous nos péchés. Le fleuve tout entier est constitué des fardeaux que les hommes se sont laissé retirer sans le remarquer. C'est pourquoi ils ne reconnaissent pas non plus le fleuve, le Seigneur seul reconnaît dans le fleuve ce qui, maintenant séparé des hommes, est à sa place.

 

On peut dire que sur la croix le Fils a vue sur la terre et le ciel; mais où il est maintenant, sa vue se limite au fleuve et au flot des humains. Ici cependant il n'y a pas d'air pour vivre, il n’y a que cette lourde odeur qui ne peut être que l'odeur du péché corrompu.

 

On est averti : il y a dans cette obscurité un danger. Je ne sais pas en quoi il consiste; on pourrait heurter quelque chose et se réveiller ou au contraire rester au milieu pour avoir de là une vue d'ensemble sur les choses qui sont sur le bord, je ne sais pas du tout. Le tout est d'une absurdité infinie (307-309).

 

1954

 

Et maintenant le Fils emporte ses plaies dans l'incroyance de l'enfer. Jusqu'à présent, Marie n'avait toujours vu les péchés que dans la lumière de la grâce, même si elle comprenait bien leur horreur, comme insulte à l'amour. Mais sa foi en son Fils lui disait : il sera plus fort que le péché et l'enfer. Maintenant qu'il est mort, elle ne sait plus si la mort n'était quand même pas plus forte que lui. Ce n'est pas un doute concernant la mission du Fils, concernant ce qu'il a fait, elle est ébranlée par la mort en relation avec le péché, ou bien par le péché à la lumière de la mort, par l'inutilité du combat. Mais elle-même ne met pas de point final, elle ne dit pas qu'elle ne veut pas aller plus loin, elle ne pense pas qu'elle pourrait désormais se livrer elle-même au péché. Le péché, même par sa victoire apparente, n'a reçu pour elle aucun pouvoir d'attraction. Elle comprend seulement que le péché est beaucoup plus puissant qu'elle ne le pensait; elle se sent accablée. Et, dans sa tristesse pour son Fils, elle sent beaucoup moins ce qu'elle a perdu que ce qu'a perdu l'humanité, elle sent ce qu'ont d'inconcevable les plans de Dieu dans l'interruption de la mission. Ce n'est pas que la foi soit perdue pour elle, c'est qu'elle ne voit plus rien. Toute sa vie, une vue l'avait accompagnée, offerte par l'ange qui lui avait donné beaucoup de pensées et d'intuitions et d'assurances, de la lumière intérieure dans la prière et dans la docilité, dans la joie et dans l'adoration. Maintenant non plus elle n'est pas désobéissante, il n'y a pas de révolte en elle, mais toutes les lettres du mot "obéissance" sont pour elle mélangées si bien qu'elle ne reconnaît plus sa nature. Elle est désemparée.

 

Dans l’enfer, on cherche à suivre les traces du Seigneur et on remarque que cela ne va pas. Il connaît les péchés puisqu'il les a subis. Il ne cesse d'avancer comme s'il devait trébucher. Mais il ne trébuche pas. Tout le péché est rassemblé dans ce fleuve. C'est une marche pénible avec des fardeaux sur les épaules, mais il ne trébuche pas. Ce fleuve est indicible et très pesant, et on ne peut lui trouver aucune direction.

 

Pour le Seigneur, il n'y a pas d'état d'âme. Ni mal terrible, ni confiance : c'est bientôt fini, ni satisfaction de pouvoir effacer la dette. En ce qui concerne cet effacement, c'est très difficile : il efface, mais il ne le voit pas; et il doit être ressuscité pour que l'effacement soit valable. Mais le tout est affreusement angoissant.

 

L'amour trinitaire a fait devenir homme la Parole qui était au commencement; c'est ce qu'il y a d'infini dans l'incarnation; et sa force alors est aussi la force de toute prière. Dieu le Père met tout à notre disposition : son Fils, son Esprit, la prière. Et nous mettons à sa disposition notre péché : quelle horreur! (316-321).

 

1955

 

Dans l’enfer, ce qui manque, c'est l'amour, le désir, la vie. De foi et d'espérance, on ne peut pas parler. Tout ce qui est attachement, appartenance, collaboration est rompu. Le oui a cessé d'exister. Il y avait autrefois un mot merveilleux qui s'appelait la prière, il avait quelque chose d'une source lumineuse, il était plein de conversation et d'amour; la vie humaine recevait là son sens, la prière éclairait tout ce qu'elle touchait. Ce mot semblait se répandre et faire grandir la vie et l'amour comme des fleurs bien cultivées. Mais maintenant le toi est - je ne dis pas absent, car il y aurait là la pensée d'un retour possible - mais inconcevablement vide et inexistant. Tout ce qui est se trouve dans ce fleuve sans fin et puant, qui étouffe toute vie et dans lequel tout est si informe, si laid, si sinistre, qu'on voudrait résolument tourner la tête, mais on ne peut pas, car il n'y a pas de fuite.

 

Le Christ enfant, le Christ âgé de douze ans, le Christ prédicateur, dans la joie et la souffrance, le Christ thaumaturge, le Christ crucifié, c'est toujours le même : notre Seigneur. Nous pouvons cajoler l'enfant et pleurer sur le Crucifié : c'est le même. Avec le même homme, on peut s'entretenir du temps, d'un livre, de l’Église : il reste le même. Mais ici (en enfer), il n'y a pas de point de référence à part ce bourbier.

 

En enfer, je crois aussi qu'on ne voit pas le Seigneur, qu'on ne perçoit que quelque chose de ses traces, parce qu'il existe ici un mystère : ici en bas il n'a pas d'atmosphère, il ne fait pas partie de ce qu'on trouve ici. Une prise de contact avec lui est impossible ici en bas, ni par un regard qui le verrait, ni par un autre sens, ni non plus par la foi, qui n'est pas disponible maintenant.

 

En tant que Parole incarnée, le Fils parle du Père par sa chair. Durant le temps de sa vie terrestre, il n'y a pas de promesse, ni non plus d'accomplissement qui ne soient exécutés par lui : il est constamment la Parole audible du Père. Le Père a confié au Fils d'être sa totale ouverture pour nous, d'être tout ce qu'il veut nous dire.

 

Le Fils meurt en tant qu'homme sur la croix; mais, en tant que mort, il n'est pas séparé du fait qu'il est la Parole : il est devenu la Parole muette du Père. Parce que la Parole était devenue chair et que la chair meurt, le Père se tait. Ce silence du Père est l'accueil de la mission achevée du Fils. Il n'y a maintenant rien de plus à en dire. Le Père se tait pour être un avec le Fils qui est devenu muet.

 

Et les hommes doivent apprendre à se taire aussi dans ce silence entre la mort et la résurrection. Dans le silence est contenu la descente du Fils aux enfers. Elle s'accomplit dans le silence de mort du Fils et dans le silence du Père qui est une réponse. C'est une marque d'égard de l'amour paternel qu'il se taise. Il ne veut pas signaler l’œuvre accomplie par le Fils ailleurs que dans la résurrection. Celle-ci est le signe. Le Père, qui fera ressusciter lui-même le Fils, attend le Fils pour parler à nouveau; en reprenant la conversation avec lui, il recommencera aussi à parler avec nous.

 

Ce n'est pas un silence impuissant, ni un silence qui serait dans l'embarras pour expliquer cette mort aux hommes. C'est le profond respect pour le Fils qui ici se tait, il accompagne en silence sa descente. C'est en même temps le profond respect pour l'homme racheté par le Fils, pour l'homme qui a été créé par le Père et à qui est laissée la liberté d'apprendre par la résurrection du Fils ce qu'est la résurrection comme communication divine.

 

Pour le temps de la descente aux enfers, l'homme n'est pas exclu du message chrétien. Il est inclus dans cette descente, par conséquent aussi dans le silence, et il doit élaborer sa propre réponse à la Parole muette du Père. Il a part à un nouvel état de mise à l'épreuve, de maturité, d'enrichissement, et ce n'est qu'en se taisant qu'il peut s'approprier cette part, car il ne lui est pas permis de s'adapter, il ne lui est pas permis de trouver là un mot propre, étranger, éloigné du Fils.

 

Dans toute son activité en tant qu'homme, le Fils, avec sa divinité, nous révèle aussi notre humanité : ce que signifie une vie dans l'amour et la mission. Maintenant il est enveloppé de mort et de silence; mais ce serait trahir le Fils que de voir dans ce silence autre chose que ses propres sentiments : l'amour qui se révèle. Ainsi, pour répondre, nous avons à faire du silence une prière, et à faire de l'accompagnement un acte de foi qui ne voit pas et ne comprend pas.

 

Le mystère du silence ne nous abandonne pas, le silence nous abandonne au mystère. Et ce n'est qu'en tant qu'abandonnés que nous pouvons y avoir part. Ce fait d'être abandonnés se réalise dans la mort du Fils et dans le silence du Père. La mort et le silence sont pour nous les deux pôles repérables du mystère du vendredi saint.

 

L'Esprit Saint, en tant qu'échange d'amour, est aussi témoin de ce silence; il doit témoigner au Père et au Fils : au Père le silence du Fils et au Fils le silence du Père. C'est pourquoi il se tait également pour se consacrer totalement à la médiation du silence. Servant ainsi de médiateur, il apparaît comme le protecteur du mystère du samedi saint; comme tous les dons de l'Esprit, il garde aussi le don du samedi saint pour le transmettre aux hommes comme le requiert leur mission, comme l’Église en a besoin.

 

Son amour est si grand que cet amour ne réduit pas le mystère; quand il le révèle, il le fait apparaître avec des contours précis, jamais incertains. Ce qu'il en transmet donne aux hommes et à leur foi un zèle nouveau pour accompagner le Seigneur, pour porter avec lui et pour comprendre. Avec l'intelligence, il donne aussi une vénération plus profonde et nouvelle, une distance, une affliction, une attente. Les hommes deviennent dans leur propre esprit tellement ajustés à l'Esprit Saint qu'un tel approfondissement devient possible; et en en faisant l'expérience, ils voient aussi à quel point le Dieu de l'échange, l'Esprit Saint, est donné au Père et au Fils.

 

Il joue presque le rôle d'une mère qui accompagne les premiers pas de son enfant, y fait attention, les lui permet, les entoure de ses soins, ne laisse rien non plus lui échapper et pourtant n'intervient pas, mais par sa présence garde la possibilité d'intervenir. La mère peut intervenir, l'Esprit n'interviendra pas, rien que par obéissance et docilité. Nous parlons naturellement ainsi parce que nous n'avons rien remarqué d'une intervention de sa part. Mais de montrer une possibilité d'intervention qui n'est pas utilisée fait partie de son échange d'amour.

 

L'Esprit est témoin pour l'instant, mais il l'est pour tout instant et son témoignage est éveillé, il se transmet à son témoignage d'avant et d'après sans jamais l'affaiblir ; aujourd'hui il témoigne de l'enfer, demain de la résurrection, mais ces témoignages ne se limitent pas réciproquement ; son témoignage d'ensemble est une plénitude dans laquelle tous les instants s'intègrent : l'insertion de l'éternel dans l'éphémère, du céleste dans le terrestre, il est montré ce qui doit devenir toujours visible pour l’Église et pour chaque croyant.

 

L'Esprit est la troisième personne en Dieu. Il est aussi l'Esprit que le Fils en mourant a rendu entre les mains du Père. En tant qu'Esprit, il est la plénitude, la profusion même, parce qu'en donnant son témoignage, il ne s'affaiblit à aucun instant, mais au contraire il s'intègre plus haut. Sa présence nous apparaît là où nous la saisissons, comme une sorte de super-présence. Par le pauvre usage que nous faisons de lui, nous sommes devenus insensibles à sa présence si bien que nous n'y faisons attention que là où elle apparaît comme une super-présence.

 

L'ordinaire - au cas où on pourrait employer ce terme pour Dieu - ne nous est connu de manière pressante que lorsqu'il est accompagné d'actes exceptionnels qui ne se laissent rapporter à rien de général : ainsi pour le passage du Fils à travers l'enfer. Le mystère en tant que mystère, on peut si peu en avoir une vue d'ensemble qu'il nous force à faire attention, ne serait-ce que pour souligner la distance qui nous sépare de lui (334-340).

 

1956

 

Le samedi saint est inaccessible, il existe pour lui-même tout seul, sans abri, sans place assignée, car nous-mêmes nous n'avons pas de place pour l'enfer, ni dans notre intelligence, ni dans notre expérience, ni dans nos besoins. Personne ne peut assimiler l'enfer.

 

Il n'y eut pas de transition. Et pourtant la mort fut un événement. Ce que j'ai vu, cette mort du Seigneur, devient maintenant toujours plus grande, plus objective. Je ne peux pas me séparer de cette mort pour aller en enfer. Mais je passe à travers l'enfer avec cette mort, avec ce que j'ai vu. L'événement de la mort accompagne toujours ce que j'expérimente en sentant l'odeur de cet enfer et en regardant la masse du fleuve. Je connais beaucoup de péchés et je sais qu'ils sont inclus dans ce fleuve, mais aucun n'a encore de qualification, et nulle part il n'y a de chemin ni de panneau indicateur. Le tout est vécu de manière accablante. On doit laisser passer le tout avec une extrême fatigue et de manière désagréable, tout accepter, sans grande ouverture, sans grande envie de comprendre l'affaire. Accepter ce que le péché a d'incompréhensible en enfer.

 

L'enfer est sans aucune issue, sans aucun chemin non plus; il n'est pas comme un tunnel où l'on marche dans une certaine direction ou même en voyant la sortie. Enfin je vis quelques traces du Seigneur : "Il est passé par là". Et on devine aussi que le monde entier l'accompagne ici parce que le monde lui-même est obscur; le monde l'accompagne sans le savoir, mais en tant que monde à sauver. Le monde devrait l'accompagner consciemment jusqu'à l'irruption dans la lumière, jusqu'à Pâques, mais le monde ne comprend pas que le Seigneur puisse devenir aussi obscur que lui, c'est-à-dire aussi obscur que le monde lui-même, il ne comprend pas qu'il doive éprouver une telle absence d'espoir bien qu'il ait déjà souffert la croix (348-355).

 

1957

 

Cette nuit, constamment l'odeur. Je ne sais pas si je vous ai déjà parlé de cette caverne en enfer; une grotte sombre, on peut à peine distinguer quelque chose, et cela va toujours en descendant, jamais en montant. Quand on arrive plus bas, il y a des gouffres et on arrive alors au fleuve qui sent mauvais et tout l'air est rempli de puanteur. Le fleuve est brun et sombre et très visqueux. Et toujours la mauvaise odeur. Et on savait que le Seigneur marchait ici quelque part dans cet air lourd, sur ce sol qui n'en est pas un.

 

Le bon larron a été converti par la vue du Seigneur en croix. La vue du Seigneur qui lui fut accordée un instant l'a rendu, par la grâce, digne du ciel. Cependant il avait mérité le gibet. Les deux jugements se suivent en une seconde. Le premier jugement n'est pas encore arrivé à son terme que le second le touche. La révélation que le Seigneur fait de lui-même au larron est si pleine de grâce que pour lui tout est mis en ordre avant même qu'il ait expié sur terre. Quelque chose de semblable peut aussi arriver à d'autres gens qui sont condamnés ici-bas.

 

Le samedi saint serait impensable sans le vendredi saint; du lieu de l'enfer, les deux jours forment une unité qui n'est plus séparable. Dans les effigies, innombrables, que le Seigneur rencontre en enfer, il voit toutes les destinées de tous les hommes individuellement, pour qui il a souffert et qu'il va rechercher. Il va les rechercher parce qu'il a souffert pour eux; ils ne l'apprennent pas à l'instant où il endure les souffrances du vendredi saint, mais à la seconde où la durée de leur séjour ici en bas est terminée : quand ils commencent à désirer le Seigneur, ils font déjà partie de ceux qu'il a sauvés.

 

Et pourtant, le samedi saint, toute la dureté de cet enfer doit être éprouvée. On n'y passe pas avec le sentiment que ce qui est derrière soi est "liquidé", c'est-à-dire sauvé, et qu'il ne resterait plus devant soi qu'une distance limitée. Au contraire, du début à la fin, il est tout aussi pénible et désagréable d'avancer. C'est toujours le même caractère d'obscurité et d'odeur d'enfer. Celui qui accompagne le Seigneur ne fait pas non plus autrement l'expérience du "chemin": l'obscurité, c'est justement ce qui est voulu. Dans cette conduite du Seigneur, le Père seul a la vue. Lui seul accompagne en vérité le Fils et il voit ce qui en résulte pas à pas. Mais il laisse à chaque pas toute sa rigueur (357-360).

 

1958

 

De même que l'ombre de la croix s'étend sur toute la passion, de même également en quelque sorte l'ombre du samedi saint.

 

Adrienne a expérimenté l'intemporalité de l'enfer. On ne fait que marcher et toujours marcher. Alors l'enfer n'est-il pas l'extrême opposé du ciel où, dans l'éternité de Dieu, il y a la plénitude de tous les temps? En enfer, l'intemporalité c'est l'illimité de l'impuissance, c'est ce qu'a d'accablant le poids des péchés; que le fleuve s'arrête de couler est vécu comme quelque chose d'effrayant, comme un concentré du caractère définitif de l'absurdité et de la présence de l'absurdité. Puis une fois encore il y a le côté accablant et pesant du fleuve quand il coule; c’est insupportable, parce que c'est quelque chose qui est sans visage. Ni le visage du Seigneur, ni celui des pécheurs ne sont visibles, les effigies sont impersonnelles et pesantes et estampées une fois pour toutes (361-365).

 

1959

 

Sentiment d'étouffement dans la faiblesse. En enfer, il n'y a absolument pas d'air. Et pourtant cela ne va pas jusqu'à l'asphyxie. Il y a une ressemblance entre l'enfer et les hommes qui, dans l’Église, ne croient pas comme il faut. Ils traitent des mystères de la foi comme s'ils leur appartenaient, et pourtant ils ne les connaissent pas. Ainsi en enfer, on suit les traces du Seigneur et pourtant on ne les connaît pas. On cherche ses traces et on marche parce que justement on le doit.

 

A nouveau le fleuve des péchés et de boue qui les tient tous ensemble. Mais maintenant au fond il ne reste plus aucune forme dans le péché; tout finalement n'est plus qu'une unique masse informe qui s'agite là avec une certaine sourde menace. La menace dit : le fleuve pourrait encore engloutir davantage, on doit faire attention à ne pas y être entraîné de force. Mais finalement cela m'est égal. On ne doit pas tomber dedans. Pourquoi? Il n'y a plus qu'une répugnance morose vis-à-vis de toute chose. Cela ne vaut pas la peine de s'énerver beaucoup. D'élever des remblais. On laisse faire. Et ici aussi on est à nouveau du même avis qu'un grand nombre dans l’Église : tout cela n'a pas grande importance (369-370).

 

1960

 

Pour moi, c’est comme si l'enfer n'avait jamais cessé. Dans la passion du Seigneur, il y a une conscience : elle a commencé, elle se termine, elle avance. Mais ici en dessous, il me semble que cela fait des années et des années que je suis assise au bord du fleuve et que je le regarde. Et l'odeur est toujours là. Elle a toujours été là.

 

Pendant que j'étais près du fleuve, j'avais le sentiment qu'il y en avait qui se noyaient ou qui criaient dans l'angoisse d'être saisis par le fleuve. Mais je ne pouvais pas préciser où l'on criait. Tout était seulement désolant. Ensuite on dut chercher sans fin les traces du Seigneur qui était là quelque part. Il y avait des signes indubitables : il avait été ici ou bien tout près, mais on ne pouvait jamais vérifier ces signes. Aussi sûrs et aussi incontestables étaient-ils, aussi vagues restaient-ils. Tout est seulement accablant. On voudrait sortir, mais on est poussé plus loin. Il reste une obligation : suivre ces traces. On est tenu de suivre le Seigneur. Avec l'idée aussi peut-être que, si beaucoup suivaient les traces, il se ferait une sorte de chemin par la multiplication des traces. Et s'il devait y avoir une sortie, ce serait alors : plus jamais de péché!

 

En enfer, les voix qu'on entend ne donnent pas d'autre sens clair que celui de l'angoisse et de l'oppression. Elles se font entendre comme pour symboliser l'effet du péché sans plus de différenciation. Tout ce qui est péché est justement péché; tous les degrés deviennent ici sans importance. A certains moments, tous les péchés - les péchés enlevés et ceux qui existent et ceux qui vont venir - semblent ne faire qu'un. Et tous les aspects du péché semblent n'être là que pour expliquer leur nature unique (378-379).

 

1961

 

On voit toujours le même fleuve qui emporte les péchés. L'odeur est écœurante et étouffante. Au fond elle ne ressemble à aucune autre odeur. C'est l'odeur du présent et du passé, et la couleur est toujours celle de la boue. On voit des grottes, manifestement faites de la même matière solidifiée que le fleuve, et on passe dedans. On manque d'air et de toute perspective; dans le demi-jour, on ne voit rien que la caverne brune; le Seigneur est quelque part en avant, on aperçoit quelques traces de lui, mais lui, on ne le voit pas. On sait seulement que ce sont ses traces.

 

Cette marche à la suite du Seigneur, au cas où on peut l'appeler ainsi, n'est aucunement le résultat d'un choix comme la "suite du Christ" dans la vie. Mais il n'y a absolument rien d'autre. On n'assume rien, on reçoit une charge. Tout est déjà assumé, vraisemblablement par le Seigneur. Pour être présent à sa croix, on a probablement dit oui un jour, peut-être avec une sorte de joie, en participant à sa joie, et on a dit : "S'il te plaît, l'autre chose aussi!" Sous cette "autre chose" étaient peut-être désignés la croix, la souffrance, les désagréments de la vie, mais en tout cas pas cet enfer. Car celui-ci se trouve en dehors de tout choix et de tout ce qu'on peut se représenter. Il ressemble à un triste ennui ou à une ennuyeuse tristesse. C'est tout à fait à contrecœur qu'on est dans ce lieu; la puanteur remplit tout de manière égale : le fleuve, l'air et sans doute aussi les pensées de participer, de voir, de chercher.

 

On se sent accablé par tout. On séjourne peut-être en enfer, mais en enfer il n'y a pas de lieu où séjourner, car le fleuve y coule et soi-même on y marche.

 

Il y eut soudain quelque chose de très angoissant : au milieu du fleuve ainsi que dans les grottes, il y eut tout d'un coup comme un tourbillon par en dessous. Et cela en beaucoup d'endroits en même temps : le fleuve est fait de vase avec des morceaux de péchés dedans; et tout d'un coup là-dedans un engloutissement, un tourbillon aspirant vers les profondeurs; un gros morceau est tiré vers le bas dans un autre enfer. Il est trop pesant, il ne peut plus rester dans le fleuve. Je n'ai encore jamais vu cela jusqu'à présent. Comme un cratère.

 

Avant que ne commence l'engloutissement, il était déjà assez difficile de marcher derrière le Seigneur invisible. Mais à l'instant où cela est englouti, on ne peut plus que crier; l'épouvante est extrêmement vive et elle nous saisit totalement. Non qu'auparavant on ait porté la tristesse dans le recueillement, mais à l'instant de l'engloutissement c'est l'épouvante pure.

 

Peut-être que cette année pour la première fois, des morceaux de péché ont un nom. On voit le mensonge et la haine l'un à côté de l'autre, associés; d'autres péchés vont par trois et par quatre, imbriqués les uns dans les autres, mais ils portent un nom commun. Et presque pour tous les paquets, cela s'appelle encore abandon. Et pour beaucoup : futilité, comme si celle-ci était le support de beaucoup de péchés.

 

On marche dans le lieu. Et quand le terrain s'enfonce, c'est une angoisse sans but. De l'angoisse pour l'angoisse. Et l'angoisse est mêlée d'une sourde impuissance. Il n'est pas question de vouloir ou de ne plus vouloir. On est placé et pris dans quelque chose. De "position", on n'en a pas, et on ne peut pas s'organiser. On avance cahin-caha sans pouvoir dire quelque chose sur le chemin, sur sa longueur et sur sa nature. Ce n'est même pas un chemin.

 

J'ai dit tout à l'heure qu'on commence à chercher le Seigneur. Maintenant ce n'est plus vrai du tout. Dans toute cette inutilité, à aucun moment ne se pose la question : C'est quoi le Seigneur? Que fait-il pour le salut de l'humanité? Que veut-il? A quoi arrive-t-il? Quelle est sa relation au Père? Est-ce que cette marche (dans les enfers) sert à quelque chose? Est-ce d'ailleurs une marche? Est-ce qu'elle fait partie de sa vie ou de sa mort? Tout cela reste ouvert et ne mérite pas en quelque sorte qu'on s'y attarde.

 

A la croix, on sait que lui souffre, ou bien avant la croix on sait qu'il s'approche de la croix. Mais pour cette marche (dans l’enfer), l'unique jalonnement du chemin est donné par ces coups de semonce, ces remous et ces engloutissements. Et pourtant quand on est tout près, à un certain endroit, ou quand quelque chose s'enfonce à côté de vous, cela ne produit aucun changement. On ne peut pas dire qu'après cet endroit la région est devenue autre. Ou que le fleuve est devenu autre. On ne peut pas dire non plus que par l'engloutissement la situation se soit allégée. Le tout n'en reste pas moins effrayant même si tant et tant de choses se sont enfoncées (391-393).

 

1962

 

Au fond, je n'ai rien à dire. Toujours la même odeur et le fleuve avec les péchés et les effigies. Cette fois-ci sous le signe de la solitude. Le pécheur se rend solitaire par son péché. Mais l'unique solitude qui est valable, c'est la solitude devant Dieu. Le Fils passe dans l'enfer avec sa propre solitude. La solitude du péché n'est pas vaincue aujourd'hui par celle du Seigneur. Et la solitude mortelle du Seigneur avant sa résurrection se trouve en face de la solitude mortelle du pécheur avant sa résurrection qui n'a pas eu lieu. Mais ce qui les unit, c'est l'impossibilité de trouver une issue et la reconnaissance que la situation est désespérée.

 

La croix est déjà arrivée, le Seigneur est mort pour nous. Mais dans ce fleuve, dans ces péchés, il y a une intemporalité, comme si l'enfer maintenant ne pouvait en aucune manière être vaincu avant la résurrection du Seigneur. Mais je suis trop fatiguée pour saisir tout cela comme il faudrait.

 

On ne peut pas aider, on ne peut que recevoir ce qui s'offre. Toujours le même poids et la même odeur de vase. Cela reste là, cela ne se développe pas depuis que hier cela a commencé. La seule chose qui est survenue, c'est une sorte de volonté de lutter contre l'impuissance, mais l'impuissance est la grande chose, l'importante, l'unique au fond. Du Seigneur, on voit les traces. On sait qu'il marche et qu'on avance quelque part derrière lui. Mais, depuis la croix, je ne l'ai plus vu (395).

 

1963

 

Comme presque toujours cela commença aussi cette fois-ci par l'odeur et, cette année, cela commença tout à fait en même temps que le coup de lance. Je sens l’odeur, je vois le fleuve, toujours la même couleur d'un brun sale, l'odeur sur laquelle on ne peut se méprendre. Le Seigneur descend; l'enfer par lequel il passe se trouve sous le fleuve. Et la partie résistante sur laquelle se pose son pied et dont les effigies sont faites est constituée de masses du fleuve qui sont solidifiées.

 

Le Seigneur voit les effigies de personnes qui sont absentes parce qu'il les a rachetées. D'innombrables personnes, là et là et là, devraient au fond être trouvées; mais, par la croix, il les a conduites au Père. De temps en temps, on rencontre une effigie, puis à nouveau on n'en rencontre plus, mais on sait dans quelle direction vont les traces, aussi sinueux que puisse être le sentier.

 

Le Seigneur n'a certainement pas conscience qu'il a racheté les porteurs des effigies. Mais d'une certaine manière, ce n'est plus l'abandon de la croix, c'est un cheminement vers le Père. Il n'y a pas de joie en cela, mais il y a une connaissance. Il voit d'une certaine manière qu'il y a là une disposition du Père.

 

Ça tourne en rond : l'odeur, le fleuve, la solidification. A certains moments, on voudrait intervenir. Comment? C'est difficile à dire; en quelque sorte donner une autre direction au chemin du Seigneur. La tentation d'être infidèle et de suivre soi-même son chemin est très minime; mais le besoin d'entreprendre quelque chose est grand.

 

Ce qui est pénible, c'est qu'on pense que le Seigneur aussi voudrait mettre de l'ordre, mais que cela ne lui est pas donné maintenant. Parfois on pense saisir dans le fleuve des formes identifiables, mais ce n'était qu'une illusion. Ou bien on pense voir quelque chose alentour et puis ce n'était rien. On voudrait repérer, séparer, clarifier, mais ce n'est justement pas possible. Quant aux effigies, quelques-unes sont nettes, d'autres sont effacées ou imprécises, comme privées d'une ultime expression. Et le fait qu'elles soient imprécises contribue à rendre le tout encore plus embrouillé. Ou bien il en est comme de désirs qui ne sont même pas clairs pour celui-là qui désire. Et quand on a un peu avancé, on est encore toujours au même endroit (403-404).

 

1964

 

Cela a commencé une fois encore par l'odeur. Je voudrais vous décrire une fois son caractère spécifique, mais comment? Le fait qu'à la fin, sur la croix, tout soit accompli se continue en enfer où, au fond, ce n'est pas le fait que ce soit accompli qui est connu; ce qui est connu, c'est ce qui a été accompli. La relation entre l'inutilité et l'accomplissement aussi bien sur la croix qu'en enfer. Objectivement, le vendredi saint comme le samedi saint, Pâques est tout près, subjectivement, il est dans un extrême lointain.

 

Le propre de la vision actuelle est qu'elle est paralysée et affaiblie par le caractère vague de tout ce qui se passe; la corporéité du Fils est soulignée comme si, par sa mort, il était devenu trop fatigué pour être là totalement, pas suffisamment fatigué pour être totalement aveugle, mais le caractère vague de l'enfer l'envahit et il se laisse saisir par lui.

 

Ce qu'il subit est une conséquence de son obéissance, sans qu'à présent il soit précisément conscient de cette obéissance. C'est un prolongement de sa mission qui lui semble incohérent et incolore.

 

Rien n'avance. Toujours ce fleuve avec les péchés qu'on reconnaît à moitié et qu'à moitié on ne peut pas reconnaître et qui passent à côté de vous. On devrait savoir qu'ils sont pardonnés. Mais on ne le sait pas et on pense qu'à la prochaine fournée on le saura peut-être, et on ne peut quand même pas le savoir. Cela ne cesse de continuer de la sorte.

 

Et quand on sait le Seigneur si solitaire et qu'on cherche seulement à suivre ses traces, se pose toujours la question : que signifie au fond cet enfer? Qu'il ait été solitaire sur la croix est en quelque sorte compréhensible; mais les péchés qu'on voit maintenant comme détachés du pécheur n'ont plus aucun rapport avec lui. C'est comme s'il ne voulait introduire personne dans son mystère, comme s'il était maintenant d'une certaine manière dans sa solitude la plus personnelle et il doit à sa solitude de ne pas la troubler (408-409).

 

1965

 

Le Seigneur passe à travers l'enfer qui est totalement constitué de boue. On voit le Seigneur pendant un certain temps, puis on ne le voit plus pendant un certain temps; on ne peut rien faire pour le voir ou ne pas le voir. Il est visible ou il ne l'est pas. Et quand il visite ainsi les effigies, qu'il va de l'une à l'autre, c'est comme s'il devait porter à ses pieds la boue de l'enfer, comme si la marche était rendue plus difficile par la boue, par les péchés, par ce qui n'a pas été fait : ce que les hommes n'ont cessé de promettre de faire et n'ont pas fait. C'est une marche lente; quand on ne voit pas le Seigneur, on ne sait pas s'il est encore là; chaque fois qu'il redevient visible, on est comme surpris, mais on est trop fatigué pour faire preuve d'une véritable surprise. Et c'est comme s'il devait continuer à marcher ainsi pour l'éternité, sans fin, à perte de vue, toujours un bout avec vue et à nouveau un bout sans vue.

 

On oublie qu'il y a des saints, on oublie qu'il y a des croyants, tout ce qui serait positif à l'un ou l'autre point de vue et qui pourrait signifier pour lui une aide. C'est une autre solitude que celle de la croix, mais elle n'est pas moins grande.

 

Je vois le Seigneur, je ne le vois plus, je le vois à nouveau. Entre deux, le tout se brise. Dans l'accablement général, sans cesse la question : est-ce que cela a un sens que le Seigneur séjourne en bas si longtemps? Et la question elle-même s'effondre d’elle-même parce que le fait dont elle veut s'informer paraît tellement dénué de sens qu'on doit simplement reconnaître et accepter que c'est quelque chose qui n'a pas de sens. On doit rompre avec cette manie de questionner, être un simple appareil enregistreur et non un être humain raisonnant.

 

Dans le fleuve apparaissent toujours plus de choses qui sont également emportées bien qu'il coule très lentement. Pour une part, ce sont simplement des péchés, pour une autre part, elles signifient quelque chose qu'on ne peut pas éclaircir. Mais pourquoi doit-on se casser la tête? Cette fois-ci, c'est montré comme ça (412-413).

 

Rien pour le samedi saint en 1966 et 1967.

 

 

 

4. Le jour de Pâques

 

On ne peut pas décrire le mystère. Adrienne non plus n’a pas cherché à le faire, ni le P. Balthasar. Ci-dessous, un certain nombre d’exemples, en suivant l’ordre chronologique, de la manière dont Adrienne a vécu le jour de Pâques. (Extraits de NB 3).

Patrick Catry

 

1941

 

Pour savoir comment Adrienne a vécu la nuit de Pâques et le jour de Pâques 1941, après la première passion qu’elle a expérimentée, il faut lire, au moins en partie, les lettres qu’elle a écrites au P. Balthasar qui était absent de Bâle tous ces jours-là. Ces lettres se trouvent dans le Journal du P. Balthasar (NB 8). C’est une explosion de joie. C’est un peu long, mais c’est très parlant.

 

Dimanche après-midi 4 H, Pâques 1941. Loué soit Jésus Christ dans l'éternité. Amen. Je ne puis commencer autrement que par ce cri car il contient tout, et même si je vous écrivais une lettre très longue et encore plus longue, je ne pourrais pas mieux tout résumer. Vous êtes donc totalement libéré. Le sentez-vous? Dites oui, car il n'est pas possible que vous ne le sentiez pas complètement aujourd'hui; et moi aussi je suis libérée, à vrai dire d'une manière tout à fait inespérée et sans l'avoir voulu; cela rend heureux, mais il est encore beaucoup plus beau et plus comblant de savoir que tout a été reçu pour vous et pour d'autres - que Dieu lui-même détermine et déterminera aussi à l'avenir - et que, par grâce, j'ai aussi été emportée.

 

Au sujet d'hier, il y a encore beaucoup à dire ; ce sera pour plus tard ; aujourd'hui j'en suis encore incapable, surtout pas maintenant justement. Je ne peux encore rien mettre en ordre, je veux simplement vous rapporter les événements, en quelque sorte d'une manière chronologique, et cependant davantage comme ils me viennent à l'esprit. Le bonheur qui est en moi n'a pas été là tout d'un coup, il est né presque prudemment, et il ne cesse de croître; je sais qu'il va prendre encore plus de clarté et plus de force de pénétration pour parvenir jusqu'aux autres.

 

Vers une heure (le dimanche de Pâques), j'ai été me coucher… Le crucifix au mur n'était pas à contempler, il n'était pas hostile à proprement parler, mais en tout cas pas exaltant; il n'appartenait pas à mon monde. Je ne pouvais pas non plus prier; c'est-à-dire que je répétais la prière de l'après-midi et j'ajoutais à peu près ceci : "Mon Dieu, si tu peux bénir, alors je t'en prie, bénis tous ceux pour lesquels je te prie d'habitude". Mais tout cela n'allait pas de soi, cela devait être extorqué, et au milieu de tout cela des visions, "des horreurs entassées, trop horribles pour être contemplées et trop étrangères pour être vécues".

 

Puis vint pour moi un état de demi-sommeil tandis que beaucoup de choses encore étaient perçues… Vers quatre heures, je vis tout à coup un mouvement dans la chambre, c'était comme si l'obscurité se mouvait, et l'odeur de cadavre fut là avec une grande violence, beaucoup plus forte que le jour précédent, si vous voulez, presque insupportable, presque plus encore par sa soudaineté que par sa pénétration, et elle disparut au bout de deux ou trois minutes. L'étrange en fait n'était pas l'odeur par elle-même, mais bien plus qu'elle ait simplement été là pour manifester qu'elle disparaissait; et plus elle disparaissait, plus la chambre se remplissait en quelque sorte de "présence".

 

Puis je fus tout à fait éveillée et étrangère à moi-même, étonnée qu'il y eut encore en somme une présence, et très lentement grandit en moi un sentiment qui me sembla nouveau et qui avait pourtant beaucoup de ressemblance avec ce que j'avais déjà expérimenté, quelque chose comme le bonheur; je ne pouvais pas le saisir tout à fait, j'hésitais en quelque sorte intérieurement à le reconnaître. Et puis la vie entra dans la chambre, du réel; des anges étaient là, et puis au bord du lit, tout près, le grand ange, celui de l'Annonce. Son visage n'était plus du tout sévère comme lors de l'examen. Il disait : Ce qui avait justement été prévu est maintenant accompli. Je devrais me souvenir plus tard que le moment présent, même si je ne peux pas le comprendre, a été le plus grand don, et la mission qui pouvait maintenant m'être confiée n'est pas seulement difficile, elle est belle aussi.

 

Puis Lui fut présent, il posa trois doigts aux trois endroits de mon front et dit avec un geste de bénédiction de la main droite : "Je suis en toi et avec toi". Puis tous disparurent; il resta dans la chambre une incroyable "présence", je m'agenouillai au pied de mon lit et je priai pour C.B. Quatre heures sonnèrent quand je me remis au lit; je dormis jusqu'à six heures environ, je me réveillai au bruit des chorals de Pâques à la tour de la cathédrale; le premier était : Te Deum laudamus; j'écoutai et alors commença en moi la véritable action de grâces, l'allégresse et un peu de compréhension; et je pus à nouveau prier, prier vraiment, comme c'était ma joie auparavant, et je prie encore maintenant, même si c'est la plume à la main, et j'avais de nouveau une mission, il m'était permis à nouveau d'aimer. Je ne sais pas comment ces trois derniers jours resteront en moi, mais le nouveau réveil d'aujourd'hui restera inoubliable, je crois.

 

Je dormis encore jusque vers neuf heures; je me levai malgré un cœur des plus pitoyables, Madame S. vint me chercher, et nous allâmes à la messe à l'église Sainte-Claire. Au Gloria, j'entendis la voix des anges : le cadeau pour l'ami était accordé, d'autres aussi étaient aidés, la disponibilité devait demeurer. Combien vous aviez raison de me dire qu'on devait faire tout ce qui nous venait à l'esprit; je pense - presque avec fierté - que mon cadeau pourrait se laisser voir! (ah! encore une fois cette effrontée d'Adrienne!).

 

En écrivant au sujet de cette "effrontée d'Adrienne", j'ai remarqué tout à coup que j'avais une faim de loup, car il y avait longtemps que... A la cuisine, j'ai trouvé des œufs de Pâques et je les ai gobés car je suis absolument seule (le mari d’Adrienne et les garçons sont en vacances, à la montagne peut-être ; Adrienne est restée à Bâle pour ses obligations professionnelles), et cependant vraiment entourée de "présence" et de bonheur, et je veux encore vous remercier pour le 1er novembre (date de son entrée dans l’Église catholique).

 

Je fais maintenant une pause dans cette lettre bien que j'aie encore infiniment à dire, mais je suis bien fatiguée de toutes ces peines; pour quelques jours je dois en venir à une certaine forme de repos - repos physique - pour pouvoir continuer. Car maintenant seulement cela se dénoue. Combien je m'en réjouis! La vie qui me reste encore m'est doublement donnée et précieuse pour moi car elle ne m'appartient plus. Quel bonheur c'est d'être catholique.

 

7 heures. Je ne suis pas encore capable de faire quelque chose de raisonnable, car le bonheur se fait toujours plus grand. Mon cher ami, quand vous serez là, nous devrons parler une fois sérieusement. Était-ce un péché d'avoir pensé un instant au suicide? C'est-à-dire pas seulement un instant, mais pendant plusieurs heures, d'une manière un peu latente. Quelque chose qui était très lourd à porter était la pensée que vous étiez là, non comme un ami, mais pour vous repaître de mon tourment. Je le dis pour que vous sachiez aussi cela et bien que je devienne presque furieuse à la pensée qu'il me soit possible de croire quelque chose de ce genre même de la plus minime façon. Dans l'ensemble, à part les instants où je voyais l'ami chassé par l'observateur, ce fut pour moi un grand soulagement de vous avoir eu ici, je ne pourrai jamais vous en remercier assez; et le sentiment d'être observée a complètement disparu quand vous m'avez dit que vous ne cessiez de m'envoyer votre bénédiction. Ce qui fut singulier surtout, ce fut la manière dont les douleurs et les tentations les plus intenses se succédaient plus qu'elles ne s'accumulaient, et pourtant c'est sans doute le pire que j'aie jamais dû traverser, et comme je suis reconnaissante que j'aie pu le faire.

 

Le singulier sentiment de "devoir exploser" que j'ai ressenti à nouveau hier, a totalement disparu aujourd'hui; je n'ai plus le moins du monde le besoin de parler de tout cela avec quelqu'un d'autre que vous; mais avec vous encore très fort et de manière approfondie. Du reste ce n'est pas du vendredi saint que j'aurais à parler, mais de l'enfer, car c'était tellement fantomatique d'être morte avec un corps vivant, d'agir, de parler et même de conseiller comme un vivant, et en même temps de demeurer dans des visions d'horreurs et d'éprouver comme la pire des choses d'être une observatrice impuissante, coupée de toute relation avec le péché et avec l'amour; être seule à connaître cet état était pour moi insupportable, bien que ce fût en quelque sorte sans tourment... Et maintenant je suis à nouveau normale, quoique physiquement bien meurtrie par tout cela et avec une âme en quelque sorte neuve dont la joie et la clarté ne sont pas encore à ma mesure.

 

Durant cette longue journée, je n'ai rien fait d'autre que prier et vous écrire; et pourtant comme elle a passé vite ! Une chose encore pour ce matin de bonne heure; l'ange a dit aussi : "Tout a été accompli dans l'amour; l'ami, les autres et toi, vous avez été libérés par ton amour pour le Christ et pour les hommes et pour l'ami, mais aussi par l'amour de l'ami pour le Christ, et par l'amour du Christ pour toi, pour l'ami et pour les hommes". A peu près comme cela; il me semble qu'il utilisait moins de mots, mais le sens était tellement celui-là que je peux difficilement le rendre autrement.

 

Ma lettre est peut-être très incohérente, mais une joie forte m'habite toujours. J'aurai besoin de jours et peut-être de mois pour en faire le tour en quelque sorte, mais le bonheur est en moi ; je remercie Dieu et Jésus et la sainte Vierge et la petite Thérèse - elle me devient très chère - et aussi saint Ignace, et encore beaucoup d'autres, et omnibus sanctis, et tibi Pater.

 

Lundi matin 1 H (14 avril 1941). La paix et le bonheur sont si grands en moi que je vais sans doute aller me coucher pour des raisons d'obligation en quelque sorte mais, en soi et pour soi, l'achèvement du jour qui vient de s'écouler n'est pas désirable; c'était si beau de sentir en soi la joie grandissante et réconfortante. Combien je peux remercier Dieu pour tout. Et en même temps, pendant que le souvenir de ce que j'ai traversé est encore tout frais, je dois dire dès maintenant que je suis prête à passer par tous les chemins que Dieu voudra me faire emprunter; il sait combien cela peut être dur, mais il sait aussi dans sa bonté combien il peut exiger de quelqu'un; qu'il me donne seulement la grâce de le servir vraiment.

 

Je viens de lire dans la feuille paroissiale : "L'humiliation de la confession est sans aucun doute un sacrifice". C'est le doyen qui écrit cela et cela m'est incompréhensible. Ce sont mes péchés qui sont humiliants et non la confession. Il y aurait encore beaucoup à dire sur les péchés. Je me plaignais récemment de ce que plus je vais, plus j'avais part à tous les péchés du monde.

 

Lundi après-midi, presque 5 heures. Une nuit entière de sommeil, peut-être avec des rêves, mais avec des rêves qui étaient comme une grande prière; de temps en temps un très court réveil causé physiquement par un arrêt du cœur, moralement par l'impossibilité de saisir tant de bonheur. Rien d'objectif ne s'est passé depuis hier. Après la communion, j'avais le sentiment qu'on pouvait demander infiniment plus dans la prière, et je le fis.

 

Pour dîner, j'étais chez Mme S. Avec le temps vous devriez, s'il vous plaît, m'enseigner un peu de théologie, car pour le moment il m'est difficile de parler du catholicisme; jusqu'à présent je pouvais toujours avancer avec ce que j'ai vécu. Maintenant il doit rester beaucoup de profonds mystères et alors, pour mes réponses, je voudrais avoir davantage de "cordes à mon arc" pour ne pas m'empêtrer tout d'un coup dans l'inexplicable.

 

Je craignais que la nuit signifierait une coupure par rapport à hier; elle n'a apporté qu'une intensification; c'est incroyablement beau, je ne fais que planer; de temps en temps je dois vraiment taper du pied par terre pour reprendre contact avec le sol. (Cela ne doit pas être pris pour de l'orgueil, mais c'est à peu près vrai). Physiquement, cela va tout juste ; même pour un cœur sain cela aurait sans doute été beaucoup. Moralement je suis extrêmement heureuse même si je suis encore meurtrie, mais maintenant de joie. Et cela me remplit aussi de bonheur de penser que vous m'avez tant aidé à porter cette nuit-là.

 

Prier à proprement parler, je ne puis encore le faire que très peu; tout est plutôt une prière conduite, presque comme en rêve, tout est présence qui m'accompagne ; je ne puis que laisser faire sans y faire quelque chose. Seules les prières "promises", les deux angélus, je les ai balbutiées aujourd'hui d'une certaine manière avec peine. Sinon rien que de l'étonnement et laisser faire. Je me suis longuement appuyée au parapet de la terrasse, simplement étonnée. Absolument aucune activité.

 

Le 15.IV.41. Une chapelle pleine de présence. Communion. "Suscipe, Domine, universam meam libertatem": j'avais appris cela cette nuit; a été dit souvent, sans doute pas toujours avec la même facilité. Vous savez, je suis submergée de bonheur, et de tant de choses; je me sens plus qu'indigne et j'exulte.

 

Vous savez, après coup et à certains moments aussi durant le temps lui-même, c'est un grand bienfait que vous ayez été là. Je me réjouis de votre retour et de ce que nous pourrons parler ensemble de tout cela, quelques heures bien tranquilles n'importe où, l’Évangile à la main, car je brûle de lire la passion et je ne peux y réfléchir toute seule, tout est encore trop proche, malgré la fin si comblante. Cette nuit, j’ai voulu dormir par terre et, quand je commençais, j'ai pensé que vous ne seriez pas content du tout, et je me suis mise au lit presto presto. Surtout pas de rouspétance dans ma joie, pensais-je. Peut-être n'auriez-vous pas rouspété du tout.

 

16 avril 1941. La sécurité est si grande ces jours-ci que je suis portée à travers toutes sortes de situations embrouillées et toutes sortes de choses dures, peut-être aussi qu'une nouvelle dose de patience m'a été donnée; nous verrons si je pourrai l'économiser convenablement; prions pour cela, car il faut beaucoup, beaucoup de patience. Peu à peu je suis tellement remplie de questions que je me réjouis encore plus de nous revoir; vous savez, je n'ai guère de vue d'ensemble; je ne cesse de m'étonner, et je prie, et je voudrais pouvoir distribuer à pleines mains ce que j'ai reçu, car il est clair pour moi que j'ai reçu infiniment beaucoup, même si je ne peux pas comprendre totalement tout ce qui s'y rapporte.

 

Ce matin, j’ai essayé de tirer quelques lignes à travers les dernières semaines, mais je ne suis plus très consciente de la chronologie; tout s'est passé si follement vite et j'ai été si démesurément secouée que je ne vois pas d'ordre dans ce qui s'est passé, bien que je sache qu'il existe quelque part une continuité. Je suis de nouveau prête à tout, mais aussi à tout pour autant que Dieu me donne la force de tenir le coup.

 

Cela me fait presque de la peine de vous avoir communiqué l'impression que j'avais d'être observée, mais je pensais que je voulais continuer le plus possible à tout vous dire; c'est tellement bon de pouvoir le faire. D'une manière générale tout est consolant bien que maintes choses ici ou là soient et deviennent insupportablement difficiles; car je sais très bien que pour moi c'est le commencement des épreuves ou de l'épreuve, naturellement je ne sais pas s'il faut le singulier ou le pluriel, mais je sais qu'il sera à nouveau demandé de connaître des obligations, mais dans la joie actuelle c'est beau; de temps en temps je me sens tellement entourée de votre prière que mes forces "potentielles" s'accroissent d'une manière incroyable. Je prie beaucoup pour vous, pour les jésuites.

 

Je continue à lire sainte Thérèse, mais vraiment pour vous faire plaisir parce que c'est un peu ennuyeux de lire tant de choses sur la prière quand on vit justement dans la prière. Je me réjouis d'avoir terminé ces chapitres, parce que ce que je voudrais savoir de Thérèse, ce sont les faits, presque sans additions. Ne vous fâchez pas.

 

Je me réjouis de pouvoir à nouveau me confesser; car après le manque absolu de disposition à me confesser et de possibilité de me confesser samedi, ce sera pour moi une libération de pouvoir le faire. Si vous le permettez.

 

Avec Jean (le docteur Johannes Oeschger, qui a fait connaître Adrienne au P. Balthasar) nous avons convenu fermement de faire en mai un tour à trois, avec vous, dans une quelconque forêt, ce sera magnifique. Cela finira, dit Jean, par un vin aromatisé, le tout est une détente, mais nous pouvons bien une fois nous amuser. Il y a bien longtemps, j'ai passé quelques jours à Sion avec Émile en automne; je pouvais fort bien marcher alors et nous avons fait de magnifiques promenades dans les collines, nous avons mangé du raisin et nous étions enivrés de la chaleur des couleurs de l'automne. Le retour le soir à la maison, bras dessus, bras dessous, pour ne pas trop frissonner, mais très lentement quand même, pour ne pas rompre le fil de la conversation, fut une fête. Maintenant aussi il y a des fêtes, très belles.

 

Vous savez, autrefois je pensais toujours : quand on se marie, un enfant chaque année; de temps en temps des jumeaux, pour changer; et en plus de cela, je pensais aussi à une profession et je ne sais quoi encore; on manque souvent de mesure dans ses souhaits quand on est jeune ; et quand on est adulte, il nous arrive tout d'un coup d'innombrables choses toutes différentes de ce qu'on avait pensé et cependant une telle plénitude qu'on est presque accablé; mais d'être accablé et comblé de grâce est magnifique, surtout quand on sait que d'autres reçoivent aussi leur bonne part, et que tout, d'une certaine manière, n'est qu'un don prêté.

 

Le 16.IV.41, 9 heures du soir. Il y a des instants, très fugitifs seulement, indescriptibles, où je saisis tout à coup presque totalement ce que cela veut dire appartenir totalement à Dieu, être possédée par lui; la plénitude est alors si grande que la respiration en devient difficile; je suis alors tellement mal que je n'en peux plus et en même temps aucune action ne me paraît assez audacieuse; il y a alors une libération totale qui est en même temps engagement le plus intime; le bonheur fait alors tellement mal que la douleur est inévitable. Vous ne pouvez pas vous en faire une idée avec ce que je viens de dire, et pourtant combien je voudrais vous le dire; mais il est vraisemblable que ces jours-ci vous vivez quelque chose de semblable et vous trouverez alors les mots pour présenter le paradoxe sous une forme ou sous une autre.

 

Et cet amour qui était et qui est en moi grandit toujours, il me remplit plus que jamais; c'est comme si c'était un nouveau-né; jusqu'à présent je vous en ai fait part un tant soit peu selon des principes; et quand je priais, je disais souvent : Bénis tous ceux que j'aime et bénis ceux que je ne peux pas supporter. Où sont ces derniers? A certains moments je ne sais plus. Et l'amour est si grand que je voudrais le partager sans faire de choix; il est suffisamment grand, tous peuvent en avoir leur part. (Ceci ne doit pas être pris pour de l'orgueil, c'est certainement vrai, senti et vécu en même temps). Au cours des consultations, il y avait toujours ceux que j'aimais et ceux que je supportais : les maniérés, les compliqués qui font tout un drame de leurs bobos; et maintenant je remarque que ce sont justement ceux-ci qui ne connaissent pas assez l'amour, qui sont privés de la grâce, et il faut leur donner de l'amour pour remplacer la grâce que Dieu ne leur a pas encore accordée. Et je commence à comprendre, presque encore comme un balbutiement, que l'amour de Dieu, transformé en nous en amour humain, peut aider à attirer Sa grâce. Et cela fait partie du plus grand don que Dieu nous a fait à vous et à moi.

 

Combien est beau le peu de vie qui se trouve devant nous si nous pouvons transmettre vraiment l'amour de Dieu jusqu'à la fin. C'est le même amour qui doit chasser en quelque sorte de nous l'ultime lâcheté pour que nous puissions être à la hauteur de ses exigences. Et je prie : Donne-moi plus à souffrir et plus à porter si par là tu me donnes davantage de ton amour à transmettre.

 

Comment pourrais-je jamais vous remercier de m'avoir conduit sur ce chemin. Et à côté de cela, la vie quotidienne avec tous ses détails, les petits et les plus petits, et de temps à autre un étonnement presque amusé au sujet des exigences du prochain, du ménage, etc. Pas toujours très facile de mettre en harmonie les deux vies, et cependant ce que nous appelons le quotidien fait presque partie aussi d'une prière ininterrompue.

 

Quand, il y a presque onze mois, j'ai pu m'agenouiller pour la première fois, je n'imaginais pas combien j'allais pouvoir m'agenouiller. Dormez bien, mes prières vous accompagnent, vous ainsi que les jésuites. Votre A. (Cf. NB 8, 53-56).

 

(Les extraits ci-dessous proviennent de NB 3).

 

1942

 

Pâques. Vers quatre heures du matin, Adrienne voit une foule d'anges et de bienheureux dont quelques-uns qu'elle connaît. Puis apparaissent le Seigneur et sa Mère. Le Seigneur tient à la main une toute petite croix qui émet un éclat infini. C'est comme un diamant fluide et étincelant (50).

 

1943

 

Pâques. Adrienne se réveilla un peu avant quatre heures. Une voix disait : "C'est la grâce". A ce moment-là, dit-elle, la lune parut tout d'un coup sur son lit avec un large rayon. Peu après, elle fut "transportée" dans le ciel. Le Christ est d'abord ressuscité au ciel (c'est ainsi qu'elle disait), puis sur la terre. Il a repris possession de sa divinité en quelque sorte pour reprendre ensuite possession de son humanité.

 

Adrienne vit la fête de la résurrection dans le ciel. La Mère était là. Tous les saints et tous les anges étaient présents pour la glorification réciproque du Père et du Fils; et au Fils qui redescendait sur la terre pour communiquer son amour, tous pouvaient donner quelque chose du leur. Le Père le ressuscite, en lui rendant la gloire de sa divinité ; c'est pour cela que la résurrection doit d’abord se fêter au ciel.

 

La demi-heure qui suit la mort le vendredi après-midi, avant la descente aux enfers, n'est pour ainsi dire qu'un instant de repos "dans le paradis". Adrienne dit : "Déposer la valise provisoirement". "Le larron peut rester là, le Christ doit encore descendre".

 

Je demandai à Adrienne si cette "résurrection dans le ciel" était sans corps. Elle dit que cela, elle ne le savait pas. Elle voit tout uniquement avec des corps, mais elle ne sait pas si ce n'est qu'un mode d'apparition pour qu'elle puisse comprendre. Plus tard elle dit : cela n'a pas d'importance. Je citai : "Sive in corpore, sive extra corpus, nescio". Elle rit et dit : "Vous avez pour tout une citation de l’Écriture"…

 

Mais dès que le Seigneur est ressuscité corporellement sur la terre, il apparaît à sa Mère dans son corps terrestre. Tout le jour de Pâques, Adrienne est au ciel. Le matin, à la messe (au foyer Sainte-Catherine), elle voit le Seigneur, Marie. Sur les degrés de l'autel, des anges, bienheureux et insouciants, d'une gaieté infinie. Quand elle communia, ce fut une entrée totale dans le Seigneur, elle sentait même qu'elle était en lui, "si bien qu'on ne pouvait remuer un doigt qu'en lui". Quand elle reçut la communion, elle ne me vit pas, pas plus que l'hostie; seulement le Seigneur qui venait à elle. Elle ne vit pas non plus la patène que lui tendait sa voisine et elle ne la prit pas.

 

Ensuite Adrienne fut tout le jour bienheureuse et en même temps paisible et en train. Elle se rendit en voiture à l'hôpital Sainte-Claire, elle fuma quelques cigarettes auprès de N. (son fils?) qui était alors alité. Puis elle fit des plans pour l'avenir.

 

Le Christ doit passer par l'enfer pour retourner au Père; car c'est en voyant ce qu'il a obtenu, qu'il doit pouvoir se rendre compte de l'ampleur de ce qu'il a accompli; ce qu'il a obtenu est séparé, c'est le péché sans ceux qui lui appartiennent; une fois pour toutes il a opéré la séparation entre le péché et le pécheur; et dans l'enfer, il rencontre d'abord le péché nu, le péché qui n'est plus associé à une personne (64-66).

 

Pourquoi le Christ devait-il aller en enfer avant de ressusciter ? D'une part, c'est le plus court chemin vers le Père; d'autre part, il s'agissait pour lui de voir le résultat de la passion : l'enfer comme résidu des péchés... Adrienne comprit à ce moment-là le sens de l'espérance comme préparation à la rédemption. Ce n'est que là où il y a espérance que Pâques peut se produire. Cela peut être un espoir humain, et quand celui-ci est à son terme, pure espérance en Dieu (63).

 

1944

 

Elle parla de la nuit de Pâques. Tôt le matin, il vint par la fenêtre ouverte une sorte de fin nuage argenté, comme une brume et il se répandit dans la chambre comme un tapis. Puis tout d'un coup Marie se trouva là, toute seule et sans dire un mot, d’une beauté infinie, à vous couper le souffle. Elle venait seulement pour apporter le premier salut…

 

Puis tout d'un coup beaucoup d'anges et de saints se joignirent à Marie, ce fut une joyeuse fête : tous s'embrassaient et se donnaient réciproquement le baiser de paix. La Mère apparut encore une fois, elle embrassa Adrienne et elle lui donna un baiser cordial. Enfin vint le Seigneur avec une beauté si incroyable et si juvénile qu'Adrienne ne pouvait rien en dire d'autre que justement elle n'était pas de ce monde, mais qu'elle était le ciel sur un visage humain (84).

 

1945

 

Que le Père montre son enfer au Fils, c'est un mystère de l'amour du Père. Il le fait avec amour : il ne fait pas tomber le Fils tout de suite dans l'enfer le plus profond, mais il le conduit pour ainsi dire à partir d'en haut et il commence par la partie du purgatoire qui est la plus proche du ciel. Le Fils rencontre ici ceux qui sont déjà purifiés par son amour rédempteur. Il ne voit certes pas le résultat de cette purification, la rédemption elle-même, ceci ne sera possible qu'à Pâques, mais il voit pourtant que l'amour est à l’œuvre, son amour précisément qui s'est dégagé sur la croix (déjà cité ci-dessus, le vendredi saint 1945).

 

Le samedi saint, quand je pris congé, je lui dis : "Tenez-vous la résurrection pour possible? Demain, c'est Pâques". Elle dit : "C'est vrai, je le crois, mais pas encore en moi-même; je le crois par ce qui en moi vit dans votre foi" (92-115).

 

1946

 

Pâques. Comme Adrienne a retrouvé la foi, elle voit en même temps le Fils sortir de l'enfer. Elle ne voit pas sa forme extérieure, mais elle sait que c'est lui. Elle sait qu'en cet instant il possède à nouveau tout ce qui lui avait appartenu : cela lui revient d'abord à cause de sa divinité et non en ce sens qu'il l'aurait reçu du Père comme "récompense"; ce n'est pas encore avec le débordement de joie de la rencontre dans l'amour quand le Père donnera au Fils toute la gloire; c'est dans une sorte de fidélité à sa mission et aux hommes, comme si sa résurrection n'était rien d'autre qu'une partie de son service des hommes, comme l'achèvement d'un chapelet qui ne peut être béni par le prêtre que s'il est achevé. C'est ainsi que le Seigneur est à nouveau le Fils de l'homme qui peut être ensuite intronisé dans la gloire. C'est aussi un acte d'humilité du Fils vis-à-vis du Père qu'il veuille recevoir d'abord ainsi sa gloire et, après seulement, avec toute la gloire et toute la joie du Père (151).

 

1947

 

Le Fils puise toute la force de la résurrection dans la croix et dans l'enfer. A la croix, il puise la force subjective; en enfer, la force objective, c'est la force du Père qui le dirige parce que tout ce qu'il a en propre se trouve derrière lui.

 

Le Fils, qui a racheté le monde par sa Passion, mais dont la Passion avait d'abord été permise par Dieu Trinité, avait certes porté en tant qu'homme tout le fardeau des souffrances, mais il n'avait pas percé à jour le mystère ultime du Père, l'enfer : ce chaos d'avant la création du monde, que les hommes ne connaissaient pas, mais que maintenant ils étaient en mesure de faire émerger à nouveau par leurs péchés. Ou mieux : le chaos de l'enfer, qui est un chaos de péché, est comme un reflet du chaos au commencement de la création. Le Fils non plus, devenu homme, ne devine pas la démesure de ce chaos de péché. Il ne le devine pas non plus maintenant qu'il le traverse... C'est ici qu'intervient le Père et il sauve le Fils de l'enfer comme le Fils a sauvé le monde de l'enfer. Et l'Esprit, qui l'a porté aux hommes comme semence du Père, roule la pierre qui était devant l'entrée du tombeau d'où sort le Fils ressuscité, car rédemption et résurrection ne font qu'un.

 

Une partie du mystère du Père que le Fils apprend à connaître en enfer, c'est cette incroyable menace du péché qui est beaucoup plus grande que ce qu'il en connaissait. Cette connaissance faisait partie en quelque sorte du domaine réservé du Père, dans lequel le Fils est maintenant introduit. C'est ainsi qu'un chrétien cherche sans doute à faire un peu la volonté de Dieu, il entreprend ceci et cela; s'il est prêtre, il prêche et il absout et il prie et il écrit... Mais au fond personne ne sait ce qu'il fait. Personne n'a une vue d'ensemble de ce qu'il fait. Le Seigneur également, devenu homme, a remis au Père la vue d'ensemble avec tout le reste. Mais maintenant le Père, avant de le ressusciter, lui offre la connaissance, la vue d'ensemble du Père. La croix était pure obéissance. Mais avant de ressusciter, le Fils doit savoir ce qu'il a fait. Dans le prolongement de son obéissance humaine. Il doit mesurer toute la distance qu'il y a entre l'homme pur et l'homme pécheur.

 

La résurrection se passe en un rien de temps. Aussi instantanément que son contraire, l'incarnation ; autrefois, le Père le fit devenir sa semence, maintenant il le fait redevenir son Fils vivant. Le Fils de l'homme entre dans la naissance trinitaire. Le Père engendre éternellement le Fils. Mais dans cette éternité, il y a le moment où le Fils devient homme et où il ressuscite d'entre les morts. Ces deux moments sont inclus dans un devenir originel, et cependant c'est à chaque fois une césure : un triple devenir du Fils. Dans son troisième devenir il devient sans doute celui qu'il était toujours, mais comme celui qui a fait l'expérience de la résurrection d'entre les morts. Il ne l'était pas auparavant. Et trente-trois ans plus tôt, il est né de la Vierge Marie: il ne l'était pas non plus avant.

 

Celui qui ressuscite est saisi par la grandeur du Père. La pierre qui a été roulée est pour l'Esprit un nouvel accès. Et, avec le Fils, le Père réveille tous les pécheurs : ils ont accès à l'Esprit. L'union au corps glorifié se produit à l'intérieur de la continuité qui n'a jamais été totalement brisée : de même que le Fils mort était conscient de la descente de croix et de la mise au tombeau, de même le corps de résurrection est un corps avec ses cicatrices, dans lequel pourtant les caractéristiques de la naissance de résurrection dépassent de loin celles de la naissance terrestre. Avant, il avait, en tant que juste, le corps des pécheurs. Si autrefois il avait eu à dire quelque chose de son corps, il aurait dit sans doute que son corps était assimilé en tout au corps des pécheurs. Maintenant c'est un corps de résurrection, qui est plus près de la sphère des miracles, qui est en relation avec les miracles opérés par lui : transsubstantiations, multiplications, résurrections, guérisons. Les miracles renvoyaient d'avance aux corps de résurrection dont le sien est le premier. Son premier corps était destiné à la croix, son nouveau corps vient de la croix.

 

Marie et la résurrection. Elle a senti la résurrection comme une naissance. Non en son corps qui a mis au monde le Fils, mais en esprit. Avec la joie particulière d'une mère quand son enfant est vivant, bouge, crie. Tout cela aussi dans une sorte de soudaineté et un sentiment qui jaillit comme pour une naissance. Sa désolation après la mort ressemblait aux derniers jours avant la naissance : disposition d'Avent. Seulement tout était maintenant plus grand et, par la mort sur la croix, beaucoup plus sombre. Avant Noël, elle était associée comme celle qui doit le faire. Maintenant, elle est associée comme celle qui collabore. A la croix, sa propre contribution lui était inconnue, tout s'accomplissait dans le Fils.

 

Ceux qui sont ressuscités avec le Seigneur (Mt 27, 52-53). Les tombeaux sont ouverts le vendredi saint parce que ce qu'a fait le Seigneur sur la croix a été fait pour tous. Mais personne ne peut ressusciter avant lui. Tant que lui-même se trouve au tombeau, c'est pour tous les autres un temps d'attente. Mais qu'ils soient dans le tombeau ouvert se trouve en opposition à la situation du Seigneur dans le tombeau fermé : leur tombeau ouvert est la promesse de l'ouverture du tombeau du Seigneur. En cela ils sont ses précurseurs. Comme s'ils ne pouvaient pas ressusciter les mains vides, ils auraient reçu auparavant du Seigneur le gage qu'il leur serait permis d'apporter une contribution à la résurrection. Cela fait partie de la tendresse de l'amour du Seigneur qu'il fasse dépendre l'ouverture de son tombeau de la leur. Le Seigneur se lève d'abord tout seul. Ensuite seulement les autres. Ici il n'est pas question de précurseurs. Quand il est ressuscité, ils se tiennent tout de suite au service de sa résurrection (170-178).

 

1948

 

C'est singulier, cette restitution du corps au Père dans la mort. Toute la vie du chrétien devrait être vécue de telle sorte que la mort devienne un don du mourant à Dieu. Le Père fait s'incarner le Fils, il lui fait le don de la vie humaine; le Fils la lui rend et le Père lui en est en quelque sorte reconnaissant : il fait don au Fils du corps de résurrection et, par là, il nous fait don à nous tous de la vie éternelle. En tant que Dieu, le Fils la possédait depuis toujours, mais maintenant il la reçoit aussi en tant que Fils de l'homme. C'est ainsi que le don du Père au Fils est autre pour le Fils lors de la résurrection que lors de l'incarnation.

 

En ce qui concerne la rencontre entre le Père et le Fils, l'enfer est une expression de la "maturité" où les deux "choix" ou "endroits" atteignent leur règlement et leur fécondité. La tension maximale qui devient visible dans les enfers s'opère dans la tension maximale de la joie lors des retrouvailles entre le Père et le Fils. Le dernier trajet des ténèbres extrêmes doit encore être parcouru afin qu'ensuite, à Pâques, la joie parfaite puisse se répandre.

 

Une comparaison : un frère et une sœur s'aiment beaucoup; le frère devient prêtre catholique, la jeune fille reste ce qu'elle était : protestante; après une longue séparation, ils se retrouvent tout joyeux. Mais un gros chagrin tourmente la jeune fille; elle l'avoue : elle a offensé très profondément une personne, celle-ci est morte, elle ne peut plus demander pardon. Le frère lui dit : Cela tombe merveilleusement bien que je sois devenu prêtre; deviens catholique, confesse-toi, je peux t'absoudre, c'est peut-être justement pour cela que je suis devenu prêtre. Cette comparaison touche juste parce qu'il est exigé réellement quelque chose de la sœur, elle doit faire un effort, comme le Fils doit se donner du mal dans son passage à travers l'enfer. Enfin le samedi saint est le lieu proprement dit de la confession : entre l'aveu le vendredi saint et l'absolution de Pâques. Le jour de la rencontre entre le Christ et le Père est aussi le jour de la rencontre entre les pécheurs et le Sauveur, entre les pécheurs et le confesseur. Ce n'est qu'à partir de l'enfer que la confession pouvait être définitivement instituée (181-191).

 

1949

 

Le Seigneur qui, à Pâques, rencontre Madeleine, lui donne dans cette rencontre une nouvelle qualité de foi. Sans le savoir, Madeleine a reçu cette qualité à la croix. Dans la prière intérieure, qui se passe au-delà de notre contrôle et de notre réflexion dans la pure remise de soi, il y a, avec le Seigneur, une rencontre du même genre : non plus dans notre sphère, mais dans la sienne, dont quelque chose nous est révélé de manière fragmentaire. Madeleine a été lavée et sauvée par le sang du Seigneur, elle a été prise dans la sphère du Seigneur et elle se trouvait cependant volontairement au pied de la croix. Le fait qu'elle ait été prise passivement a un complément actif dans le fait qu'elle a voulu être là. La portée de sa contribution, elle ne la voit pas. Mais il en résulte pour elle une solidité dans la foi qui reflète par avance quelque chose d'éternel et provient d'une participation réservée à la vie éternelle.

 

Le Seigneur porte Madeleine à la croix comme corédemptrice. Que Madeleine participe d'avance, elle ne le sait pas; elle dit oui apparemment à des choses limitées, elle pense tout au plus aller vers le Seigneur et elle ne peut pas imaginer qu'elle est intégrée dans le but lui-même, dans la chose elle-même.

 

La rédemption, en son aspect de corédemption, reste totalement un mystère du Seigneur, dont la réalité et la totalité sont beaucoup plus fortes et plus vastes que les désirs hésitants de ceux qui voudraient y avoir une certaine part. Tous les invités pensent être chargés de quelque chose de précis, de délimité en tout cas par le cercle de leur propre vie, avec certes une aide de la grâce. Ils ne devinent pas que c'est de son espace à lui, qui est toujours plus grand, que le Seigneur les appelle à lui pour participer à ce qui lui appartient, au-delà des limites qu'ils ont érigées. Moi, en tant que prêtre par exemple, je m'imagine que je pourrais être invité et rendu apte à une action plus grande que celle qui correspond à mon caractère, par exemple exercer un apostolat plus étendu et plus fructueux. Que celui-ci puisse dépasser les limites humaines jusqu'à devenir une participation intime à l’œuvre céleste du Seigneur, je ne peux pas l'imaginer. Mais je peux le croire avec la foi vivante de Pâques ; comblée de grâces par la croix, Madeleine le reconnaît dans sa rencontre avec le Ressuscité.

 

Toute parole humaine n'est qu'un balbutiement devant la Parole éternelle.

 

Une continuité temporelle, ecclésiale, entre la passion et l'institution de la confession à Pâques n'est possible que si le Seigneur ensevelit entre temps les péchés en enfer; il doit descendre avec eux afin que se ferme en haut le cercle entre le ciel et le monde. A Pâques, il retrouvera les hommes en tant que pécheurs, il ne peut enlever ce péché (par la confession) que s'il les a enlevés définitivement (par sa passion) et s'il les a ensevelis en enfer. Il doit avoir accompagné le péché là où il est définitivement séparé de l'homme. Et cela en en faisant l'expérience. Par sa passion, les péchés ont reçu un état qui permet de les faire se dissoudre dans le fleuve de l'enfer.

 

Quand le Fils ressuscite, il est pur, mais comme celui qui a porté le péché. Et quand l'homme arrive au ciel, lui aussi doit être pur bien qu'il ait commis le péché. Son visage doit être libre de la grimace du péché.

 

L’enfer est un mystère préalable à la résurrection.

 

En enfer, quand la mesure est pleine - mais personne ne peut savoir quand ce sera, cela demeure enveloppé dans l'obscurité du Père -, se produit alors le changement de direction. Mais celui-ci n'est pas ressenti comme tel, il n'est ressenti que comme la lumière qui se montre. Je suis venu en enfer par l'ouverture de la lumière, mais ce n'est qu'en me retournant que je vois la sortie. C'est par la lumière qui afflue que je perçois que j'arrive au bout. Le changement de direction, je ne le connais pas. La vie de la lumière qui m'attend, c'est la résurrection. Comme si tout d'un coup la main du Père se posait sur l'épaule du Fils de telle sorte qu'il la sente et que dans la joie qu'il en éprouve il ne perçoit pas qu'il est conduit par elle. Tout ce qui se passe d'autre est secondaire, il n'y a que la main du Père qui est importante. Cette main, c'est la lumière.

 

Chaque année, il reste à Pâques quelque chose de la fatigue des jours saints bien que beaucoup d'aide vienne du ciel afin qu'on puisse tenir le coup. Comme si le Fils ressuscité aussi devait se souvenir du prix payé par lui pour conduire le monde à la lumière du Père, d'autant plus que ce prix n'est plus son affaire mais que, par sa grâce, elle est aussi celle des corédempteurs institués aujourd'hui, de ceux qui l'ont accompagné à la croix et qui deviennent visibles à la résurrection. S'il ne s'agissait que de sa fatigue, elle serait annulée dans sa nouvelle existence. Ce qui n'est pas annulé, c'est ce que les siens, qu'il invite à collaborer, font avec lui, et ainsi il emmène dans sa joie de Pâques un peu du leur. Pas du tout comme une souffrance ou une gêne mais comme un souvenir concret.

 

Par la "corédemption", il prouve au Père qu'il n'a pas réalisé la rédemption comme Dieu seulement mais comme un homme qui a un prochain, et que l'amour du Père et sa mission étaient suffisamment grands pour suffire entièrement pour lui et pour ceux qu'il appelle. Dans ce souvenir qu'il prend avec lui se trouve la force, pour les invités, de persévérer dans leur mission de souffrance. Leur souffrance est cachée en lui. Pour quelqu'un qui souffre réellement, c'est une consolation de savoir que c'est Pâques. Et pour celui qui connaît la joie de Pâques, c'est une consolation de savoir qu'il y aura à nouveau l'Avent et le vendredi saint. Il n'y a rien qui fasse davantage plaisir que la pensée que, par le Seigneur, la souffrance et la joie sont devenues pour la vie une unité indissoluble. Cette unité est si forte que personne ne peut faire que souffrir. Le rapport mutuel existe (202-241).

 

1950

 

La confession concerne ce qui est personnel comme ce qui est global. En confessant mon péché personnel, je devrais porter aussi mille et cent mille fois plus quelque chose de l'offense globale causée par les péchés en comprenant que ce n'est qu'ainsi que je peux observer le commandement de l'amour. Car le Seigneur ne ressuscite pas de la croix mais de l'enfer du samedi saint.

 

Et au milieu de ce qui est sans but (l’enfer), tout s'ouvre tout d'un coup. Avec la soudaineté de la création du monde par le Père à partir du chaos. Mais la création se produisit alors dans un laps de temps ("six jours"); ici par contre la simultanéité commande tout parce que la vie éternelle est atteinte. On ne peut pas croître peu à peu dans la vie éternelle. Elle est là soudainement avec toute sa plénitude. Et le Fils revoit le Père, il voit l'Esprit, il se revoit, ainsi que ce qu'il a fait dans le Père et dans l'Esprit. Il ne perçoit pas en lui-même les signes de ce qu'il a fait - les cicatrices par exemple - mais, à son arrivée, il trouve parfaitement, dans le Père et dans l'Esprit, ce qui a été fait. Comme la mère qui a mis au monde un fils ne pense pas à ses souffrances quand elle le voit, mais à son mari qui le lui a offert.

 

J'ai vu la résurrection dans un tableau. Auparavant le Seigneur était enveloppé d'un manteau d'horreur, et maintenant tout d'un coup d'une lumière rayonnante de gloire. Le drap, qui auparavant était le manteau de l'enfer, devint brillant et lumineux, le Père et l'Esprit tenaient cette lumière; c'était le manteau de sa vie éternelle. Son visage en ressortait resplendissant. Au-dessous était la terre, le Père était une main, l'Esprit une colombe. Les pieds du Fils n'étaient plus tout à fait sur la terre. Nous voyons seulement la main et la colombe, mais le Fils voit le Père et l'Esprit.

 

Le temps où le tombeau est ouvert et où le Seigneur est cherché par les femmes et les apôtres avant qu'il leur apparaisse appartient encore au samedi saint pour ceux qui le cherchent, mais il est déjà en vérité le temps de Pâques. La rencontre avec le Ressuscité offre la joie de Pâques de la même manière que le Fils se réjouit dans le Père et dans l'Esprit. C'est une joie qui est tout entière dans le Seigneur et une joie aussitôt rayonnée et offerte avec le Seigneur. Ce rayonnement de la joie n'est pas psychologique mais catholique. La part de chacun à cette joie ne peut être définie. Tout passe dans l'instant de l'accomplissement en Dieu Trinité qui est le pendant de l'instant de l'incarnation. Ceux qui se réjouissent s'y meuvent, lui en sont redevables, y prennent part, ils sont ce qu'ils sont : ils passent en Dieu.

 

Celui qui peut voir le corps ressuscité du Seigneur - autrefois durant les quarante jours ou plus tard comme Paul et d'autres voyants - fait l'expérience de sa parfaite corporéité. Il serait faux de le considérer comme un simple "corps de vision". Mais d'autre part, la possibilité elle-même de la vision a un rapport étroit avec la corporéité transfigurée. Le Seigneur offre à l'esprit du voyant quelque chose qui, sur un autre plan, correspond à l'état de sa corporéité. La résurrection des corps augmente les possibilités de l'esprit. Et les deux augmentations sont intérieurement en relation, elles se complètent mutuellement et se conditionnent l'une l'autre. La vision vraiment chrétienne d'un visionnaire est fonction de la résurrection du Christ. Les visions de l'Ancien Testament se dirigent vers la résurrection. Elles laissent place provisoirement à une décision : au début, Moïse a dit non. Les prophètes peuvent tout d'abord se refuser, et par la suite, cela va quand même. Mais quand il est dit non dans la Nouvelle Alliance, il y a rupture. Il en est ainsi en définitive à cause du oui de Marie. Elle promet un oui total, celui-ci garde sa valeur jusqu'à la fin du monde et tous sont engagés dans son oui (275-281).

 

1951

 

Et ensuite arrive la lumière, sans transition. Tout d'un coup tout est ouvert et clair, et ce qu'on voit en premier, c'est le Seigneur. Il est difficile de décrire comment il était : transparent et pourtant tout à fait réel. Je l'ai vu de mes yeux de chair et en même temps aussi avec ma foi. Et j'étais consciente en quelque sorte que j'avais besoin de cette foi qu'il donne et en même temps de ces yeux que le Père a créés pour le voir ainsi. Et la première pensée qui vint, ce fut la gratitude. Et puis : résurrection. Et puis : chrétienté, et encore : rayonnement en tous lieux, rédemption, se montrer, mais aussi : être vu, Église. Autant auparavant les pensées étaient lentes et inhibées, autant à présent elles étaient vivantes et rapides, et ce n'était pas des pensées personnelles mais des pensées données, c'était un rayonnement de Dieu sur terre, et c'était l'unité d'être du Fils avec le Père et l'Esprit, et c'était une action commune dans ce rayonnement et dans le modelage de l'enseignement et de sa transmission, et l'acceptation de la rédemption et l'amour réciproque.

 

Et très vite la Mère aussi fut là, et de très nombreux saints, et toi et saint Ignace, et vous tous, vous avez vécu dans cet air et cette vérité, vous vous êtes nourris de ce rayonnement et de ces dons, et vous avez en quelque sorte fondé à nouveau l'alliance que l’Église conclut avec le Seigneur, et affermi la relation d'épouse et d’Époux. Aucun mot ne fut prononcé, seule une lointaine musique était là à sa place, mais on a vu, vu, vu, tout était parfait et beau et portait à s'engager et donnait une mission.

 

Et il me fut aussi permis d'être un peu l’Église devant le Seigneur, dans la virginité féconde qui est produite à partir des ombres du Seigneur, dans ses douleurs, qui font partie de sa joie comme lors de la première conception qui annonce à l'avance la naissance. Mais il y a là assez de joie pour toute la vie, assez de gratitude pour tout sacrifice, et l'unité de l’Église avec le Seigneur est une unité d'éternité, aussi une que le nombre que Dieu a fait en unissant les deux. Et l'eucharistie du Seigneur traverse toute l’Église et la rend féconde pour le monde (293).

 

1953

 

Si un homme avait été présent lors de la création du monde, il n'aurait pas estimé possible que Dieu pût créer un ordre à partir du chaos; l'humanité souffrante croit tout aussi peu que le Seigneur sur la croix est capable de créer un ordre du salut. Elle est comme le Thomas incrédule qui doit toucher la plaie de son doigt pour croire. Nous devons donc être déjà sauvés pour croire à la possibilité du salut par la passion du Seigneur. Nous découpons en morceaux le cours du temps qui passe pour nous orienter, pour suivre en quelque sorte, mais justement par là nous manquons l'événement. Quand Thomas reconnaît le Seigneur à ses cicatrices, il ne le reconnaît pourtant pas parce qu'il l'a vu autrement autrefois et qu'ensuite il n'a pas traversé avec lui l'événement de la mort et de la résurrection, qu'il n'a pas reconnu cet événement. Il ne peut en être convaincu que par une preuve sensible, il ne peut reconnaître la croix d'hier et la résurrection comme des actes réels du Seigneur qu'en touchant aujourd'hui sa plaie. Il est terriblement effrayant que nous ne puissions pas simplement voir déjà Pâques dans le vendredi saint parce que l'événement du passage de l'abandon à la résurrection appartient au Seigneur seul.

 

Résurrection. La froide odeur étouffante de l'enfer est soudain remplacée par la froide odeur de renfermé du tombeau. Et bien que dans le tombeau il fasse sombre, on voit le Seigneur. C'est tout d'un coup que cela se produit. Rien ne pourrait être plus opposé à la pensée de la réanimation d'un mort par des moyens médicaux humains que la résurrection du Seigneur. Il n'y a aucune sorte de signes précurseurs, aucune sorte de transition. Pas de tressaillement des membres qui retrouveraient la vie "peu à peu". Il n'est pas question non plus de se réhabituer à la vie, d'ouvrir les yeux, de remuer les doigts, de respirer. Rien qui autoriserait l'espérance que le cadavre reviendrait à la vie. Tout est aussi soudain que l'irruption de la grâce, que l'absolution après la confession. En un clin d’œil tout est là, Dieu tout entier et la joie tout entière et toute la vérité, et l'amour est l'essence de tout. C'est la même chose maintenant de parler de vie, d'amour ou de résurrection. Tout possède la soudaineté de Dieu, elle saisit tout et emporte tout avec elle. Tout le mouvement qui était endormi dans la mort est tout d'un coup présent avec la plénitude de la force la plus juvénile. Toute la faiblesse et toute l'odeur de renfermé et toute la fatigue, tout le désarroi et tous les tourments ont disparu si totalement qu'il ne reste même plus une question à leur sujet; ça a disparu avant qu'on le remarque, mais pendant qu'on voit le Seigneur ressusciter. Toutes les peines sont comme un échafaudage qui tombe et disparaît de lui-même quand l'édifice est achevé.

 

Semaine de Pâques. Allégresse de la création, allégresse de la nouvelle création, du monde racheté. Quand je regarde maintenant des fleurs ou quelque autre chose de beau, cela fait partie du monde racheté, et la joie qu'on puisse vivre parmi ces choses et les ramener à Dieu en pensée, et que là est leur sens : cette joie est grande.

 

Souvent la vision du Ressuscité et du monde qui l'ovationne. Et puis tout d'un coup la mission qui ne peut pas être cachée par cette allégresse : parce qu'il s'en trouve si peu qui sont réellement décidés, parce que tant de gens qui veulent suivre sa voie l'ont à nouveau oubliée et sont indifférents.

 

La résurrection du Fils jadis, les anciens chemins vers la résurrection, la résurrection aujourd'hui : tout ne fait qu'un, tout n'opère qu'une chose : la résurrection du monde du Père, en marche vers le Père, la joie du Père pour le monde qui revient à lui. C'est là aussi que tend la nature, le printemps au dehors y tend, et les nuages et les fleurs et les fleuves qui coulent à flots : tout atteint son but par la résurrection, tout devient pour nous des chemins multiples de la joie par lesquels nous ramenons le monde au Père sans rien retenir pour nous.

 

La paix de Marie durant ce temps de Pâques et sa prière. Elle se séparera à nouveau de son Fils et pourtant elle ne s'en séparera pas; elle vit dans une indifférence totale entre le ciel et la terre. Sur terre, ses limites corporelles sont aussi visibles pour elle, mais elles ne l'empêchent pas, en disant un oui sans limites, de demeurer toujours auprès de son Fils et elle lui offre aussi son indifférence. C'est le grand mystère de l'équilibre entre la contemplation et l'action que l’Église et chaque Ordre, que chaque chrétien même doit trouver (306-312).

 

1954

 

Pâques. Vers minuit, j'ai vu le Seigneur, et tout devint encore beaucoup plus impossible que ces derniers jours. Complètement incompréhensible. Tout était si infini et si éternel et si immuable; et on le voyait continuer toujours à avancer dans l'infini de l'enfer. Et quand il posait ses pieds transpercés ou quand il imposait ses mains avec les stigmates, il semblait qu'il avait déjà fait ces gestes des centaines de fois, et que rien ne s'était produit et qu'il ne se produirait jamais rien non plus. Il s'enfonçait toujours plus profondément en enfer, dans une profondeur qui s'étendait toujours plus loin. Et l'éloignement de sa mort sur la croix et de sa vie humaine était si grand qu'il semblait que tout cela n'avait jamais été; on ne pouvait même pas s'en souvenir, car cela aurait eu une influence sur ce qui se passait maintenant.

 

Et puis soudainement, beaucoup plus rapidement qu'en une seconde, vint la lumière. Et il était entouré d'une splendeur qui n'était pas supportable. Et on sut que c'était l'amour qui frappait tout : son don, son don de lui-même, sa joie et sa gloire. Christ Roi. Toute la gloire. Et au même instant il fut à nouveau l'un de nous, nous offrant la joie de Pâques ; je ne sais pas comment on doit décrire cela sans être banal : il ne fait pas de manières; cela lui est tout naturel d'être là et de parler avec nous et que les quarante jours commencent, et qu'il exige de nous la même joie de Pâques, la foi, la confiance. Il nous les donne; donc nous les avons.

 

Marie est dans la même joie, aussi simple qu'elle l'a toujours été. Elle est mère et épouse, avec autant de naturel qu'elle a dit son oui. Qu'elle soit au ciel n'empêche pas qu'elle soit tout à fait sur la terre. Elle vit dans une joie infinie, mais sans extase inutile, sans négliger ses premiers devoirs. Là où nous penserions constater une rupture, une lézarde, son oui est intact. Dans la plus stricte obéissance au Fils qui gère ce qui lui appartient et qui met tout à sa juste place. Je pense aussi que depuis la résurrection elle est devenue beaucoup plus médiatrice de toutes les grâces. Elle est passée à travers le feu bien qu'elle n'eût pas besoin de purification. Et ainsi elle vit maintenant dans l’Église, dans le Fils, en Dieu Trinité ou au milieu des apôtres comme celle à qui Dieu ne peut plus rien refuser parce qu'elle a obéi en tout (322-323).

 

1955

 

Pâques. Quand Dieu le Père fait ressusciter le Fils, il va chercher pour ainsi dire la Parole dans le silence. Le sens de la mort du Christ apparaît là une fois encore dans une lumière nouvelle. Il est mort et il est passé dans les enfers pour s'assurer que le péché est mort définitivement, qu'il est enseveli avec lui et qu'il ne peut plus y avoir de terme à sa mort. Il a pris le péché avec lui en enfer, le péché en tant que mort, dépouillé de sa vie, détaché de ceux qui le portaient autrefois. Et parce que ceci est pour les hommes la délivrance de leur péché, il entre dans la résurrection. Dès ce moment-là, il est totalement celui qui a opéré la rédemption, qui se révélera aux siens en tant que tel, sous une forme nouvelle, libre de tout ce qu'il a porté. Il l'a enduré jusqu'au bout.

 

La forme nouvelle du Seigneur durant les quarante jours est pour les hommes une nouvelle invitation à le suivre. Elle est plus légère, elle a en elle plus de certitude, la foi peut s'appuyer sur une présence vivante. Le Seigneur a semé toute la rédemption, maintenant il apparaît comme la fécondité. Lui-même est le fruit parfait, mûr et prêt pour être à nouveau offert au Père. C'est de cette offrande que naît l'eucharistie et que prend naissance la confession. Le chemin du pécheur vers Dieu est devenu autre par le Fils : c'est le chemin de quelqu'un qui est sauvé.

 

Il y a une certaine suppression du temps. Le Fils était dans les enfers, il était enseveli là où il devait se décomposer et il en sort comme un fruit mûr. Il montre ce que peut la Parole et aussi le rayonnement qu'a le Père. Et quand maintenant il passe à travers les portes fermées et que les lois du monde terrestre ne sont plus valables pour lui, il montre la force de pénétration de sa fécondité. Il ne se laisse plus arrêter, repousser, chasser par nos péchés. Le chemin va tout droit vers le Père avec l'absence de fatigue qui est l'apanage du Rédempteur.

 

Et si, à l'avenir, il est question de l'amour chrétien, nous savons par le Seigneur que cet amour supporte et endure tout pour finalement rayonner et se répandre. Pâques est la fête de l'amour qui se fait connaître, qui éclot, qui se répand partout. L'heure que personne ne connaissait est arrivée. Son ignorance n'est plus nécessaire, on la connaît maintenant, c'est le jour et l'heure de la rencontre, de la plénitude de l'amour.

 

Celui maintenant qui prie le Seigneur, prie le vainqueur qui renverse les valeurs de tout le passé, de tout ce qui a été vécu par lui. Les jours de la création sont devenus autres, la prière des créatures vers Dieu est intégrée dans la prière du Fils au Père. Le Père a touché le Fils mort pour le réveiller, il l'attend auprès de lui dans le ciel, mais le Fils emportera avec lui ce qu'il a semé sur terre. Dans le Fils lui-même a eu lieu une nouvelle rencontre du ciel et de la terre. Ce qui était condamné à mourir est enseveli dans la terre : tout le fardeau de notre péché; et ainsi le ciel peut recevoir ce que le Fils ramène comme moisson : l'amour céleste semé par lui sur la terre. Le premier des fruits, c'est notre prière, que le Fils a séparée du péché et purifiée. Le Père peut désormais reconnaître notre prière parce que le Fils y vit, parce que sa mort a porté du fruit en nous et qu'il apporte au Père ce fruit qui est le sien (340-341).

 

1956

 

L'accompagnement du Seigneur à la croix, qui fait partie de ce qu'il y a de plus cruel dans ce que je connais, est comme traversé par une perspective de la vie présente sur Pâques : on se réjouit que le monde soit sauvé, qu'il soit permis de croire à Pâques (les autres années, cela restait tout à fait voilé). Cette année, Pâques est voilé dans "l'au-delà" et visible dans "la vie présente" à certains moments.

 

En enfer, il n'a pas de lumière, il n'y a pas de possibilité de le reconnaître à son être de lumière. Certainement c'est une souffrance qui est comparable à la croix. C'est une impasse désagréable qui l'accable. Et on devine aussi que le monde entier l'accompagne ici parce que le monde lui-même est obscur; le monde l'accompagne sans le savoir, mais en tant que monde à sauver. Le monde devrait l'accompagner consciemment jusqu'à l'irruption dans la lumière, jusqu'à Pâques, mais le monde ne comprend pas qu'il puisse devenir aussi obscur que lui, il ne comprend pas qu'il doive éprouver une telle absence d'espoir bien qu'il ait déjà souffert la croix. Et tout d'un coup Pâques fut là. Au milieu de tout cela. Peut-être à l'instant où tout avenir était perdu. Tout d'un coup l'amour fut là avec l'espérance, comme un choc, une expérience d'une force percutante infinie. La lumière. Et si on voyait ça et là des lumières là où est l’Église, où vit la foi, on était à nouveau plein de l'espérance que l'amour serait assez fort pour remplir le monde entier. Lui le peut. Lui, dans l'unité avec le Père et l'Esprit. Mais unité est un mot faible pour l'amour indicible dans lequel le Père, le Fils et l'Esprit se pénètrent réciproquement et auquel tous les mots comme foi et espérance et reconnaissance ne renvoient que de loin. Si on pouvait au moins traduire cela en acte, surtout l'amour! (349-355).

 

1958

 

Pâques. Il y a un mystère de la présence, de l'actualité de Pâques. En enfer, le temps était abrogé. Tout d'un coup il réapparaît : dans l’Église naissante, dans l’Église d'aujourd'hui aussi. L’Église devient porteuse du temps, de l'événement d'aujourd'hui, de la présence en nous de la fête. Elle est comme un lieu de transbordement : elle recueille les mystères de la résurrection du Seigneur et elle les rend à nouveau vivants dans l'année liturgique, non seulement en elle mais aussi en nous du fait de sa mission dans le temps. Si nous méditions les mystères du Seigneur sans l'année liturgique, nous serions dans une intemporalité. Nous pourrions reconstruire des événements historiques, mais les choses seraient sans présence; et ainsi les mystères de l'authentique incarnation, de l'eucharistie, de l'habitation du Seigneur en nous, ne pourraient plus être rendus présents. Nous devrions tout replacer dans le temps de la vie historique de Jésus, notre participation se limiterait à considérer quelque chose de terminé (365-366).

 

1959

 

Adrienne est dans l’enfer jusqu’à minuit. Puis une pause. Et puis tout d'un coup ce fut Pâques. L'amour. Amour du Seigneur, amour de la chrétienté primitive. Amour de l’Église au fond. Un unique épanchement d'une grande intensité.

 

Le dernier prochain du Seigneur, c'est le larron sur la croix, à qui il promet le paradis. C'est pour ce prochain comme pour tous les hommes qu'il est venu en ce monde; pour lui et pour tous, il a donné son commandement de l'amour de Dieu et du prochain. Pour son passage à travers l'enfer, il est seul; son prochain lui est retiré. Mais ce que sur terre il a fait, ce qu'il a souffert et obtenu ne lui est pas retiré; il n'y a plus que cela qui adhère pour ainsi dire encore à lui, étant donné que son semblable n'est pas là qui devrait aimer Dieu et aussi son prochain. Ce n'est qu'à Pâques qu'il retrouve son prochain. Et pourtant son don de lui-même à son prochain n'a souffert à aucun moment, il n'est jamais sorti de l'amour (370-371).

 

1961

 

Adrienne toujours en enfer : le tout reste effrayant même si tant et tant de choses se sont enfoncées. Finalement la grotte et le fleuve se confondirent et, à la limite des deux, il y avait quelque chose de rouge, une lueur, comme une nouvelle cavité, mais faite uniquement de lumière. Tout d'un coup le Seigneur s'y trouva, dans la lumière; et il reçut tellement de lumière sur lui que lui-même devint lumière : éblouissante, indescriptible. L'instant de la résurrection, je ne l'ai pas vu. J'ai vu seulement comment il prit sa place dans la lumière. Je crois que je me suis endormie aussitôt après. Et quand je me suis réveillée, c'était Pâques (393).

 

1962

 

Pâques arriva comme ce qui était totalement inopiné et inattendu. Et là où il n'y avait que la pure inutilité, il y avait maintenant la profondeur insondable de la grâce. Le passage fut si totalement abrupt qu'au premier instant il parut seulement être sans rapport avec ce qui précédait. Pas du tout comme deux moitiés se complétant l'une l'autre. La nouvelle gratuité était le plus grand bonheur, la vérité. On voyait le Seigneur ressuscité qui répandait partout la surabondance de sa grâce et de son pardon des péchés sans subir la moindre perte d'une telle prodigalité; en étant distribuée, la grâce ne faisait que devenir toujours plus riche. Et ce n'est que lentement que le rapport devint visible et il se trouvait dans le Seigneur lui-même, il découlait de son unité et il passait dans l'humanité souffrante qui entrait maintenant dans le domaine de la grâce. Tout était revenu à la vie, tout devenait rempli de sens, tout était bon. Le Père, le Fils et l'Esprit retrouvaient dans cette nouvelle création le "très bon" de la création primitive. La résurrection rend tout bon parce qu'elle apporte la fin en assumant tout le mauvais pour l'anéantir et ramener les créatures à Dieu (396).

 

1963

 

Pâques. Les paroles du Seigneur sur une résurrection à venir, pour une part les apôtres ne les ont pas comprises, pour une autre part ils les ont oubliées. Ils prient pour leur Seigneur perdu, mort, ils prient pour que Dieu pourvoie à sa destinée, mais ils n'ont aucune idée de la raison pour laquelle en réalité ils prient. Ce sont de tristes soupirs dont le sens est la perte du Seigneur, mais en grande partie aussi la perte de la forme de leur foi qui jusque là était facile. Non qu'ils aient perdu la foi, mais ils ne savent plus comment la corroborer. Tant que le Seigneur était parmi eux, il arrangeait tout et il prévoyait l'avenir. Quelle que soit la question qu'ils se posaient, il était là pour donner une réponse.

 

Le Seigneur qui ressuscite a pitié de leur prière désemparée. Il la prend dans sa résurrection comme si celle-ci n'était pas seulement l'accomplissement de ce qui avait été promis de manière unique, l'accomplissement de la parole du Père et de sa propre parole et de toute l'ancienne Alliance, mais comme si elle était aussi l'exaucement de la prière des siens, comme si leur supplication était directement et absolument essentielle pour que se réalise son retour au Père et sa réapparition comme vivant au milieu des siens. Chaque apôtre doit pouvoir un jour reconnaître qu'il était engagé dans l'événement de la résurrection.

 

C'est ainsi que le Seigneur laisse aussi son Église préparer la fête de Pâques par la prière et en la laissant faire. Dieu Trinité a besoin de cette prière : par amour, par grâce, pour fortifier et affermir les croyants dans leur participation, dans leur signification, dans leur nécessité absolue. Être homme veut toujours dire aussi être un prochain; il en fut ainsi lors de l'incarnation, il en est ainsi encore pour la résurrection. Les croyants sont le prochain qui, par sa foi et sa prière, a appris la langue du Père et est par là devenu capable, par pure grâce, d'avoir aussi leur mot à dire dans la Parole de Dieu qui comprend tout (404-405).

 

 

*

 

La résurrection

chez les "compagnons" d’Adrienne

 

1. Dostoïevski

Pâques, c'est la fête de la résurrection du Christ. La Toussaint, c'est la fête de notre propre résurrection, c'est la fête de la résurrection de tous nos proches, partis avant nous découvrir le sourire du Père... Certes nous ressusciterons, nous nous reverrons tous et nous raconterons joyeusement tout ce qui s'est passé.


 

2. Paul Evdokimov

Dieu court ce risque suprême d'une liberté capable de le mettre lui-même en échec, de l'obliger à descendre dans la mort. Il se laisse librement assassiner pour offrir aux assassins le pardon et la résurrection. Sa toute-puissance, c'est de faire place à la liberté humaine. Dieu lui-même garantit la liberté de doute afin de ne pas violer les consciences.


 

La résurrection est la guérison de la mort.


 

Le mal a une puissance étonnante, il fait sortir Dieu de son silence et le fait passer par la mort et la résurrection.


 

Il ne s’agit pas de doser et de limiter le confort, il s’agit d’ouvrir la cité des hommes à la présence de Dieu, au miracle de son Incarnation, dont le but n’est pas un homme simplement "heureux", mais un homme bienheureux, mûri au soleil des béatitudes. Tout est subordonné au Royaume, non pas à l’exploitation seule et naturelle de la terre ; la foi opère le dépassement des valeurs avant-dernières vers les valeurs dernières et ultimes. La foi intelligente est un acte d’adulte et non l’acte d’un enfant. La mort et la résurrection du Christ ont changé les conditions ontologiques de l’existence humaine.


 

Saint Isaac le syrien disait que tous les péchés des hommes ne sont que de la poussière au regard de Dieu, sauf un seul, l’unique, le péché : celui d’être insensible au Ressuscité, fermé à la lumière de la résurrection du Christ.


 

3. Gilbert Cesbron

La mort est un scandale inacceptable auquel rien ni personne n'apporte de réponse, hormis Jésus-Christ par sa résurrection. La résurrection du Christ est la base du christianisme et son espérance. C'est la réponse que les hommes ont attendue durant des millénaires. Désormais nous savons que la mort est vaincue ; nous savons aussi, depuis la passion de Dieu fait homme, que la douleur et la souffrance ont un sens. Cela dit, tout ce qui est scandaleux dans la condition humaine, à savoir la souffrance, la vieillesse, la mort, nous devons lutter contre elles de toutes nos forces. Le progrès consiste à lutter contre la souffrance, le vieillissement et la mort, non pas en les supprimant, mais en les rendant supportables et en les retardant.

 

4. Olivier Clément

L’Église, au-delà de ses structures, au-delà de sa sociologie, au-delà de tout ce qu'il peut y avoir de contestable en elle, l’Église est fondamentalement le mystère de la résurrection... C'est le lieu où nous puisons la force de mourir et de renaître.

 

L'homme devant Dieu. Nous ne sommes pas orphelins dans la prison indéfinie du monde, Dieu est la source d'une vie plus forte que la mort. Le néant n'existe pas. Notre vérité d'homme, dès ici-bas, c'est la résurrection. Mission de l’Église : rendre aux hommes la mémoire de l'éternité.

 

Jésus, Dieu incarné, Dieu fait homme, triomphe de la mort et nous ouvre par sa résurrection les chemins d'une vie mêlée d'éternité, dès maintenant et pour toujours.

 

Isaac le syrien pensait que le seul péché, en définitive, c’est de ne pas faire assez attention à la résurrection. Se rappeler que le Christ est ressuscité et nous ressuscite : voilà en effet la liberté et la joie.

 

Le Christ nous libère de l’angoisse fondamentale que nous monnayons en soucis, fuites et passions idolâtriques. Au fond de nous, il transforme l’angoisse en confiance, la mémoire de la mort en mémoire de résurrection. La liturgie orientale dit ceci : "Que nul ne craigne la mort, car la mort du Seigneur nous a libérés".

 

Le chrétien, c’est l’homme qui sait que l’amour est plus fort que la mort, dans la joie de savoir que nous ne sommes plus bloqués dans l’espace-temps scellé par la mort. Il n’y a plus de mort. Il y a des passages peut-être difficiles, peut-être douloureux, mais des passages vers la résurrection.

 

Dans la révélation évangélique, le Dieu vivant, le Dieu d’Abraham, d’Isaac et de Jacob, s’ouvre, découvre sa nature, son secret, et se rend volontairement participable. Dieu lui-même, en s’incarnant et en mourant sur une croix, comble la distance, assume l’angoisse et la mort, en fait le lieu de la résurrection. C’est parce que Dieu est personnel, trois personnes, qu’il peut prolonger jusqu’à nous l’amour qui le constitue, se rendre participable tout en restant inaccessible. Dans le Christ, l’Illimité fait rayonner sa lumière au cœur même de l’horreur et de la mort.

 

Le monde qui refuse la croix se voue à une croix sans résurrection.

 

La résurrection de Jésus n’est pas la réanimation d’un cadavre, mais le passage d’une vie mêlée de mort à une vie mêlée d’éternité.

 

5. Bernard Sesboüé

Il n'est jamais question d'amour quand il s’agit de la résurrection des morts. La plus grande preuve d'amour de Dieu pour l’humanité, n'est-ce pas aussi qu'il l'appelle à la résurrection ? Qu'est-ce que le salut ? C'est entrer dans le monde où Jésus est entré par sa résurrection. C'est ce vers quoi nous marchons. La résurrection de Jésus est comme une prophétie en acte de notre propre résurrection : le Christ est ressuscité d'entre les morts, prémices de ceux qui se sont endormis (1 Co 5,20). Le salut de l'homme, c'est la résurrection définitive.

 

La résurrection, c'est la signature de Dieu posée sur la vie de Jésus et la confirmation de tout ce qu'il prétendait être.

 

L’expérience humaine la plus universelle affirme la caractère irréversible de la mort. Comme le dit la sagesse populaire : "Personne n’en est jamais revenu". La foi chrétienne au contraire proclame : Si ! Un homme en est revenu : Jésus de Nazareth. Et sa résurrection est la promesse de la nôtre.

 

La résurrection de Jésus est la confirmation victorieuse de la prétention de Jésus d’être le Sauveur absolu.

 

Saint Paul : l'image de la semence qui meurt et de l'arbre qui surgit. Le gland devient un chêne. Le corps actuel devient un corps ressuscité. Il y a plus de disproportion entre le gland qui devient chêne et le corps actuel qui devient corps ressuscité. Les moyens que Dieu prendra pour la résurrection des corps nous échappent totalement. Mais celui qui a la puissance de la création a aussi la puissance de la re-création.

 

6. Patriarche Daniel

La transfiguration du Christ avant sa Passion est une initiation au mystère de la résurrection, en tant que passage de la vie terrestre de ce monde au royaume céleste de Dieu.


 

La puissance de la résurrection, c'est une puissance de communion.


 

7. Alexandre Men

Le Christ est entré le premier dans le mystère de la résurrection des morts.


 

8. France Quéré

La résurrection de Jésus-Christ est le cœur de la foi. "Sans la résurrection, ma foi est vaine" (saint Paul). Les premiers disciples de Jésus n’ont eu qu’une chose à annoncer dès le départ, un seul cri : "Christ est ressuscité". Tout le reste vient de là. C’est cet événement qui a fait voir en lui beaucoup plus qu’un homme exemplaire ; cet événement est le signe qu’il était le Fils de Dieu.


 

Pour annoncer la résurrection du Christ, nous partons de rien : tout part de l’échec. Celui qui se disait Fils de Dieu est mort et inhumé. Sa mission qui devait aller jusqu’au bout du monde, quelle illusion ! Et voilà que cette grandiose promesse s’achève auprès d’un sépulcre où vient rôder une femme, la plus indigne de toutes, puisque Jésus l’avait délivrée de sept démons, ce qui est quand même beaucoup. Et voilà que cette Marie trouve le tombeau ouvert. C’est que quelqu’un est venu le chercher. C’est une profanation. Marie est horrifiée. Elle ne bouge plus, elle ne parle plus, elle pleure. C’est la seule chose qui lui reste. Et Marie se retourne, Jésus est devant elle. Elle se trouve devant le jardinier. Le Ressuscité a choisi de ne pas se faire reconnaître tout de suite. Elle ne savait pas que c’était Jésus. Jésus l’appelle par son nom et alors aussitôt elle le reconnaît, c’est à la voix qu’elle l’a reconnu. Modestie de la résurrection : Jésus ressemble toujours au jardinier. Dans les quarante jours qui vont suivre, Jésus va garder ce statut mitigé d’homme tangible, humble, qui garde ses plaies, mange avec ses disciples tout en étant capable de surgir n’importe où. "Va dire à mes frères que je monte…" C’est quand il s’en va que s’établit notre intimité avec lui.


 

9. Jean Delumeau

L’Évangile ne dit pas seulement : Aimez-vous les uns les autres, il nous révèle que Dieu est allé jusqu’à se faire homme pour nous appeler à une vocation divine.. Jésus est devenu le compagnon de nos souffrances pour que nous devenions les compagnons de sa résurrection.


 

10. Guy Coq

Pâques commémore l'événement qui est la plus sublime affirmation de la vie. Pâques est le nom propre de l'espérance chrétienne. La résurrection est purement incroyable. Aucun homme n'est revenu de là-bas. Aucun, si ce n'est cet unique... Si Dieu est cet amour sans bornes qui a créé la vie, comment pourrais-je intellectuellement prétendre lui interdire la puissance de ressusciter les morts ? Je ne peux pas imaginer Dieu à la mesure de mon esprit fini. Qui accède à quelque chose de la lumière pascale sait que le meilleur de l'homme ne saurait demeurer au tombeau. Du moins il le désire.


 

Le christianisme me paraît porté par le refus fondamental de consentir à la mort. Ce désir simplement humain d'éternité, comme refus de la mort, est la disposition affective nécessaire pour accéder à quelque intelligence de la résurrection, cette folie de la foi. Le nom chrétien de l'espérance est la résurrection, cette pointe du défi chrétien à la raison humaine. Mais si Dieu est, s'il aime, qu'est-ce qui peut l'empêcher d'appeler sa créature dans une éternelle et heureuse proximité avec Lui-même ? Si Dieu veut cette résurrection en posant devant nous le Ressuscité, il dévoile à l'homme quelque chose de lui-même, qui dépasse ce que peut atteindre de lui notre raison.


 

Quand saint Paul vint sur l'agora parler de la résurrection, les Athéniens se mirent à rire. Voilà bien l'affirmation la plus incroyable du christianisme. Elle défie les intuitions les plus profondes de la vie. Elle est insensée. La résurrection m'affronte à l'infini de Dieu. Dès que je dis oui à l'existence du Dieu Amour, je reconnais qu'il lui appartient d'achever l’existence humaine, je reconnais que l'existence humaine est appelée à participer à la vie même de Dieu. Ce qui échappe alors à mon intelligence, de quel droit le nier ? Prétendre délimiter Dieu, c'est pervertir la foi.


 

Il y a des gens qui voudraient un évangile sans croix et sans résurrection, un évangile tiède. On croit qu’il suffit de ne pas faire le mal. L’homme d’aujourd’hui souhaite le bonheur, mais il ne supporte pas d’être sauvé. Il faudrait comprendre que les forces du mal ont tout pour obtenir la victoire. C’est par le prix de la Passion qu’on peut connaître l’ampleur du mal.


 

11. Dimitri Doudko

Le Christ est la plénitude de la révélation divine. Si vous ne pouvez pas l'admettre, je vous préviens tout de suite que je ne vais pas me lancer dans une controverse : la vérité du christianisme est si grande qu'elle ne se prouve pas, elle se découvre. Quand le christianisme se découvrira à vous, quand le Christ se mettra à parler à votre cœur, alors on n'aura pas besoin de vous prouver que rien ne peut remplacer la révélation chrétienne, tout est là : Dieu, le salut de l'homme, la voie du salut et la résurrection des morts. Le christianisme a englobé tout ce qui, d'une façon ou d'une autre, se trouve dispersé dans les autres religions, mais il a donné ce qu'elles n'avaient pas.


 

La résurrection des morts est la vérité chrétienne essentielle. La mort, c’est la vérification de toutes nos valeurs. La résurrection des morts, c’est la question fondamentale de notre vie. Je pense qu’il n’y a pas de sujet plus actuel que celui de la résurrection des morts. La résurrection des morts est ce qu’il y a de plus normal ; tout le reste est déraison et folie.


 

12. "La foi de l’Église", par les évêques allemands

Le Nouveau Testament ne donne aucune description de l'événement de la résurrection. Il ne rapporte nulle part que quelqu'un ait observé le fait lui-même. Les modalités concrètes de la résurrection demeurent donc pour nous enveloppées de mystère. Acte unique et mystérieux de Dieu en faveur du Crucifié : Jésus de Nazareth, le Crucifié, a été, par l'action de Dieu, emporté avec son corps dans la gloire de Dieu, et il est vivant auprès de Dieu. La foi en la résurrection de Jésus se fonde sur le fait que le Ressuscité est apparu aux témoins choisis par Dieu, il s'est rendu visible à eux, il s'est manifesté à eux en des rencontres personnelles. Dans le concret des témoignages des rencontres des disciples avec le Ressuscité, l’Église primitive puise la certitude inébranlable de la résurrection du Seigneur Jésus et de sa présence permanente auprès de nous. Les récits des apparitions du Ressuscité sont nécessairement enveloppés d'un certain flou : le Seigneur ressuscité est proche de ses disciples et pourtant il se dérobe à eux. Les disciples sont confrontés au mystère de Dieu qui leur échappe même quand il se fait proche.


 

13. Patriarche Athénagoras

Un Dieu qui rejoint l'homme dans la souffrance et dans la mort pour lui ouvrir des voies inattendues de résurrection, pour transformer les situations de désespoir en situations d'enfantement.


 

14. Max Gallo

Je vois trois piliers à la novation chrétienne. Le premier est l'affirmation qu'il y a en chaque homme du sacré. Ce qui implique le respect inconditionnel de l'autre. Le deuxième élément, c'est la liberté. L'homme est une créature libre capable de choisir entre le bien et le mal. Il y a une responsabilité individuelle, quelles que soient les circonstances atténuantes. Le troisième est la résurrection. La vie ne s'arrête pas à la mort. Elle change de forme. Je me refuse à admettre que la vie, avec toute la charge d'affectivité que l'on donne et que l'on reçoit, puisse être brusquement annihilée par la mort.


 

15. Cardinal Barbarin

Jésus ressuscité n'est pas un fantôme, il demande à manger, il montre ses plaies et propose qu'on vienne les toucher. La résurrection, c'est la réponse de Dieu à toutes nos questions, ou plutôt à l'unique question qui habite le cœur de l'homme : d'où viennent l'affliction et les larmes ? En dernier ressort, de la mort. La réponse de Dieu, c'est la résurrection de Jésus.


 

16. Gustave Martelet

En ressuscitant Jésus-Christ, Dieu réalise dans l'histoire le projet primordial de son éternité. Dieu n'a pas voulu la mort. Pour atténuer la douleur scandalisée du monde, il nous donnera le Christ. La résurrection est la vérité à quoi Dieu nous destine depuis toujours en nous créant. "Celui qui se trouve initié au mystère de la résurrection, découvre la raison pour laquelle Dieu a créé toute chose au commencement". La douleur demeure, et la mort, mais elles sont plus supportables parce qu'elles sont éclairées. Le mal n'est plus le dernier mot de l'existence et de l'histoire.


 

L’Église est faite pour révéler la richesse insondable du Christ de la résurrection.


 

17. Christian Chabanis

Nul autre que le Christ ne transforme le "passage obligé" de la mort en Pâques pour tout homme. Nul autre ne saurait tirer d'une vraie mort une vraie résurrection, c'est-à-dire une vraie vie. Dieu ne s'est pas contenté d'une parole sur la mort. Dieu lui-même est entré dans l'horrible. Mais Dieu ne cesse pas d'être Dieu quand il meurt. Il entre dans l'horreur mais pour en sortir, pour ouvrir une brèche dans l'horreur, pour sortir du tombeau comme le Vivant éternel.


 

18. Jean-Claude Barreau

La première vérité chrétienne est la croyance en la résurrection de Jésus. L’Église naît de l'événement de la résurrection. Le tombeau vide reste une énigme non résolue et troublante. La Bonne Nouvelle, ce ne sont pas les béatitudes ou de quelconques règles, c'est la résurrection. Le christianisme est l'affirmation brutale, incroyable, d'un fait théologique qui s'enracine dans l'expérience soudaine et historiquement datée : Jésus est ressuscité. Il est revenu du royaume des morts.


 

19. François Varillon

La résurrection est, au-delà de toute mort, la vie, la brèche dans le cercle de l'universelle mortalité où, sans elle, nous sommes bel et bien enfermés.


 

S’il n’y avait pas d’espérance de résurrection, la fête humaine serait enfermée dans le cercle de la mort.


 

20. Pierre Chaunu

Toute la Révélation de Dieu est contenue entre l'appel à Abraham et la glorieuse résurrection du Christ deux mille ans plus tard, attestée aux apôtres. La Révélation a été accueillie par le Peuple et l’Église dans une Écriture scellée par le Saint-Esprit. Cette Écriture est le procès-verbal d'une histoire, l'histoire de la rencontre du temps et de l’Éternité. Et le but de cette rencontre est d'initier à l’Éternité le monde qui vit dans le temps. C'est dans le passé que Dieu a parlé, mais pour la totalité de la durée. Et ce qu'il a dit, ce sont des paroles éternellement vivantes de la vie éternelle. A ceux que Dieu a lancés sur le bateau ivre du temps, Dieu a donné une boussole, la mémoire de la Parole de Dieu, qui est la clef de la vie éternelle ; il a placé au fond de la mémoire humaine la mémoire divine, la mémoire de l'éternité.


 

21. R. Schnackenburg

La résurrection de Jésus peut être considérée comme le berceau théologique de la foi au Christ.


 

22. Jean Guitton

La résurrection de Jésus prise en elle-même : les évangiles ne précisent ni son mode ni son moment. L'acte de ressusciter est un mystère caché dans la nuit, dans la profondeur du secret de Dieu. Il relève de l'intimité de Dieu. C'est l'entrée du Christ (après son passage sur la terre) dans sa gloire antérieure originelle. Les apparitions de Jésus ressuscité ne sont pas la résurrection. La résurrection n'a pas de témoins ; les apparitions sont les signes constatables de l’existence nouvelle d'un être vainqueur du néant. L'histoire me place devant des données : des témoins affirment la présence vivante de leur maître dont ils avaient constaté la mort ; ils en ont conclu qu'il était passé dans un état nouveau de vie.


 

Si les récits de résurrection avaient été inventés, on les aurait faits beaucoup plus éclatants et indiscutables.


 

23. Emmanuel, de Taizé

Pour la révélation chrétienne, la création ne sera réellement achevée que lorsque chacun sera ressuscité. Seule la résurrection – et non la vie terrestre – révèle pleinement le véritable visage du projet créateur de Dieu.


 

24. Paul Beauchamp

Jésus traverse la mort jusqu’au bout, et sa résurrection veut dire qu’il pose la première pierre d’un monde nouveau. Le corps ressuscité est comme un trait d’union, une passerelle entre ce monde-ci et l’autre. Notre espérance, c’est la résurrection des morts. Il y a une continuité entre ce monde et l’autre.


 

25. Jacques R avanel

Marthe Robin portait le poids énorme du péché des hommes. Toutes les semaines, elle vivait dans une extase mystique prolongée (du jeudi au dimanche) les étapes de la passion et de la résurrection du Christ.


 

Selon le projet de Dieu, le fait central de la résurrection du Christ est le sommet absolu qui oriente passé, présent et avenir. La résurrection de Jésus nous révèle que chaque instant de notre vie prend sa véritable dimension dans le Christ.


 

26. J. Alison

La mort et la résurrection de Jésus sont la façon dont Dieu nous prouve qu’il peut et veut nous conserver dans l’être à travers la mort.


 

27. Jean Daniélou

C’est la foi dans la résurrection qui provoque le désir de savoir comment y parvenir.


 

Il y a des "assassins de la foi". Quand j’entends dire : "La résurrection du Christ, cela ne passe plus aujourd’hui", je réponds : "Cela n’a jamais passé".


 

Le premier trait qui caractérise le christianisme est qu’il est essentiellement foi à un événement, celui de la résurrection du Christ. Cet événement constitue une irruption de Dieu dans l’histoire qui modifie radicalement la condition humaine et constitue une nouveauté absolue. Or ceci distingue complètement le christianisme de toutes les autres religions.


 

28. Maxime le confesseur

Celui qui se trouve initié au mystère de la résurrection apprend la fin pour laquelle Dieu a créé toutes choses au commencement.


 

29. Karl Rahner

La résurrection de Jésus est comme la première éruption d’un volcan : elle nous montre que le feu de Dieu brûle déjà à l’intérieur du monde, qu’il embrasera tout du bonheur de son éclat.


 

30. Adolphe Gesché

La résurrection de Jésus nous apprend que nous avons en nous une capacité d’éternité.


 

31. Jean-Noël Bezançon

Si seulement Jésus avait accepté de se présenter, ressuscité, devant Hérode, Pilate, le Sanhédrin ! Ça au moins, ça aurait parlé aux gens ! Déroutante discrétion de Dieu. Même la résurrection se passe dans la nuit.


 

32. André Manaranche

Aucun miracle, même pas une résurrection, ne peut forcer quelqu’un à croire.


 

33. J.-Cl. Guillebaud

Le "consentement" à la résurrection est le cœur incandescent de la foi chrétienne. On pourrait même dire qu’il la définit.


 

34. X. Emmanuelli

Le Christ, ce n’est pas ce corps pantelant cloué sur sa croix, c’est celui qui, par sa résurrection triomphante, montre le devenir de toute l’humanité. Certes les êtres humains, comme tous les animaux, les plantes et tout ce qui respire, sont voués à mourir et disparaître mais, par son appartenance au divin, l’être ne meurt pas.


 

35. Staniloae

L’Église est le lieu où l’on avance vers la résurrection, elle est le laboratoire de la résurrection.


 

36. H. Boulad

La résurrection représente l’événement central de l’histoire, qui a fait basculer l’univers dans une nouvelle dimension.


 

37. Cl. Tresmontant

La mort est un acte qui nous permet de participer à la résurrection du Christ.


 

38. A. Nouis

Lorsque saint Paul parle de la résurrection, il écrit que Jésus a été vu par Pierre, par les Douze, par cinq cents frères, par Jacques et enfin par lui-même. Il ne décrit pas la résurrection, il raconte comment des hommes ont été bouleversés par la rencontre du Ressuscité. Il ajoute : la plupart sont encore vivants, sous-entendu : "Vous pouvez les interroger".


 

39. J.-L. Marion

Le Christ a promis à son Église que les portes de l'enfer ne prévaudront pas contre elle. Mais il ne l'a jamais assurée de devenir majoritaire ou dominante dans le monde : il lui a seulement demandé de passer par la même croix où il a conquis la résurrection.


 

40. Fr. Manns

La résurrection de Jésus constitue un triomphe définitif sur la mort. Cette entrée du Christ dans le monde céleste fait de sa résurrection l'événement central de l'histoire du salut. Son destin commande celui de l'humanité entière. Le royaume de Dieu est entré définitivement dans l'expérience humaine.


 

41. L. Basset

Il n'y aurait jamais eu de christianisme sans l'expérience que les proches de Jésus ont faite de sa résurrection : toute la "Bonne Nouvelle" en découle.


 

42. T. Radcliffe

La résurrection de Jésus est le triomphe de la Parole de Dieu sur le silence du tombeau.


 

Autrefois, et encore dans maints villages et dans maintes villes, les cimetières entouraient l'église. Et quand la paroisse se réunit pour célébrer l'eucharistie, les morts forment le cercle extérieur des participants, nos frères et sœurs dans la résurrection.


 

43. J. Verlinde

La croix glorieuse : la croix illuminée par la résurrection du Christ.


 

44. A. Miquel

La résurrection : l'extrême de l'inimaginable. Ces corps devenus poussière, éparpillés, recréés à partir d'un seul atome perdu en terre ou explosé dans l'infini. Quel livre tient compte de toutes ces vies disparues, oubliées sur les registres de nos états civils ? Un livre, oui, ou plutôt une page unique et souveraine : la mémoire de Dieu.


 

45. Benoît XVI - J. Ratzinger

Aucun des évangélistes ne décrit la résurrection de Jésus elle-même : c'est un processus qui s'est déroulé dans le secret de Dieu entre Jésus et le Père, un processus qui, de par sa nature, échappe à l'expérience humaine.


 

Le dimanche, nous célébrons la résurrection du Seigneur Jésus. Le Ressuscité est vivant. Le jour de la résurrection est le jour de sa présence. La célébration eucharistique est essentiellement une fête de la résurrection.


 

46. Tertullien

L'homme n'est amené à sa perfection que par la résurrection.


 

47. H.U. v. Balthasar

47.1 Liberté du Ressuscité de s’offrir quand il veut et comme il veut. Et liberté aussi est laissée à l’homme de réagir comme il veut : effroi, doute, grande joie, joie tout simplement, et encore crainte d’accepter l’entretien offert, respect (peut-être faux) de la distance quand Jésus semble établir une pure familiarité.


 

47.2 Il y a un point précis de l’histoire où Dieu entre en scène dans l’histoire du monde (le Fils). On peut dire que la mort et la résurrection de Jésus intéressent intimement tous les hommes de tous les temps pour autant qu’ils sont solidaires dans l’unique histoire de l’humanité. Le chrétien, c’est quelqu’un qui a trouvé dans le mystère de Dieu révélé dans le Christ sa "patrie secrète".


 

47.3 La résurrection et l’ascension sont substantiellement identiques. Au mont des oliviers, les disciples sont témoins de la disparition de Jésus quittant la terre et allant vers le Père, mais seule la disparition est encore vue.


 

47.4 "C’est à Marie, comme semence de l’Église, que le Fils, sans aucun doute, est apparu en premier", écrit saint Ignace. C’est elle qui, visitée avant tous par l’Esprit, a conçu le corps du Verbe. - Groupée autour d’elle, l’Église prie pour qu’il lui arrive ce qui est arrivée en Marie la première. Et Marie elle-même prie de nouveau pour cela : elle prie… pour que l’incarnation du Verbe, parachevée dans la croix et la résurrection, se communique à la communauté tout entière.


 

47.5 La résurrection n’est en aucune manière un processus naturel… Il est vrai pourtant de dire que l’homme existe en vue de la résurrection. Or le premier-né de la résurrection, celui qui la rend possible pour tous, c’est le Christ. En un mot, sa résurrection n’est pas un acte qui le concerne seul, mais le pivot et le centre de toute la doctrine chrétienne.


 

47.6 Jésus a reçu du Père une mission. L’histoire de l’humanité, qui se déroule dans le temps, se dirige en direction de l’éternité. En lui, Jésus Christ, le temps de notre histoire se dépasse lui-même pour rejoindre l’éternité. - Lui seul est la porte d’accès au Père, lui seul est entré une fois pour toutes dans le Saint des saints marqué par son sang. La fin de sa vie est l’accomplissement plénier de la volonté du Père dans le monde, l’avènement du Royaume. - La fin de la vie du Christ (sa mort, sa résurrection) : la fin du monde est là. - La marche du Fils vers le Père devance la course du monde et l’absorbe en elle : la course du monde se trouve concentrée dans celle du Christ qui la devance. - Le terme vers lequel la course du monde se dirige, la résurrection des morts, a déjà commencé de surgir en lui. - La mission du Fils a une extension universelle : il meurt pour rassembler dans l’unité tous les enfants de Dieu dispersés.


 

47.7 Avec la mort et la résurrection du Christ et avec l'effusion de l'Esprit s'est produite la révélation suprême (inaccessible à la philosophie, c'est-à-dire à la raison humaine) de l’Être absolu.


 

47.8 La mort est la rupture de toute possibilité de donner un sens à l'existence temporelle. Or le mystère de la résurrection de Jésus non seulement donne un sens à la souffrance mais il fait naître en l'homme l'espérance d'un accomplissement possible de sa personnalité, accomplissement incomparablement supérieur à ce que n'importe quelle spéculation pourrait proposer, que ce soit l'immortalité de l'âme, la réincarnation, l'immersion du fini dans l'Absolu.


 

47.9 Autour du fait irréductible et absolument libre réunissant l'incarnation, la croix et la résurrection s'ordonnent tous les événements de l'histoire du salut, de l'histoire du monde et finalement de la nature elle-même, étant donné que tout existe à cause de cet événement central : "Car c'est en lui, et par lui et pour lui qu'ont été créées toutes choses" (Col 1,16).


 

47.10 Le Christ a porté l'angoisse du monde pour lui donner en échange ce qui lui appartient en propre : sa joie, sa paix... Ce qui appartient en propre au Christ vient de la croix et de la résurrection et de sa vie terrestre. - Il n'y a de grâce que venant de la croix. Il n'y a de joie que de la croix, marquée du signe de la croix. La croix ouvre une perspective différente : la permission de partager l'angoisse du Christ.


 

47.11 La foi, c'est la participation à la vie, à la mort et à la résurrection historiques de Jésus.


 

47.12 On peut dire que tout l'agir du Dieu vivant a eu de tout temps pour but la résurrection du Fils.


 

47.13 L'itinéraire que Jésus parcourt n'est pas mesurable par le seul fait que l'abîme de la croix, des enfers, de la résurrection se trouve en son centre.


 


 

47.14 "Que ton règne vienne". C'est la prière de Jésus Christ à Dieu : elle exprime un don de soi qui va jusqu'à l'extrême : que ton règne vienne par toute mon existence, par ma consomption jusqu'à la dernière goutte de sueur et de sang. Grâce à la percée réussie par la mort et la résurrection de Jésus, le règne est là pour l'essentiel.


 

47.15 Chaque moment de la vie de Jésus a un sens éternel. Il est élevé et représenté dans son éternité : aussi bien le temps passé dans le sein de sa mère que sa mort sur la croix et sa résurrection. Le Seigneur est à présent tout ensemble ce qu'il était autrefois successivement.


 

47.16 Dans le Christ, Dieu a voulu se révéler au monde d'une manière insurpassable. Au-delà de sa mort, l'homme, même l'homme Jésus, n'a aucune possibilité de disposer de lui-même. Dieu seul possède une telle puissance et une telle possibilité. Cependant la résurrection de Jésus, qui passe de la mort à la vie divine éternelle, est la parole finale de Dieu sur le sens de la vie et de la mort. Et donc ce que Jésus, en tant que vivant et mourant sur la terre, pouvait dire et faire n'était pas la totalité de la parole de Dieu, qu'il avait pourtant conscience d'être et se déclarait être. La révélation de Dieu en Jésus s'achève avec la résurrection de celui-ci.


 

47.17 La résurrection de Jésus est la preuve de la légitimité de sa "prétention au trône".


 

47.18 Résurrection du Christ : Même s'il est impossible de raconter avec précision ce qui a pu se passer le jour de Pâques, il est sûr que c'est comme une bombe spirituelle qui y a éclaté. Jésus a été crucifié en l'an 30. Paul s'est converti en 32, au plus tard en 34. Il atteste avoir reçu la formule christologique qui contient tout en germe : "Il est ressuscité le troisième jour selon les Écritures, il est apparu à Céphas puis aux Douze" (1 Co 15, 3-5).


 

47.19 Pour saint Paul, la foi c'est, entre autres choses une lutte pour étendre à la totalité de l'existence visible la puissance de l'invisible. - La foi chrétienne est ce qui nous introduit dans l'attitude la plus profonde de Jésus. La foi de Jésus en Dieu était inconditionnée et il a l'audace d'y introduire ses disciples à force de prière, de courage à les porter, mais aussi d'exigence. Dieu a répondu à cette audace par la résurrection, désignant ainsi dans cet audacieux quelque chose de plus qu'un simple homme.


 

47.20 Les récits de la résurrection nous montrent quelqu'un qui se possède, qui donne à se connaître dans la plus grande liberté et souveraineté au moment qui lui convient, qui se retire pareillement et qui dispose de tout avec plein pouvoir.


 

47.21 Le monde entier doit entrer dans la gloire de Dieu ouverte par le Ressuscité. Par le fait chrétien - qui doit maintenant être annoncé au monde entier - une énergie a été enfouie dans le monde définitivement et d'une manière insurpassable. Par la résurrection des morts, le Christ dépasse d'avance le monde et ses utopies les plus extrêmes. Quelle utopie terrestre serait capable de nous ramener le passé, la mort, les milliards de morts qui nous ont précédés, et pire encore, leurs affreuses souffrances, incompréhensibles en elles-mêmes, absurdes pour le monde, et d'en faire l'avenir et la bienheureuse espérance de la gloire (Ti 2,13). - Il y a là une "solidarité" qu'aucun socialisme ne peut connaître. Et cette espérance la plus utopique est réellement enracinée dans les cœurs des croyants par la résurrection de Jésus qui n'est pas un mort quelconque, mais celui que Dieu "a fait péché" (2 Co 5, 21), celui dont le "règne" vise la destruction du "dernier ennemi", la mort (1 Co 15, 26) 


 

47.22 Le centre du christianisme, c'est la résurrection des morts. C'est quelque chose qui dépasse toutes les attentes de l'homme livré à lui-même et qui dépasse toutes les représentations possibles. - Dès le début, les écrivains du Nouveau Testament se sont concentrés sur ce point unique. Tout le reste du Nouveau Testament est parti de là : le reste, c'est-à-dire l'incarnation, la vie de Jésus, son enseignement, sa passion, l'ascension, l'effusion de l'Esprit. - Le cœur de la Bonne Nouvelle reçue de Jésus Christ par les chrétiens, c'est la résurrection des morts. En proclamant la résurrection de la mort, le christianisme a prétendu et prétend toujours pouvoir fournir ainsi la seule solution complète du problème de l'homme, la seule solution satisfaisante. Et par là, le christianisme se déclare supérieur à toutes les religions et à toutes les philosophies du monde, à une seule condition : c'est que toute sa certitude et la réalité qu'elle porte lui viennent d'un don purement gratuit de Dieu. - Toutes les parcelles de vérité contenues dans les religions et les philosophies de l'humanité sont en marche vers la révélation ultime de Jésus Christ : seule la résurrection des morts explique comment la fragilité de l'homme est reliée à l'éternité personnelle de Dieu et rachetée par elle. Fait inexplicable reconnu comme tel par les témoins oculaires et perçu en même temps comme la seule solution valable apportée à l'énigme de l'homme.


 

47.23 De même que, selon saint Augustin, une phrase prononcée doit être achevée pour que tout son sens puisse être perçu, de même l'événement salutaire de la croix et de la résurrection doit être passé pour qu'il puisse être vu pour la première fois dans sa vraie portée grâce à l'Esprit Saint qui interprète.


 

47.24 La foi en la résurrection des morts est insensée au regard de la corruption et du tombeau, elle contredit toute l'expérience, mais elle est suspendue à un fait : la résurrection du Christ sans laquelle toute la foi chrétienne est vide (1 Co 15, 14). "Voyez mes mains et mes pieds, c'est bien moi! Palpez-moi et rendez-vous compte qu'un esprit n'a ni chair ni os comme vous voyez que j'en ai" (Lc 24, 39).


 

47.25 L'homme, en lui-même, est déjà un langage de Dieu, un discours qui révèle Dieu et qui est doué du pouvoir de répondre. Mais Dieu avait caché en son cœur une ultime parole, comme une dernière carte lui permettant de gagner, alors que l'homme semblait avoir tout gâché et tout perdu. En présence du Verbe de Dieu, à la fois Dieu et homme, l'homme sera obligé de reconnaître que ce n'est pas lui qui a parlé ou imaginé quelque chose, mais Dieu, parce que l'homme laissé à lui-même, avec toutes ses pensées, tous ses systèmes, toutes ses philosophies n'aurait jamais pu concevoir l'idée d'une résurrection d'entre les morts. Et l'homme comprendra aussi que cette action sur lui a été accomplie par un homme. Et Dieu ne pouvait l'accomplir que dans l'homme. La Parole divine est descendue verticalement, depuis le sommet suprême, jusqu'au plus bas, dans l'ultime vanité du temps vide et de la mort sans espoir. Elle s'est emparée de la mort, l'a enserrée, lui a arraché son aiguillon. L'homme de la nouvelle Alliance a, dans le Christ, la mort du péché derrière lui, et la véritable vie vient vers lui comme son avenir.


 

47.26 Tout contemplatif, et pas seulement celui qui est favorisé de grâces mystiques, doit s'attendre, si sa contemplation est l'expression d'une foi vivante qui marche à la suite du Christ, à une certaine expérience de la nuit. Elle est un signe qu'il se trouve sur les traces du Christ, donc précisément un signe consolant, bien qu'il ait nécessairement la forme d'un retrait de toute consolation... La consolation sensible sera nécessairement, et pour un temps indéterminé, et sans cesse, retirée au progressant, parce que Dieu ne peut être trouvé sur aucune autre voie que celle de la mort et de la résurrection de son Fils.


 

47.27 Ce que les disciples proclamaient dépassait la limite du pensable... La résurrection a complètement surpris les disciples. Il n'y avait pas de place pour une résurrection de Jésus dans les représentations dont ils disposaient... La croix est pour les apôtres comme une obscure question sans réponse; la résurrection est la réponse lumineuse à cette question.


 

47.28 Ce n'est pas l’Église, c'est le monde entier qui est réconcilié avec Dieu par la croix et la résurrection du Christ (Col 1, 19 s). Et pourtant la réconciliation effectuée a besoin du ministère ecclésial, il y a une mission qui a été confiée à l’Église par le Christ. "Nous sommes en ambassade pour le Christ. C'est comme si Dieu exhortait par nous. Nous vous en supplions au nom du Christ : laissez-vous réconcilier avec Dieu" (2 Co 5, 20).


 

47.29 L'action décisive de Dieu pour nous n'a commencé que dans la vie terrestre de Jésus, et cette vie terrestre s'est terminée par un échec, et les actes décisifs ne se produisirent que dans la mort expiatrice de la croix, dans l'abandon de Dieu, dans la descente aux enfers et dans la résurrection le troisième jour. C'est librement que Jésus agit et souffre. - Dieu a pu risquer la création de créatures libres et celle d'un monde de l'agression. Que l'amour de Dieu soit plus inventif que la méchanceté rusée de l'homme, ce n'est pas une victoire déloyale du Créateur sur la créature, car l'amour l'emporte non pas sous le mode de la toute-puissance, mais sous celui de l'impuissance.


 

47.30 Les quarante jours du Christ ressuscité (entre résurrection et ascension) appartiennent à son temps terrestre aussi bien qu'à son temps éternel. Ils sont la continuation de sa vie commune avec ses disciples; le Christ y abolit toute distance et toute barrière entre lui et eux, il renouvelle son intimité avec eux sur le plan de leur existence temporelle et historique, dans la familiarité toute naturelle de la rencontre, de la conversation, de la nourriture prise en commun, du contact immédiat. Par son ascension, il n'est devenu ni plus éloigné dans l'espace, ni plus éloigné dans le temps. Il a intercalé les quarante jours entre résurrection et ascension pour montrer aux siens de la manière la plus tangible en quelle réalité il reste avec eux tous les jours jusqu'à la fin du monde.


 

47.31 La résurrection d'entre les morts (c'est-à-dire l'assomption de toute l'existence, corporelle et spirituelle, individuelle et sociale, avec toute sa temporalité éphémère, dans la vie éternelle) reste une idée démesurée... Mais avec la résurrection du Christ, cette idée devient réelle, elle est rendue présente (c'est le sens des rencontres qui ont suivi Pâques) comme une réalité qui peut constituer désormais l'avenir réel de la vie humaine et de l'histoire du monde.


 

47.32 "Le Père vous aime" (Jn 16,27). L'assertion - si on considère le monde tel qu'il est - serait une parole vide si la preuve de sa vérité n'avait pas été fournie par l'incarnation, la croix et la résurrection de Jésus, par sa solidarité absolue avec nous.


 

47.33 Toute parole de Jésus avant la croix et la résurrection est essentiellement parabole, langage secret qu'on ne déchiffre pas ou pas complètement. Ce n'est que la croix et la résurrection qui peuvent expliquer ce qui est caché dans toutes les paroles de Jésus durant sa vie terrestre... L'horizon de fin du monde qui, pour le Christ, était sa mort, devient pour l’Église l'horizon du retour du Christ... Pour Jésus, la croix est la fin du monde et son au-delà est la parousie.


 

47.34 Les disciples étaient en pleine faillite (avec la mort de Jésus). La résurrection de Jésus est venue tout remettre en ordre dans leur esprit.


 

47.35 Il n'est pas étrange que les disciples, même après la résurrection, n'aient pu comprendre que lentement le sens de la croix... Jésus a su d'avance sans aucun doute que sa volonté d'aider les hommes éloignés de Dieu à revenir à Dieu allait être prise terriblement au sérieux, qu'il devrait à leur place éprouver jusqu'au bout cet éloignement de Dieu et même cette éclipse totale de Dieu, pour les en retirer et faire passer de lui à eux sa propre intimité avec Dieu.


 

47.36 Si on supprime la résurrection, ce n'est pas un point qui devient incompréhensible de la vie terrestre de Jésus, c'est absolument tout... Si l'on écarte du Christ sa dimension trinitaire, tout devient incompréhensible.


 

47.37 Dieu se révèle à l'homme en vertu de sa propre initiative divine libre... Et c'est seulement en présence de l'Amour absolu que l'homme est amené à sa vérité et, par là, à son intelligibilité... L'homme ne peut se comprendre sans l'acte libre de Dieu qui se révèle... Dieu n'est jamais tout à fait extérieur à l'homme... Le christianisme a dévoilé à l'homme une voie inespérée vers son achèvement qui, en dehors de Dieu, avait toujours échoué; mais c'est une voie qui a comme présupposé la foi en la résurrection du Christ et contrarie ainsi la raison, les conviant à un duel sans cesse renouvelé.


 

47.38 L'existence en définitive est digne de confiance parce que son fondement est l'Amour éternel lui-même, qui est plus fort que la mort. Dans la résurrection du Christ, sa passion apparemment vaine pour le monde est assumée sous la forme de stigmates dans la gloire du Père; mais, avec les stigmates, sont assumées aussi les callosités de ses mains de charpentier et toutes les blessures spirituelles qui furent infligées à son âme par son expérience terrestre. C'est ainsi que toute l'humanité, avec sa vanité et tous ses efforts, est glorifiée et justifiée auprès de Dieu par la glorification de Jésus. C'est alors seulement que Dieu n'a pas à avoir honte de son œuvre de création dont le compte ne peut tomber juste qu'ainsi.


 

47.39 Dire que la révélation objective est close avec la fin des temps apostoliques signifie le caractère définitif, insurpassable, de la Parole divine proférée en Jésus. "Mes paroles ne passeront pas". La plus importante de ces paroles étant la parole en acte de sa croix et de sa résurrection. Cependant la Parole définitive de Dieu est si profonde qu'elle creuse l'espace où peut se faire entendre son silence, de même que les astres révèlent l'immensité du ciel nocturne.


 

47.40 La gloire de Dieu, c'est l'amour éternel qui rayonne de la croix et de la résurrection.


 

47.41 On ne peut pas prouver la résurrection de Jésus. Ce qui peut être prouvé, c'est uniquement la conviction des témoins et de l’Église primitive... Cette manifestation du Ressuscité à eux, hommes mortels, à eux qui l'avaient connu avant sa mort, était si vivante que, pour ceux à qui elle fut donnée, elle devait tenir lieu de preuve au sens d'une évidence objective insurpassable.


 

47.42 Les plaies du corps du Christ deviennent la demeure ouverte aux croyants... Les plaies ne sont pas guéries; elles ne se cicatrisent pas; elles restent béantes et rayonnantes. L'Agneau, vivant sur le trône de Dieu, reste pour l'éternité "comme égorgé". Paul nous avertit que par la célébration de ce mystère nous proclamons la mort de Jésus. Il veut dire par là que nous devons être conscients qu'il ne s'agit pas de participer simplement à un pieux repas. Saint Paul ne parle pas alors de la résurrection, qui est à l'arrière-plan, puisque sans la résurrection la proclamation de la mort n'aurait pas de sens.


 

47.43 L'événement du Christ ne devient compréhensible dans sa totalité qu'à partir de la résurrection. La résurrection a été pour les premiers chrétiens la clef de la croix et la lumière qui leur a permis de déchiffrer chacun des épisodes de la vie de Jésus... Le chrétien vit de la résurrection dans la perspective de la croix; et il vit la crucifixion quotidienne dans la perspective de la résurrection.


 

47.44 Comme homme, le Christ ne peut pas par lui-même ressusciter; c’est le Père qui, comme Dieu des vivants (Ro 4, 17), réveille le Fils d’entre les morts afin que, de nouveau uni à son Père, il envoie dans l’Église l’Esprit de Dieu.


 

47.45 Les récits de la résurrection de Jésus : tous ces récits ont pour objet des rencontres avec le Christ vivant. C’est lui qui prend l’initiative de la rencontre dont bénéficient les témoins. Elle est toujours un don gratuit. Et les hommes voient, entendent, touchent et même ils goûtent. Mais l’important, c’est que le Christ vivant se montre de lui-même. Ce qui normalement échappe aux yeux se manifeste. Dieu n’est vu que lorsqu’il fait librement la grâce de se révéler lui-même. Il arrive aussi que la révélation soit graduelle : il se dévoile tout en restant voilé : "Notre cœur n’était-il pas tout brûlant ?"(Lc 24, 32). Il y a une irruption du caché et de l’invisible dans la sphère de la connaissance humaine. Cela manifeste la spontanéité, la vie et la maîtrise de celui qui apparaît. C’est vraiment une rencontre. Une parole qui atteint au cœur : "Marie" (Jn 20, 16).


 

47.46 Le Dieu qui se révèle en Jésus Christ est le Père miséricordieux de tous ceux qui le cherchent avec un cœur sincère, quelle que soit la religion à laquelle ils appartiennent; le Fils de Dieu, par amour de Dieu et des hommes, est mort dans sa passion pour expier les fautes de tous et, dans sa résurrection, il leur a ouvert la voie à la vie éternelle.


 

47.47 A l’instant décisif où Jésus fut arrêté et exécuté, les disciples n’entretenaient aucune certitude concernant l’attente d’une résurrection. Ils s’enfuirent et jugèrent la cause de Jésus perdue. Il doit par conséquent être intervenu quelque chose qui, en peu de temps, non seulement provoqua un retournement complet de leurs dispositions, mais aussi les mena à l’action nouvelle et à la fondation de la communauté. Ce quelque chose est le noyau historique de la foi de Pâques.


 

47.48 La doctrine chrétienne part entièrement de l’expérience de la résurrection corporelle… C’est là que s’éclairent la vérité et le sens de la croix ainsi que tout ce qui concerne l’incarnation.


 

47.49 L’incarnation de Dieu, c’est trop beau pour être vrai. Ou plutôt : si cela n’était pas, il faudrait l’inventer. Cela dépasse l’imagination humaine. Qui oserait attribuer à l’Absolu cette tendresse enfantine? Le Christ inscrit dans l’histoire quelque chose qui se résume en quelques mots : Dieu trine, Dieu homme, mort salvifique et résurrection à la vie de Dieu, le tout uni par une pensée infiniment simple : l’amour éternel, Dieu amour, Dieu homme par amour, cet amour se prouvant par l’absorption de la mort. Le christianisme épuise par là le contenu de toute religion possible. L’Être absolu, pour exprimer l’amour absolu, va jusqu’à la mort, la séparation, le néant. Que pourrait-il y avoir au-delà? Ne sera-ce pas assez d’avoir ce soleil toujours devant soi, à l’horizon de tout progrès et de celui du monde.


 

47.50 En Jésus nous est révélé l’amour du Père, amour qui, dans la mesure justement où il décide l’incarnation de Dieu dans le monde, est un amour qui manifeste la plus profonde abnégation. Par amour pour le monde, le Père renonce à ce qu’il a de plus cher, son Fils, il ne le ménage pas (et ne se ménage donc pas lui-même), il l’abandonne à la déréliction. Cet aspect du renoncement divin se reflète dans tous les moments de l’existence de Jésus. C’est précisément parce qu’il aime le monde et les hommes que Jésus donne sa vie pour eux… Le sens et le but de l’incarnation, c’est la croix pour nous, et la résurrection pour nous également… L’acceptation par le Fils de son incarnation (il s’est laissé porter dans le sein de la Vierge comme semence du Père par l’Esprit Saint) est déjà un acte de l’amour de renoncement… (Le Fils se tient comme disponible pour la volonté de salut du Père). Devenir disciple, c’est être appelé à s’aligner autant que possible sur cette disponibilité du Fils.


 

47.51 Jésus le Ressuscité explique lui-même les Écritures en se les appliquant à lui-même : Tout ce qu’ont annoncé les prophètes, tout ce qui est écrit de moi dans la Loi de Moïse, les prophètes et les psaumes, il fallait que cela s’accomplisse (Lc 24, 44)… Jésus reprend sa préhistoire dans l’ancienne Alliance pour expliquer sa propre histoire terrestre, sa passion, sa résurrection. Jésus occupe une place définitive dans le dessein de Dieu. Il est la plénitude (Jn 1, 16). Désormais Jésus seul suffit. Mais il fallait et il faut toujours le trésor de mots et d’images de l’Ancien Testament pour appréhender l’événement de la vie de Jésus et surtout sa passion et sa résurrection. Saint Jean le dit plus d’une fois : ce n’est qu’après la résurrection que les disciples ont compris une parole de Jésus (Jn 2, 22; 12, 16). Marc aussi écrit tout son évangile dans une perspective postpascale (Mc 1, 1). Il cherche à faire comprendre comment Jésus a pu rester caché. Jésus devient le centre souverainement signifiant qui ordonne magnétiquement autour de lui tous les sens fragmentaires des Écritures.


 

47.52 La résurrection du Christ d’entre les morts concerne l’homme de façon décisive, car la résurrection du Christ change complètement aussi bien la valeur de la vie humaine individuelle que l’histoire de l’humanité.


 

47.53 L’origine d’une nouvelle vie est aussi secrète que la résurrection du Seigneur.


 

47.54 L'arrière-plan de résurrection reste la joie essentielle à partir de laquelle toutes les formes du dépouillement sont accordées et distribuées... Pauvreté pour Dieu et en Dieu, pauvreté vis-à-vis de Dieu, pauvreté de Dieu en nous... C'est ensuite l'affaire de Dieu de décider si cette pauvreté en esprit doit être vécue comme béatitude sentie ou non, comme enrichissement inouï par l'infinité de Dieu ou comme privation de tout le fini sans le gain senti de Dieu.


 

47.55 L'homme, cet être en quête de son achèvement, ne peut pas trouver le repos tant que la résurrection des morts n'est pas pour lui une certitude. Et cette résurrection n'apparaît qu'en liaison avec le message de la mort d'amour du Fils de Dieu dans le cadre de l'histoire.


 

47.56 L’Écriture n'est pas une parole sur laquelle la résurrection serait passée sans laisser de traces. Le Nouveau Testament ne vient pas se ranger simplement après l'Ancien Testament comme deux tomes reliés d'un même ouvrage. Tout est une parole qui est un témoignage de la résurrection. Parole du Ressuscité lequel, pendant les quarante jours, éclaire sa propre vie ainsi que l'Ancien Testament à l'intention de l’Église.


 

47.57 La révélation a atteint son sommet indépassable avec la mort et la résurrection du Christ. La suite de l'histoire ne peut plus être qu'un espace dans lequel cette lumière rayonne.


 

47.58 Les sacrements sont là uniquement pour que l'acte de la rédemption - croix, résurrection, Pentecôte - ne se réduise jamais à un pur souvenir, mais soit un perpétuel présent.


 

47.59 La résurrection est le cœur du kérygme, par quoi le christianisme prétend pouvoir fournir la seule solution complète, la seule satisfaisante du problème anthropologique.


 

47.60 L’ici-bas et l’éternité ne font qu’un : l’un est l’envers de l’autre, le temps est l’éternité voilée, l’éternité le temps dévoilé… Durant les quarante jours où le Seigneur transfiguré s’étant rendu visible marcha sur terre, les disciples sentirent le parfum du bienheureux jardin et purent même nous le rendre perceptible dans les récits de la résurrection.


 

47.61 La présence permanente de Jésus auprès de nous se réalise à travers des retraits et des absences successifs. Il est venu dans le monde pour quelques années, puis il disparaît. "Je quitte le monde et je vais au Père" (Jn 16,28). Et cependant il ajoute, de manière paradoxale : "Si vous m’aimiez vous vous réjouiriez de ce que je vais au Père" (Jn 14,28), et cela pour deux raisons : 1. "Parce que le Père est plus grand que moi" : en disparaissant vers le Dieu plus grand, il parvient lui-même à sa véritable stature, telle qu’on pouvait l’entrevoir sur la montagne de la transfiguration et qu’elle devient pour lui définitive à sa résurrection. L’amour des disciples pour lui doit souhaiter pour lui cette stature définitive plus que la forme périssable, sensible, qu’il a revêtue par amour pour eux et par laquelle ils ont expérimenté sa présence. 2. "Il vaut mieux que je parte sinon le Paraclet ne viendra pas à vous. Si je pars, je vous l’enverrai" (Jn 16,7). Ils doivent renoncer à Jésus pour recevoir l’Esprit.


 

47.62 L'eucharistie, c'est l'existence de Jésus (livré pour la multitude) mise à la disposition de tous sous la forme sacramentelle permanente. L’Église ne s'éveille à la vie que par Jésus qui s'enracine en elle dans le triduum mortis et la résurrection.


 

47.63 Il ne peut y avoir que deux temps dans l'histoire du salut : celui de la descente du Verbe dans la promesse (Ancien Testament) et dans l'incarnation jusqu'à la mort sur la croix, et celui de sa remontée, dans la résurrection spiritualisante et l'ascension, dans laquelle il entraîne son Épouse, maintenant dans l'espérance, et un jour plus tard dans la réalité.


 

47.64 Dans la mort, la descente aux enfers, la résurrection de Jésus-Christ, il n'y a au fond qu'une chose à voir : l'amour de Dieu Trinité pour le monde, et cet amour ne peut être perçu que par l'amour pour cet amour.


 

47.65 L'unique lieu d'où s'éclaire quelque peu l'obscurité de l'avenir décisif de l'homme et de l'humanité, est bien la résurrection du Crucifié. Le Ressuscité, durant les quarante jours, s'offre au toucher, puis il se retire et s'évade dans l'insaisissable. Il dégage l'impression d'une amplitude inouïe ("Dans la maison de mon Père, il y a beaucoup de demeures") ainsi que d'une maîtrise extraordinaire sur sa corporéité puisqu'il se démultiplie en quelque sorte dans l'eucharistie. Les quarante jours nous montrent que rien de ce qui est familier ici-bas ne se perd en Dieu ou  n'y est devenu étranger. Durant les quarante jours, le ciel manifeste qu'il est en train de descendre sur la terre.


 

47.66 Sans la lumière de la Révélation, l'homme reste un hiéroglyphe incompréhensible, et même contradictoire. La croix et la résurrection, comprises comme l'amour et la gloire de Dieu versant son sang et abandonné, constituent la clef de l'énigme humaine.


 

47.67 Toute foi est foi en la résurrection.


 

47.68 Dans l'Ancien Testament, on voit l'homme désirer regarder Dieu; cette aspiration est satisfaite surabondamment par la venue de Dieu dans la demeure de l'homme pour habiter et manger avec lui (Ap 3,20). C'est une première descente, voilée, dans laquelle rien d'autre ne doit être manifesté que l'humble amour de Dieu. Le ciel n'est plus une image seulement, mais quelqu'un : Jésus-Christ. Et il meurt pour nous tous. Le ciel lui-même est mort pour nous. Et puis par la résurrection cette  terre est transformée en ciel. Jésus-Christ monte définitivement au ciel et s'assied à la droite du Père.

 

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5. L’EUCHARISTIE

 

Plan : Introduction. 1. Le Christ et l’eucharistie. 2. La Passion et l’eucharistie. 3. L’eucharistie et la Trinité. 4. La transsubstantiation. 5. Marie et l’eucharistie. 6. L’eucharistie, l’Église et le monde. 7. La communion. 8. Après la communion.

 

Introduction

Adrienne von Speyr nous a laissé un petit livre sur la messe (Die heilige Messe) publié en 1980, mais qui n’est pas encore traduit en français.

 

D’innombrables fois, le ciel s’est ouvert pour Adrienne quand elle participait à l’eucharistie. Hans Urs von Balthasar a recueilli beaucoup de ce qu’Adrienne a pu lui en dire après coup. Ci-dessous, un certain nombre de ces textes puisés dans les Œuvres posthumes. En les lisant, il faut se rappeler que, dans les Œuvres posthumes, bien des données proviennent de saints et de saintes qu’Adrienne von Speyr a connus de manière surnaturelle. On peut concevoir tous ces textes comme des notes en marge d’un exposé didactique sur l’eucharistie. Les « miracles » eucharistiques présents dans la vie d’Adrienne, signalés dans le Journal du P. Balthasar, ne sont cependant pas retenus ici pour l’essentiel.

 

Le style de Hans Urs von Balthasar n’est pas toujours d’un accès facile même quand il est censé rapporter ce qu’Adrienne von Speyr lui disait ; c’est pourquoi, dans les textes présentés ci-dessous, le style en question a été parfois allégé sans préjudice, espérons-le, de la « substantifique moelle ».

 

Pour parler du Christ, Adrienne dit très souvent : « le Fils » ou « le Seigneur » comme on le fait couramment dans les pays de langue allemande (Cf. le livre de R. Guardini : Le Seigneur).

 

Les textes présentés ci-dessous proviennent uniquement des Œuvres posthumes ; il faudrait poursuivre la recherche dans le reste de l’œuvre.

Patrick Catry

 

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Pour les références

NB : Nachlassbände (Œuvres posthumes) dont la traduction française n’est pas encore parue.

 

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1. Le Christ et l’eucharistie

 

 

1. L'eucharistie, résumé significatif de l'existence tout entière de Dieu devenu homme

L'eucharistie peut nous aider à nous rendre compte de la disponibilité constante du Seigneur à s'unir à nous, ou mieux à unir notre existence temporelle à son existence éternelle de Dieu Trinité. Car l'eucharistie renvoie, au-delà de la personne du Fils qui se donne, au Père qui le donne et à l'Esprit qui est lui-même don de lui-même. L’eucharistie renvoie donc au mode d'être de Dieu qui est l'amour toujours en acte. L'eucharistie est comme le résumé significatif de l'existence tout entière de Dieu devenu homme et elle est par là une introduction significative au mode d'être de Dieu Trinité : ouverture incessante de l'amour (NB 6,100-101).

 

2. L’eucharistie et l’habitation du Fils en Marie

L'habitation du Fils en Marie est le modèle de toute réception du Seigneur dans la communion. Ce qui était unique dans la Mère devient ce qui se fait chaque jour dans l’Église. Quand Marie dit oui, c'est à quelque chose de précis, mais qui est si ouvert que ce quelque chose de précis est libre pour tout l'espace qu'exige le Seigneur. C'est quelque chose de précis qui est ouvert à un toujours-plus. Ainsi l'eucharistie également, en se référant au oui de la Mère, s'avère être toujours plus et donner toujours plus que ce que peut prévoir et attendre le croyant (NB 6,127).

 

3. L’eucharistie, présence du Fils dans le monde

Le Fils dans le ciel n'a pas oublié son humanité, il répand des signes et des dons de son existence céleste dans la vie des chrétiens ici-bas afin qu'ils reconnaissent sa présence parmi eux sous des formes toujours nouvelles, pas seulement dans l'eucharistie (NB 6,189).

 

4. L’eucharistie, participation à la vie du Seigneur

Celui qui prie réellement, sous quelque forme que ce soit - méditation, messe, prière vocale ou immersion dans l'adoration du Seigneur -, a part à la vie du Seigneur, à chacune des manifestations de sa vie au ciel comme sur la terre (NB 6,283).

 

5. Le Ressuscité nous offre son eucharistie

Aujourd’hui le Ressuscité nous offre son eucharistie. Il nous montre par là que son corps a une signification non seulement jusqu'à sa mort, mais qu'au contraire il garde pour Dieu et pour le monde une signification permanente : celle qu'il avait déjà autrefois et celle qu’il nous est donné maintenant de connaître par la résurrection et l'ascension, et qui demeure donnée dans l'eucharistie. Dans le sein de Marie déjà ce corps avait un sens eucharistique. Si Marie a offert une demeure à son corps d'enfant - qui déjà était pensé dans la perspective de l'eucharistie -, il est clair que, lors de l'institution de son eucharistie, il ne laisse pas derrière lui cette demeure, il ne la rejette pas, il la prend avec lui et l'élève. L’Église devient sa mère, il en fait son tabernacle permanent, sa demeure, qui reste étroitement unie à son propre corps. L’Église dans le sens du Seigneur, c’est un lieu pour l'enseignement, un lieu où l'on donne et où l'on reçoit, un lieu de disponibilité, de foi, d'amour et d'espérance, un lieu si saint qu'il peut le choisir pour être le lieu de sa naissance par l'Esprit Saint dans l’eucharistie (NB 6,476-477).

 

6. L'unité des trois modes d'être du Seigneur : au ciel, dans le monde, dans l'eucharistie

Trois lignes partent du Seigneur devenu homme. L'une renvoie au ciel. Il a la vision du Père et, pour lui, la terre n'est pas du tout le ciel. Toute sa vie ici-bas se trouve en quelque sorte sous le signe de sa future ascension et de son retour au Père. C'est ce qu'exigent aussi les qualités de son être divin qui nous sont cachées.

La deuxième ligne est horizontale, elle le détermine à rester homme ; qu'il reste homme parmi nous veut dire que son être divin est voilé d'une certaine manière ; il brille sans doute dans sa parole et dans son esprit et quand il explique aux croyants son appartenance au Père, mais seulement de manière voilée.

Finalement il y a la ligne vers le bas, la ligne du don de soi, de l'eucharistie. Elle est également essentielle, car qui mange de ce pain est ressuscité pour la vie éternelle. Mais ce don de lui-même dans l'eucharistie ne peut se comprendre que si on tient compte des deux premières lignes. Le corps qu'il sacrifie pour nous et qu'il nous donne est un corps réel, il est aussi réel que le Christ qui est Dieu, qui s'est incarné et qui est monté au ciel. Sa corporéité est pour nous aussi réelle que notre manducation du pain, et cette manducation ne prend tout son sens que lorsque, dans la foi, nous percevons en esprit l'existence spirituelle du Seigneur, sa divinité et son être de Dieu le Fils. On ne peut omettre ici aucun facteur. Si nous voulons honorer la qualité eucharistique du Seigneur, nous devons toujours inclure expressément les deux autres lignes, on ne peut l'adorer qu'en associant les trois plans en même temps. L'eucharistie inclut la divinité et l'humanité qui demeure, et de plus le ciel tout entier et la Trinité tout entière. L'eucharistie est comprise dans le mystère tout entier du Fils ici-bas et au ciel (NB 6,525-526).

 

7. Il y a dans l'incarnation une promesse de l'eucharistie

Il y a dans l'incarnation une promesse de l'eucharistie, la promesse que Dieu restera au milieu de nous. Il y a dans l'eucharistie la confirmation de l'incarnation. Tout l’Évangile apparaît ainsi tendu entre l’incarnation et l’eucharistie ; celui qui le lit aujourd'hui avec foi se trouve lui-même tendu entre les deux. En recevant la parole, il saisit qu'il a reçu quelque chose de l'incarnation et il ne comprendrait pas l'incarnation si l'eucharistie ne lui était pas donnée. En tant que chrétien, il a un savoir concret que lui a communiqué l'eucharistie et qui l'introduit dans la compréhension de l'incarnation. S'il n'y avait pas l'incarnation, je ne serais pas devenu le frère du Christ, ma vie serait privée d'une dimension essentielle. Si je recevais l'eucharistie sans croire à l'incarnation, je la recevrais d'une manière tout à fait incomplète, car il me manquerait l'essentiel que fournit l'incarnation, ma communion ne serait plus la rencontre en moi de l'eucharistie et de l'incarnation, elle resterait sans fondement (NB 6,529).

 

8. L’incarnation comme première communion pour Marie

Par l'Esprit Saint, la semence du Père devient l’être humain que Marie reçoit. Elle le reçoit comme eucharistie du Père ; c'est comme une première communion. Elle est l'être humain qui a été choisi pour cela, elle reçoit du Père l'être du Fils qui est tellement pur don de soi qu'il s'est laissé transformer en pain du Père. "Pain" est ici la substance de la semence que la femme est en mesure de manger. Dans la parabole aussi le Père est le semeur ; la semence - le Fils - lève dans la Mère et le pain peut être maintenant donné à tous : l'eucharistie. En offrant le Fils au monde, elle commence à partager le pain. Plus tard, le Fils se partage lui-même aux hommes dans le sacrement et il confirme par là l'action du Père et son être propre qui est d'être l'eucharistie du Père. Et il confirme le geste de la Mère qui partage. Dans le corps du Fils, l'eucharistie du Père et celle du Fils sont donc unies ; elle est incarnation et elle va si loin que le Fils, pour revenir au Père, se laisse distribuer à tous. En livrant son corps dans l'eucharistie, il fait sur terre ce que le Père a fait dans le ciel quand il donna sa Parole comme semence à la Mère. La pensée du Père de laisser le Fils s'incarner était si belle que le Fils ne connaît rien de meilleur à laisser aux hommes que l'eucharistie qui a son origine dans l'incarnation en tant qu'eucharistie du Père (NB 6,529-530).

 

9. L’eucharistie, signe de l’amour du Fils pour les hommes

Jusqu'à l'instant où le Fils se donne dans l’eucharistie, l’Église n'est pas encore réellement incorporée. Jusqu'alors on voit peut-être que le Fils se donne au Père et à la mission du Père dans l'Esprit Saint, sa volonté de racheter le monde apparaît avant tout comme l'accomplissement de la volonté du Père. Depuis l'institution de l'eucharistie, l'amour du Fils pour les hommes se manifeste d'une manière tout à fait nouvelle ; les hommes deviennent maintenant ses membres, maintenant naît dans l’Église l'amour qu'elle a pour lui. Pour le Père, ceux qui reçoivent l'eucharistie sont des êtres marqués, de la même manière que la femme qui a reçu son époux est marquée par lui. Le baptême serait la célébration du mariage, et l'eucharistie sa consommation (NB 6,531-532).

 

10. Le Seigneur a concentré dans l'eucharistie toute sa vie pour tous les hommes : ceux dont la foi est faible et ceux qui ont une foi vivante (NB 5,136).

 

11. Toute rencontre eucharistique possède un sens donné et gardé dans le Seigneur, qui pourrait toujours être développé à partir de la doctrine chrétienne (NB 5,137).

 

12. Dans l'hostie, le Christ tout entier est présent avec tous ses mystères ; celui qui communie dit oui à tout ce qu'il comprend et croit, au peu qu'il comprend et croit, et à l'infini qui lui demeure inconnu (NB 3,381).

 

13. Le Fils devient une chose dans l’hostie

S'il est déjà difficile de se représenter la Trinité en Dieu lui-même, comme mouvement des personnes les unes vers les autres et les unes dans les autres, elle est encore plus difficilement représentable dans l'incarnation, et à plus forte raison dans l'eucharistie. Il se produit ici quelque chose de totalement atterrant : le Fils devient une chose dans l'hostie (NB 1/2,242).

 

14. A la messe, le Seigneur est au centre

Nous sommes si habitués à savoir qu’à la messe le Seigneur est au centre, que nous oublions que nous devons toujours progresser dans sa connaissance (NB 9, n. 1400).

 

15. La messe, rencontre personnelle avec le Seigneur

Pendant la messe, saint Ignace a conscience d’être au service du Seigneur. Même quand il va à l'autel avec une demande particulière de la Compagnie, celle-ci n’a quand même pendant la messe qu‘un rôle minime. L'essentiel reste la rencontre personnelle avec le Seigneur par laquelle il est pris toujours davantage à son service (NB 11,241).

 

16. A la messe, le Seigneur est aussi bien adoré que reçu, il nous remplit et il éveille en nous un désir plus grand (NB 11,331).

 

17. La plus haute fécondité du corps du Seigneur : dans l'eucharistie

Celui qui est vierge met toutes ses possibilités à la disposition de Dieu seul. Il renonce à en faire usage lui-même pour que Dieu puisse s'en servir. Du renoncement du Fils, le Père a fait la plus haute fécondité de son corps dans l'eucharistie (NB 12,15).

 

18. L’eucharistie, présence du Christ

La réception de la communion est la preuve ponctuelle que le Christ, avec son corps et avec son âme, était, est et sera toujours présence. On ne peut pas la modeler soi-même la communion, on est modelé par elle. Chacune est toujours différente. Il y a une sorte d'anéantissement de celui qui communie afin que le Seigneur puisse imprimer sa forme. Presque un effacement de la personnalité dans l'abandon de soi, sans réflexion, tout simplement (NB 12,27-28).

 

19. Le pain et le vin de l’eucharistie sont porteurs du Seigneur

Les formes eucharistiques sont porteuses du Seigneur. Cela n'aurait pas de sens de manger la chair du Christ si l'hostie n'était pas porteuse de son esprit, si l'hostie n'agissait pas par son esprit en tant que chair et sang. La "chair et le sang" de l'eucharistie sont apparemment détruits en moi, comme la semence de l'homme semble être détruite dans la femme. Et pourtant ils restent, ils agissent, parce qu'ils sont porteurs de l'esprit (NB 12,29).

 

20. Le Seigneur rompt aujourd'hui le pain à la messe parce qu'il l'a rompu autrefois. C'est le même geste de rompre : autrefois pour l'avenir, aujourd'hui par le passé (NB 12,31).

 

21. Eucharistie : le Christ s’est livré aux mains des pécheurs

Dans son don de lui-même à l’Église et au monde, le Christ ne s'est pas seulement donné lui-même, il s'est "vendu" (dans l'eucharistie) aux mains de l’Église, aux mains des pécheurs ; tout en retournant au Père, il ne peut plus se retirer du monde (NB 12,69).

 

22. Dans l’eucharistie, nous sommes saisis par l’humanité du Christ et ramenés à Dieu

Ce que donne le Seigneur, on ne peut ni le peser, ni le mesurer. Il se donne toujours totalement à l'homme tout entier. Chacun reçoit dans l'hostie le Seigneur tout entier. De même que dans l'incarnation du Fils c'est Dieu Trinité tout entier qui est devenu concret pour nous, de même dans l’eucharistie nous sommes saisis intérieurement par l'humanité concrète du Christ et ramenés à Dieu Trinité (NB 12,133).

 

23. Le Seigneur et son don de lui-même dans l’eucharistie

Dans l'eucharistie, le Seigneur accomplit ce qu'il y a de plus parfait possible en fait de don de lui-même. Il va le chercher dans ce qu'il y a en lui de plus intime, à une profondeur qui est pour lui-même cachée et mystérieuse, qui se trouve dans son unité divine avec le Père et l'Esprit Saint. Le don que le Fils fait de lui-même vient d'une profondeur semblable à celle d'où vient la force qui sort de lui quand il opère un miracle. On peut se demander si tous les miracles qui se produisent après l'institution de l'eucharistie ne tirent pas de là leur force (NB 12,133).

 

24. Eucharistie : la vie divine arrive dans les croyants

Dans l'eucharistie, le Seigneur nous offre sa substance : par sa parole, il transforme le pain en sa chair. Il le fait dans un acte d'amour en se mettant sous une forme étrangère nouvelle. Par le miracle de l’eucharistie et sa force, c'est la vie divine qui arrive dans les croyants puisque la chair et le sang qui sont donnés sont ceux de Dieu (NB 12,134).

 

25. La relation corporelle du Christ et de son Église est rendue visible par l'eucharistie (NB 12,167).

 

26. Par l’eucharistie, nous sommes mis en état de recevoir la corporéité ressuscitée du Christ

Par la résurrection du Christ, nous est attribuée une corporéité qui est autre que celle d'Adam, autre aussi que la première corporéité du Christ ou que celle de notre corps pécheur, c’est une corporéité en provenance de la sphère de l'éternité divine, et donc incorruptible. Par la mort corporelle du Christ, nous sommes devenus capables de cette corporéité à laquelle le péché n'a plus accès. Ici ce n'est plus le Christ qui prend notre corps, c’est nous qui prenons le sien. Cette possibilité, c'est sa croix qui nous l'a obtenue. L'eucharistie est l'assurance qui ne cesse de nous être donnée que nous sommes mis en état de recevoir la même corporéité ressuscitée que lui. Le premier cadeau du Père - le corps - qui a été méprisé par le péché, débouche, par le don de la Passion du Fils sur une existence corporelle définitive auprès de Dieu (NB 12,171).

 

27. L’eucharistie et l’incarnation

L'eucharistie est cachée dans l'incarnation. L'incarnation est l'acte du Père, le Fils laisse faire. L'eucharistie est l'acte du Fils et le Père laisse faire. Mais parce que la volonté du Fils se trouve dans la volonté du Père, la volonté de l'incarnation et la volonté de l’eucharistie coïncident. Dans l'eucharistie, le Fils incarné se donne en tant que semence de Dieu dans le sein de l’Église, il la façonne de cette manière (NB 12,174).

 

28. Le Fils se partage de manière eucharistique

Le Fils se partage de manière eucharistique parce que son esprit est pur don virginal de lui-même (NB 12,217).

 

29. Eucharistie et Résurrection

Dans la résurrection, le Père et l'Esprit ne sont pas seulement actifs mais, comme le Fils, ils reçoivent aussi : ils reçoivent dans leur sein comme une communion l'Homme-Dieu accompli, c'est le don de soi eucharistique du Fils incarné à la divinité. Il apporte sa chair et son sang dans l'échange trinitaire. Parce que le Fils s'est défait de tout et qu'à la fin il n'a plus rien, il peut donner son tout à tous : au monde comme à Dieu lui-même (NB 6,95).

 

30. L’eucharistie : le Fils se donne lui-même, et cela implique qu’on s’engage soi-même

Chaque communion est un acte qui comble ; mais si nous sommes au Seigneur, cet acte fait partie de ce dont il nous comble à chaque instant. La présence eucharistique avec son don de lui-même à nous dans la communion est la révélation d'une attitude constante du Fils qui est au ciel, attitude qui, dans l'acte historique de son don de lui-même au cénacle et sur la croix, était déjà totalement présence. C'est la même attitude divino-humaine que nous méditons tantôt à partir du temps vers l'éternité, tantôt à partir de l'éternité vers le temps. Ce qu'il y a en nous de péché nous empêche de comprendre le parfait caractère d'événement qui est dans l'être du Seigneur. Le signe de manger sa chair et de boire son sang est une prévenance du Rédempteur à l'égard des hommes qui ne peuvent pas surmonter totalement leur éloignement de Dieu durant leur vie. Mais cette prévenance exige en même temps qu'on s'engage : de l'acte de réception de la communion à l'acte d'une existence dans la foi qui vit constamment de la vie éternelle (NB 6,100).

 

31. Le Christ devant chaque communiant

Le P. Balthasar dit un jour la messe à l’autel du Saint-Sacrement. Il note : « Quand j’ai distribué la communion, Adrienne a vu de nouveau l’hostie triple, et le trinitaire pour ainsi dire en moi en tant que prêtre. A côté de moi se trouvait Marie. Lors de la distribution de la communion, elle ne me vit plus, elle ne vit plus que le Christ qui chaque fois refaisait le geste du don. Le Christ devant chaque communiant, entrant en lui. Elle vit aussi que la communion est une grâce du Christ si unique, si immédiate et si absolue, qu’on devrait construire beaucoup plus sur cette grâce dans la pastorale et dans la direction spirituelle des chrétiens » (NB 8, n. 608).

 

 

2. L’eucharistie et la Passion

 

32. La dernière cène et l’eucharistie

« Donne-nous aujourd'hui notre pain quotidien ». Le Père doit nous le donner. Le Fils dit peut-être ces paroles au début de la dernière cène ; en tout cas, le pain est là, le pain comme cadeau du Père. Ceci est mon corps, dit le Fils ; le pain est donc maintenant le corps du Fils. Et la foi que communique l'Esprit permet aux disciples de recevoir ce pain.

L'Esprit a rendu possible l'incarnation, c'est lui qui a fait que la semence du Père devienne homme dans le sein de sa Mère. Le Fils donne aux disciples son corps qui n'a pas encore souffert. Il confie à tous les croyants, qui sont en même temps pécheurs, son corps intact qui donnera à leur corps d'être intact. Puis le Fils souffre en son corps qui est torturé jusqu'à la mort et il retourne au Père ; il ne peut pas dire au Père : « Tu vois, Père, comment ils m'ont torturé jusqu'à la mort », car auparavant il a déjà mis son corps dans les corps blessés des disciples. Après leur communion, les disciples pécheront même plus gravement qu'avant : Judas, Pierre ! Et après la croix : Thomas ! Car la rédemption n'enlève pas le péché du monde ; chacun doit faire ses preuves dans la tentation. Mais le Seigneur donne le salut et les disciples restent exemplaires pour ceux qui sont sauvés.

Mais parce que, après la croix aussi, ils ont besoin d'être sauvés, l'eucharistie ne suffit pas, le Seigneur, à Pâques, doit instituer la confession. Sans doute vit-il en eux par l'eucharistie, mais eux-mêmes ne sont pas encore morts. S'ils avaient prié avec lui au mont des oliviers, s'ils avaient accepté sa volonté comme il acceptait la volonté du Père, ils n'auraient plus dérapé. L'inclination au péché n'est surmontée que lorsque la volonté de Dieu est devenue ce qui détermine la volonté de l'homme. L'eucharistie est un ferment qui est mis dans les disciples, un signe dont ils sont marqués afin qu'à la résurrection ils soient sains et saufs. Ainsi, dès avant la Pentecôte, l'Esprit Saint vit en eux, lié au corps du Seigneur qui fait la volonté du Père. L'Esprit Saint est le gage qu'ils seront sains et saufs ; il garde la propriété de porter la semence qui vient du Père et qui est le Fils. Dans l'eucharistie, il a ainsi une double fonction : il donne au corps du Fils sa qualité particulière et à celui qui communie la certitude de la foi et de l'espérance. Le Fils a dans l'Esprit un garant et un témoin de son existence eucharistique, également pour celui qui reçoit la communion. Mais pour que l'Esprit puisse certifier la vérité, le Fils doit la réaliser. Comme quelqu'un qui promet quelque chose à un autre et qui est ensuite obligé de le faire par amour pour lui. Pour celui qui communie, c'est l'Esprit qui parfait en lui l'acte de foi en l'eucharistie. Il y a là un mystère. Le Fils dit : « Ceci est mon corps » ; ce corps va agir en toi si tu le reçois. Mais entre la parole du Fils et son effet, il reste dans le croyant comme un petit écart que l'Esprit remplit (NB 6,527-528).

 

33. L'institution de l'eucharistie est une réponse du Seigneur à la supplication aimante de l’Église

L'amour de Jean pour le Seigneur est tout à fait concret. Il désire tellement cet amour qu'il doit se concrétiser. L'institution de l'eucharistie est une réponse du Seigneur à la supplication aimante de l’Église : Reste auprès de nous ! Sois avec nous ! Jean souhaite appuyer sa tête sur la poitrine du Seigneur. C'est le contact le plus élevé qu'il puisse imaginer. Le Seigneur répond à son amour avec l'intimité encore plus grande de l'eucharistie (NB 12,253).

 

34. La Passion et l’eucharistie

L'eucharistie a été instituée avant la Passion certes, mais elle n'a reçu sa véritable consécration que par la Passion sur la croix. L'institution lors de la dernière cène est comme une promesse ou une anticipation. Elle est une action dans un cercle d'amis pour quelques personnes seulement ; ce n'est que par son extension réalisée sur la croix que l'eucharistie reçoit son caractère eucharistique général embrassant tout le monde chrétien. "Faites ceci en mémoire de moi" : comme quelqu'un qui s'en va, qui montre un objet à ceux qu'il quitte et qui dit : chaque fois que vous vous en servirez, vous penserez à moi. Maintenant justement je suis en train de terminer cet objet. Sur la croix il sera terminé parce qu'il acquerra alors l'ampleur voulue, sa portée ecclésiale. C'est la Passion qui lui donne cette ouverture (NB 3,149).

 

Aussi longtemps que le Seigneur habite son corps, il ne peut pas le donner de manière eucharistique. Il doit s'en séparer, il doit entrer dans le vide pour pouvoir le donner comme plénitude. Avec la souffrance croissante, il y a comme une sorte d'eucharistie croissante (NB 3,159).

 

Le Seigneur a semé toute la rédemption, maintenant il apparaît comme la fécondité. Lui-même est le fruit parfait, mûr et prêt pour être à nouveau offert au Père. C'est de cette offrande que naît l'eucharistie (NB 3,340).

 

La sueur de sang du Christ au mont des oliviers n'est pas un affaiblissement physique, c'est un affaiblissement dans l'angoisse. Le sang qu'il sue n'est pas perdu. C'est la grâce qu'il offre à l'eucharistie par sa chair souffrante (NB 3,152).

 

35. La croix et l’eucharistie

Par la croix a été rendu possible le partage eucharistique du corps ; promis avant la croix, il fut accompli par la croix (NB 4,225).

 

Le Seigneur s'offre sur la croix pour les hommes et il se distribue parmi eux de manière eucharistique (NB 3,305).

 

C’est toujours à partir de la croix que le Seigneur est l’Époux qui se donne à l’Église par l’eucharistie (NB 9, n. 1753).

 

Le corps du Christ n'est jamais plus fécond que dans le don qu'il fait de lui-même sur la croix ; seul ce don de lui-même lui permet de se prodiguer dans l'eucharistie : "Prenez ma chair qui est livrée pour vous" ; c’est grâce à ce don de lui-même que le Père le réveille d'entre les morts et engage ainsi la résurrection générale des corps humains morts (NB 12,167).

 

36. Le Seigneur se donne dans l’eucharistie à la dernière cène et ensuite sur la croix

A quel point il se donne dans l'eucharistie et ensuite sur la croix, ni l’Église ni les chrétiens isolément ne le comprennent. Le pain ressemble toujours à du pain et le Seigneur se tient dans le cercle des disciples comme auparavant. Il n'y a que la foi qui voit. Et ainsi le don qu'il leur fait maintenant, bien qu'il soit réellement son corps, est surnaturel, divin, trinitaire. Quand il s'est vidé de lui-même par ce don de lui-même, il peut aller à la croix sans emporter avec lui ce qui le distingue des autres hommes : il le leur a déjà communiqué. Mais ce qui est destiné à Dieu, il le remettra à Dieu à la fin : son Esprit. Quand il a distribué les deux choses : ce qui appartient aux hommes et ce qui appartient à Dieu, il ne reste rien, il meurt. Mais le Fils vivant se trouve dans les hommes et dans le Père (NB 6,533).

 

37. L’eucharistie et la souffrance de la croix

Le Seigneur est comme prisonnier des hommes, renié, séquestré par tous, même par les meilleurs catholiques. Il voudrait être au milieu des hommes il voudrait aider, conseiller, être consulté. Mais on l’enferme dans son Église avec la consolation qu’on lui fera le dimanche une visite de bienséance. Adrienne voyait clairement que l’existence du Seigneur dans l’eucharistie signifie une continuation de la souffrance de la croix (NB 8, n.758).

 

38. La mort sur la croix et l’eucharistie

Dans la prière du Seigneur mourant : « Tout est accompli », le Père a tout pris. Par là, le Seigneur devient eucharistie et nous participant à la vie éternelle, c’est-à-dire participant à la vie du Fils (NB 9, n.1272).

 

39. L'eucharistie contient le sacrifice de la croix avec la mort dans l'abandon (NB 5,106).

 

40. L’eucharistie de sa chair et de son sang offerts

Si l'homme ne pèche pas, l'Esprit de Dieu est prêt à se prodiguer dans la création dans une sorte d'eucharistie spirituelle. Si l'homme pèche, c'est le Fils qui est prêt à fournir l'eucharistie de sa chair et de son sang offerts (NB 6,399).

 

41. Entre la dernière cène et l’eucharistie de l’Église : le Fils a porté le péché du monde sur la croix

Entre la dernière cène et l'eucharistie telle que l’Église la célèbre après la résurrection, il s'est produit dans le Fils une transformation qui, comme la transsubstantiation elle-même, n'a rien d'abstrait. Il s'est passé quelque chose de très concret pour le corps du Fils entre les mains du Père. Peut-être que le sommet de cet abandon corporel s'est produit justement dans cette nuit, quand le Fils a remis son corps au Père, non le corps de son activité et de sa joie, mais son corps dans la distance, dans l'obscurité, dans l'abandon, dont le Père a disposé. La confession du Fils n'est pas terminée par le fait qu'il porte le péché du monde et qu'il en meure ; il a fait sur la croix une confession si inouïe qu'aucun corps humain n'est capable de la supporter ; après cette confession et après sa mort, il attend là où le Père lui enjoint d'attendre et ce n'est qu'après avoir souffert passivement la nuit tout entière que le Père fait se produire pour lui la résurrection (NB 5,111-112).

 

42. « Donne-nous aujourd'hui notre pain de ce jour ». Cette demande veut dire maintenant : donne-nous le corps de ton Fils. D'un saut, le corps eucharistique est le vrai pain, les croyants doivent le recevoir. Il livre son corps au pain afin que le pain de chaque jour des chrétiens devienne eucharistique (NB 3,158).

 

43. La messe est un drame

Adrienne : « Maintenant pour la première fois je vois combien la messe est un drame », un événement énorme, une sorte de nouveau commencement du Christ et aussitôt il est de nouveau partagé (NB 8, n. 540).

 

3. L’eucharistie et la Trinité

 

44. L’eucharistie du Fils esquissée dans la vie éternelle

Le Père sait que le Fils une fois envoyé dans le monde se prodiguera de manière eucharistique. Et en faisant procéder l'Esprit de lui et du Fils, il esquisse dans la vie éternelle l'eucharistie du Fils (NB 6,89).

 

45. Eucharistie : Dieu prodigue son être trinitaire

Nous existons tous réellement en tant que nous sommes avec le Seigneur eucharistique ; en lui, Dieu fait si bien advenir dans le monde son être trinitaire qu'il se prodigue à tous (NB 6,101).

 

46. Le Père participe à l’eucharistie

Le Père participe au dernier acte de la kénose, l'eucharistie du Fils. Celui-ci se prodigue ici à l'infini. Une part de la prodigalité de l'amour du Père consiste dans le fait qu'il laisse faire le Fils jusqu'à l'extrême (NB 11,21).

 

47. Le prototype éternel de l’eucharistie

Dieu peut concrétiser son amour sous une forme qui est le prototype éternel de l'eucharistie. C'est comme si chaque personne divine renonçait d'une certaine manière jusqu'au fond d'elle-même à sa divinité pour elle-même afin de s'offrir chaque fois à l'autre, comme si d'être Dieu dans l'amour réciproque n'était jamais quelque chose d'acquis une fois pour toutes, mais quelque chose qui ne cesse de jaillir de l'amour et qui se laisse cependant façonner encore davantage par l'amour. Plus réponse que question, plus abandon qu'action.

La création est d'un certain point de vue la conséquence du don eucharistique réciproque de Dieu ; elle est un cadeau que les personnes divines se font réciproquement. L'être humain est offert au Fils par le Père, le Fils et l'Esprit le rendent au Père. Le monde et l'homme sont pour les personnes divines une concrétisation de leur amour réciproque, de telle manière aussi que toutes les trois voient représentée dans le monde et l'homme l'unité de leur amour, car de toute éternité l'être humain fut pensé comme adorateur de l'amour éternel. Lors de la création, le Fils voit déjà la forme d'existence dans laquelle il pourra adorer le Père de manière nouvelle. Et l'Esprit sait que sa venue dans l'esprit créé fera des hommes de nouveaux adorateurs du Père. Cela ne veut pas dire que l'homme ne serait pas plus qu'un représentant de Dieu, mais il est sans doute un don de Dieu à Dieu. Un don qui doit être tellement image de Dieu qu'il jouit d'une certaine manière de la liberté divine, qu'il est doté d'emblée d'une liberté tournée vers Dieu, à la différence des autres êtres terrestres.

Il serait au plus haut point image de Dieu s'il pouvait se laisser façonner totalement afin d'être en Dieu don réciproque et, d'une certaine manière, ressembler à l'eucharistie divine. Malgré sa corporéité, il se trouverait alors au maximum à la place de l'Esprit Saint dans son souffle qui va et vient entre le Père et le Fils, reconnaissant le Père dans le Fils et le Fils dans le Père. Et il s'épancherait lui-même totalement en Dieu comme Dieu s'est donné à lui en tant que Créateur, Rédempteur et Sanctificateur (NB 6,521-522).

 

48. L’eucharistie trinitaire des personnes divines

L'eucharistie trinitaire des personnes divines, leur interpénétration réciproque suppose qu'elles se dévoilent totalement les unes aux autres. Non par nécessité mais par don d’elles-mêmes. Chacune est tellement tout pour chacune que l'être du Père appartient au Fils, que l'être du Fils appartient à l'Esprit, etc. ; de cette manière, ils sont totalement les uns dans les autres bien qu'ils soient les uns en face des autres. - Dieu crée Adam nu et il le laisse être nu dans le paradis. Dans cette nudité, bien qu'étant créature et étant par là en face de Dieu, il participe à l'eucharistie divine. Il vit en Dieu, non séparé de Dieu (NB 6,524).

 

49. Le Fils est divisé en d’innombrables hosties. Le Père et le Fils dans l’eucharistie

Le Fils qui, par la foi de l’Église, fait naître sa chair à partir de choses autant qu'on en veut, à partir d'hosties produites par l'homme, semble maintenant s'éloigner beaucoup plus du Père qu’il ne l’avait fait lors de l’incarnation. Auparavant il pouvait toujours appeler le Père son Père et posséder l'Esprit comme médiateur du Père. Il y avait une origine du Père, un acte divin qui unissait le Père et le Fils. Dans sa nouvelle manière d'être, il est divisé en d'innombrables hosties pour rester cependant en elles l'unique qui vit dans le Père. De la sorte le Père participe finalement aussi à l'acte de l'eucharistie du Fils, à sa prodigalité infinie. Une part de la prodigalité du Père consiste en ce qu'il laisse le Fils se prodiguer (NB 1/2,243).

 

50. L’eucharistie et la Trinité

Adrienne veut dire quelque chose au P. Balthasar : « Vous savez, au printemps, quand je vous ai écrit un jour : "Trinité, Trinité", je ne vous ai pas tout dit. Je ne sais pas comment je dois dire ; peut-être est-ce une hérésie ; vous devrez justement corriger après. Donc dans l’hostie, il n’y a pas que le corps du Christ, mais en quelque sorte aussi la Trinité elle-même. Le jour où je fus tellement remplie de la “Trinité”, je vis autour de l’hostie, quand le prêtre la montra pour la communion, non seulement une lueur (cela, je le vois souvent), mais une sorte de triple lueur. C’est comme si la lueur autour de l’hostie était composée de trois lumières qui, venant d’en haut, entraient en elle ; l’hostie les reçoit pour ainsi dire presque comme une poche ouverte. Quand je vis cela, j’ai su que cela signifiait la Trinité ». Le P. Balthasar et Adrienne parlent ensuite de l’unité de la nature divine, et comment le Père et l’Esprit sont un dans le Christ. Elle dit qu’on y pense trop peu quand on communie (NB 8, n. 202).

 

L’eucharistie est trinitaire. En l’instituant, le Fils exprime sa volonté de faire la volonté du Père. Car il sait que le Père l’a offert au monde totalement et que ce don doit durer à travers tous les temps. Et le Père a le pouvoir qui est nécessaire pour cela, tandis que l’Esprit donne au sacrement sa forme et sa portée. L’Église et les chrétiens y prennent part (NB 9, n.1635).

 

51. La communion et la Trinité

L’expérience de la démesure divine peut être offerte en toute vraie prière, en toute action de grâce après la communion. Par le corps du Seigneur qui nous est donné, nous avons part à sa divinité, à toute la Trinité de Dieu (NB 12,174).

 

52. L’Esprit et l’eucharistie

L’Esprit se prodigue dans le baptême comme le Fils dans l'eucharistie. Il se communique à tous ceux qui sont baptisés et confirmés, qui reçoivent ensuite d'innombrables fois le Seigneur et qui, à leur tour, répandent dans le monde la vie qu'ils ont reçue. L'Esprit n'est pas dépassé pour autant, parce qu'il communique aux cœurs une connaissance croissante du Fils, parce qu'il donne son impulsion à toute communion. Il y a en moi quelque chose comme une entente de l'Esprit avec la chair et le sang eucharistiques du Seigneur (NB 6,89).

 

Le Seigneur ne cesse d'offrir à l’Église sa chair et son sang. Mais il doit en même temps lui donner son Esprit afin qu'elle comprenne que ce qu’il donne est sa chair et son sang. Il distribue donc son Esprit, l'Esprit du Père, et l'Esprit à son tour se laisse distribuer d'une manière eucharistique dans un double sens : horizontalement dans toute l’Église, et dans l'eucharistie du Fils lui-même pour la garder vivante en ceux qui la reçoivent. Cette première distribution n'est pas liée à la distribution eucharistique ; un chrétien peut avoir part chaque jour à la distribution de l'Esprit sans communier (NB 4,423).

 

Dans l’Église d'aujourd'hui l'image de l'Esprit n’est-elle pas beaucoup plus brouillée que celle de l'hostie ? Chacun se rétrécit et se refuse, chacun veut être plus malin que l'Esprit. Par ce refus de l'Esprit, tous les sacrements sont diminués. On le reconnaît peut-être de la manière la plus immédiate pour l'eucharistie parce que le Seigneur et l'Esprit forment ici pour notre intelligence une unité compréhensible, car ce n'est que dans l'Esprit de Dieu que j'affirme que ce pain est la chair du Christ (NB 4,424).

 

53. Le corps du Christ imbibé d’Esprit

Adrienne : « Souvent à la communion du matin je sais exactement ce qui est présenté ; c'est le corps du Seigneur imbibé d'Esprit et on a le droit de partager son amour à lui, et on voudrait voir comment l'Esprit d'amour remplit tous ceux qui communient et rayonne d'eux » (NB 10, n. 2197).

 

4. Transsubstantiation

 

54. L’eucharistie, un miracle

Le Fils devient pour nous pain, dans le pain il demeure chair, il est mangé par nous ; pendant la célébration de l’eucharistie, ce miracle s'accomplit sous nos yeux, nous ne remarquons rien avec nos sens, mais pour la foi la transsubstantiation est vérité (NB 6,39).

 

55. S'ouvrir tout entier au mystère de l'eucharistie, méditer comment le pain devient le corps, comment le Seigneur se prodigue lui-même (NB 10, n. 2037).

 

56. Le Fils se répand lui-même dans l'eucharistie (NB 6,89).

 

57. L’Esprit opère la transsubstantiation

Il y a la transsubstantiation du Fils dans l'eucharistie : il nous est offert pour qu'il vive en nous. L'Esprit opère cette transsubstantiation comme autrefois il porta le Fils dans le sein de la Mère. D’autre part le Fils, dans sa vie terrestre, porte l’Esprit depuis son baptême. Les deux choses sont une expression de la relation en Dieu Trinité ; le Fils est porté par l'Esprit, l'Esprit est porté par le Fils (NB 10, n. 2054).

 

58. La transsubstantiation : l’Esprit Saint et le prêtre

L'Esprit Saint doit opérer la transsubstantiation à la messe comme il a opéré la naissance du Fils, et cela parce que auparavant il avait opéré la conception. La conception correspond à la naissance, et celle-ci à son tour correspond à la transsubstantiation. Le prêtre, en tant qu'instrument de l'Esprit Saint, opère avec lui la transsubstantiation de par son ministère (NB 12,223).

 

59. Dans la transsubstantiation, Dieu fait que le pain devient son corps NB 10, n. 2079).

 

60. La transsubstantiation comme une naissance

Au canon de la messe, commence quelque chose d'immatériel. Jusqu'alors tout était préparation. A la transsubstantiation, le pain et le vin doivent devenir la chair et le sang du Seigneur, ce qui est spirituel du Seigneur doit devenir corporel. Avec le canon commence à se produire ce qui est mystérieux. La messe est quelque chose comme une naissance du Fils. Mais elle commence quand Marie justement a mis son Fils au monde, dans le passage justement de la chair qui est dans la Mère à la chair qui est en dehors d'elle. La naissance est une image de la transsubstantiation puisque, des deux côtés, ce qui devient était déjà là au début : au début l’enfant corporel était dans le sein de sa mère, à la naissance il devient un enfant corporel en dehors d'elle ; lors de la transsubstantiation, il y a là au début l'expérience chrétienne, c'est-à-dire l'unité de la foi (en tant que réalité dans le croyant) et de la réalité du Christ ressuscité dans le ciel ; et, à la fin, la chair et le sang sont là sur l'autel (NB 12,222).

 

61. Marie et la transsubstantiation

En tant qu'elle correspond à la naissance de Jésus hors du corps de sa Mère, la transsubstantiation, qui est une transformation du Christ "spirituel" en Christ corporel, est en quelque sorte une affaire très masculine. Elle appartient à la gestion de la parole telle qu'elle est confiée spécialement au ministère. Dieu le Père dans le ciel fait descendre le Fils sur l'autel et le prêtre sert de médiateur… La messe, dans sa visibilité, est une action de l'homme ; à l'arrière-plan, invisible, se trouve la virginité de la Mère du Seigneur (NB 12,223).

 

Derrière ce qui se passe à la messe, il y a d'une part une relation cachée entre le Christ et Marie, et d'autre part entre le prêtre et l’Église. La relation est cachée ! Car au fond on ne voit pas à la messe que Marie a quelque chose à y faire ; et pourtant le Fils ne peut pas devenir homme sans que sa Mère soit là ; dans son oui à l'incarnation, elle a donné aussi son oui à la transsubstantiation (NB 12,224).

 

62. Le Seigneur s’identifie au pain

Au cénacle, le Seigneur transforme le pain en son corps sans se mettre à distance du pain, mais en s'en approchant, en le pénétrant, en s'identifiant au pain. Plus tard aussi quand il a donné à l’Église le pouvoir ministériel de transformer le pain en son corps, il ne cède pas le sacrement à l’Église, mais il y ajoute du sien ; c'est lui-même qui vient et s'abaisse pour y entrer. Quand, au temps de Pâques, les disciples rompent ensemble le pain, il est présent d'une manière eucharistique, mais de plus il leur apparaît encore sensiblement ; durant ces jours-, il rend encore visible sa venue eucharistique d'une manière particulière. A la dernière cène, la présence visible du Seigneur au milieu des disciples allait de soi, seule la transformation du pain était objet de foi ; lors de la deuxième cène, les portes étaient fermées et les disciples célébraient la cène dans la foi ; ce qui est plus difficile, c'est qu'il apparaît encore visiblement aux croyants, et il le fait (NB 6,537).

 

63. Saint Ignace voit la présence divine descendre sur l’hostie

Saint Ignace voit des rayons tomber d'en haut sur l'hostie. Il comprend par là qu'à cet instant la présence divine descend sur l'hostie et qu'elle opère avec elle la présence eucharistique réelle du Seigneur. Il voit cela des yeux de l'esprit, au fond avec les yeux de l'Esprit Saint dont il ne peut pas disposer, qui au contraire sont prêtés aux hommes par l'Esprit Saint comme l’Esprit en décide. Il ne s'agit donc pas d'une vision habituelle. En tant qu’événement spécial imprévisible, on pourrait la comparer à l'apparition de l'ange à Marie. C'est différent aussi de la vision de Marie que saint Ignace a eue auparavant, il a vu réellement alors la Mère avec ses yeux ; par contre, les rayons qui tombent sur l’hostie lui sont montrés par les yeux de l'Esprit. Il a vu la Mère comme Jean a vu le Seigneur ici-bas ; les rayons, comme Jean a vu l'Apocalypse. La présence eucharistique du Seigneur est en relation avec le ciel. Ignace sent cette présence. Il la sent d'une manière telle qu'il la perçoit plus avec son corps qu'avec ses yeux. Mais il n'est pas en mesure de l’exprimer totalement. Le chemin de la relation est suggéré par les rayons. Pour lui, la vision est la confirmation d'une vérité qu'il connaissait déjà auparavant : la réalité de la présence du Seigneur. Mais sa dévotion quand il communie ou quand il adore le Saint-Sacrement est devenue par là beaucoup plus profonde, car sa connaissance n’est plus maintenant une connaissance purement dogmatique, c'est une connaissance vécue, quelque chose qu'on peut comparer à la différence qui existe entre une étreinte seulement imaginée et une étreinte réelle. Pour lui, l’hostie est maintenant réellement le corps et le sang du Christ, mais avec une signification toute divine, c'est réellement une "matière divine". Pour avoir eu la vision de ces rayons de lumière, il sait maintenant qu'il y a dans l’Église et dans tous ses sacrements une quantité de choses qu'habituellement on ne perçoit pas, mais qui peuvent parfois être visibles (NB 11,94-95).

 

64. Présence corporelle

De même que toute rencontre eucharistique possède un sens donné et gardé dans le Seigneur, de même à toute rencontre mystique doit correspondre un sens de ce genre contenu dans le Seigneur. Même si une vision peut sembler isolée, sa compréhension se fait dans la foi. Aucun esprit humain n'en aura jamais fini avec la réalité de la présence corporelle du Seigneur dans l’eucharistie, il doit se soumettre humblement aux dimensions de son contenu qui sont infinies (NB 5,137).

 

65. L’eucharistie et l’expérience des mages

La présence du Seigneur, si concrète soit-elle sous sa forme eucharistique, ne cesse jamais d'être un mystère. Les mages adorent l'enfant du Père éternel bien qu'extérieurement il ne se distingue en rien de n'importe quel autre enfant ; sans voir Dieu, ils discernent Dieu dans l’enfant. Et par leur adoration, par l'offrande de leurs présents, ils sont introduits plus profondément dans le mystère, ils saisissent sous mode de pressentiment quelques petites choses tandis que la plus grande partie leur demeure cachée (NB 10, n. 2159).

 

66. L’eucharistie : un mystère qui coupe le souffle

Dans le mystère de l'eucharistie, il se passe quelque chose qui coupe le souffle : que Dieu devienne une chose, que le Fils qui s'est d'abord laissé donner la vie par le Père, par l'Esprit, par la Mère, fasse en retour le cadeau de sa propre vie. Où est-il quand l'Esprit couvre la Mère de son ombre ? Quelque part dans l'Esprit comme semence de Dieu ; il est comme anéanti en tant qu'être disposant librement de lui-même, il est reçu par la Mère comme quelqu'un dont on dispose purement et simplement. Puis il devient un être humain unique, il est de la sorte une image de Dieu qui certes demeure totalement dans le Père, qui vit de l'amour du Père et qui ne pense qu'à un chose : augmenter dans le monde l'amour pour le Père. L'eucharistie est encore bien plus étonnante ; le Fils fait que sa chair soit produite à partir d'une infinité de morceaux de pain qui ont été façonnés par la main de l'homme ; si on regarde les choses avec la raison, le Fils semble s’éloigner ainsi encore infiniment plus du Père. Auparavant, le Père était toujours son Père, et l'Esprit Saint était le médiateur de la volonté du Père. Il y avait là quelque chose qui provenait de Dieu, qui était relié à Dieu, une vie qui était un acte divin. Maintenant des hosties sont cuites, et le Fils, par une quantité immense de ces hosties, ne cesse d'être et de rester l'Unique qui est dans le Père. Presque comme s'il renonçait à accomplir l'acte unique de l'incarnation, qui est limité, pour se morceler à l'infini par les actes innombrables de transsubstantiation (NB 11,20).

 

 

5. Marie et l’eucharistie

 

 

67. Marie est là chaque fois qu'est reçu le Corps du Seigneur

Rien ne vieillit dans l’Église étant donné qu'elle ne cesse de naître de la rédemption. Ce qu'il y a d'essentiel dans l’Église devrait rester en l'état de devenir. Pour le prêtre qui communie, il y a chaque fois un contact avec la Mère et donc une nouvelle vivification et une nourriture pour son ministère. Et par ailleurs parce que l’Église est l’épouse du Christ, qui est issu de Marie comme d'une cellule primitive, aucune communion dans l’Église n'est indifférente pour la Mère. Elle est là chaque fois qu'est reçu le Corps du Seigneur ; elle communique à celui que le reçoit quelque chose de sa manière de l'accueillir, par là elle reçoit aussi une nouvelle joie. Toute communion est pour elle comme une fête qui lui rappelle comment elle l'a reçu elle-même (NB 1/2, 198).

 

68. Le oui unique de Marie et nos eucharisties innombrables

Pour Marie, son oui unique et sa maternité exceptionnelle suffisent. Pour nous pécheurs, cela ne suffit pas. C'est pourquoi l'eucharistie nous est offerte par Dieu et nous la recevons d’innombrables fois. Si nous étions comme Marie, il suffirait que le Fils soit venu ici-bas, il serait toujours là dans son existence d'autrefois et nous le porterions tous. L'eucharistie est la conséquence d'un sacrifice du Fils ; il se donne sous cette forme en immolant sa chair et son sang sur la croix. Sans le péché, ce que nous voyons en Marie aurait suffi une fois pour toutes. Car si on ne s’était pas détourné, ce qui a eu lieu une fois, l’aurait été une fois pour toutes. Ainsi considérée, l'eucharistie est toujours au fond un rappel de l'unicité de la rencontre (NB 6,184).

 

69. Recevoir le Fils comme Marie

Parce que nous ne cessons de rejeter le Fils, nous devons recevoir souvent l'eucharistie ; au lieu d'être ceux qui rejettent le Fils, nous devons devenir comme Marie ceux qui l’accueillent ; au lieu de suivre le chemin de tous ceux qui l’ont rejeté, prendre le chemin de celle qui l’a accueilli une fois pour toutes : Marie (NB 6,184).

 

70. Marie et le souci de l’Église pour leucharistie

On n'a pas le droit de se représenter de manière purement idyllique l'enfance de Jésus avec sa Mère ; cette vie se trouve au contraire placée d'emblée sous le poids du ministère. Ce ministère vient du Père et sert à la glorification du Père, le Fils doit le rencontrer en sa Mère dans toute sa pureté. Dès le sein de sa Mère et durant toute son enfance, sa vie est placée sous le signe de sa vie consumée. Il voit déjà en sa Mère l'heure de la croix ; chaque fois qu'il est avec elle, la perspective de boire le calice devient plus inéluctable. Non qu'elle lui révélerait la rigueur du ministère, mais il sait qu'il va tant l’agrandir qu'elle deviendra l’Église. Ainsi les actes de Marie sont comme des annonces des actes futurs de l’Église. Quand elle lui raccommode ses vêtements ou qu'elle lui en fait de neufs, il y a déjà là quelque chose du souci futur de l’Église pour sa présence eucharistique. En tout ce que fait sa Mère : qu'elle fasse la fête avec lui, qu'elle tremble pour lui, qu'elle l'attende, elle participe à la mission de son Fils. Quand elle tremble pour lui, elle tremble avec lui pour les pécheurs. Tous les sentiments de la Mère, toutes ses intuitions, toutes ses décisions ont en lui leur explication, tous profiteront à l’Église. Même quand elle est sans souci ou qu'elle est heureuse et profite de la vie, elle est consciente de cette extension. Rien, pas même ce qui est le plus anodin, elle ne peut le limiter à elle-même ; elle doit tout lui laisser pour que cela continue par lui dans l’Église selon la volonté du Père (NB 6,483-484).

 

71. Le corps eucharistique du Fils garde un lien indissoluble avec sa Mère

Quand le Fils offre aux hommes son corps dans l'eucharistie, chair et sang, c'est le corps qui a été conçu et porté, façonné et nourri par sa Mère, qu'elle a reçu de l'Esprit Saint pour qu'il se développe et pour le transmettre ensuite à l'humanité. Il est impossible que l'unité charnelle entre la Mère et le Fils soit jamais rompue. L'eucharistie ne supprime pas cette unité ; c'est pourquoi elle est toujours aussi commémoration du oui de la Mère et du fait qu'elle a porté le Fils parce que, dans la chair du Fils, on peut retrouver les traces de la chair de sa Mère. Le corps eucharistique ne renie pas son origine, il ne renie pas son lien indissoluble avec la Mère qu'il s'est choisie lui-même et par laquelle il a pu devenir homme. Le Fils est venu pour racheter les pécheurs, et on ne peut pas contempler et adorer son eucharistie sans considérer aussi ce sens de l'incarnation (NB 1/2, 196-197).

 

72. Par l'eucharistie, le Fils offre à tous les chrétiens d'habiter en eux comme il l'a offert à sa Mère

En devenant homme, le Fils montre qu'il élève tout le genre humain par sa présence, qu'il peut conduire les hommes à la sainteté. Il peut être difficile de le prouver en tout homme, mais il est simple de le montrer par la béatitude de la Mère. Avec son flair féminin, la femme du peuple découvre combien la Mère est bienheureuse (cf. Lc 11,27) : bienheureuse dans son corps d'une béatitude que le Fils offrira aussi à ceux qui ont besoin de lui comme nourriture, à qui il se donne dans l'eucharistie. Il élargit la mission de sa Mère à tous les chrétiens ; par l'eucharistie, il leur offre d'habiter en eux comme il l'a offert à sa Mère. En leur offrant son corps eucharistique, il donne à tous les chrétiens dans leur corps, dans leur entrailles, la béatitude qu'il a donnée à sa Mère. Ils le portent réellement en eux et ils peuvent le laisser croître et il leur donne non seulement la faculté de le mettre au monde, mais de lui donner à boire : quand ils laissent faire en eux tout ce qui se trouve dans sa volonté. Autrefois Marie a nourri son Fils ; aujourd’hui la Parole a besoin aussi d'être nourrie comme le Fils a eu besoin de nourriture dans sa vie terrestre. Sans cesse les croyants doivent se mettre entièrement au service de la Parole, doivent nourrir la Parole, pour que la Parole garde son caractère humain vivant (NB 1/2,246-247).

 

73. Sentiment que Marie est présente à la messe

Adrienne ne peut se lasser de louer la merveilleuse nature de la Mère de Dieu, de souligner la distance qui la sépare de tous les autres saints. Un être qui est de pure bonté, qui n'est que grâce et amour qui se répand, et qui pour cette raison est partout présente en quelque sorte où se produit un événement de grâce. Quand Adrienne entre dans une église, ce qu'elle éprouve tout d'abord, c'est toujours le sentiment de la présence de Marie. Les églises en tant que telles auraient quelque chose de la nature de Marie. Et par Marie, Adrienne est ensuite conduite au tabernacle. Pendant la messe également, elle a toujours le sentiment que Marie est présente avant la consécration, jusqu'à ce que son Fils soit "né" sur l'autel (NB 8, n. 160).

 

74. Par Marie au Seigneur dans l’hostie

Le P. Balthasar note : Une très belle soirée où Adrienne parle tout à fait naïvement de sujets religieux. Sa dévotion à la Mère de Dieu, qu’elle salue toujours instinctivement quand elle entre dans une église. Également à l’autel elle voit et perçoit la Mère. Et ce n’est que lorsqu’elle a pris le chemin par la Mère qu’elle arrive au Seigneur dans l’hostie (NB 8, n. 266).

 

75. Marie et les disciples célèbrent la cène après la résurrection

Marie et les disciples célèbrent la cène après la résurrection du Seigneur. Ils bénissent et rompent le pain et le partagent comme le Seigneur le leur a montré. Ils le font en son nom en se souvenant que celui qui ne mange pas sa chair et ne boit pas son sang ne lui appartient pas. Tous les croyants peuvent maintenant le recevoir aussi souvent qu'ils le veulent (NB 1/2,49).

 

76. Est-ce que Marie aussi a communié ?

Saint Ignace : Avançons lentement, pas à pas, pour comprendre le mystère. Oui, Marie a effectivement pris part aux eucharisties avec les apôtres et les disciples. Elle a rompu le pain avec l’Église. Mais elle l'a fait avec une tout autre intelligence, d'une manière qu'au fond nous ne connaissons pas et que nous ne pouvons pas approfondir. Car en chaque communion il y a quelque chose de la Mère qui est présent, quelque chose de son don d'elle-même, de sa grâce qui s'offre comme un cadeau, de sa grâce ecclésiale aussi (NB 11,35).

 

77. Quand Marie communie

Marie a donné à son Fils de sa substance humaine. Quand elle communie, elle reçoit de lui en retour quelque chose de sa substance à lui, quelque chose qui a des conséquences dans son activité quotidienne, dans sa tâche quotidienne, comme le Fils veut que ce soit fait. Jamais un être humain n'a été plus proche de Dieu que Marie et pourtant cette proximité reçoit aussi par une communion une nouvelle stimulation. De son oui d'autrefois jusqu'à la communion passe une ligne droite, on peut à peine parler d'un développement, mais le chemin est quand même nouveau chaque jour et elle s'en tient strictement, dans sa réponse, à l'appel qui s'adresse à elle justement aujourd'hui. Que Marie mette le Fils au monde et qu'elle le reçoive dans le sacrement, les deux choses sont des exigences de l'Incarnation et les deux ensemble conduisent à son Assomption corporelle dans le ciel (NB 10, n. 2189).

 

6. L’eucharistie, l’Église et le monde

 

Plan : L’Église. La messe. Le prêtre. Le tabernacle. Le monde

 

L’ÉGLISE

 

78. L'eucharistie du Seigneur traverse toute l’Église et la rend féconde pour le monde (NB 3,293).

 

79. L’Église serre le Seigneur contre elle dans l’eucharistie

En serrant le Seigneur contre elle lors de l'eucharistie, l’Église doit se donner activement elle-même. Ce n'est pas du tout opposé au fait de se laisser faire. C'est comme un petit signe qu'elle est prête à recevoir le corps du Seigneur de la manière qui lui plaira : comme le corps crucifié ou comme le corps glorifié qui passe à travers les portes fermées (NB 6,538).

 

80. L’Église doit être le vase pur où le Seigneur peut se répandre

Dans la mesure où l’Église existe par le Seigneur, le droit et le devoir lui sont accordés d'appeler le Seigneur aussi souvent qu'elle en sent le besoin. Elle doit avoir un désir permanent de purification pour être plus proche du Seigneur. Mais la mesure dernière de la pénitence, c'est le Seigneur qui la fixe, comme il le montra à Pierre quand celui-ci voulut être lavé tout entier, pas seulement les pieds. Vouloir dépasser la mesure du Seigneur serait blâmable. Quand la confession est accomplie et la pénitence faite, l’Église ne se retrouve pas au point de départ, mais en un endroit meilleur. Elle a appris quelque chose. Et la grâce eucharistique est maintenant très proche. L’Église est à nouveau le vase pur dans lequel le Seigneur peut se répandre et elle doit transmettre sa grâce. Elle reçoit un surplus de grâces parce qu'elle ne sait jamais combien elle devra en distribuer. La grâce est toujours la même et elle est cependant versée sous les formes les plus diverses, par exemple dans les sept sacrements (NB 6,510-511).

 

81. Dieu est reconnaissant pour tout sacrement

Dieu est reconnaissant pour tout sacrement qui est reçu, même quand l'homme ne fait pas tous les efforts qu'il faut pour correspondre. Cette reconnaissance de Dieu s'exprime aussi par le fait qu'il insuffle et intègre dans les sacrements tant de sa force vivante et qu'il possède dans son Église une communion des saints et aussi des souffrants, dans laquelle on a le droit de porter et de souffrir les uns pour les autres même si c'est de manière maladroite. L’Église passe ainsi à travers tous les niveaux humains : de la communion la plus extérieure à la réciprocité la plus intime (NB 10, n. 2244).

 

82. L’eucharistie est par elle-même apostolique

Le Fils est médiateur du dessein créateur du Père ; dans son don eucharistique de lui-même, il donne ce dessein à l’Église, l’Église le transmet à chaque croyant dans la communion et chacun doit le transmettre à d'autres selon la loi de la chaîne tout entière dans laquelle il est inséré : l'eucharistie est par elle-même apostolique. La loi de la chaîne est plus ancienne que le dessein apostolique de chaque personne. Ce dessein la marque, mais il ne l'immobilise pas dans un sens limité ; car l'ouverture qui se présente à chaque personne est aussi vaste que le dessein de Dieu lui-même : se communiquer au monde par amour. Le Fils est l'eucharistie du Père, c'est pourquoi à tous ceux qui reçoivent le Fils il est permis d'entrer eux aussi dans l'eucharistie du Père (NB 6,533).

 

83. L’eucharistie et le balayeur de rue

La fécondité de la parole de Dieu, de la doctrine catholique, est en soi donnée à toute l’Église. Tout croyant qui serait sans péché ne pourrait l'interpréter autrement que de manière adéquate. Toute bonne, tout balayeur de rue, comprendrait ce qui se passe à la messe. Chacun recevrait le Seigneur avec une fécondité qui profiterait à toute l’Église. Chacun serait fécond pour l'autre (NB 2,222-223).

 

84. Pas de meilleure eucharistie pour le supérieur

L’eucharistie est un don de Dieu à tous, les uns à côté des autres. Un supérieur religieux n’a pas droit à une meilleure eucharistie que le dernier des membres de sa communauté. Du point de vue de la communion, chacun est le prochain de l’autre (NB 9, n. 1685).

 

LA MESSE DANS LA COMMUNION DES SAINTS

 

85. La messe : un événement qui ne s’arrête nulle part

De la messe, Adrienne dit qu'il est singulier de voir à quel point elle est un événement qui ne s’arrête nulle part. Et cela non en comparant les différentes parties de la messe, c’est l’ensemble qui forme une histoire vivante qui avance sans qu’on puisse l’arrêter. La communion du prêtre ne met pas un terme à l’action principale si bien que la postcommunion ne serait que le terme ; tout demeure à la même hauteur, et la fin n’est pas une fin. Ce qui est frappant dans tous les actes du Christ, c’est qu’ils sont toujours en train de commencer, c’est quelque chose qui ne s’achève pas, chaque terme en tant que tel est un nouveau commencement (NB 8, n. 875).

 

86. Saint Ignace assiste à la messe avant son ordination

Pour saint Ignace, la préparation à son ordination consiste à assister à la messe d'une manière particulièrement recueillie et à considérer la messe tout entière comme une prière. Il cherche à vivre spirituellement du contenu de la messe : non seulement du grand mystère de la venue du Seigneur, mais aussi des plus petites prières de la messe. Les prières avant la messe surtout sont importantes pour lui parce qu'elles correspondent à ce qu'il ressent avant l'ordination. Il voit un parallèle éloigné entre la venue du Seigneur sur l'autel et le chemin qui conduit le candidat à l'ordination. Il se sent comme enveloppé dans l'événement de la messe (NB 11,217).

 

87. Chaque messe célébrée signifie une grâce pour toute l’Église

Après son ordination, saint Ignace attend un an avant de dire sa première messe. Pendant ce temps d'attente, il voudrait obtenir que la Mère du Seigneur le donne à son Fils. Il voudrait que toute la Compagnie de Jésus reçoive un lien particulier au Seigneur du fait qu'il s'abstient de dire la messe et qu'il en garde un désir ardent et constant. Il voudrait aussi que son lien personnel intime au Seigneur soit fortifié par la Mère. Pour atteindre ces deux buts, il offre le sacrifice de ne pas dire la messe. Il assistera à la messe, mais pendant ce temps il se considérera comme indigne de la célébrer lui-même. A cette époque-là, il ne voit pas encore assez clairement que chaque messe célébrée signifie une grâce pour toute l’Église (NB 11,221).

 

88. Saint Ignace dit beaucoup de messes à la gloire de la Trinité

Saint Ignace a su en quelque sorte que c'est à la Trinité précisément qu'il est attaché par la venue du Seigneur sur l’autel, mais il n'a pas pu s'en faire une idée totalement réfléchie. Il n'a cessé de tourner autour du mystère sans pouvoir totalement l'élucider. Par contre, la relation à la Mère est pour lui évidente. Ses longs tâtonnements vont de pair avec ses difficultés dans les études. Il dit beaucoup de messes à la gloire de la Trinité (NB 6,556).

 

89. Messe pour les défunts

On va à l'église pour se marier et le curé vient à la maison pour donner le sacrement des malades. On fait dire une messe pour ses défunts et on paie le curé pour les obsèques selon un ordre bien réglé (NB 11,389).

 

90. Faire dire des messes

Saint Ignace faisait dire beaucoup de messes à une intention précise. Si on voulait représenter la chose par un graphique, on pourrait dire : jusqu'à la vingtième messe, il ne se passe rien, à la vingt-cinquième il se produit un saut, puis à nouveau plus rien. Vue de Dieu, la première messe déjà était importante, seulement cette importance n'était pas encore arrivée à la connaissance d’Ignace. L'homme justement ne connaît pas le moment exact de l’exaucement. Quand il pense sentir que quelque chose de décisif a changé, ce quelque chose de décisif s'est peut-être déjà passé un an plus tôt, ou bien il ne se produira que dans un an (NB 12,112).

 

91. La messe de saint Albert le Grand 

Le matin, dès qu'il le peut, saint Albert va à la méditation. Et c'est en méditant qu'il passe à la messe. Et, dans sa méditation, il se laisse conduire par ce que la messe du jour lui offre justement (NB 1/1,432).

 

92. La messe d’Adrienne

La veille, Adrienne lit les textes de la messe. Si le lendemain elle va à la messe, elle ne prend pas de livre avec elle parce que cela la gêne ; il lui est toujours montré ce qu’elle doit entendre et voir (NB 9, n. 1640).

 

93. Saint François et l’eucharistie

Récemment, un dimanche, alors qu’Adrienne était à genoux pendant la messe dans l’église Sainte-Marie, en levant les yeux elle vit tout d’un coup sur l’autel l’image de saint François qui lui présentait ses mains stigmatisées (NB 8, n. 207).

 

LE PRÊTRE

 

94. Le prêtre qui distribue la communion 

Le prêtre qui distribue la communion se trouve, en raison de son ministère, du côté de Dieu le Père : c'est en tant qu’instrument qu'il transmet le Fils à l’Église ; mais il communie lui-même en tant qu'il est Église. En tant qu'instrument du Père, il permet que le Fils s'incarne sous les formes du pain et du vin ; il ne le peut qu'en offrant le Fils au Père comme le Fils s'est offert lui-même au Père dans son incarnation. C'est à cet acte du Fils qu'il doit remonter. Une fois que le Fils s'est offert, le prêtre est rangé au côté du Père pour distribuer le Fils à l’Église avec lui (NB 12,175).

 

95. Tenir le Seigneur dans des mains indignes

Saint Pierre d’Alcantara : « Seigneur, ton serviteur se tient devant toi et il te demande la grâce de ton inspiration. C'est si difficile de diriger quand on devrait soi-même être dirigé, si difficile d'entendre des confessions quand on est soi-même pécheur, si difficile de distribuer la communion quand on se sent si indigne de te tenir, Seigneur, dans des mains indignes. Et pourtant tu requiers tout cela de nous » (NB 1/1,474).

 

96. Lors de la communion, le prêtre donne quelque chose de lui-même

Lors de la distribution de la communion, Adrienne saisit le rôle du prêtre : tandis qu’à la consécration, le Christ seul agit et qu’un mauvais prêtre ne peut pas troubler son action, lors de la communion le prêtre donne aussi quelque chose de lui-même au croyant dans l’hostie (NB 8, n. 789).

 

Lors de la distribution de la communion, quelque chose du prêtre lui-même peut être dispensé à ceux qui la reçoivent (NB 8, n. 858).

 

97. Le prêtre et l’eucharistie

Lors des prières du canon, si le prêtre ne prie pas comme il faut, Adrienne se sent fort troublée. Elle ne peut plus que prier pour le prêtre surtout si elle voit clairement, plus la messe avance, qu’il est distrait ou qu’il n’est pas bien disposé ou qu’il ne croit pas comme il faut. Adrienne a alors le sentiment de participer personnellement à l’état du prêtre. Il lui est alors pénible aussi de recevoir de lui la communion parce qu’elle éprouve une totale contradiction : l’hostie reçue est sainte et la main qui la lui donne est sacrilège. Elle éprouve alors une exigence qui n’est pas réalisable, car il ne lui est pas permis d’aller à la personne concernée et de parler avec elle. Et pourtant la parole directe aurait plus de flamme que la prière à laquelle il se ferme. S’il est ouvert intérieurement, que l’on prie ou que l’on parle, le résultat est presque le même. S’il est égaré, Adrienne porte le fardeau de ne pas pouvoir lui parler, et ce fardeau ne lui est pas enlevé par la prière. Le Seigneur est tellement livré dans l’eucharistie que cela rend le tout encore plus pénible. Les croyants reçoivent la communion du prêtre ; ils ne la prennent pas eux-mêmes. La sainteté du ministère ne fait qu’un avec celle du pain, et elle doit l’être. La main est sanctifiée par l’hostie. Quand on voit qu’un prêtre s’est égaré personnellement, c’est une douleur spéciale ; c’est comme si on devait regarder comment est torturé un enfant incapable de se défendre ; le Seigneur est dans cet état, totalement livré, sans défense (NB 9, n. 1640).

 

98. Le prêtre qui célèbre la messe sans foi et sans amour

Pendant la messe, le prêtre a la plus grande responsabilité. S'il offre le sacrifice sans foi et sans amour, le sacrifice du Seigneur sera sans doute valable, car le Seigneur ne veut pas qu'en raison du péché du prêtre, l'assemblée soit trompée. Mais le Seigneur prend alors sur lui quelque chose qu'il ne peut payer que par son passage en enfer. Il acquiert cette grâce en visitant le lieu où il n’y a pas de grâce. Toute faute personnelle et privée peut être expiée sur la croix. Le péché dans le cadre du ministère, le Seigneur doit l'expier dans son propre ministère ; et le Seigneur n'est jamais autant dans son ministère que lors de son passage en enfer. La descente aux enfers est comme l'initiation à la diplomatie secrète de son Père. La diplomatie officielle aurait été la croix (NB 4,42).

 

99. Recevoir la communion de tel prêtre

Quand Adrienne prie à l’église, souvent elle souffre beaucoup parce qu’elle est encore plus « clairvoyante » que dans la rue. Elle voit exactement l’état intérieur des gens autour d’elle, leur tiédeur, surtout aussi celle des prêtres. Elle a du mal à prendre sur elle de recevoir la communion de tel prêtre précis (NB 8, n. 370).

 

 

LE TABERNACLE

 

100. Prier devant le Saint-Sacrement ou devant le tabernacle

Adrienne : Le fait que j'aime prier a beaucoup de visages. Tantôt j'aime prier devant le Saint-Sacrement exposé, tantôt devant le tabernacle fermé. Tantôt je peux laisser tomber tous mes soucis pour n'être qu'à Dieu, tantôt j'ai besoin justement de mes soucis pour prier avec eux. Tantôt je m'entretiens avec un saint dans la prière, et il sert alors en quelque sorte de pont vers le tabernacle. Il voit Dieu, et mon champ visuel atteint le saint qui voit Dieu (NB 10, n. 2135).

 

101. Le tabernacle

Le Seigneur s'offre dans l'eucharistie de l’Église ; il peut répéter à l'infini l'acte dans lequel il s'offre ainsi à l’Église. Mais la chair et le sang qui sont donnés, il ne peut plus les reprendre, ils appartiennent à tous. La présence cachée du Seigneur dans le tabernacle n'est pas non plus le signe qu'il se reprend, cette présence cachée est conservée en attendant, pour que soit mangé plus tard ce qui a été donné. Le tabernacle est tout au plus le sein de l’Église, ce n'est pas le retour du pain consacré à l'existence céleste du Seigneur ; le pain consacré est conservé dans l’Église pour être distribué plus tard à tous (NB 12,135).

 

LE MONDE

 

102. L’eucharistie et le monde

Dans une conversation sur l’eucharistie, Adrienne dit au P. Balthasar comme allant de soi : « Le Seigneur fait que son corps eucharistique a une influence jusque dans le monde d’en bas afin qu’il agisse en ceux qui, sans l’avoir voulu, ne sont pas parvenus à la foi » (NB 9, n. 1367).

 

103. Les sacrements ont en vue tous les hommes

Les sacrements ont en vue tous les hommes. Tous les reçoivent personnellement, ceux qui ont faim et ceux qui ont soif, ceux qui ont besoin de consolation, ceux qui ont besoin d'être aidés d'une manière ou d'une autre. Mais ils sont les représentants de tous ceux qui se trouvent derrière eux, qui sont quelque part en chemin sans trouver l'accès ou qui se sont détournés par le péché (NB 6,498-499).

 

104. L’eucharistie pour tous les hommes

Quand quelque part dans l’Église un prêtre se prépare à distribuer la communion et qu'il présente l'hostie, il la présente certes à ceux qui assistent à la messe, mais certainement aussi à ceux qui aujourd'hui, pour une raison ou pour une autre, sont empêchés de communier et qui pourtant préparent leur âme pour une communion spirituelle. Mais le prêtre présente aussi l’hostie à ceux qui n'eurent jamais l'intention de communier plus souvent qu'à Pâques, à ceux qui, par un reste de conscience de la tradition, veulent encore se compter comme faisant partie de l’Église bien qu'ils ne pratiquent plus, et à ceux qui sont incroyants et se trouvent dehors ; et l'un d'eux, peut-être par hasard, attiré par la beauté de l'édifice, est entré dans l'espace de l’Église. Doit-on dire que seuls le premier groupe et peut-être le deuxième groupe sont atteints par le geste de bénédiction de l’Église ? Dans le dessein du Seigneur, la bénédiction va à tous, elle doit être reçue par ceux qui croient véritablement et être transmise aux autres par eux. En tout cas la bénédiction a une force sociale qui veut atteindre tout le monde, ceux également qui ne se sentent pas concernés, les absents aussi au-delà des murs et des frontières, peut-être aussi les enfants à naître et les défunts morts depuis longtemps. La bénédiction du sacrement n'est pas liée par le temps pas plus qu'elle n'est liée à un lieu. Quand Dieu le Père créa Adam, il avait en vue le monde entier. A plus forte raison, le second Adam a-t-il voulu aller chercher l'ensemble du monde. Il n'est pas réduit aux limites des individus, il veut être tout pour tous, et même il le doit conformément à sa mission et ainsi, quand il s'offre à quelqu'un, c'est au fond au monde entier qu'il se donne. Le sacrement ne perd rien de sa force concrète ni de sa couleur pour autant. Il ne se produit aucune dilution à l'infini si bien que celui qui est le plus éloigné, qui ne le reçoit pas et n'en sait rien, peut finalement en recevoir autant que le croyant qui assiste à la messe. La vie contenue dans le sacrement concret est si grande qu'elle déborde de tous côtés. Celui qui assiste à la messe doit être conscient de cette surabondance et orienter son esprit en conséquence. Dans la communion des saints, il serait impensable et non chrétien pour quelqu'un de ne vouloir être saint que pour lui-même et en lui-même, de n'aspirer au salut que de sa propre personne, ce serait tout à fait contraire à la grâce sacramentelle qu'il reçoit. De même que le Seigneur se répand corps et âme, de même l’Église et les croyants doivent aussi le faire pour recevoir le Seigneur eucharistique comme il se doit. De même, le saint est un homme qui, corps et âme, se fait pain pour les autres (NB 6,499-500).

 

105. La messe est l’élément qui fait la synthèse du monde (NB 8, n. 470).

 

 

7. La communion

 

 

106. Au moment de la communion, la rencontre avec le Fils prend une certaine forme, on est en présence l'un de l'autre (NB 6,465).

 

107. La communion avec le Christ a de la durée

Marie reste pour les chrétiens le gage et l'assurance tranquille que la communion avec le Christ a de la durée, qu'à l'acte où on le reçoit correspond aussi un état où on le garde (NB 6,479).

 

108. Dans l’eucharistie, nous mangeons le corps du Seigneur

Dans l'eucharistie, nous mangeons le corps du Seigneur, de même qu'il a rompu le pain au cénacle et l’a donné à ses apôtres comme sa chair. Pour les disciples, ce repas n'était pas une image mais la réalité. Rompre le pain était un acte que le Seigneur accomplissait réellement, et les mots qu'il prononça étaient remplis d'efficacité céleste. L'eucharistie n'est pas seulement une intention humaine, elle n'est pas seulement l'aspiration au Seigneur de notre foi, aspiration qui nous fait ouvrir la bouche et recevoir une nourriture dans un sens spirituel, elle est présence du Seigneur réel et réception de son corps qu'il nous offre. L'image et la réalité ne font qu'un absolument. Il serait ridicule de supposer que quelqu'un qui a faim et qui n'a pas la foi serait rassasié en recevant l'hostie, qu'il pourrait ensuite se remettre à un travail pénible. Et pourtant le Seigneur tout entier, corps et âme, est pour le croyant tout entier, corps et âme, nourriture pour la vie éternelle, et il y a eu des saints dont la vie corporelle n'a été entretenue que par la réception de la communion. Mais ces saints et également toute la communion des saints dans l’Église ne communient jamais pour eux tout seuls mais avec tous les autres en offrant leur communion ; il n'est pas nécessaire qu'ils en soient toujours conscients, mais cette offrande doit toujours être présente pour que d'innombrables anonymes en soient nourris en même temps qu’eux comme lors de la multiplication des pains. Il y a une disproportion apparente entre la quantité des besoins à satisfaire et la modicité de la nourriture disponible. Mais cet écart est plus que compensé par la réalité du sacrifice du Seigneur, par ce qu'il y met de don de soi, en prodiguant son être tout entier (NB 6,499).

 

109. Dans l’eucharistie, la grâce de Dieu coule en l’homme

Adam se trouvait en présence de l'amour de Dieu ; le chrétien a, dans l'eucharistie, la grâce de Dieu qui coule en lui. Il sent en lui-même la grâce du donateur, car c'est le Père qui lui donne le Fils. La foi est nécessaire pour comprendre la création pour ce qu'elle est, la même foi est nécessaire pour dire oui à l'eucharistie et l'accepter (NB 6,524).

 

110. L'eucharistie, c'est Dieu qui descend en l'homme et qui vit en lui (NB 6,525).

 

111. Recevoir la communion

Quand on reçoit la communion, on peut sentir comment la grâce nous inonde, se répand en nous de tous côtés et nous introduit dans quelque chose de plus grand qui est la communion des saints. Si le fleuve puissant de l'eucharistie n'inondait pas le centre de l’Église et ne transportait pas ceux qui la reçoivent dans l'unité eucharistique, l’Église ne serait qu'une idée abstraite, tout juste bonne à fournir matière à statistiques. L'eucharistie place le chrétien dans l'unité de l’Église. Ceux qui comminient éprouvent le bonheur inouï de ne plus être isolés ; l’Église éprouve le bonheur tout aussi grand de ne pas être un cadre vide, mais d'avoir de vrais membres. L’Église devrait toujours savoir qu'elle est composée de personnes et qu'il n'y a pas en elle de "masse". Tout ce qui dans l’Église tend au nivellement vise immédiatement à rendre étranger à l’Église. L'unité de l’Église est composée de croyants individuels, réunis par le corps du Christ qui est en eux. Toi et moi, nous nous trouvons en lui (NB 6,531).

 

112. Dans la communion, Jésus nous honore de sa communion

Naturellement le Fils fait en tout la volonté du Père. Mais c'est quand il mange qu'apparaît d'une manière particulièrement claire son consentement à son humanité, le fait que son être est "moins que Dieu" ; cela apparaît alors de manière plus claire que lorsqu'il prêche par exemple. Se nourrir veut dire s'asseoir et s'affirmer. En tant que Fils de Dieu, il confirme ici qu'il est descendu, qu'il s'est abaissé selon la volonté du Père. Dans la communion par contre, il nous "honore" jusqu'à nous mettre à sa hauteur, il nous honore de sa communion et nous devons dire : "Je ne suis pas digne" (NB 6,535).

 

113. Chaque communion dure un instant, mais...

Chaque communion ne dure qu’un instant ; mais si elle est reçue de manière vivante, elle se poursuit dans la vie. Ce qui a été reçu corporellement est reçu en même temps spirituellement dans la foi et allume en nous un nouvel esprit. Cet esprit provient de la vie éternelle, il veut adapter notre vie temporelle au mode de penser de la vie éternelle. Il est donc aberrant de vouloir préciser l'instant où la présence corporelle du Seigneur cesse en nous. Il y a en nous une transformation et il doit nous suffire de savoir que le corps reçu par nous se transforme en un esprit qui nous transforme (NB 6,536-537).

 

114. Renoncer à une communion ?

On pourrait imaginer un chrétien qui renoncerait à une communion uniquement pour ne pas charger davantage encore le Seigneur, pour ne pas le forcer à se prodiguer encore pour ce pécheur. Mais ce serait le contraire de ce que le Seigneur aussi bien que l’Église désirent ardemment. L’Église en tant qu’Épouse appelle de tous ses vœux l'amour de l’Époux, peu importe ce que "fait l'amour", pour lui comme pour elle : qu'il soit douloureux et dérangeant ou réjouissant ou tout en même temps (NB 6,542).

 

115. Le Fils peut s’offrir en toute communion

Dans le dépouillement et le désarroi de Job se trouve ébauchée la question de la croix : "Pourquoi m'as-tu abandonné?" Mais l'autre parole : "Tout est accompli" est recueillie par Dieu lui-même, et Job se trouve apaisé quand Dieu lui rend ses biens terrestres. Pour la mystique chrétienne, quel que soit le nombre de nuits par lesquelles elle ait dû passer, Dieu récompense dans le sens du Fils, il s'offre lui-même. C'est ainsi qu'il peut s'offrir en toute communion ou dans une vision ou dans une expérience de sa présence (NB 5,55).

 

116. Quand je communie, le Seigneur vient en moi

Dans la nuit mystique, le moi perd totalement son importance, seul importe encore Dieu qui a disparu. La nuit est comme une communion négative ; quand je communie, le Seigneur vient en moi et il contracte avec moi une relation positive ; dans la nuit il se retire de moi, mais en me retirant en même temps de moi-même (NB 5,122).

 

117. Dans l'eucharistie le Fils offre à tout chrétien l'occasion de le rencontrer corporellement

Avec la mort du Seigneur disparaît sa présence visible dans le monde sensible ; un point final est mis, ce n'est pas en apparence seulement que le Fils a été enseveli. Mais avant d'aller à la croix, il a institué l'eucharistie. Il a ainsi assuré à son corps une permanence dans l’Église. Il n'a pas voulu retourner au Père comme sa Parole à nouveau invisible désormais, qui serait tout au plus encore perceptible par des voix venues du ciel ou par la parole consignée dans l’Écriture ; il a voulu au contraire que son apparition, et plus précisément son apparition corporelle, soit continuée. Il garantit dans l'eucharistie la réalité de son existence corporelle et il offre à tout chrétien l'occasion de le rencontrer corporellement. Il ne limite pas cette rencontre à la rencontre de l'un ou l'autre membre de son corps, sa main par exemple, il offre son corps tout entier pour que la rencontre avec lui soit totale. Lorsqu'il était ici-bas et qu'il rencontrait ses contemporains, cette rencontre leur donnait une totale satisfaction, son eucharistie de même est capable d'apporter une totale satisfaction. Pour le croyant, les conditions sont différentes : il ne peut pas voir le Seigneur de ses yeux, ni le toucher de ses mains, ni entendre sensiblement sa parole ; c'est la foi qui lui donne le corps du Seigneur sous les apparences du pain et du vin : sous la réalité des apparences, la réalité du corps du Seigneur (NB 5,134-135).

 

118. La communion, point culminant de notre amour chrétien ?

Pour l'amour véritable, toutes les situations de la vie sont également essentielles ; l'acte sexuel est vécu avec reconnaissance comme une expression de l'amour, mais l’amour véritable ne se mesure pas lui-même par rapport à cet acte. Transposé dans le surnaturel chrétien : on ne peut pas voir dans la communion quotidienne le "point culminant" de notre amour chrétien, tout le reste ne serait que résidu et tout au plus une manière de s'en rapprocher. On ne peut pas représenter notre relation avec Dieu avec des tournants de ce genre (NB 5,200).

 

119. Le Seigneur met son eucharistie à la disposition de chacun de ceux qui viennent

Un ciboire plein d'hosties : une hostie au croyant, une au tiède, une à celui qui a le cœur brûlant. Le Seigneur met son eucharistie à la disposition de chacun de ceux qui viennent. Il ne dit pas : Hostie 17 pour le 19, mais cela se fait simplement par hasard l'un après l'autre. Je ne sais pas qui a reçu l'hostie précédente, qui aura la suivante. Et pourtant, par la réception, je suis plus façonné, plus modelé, plus personnel. Ma relation avec le Seigneur devient plus claire, plus évidente (NB 4,179).

 

120. Ne faire qu’un avec le Fils

Le Père ne fait qu’un avec le Fils comme nous devrions ne faire qu’un avec le Fils quand nous recevons l'eucharistie (NB 4,325).

 

121. En chaque communion, le Seigneur prend domicile en nous

En chaque communion le Seigneur s'offre lui-même, il prend domicile en nous de sorte qu'à cet instant ce n'est plus nous qui vivons mais lui en nous. Lui qui, dans l'hostie, est totalement présent, ne faisant qu'un avec le Père et l'Esprit comme depuis toujours dans l'éternité (NB 1/2,15-16).

 

122. Par l’eucharistie, nous avons Dieu en nous

Dans l'ancienne Alliance, la Parole restait en quelque sorte extérieure ; dans la nouvelle, elle devient notre chair et nous voyons Dieu en elle. Par l'eucharistie, nous avons Dieu au milieu de nous et en nous, dans une proximité à laquelle on ne s'attendait pas dans l’ancienne Alliance (NB 1/2,240).

 

123. « Tu habites en nous »

Prière d’Angèle de Foligno : « Seigneur, ta première épouse fut Marie : elle a pu te porter à la fois comme mère et comme épouse. Tu as habité en elle. Et maintenant, Seigneur, que tu es venu à nous dans l'eucharistie, tu habites en nous comme si nous étions tes mères et tes épouses. Dans l'Esprit qui nous fait comprendre que tu es vraiment présent dans l'hostie, tu te laisses recevoir par nous comme ta Mère t'a reçu dans l'Esprit et par l'Esprit. Seigneur, bien que nous sachions à quel point nous sommes indignes, nous sommes maintenant remplies d'un sentiment infini de gratitude. Tu habites en nous, tu es en nous, tu habites en nous pour nous accompagner, tu demeures en nous, tu ne nous laisses pas toutes seules. Et en nous permettant de faire pour toi, à notre manière imparfaite, quelque chose de ce que Marie a fait pour toi à sa manière à elle qui était parfaite, tu nous entraînes plus profondément dans ton mystère. Seigneur, je t'en prie, prends-moi tout entière, viens à moi avec toute ta mission, permets que j'accomplisse totalement ta volonté. Et j'en suis sûre : parce que tu es venu, tu permets que je fasse au moins quelque chose, que mes sœurs fassent au moins quelque chose et que tous ceux qui croient en toi te portent » (NB 1/1,451-452).

 

124. A la communion, comme enveloppée dans le manteau du Christ

A la communion, Adrienne a eu le sentiment d’être totalement enveloppée dans le manteau du Christ. Elle ajoute : « Comme après le bain quand on était enfant, surtout quand on était malade ; on est enveloppé dans un grand et chaud manteau et replacé dans son lit » (NB 8, n. 290).

 

125. Pour Adrienne, une messe sans communion n’est pas pensable (NB 8, n. 656).

 

126. Communion de désir

Il y a une communion aussi en dehors du sacrement. Souvent la communion sacramentelle s’effectue par habitude et avec tiédeur, sans qu’elle soit coupable à proprement parler ; tandis que la communion de désir, qui arrive le plus souvent quand on aurait aimé communier et qu’on en a été empêché, ouvre toujours l’âme tout entière au Seigneur. « Le Seigneur est plus riche que l’hostie, il la dépasse », dit Adrienne (NB 8, n. 995).

 

127. Communier : recevoir Dieu

Quand le chrétien communie, il est tant soit peu conscient qu'il reçoit Dieu, que Dieu s'est penché vers lui ; mais il s'agit moins de cette conscience que d’une force qui lui est conférée. L'action qui s'ensuit peut être prière et réflexion, ou bien aide au prochain, travail au service du Seigneur, apostolat. Quelqu’un peut demander au Seigneur de pouvoir le suivre, et il suivra le Seigneur dans le sacerdoce ou la vie religieuse, ou bien en donnant une nouvelle forme à sa vie dans le monde. Mais ce n'est qu'un point de départ ; il ne lui sera pas permis par la suite de cesser de demander à le suivre de plus près et à s'améliorer. Par là, la communion lui donne la force d'un zèle nouveau ou la force de faire face à une exigence ou à une solution inattendue à laquelle il lui faut se conformer, la force de prendre une décision infructueuse jusque-là ou déjà couronnée de succès. La présence réelle du Seigneur aide à une action effective (NB 10, n. 2189).

 

128. La communion unit à Dieu comme Dieu le souhaite : que les siens ne fassent qu’un avec lui (NB 10, n. 2291).

 

129. La communion, c’est le but de la messe

Pour saint Ignace, les différentes parties de la messe ne sont importantes que dans la mesure où elles conduisent au but. Le but, c’est la venue du Seigneur : la communion. Ignace attend toujours qu’arrive le but. Pour lui, le début de la messe et les prières mènent à la consécration et de là à la communion. Il ne fait aucune autre distinction. S'il manquait une partie, il le remarquerait, mais plutôt parce que les choses sont maintenant ainsi réglées et, par respect pour l’Église, il tient pour parfaite la manière prévue de célébrer la messe. S'il est extrêmement lent pour la dire, dès la première prière, c'est par vénération pour le Seigneur, pour ne montrer aucune hâte et ainsi ne rien perdre de ce que le Seigneur offre dans la messe. C'est comme un saint programme qu'on accomplit. L'instant attendu, la communion, est pour lui chaque fois absolument personnel et parfait, elle n'est jamais pour lui une habitude. Il n'y est jamais insensible. Elle est chaque fois pour lui le même événement qui le comble. Et il sait que l’Église lui donne là la possibilité de s'adapter toujours plus à la volonté de Dieu et d'accomplir ce que Dieu demande (NB 11,241).

 

130. Rester en communion avec la communion

Quand on communie pour la première fois, on ne sait pas comment ça va se passer ; on est tout à fait étonné (se rappeler qu’Adrienne n’a communié pour la première fois qu’à trente-huit ans). Puis, jusqu'à la prochaine communion, on vit d'une certaine manière dans une sorte d'attention pour que tout reste juste, bien qu'on ne comprenne rien réellement. On doit maintenant rester en communion avec la communion sans pouvoir saisir vraiment comment on le fait. Plus tard cette sorte d'attentionpresque d'angoisse - disparaît, la communion elle-même opère de telle sorte qu'on demeure en elle et dans son champ de force. On apprend à s'adapter à elle. Alors qu'au début on pensait devoir faire quelque chose pour ne pas lui devenir indifférent, plus tard c'est plutôt comme si on devait faire quelque chose volontairement pour s'y rendre indifférent (NB 12,28).

 

131. Dans l'eucharistie, le Fils ne se montre pas lui-même, il montre le Père (NB 12,31).

 

132. Une vraie communion n’est pas limitée à l'acte de sa réception (NB 12,31).

 

133. En toute communion le Seigneur habite en nous (NB 12,44).

 

134. S’abstenir de communier

Être simplement disposé à recevoir. Cela pourrait vouloir dire un jour : ne pas communier pendant un certain temps, offrir sa soif de communier et laisser croître en soi cette soif. L'abstention peut opérer une croissance dans la disponibilité, dans l'amour (NB 12,46).

 

135. La communion doit agir dans l’âme

Notre corps sert à recevoir la communion pour qu'elle agisse à l'intérieur, dans l'âme. Plus quelqu'un se tient à la disposition du Seigneur, plus le Seigneur eucharistique peut agir en lui intimement et totalement (NB 12,113).

 

136. Recevoir la communion

Le croyant qui reçoit le Seigneur dans la communion reçoit beaucoup plus que ce qu'il peut jamais utiliser. Il ne reçoit pas seulement simplement son salut, c’est une plénitude céleste qui entre en lui, il ne sait pas comment. Celui qui communie ne peut pas dire exactement ce qu'il a reçu ni combien (NB 12,126).

 

137. Une communion est bonne dans la mesure où celui qui communie se rend docile au Seigneur ; elle est indigne dans la mesure où celui qui communie refuse la docilité (NB 12,127).

 

138. L'enfant qui communie pour la première fois reçoit quelque chose de définitif, qui marque l'ensemble de sa vie, ce qui ne réduit pas bien sûr l'effet des communions qui vont suivre (NB 12,127).

 

139. Toute communion devrait être comme si elle était la première (NB 6,136).

 

140. On ne peut pas communier avec un péché grave, mais les petites fautes, la communion les fait disparaître comme par un lavage (NB 12,131).

 

141. Quand on reçoit le Seigneur dans l'eucharistie

On peut très bien expliquer à un enfant : "Tu vas recevoir le Seigneur dans ton cœur"; il y croit à sa première communion. La foi de l'adulte s'est souvent affadie et la présence réelle du Seigneur lui paraît tout à fait irréelle. Il est plus occupé de l'acte de réception de la communion que de recevoir naïvement le Seigneur réel. Il se comporte avec raideur et formalisme, il produit tous les "actes" possibles, mais pas celui de l'amour d'un enfant. Pour recevoir le Seigneur dans l'eucharistie, on doit être réellement comme un enfant. Le but premier de la messe et ce qui est important, ce n'est pas le miracle de la transsubstantiation, c'est la réalité de l'amour présent du Seigneur (NB 6,301).

 

142. Recevoir avec amour le corps du Seigneur

Le Fils endure ses souffrances pour le péché. Le temps de sa Passion se trouve entre l'institution de l'eucharistie et celui de la confession. Ces sacrements invitent les hommes à participer à l'œuvre de leur rédemption : en se faisant purifier par lui dans la confession et en recevant avec amour le corps du Seigneur. La purification et l’amour sont liés indissolublement au salut par la croix (NB 6,337-338).

 

143. Communier par habitude ?

Dans la confession, le directeur de conscience devrait faire attention à la communion du pénitent. Celui-ci communie peut-être par habitude et l'effet souhaité par le Seigneur ne se produit pas (NB 6,495-496).

 

144. Répercussion de toute communion sur toute l’Eglise

Toute grâce personnelle d'un chrétien se répercute sur toute la communauté de l’Église. Il en est de même pour la communion : chaque croyant reçoit bien sûr le Seigneur en lui, mais en même temps pour toute l’Église (NB 6,542).

 

145. Chacun de ceux qui reçoivent la communion sait qu'il participe aux autres communiants

Les disciples ne font qu'un avec Dieu, mais ils reconnaissent aussi que leur frère ne fait qu'un avec Dieu. Ils n'ont pas besoin de garder jalousement leur propre expérience ni d'envier celle d'un autre étant donné qu'ils ont été placés ensemble sous le souffle de l'Esprit. Il y a ici un parallèle avec la communion puisque chacun de ceux qui la reçoivent sait qu'il participe aux autres communiants (NB 5,146).

 

146. Communier à la messe et communier l’un avec l’autre

La messe qui est célébrée est finalement un hommage au divin qui est en moi et en toi ; quand nous communions tous les deux, nous communions l'un avec l'autre. On pourrait tout aussi bien s'embrasser. La communion est le symbole de notre estime réciproque (NB 4,243).

 

147. Première communion d’Adrienne

Le jour de son baptême, le 1er novembre 1940, à la consécration de la messe, Adrienne a pour la première fois un fort sentiment de la présence du Christ. La communion, la première de sa vie, est belle, mais elle ne laisse encore presque rien pressentir de ce que les suivantes devaient lui apprendre (NB 8, n. 1).

 

148. Sentir la présence du Christ lors de la communion ?

Adrienne et le P. Balthasar parlent longuement du sens de la sécheresse dans la vie spirituelle. Adrienne pense qu’il est normal, lorsqu’on communie, de sentir en quelque sorte le Christ, que c’est une espèce de désordre si ce n’est pas le cas. Le P. Balthasar le conteste. Adrienne s’explique : des gens simples, par exemple une jeune femme tracassée, chagrinée, qui va à l’église, recevra certainement de Dieu consolation et joie. Pour les membres des ordres religieux, il en va autrement bien sûr. Au début il sont pleins d’enthousiasme peut-être, cet enthousiasme se refroidira certainement un jour, ils courront alors le danger de faire des réductions dans l’offrande parfaite. Pour eux des temps de sécheresse doivent venir qui seront tout à la fois de leur faute et un moyen d’éducation voulu par Dieu (NB 8, n. 268).

 

149. Très dur de rester quinze jours sans communier

Adrienne est en vacances dans la montagne avec son mari. Il lui est très dur de rester quinze jours sans communier. Mais elle dit que là elle ne peut avoir aucune volonté propre (NB 8, n. 288).

 

150. Les communions tièdes

Les nombreuses communions tièdes, mauvaises, sans foi. On communie pour se tranquilliser soi-même, pour recevoir un soutien déterminé, pour en imposer à certaines personnes, pour ne pas devoir se poser la question : aimes-tu Dieu vraiment ? Je l’aime parce que je communie, parce que je fais mon devoir (NB 9, n. 1742).

 

151. Communier pour d’autres

Souvent on doit communier avec l’Église persécutée ou bien pour des gens qui négligent de le faire ou simplement pour le trésor de prière de l’Église (NB 10, n. 2072).

 

152. Communier pour son prochain

Il m'est permis peut-être de communier pour mon prochain qui ne croit pas, qui ne veut pas croire, qui a renié sa foi ou qui n'y est pas encore parvenu. Ce prochain pour qui il est permis de communier devient pour nous une source de joie chrétienne. On apprend à aimer cette personne comme son prochain non parce qu'on l'estime particulièrement ou parce que sa misère et sa détresse sont particulièrement grandes ou parce qu'elle est bien intentionnée à notre égard. Bienveillance, amour, don de soi se trouvent totalement dans le Seigneur et c'est lui qui donne au communiant d'y avoir part. C'est lui qui l'attache à ce prochain, qui lui fait don de tel prochain précisément (NB 10, n. 2182).

 

153. Communion dans la maladie

Qui reçoit le corps du Seigneur reçoit en même temps beaucoup d'autres choses qui, dans le Seigneur, sont inséparables de son corps : sa nature, sa présence, sans doute aussi quelque chose de sa prière, de sa vision du Père. Des choses que le Seigneur apporte avec lui, qui nous transforment, qui nous procurent une joie, une intelligence, une manière de sentir. Et quand, au moment où l'on reçoit la communion ou après, on pense à ce corps parfait du Seigneur, on se sent peut-être alors très malheureux de ce que notre propre corps soit si malade. On a l'impression d'être physiquement comme un pécheur qui reconnaît son état et son impureté et qui redoute de souiller ce qui est pur. Cette crainte ne va jamais jusqu'à refuser la communion, jusqu'au sentiment qu'on n'est pas en mesure de communier parce qu'on est si malade (NB 10, n. 2185).

 

154. Communier pour mieux correspondre à la volonté de Dieu

Aucune réception d'un sacrement n'est un acte isolé ; il renvoie toujours à la vie ultérieure. En communiant, le chrétien est doté de la force de mieux correspondre à la volonté du Seigneur. Le oui de la Mère ouvre à l'infini sa disponibilité ; sous l'inspiration de l'Esprit, elle fera chaque fois ce qui lui est demandé. Et nous, en tant que communiants, nous vivons comme elle de la force de notre oui qui fut rendu possible par le sien, et c'est au sien que nous sommes redevables de la présence du Seigneur incarné (NB 10, n. 2189).

 

155. Communier et recevoir l’image que Dieu attend de nous

On a une image de ce que Dieu attend d'un chrétien, mais une image qui n'est jamais réalisée. Quand on communie, on sait qu'il y a pour un instant une adaptation. Celui qui communie en vérité comprend plus ou moins ce à quoi il a part. Celui qui communie avec l'esprit dispersé ne peut recevoir en lui l'image que Dieu attend de lui ; et pourtant cette image est là, et Dieu est prêt à la lui montrer dans le sacrement (NB 10, n. 2244).

 

156. Communion et confession

Celui qui veut communier doit s'être confessé, être libre pour Dieu et ne pas opposer des empêchements à la venue de Dieu par le désordre de ses péchés (NB 10, n. 2264).

 

A Manrèse, saint Ignace se confesse et communie chaque dimanche ; pour l'époque, c'était beaucoup. Il voit les deux sacrements comme ne faisant qu'un. Pas de communion sans confession. Sinon il craindrait de s'être confessé à lui-même et il recule devant une telle présomption. Cela correspond tout à fait aux sentiments du temps (NB 11,78).

 

157. Des communions restées vides

Pour saint Ignace, il est plus important d'amener totalement à Dieu un seul homme que de faire venir un jour cent personnes à la table de communion si, du fait de leur tiédeur, le sacrement ne parvient en eux à aucun effet réel. Il a horreur de tout ce qui dans l’Église s'appelle statistique. Sans doute à la fin d'une année, il rendra grâce d'avoir gagné pour l'Ordre un certain nombre de compagnons, mais il ne lui viendrait jamais à l'esprit de compter les confessions et les communions, surtout si elles sont restées vides en ce qui concerne la vie (NB 11,213).

 

158. Les fruits de la communion

Le principal pour saint Ignace est que l'homme change, que le véritable esprit chrétien le pénètre, qu'il devienne un champion du Christ. Et il doute que tous les gens qui se pressent au confessionnal et à la communion en tirent quelque chose de décisif pour cette formation. Il croit au fond davantage à l'engagement personnel, au don total de soi à la grâce qui est toujours offerte (NB 11,213-214).

 

159. Ne peut recevoir l’eucharistie que celui qui croit et donne son consentement (NB 12,21).

 

160. L'expérience de la communion est ce qui nous dépasse absolument parce que le toi qui se donne est Dieu lui-même (NB 12,175).

 

161. Comment l'eucharistie s'unit au corps de celui qui le reçoit sacramentellement

Comment le corps spirituel du Seigneur, l'eucharistie, s'unit au corps de celui qui le reçoit sacramentellement, on ne peut guère le comprendre ; cependant le corps spirituel du Seigneur doit entrer en relation avec notre corps spirituel, c'est-à-dire avec la vie de notre corps qui est marquée par la foi. Le corps du Christ doit exercer un effet sur notre corps. Pas seulement parce que la communion est un acte de foi, pas seulement parce que le corps eucharistique agit sur notre esprit, mais de corps à corps (NB 6,248).

 

162. Le Christ s’ouvre à chacun par la communion

Le Fils s'ouvre à qui veut le suivre, à qui crée en lui de l'espace pour sa grâce, il s'ouvre à chacun par la communion et les sacrements. Et plus quelqu'un crée de l'ordre en lui-même, plus le don descend profondément en lui (NB 10, n. 2264).

 

163. « Donne-nous aujourd'hui notre pain de ce jour », le pain de l'eucharistie, qui est inclus dans ta volonté (NB 3,127).

 

164. L’inédie (c’est-à-dire l'abstention totale de nourriture et de boisson)

Il y a certains endroits où l’inédie doit se produire, et d'autres où elle ne doit pas se produire. D'abord à cause de son caractère sensationnel, et aussi parce qu’elle fait quand même partie des signes secondaires. La plupart du temps, ce signe est destiné à des personnes particulières, non à un grand cercle ; on en a fait trop de bruit pour saint Nicolas de Flüe par exemple. Souvent le signe est là pour mettre en lumière la communion : on voit que Dieu nourrit l'homme tout entier, qu'il ne prévoit pas pour lui d'autre nourriture que sa propre nourriture : pour quelque temps ou pour la vie, selon son bon plaisir. Le signe peut aussi être utilisé pour que le saint se détache beaucoup de lui-même ; cela peut être très désagréable pour lui parce que cela rend manifestes des choses qui sont d’habitude cachées. Il n'y a pas de recette unique pour l'ensemble (NB 11,442).

 

165. L’eucharistie : en chaque parcelle, le corps entier du Seigneur

L'eucharistie n'est pas divisée par le nombre d'hosties, elle est fécondité absolue en elle-même, multipliable à l'infini sans être réduite. En chaque parcelle, il y a le corps entier du Seigneur (NB 12,135).

 

8. Après la communion

 

166. Le corps eucharistique du Seigneur peut entraîner notre corps dans son obéissance au Père (NB 6,249).

 

167. Une vraie communion au corps du Seigneur

Vu de l'extérieur, il peut sembler étrange que l’Église catholique accorde tant d'importance aux péchés de la chair. Une raison s'en trouve dans le fait qu'il y a une vraie communion du corps du Seigneur avec notre corps, communion qui exige une absolue pureté de notre corps, une totale disponibilité de ce corps pour lui, sans qu'il dispose de ses forces, sans qu'il utilise ses possibilités par anticipation. Le modèle, c'est Marie dans la conception de son Fils. Ici s’est réalisée la parfaite communion corporelle. Son corps répond exactement à l'attente du Fils, car ce corps est sans tache, sans péché, vierge (NB 6,249).

 

168. Dans l'hostie, le Christ prend possession de mon âme

Si d'un point de vue purement terrestre on me demande où je suis, je réponds : place de la cathédrale, dans ma chambre, à mon bureau. A l'arrière-plan, inconsciemment, on pense aussi : Bâle, la région qui entoure la ville, etc. Ce qui correspond au point de vue surnaturel, c'est qu'on pense sans cesse également au fait qu'on est habité intérieurement, un état qui a des liens étroits avec la communion eucharistique. "Le Christ vit en moi". Dans l'hostie, le Christ prend possession de mon âme bien qu'il ne soit pas dépendant du sacrement ; c'est en tant qu'Homme-Dieu qu'il se communique à moi (NB 5,249).

 

169. « Demander » après la communion

Pâques 1941. Adrienne : « Après la communion, j'avais le sentiment qu'on pouvait demander infiniment plus dans la prière, et je le fis » (NB 8, n. 53).

 

170. Après la communion, se tenir tranquille

Le croyant doit montrer qu'il est comblé, qu'il y a l'instant où l'on n’est plus que gratitude avant que la vie continue. On remercie, mais on sait aussi qu'on a été pris. S'arrêter correspond à la conscience qu'on est tout à fait dépassé par le cadeau qu'on a reçu. On laisse agir en soi la force de ce qui a été reçu. De même qu'à la messe le pain offert a été transformé dans le corps du Christ, de même maintenant celui qui a reçu la communion doit se tenir tranquille pour que la transformation puisse se faire en lui. Certes ce qui a été offert doit par la suite être transmis. Mais cela doit d'abord nous pénétrer pour que nous sachions ce que nous avons à transmettre (NB 12,133).

 

171. L’hostie, semence de Dieu

Pourquoi l’Église ne donne-t-elle pas la communion à un non-catholique? Parce qu'il n'a pas l'Esprit pour recevoir cette hostie de manière vivante. L'hostie est ici la semence de Dieu et elle doit être déposée dans un organe qui garantisse la fécondité (NB 4,423).

 

172. L’eucharistie doit devenir dans le chrétien une semence

L’eucharistie est le don que Dieu nous fait. Elle doit devenir dans le chrétien une semence qui lève, devenir en lui le principe d'action de l'amour divin qui est communiqué par la réception du corps parfaitement obéissant. Tout ce que ce corps contient de force divine, nous ne le pénétrerons jamais mais, dans une obéissance filiale, nous pouvons nous exposer à sa force, nous pouvons demander que l'inconcevable nous saisisse et donne à notre vie la forme de l'obéissance au Père (NB 6,536).

 

173. Une mission fécondée par la rencontre avec le Seigneur eucharistique

Celui qui est envoyé par Dieu commence sa mission avec une semence dans le cœur, et c'est sa mission qui le fait grandir. Surtout si elle est fécondée de manière neuve par la rencontre avec le Seigneur eucharistique (NB 4,210).

 

174. Dans l’eucharistie, le Seigneur se sert du corps et de l’âme de celui qui croit en lui

Dans la réception de l’eucharistie, il y a d'abord quelque chose comme une prise de possession corporelle. Quelqu’un s'est avancé librement pour recevoir la communion, mais arrive maintenant l'instant où le Seigneur le tient fermement pour agir en lui. Une femme n'est pas en mesure de s'enfuir au beau milieu de l'acte sexuel. Dans l'eucharistie, le Seigneur se sert du corps et aussi de l'âme de celui qui croit en lui : l'homme tout entier devient un toi pour le Seigneur (NB 6,532).

 

175. L’eucharistie a une force infinie pour se répandre

A la dernière cène, le Christ met sa chair et son sang au service du monde, il se rend présent dans le pain et le vin. Quand seront accomplis l'œuvre de la croix, l'abandon du samedi saint, les retrouvailles avec le Père à Pâques, il vivra aussi dans les hommes. Tout le chemin du Seigneur, sa passion et sa résurrection, seront cachés dans l’eucharistie. Le Seigneur se donne à son Épouse de manière toujours nouvelle, il s'offre à elle infailliblement en chaque transsubstantiation et en chaque communion avec une plénitude qui ne perd rien de sa force à travers les millénaires. Ce qui est présent, c'est le corps qui a expié réellement pour tous sur la croix, qui a réellement traversé l'enfer, qui est réellement ressuscité dans la vie éternelle du Père et qui a par là une force infinie pour se répandre lui-même (NB 6,535-536).

 

176. Le ruissellement de grâce de l’eucharistie

En communiant, les croyants dans l’Église s'incorporent le Seigneur, c’est un ruissellement de grâce (NB 6,537).

 

177. Dans l’eucharistie, le Seigneur nous dit : Suis-moi

Pour que le chrétien ait part à la réalité eucharistique, cela suppose bien sûr qu’il y croit réellement. Il doit se prêter à la grâce. Autrefois en Palestine, pour recevoir la grâce, il ne suffisait pas de rencontrer le Seigneur en simple observateur alors que d'autres croyaient en lui comme au Fils de Dieu ; aujourd’hui, il ne suffit pas de voir le corps du Seigneur dans l'hostie, on doit se laisser saisir par lui. Dans la présence eucharistique, le Seigneur nous dit : « Suis-moi » (NB 5,135).

 

178. L’eucharistie, lieu de rencontre 

Par la mort et la nuit du Seigneur, une vie nouvelle est offerte : une vie chrétienne et ecclésiale qui doit se nourrir de l'eucharistie sans que cette vie soit limitée à l'eucharistie comme lieu de rencontre. Ce qui se passe, c'est que le Seigneur crée de nouvelles rencontres avec lui à partir de l'eucharistie comme centre. De même qu'il se trouve en même temps d'une manière déconcertante dans toutes les églises où la communion est distribuée, où l'hostie consacrée est conservée, de même il demeure aussi en toute âme où il lui plaît de demeurer. L'Esprit qui souffle où il veut peut le porter partout où il désire se trouver tout comme l'Esprit l'a porté dans le sein de sa Mère (NB 5,135-136).

 

179. Eucharistie et mystique

Les rencontres mystiques ont toujours un arrière-plan eucharistique ; celui qui fait une expérience mystique du Seigneur retournera toujours à l'eucharistie et il en repartira toujours, il aura nécessairement une dévotion particulière pour le Seigneur eucharistique pour ne pas s'égarer, pour être testé par l'eucharistie, pour faire contrôler par la réalité sacramentelle du Seigneur la réalité de sa rencontre avec lui. Mais il partira aussi de l'eucharistie pour donner le sens le plus plein possible à ses visions, à l'expression qu'il doit leur donner, à la vérité qu'il doit faire connaître par elles. Parce que tout est contenu dans l'eucharistie et que la vérité du Seigneur possède, intégrés en elle, tous ses aspects possibles, le mystique trouvera dans la confrontation entre vision et eucharistie des mots nouveaux pour la vérité de l'une comme de l'autre. Chaque fois, une présence qui se trouve confirmée par l'autre. Même si les visions éclairaient de manière nouvelle toute une série de mystères de la vie terrestre du Seigneur, aucune expérience singulière ne saurait être en contradiction avec l'eucharistie. Tout ce qui est vu peut et doit se laisser ordonner à ce sacrement (NB 5, 136).

 

180. Comprendre l’eucharistie

Aucun esprit humain, ni non plus aucune foi, n'en aura jamais fini avec la réalité de la rencontre eucharistique ; sa compréhension se fait dans la foi, l’esprit doit se soumettre humblement aux dimensions infinies de son contenu (NB 5,137).

 

181. Rester dans l'état de celui qui vient de communier

Thérèse de l’Enfant-Jésus voudrait que le Seigneur habite en elle comme dans le tabernacle, et même comme dans l'hostie elle-même. Elle voudrait rester dans l'état de celui qui vient de communier. L'état de don de soi parfait et de détachement de soi, elle le connaît le mieux justement par la communion. Elle veut avoir en elle comme un gage qui l'empêche de sortir de cet état. D'un côté elle voudrait être hostie à jamais, d'autre part porter toujours l'hostie en elle : sa pensée oscille entre les deux représentations. Elle voudrait être une hostie dont le Seigneur dispose comme de toute autre, Thérèse ne voudrait plus être qu'enveloppe du Seigneur. Aimer tellement le Seigneur, être tellement pour lui réceptacle utile qu'on n'a plus besoin de distinguer. Pour être ce que le Seigneur veut être maintenant, il a besoin d'un réceptacle, mais d'un réceptacle qui doit seulement le donner et nullement le garder ou le cacher (NB 1/2,78).

 

182. Ne plus laisser vivre que ce qui est au Seigneur

Saint Pie X. L'eucharistie lui apparaît comme la garantie de la présence du Seigneur, la garantie du redressement général de ce qui doit être redressé en lui-même, la garantie aussi d'une nouvelle reviviscence de la papauté. Désormais sa prière tourne autour de la communion, sa supplication autour de cette force de présence. Il y a beaucoup de choses auxquelles il renonce, il perd beaucoup de choses aussi de son ancienne piété en fait de formes et d'exigences extérieures en faveur de son unique mission : se tenir devant le Christ, être façonné à neuf par le Christ pour vivre dans le Christ ; cette exigence s'accroît au point que, désormais, il voit le monde, l’Église, les siens, à la lumière de l'eucharistie, il éprouve tout par la force de la communion et même il fait tout éprouver par elle. Partout il cherche la présence du Seigneur. Depuis toujours il était pénétré par l'actualité absolue de la présence eucharistique. Mais maintenant cette réalité est devenue pour lui quelque chose de si actuel, de si actif, de si immergé dans sa mission qu'il en devient son apôtre. Et il cherche à tout intégrer dans cette pensée, il cherche à aimer et à faire aimer ; il ne conçoit pas la force de l'amour dans le sens de saint Jean qui suit le Seigneur personnellement et en l'aimant ; il la conçoit dans le sens d'une participation de grâce à ce qui est le plus élevé ; il voit l'amour descendre d'en haut dans un courant vivant auquel il lui est permis d'avoir part et il doit aussi donner aux autres d'y avoir part. Sa vie devient toujours plus claire et plus transparente, lui-même disparaît pour ne plus laisser vivre que ce qui est au Seigneur (NB 1/1,217-218).

 

183. Une foi vivante que le Seigneur ne cesse de nous donner dans l’eucharistie

Prière d’Ignace d’Antioche : « Seigneur, toute ton Église ne peut pas mourir de la mort des martyrs, car il doit rester des croyants pour transmettre la foi, pour la donner comme tu nous l'a donnée ; pas une foi morte, mais une foi vivante comme tu ne cesses de nous la donner dans ton eucharistie » (NB 1/1,383).

 

184. L’eucharistie et la souffrance

Fête-Dieu. A chaque grande fête, il se passe pour Adrienne quelque chose qui est plein de grâce, mais elle n’attend jamais à l’avance cette grâce. Une année, ce fut une intelligence profonde de la nature de l'eucharistie, et plus précisément dans son rapport avec la souffrance. Elle voit la nature du sacrement de l'autel comme une sorte d'effeuillage, d'émiettement du corps du Christ, de toute sa nature et de tout son être en un nombre infini de particules. C'est comme s'il était divisé en tranches microscopiques, infiniment fines et incroyablement nombreuses, et cela dans un corps vivant, ou mieux : avec toute la conscience de son âme qui est également partagée. Le mystère de la présence réelle est ainsi bâti sur les mystères de la souffrance, en est une partie. Le tout est l'expression de la volonté du Christ, divinité et humanité, de se répandre totalement (NB 8, n. 96).

 

185. Eucharistie : se laisser offrir avec le Christ

A l’offertoire, Adrienne voit le plus souvent l’Église : son institution par le Seigneur, la toute-puissance qu’elle a de disposer de lui. Autant au confiteor apparaît le côté personnel du prêtre, autant il est à l’offertoire le pur représentant de l’Église. C’est l’Eglise qui offre. Et l’adaptation de l’Épouse à l’Époux se fait péniblement, en s’appuyant sur le sacrifice du Seigneur. L’Église a du mal parce qu’elle s’offre elle-même tellement à contrecœur. Mais de s’offrir ainsi elle-même avec le Christ a quelque chose d’eucharistique, d’englobant, d’entraînant. Il ne s’agit pas seulement du don sur l’autel, mais de la volonté des croyants de se laisser offrir avec le Christ. Comme si personne n’avait le droit d’être là s’il ne veut pas participer (NB 9, n. 1640).

 

186. Se livrer totalement à la vérité

Adrienne emporte de la messe beaucoup de choses pour les entretiens qu’elle a dans ses consultations et ses visites. A la messe, les vérités de la foi nous touchent avec une force absolue ; après cela, on doit traduire et adoucir, mais quelque chose de la vue originelle peut cependant passer. A la messe, on doit chaque fois se livrer totalement à la vérité, nu, sans prétentions ni attentes précises (NB 9, n. 1640).

 

187. Dieu nous invite chez lui

L'incarnation, la parole devenue chair, la transsubstantiation eucharistique toujours nouvelle nous donnent ce dont nous avons besoin pour aspirer à l'éternité, pour pressentir ce qu'elle est, pour comprendre que Dieu ne veut pas rester dans une solitude éternelle mais qu'il nous invite chez lui (NB 10, n. 2274).

 

188. La grâce d’adapter notre esprit aux vues du Fils

Parce que l'Esprit a introduit le Fils dans le oui de la Mère et parce que nous ne cessons de le recevoir dans l'eucharistie, nous recevons aussi par là la grâce d'adapter notre esprit aux vues du Fils. Le malheur est que sans cesse nous ne faisons et ne projetons que des choses qui sont à la mesure de nos forces, en demandant sans doute que Dieu les bénisse mais, en exécutant ce que nous voulons faire, nous oublions de rester à l'origine ou d'y retourner : au oui sans réserve de la Mère quand l'Esprit la couvrit de son ombre, mais aussi à l'Esprit qui, soufflant où il veut, a conduit le Fils à la croix et Pierre là où il ne voulait pas aller, le Seigneur exactement là où il voulait aller et Pierre exactement là où il ne voulait pas aller. Entre ce que voulait le Seigneur et ce que Pierre ne voulait pas, il y a pour chaque croyant toutes les possibilités d'être conduit par l'Esprit (NB 11,27).

 

189. L’adoration et l’action de grâce

Pour saint Ignace, on peut amener quelqu'un à aller à la messe tous les jours, mais jamais comme pénitence, toujours pour l'adoration et l'action de grâce (NB 11,273).

 

190. L’eucharistie : pour mûrir dans la foi

Le Fils de Dieu est devenu homme : chair, substance humaine. Dans l’eucharistie, il offre cette substance qui est sienne à tous les croyants. Une substance qui nous offre d'être uni à lui pour mûrir dans la foi, dans la vie éternelle. pour l'éternité. Avec la substance qu'il nous donne, le Seigneur a fait descendre la vie éternelle dans notre temps (NB 12,107).

 

191. L’eucharistie pour devenir ce que le Seigneur fera de nous

Dans l'eucharistie, nous renonçons à ce que nous sommes pour devenir ce que la substance du Seigneur fera de nous. Pour le Seigneur, l'eucharistie est le pur renoncement à lui-même pour devenir ce que le Père veut faire de lui : la nourriture du monde ; dans l’eucharistie, nous renonçons pour être transformés en vie éternelle (NB 12,108).

 

192. L’eucharistie pour ramener notre existence corporelle à l'Esprit et à Dieu

Dans l'eucharistie, le Seigneur s'abandonne corporellement à son Église. C'est son corps tout entier qui devient l'organe d'une fécondité spirituelle, c'est un don de lui-même au Père en même temps qu'aux hommes. Pour le Fils, l'eucharistie est d'abord un don spirituel de lui-même, mais ce don est accompli si totalement par lui qu'il offre ce qui est corporel pour ramener notre existence corporelle à l'Esprit et à Dieu (NB 12,132).

 

193. L’eucharistie pour un ajustement entre Dieu et l’homme

L'être humain au paradis, homme et femme, c'est d'abord chacun pour soi ; il sont créés et ils se tiennent l'un côté de l'autre : c'est une comparaison de la relation entre Dieu et l'être humain. Ensuite le centre de gravité de l'homme doit être trouvé dans la femme, celui de la femme dans l'homme, les sexes doivent s'ajuster l'un à l'autre. Entre Dieu et l'être humain, cet ajustement se réalise dans le Fils et il se poursuit dans l'eucharistie (NB 12,148).

 

194. Vivre avec le Fils qui est au milieu de nous

L'hostie qui est exposée le jour de la Fête-Dieu est dans une sorte de suspension : elle est le symbole de l'incarnation et elle est destinée à être mangée, elle est maintenant montrée et elle agit. Comme le Fils incarné durant sa vie : on le voyait et il agissait. Nous sommes invités aujourd'hui à vivre avec le Fils qui est au milieu de nous. Nous participons avec simplicité à la vie des contemporains du Seigneur : nous pouvons goûter son séjour parmi nous. Seul celui qui connaît les deux choses - l'incarnation et l'eucharistie - peut saisir le sens de la fête et la procession dans les champs et les rues. Le spectacle est l'occasion de penser à ce que le mystère a d'inépuisable (NB 6,530).

 

195. L’eucharistie : le Seigneur prend possession du corps

Quand le prêtre donne au chrétien le corps du Seigneur en disant : « Ceci est le corps du Seigneur », et quand le chrétien le reconnaît et qu'il témoigne par là qu'il est prêt à le recevoir, l’Église et le chrétien participent au don de soi du Seigneur. Le chrétien sait dans la foi que le corps du Seigneur prend possession avec force de son corps. Au baptême, c'est l'âme surtout qui est saisie : elle naît à nouveau et elle est mise au rang des élus. Mais elle est encore mineure, on ne voit pas encore le service qu'elle va rendre. Cela vaut également pour l'adulte qui est baptisé : il est dans l'état d'un nouveau-né. Pas encore en mesure de rendre le service pour lequel il n'est que préparé. Bien des grâces du baptême ne deviennent visibles que dans l'eucharistie (NB 6,532).

 

L’EUCHARISTIE ET LE PÉCHÉ

 

 

196. Différentes manières de recevoir l’eucharistie

Dans une vision, Adrienne voit toute une série de moniales face à la présence du Christ dans l’eucharistie. Les unes le veulent afin d’obtenir une consolation pour elles-mêmes, les autres afin que l’Église comprenne mieux l’eucharistie, d’autres encore pour satisfaire le Seigneur (NB 9, n. 1726).

 

197. L’eucharistie et le pécheur

Le pécheur abandonne son péché quand l'impulsion de l'Esprit est en lui plus puissante que l'impulsion du péché. La force de l'amour divin doit pouvoir l'emporter sur celle du péché. Tout péché est contre l'amour ; si l'homme veut l'amour, il peut être libéré du mal, et c'est l'Esprit qui crée en lui cette impulsion. Le Père ne veut pas que le Fils s'offre d'une manière eucharistique à celui qui ne possède pas l'Esprit (NB 6,85-86).

 

198. Est-il plus fâcheux pour nous d'arriver en retard au concert qu'à la messe ?

Devant Dieu, toutes les opinions et tous les systèmes tenus en réserve, toutes les idées et toutes les habitudes toutes faites doivent être supprimés, mieux encore ils doivent être arrachés afin qu'il y ait de la place pour Dieu. Il ne s'agit pas des habitudes terrestres comme telles : vêtements, repas, conversations, lectures, etc., il s'agit des accoutumances au péché, par exemple qu’il soit plus fâcheux pour nous d'arriver en retard au concert qu'à la messe. Les habitudes mauvaises doivent être extirpées, tous les jugements que nous portions sur ces choses doivent être réformés (NB 6,346-347).

 

199. Quand plus personne ne croit à la présence du Christ dans l’eucharistie

Des masses énormes qui représentent l’Église, ne cherchent plus le Seigneur et ne le désirent plus. Il est difficile de se représenter que le Seigneur, qui est l’Époux de toute l’Église, soit présent dans l'eucharistie alors que plus personne ne croit à sa présence : dans une communauté par exemple où plus personne ne croit, ni le prêtre qui dit la messe, ni ceux qui communient, ni ceux qui assistent habituellement à la messe. L’Époux est là, peut-être dans une prière totalement distraite de l'épouse, et celle-ci ne remarque même pas qu'il est présent (NB 1/2,262).

 

200. La cloche de la messe : un appel est lancé par Dieu aux pécheurs

Angèle de Foligno. Pour elle, l’eucharistie, c’est le vrai ciel sur l’autel. Quand elle entend sonner la cloche de la messe, elle entend surnaturellement comment cet appel est lancé par Dieu aux pécheurs (NB 1/1,448).

 

201. La messe des gens distraits

La messe de tous ceux qui sont allés à l’église le dimanche : ils remplissent leur devoir dominical mais ils sont distraits du début à la fin, ils ne participent à aucune prière. Le pourcentage de ces gens est étonnamment élevé, c’est largement plus de la moitié. On s’agenouille et on pense à ses vêtements ou à la soupe qu’on va faire ou à quelque autre chose (NB 9, n. 1864).

 

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6. APPRENDRE A PRIER

 

 

Plan : Introduction. 1. Toute prière va à Dieu. 2. Dieu a besoin de la prière. 3. Comment Dieu reçoit la prière. 4. Toute prière est trinitaire. 5. La prière du Fils et la prière au Fils. 6. LEsprit Saint et la prière. 7. La communion des saints. 8. La prière de Marie et la prière à Marie. 9. Les anges, les saints et la prière. 10. La prière des saints. 11. La prière et l’amour. 12. La prière et la volonté de Dieu. 13. Grandir dans la prière. 14 Rencontrer Dieu. 15. Les prières imparfaites. 16. Les prières difficiles. 17. Les lieux de la prière et les prières vocales. 18. Les intentions de prière. 19. Toujours prier.

 

Introduction

- Deux livres d’Adrienne von Speyr qui sont consacrés à la prière existent en traduction française : Le monde de la prière et Expérience de la prière. De plus, le livre de Hans Urs von Balthasar : Premier regard sur Adrienne von Speyr (pages 165-210) inclut un certain nombre de prières d’Adrienne sous le sous-titre : Prières. Une première traduction française de ces prières avait été publiée par les Éditions du Serviteur à Ourscamp en 1994 sous le titre : Sur la terre comme au ciel.

A ces trois publications, il faut ajouter Le livre de tous les saints (Das Allerheiligenbuch) dont la traduction française n’est pas encore parue. Voici comment le P. Balthasar présente ce volume : « La mission d’Adrienne pour l’Église d’aujourd’hui est essentiellement une nouvelle vivification de la prière (personnelle, pas seulement communautaire) . Un aspect particulièrement beau de cette mission consiste à nous mettre sous les yeux le monde de la prière non seulement en langage abstrait, mais en images concrètes. Adrienne a pu jeter un regard sur la prière d’un grand nombre saints… Il lui a été donné de se mettre, dans la communion des saints, à la place d’un saint particulier ou d’autres croyants pour voir de l’intérieur et décrire leur prière et toute leur attitude devant Dieu, souvent aussi leurs fautes. Les saints qui sont au ciel n’ont pas peur de faire voir certaines de leurs opacités de jadis pour contribuer à la transparence totale de l’Église à l’égard du Christ. Mais ceci est secondaire par rapport à l’extraordinaire abondance de lumière et de diversité de ces quelque deux cent cinquante portraits. Parmi toutes les figures évoquées figurent aussi un certain nombre de personnes qui ne furent pas canonisées, de grands artistes, des rois, quelques protestantsLe livre de tous les saints est un merveilleux cadeau fait à l’Église, parce qu’il montre comment les saints ont prié et parce qu’il invite comme par contagion à prier personnellement. Parmi les figures traitées, il y a aussi les apôtres et certains représentants de l’Église primitive » (HUvB, AvS et sa mission théologique, p. 58-61. - Traduction remaniée). « Manifestement cette œuvre (Le livre de tous les saints) a été donnée à l’Église d'aujourd'hui, fatiguée de prier, pour éveiller en elle un étonnement devant la richesse du monde de la prière et une nouvelle joie à prier » (NB 1/1, 32).

 

Le P. Balthasar note aussi qu’Adrienne priait beaucoup : « Elle priait vraiment sans cesse… ; toutes ses œuvres sont de purs fruits de la prière » (NB 1/1, 18). Dans toute l’œuvre d’Adrienne, il n’est question que de Dieu et du dialogue de l’homme avec Dieu, de la prière au fond. Qui peut se vanter de connaître Dieu comme il faut ? Qui peut se vanter de savoir prier comme il faut ? Apprendre à prier : on est là au cœur de la foi chrétienne, au cœur de la théologie, et on n’a jamais fini d’apprendre. Prier, cela suppose une certaine manière de concevoir Dieu, une certaine manière aussi de se tenir devant Dieu.

 

Pour beaucoup de gens, prier, c’est demander. La prière de demande n’est pas toute la prière, il y a beaucoup de manières de prier. On n’a pas le droit de n’être que demandeur dans la prière. Les hommes ont des besoins ; Dieu a aussi a des besoins. Prier, c’est savoir qu’il y a aussi des passages à vide dans la prière, des nuits de la prière, qu’il y a comme des absences de Dieu dans la prière, des temps de sécheresse, des jours où la prière est difficile. Et puis la prière a toujours besoin d’être purifiée. Il y a des prières imparfaites, des prières fausses, des prières qui ne sonnent pas juste aux oreilles de Dieu. Qu’est-ce que cela veut dire purifier la prière ? Qu’est-ce que c’est qu’une prière pure ? Est-ce que notre prière sonne juste aux oreilles de Dieu ? Comment les saints ont-ils prié ? On peut beaucoup recevoir d’eux. Il y a dans leur prière ce qui est beau et juste, mais parfois aussi, ce qui n’est pas tout à fait selon Dieu.

 

Ci-dessous des textes d’Adrienne qui ont été classés vaille que vaille en évitant de trop morceler les passages retenus, ce qui fait que, sous un même sous-titre, peuvent souvent se retrouver plusieurs aspects différents de la prière. Les textes présentés ci-dessous proviennent des Œuvres posthumes ; il faudrait poursuivre la recherche dans le reste de l’œuvre.

Patrick Catry

 

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Pour les références

NB : Nachlassbände (Œuvres posthumes) dont la traduction française n’est pas encore parue.

 

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1. Toute prière va à Dieu

 

 

1. Adoration

Vendredi du Sacré-Cœur 1941. Adrienne comprend pour la première fois, dit-elle, ce que veut dire "adorer". Vu de l'extérieur, cela ne semble être qu'une nuance dans la prière, mais Adrienne expérimente intérieurement combien est essentielle cette nuance qui maintenant domine tout. "Adorer", comme un acte d'amour qui est donné dans tout son être et le consacre (NB 8, n. 99).

2. Une adoration, un étonnement

Dante (+ 1321). Il y a chez lui peu de prière exprimée, mais partout une recherche de Dieu et une adoration dans cette recherche, un étonnement et, à côté de cet étonnement, peut-être même en faisant étroitement partie, l'obligation de louer, de chanter et de mener toujours son récit de telle sorte qu'on y sente l'adoration, l'étonnement. Quand il regarde quelque chose - un ciel du soir, une étoile, une forêt - et qu'il est rempli de l'idée que cela provient de Dieu, que Dieu est la source, il se sent alors comme en danger ; il aurait envie de s'y reposer, de devenir panthéiste. Mais il recule et il se souvient que Dieu a édicté le commandement de l'amour du prochain, que donc l'homme est plus important que les autres créatures et il revient aux hommes. Il croit qu'il doit leur donner toute la beauté dont il fait l'expérience pour qu'ils se rapprochent de Dieu. Il a un sentiment très net de sa mission et cela s'exprime partout dans son adoration. Sa relation personnelle à Dieu est toujours pénétrée de cette mission (NB 1/1, 290-291).

3. La prière transporte le priant dans la vie éternelle (NB 10, n. 2264).

4. Par la prière, nous avons accès au ciel

Par la prière, nous avons accès au ciel. Car les paroles du Seigneur ne sont pas à comprendre autrement que comme une conversation avec lui, une conversation qui par lui va au Père et devient dans l'Esprit Saint un échange vivant. Si nous pouvons dire du ciel qu'il n'est accessible que par la prière, cela vaut au même titre de la terre. Le monde ne nous est compréhensible que par la prière. Il n'est pas dit par là que nous pouvons saisir son sens total, que nous pouvons avoir une vue d'ensemble de tout ce dont nous pouvons faire l'expérience. Cela veut dire seulement que le monde comme le ciel appartient à la vie chrétienne et que celle-ci se nourrit de la vie de Dieu, une vie qui est si grande que nous ne venons à bout d'elle ni par la raison ni par la foi. Parce que le ciel et la terre ont en Dieu leur sens, ils ne nous sont compréhensibles dans la foi que dans la mesure où Dieu nous l'inspire. Ils font partie du mystère révélé de Dieu (NB 10, n. 2274).

5. Prière d'adoration dans le ciel

Père, nous nous présentons tous devant ta face pour te remercier. Te remercier pour la vie terrestre que tu nous as donnée à vivre dans l'attente de ta vision. Et tu nous as donné ton Fils, tu nous as communiqué ton Esprit pour nous accompagner et nous montrer le chemin vers toi, le Dieu Trinité. Nous te remercions pour tout le terrestre et aussi parce que tu as tellement attiré à toi notre vie temporelle que maintenant, dans l'éternité, nous pouvons partager ta vie éternelle. Pour tout cela nous te remercions et nous commençons maintenant à t'adorer avec les mots nouveaux de la vie éternelle. Nous voyons comment ton Fils et ton Esprit t'adorent dans l'adoration trinitaire réciproque, dans une adoration qui remplit le ciel depuis les temps les plus reculés ; nous voyons comment la Mère de ton Fils t'adore et comment elle est honorée par le Dieu Trinité, et comment toute la cour céleste, tous les saints, tous les anges, tous les rachetés, t'adorent avec elle. Tous nous montrent que cette adoration n'a pas de fin, qu'il nous est permis de t'aimer sans fin, et que, dans la parfaite plénitude, tout le passé est rendu à nouveau présent dans une splendeur d'amour que nous osions à peine imaginer. Nous-mêmes qui sur terre avons appris avec lenteur et hésitation à te prier et à te servir, nous nous trouvons accueillis comme si notre arrivée au ciel était pour toi, ô Trinité, la conclusion heureuse d'une longue attente, comme si la joie était aussi grande pour toi que pour nous qui arrivons. C'est la joie de l'amour chrétien, c'est la joie de ce que les enfants sont de retour à la maison, qu'ils sont au complet et qu'il ne faut plus les considérer comme absents, mais qu'ils sont là, à la place qui leur était destinée depuis toujours, et c'est pour eux-mêmes une telle joie de l'occuper qu'on ne sait pas où la joie est la plus grande (NB 1/1, 496-497).

6. Avoir réellement affaire à Dieu dans la prière

Tant que la foi n'est qu'une sorte de devoir inculqué, il y a après la prière un soulagement qui provient du sentiment naturel du devoir accompli. Mais dès que Dieu touche véritablement un croyant et que celui-ci a su qu'il a réellement affaire à Dieu dans la prière, que Dieu s'adresse à lui personnellement, alors tout change. Il peut être heureux que Dieu existe, Dieu Trinité. Il sait sans doute qu'il ne voit pas le tout, mais il est inondé, non pas avant tout par son expérience, mais par le fait que Dieu est beaucoup plus que ce qu'il en éprouve. Comme si on voulait raconter un charmant événement à quelqu'un qu'on aime et on découvre alors qu'il en sait déjà beaucoup plus que soi. L'enfant est heureux que son père en sache beaucoup plus que lui-même ; de ce fait , il se sent aussi en sécurité auprès de lui (NB 6,574-575).

7. Des mots qui font impression sur Dieu

Toute prière va à Dieu. Et il arrive qu'un croyant qui prie avec tiédeur se voit tout d'un coup comblé au-delà de toute attente ; il peut être comblé tellement au-delà de son attente que même ce qu'il désirait semble maintenant sans importance. Peut-être avait-il demandé quelque chose sans grande conviction, seulement parce que quelqu'un avait attiré son attention sur ce remède. Et maintenant il ne peut pas s'imaginer comment ses mots ont pu faire impression sur Dieu (NB 6,46).

8. Attentifs à l’infini

Il y a des réflexions spéculatives sur le contenu de la foi, mais celles-ci atteignent vite leurs limites si elles ne sont pas poursuivies dans la prière. Viennent les moments où la prière corrige une question, et alors elle contient aussi déjà la vraie réponse. La joie peut alors nous inonder soudainement de ce que nous sommes des humains, limités dans nos possibilités, mais de telle sorte que nos limites ne cessent de nous rendre attentifs à l'infini, à l'illimité, à l'éternel, et qu'il nous est donné d'avoir au-dessus de nous dans l'éternité le Dieu toujours plus grand. Notre prière devient alors une action de grâce, un étonnement reconnaissant qui débouche sur l'adoration (NB 6,80).

9. La prière et l’infini en Dieu

Le fini et de l'infini : comment les deux mondes s'accordent-ils ? Qu'en est-il de l'influence du ciel sur la terre, de la terre sur le ciel ? Dans ce qu'on connaît on cherche des comparaisons, on sait cependant que chaque image, chaque comparaison a sa place sur une courbe parabolique qui renvoie à l'éternel et à l'infini, et qu'on est emporté d'image en image, de ce qui est le plus connu jusqu'à ce qui n'est que deviné et au-delà, jusqu'à l'incompréhensible, finalement jusqu'à ce qui est totalement inconnu, qui n'appartient plus qu'à Dieu et se passe dans son royaume. Quand on est ainsi porté, la prière commence à sourdre. Tout d'un coup surgissent quantité de choses qui ont leur place dans le ciel, qui viennent de l'atmosphère intime du ciel et qui justement n'ont pour nous aucun visage, aucun nom. De là provient un sens pour l'infini en Dieu, un empressement à l'accepter, un oui à ce qui dépasse à tout point de vue la raison et ce qu'elle peut comprendre (NB 6,58-59).

10. Ouverture à l’infini

On sait que, pendant la courte journée de notre vie, on ne comprendra pas l’infini de Dieu ; mais déjà le fait de ne pas comprendre est, dans la prière, ouverture, disponibilité, consentement. On peut cependant réfléchir encore : que veut dire disponibilité, don de soi, foi ? Que représente le simple oui d'un homme à son Dieu ? La réponse sera : ce sont de pures ébauches que Dieu accueille et que seul il peut compléter, façonner, auxquelles lui seul peut donner un visage (NB 6,60).

11. En une fraction de seconde, l’âme rencontre Dieu

La demande du Notre Père : « Que ton règne vienne » est le contenu et l'expression de toute prière. Toute prière, par sa force propre, par la grâce dont Dieu la remplit, s'écarte du temps. Elle doit se laisser planter en haut. Certes, en exprimant nos souhaits, nous n'avons pas le sens de la soudaineté avec laquelle, en une fraction de seconde, l'âme rencontre Dieu. Et pourtant l'événement doit avoir des conséquences pendant des siècles ; si elle est une rencontre avec Dieu, elle a non seulement l'intemporalité comme effet mais aussi déjà comme condition, et nous expérimentons ainsi dans la prière que le règne de Dieu peut venir à tout instant et qu'il vient peut-être réellement. Nous ne remarquons pas ses signes, et il est là quand même, et le déroulement paisible de notre temps, que nous pouvons lire sur nos horloges, est bousculé étant donné qu'il perce comme des trous dans le temps éphémère pour faire rayonner et introduire ce qui en lui est immortel, éternel (NB 10, n. 2264).

 

2. Dieu a besoin de la prière

 

12. Dieu a besoin de plus d’amour

Thomas a Kempis, moine néerlandais du Moyen Âge (+ 1471). Dans la prière, il apprend toujours plus profondément non seulement que Dieu a besoin de plus d'amour, il apprend aussi les voies que Dieu utilise pour entretenir la prière (NB 1/1, 109).

13. Dieu a besoin de plus de prière

Dieu a besoin de plus d'amour, c'est pourquoi il a besoin aussi de plus de prière. En tant que priants et en tant que vivants, nous pouvons aider Dieu à trouver ce dont il a besoin. Et comme notre prière est emportée dans l'invisibilité de l’Église et de Dieu Trinité, il y a ainsi, selon la promesse de Dieu, dans nos actes également toute une sphère qui demeure pour nous invisible. En tant qu'hommes, nous comptons sur les effets de nos actes et sur les réponses qui leur seront données. Comment Dieu réagit, nous ne le savons pas. Ses temps et ses espaces sont autres, ses conclusions et sa manière d'avancer également. Ce n'est que dans la foi et dans l'amour que nous savons que nos actes sont gardés chez lui et que chez Dieu tout a son effet en son lieu et à son heure. Nous le savons : si notre prière et nos actes sont chrétiennement en ordre, au ciel correspond un ordre semblable même si nous ne voyons pas la correspondance (NB 6,22).

14. L’échange de la prière est désiré par le Seigneur

Le pénitent devrait apparaître au prêtre comme un prochain que le Seigneur aime et avec lequel il voudrait qu'existe l'échange de la prière (NB 1/1, 493).

15. Le Seigneur désire davantage de prière et de don de soi pour la glorification du Père dans l'Esprit Saint et pour pouvoir répandre davantage dans le monde quelque chose de la grâce trinitaire (NB 10, n. 2228).

16. Dieu lui a révé la nécessité pour lui d'être aimé

Madame Guyon, mystique française, catholique et laïque (+ 1717). Sa prière se fait toujours plus recueillie. Dieu l'a saisie par un côté singulier en lui révélant la nécessité pour lui d'être aimé. Elle comprenait parfaitement cette nécessité et elle savait qu'elle était appelée à y correspondre. Mais elle ne savait absolument pas comment. Sans doute était-elle croyante, intelligente, mais elle ne voyait pas le chemin pour réaliser son don d'elle-même. Elle se voyait placée en un lieu qui, d'un point de vue humain, était juste et qui cependant lui offrait peu de chances de suivre un chemin de perfection. Ce fut la rencontre avec Fénelon qui lui fit comprendre que Dieu la prenait maintenant totalement au sérieux, et elle était disposée à correspondre. Ainsi se laissa-t-elle conduire comme un petit enfant. Mais sous cette direction, elle grandit très rapidement ; la parole de Dieu qu'elle recevait par Fénelon et qui correspondait exactement à ce qu'elle pouvait attendre devint pour elle la direction. Mais dans la parole de Dieu elle vit aussi un danger parce qu'elle avançait plus loin qu'elle n'avait eu l'intention d'aller au début. Avec la plus honnête volonté de correspondre, elle s'était fixé tout d'abord des limites étroitement tracées telles qu'elles étaient données surtout par son milieu. Mais elle comprenait maintenant qu'elle n'avait plus le droit de se fier qu'à la parole de Dieu comme guide et que toutes les barrières, tous les empêchements devaient tomber en elle. Lors de cette croissance rapide dans le cadre de la direction et de la prière, elle put de son côté communiquer à Fénelon beaucoup de choses qui lui étaient nécessaires ; il apprit d'elle des choses qu'elle recevait dans la prière et la conversation avec Dieu (NB 1/1, 191).

17. Le besoin d'amour que Dieu ressent vis-à-vis des hommes

Saint Alphonse Rodriguez, frère jésuite espagnol (+ 1617). Il a un amour serviable qui embrasse tout et une capacité d'adaptation à son prochain d'une force intuitive inouïe. Il sent ce qu'ils sentent. Il peut ainsi intervenir partout pour les aider. Il prie naïvement parce qu'il rattache à sa prière certaines attentes précises, il pose à Dieu certaines questions toutes primitives ; il prie avec un besoin d'amour très senti, qui au fond ne concerne pas sa personne et ne doit pas lui profiter, mais qui provient du besoin d'amour ressenti par les autres. C'est par le même besoin qu'il perçoit aussi le besoin d'amour que ressent Dieu vis-à-vis des hommes, et ses prières sont des réponses aux questions d'amour que Dieu pose. Toute son existence au fond, il la vit dans la perspective d'une réponse possible même si elle est insuffisante. Son service tente cette réponse. Si on lui demandait ce que Dieu désire, ou ce que lui, le frère, aime faire, il dirait très clairement, même s’il le faisait avec des mots maladroits, le besoin de Dieu auquel il essaie maintenant de répondre. Il a beaucoup de tact dans sa faculté d'intuition (NB 1/1, 150-151).

18. Dieu a besoin de chaque âme

Saint Pierre Claver, jésuite espagnol, missionnaire en Amérique du Sud, il s'implique particulièrement auprès des esclaves africains (+ 1654). Il prie bien. Dieu l'élève durant sa prière, le plus souvent dans une vision céleste et, dans cette vision - bien qu'alors il ne voie rien avec ses yeux - il apprend comment Dieu s'est imaginé l’Église, comment elle apparaît au ciel. Il ne la voit pas séparée de l’Église sur la terre, il la voit comme la plénitude de l’Église visible. Ce qui le frappe là à chaque fois de manière neuve et tout particulièrement, c'est que chaque âme ressort individuellement, c'est qu'à chacune une place est indiquée, que Dieu compte chacune, qu'il aime chacune et qu'il a besoin de chacune. Claver avait cette vision dès avant de partir dans les missions. Longtemps avant déjà il voyait que chaque âme est importante pour Dieu. Durant le temps de la mission, la prière signifie toujours pour lui un nouvel encouragement. Car, dans la prière, il ne voit plus les fatigues du chemin, il ne voit plus les obstacles, les menaces, mais seulement le résultat attendu par Dieu. Et sans pouvoir indiquer le moment précis d'une réalisation, il sait avec certitude : je dois en venir à bout comme Dieu le veut ; et il revient de la prière avec des forces neuves et une nouvelle intelligence de son travail. Sa relation la plus personnelle avec Dieu est insérée dans une vision de sa mission : par la grâce que Dieu lui donne, par l'amour de Dieu qu'il reçoit de sentir, il comprend ce que sont au fond la grâce et l'amour de Dieu. Quand il sort de la prière, il voit dans ses protégés ceux qui sont attendus par Dieu, ceux qui doivent faire le nombre (NB 1/1, 168-169).

 

3. Comment Dieu reçoit la prière

 

19. Comment Dieu peut conduire la prière

En toute prière on doit rester totalement ouvert et malléable, car Dieu peut la conduire tout à fait autrement qu'on ne le pensait. On voulait prier pour une paroisse, pour une région, pour une communauté, et tout d'un coup il n'y a là qu'une personne pour qui on doit prier maintenant, qu'on la connaisse ou non. Ou au contraire on voulait prier pour quelqu'un et on doit prier pour un groupe, pour une communauté dont il fait partie (NB 5,182).

20. Comment Dieu reçoit nos prières

Je sais dans la foi que ma parole arrive à Dieu ; il l'entend et il y répond en silence dans son sens à lui. Cela me donne une certaine certitude et un certain apaisement ; et si ma prière avait une intention précise, si peut-être elle était faite pour une autre personne, cette intention est maintenant déposée en Dieu et reçue par lui. Je m'attends donc à ce que Dieu s'y intéresse ; il va de soi pour moi que celui qui a été recommandé à Dieu ressentira d'une manière ou d'une autre les effets de ma prière (NB 5,209).

21. Comment Dieu entend divinement notre prière

Quand on prie, on sait que la plus grande partie de la prière est un cadeau. Même quand on dit quelque chose d'aussi connu et d'aussi employé que le Notre Père, même si on est convaincu qu'on a pris soi-même la décision de prier et qu'on s'est personnellement recueilli dans sa chambre pour adopter les pensées et les désirs du Fils, on perçoit quand même tout de suite que tout nous est donné. Chaque mot représente beaucoup plus que ce qu'on saura jamais, chaque mot a une ampleur qu'on ne pourra jamais lui donner soi-même, Dieu doit l'entendre divinement et ainsi seulement en faire un mot pour lui. Et s'il ne nous est pas donné de voir la forme et le contenu que la prière reçoit auprès de Dieu, on sait quand même que cette transformation a lieu et qu'elle est un pur don. La source de laquelle tout découle, qui donne forme à tout, se trouve en Dieu, on le devine soi-même (NB 6,287).

22. C’est pure grâce que Dieu accepte quelque chose

Dieu est libre autant dans l'évaluation de nos prières que dans leur utilisation. Supposons que deux personnes aient le même recueillement, la même bonne intention, la même prière : Dieu pourrait quand même utiliser leur intercession de manière toute différente. Pour l'un, faire comme si c'était peu ; pour l'autre, comme si c'était beaucoup. Cela ne doit pas être une cause de tristesse, car on doit toujours partir du fait que c'est pure grâce d'une manière générale que Dieu accepte quelque chose. Et il est essentiellement libre justement. Cela donne aussi une image beaucoup plus juste de la profusion des possibilités de Dieu. Cela ne veut pas dire que si la prière de A. par exemple est reçue comme pleinement valable et importante, la prière de B. par contre n'aurait que peu de poids ; l'importance de la première prière n'est pas peu affectée du fait que quelque chose du poids de B. lui a été donné. Supposons que je prie pour la pluie, tu pries pour avoir du beau temps ; Dieu envoie du beau temps ; ma prière pour la pluie a pu être ajoutée à ta prière pour le beau temps (NB 10, n. 2088).

23. La libre utilisation par Dieu de toute vraie prière

Quand le Fils, en tant qu'homme, souffre sur la croix, il offre aux hommes la possibilité non seulement d'être pardonnés, il leur offre aussi la possibilité d'ajouter à sa Passion quelque chose de leur souffrance. Sur la croix, Dieu ne veut pas augmenter la distance entre lui et les pécheurs ; ce serait le cas si lui seulement pouvait souffrir pour nous, et si nous aussi nous ne pouvions souffrir que pour nous. Dans le feu de la croix prennent naissance bien des mystères de solidarité : le trésor de l’Église, la libre utilisation par Dieu de toute vraie prière chrétienne, tout l'excédent qui s'amasse dans l’Église, toutes les actions et toutes les souffrances en "compensation" (NB 6,266-267).

24. Ce que Dieu peut faire de la prière d’aujourd’hui

On doit abandonner toutes les considérations de temps. En raison d'une prière faite aujourd'hui, Dieu peut corriger quelque chose qui s'est passé il y a des milliers d'années (NB 1/2, 170).

25. Notre prière dans l’omniscience de Dieu

Pas plus qu'on ne peut dire si une prière que je fais maintenant aura un effet au Canada dans cinq minutes, on ne connaît l'amour du ciel qui aide l’Église à accomplir maintenant son œuvre. Ceux qui l'aident, de tous les temps, ont une certaine part à ce qui se passe en ce moment. L'événement temporel est inséré dans l'éternel, et Dieu, dans son omniscience, peut faire agir les causes comme il veut (NB 5,181).

26. Dieu peut disposer de la prière pour le bien de tous

Quand le Seigneur a prié pour Jean avant la Passion - car il priait pour chacun des siens en particulier -, sa prière est allée au Père ; celui-ci l'a reçue et il en a utilisé quelque chose pour Jean. Pas tout, car le Fils, en devenant homme, a adopté la loi de l'humanité, qui est une communauté indissoluble. Les hommes doivent toujours prier dans le cadre de la volonté du Père qui peut disposer librement de la prière pour le bien de tous. Si le Christ est l'Époux, quand le Père l'exauce, il pense toujours à l'Épouse, et il garde pour elle une sorte de réserve en provenance de la prière de l'Époux. Par contre quand, dans le ciel, on prie le Seigneur lui-même ou l'un ou l'autre saint, l'intention de la prière et son effet se suivent beaucoup plus directement, car là celui qui prie a déjà une vue d'ensemble de ce qui plaît à Dieu, il prie dans le cadre de la volonté divine, c'est pourquoi sa prière a beaucoup plus de droit à être exaucée. La prière du Seigneur se trouve donc dans la même tension entre le ciel et la terre : par sa prière céleste, il exige du Père ce qu'il sait lui plaire ; ici-bas, pour que son don au Père soit plus complet et pour que lui-même nous soit plus semblable, il veut prier sans tout savoir et remettre au Père sa volonté comme le fruit de sa prière (NB 6,241-242).

27. Dieu exauce la prière : cela ne veut pas dire qu’il fait tout ce qu’on veut

Il y a des gens qui sont sûrs de croire, qui sont sûrs que leur foi est juste et qui sont convaincus que Dieu les exauce. "Exauce", cela ne veut pas dire qu'il fait tout ce qu'ils voudraient, mais qu'il entend leurs prières et les reçoit dans sa grâce. Les croyants constituent une communauté de croyants. Et alors je me glisse un peu parmi eux. Je dis au Bon Dieu : tu entends tous ceux qui croient. Permets que je joigne simplement ma voix aux leurs. Et si tu n'entends peut-être plus ma voix isolée parce qu'elle est recouverte, tu entends peut-être celle des autres et tu sais que ma voix recouverte se trouve parmi elles (NB 7,154).

28. Dieu traduit nos prières dans la langue de son éternité

Quand je prie, je parle avec Dieu de telle manière qu'il entend et reçoit mes paroles dans le sens de la foi, c'est-à-dire qu'elles ont pour lui une dimension plus grande que je ne le sais. Et cela non seulement parce que Dieu traduit les prières dans le sens et la langue de son éternité, mais aussi parce que je prie en la compagnie d'innombrables orants qui peuvent mieux prier, qui ont une relation plus intime avec Dieu et qui ont pour ainsi dire "habitué" Dieu à entendre des prières de plénitude. C'est pour ces deux raisons que les mots de ma prière ne sont pas nécessairement identiques à ce que Dieu entend (NB 5,209).

29. Dieu utilise la prière dans son éternité

La prière a un visage et une forme, elle est soit demande soit adoration. Un homme ne se met à prier que parce que innombrables sont ceux qui prient, prieront ou ont prié, parce que Dieu ne se lasse pas de prodiguer des forces de prière, de remplir de contenu les prières des hommes, d'exaucer et d'utiliser dans son éternité la moindre prière pourvu qu'elle émane d'une foi authentique. Il l'accueille volontiers comme si cette toute petite contribution justement complétait la somme qu'il attendait (NB 10, n. 2229).

30. Dieu laisse dans l’obscurité la manière dont il utilisera la prière

Celui qui prie sait que Dieu est omniscient. Non seulement Dieu voit parfaitement celui qui prie, il voit aussi le prochain pour lequel on le prie maintenant. Le plus souvent Dieu laisse dans l'obscurité la manière dont il utilisera la prière (NB 10, n. 2221).

31. La prière authentique est entendue par le ciel

La prière terrestre, si elle est authentique, atteint toujours la sphère de l’existence céleste, même si elle n'en a pas conscience. Celui qui prie ici-bas, sa prière est entendue par le ciel tout entier ; il crie peut-être vers Dieu dans sa détresse, il se débat dans des difficultés apparemment sans issue, et Dieu se penche sur celui qui prie, Dieu veut l'exaucer et lui faire réussir sa mission chrétienne ; le ciel tout entier participe à cette rencontre et elle est pure joie pour le ciel, même si celui qui prie ne le sent pas pour le moment (NB 6,71).

32. Aucune prière n’est jamais perdue

La prière de Marie-Madeleine. Elle a péché ; le Seigneur l'a relevée, mais au fond il a pris son péché en lui. Elle ne peut plus rencontrer le Seigneur sans rencontrer en même temps son propre péché en lui, et son propre péché en lui est immergé dans la faute de tous. Le Seigneur est maintenant pour elle celui qui porte sa faute en portant en même temps les péchés du monde. Elle ne pourra plus jamais rencontrer le Seigneur sans prier pour tous les pécheurs. Sans qu'il lui soit rappelé que c'est maintenant à son tour de pardonner aux autres. Car il lui a montré comment on fait pour porter les péchés des autres. Et comme tout le monde sait ce que le Seigneur a fait en elle, elle devient une sorte d'apôtre. Elle est une parabole vivante, un mémorial. Elle doit maintenant mener réellement la vie que le Seigneur exige d'elle et qu'il a rendue possible en elle par son pardon. La surabondance de la grâce doit être lisible en elle. Et le devient aussi parce que à aucun moment elle ne s'attribue quelque chose à elle-même, elle veut seulement montrer ce que lui est, ce que lui peut faire. Son attitude intérieure résulte du fait que la question ne lui a pas été posée de savoir si elle voulait suivre le Seigneur. Dès l'instant où elle est libérée de son péché, il n'y a plus de problème : elle doit maintenant le suivre. Ce qui est arrivé est tellement un miracle qu'aucun appel n'est plus nécessaire. L'appel est inclus dans ce que le Seigneur a fait. Tous ceux en qui s'est opéré un miracle ont reçu cette sorte d'appel. Par sa prière, elle cherche à gagner au Seigneur d'autres pécheurs et pécheresses. Et elle sait qu'aucune prière n'est jamais perdue. Elle est peut-être la première dans l'Église qui prie "ad intentionem". Quand le Fils dit : "Que ta volonté soit faite sur la terre comme au ciel", toutes les volontés du Père sont incluses dans cette prière. Quand Marie-Madeleine prie ainsi, elle le fait à l'intention des pécheurs qu'elle voudrait conduire à Dieu. Mais elle dit clairement : "Que ta volonté soit faite" (NB 1/1, 344-346).

 

4. Toute prière est trinitaire

 

33 . Toute prière est comme une ascension, une marche avec le Fils vers le Père (NB 10, n. 2116).

34. La prière de Dieu

L'éternel face-à-face des trois personnes dans l'unité éternelle est un échange dans une adoration éternelle réciproque : dialogue et prière tout ensemble… Et il n'est pas de dialogue et de prière qui soient aussi efficaces que le dialogue et la prière de Dieu (NB 6,82). (Cf. Le monde de la prière).

35. La prière au sein de la Trinité

Adrienne voit la vie trinitaire comme une prière réciproque des trois personnes (NB 9, n. 1312). (P.C. Cf. Le monde de la prière).

36. La prière trinitaire

Le Père, le Fils et l’Esprit sont continuellement enrichis par la prière trinitaire… Les hommes sont enrichis par la prière divine (NB 9, n. 2003).

37. L’adoration au sein de la Trinité

Chaque personne qui reçoit l'adoration des deux autres partage toujours tout de suite aux autres ce qu'elle a reçu. Le Fils qui est adoré par le Père et l'Esprit offre au Père ce que l'Esprit lui donne en l'adorant et il offre à l'Esprit ce que le Père lui donne. Ce partage en Dieu est très important pour nous humains parce qu'il nous montre comment tout ce qui est exclusif doit être constamment dépassé. Celui qui prie comme il faut et qui reçoit dans la prière la réponse de Dieu doit aussitôt partager la réponse. Quand il adore le Fils, il doit comprendre, en regardant le Fils, que celui-ci ne garde rien pour lui de ce qu'il a reçu dans la prière ; lui, de même, doit laisser passer par lui le cadeau de la réponse divine, c'est ainsi qu'il deviendra digne de rencontrer aussi le Père et l'Esprit. Conformément au modèle du dialogue divin, il sera conduit toujours plus loin (NB 6,83).

38. La prière se met en mouvement vers Dieu tout entier

On peut réellement saisir quelque chose de Dieu. On peut se raccrocher au nom du Fils pour accéder au Père invisible. Et pourtant la prière se met en mouvement vers Dieu tout entier, bien que ce soit plutôt Dieu qui se met en mouvement. Dieu entre dans l'âme, il assume tout l'événement ; celui qui prie laisse faire (NB 12,111).

39. Prière et Trinité

D’une lettre d’Adrienne au P. Balthasar le 5.IV.41. La nuit dernière a été bonne, avec beaucoup de prière ; une pensée m'accompagnait pour ainsi dire toujours : Trinité. Pourquoi cela justement, je ne sais pas. C'était pour moi comme si j'en faisais l'expérience comme on expérimente et comprend quelque chose (NB 8, n. 48).

40. Une prière qui s'adresse à la Trinité

Saint Polycarpe, disciple direct de l'apôtre Jean et second évêque de Smyrne (+ 155). Il fait une prière qui est beaucoup plus grande que ce qu'il peut imaginer, pas une prière exaltée, mais une prière qui s'adresse à la Trinité tout entière, qui pénètre dans l'amour tout entier et qui est saisie par l'amour tout entier. Une prière qui grandit et prend forme paisiblement en lui et jubile comme un chant et remplit tout. Et il vit de cette prière, et beaucoup des siens vivent de cette prière. Il ressemble un peu à saint François quand il introduit les plus petites choses dans sa prière, mais aussi les plus grandes, et qu'il ne s'occupe pas de les mettre en ordre selon leur importance, il ne sépare pas l'essentiel de ce qui est secondaire parce qu'il laisse entièrement à Dieu le soin de tout mesurer. Sa prière rayonne et elle est reçue par Dieu et il n'y a aucune contradiction entre sa vie et sa prière. Il n'est pas très intelligent ni très savant, et cependant sa prière est en quelque sorte intelligente et savante parce qu'il présente et offre simplement à Dieu toute son humilité, tout son être, tout son amour. Quand il a prié, il n'est pas seulement rafraîchi moralement, il a aussi l'esprit rempli d'inspirations nouvelles (NB 1/1, 261).

41. La pensée de Dieu Trinité ne le quitte jamais

Denis Petau, théologien jésuite (+ 1652). Sa prière est bonne et simple. Il est curieux qu'il ne se présente jamais devant Dieu seul mais toujours devant Dieu Trinité et avec toute l'Église. Il se sent tellement en mission que, lorsqu'il prie, il emporte toujours avec lui l'Église, les Ordres, son prochain, tous les hommes. C'est avec toute cette communauté de priants qu'il se présente devant le Seigneur et, dès qu'il se trouve devant lui, il voit aussi en lui le Père et le Fils. Du fait que la pensée de Dieu Trinité ne le quitte jamais, sa prière reçoit un caractère très universel. Elle possède une grande extension ; même quand dans sa méditation il se présente devant Dieu avec un mystère qu'il a choisi, avec une parole de l'évangile, il n'oublie pas que la réponse, la vision, la solution du mystère se trouve en Dieu Trinité. Il ne peut pas méditer un mystère du Fils sans être convaincu en même temps de la vérité du Père et du Fils dans ce même mystère. Il distingue très bien les trois personnes dans la prière, mais d'autre part il voit si fort leur unité qu'il les trouve toujours toutes les trois dans un seul mystère. Il voit toujours l’Église comme l'épouse du Seigneur qui ne s'emploie pas à connaître suffisamment son Époux. Et il la voit comme une tâche, pas seulement comme une institution, il la ressent comme un devoir qu'il a comme tous les croyants, un devoir immuable, justement parce qu'elle ne représente jamais exactement l'image que le Seigneur se fait de son épouse. Il lui tient à cœur d'une manière inouïe d'avoir le droit d'être enfant de Dieu et d'avoir le droit, en tant que tel, de scruter les mystères de Dieu dans sa mission (NB 1/1, 303-304).

42. Il aime Dieu, Dieu Trinité

Joachim de Flore, moine cistercien et théologien (+ 1202). Sa prière est tout à la fois très pieuse et très touffue, il prie beaucoup ; la prière liturgique comme la prière privée, comme la méditation, ont toujours leur sens et leur fruit. Il pourrait même très bien après chaque prière recueillir et noter ce fruit, car il reçoit réellement quelque chose de compréhensible ; il est aussi très appliqué et il cherche constamment à effectuer une double opération : insérer le fruit de sa prière dans ses études et le fruit de ses études dans sa prière. C'est un érudit, mais cette érudition est associée à beaucoup de prière. Il aime Dieu, Dieu Trinité, de toute sa force, il aime le monde et les hommes, il aime tout ce que Dieu opère dans l'histoire comme signe de sa toute-puissance, de sa présence et de sa bienveillance pour assister l'humanité et l’Église et en prendre soin. Par nature, il ne lui est pas donné de se sentir très proche des hommes mais, par son amour pour Dieu, surtout pour le Fils et l'Esprit, il cherche à trouver aussi le Fils et l'Esprit dans les hommes et dans leur action. Son amour des hommes tire son origine de son amour de Dieu (NB 1/1, 78-79).

43. Toute pensée qui va vers le Fils parvient par lui au Père

Dans la prière, la méditation, l'amour du prochain, partout des voies sont ouvertes qui nous conduisent dans le paysage plus grand du Fils. Nous pouvons nous donner parce qu'il s'est donné à nous et que, dans ce don de lui-même, il nous conduit au Père. Il est tellement accès au Père que chaque pensée qui va vers lui parvient par lui jusqu'au Père (NB 6,23).

44. Prier le Christ ou le Père ou l’Esprit, c’est toujours prier la Trinité tout entière finalement

Lorsque nous sommes vrais et simples dans notre prière au Seigneur, nous parlons dans l'espace de Dieu Trinité, et la réponse nous vient de la Trinité tout entière. Cela nous encourage à nous souvenir toujours, dans la prière, de cette triple présence dans l’unité. Parce que Dieu est un par nature, aucune personne divine ne peut rester en retrait. La participation de la Trinité à toutes les œuvres de Dieu est si régulière qu'il nous est permis de nous savoir toujours enveloppés du mystère des trois personnes. Tout croyant ordinaire, tout saint, a part à cette expérience. Plus un être est pur, plus il est à même de faire l’expérience qu'il lui est permis de prier Dieu en toute proximité, de ladorer de manière si proche qu’il ne perçoit plus les différences entre le Père, le Fils et l'Esprit, bien qu'il connaisse la Trinité et qu’il reconnaisse en ce qu'il expérimente et reçoit la grâce de Dieu Trinité (NB 5,175-176). - (Une autre version de ce texte, avec quelques variantes, dans NB 10, n. 2318. Hypothèse : deux transcriptions différentes d'une même sténo).

45. La réponse divine à la prière est toujours trinitaire

Je t'aime et j'ai confiance en toi, j'ai aussi une confiance théorique en l’Église. Dans une situation délicate, je te demande conseil et tu me conseilles ; mais ton conseil est celui de l’Église. Mon point de vue limité qui ne s'adresse qu'à toi est élargi du fait que ta réponse est celle de tous les croyants, la réponse de Dieu à l’Église. Par analogie : celui qui prierait d'une manière exclusive, qui ne s'adresserait toujours de préférence qu'au Fils ou à un saint. Si sa prière est authentique, il apprendra à reconnaître que le saint est un relais, que le Fils lui-même conduit toujours au Père et à l'Esprit, et qu'en conséquence la réponse divine est toujours trinitaire (NB 6,83).

 

5. La prière du Fils. La prière au Fils

 

46. Parler avec le Père

Pour le Fils, la prière était sa manière de parler avec le Père (NB 4,114).

47. Une vie dans la prière au Père avec l’Esprit

Le Seigneur est mort pour tous afin que tous aient part à sa vie, sans gradations. Les apôtres, il les a appelés par son propre choix à le suivre au plus près et il leur a remis le ministère, mais le ministère est institué au profit de tous et les ministres sont choisis pour des renoncements au profit de tous. Sa vie tout entière, il l'a offerte à tous : tous peuvent et doivent, selon son enseignement, devenir familiers de son enseignement, grandir dans la foi. Mais sa vie, qu'il partage à tous, est la vie qui, provenant du Père, est vécue pour l'amour du Père, elle est apportée sur terre par l'Esprit et elle aboutira au don de l'Esprit. Elle est la vie de la Trinité qui nous a été ouverte. Une vie dans la vision du Père et dans la prière au Père avec l'Esprit, une vie constamment fécondée par l'amour trinitaire. Nous sommes tous invités à imiter cette vie, nous sommes d'abord invités à la connaître en la méditant, telle qu'elle était dans les relations trinitaires qui la déterminent, pour l'accomplir à sa suite dans la foi et la traduire en amour chrétien (NB 6,112).

48. Le Fils se réserve des temps de prière

Parce que, au ciel (avant de devenir homme), le Fils n'a rien réglé à l'avance de ce qu'il devra accomplir comme homme, il va se réserver des heures et des temps de prière ; car chaque jour est un nouveau don du Père où il faut adorer et remercier. C'est ici que se rattachent les heures de la prière de l’Église. Le Fils accomplit chaque jour ce que ses forces humaines lui permettent, pas plus (NB 6,138).

49. Le Fils fait entrer le monde dans sa prière

Quand le Fils va au désert afin de prier pour sa mission future, il doit prendre pour cela un temps de sa vie et le remplir à ras bord de sa charge de prière. Sa prière, son action, sa souffrance sont toujours présentes, totales, indivisibles, et c'est dans cette totalité qu'il fait entrer le monde, tous les hommes, tous les péchés (NB 6,139).

50. Le Fils façonne sa relation au Père en vue de sa mission

En tant qu'homme, le Fils sait combien la prière et le jeûne sont nécessaires pour réaliser une œuvre chrétienne. Il prend donc dans sa provision de prière et de jeûne la quantité qu'il peut prendre pour que son action et sa passion soient telles que le Père le veut. Pour cela, il façonne sa relation au Père de la même manière que n'importe quel chrétien croyant peut façonner sa relation à Dieu en vue de l'accomplissement de sa mission chrétienne (NB 6,140).

51. Par sa prière, le Fils se tient intégralement à la disposition du Père

Le Christ vit ici-bas comme Dieu et comme homme. Vis-à-vis du Père, c'est l'obéissance absolue ; le Fils cherche et réalise en tout sa volonté, il la trouve et l'accomplit sans fautes en tant que Fils qui aime le Père infiniment ; en tant qu'homme ici-bas, par sa prière et son don de lui-même, il se tient intégralement à la disposition du Père qui est au ciel, il n'est gêné par aucun péché, aucune aliénation ne le sépare de lui (NB 5,63).

52. Le Fils lutte dans ses prières pour trouver la volonté du Père

En tant qu'homme (qui est Dieu), le Fils cherche la volonté du Père, il doit lutter dans ses prières pour la trouver, pour la comprendre et avoir la force de l’accomplir (NB 6,189).

53. La prière du Fils est un dialogue avec le Père

La prière du Fils est un dialogue avec le Père et une adhésion à sa volonté, elle le prépare à recevoir la nuit qui arrive (NB 5,110).

54. Le Fils a besoin de converser avec le Père

La manière dont le Fils joue de la prière, dans l'aigu ou dans le grave, correspond à son besoin de prière et de conversation avec le Père, à son besoin de lui répondre. On pourrait dire qu'il joue dans le grave quand sa prière n'a rien de particulier, quand il est rempli de certitude, quand il annonce sans angoisse, dans le pur amour, qu'il est venu pour glorifier le Père. Il joue dans l'aigu au mont des oliviers, quand il est dans la plus grande nécessité et qu'il attend impatiemment une réponse du Père. Et cette réponse se trouve au fond dans le fait que le Fils dit : "Non pas ce que je veux, mais ce que tu veux". De même dans une amitié, la relation fondamentale peut toujours être la même, mais on peut en jouer et y avoir recours de différentes manières. C'est tantôt connaître d'une manière habituelle l'existence de l'ami, tantôt avoir avec lui une conversation approfondie. Dans le premier cas, je sais qu'il y a correspondance : pendant que je pense ou fais ceci ou cela, l'ami de son côté pensera et fera quelque chose de conforme à notre relation. Ainsi la relation du Père et du Fils est absolument constante, dans l'éternité certes, mais aussi quand le Fils devenu homme assume, dans cette relation constante, de nouvelles variations de distances. La même mélodie peut maintenant se jouer en différentes tonalités ou variations pour ainsi dire. Le Fils peut prendre l'instrument en tant que Dieu, en tant que nouvel Adam, en tant que Rédempteur. Il peut varier son jeu à l'extrême. Quand, durant la Passion, le Père se cache, c'est parce qu'il est entré dans le jeu du Fils. Il y a aussi la possibilité que la corde que touche le Fils ne donne d'elle-même aucun son (NB 6,198-199).

55. Le Fils prie avec l’Esprit et dans l’Esprit

Le Fils qui, durant toute sa vie, se prépare par ses prières et ses sacrifices à la Passion totale qui arrive, sait vaguement qu'il est destiné au sacrifice pour le monde, même s'il ne veut pas en savoir le détail. Mais en priant avec l'Esprit et dans l'Esprit, il voit croître l'exigence. Au désert, il a vaincu la tentation, il s'est offert totalement au Père, mais il ne peut en tirer aucun apaisement, aucun soulagement, parce que l'Esprit le tient ouvert pour une exigence plus grande. En tant que Dieu, le Fils sait de quoi il s'agit. Mais, au Fils devenu homme, l'Esprit a la mission de présenter l'ensemble de manière neuve ; c'est pourquoi il doit le préparer à une démesure. Non que le Christ limiterait son sacrifice et y opposerait des résistances, mais l'Esprit lui montre constamment que davantage est requis. Le même Esprit qui semblait avoir testé au ciel ce qui était possible, est vu ici-bas comme s'il dépassait sa propre mesure (NB 6,408-409).

56. Toute parole du Fils ici-bas est une prière au Père

Toute parole du Fils ici-bas est une prière au Père, mais tout autant une semence dans l’Église ; elle doit être reçue par un champ pour ce qu'elle est : une parole qui vient de Dieu (NB 12,99).

57. Le Fils a passé toute sa vie terrestre à prier le Père

Le Fils a passé toute sa vie terrestre à prier le Père. Quand on est au milieu des hommes, on devrait toujours entretenir une situation de prière, même quand on sait que l'autre ne prie pas ou qu'il ne connaît qu'une prière purement égoïste (NB 1/2, 262-263).

58. La prière du Fils au mont des oliviers

Quand le Fils a commencé sa propre nuit par sa prière au mont des oliviers, où il a promis de laisser se faire la volonté du Père et d'être totalement à sa disposition, il l'a fait en public d'une certaine manière, en invitant trois de ses disciples (qui s'endormirent à vrai dire) à participer par leur présence et leur prière à son dialogue avec le Père et à être témoins de ce qu'ils pouvaient saisir (NB 5,123-124).

59. Le Père reçoit la prière du Fils au mont des oliviers

Le Père reçoit la prière du Fils au mont des oliviers et il y reconnaît son amour. « S'il est possible, que ce calice passe loin de moi » : le Fils sait que ce n'est pas possible, mais il ne le dit pas. Car il ajoute aussitôt : « Cependant que ce ne soit pas ma volonté qui se fasse, mais la tienne ! » : le Père doit être sans scrupules, il pourra tout exécuter comme il était prévu ; la volonté du Fils est passée dans celle du Père. Comme toujours durant la vie terrestre du Fils, l'accord est parfaitement réciproque (NB 5,104-105).

60. La prière du Fils au mont des oliviers : sa prière suprême

« Que ta volonté soit faite, non la mienne », est sans doute la prière suprême du Fils, celle qui est la plus caractéristique. Bien que, dans la vision, sa volonté soit identique à celle du Père parce que apparaît là l'unité de nature, il y a cependant cette volonté du Fils que le calice passe loin de lui : sa "volonté de foi", non sa "volonté dans la vision". Mais parce que sa "foi" (dans le sens de son don de lui-même dans sa mission terrestre) est parfaite, la "volonté de foi" coïncide avec elle ; à peine est-elle exprimée que déjà elle est à nouveau totalement une avec la volonté du Père, l'unité est rétablie, non par la vision, mais par la "foi"… La prière au mont des oliviers nous donne une indication sur les possibilités infiniment variées des relations du Père au Fils et de la volonté du Fils de s'adapter à toutes ; cela témoigne aussi de la volonté de Dieu de rendre fécondes dans notre foi ces possibilités trinitaires (NB 6,190-192).

61. Dans sa prière avant la Passion, le Fils s’en remet pour tout au Père

Par sa prière, ses veilles, son jeûne, le Fils se prépare à la Passion, mais pas à une Passion précise. Il fait partie de sa contemplation avant sa Passion qu'elle laisse tout ouvert et s'en remet pour tout au Père (NB 6,222).

62. Jésus ne parle pas beaucoup de la prière

Quand nous méditons la vie du Seigneur, il est frappant de voir combien il a peu parlé. Et de ce qu'il a dit, le peu qui a été mis par écrit. Lui qui possède la vision du Père, il ne parle pas beaucoup de la prière. Il ne donne pas beaucoup de directives, il montre seulement « l'unique nécessaire » (NB 10, n. 2222).

63. Le Fils nous offre les mots de la prière

Le Fils nous offre en chacun de ses propos les mots de la prière, de la conversation, de l'ouverture. Il parle en tant que représentant de Dieu Trinité auprès des hommes à qui le Père, lors de la création, a offert l'aptitude à recevoir la foi, à accueillir et à garder sa parole, et aussi l'aptitude à la transmettre aux hommes et à la rendre à Dieu en conversant avec lui (NB 10, n. 2274).

64. Le Fils nous apprend à prier : « Notre Père »

Dieu nous envoie son Fils qui reste Dieu tout en étant homme, le Fils lutte avec nos difficultés et en vient à bout, mais il est tellement harcelé que finalement il meurt sur la croix, et pourtant, tant qu'il était homme, il n'a jamais cessé un seul instant d'être parfait. Mais voilà que cette perfection n'est pas seulement le propre du Fils de Dieu isolé, elle est l'apparition de la perfection trinitaire dans une existence humaine. Il vit dans l'Esprit Saint qu'il reçoit et dans la vision du Père avec lequel il parle dans la prière et dont il fait la volonté. Lui-même nous ordonne d'être parfaits comme le Père dans le ciel, en obéissant à sa parole de Fils qui nous dit de faire la volonté du Père. Il nous apprend à prier : "Notre Père…" (NB 6,106).

65. Recevoir les paroles de Jésus comme des paroles priées.

La prière de saint Jean, l’apôtre : il l'apprend directement du Seigneur. Il adore le Père mais par le Fils et avec lui. Il est un modèle pour la prière chrétienne parce qu'il reçoit les paroles de Jésus avec tant d'amour qu'il les reçoit comme des paroles priées. Il comprend que le Fils est constamment occupé à converser avec le Père et que, quand Jésus parle avec lui, il l'invite par ses paroles à participer à sa prière et à sa conversation. Et même quand Jésus n'est pas là, il lui est présent par la parole qui demeure en lui et qui ne perd pas son contenu. Par cette prière constante, qui provient de sa relation personnelle d'amour avec le Seigneur, il trouve accès à un état de contemplation. Par le Fils, il a part aussi à sa contemplation du Père (NB 1/1, 325).

66. Prier en s’appuyant sur la prière du Fils

Personne ne vient au Père sans passer par le Fils. Passer par lui, cela veut dire le suivre. Le suivre non seulement comme un disciple suit son maître dans sa manière de pensée, mais le suivre dans l'état vécu par son maître. Les apôtres répètent sans doute les paroles de la prière du Seigneur, mais ils voient surtout l'état vécu dans lequel il prie, et cet état est qu'il voit continuellement ce que le Père lui montre. Et comme le Seigneur communique tout ce qui lui est propre, il justifie, à partir de sa vision prototype, toutes les visions qui suivront. Personne ne devrait essayer d'imiter les actes du Christ sans le suivre dans l'état de son âme quand il priait. Personne ne devrait essayer de répondre à son commandement de l'amour sans se laisser combler par ce qui le comblait. Personne ne doit prier sans s'appuyer sur sa prière ; personne ne doit croire sans vouloir croire par sa vision. Ce n'est pas là ingérence présomptueuse, c'est le Seigneur qui l'offre. Il voit le Père et il prodigue continuellement ce qu'il voit sous une forme adaptée à la foi de ceux qui le suivent (NB 5,66-67).

67. Il part toujours de la question du Fils sur la croix :"Mon Dieu, pourquoi m'as-tu abandonné ?"

Saint François de Paule, ermite italien, fondateur de l'ordre des Minimes (+ 1507). Sa prière part toujours du même point : de la question du Seigneur sur la croix : "Mon Dieu, pourquoi m'as-tu abandonné ?" Elle est pour lui la preuve que dans le christianisme la plus grande rigueur est nécessaire parce que Dieu le Père use d'une telle rigueur avec le Fils qu'il permet cet abandon. Un abandon dans le sens le plus objectif bien que le Père reste présent. Dans sa prière, il part toujours de ce point. Mais sa prière est une prière de plénitude dans laquelle il présente tout au Père. Et ainsi sa prière se remplit de tous les hommes qui lui sont confiés, de la vie religieuse, des questions qui le préoccupent, de tous les détails comme de toutes les grandes affaires, et avec la demande constante à Dieu de bien vouloir bénir tout cela. Les miracles qu’il opère sont toujours accompagnés et enveloppés après coup d'une nuit obscure et lui-même passe à grand-peine à travers cette nuit ; mais il la connaît, et il ne se permet à ce sujet aucun jugement ; jamais il ne demanderait un changement ou un abrègement de cette nuit. Et quand il se trouve dans la nuit, il a besoin de beaucoup de force et de beaucoup de prière pour y saisir la paix qui laisse faire Dieu et pour y demeurer (NB 1/1, 119-120).

68. Il adore le Seigneur avant tout comme la Vérité

L’apôtre saint Barthélemy. Sa prière est abondante, copieuse, parce qu'elle a part à la certitude qu’il a et dont il a besoin pour les autres. Il n'a rien d'un scrupuleux, mais il est très exact dans sa prière. Il ne se laisse rien passer. Il prie beaucoup ; et, dans sa prière, il voit totalement ses demandes et son adoration à la lumière de la vérité. Il adore le Seigneur avant tout comme la Vérité. Il est heureux en quelque sorte d'avoir dans le Christ le terme de toute question, la réponse valable et suffisante une fois pour toutes (NB 1/1, 330).

69. Dans sa prière, il a toujours tout de suite quelque chose à demander au Seigneur

L’apôtre saint Philippe. Sa prière est fort orientée vers le côté pratique. Il prie beaucoup pour discerner comment il doit appliquer l'enseignement du Seigneur. Il a aussi un mode de contemplation tout à fait pratique. Il ne se perd pas dans une adoration de Dieu qui, pour lui, réside dans un ciel obscur ; quand il s'adresse au Seigneur, il a toujours tout de suite quelque chose à lui demander. Dans sa prière, il ne contemplera jamais Dieu Trinité, il contemplera le Seigneur avec ses besoins terrestres du temps qu'il était homme, et comment ces besoins, qu'il n'avait pas au ciel, lui ont été donnés, à lui comme à nous, en dernier ressort surtout pour que nous apprenions à régler nos besoins sur les siens, à ne pas leur donner plus d'importance que lui (NB 1/1, 328).

70. Prière d'action de grâce après la communion 

Prière de sainte Angèle de Foligno, franciscaine italienne (+ 1309) : « Seigneur, ta première épouse fut Marie ; elle a pu te porter à la fois comme mère et comme épouse. Tu as habité en elle. Et maintenant, Seigneur, que tu es venu à nous dans l'eucharistie, tu habites en nous comme si nous étions tes mères et tes épouses. Dans l'Esprit qui nous fait comprendre que tu es vraiment présent dans l'hostie, tu te laisses recevoir par nous comme ta Mère t'a reçu dans l'Esprit et par l'Esprit. Seigneur, bien que nous sachions à quel point nous sommes indignes, nous sommes maintenant remplies d'un sentiment infini de gratitude. Tu habites en nous, tu es en nous, tu habites en nous pour nous accompagner, tu demeures en nous, tu ne nous laisses pas toutes seules. Et en nous permettant de faire pour toi, à notre manière imparfaite, quelque chose de ce que Marie a fait pour toi à sa manière à elle qui était parfaite, tu nous entraînes plus profondément dans ton mystère. Seigneur, je t'en prie, prends-moi tout entière, viens à moi avec toute ta mission, permets que j'accomplisse totalement ta volonté. Et j'en suis sûre : parce que tu es venu, tu permets que je fasse au moins quelque chose, que mes sœurs fassent au moins quelque chose et que tous ceux qui croient en toi te portent. Mon merci, Seigneur, est comme je suis : faible et imparfait. Et cependant je voudrais que mon merci soit aussi grand que ma foi, car ma foi ne dépend pas de moi, c'est un cadeau que tu m'as fait. Elle vient de toi avec toute la plénitude que Dieu le Père lui donne, elle vient par toi jusqu'à nous tous sans altération. Fais que notre merci et notre foi ne fassent qu'un et que nous ne nous en servions que pour te servir. Seigneur, bénis tous ceux qui t'ont reçu aujourd'hui, et donne à tous ceux qui se refusent encore à toi ou qui ne veulent rien savoir de toi de commencer lentement à se tourner tous ensemble vers toi et de devenir ainsi capables de recevoir bientôt ta pleine bénédiction. Amen » (NB 1/1, 451-452).

71. Sa prière tourne autour de la communion eucharistique

Saint Pie X (+ 1914). Sa prière, c’est peut-être, en son sens le plus profond, la prière d'un pape. Quand il devint pape, il fut épouvanté. Il n'avait pas voulu cela ; pas pour lui, car il se tenait pour indigne et il ne pouvait pas croire non plus qu'on le voulait sérieusement, que l'élection s'était déroulée normalement. Quand il comprit qu'il devait irrévocablement assumer la charge, il y vit l'occasion d'un changement, d'une conversion. Le ministère papal devait faire de lui quelque chose qui ne pouvait être atteint que par un effort de tous les jours. Ce travail, il était décidé à l'assumer. Jusqu'au moment où il vit clairement que seule la présence du Christ pouvait réaliser cela. Et voici que l'eucharistie lui apparaît comme la garantie de cette présence du Seigneur, la garantie du redressement général de ce qui en lui-même doit être redressé, la garantie aussi d'une nouvelle reviviscence de la papauté. Désormais sa prière tourne autour de la communion, sa supplication autour de cette force de présence. Il y a beaucoup de choses auxquelles il renonce, beaucoup de choses aussi qu'il perd de son ancienne piété en fait de formes et d'exigences extérieures en faveur de son unique mission : se tenir devant le Christ, être façonné à neuf par le Christ pour vivre dans le Christ ; cette exigence s'accroît au point que, désormais, il voit le monde, l’Église, les siens, à la lumière de l'eucharistie, il éprouve tout par la force de la communion et même il fait tout éprouver par elle. Partout il cherche la présence du Seigneur. Depuis toujours il était pénétré par l'actualité absolue de la présence eucharistique. Mais maintenant cette réalité est devenue pour lui quelque chose de si actuel, de si actif, de si immergé dans sa mission qu'il en devient son apôtre. Et il cherche à tout intégrer dans cette pensée, il cherche à aimer et à faire aimer ; il la conçoit dans le sens d'une participation de grâce à ce qui est le plus élevé ; il voit l'amour descendre d'en haut dans un courant vivant auquel il lui est permis d'avoir part et il doit aussi donner aux autres d'y avoir part. Sa vie devient toujours plus claire et plus transparente, lui-même disparaît pour ne plus laisser vivre que ce qui est au Seigneur. Il y a sans doute bien des choses qu'il a autrefois pensées, éprouvées, considérées ; et maintenant elles se comprennent et disparaissent dans l'ensemble, elles lui paraissent sans importance parce que ce qui est important doit occuper la première place, et il est clair que rien de secondaire ne doit lui contester cette place. Finalement, il en arrive à ne plus sortir de l'attitude de prière, il en arrive à vivre en elle comme le Seigneur désire qu'il y vive. Sans l'avoir cherché consciemment, il occupe ici la place d'un Jean qui est l'ami et qui est aimé. Il est donc quelqu'un qui réalise en lui l'amour du Seigneur et l'éprouve de manière vivante (NB 1/1, 216-218).

 

6. L’Esprit Saint et la prière

 

72. Prière et ouverture à l’Esprit

Pierre et les apôtres ont reçu l'Esprit Saint et ils peuvent désormais rester en état de garder l'Esprit. C'est une attitude de prière optimale. Ils n'ont pas besoin de faire un effort sur eux-mêmes pour prier, ils n'ont pas besoin de se détacher d'eux-mêmes avec violence. Ils restent ouverts pour l'Esprit parce que c'est l'Esprit qui produit leur attitude, qui leur permet de lui être ouverts. C'est l'Esprit que le Seigneur leur a envoyé à la Pentecôte. Quand on attend un grand événement, on le vit la plupart du temps de manière plus vraie et plus réelle que s'il nous surprend à l'improviste. Et celui qui a saisi l'événement dans cette vérité est plus préparé pour une prochaine fois. Ainsi en est-il pour les apôtres : la réception de l'Esprit à la Pentecôte les rend ouverts et dociles pour une nouvelle réception de l'Esprit (NB 1/2, 50-51).

73. Une prière ouverte à l’Esprit

Parce que la conduite de l'Esprit le donne toujours lui-même - il est celui qui souffle, qui ne cesse de procéder, qui ne s'arrête jamais, qui est dynamique -, cette conduite donne beaucoup de prière. Il ne s'agit pas tellement de nos intentions de prière ni de la sorte de prière que nous pratiquons. Ce doit être une prière de la plus grande proximité possible avec Dieu. Une prière qui laisse faire, qui se tient ouverte, si bien que l'Esprit peut y souffler partout. Une prière qui s'offre, une prière de disponibilité qui est presque sans objet. Ou bien une prière tournée vers le Fils (NB 6,436-437).

74. Prière pour demander l’Esprit Saint

Adrienne a une vingtaine d’années, elle est encore protestante, elle allée prier dans l’église catholique du Saint-Esprit à Bâle. « Mon Dieu, je t'en prie, aie pitié de nous tous. Tu vois que nous avons tant de mal à te comprendre. Quand j'étais petite, tu étais tout proche, mais maintenant tu es souvent très loin. C'est peut-être de ma faute. Je t'en prie, mon Dieu, enlève de moi tout ce qui n'est pas à toi, arrache-le et mets à la place tout ce que tu veux. Et parce que je suis dans une église catholique et que je ne peux pas me confesser, je voudrais te dire tout ce que j'ai fait de mal. Je sais que tu le vois, mais je voudrais quand même te le dire afin que tu puisses mieux me pardonner. J'ai du mal à supporter les scènes à la maison, je me révolte souvent intérieurement ; à l'école, je suis souvent brusque. Je ne sais pas bien ce que je dois faire de ma vie. Et maintenant, mon Dieu, s'il y a encore autre chose, alors je te prie de me le montrer et de tout enlever et alors de me pardonner. Et donne-moi enfin ton Esprit. Donne-m'en beaucoup, beaucoup, tellement que je puisse le donner à tous ceux qui en ont besoin. Tellement que je ne puisse plus le contenir ni le comprendre, tellement, mon Dieu, que je puisse devenir une de tes saintes. Tu sais, je ne sais pas ce que je dis, mais quand même ! Quand même ! Parce que nous avons ensemble un mystère, fais que ce mystère fasse réellement de moi ta servante, que je devienne réellement ta sainte, réellement une fille qui travaille pour toi dans la vigne du Seigneur. Mon Dieu, je t'aime beaucoup et je te le demande, aime-moi, et aime aussi toute ma famille, ma mère, Willy (le petit frère) qui m'a accompagné, mon école, et donne-moi d'aimer ceux qui seront plus tard mes malades, tous ceux que je connais et surtout tous ceux que je ne connais pas, mon Dieu ! Et puis... je voudrais que tu me montres le véritable chemin, dès aujourd'hui... Car c'est si pénible de toujours attendre. Je veux bien faire ce qui est pénible, mais je voudrais aussi que ce soit vrai. Donne-nous à tous la vérité de ton Esprit Saint. Amen ». Ce fut la grande prière ; après, je n'ai pas cessé d'ajouter de petites prières. Par exemple : « Allume ton amour dans toute cette ville. Fais qu'en chaque église il y ait quelqu'un qui prie vraiment. Permets qu'en chaque maison il y ait une flamme qui fait penser à toi. Sois tous les jours avec tous ceux qui te prient » (NB 7,66-67).

75. Prier avec l’Esprit et dans l’Esprit

Le Fils qui, durant toute sa vie, se prépare par ses prières et ses sacrifices à la Passion qui arrive, sait vaguement qu'il est destiné au sacrifice pour le monde, même s'il ne veut pas en savoir le détail. Mais en priant avec l'Esprit et dans l'Esprit, il voit croître l'exigence. Au désert, il a vaincu la tentation, il s'est offert totalement au Père, mais il ne peut en tirer aucun apaisement, aucun soulagement, parce que l'Esprit le tient ouvert pour une exigence plus grande. En tant que Dieu, le Fils sait de quoi il s'agit. Mais, au Fils devenu homme, l'Esprit a la mission de présenter l'ensemble de manière neuve ; c'est pourquoi il doit le préparer à une démesure. Non que le Christ limiterait son sacrifice et y opposerait des résistances, mais l'Esprit lui montre constamment que davantage est requis. Le même Esprit qui semblait avoir testé au ciel ce qui était possible, est vu ici-bas comme s'il dépassait sa propre mesure (NB 6,409).

76. L'Esprit ne nous donne l'intelligence que si nous l'en prions

Il est stérile de s'imaginer que Dieu pourrait aussi se conduire tout autrement, que Dieu le Père pourrait par exemple rompre les règles du jeu vis-à-vis de nous. Il nous a montré un jour des règles précises, et il lui semble bon de les garder vis-à-vis de notre esprit. Et nous comprenons ce que, par son Esprit, il nous donne à comprendre ; mais l'Esprit ne nous donne l'intelligence que si nous l'en prions. Sa grâce comble quelque chose qui est commencé et éclaire ce qui est déjà confusément présent. Il y a entre l'homme et Dieu une sorte de correspondance ; Dieu a une base : le Père, et une pointe : l'Esprit ; et nous avons - dans un reflet du divin - une base : le corps, et un sommet : l'esprit. Dans notre prière à l'Esprit Saint, c'est sommet contre sommet. Quand nous nous adressons ainsi à lui, nous ne sommes pas contraints certes, mais quand même nous sommes marqués par l'Esprit. Il peut alors être comme un soufflet qui pousse nos flammes dans une certaine direction et lui-même alors devient également une flamme (NB 6,429).

77. L’Esprit Saint nous rend la prière facile

Parce que le Fils est devenu homme, on est tenté de s’adresser surtout à lui dans la prière, comme si, du fait de son expérience du monde, il était plus à même de nous comprendre. Et quand arrive la fête de l'Esprit, il semble un peu pénible de devoir maintenant s'occuper surtout de lui, de lui confier notre prière. Mais dès qu'on le fait, on remarque que la difficulté qu'on redoutait n'existe pas. La prière est seulement devenue autre parce qu’on se sait maintenant enveloppé par l'Esprit, comme si c'était en s'approchant de lui qu'on apprenait par expérience qu'on demeure pour ainsi dire en lui, qu'on est protégé en lui. Il sait d’emblée ce qui est à dire dans la prière, pourquoi on le prie et, par son omniscience, il nous rend la prière facile. Mais cette prière à l'Esprit Saint a une particularité ; plus que d'habitude on pressent la grandeur et l'immensité de Dieu ; on sait que ce qui nous est personnel et qu'on apporte trouve un écho, mais sur un plan qui se trouve très haut et qui inclut déjà les solutions, qui les connaît et les possède. Ce sont peut-être aussi surtout des questions plus éloignées qu'on présente à l'Esprit, celles qu'on pressent plus qu'on ne peut les exprimer ; c'est une autre sorte de méditation, de dialogue, de demande et d'action de grâce. L’action de grâce est élevée à un niveau supérieur ; on a l'impression de lui apporter des récipients vides et l'Esprit les remplit. On n’est pas en mesure d’observer le processus, mais il en est ainsi. Les récipients remplis, l'Esprit les emporte avec lui et il les porte au Père et au Fils. Il joue le rôle de l’intermédiaire mystérieux qui nous enlève ce qui nous appartient. La question de savoir ce qu'il en fait ne se pose pas. Il prend la prière avec tout ce qui la rend plus difficile, plus incompréhensible, peut-être aussi plus problématique et, à la place, il nous donne l'assurance d'un échange vivant en Dieu Trinité (NB 10, n. 2304 et NB 5,166-167 : deux textes très semblables, résultats de deux transcriptions différentes d’une même sténo ?).

78. Nous ne pouvons pas prier sans l’Esprit Saint

C'est surtout dans la prière que l’Esprit Saint se dévoile. Nous savons que nous ne pouvons pas prier sans lui. Si nous sommes vrais et si nous prions vraiment, il nous donne la matière de notre prière : tout à la fois les mots et les sentiments et l'attitude. Il nous forme lui-même tout comme il a formé la personnalité du Fils lors de l'incarnation. Et c'est lui qui, dans la prière, nous présente au Père et au Fils, qui transforme si bien notre esprit qu'il reçoit les traits que le Fils veut lui donner pour que le Père reconnaisse en nous le Fils (NB 6,431).

79. L'Esprit Saint est surtout dans l'homme un Esprit de prière (NB 10, n. 2219).

80. Une prière qui se livre à l’Esprit

De même que la prière peut recevoir une forme - prière vocale ou véritable méditation -, il peut y avoir aussi pour la prière une attitude sans forme, en ce sens qu'elle continue au-delà des différentes formes de la prière, qu'elle ne se laisse lier ni à un mot ni à une méthode ni à un certain temps, qu'elle ne veut pas dire une action, mais qu'elle laisse agir l'Esprit, qu'elle se livre à l'Esprit sans limiter le temps ou les pensées. Il y a dans cette attitude quelque chose de ce qui est vécu par l'Esprit avec l'attitude sans forme qui est la sienne dans le Fils et dans le Père. Cela ne se fait pas en nous observant nous-mêmes afin d'arriver à dire quelque chose de notre prière, mais pour permettre à l'Esprit de rendre en nous son témoignage. Ce témoignage, l'Esprit nous le donne d'une manière générale, il porte les traits essentiels de sa divinité et de son existence en Dieu qui sont communes aux trois personnes (NB 6,431-432).

81. Percevoir la présence de l’Esprit dans la prière

La qualité de l'Esprit dont nous percevons la présence dans notre prière est quelque chose "qui n'a pas d'apparence", par quoi il veut nous rapprocher du Père et du Fils dans l'acte de l'amour et une totale disponibilité. Nous devons vivre comme lui dans l'échange entre eux et avec eux, en renonçant à toute prétention, comme l'Esprit renonce même à tout ce qu'il pourrait devenir : Esprit d'humilité, de générosité et de don de lui-même (NB 6,432).

82. Nous soumettre à l’Esprit dans une sorte de prière habituelle

L'Esprit Saint en Dieu participe totalement, bien sûr, à l'omniscience de Dieu. Devant le monde, il personnifie le savoir de Dieu, la connaissance de Dieu et l'amour dans une unité indissoluble parce que, en Dieu, l'amour n'est jamais sans la connaissance, ni la connaissance sans l'amour. Et quand cet Esprit se communique à nous d'une certaine manière, cette forme de connaissance et d'amour reçoit pour nous la forme de la foi si bien que, par lui, nous apprenons à croire ce qu'il connaît et aime. Pour nous, cela signifie avant tout que nous nous laissions prendre par l'Esprit ; tout ce que nous connaissons et aimons, nous le mettons à la disposition de l'Esprit de telle sorte que nous le retrouvions dans la foi sous une forme qui correspond à sa connaissance et à son amour. Si nous faisons cela sérieusement, nous n'en serions plus à tâtonner longtemps dans notre foi, ni à chercher le véritable amour, mais nous nous soumettrions à l'Esprit dans une sorte de prière habituelle et d'offre globale pour nous laisser illuminer et transformer par ce qui lui appartient (NB 6,432-433).

83. Il prie pour n’être pas un obstacle à l'Esprit Saint

Saint Fidèle de Sigmaringen, capucin (+ 1622). Il est tout près de vivre dans une prière incessante. La prière lui a servi longtemps d'arme contre lui-même, contre ses fautes, contre ce qu'il pouvait découvrir en lui d'imparfait ; il demandait toujours à Dieu avec beaucoup d'ardeur de lui enlever ses fautes et il s'imposait comme punition des exercices de pénitence avec une grande rigueur. Par la prière, il est arrivé jusqu'à la sainteté presque selon un programme. Dans son grand zèle pour le salut de l'âme de tous ceux qu'il rencontre, il n'oublie jamais qu'il a à rester un instrument, en étant tel qu'il puisse faciliter le travail de Dieu. Ainsi non seulement il ne cesse de rendre à Dieu des comptes stricts, mais il fait pénitence, il s'impose beaucoup de pénitence en expiation, beaucoup de prière pour les âmes qui lui sont confiées, beaucoup de prière finalement pour la fécondité de toute rencontre. Avec cela il garde une sérénité d'âme qui cache presque totalement son ascèse de sa vie si bien que personne ne soupçonnerait à quel point il mène une vie de pénitent. Il n'est pas particulièrement doué pour la parole, mais il se donne beaucoup de mal ; il est si convaincu que l'Esprit Saint doit parler par lui - dans la confession comme dans la prédication -, qu'il fait constamment aussi déboucher sa prière dans une double demande : qu'il ne soit pas un obstacle pour l'Esprit Saint et que l'Esprit Saint opère lui-même dans les personnes. Il ne permet à ses pensées aucune divagation, du moins quand il est seul ; elles doivent rester auprès de Dieu. Quand il se détend au milieu de ses confrères - souvent par devoir -, c'est le plus possible dans l'Esprit de Dieu, dans la joie des enfants de Dieu. Et quand les conversations n'ont pas tourné autour de Dieu, il cherche alors par la suite dans la prière à donner à ce qui a été dit une nouvelle tournure. Il est tellement dans la main de Dieu que son propre destin lui importe peu ; il en arrive pour lui-même à une totale indifférence (NB 1/1, 166).

84. Donne-moi ton Esprit d’inspiration

Prière de saint Athanase, évêque d’Alexandrie (+ 373) : « Père trinitaire , de même que tu as donné l'Esprit Saint à ton Fils lors de son incarnation pour que la Parole qui était en toi devienne homme - et qu'elle restât pourtant alors ta Parole - pour demeurer parmi nous et nous montrer ta volonté, de même je te le demande, donne-moi ton Esprit pour que le récalcitrant que je suis devienne le serviteur dont tu as besoin pour ton Église. Chaque jour, à chaque instant, je vois la tâche ; je ne peux y suffire, je ne peux même pas savoir tout ce que tu attends de moi et ce dont tu as le plus urgent besoin pour affermir ton Église. Je voudrais alors te demander : donne-moi ton Esprit d’inspiration, donne-le moi de telle sorte qu'il fasse de l'instrument inutile que je suis un instrument utilisable, qu'il retire l'habitude que j'ai de me diriger moi-même pour me remettre toujours plus entre tes mains. Mais donne-moi ton Esprit de telle sorte qu'il ne profite pas qu'à moi-même, communique-le aussi à mes paroles, à mes écrits, à mes desseins, offre-le aussi à ceux qui ont affaire avec mon œuvre, qui se laissent fortifier par cette œuvre, qui doit être ton œuvre, et donne-le aussi particulièrement à ceux qui, par l’œuvre, doivent être détournés de leur hérésie. Père, répands ton Esprit trinitaire, donne-le à ton Église tout entière, donne-le à chaque croyant et à ceux également qui ne croient pas encore mais qui, par ta grâce, par la grâce de ton Fils, peuvent devenir des croyants. Permets-moi de remettre à nouveau ma vie tout entière entre tes mains, de te remettre mon travail, ma prière, ma pénitence, tout ce que je fais, afin que tu l'utilises comme tu le jugeras bon. Amen » (NB 1/1, 396-397).

85. Donne-moi de ton Esprit tout ce qui est nécessaire pour exercer ce ministère

Prière de saint Grégoire le Grand (+ 604) avant son élection sur le trône de saint Pierre : « Père, je sais que c'est ton Esprit qui décidera de l'élection. C'est ton Esprit qui désignera pour ton Fils dans son Église le successeur de saint Pierre. Tu vois, Père, le nombre de ceux qui sont pour moi, tu vois aussi ceux qui sont contre moi. Tu sais que j'ai peur de cette responsabilité ; je voudrais te supplier : "Écarte de moi cette coupe", et en même temps te dire : "Père, que ta volonté soit faite, non la mienne". Si c'est ta volonté que je sois élu, je te demande d'approfondir dès maintenant mon intelligence, de te servir dès maintenant beaucoup mieux que par le passé, d'avoir dès maintenant tellement part à ton Esprit que j'accomplisse en tous points ta volonté, pas à pas, dans le temps qui précède l'élection comme aux jours de l'élection et que rien de ta volonté ne soit par moi empêché, déformé ou altéré de quelque manière que ce soit. Père, grande est ma demande car tu vois quel pécheur je suis. Tu me vois tomber continuellement dans les mêmes fautes, tu vois que je ne fais aucun progrès dans la persévérance, que je perds toujours si facilement courage. Et pourtant de celui qui est la tête de l'Église tu attends courage, persévérance et confiance. Comment les posséderai-je plus tard si je ne les ai pas maintenant ? Et je suis incapable de me les procurer moi-même. Je t'en prie, Père, éclaire-moi, donne-moi de ton Esprit tout ce qui est nécessaire pour exercer ce ministère difficile, si réellement il doit m'être confié ; donne-moi par ton Fils la grâce mystérieuse du ministère, dont personne n'a un si urgent besoin que celui qui doit s'asseoir sur le trône papal à la vue de toute la chrétienté. Père, sois avec tous ceux qui voteront, sois avec celui qui sera élu, et sois dans les prières de ton Église tout entière et de tous les croyants. Amen » ( NB 1/1, 417).

86. La prière est la preuve que l'Esprit de Dieu habite en l’homme

« Donne-moi ton amour et ta grâce, cela me suffit » (saint Ignace). Sans la grâce et l'amour, je ne peux pas vivre pour toi. Ce n'est qu'avec ton amour et ta grâce que je peux rester dans la prière. La grâce et l'amour sont l'expression de ce que Dieu Trinité peut donner à l'homme pour qu'il reste fidèle dans sa prière et pour que celle-ci ne devienne pas une production devant Dieu, quelque chose qui repousse Dieu toujours plus loin, mais quelque chose qui demeure uni à l'Esprit Saint. Rester ainsi uni à l'Esprit est toute la richesse de l'homme, et la prière est la preuve que l'Esprit de Dieu habite en lui (NB 11,39).

87. La prière de l’artiste qui peint un tableau religieux, et l’Esprit Saint

Quand on contemple un tableau religieux de valeur, souvent on ne peut pas se défaire de l'impression que toute l'atmosphère du tableau exprime quelque chose de la nature de l'Esprit Saint. Que l'artiste est conscient de cette présence, qu'il a demandé cette présence, qu'il en sent quelque chose, qu'il peint de telle manière et pas autrement pour l'honorer. Il essaie de correspondre et de s'adapter, de contempler avec les yeux de l'Esprit le motif saint qu'il prépare, de le laisser agir en lui, de guider son pinceau en obéissant à l'Esprit. Pour son enfant Jésus, il peut prendre comme modèle le plus bel enfant qu'il connaît, ou avoir devant les yeux plusieurs enfants, etc. ; ce n'est pas cela qui est important, mais qu'il prie pour son tableau et que sa prière s'élève en vue de son tableau. Ce n'est pas une simple prière de demande : « Fais que mon tableau soit réussi et qu'il parle aux autres de telle sorte qu'ils apprennent à prier, rends-moi moi-même assez pieux pour que je puisse le peindre ». C'est une prière d'insertion, d'obéissance, de réponse, mais aussi de recherche. L'artiste cherche en fin de compte à correspondre à l'échange d'amour qui existe en Dieu Trinité. Depuis toujours Dieu a trouvé Dieu, mais l'homme obéissant reste à la recherche de Dieu. Il reste ouvert de telle manière que sa disponibilité à se laisser conduire par l'Esprit augmente en lui là où sa nature personnelle est la plus accusée : dans ses talents. Ceux-ci doivent être conduits, façonnés, peut-être même développés par le souffle et l'action de l'Esprit. Il serait difficile d'indiquer en détail les endroits qu'atteint le souffle de l'Esprit. Mais le croyant qui contemple le tableau est sous le charme, il s'ouvre, il est prêt à saisir : cela se fait en dépendance du souffle de l'Esprit et cette dépendance est analogue à l'inspiration de l'artiste. Que l'Esprit s'exprime crée en fin de compte l'unité du tableau : il inspire le recueillement, il est agréable à Dieu (NB 6,463-464).

 

7. La communion des saints

 

88. La prière dans la communion des saints

Importance de la communion des saints, de l'Eglise, de tous ceux qui prient à travers le monde, de tout le ciel aussi qui, à sa manière, donne plus de portée aux demandes de la terre. La Mère de Dieu entend les prières et les transmet ; les saints aussi interviennent d'une manière qui correspond à leur mission terrestre, seulement ils le font maintenant avec plus de liberté ; les anges le font comme aides des hommes en vertu de leur nature angélique, ils sont là avec tout leur être, leur disponibilité, leur amour, pour transmettre. Toute leur atmosphère, toute leur manière d'être se manifeste d'une façon qu'on ne peut pas décrire avec des mots, qu'on pourrait tout au plus comparer à de la musique, à une harmonie, à une affinité, à un rythme. Ils donnent quelque chose qui fait partie de leur nature. Ils sont comme des fleurs. Ils affermissent ce qui unit, ils réduisent les résistances en faisant naître quelque chose qui est sensible et qui cependant ne se fait pas remarquer. C'est perceptible parce que c'est autre chose que ce que, d'un point de vue terrestre, nous savons de celui qui prie, de son don de lui-même et de son atmosphère ; cela ne se fait pas remarquer parce que seul le défaut de leur apport ouvrirait un vide, parce que le positif de leur existence est toujours intégré dans ce qui fait le ciel, un ciel qu'on ne peut pas imaginer sans eux (NB 6,46).

89. La musique de la prière perpétuelle de l’Eglise

Il y a une prière perpétuelle de l'Église, des individus en elle, une prière à Dieu qui résonne presque comme une musique céleste qui est toujours entendue au ciel et qui y est reçue. Quand parfois on est trop fatigué pour prier, qu'on pense seulement à Dieu d'une manière ou d'une autre et qu'on se réjouit en pensant à lui, ou bien quand on est comme un enfant malade qui regarde sa mère, il peut arriver alors que tout d'un coup on entende cette sorte de musique de la prière et qu'on en est touché. Cela ressemble à peu près à une représentation théâtrale qui nous fascine totalement si bien qu'après on ne sait plus très bien où est la réalité. On se sent infiniment enrichi par le fait qu'on participe et que, dans cette participation, il nous soit donné tant de connaissances. On est saisi par le fait que maintenant réellement, en cet instant, tant de gens prient, que tant de gens aussi prient tout simplement dans la joie et que, face au rayonnement de Dieu, ils ont oublié leur propre destin, leurs soucis personnels, leurs responsabilités, ils sont devenus pour eux-mêmes peu importants. Tout l'humain est oublié comme futile, dans un vrai don de soi, et c'est cela qui est beau et qui sonne juste (NB 10, n. 2282).

90. La prière d’Adrienne : à toutes les intentions du Royaume

A propos d’Adrienne, Hans Urs von Balthasar note dans son Journal : « Sa prière était toujours universelle, catholique : prière à toutes les intentions du royaume de Dieu, offrande d’elle-même pour tous les besoins de ce royaume » (Premier regard sur AvS, p. 32).

91. La faible prière du chrétien est intégrée dans la communion des saints

Le chrétien est reçu dans la communion des saints avec tout ce qu'il sait et tout ce qu'il ne sait pas. Sa faible prière est intégrée pour qu'elle devienne une prière solide (NB 1/2, 16).

92. La prière de l’Église éveille à la prière

Les convertis sont portés à l'avance par la Mère-Église, c'est dans cette prière de l’Église qu'ils sont éveillés à la prière et qu'ils se mettent à porter avec l’Église (NB 1/2, 199).

93. Prier ensemble dans l’Église

La prière de l’Église devrait toujours se faire de telle sorte que tous les priants soient les uns vis-à-vis des autres sans voile dans l'Esprit. Mais quand donc cela arrive-t-il ! Nous sommes dix femmes qui allons ensemble à l’église ; nous disons toutes le même chapelet, nous disons les mêmes phrases, et nous sommes pourtant fort soucieuses de prier pour nous-mêmes sans laisser les autres entrer dans notre prière et les y faire participer (NB 12,122).

94. En priant, on entre dans le monde de la prière de toute l’Église

Il peut y avoir dans la prière une sorte de rencontre anonyme avec toute l’Église. Celui qui prie en chrétien sait qu'il n'est jamais seul quel que soit le lieu où il prie. D'autres aussi prient, et il y a en quelque sorte un accès à toute prière. En priant, on entre dans le monde de la prière de tous les croyants, de l’Église dans son ensemble. Le croyant individuel peut avoir ici l'impression d'être un ouvrier qui apporte une petite pierre à une construction démesurément grande. Il est là pour apporter cette contribution même si sa pierre lui semble ridiculement petite comparée à l'ensemble de l'édifice (NB 5,178-179).

95. Prier en Église : nous immerger dans la prière commune

Nous ne devrions comprendre chacune des prières des chrétiens qu'à partir de la plénitude de la prière de l’Église. Nous devrions toujours nous en souvenir quand nous commençons à prier. Quand nous entrons dans une église, d'abord prier pour toutes les personnes qui s'y trouvent, puis nous immerger dans la prière commune, essayer de faire monter en Dieu la prière de l'ensemble (NB 12,123).

96. Au moment de la mort, prier avec l’Église, dans la communion des saints

Au moment de la mort, il y a les prières que l’Église tient à notre disposition, on les médite, on s'étonne non seulement de leurs expressions souvent étranges, mais plus encore de tout ce qui a été mis dans ces prières au cours des temps, de l'enrichissement qu'elles ont reçu par d'innombrables priants inconnus et connus. A ce moment-là, le trésor de prière de l’Église n'a plus rien d'abstrait, c'est une pleine réalité. On est autorisé, on a le droit, on a la possibilité et le devoir d'y puiser à tout prix. A aucun moment, on est tenté de dire : ma prière suffit, j'y arriverai bien tout seul. Il y a la communion des saints de tous les mourants, on est tenu et porté : c'est nécessaire au moment de la mort. Celui qui vit sa dernière heure en pleine conscience en quelque sorte, s'abandonnera souvent en toute confiance à cette prière des autres parce que son propre combat est déjà passé ou parce que Dieu ne veut pas qu'il continue à lutter ; il veut qu'on ait confiance en lui et en son jugement, plus encore qu'on espère un ciel que les autres nous ont obtenu. Pour y arriver, on doit se nourrir de ce fruit innombrable et anonyme. Son Fils est mort pour tous et le Père reconnaît en lui tous ceux pour qui il est mort ; mais les mourants eux-mêmes portent tellement son signe que le Fils aussi reconnaît le signe. Et le Père le reconnaît même en ceux qui prient avec eux et il bénit leur prière si bien qu'elle transmet et remet le signe du Fils. Il peut se faire qu'au dernier moment il n'y ait plus du tout de vision du jugement, ni de crainte à ce sujet, il y a seulement une abondance de grâces qui sont répandues et qui rendent reconnaissants le cœur et la prière, dans l'exténuation de la mort il n'y a plus de place que pour le merci. Un merci épuisé, pas très conscient, mais qui inclut cependant tous les êtres qui ont contribué à faire cette prière, à réaliser également la présence de Dieu et de ses saints aussi peu saisissable qu'elle puisse être (NB 6,289).

97. Participer à la prière du monde

Vacances d’Adrienne à Ronchi (en Italie, au bord la mer). La nuit, avant que les chiens se mettent à aboyer sans fin, il y a des temps de parfait silence que les petits bruits de la nuit, le bruissement des feuilles ne font qu'augmenter. On est seul, mais on sait que maintenant en beaucoup de lieux du monde on prie ; dans beaucoup de monastères, on se lève et on va au chœur, ou bien une mère implore quelque part pour son enfant, ou un jeune homme lutte dans la prière pour sa vocation ou bien il remercie pour elle. Toutes les prières du silence. Et c'est un bonheur infini de pouvoir participer à cette prière du monde, de ne pas devoir réfléchir maintenant précisément à son manque de densité, ni non plus à tous ceux qui ne prient pas. Mais on participe à une prière qui existe, peut-être un tout petit peu seulement, et c'est magnifique de pouvoir prier avec eux dans le silence de la nuit (NB 10, n. 2228).

98. Chaque croyant a part à la prière des autres

Les disciples ne font qu'un avec Dieu, mais ils reconnaissent aussi que leur frère ne fait qu'un avec Dieu. Ils n'ont pas besoin de garder jalousement leur propre expérience ni d'envier celle d'autrui étant donné qu'ils ont été placés ensemble sous le souffle de l'Esprit. Il y a ici un parallèle avec la communion puisque chacun de ceux qui la reçoivent sait qu'il participe aux autres communiants. Le parallèle va encore plus loin : il s'étend à toute la prière des croyants dans l’Église, chacun a part à la prière des autres, mais il donne aussi à la prière des autres quelque chose de sa propre prière. Plus personne n'est isolé (NB 5,146).

99. Porter la prière des autres

Il peut se faire qu'on est trop faible pour prier avec force, trop fatigué pour présenter ses demandes, trop épuisé pour trouver les mots justes, et on rencontre alors un grand priant à qui on peut recommander sa propre prière ; il la prend en lui, ce qu'il en fera est son affaire. Ou bien Dieu permet à quelqu'un de porter la prière des autres ; peut-être qu'on ne voit plus du tout ce dont on nous a chargé, c'est "quelque chose" qui doit être porté devant Dieu ; peut-être en saisit-on un mot comme par hasard, une intention, une demande. Mais on sait que c'est pour cela qu'on a maintenant quelque chose à porter (NB 5,179).

100. Le trésor de prière de l’Église

La loi de la communion des saints ou du trésor de prière de l’Église (NB 5,213).

101. Le trésor de prière de l’Église

Le mystère qui concerne le trésor de prière de l’Église. Je prie dans l’Église, je ne sais pas à qui profitera ma prière. Dans le pur don de soi, je n'ai pas le droit de savoir qui recevra le don que je fais de moi-même (NB 10, n. 2320).

102. Le miracle de Fatima a augmenté le trésor de prière de l’Église

L'apparition de Fatima y compris le miracle du dimanche. C'est un miracle de communauté qui devait toucher une foule en tant que telle. Il n'en est pas né de nouvelles missions pour des personnes, mais ce sont les masses en tant que telles qui devaient être amenées à prier. Ce miracle a augmenté le trésor de prière de l’Église. Car les masses ne priaient pas seulement personnellement, chacun pour soi, elles priaient dans un sens ecclésial, saisies par l'Esprit Saint comme à la Pentecôte (NB 11,435).

103. Le trésor de prière de l’Église : la prière des saints qui ont vécu il y a longtemps

Le trésor de prière de l’Église, c’est aussi la prière des saints qui ont vécu il y a très longtemps, dont nous nous nourrissons encore aujourd'hui. La petite Thérèse m'aide maintenant, actuellement, parce qu'elle a posé autrefois les fondements de quelque chose qui correspondait à sa sainteté (NB 12,31).

104. Il emporte les hommes avec lui dans sa prière

Saint Pacôme, considéré comme le fondateur du cénobitisme chrétien (+ 348). Il prie avec amour et plénitude ; il est plein de l'espérance qu'il pourra toujours aimer, que son amour sera fécond, que Dieu se sert réellement de lui. Il emporte les hommes avec lui dans sa prière ; c'est comme s'il ne voulait pas se permettre de se tenir seul devant Dieu. Il emporte toujours les hommes sur qui il a des desseins, mais toujours aussi quelques inconnus. Et alors il demande à Dieu de rendre son amour fécond, et aussi de rendre fécond l'amour de ceux qu'il emporte avec lui, les connus et les inconnus. Quand il emporte des inconnus dans sa prière, il sait qu'ils sont connus de Dieu, que Dieu peut les choisir, que Dieu lui-même les a associés à sa prière. Il emporte des hommes dans sa méditation aussi bien que dans sa prière d'intercession. Quand, dans sa méditation, il apprend ou voit quelque chose de Dieu, il ne voudrait pas être le seul à apprendre et à voir, c'est pourquoi il emporte des hommes avec lui. Et quand alors, par le rayonnement de l'amour de Dieu, il se trouve totalement pénétré, animé, réchauffé, capable de plus d'obéissance, il voudrait aussi partager tout cela avec ceux qu'il a emportés dans sa prière pour qu'eux aussi éprouvent la proximité de Dieu et ses effets (NB 1/1, 268).

105. Il prie beaucoup, surtout pour les autres

Saint Barnabé, premier compagnon de voyage de saint Paul. Sa prière est tout à la fois réfléchie et pleine de pensées. Il voudrait plaider parfaitement la cause du Seigneur, mais il se sent loin de lui et il lui demande de mieux l'introduire auprès de lui, de lui donner la grâce de correspondre pleinement. Il prie beaucoup aussi Dieu le Père, et il voudrait recevoir beaucoup de grâces par l'Esprit Saint pour pouvoir les partager… Il prie beaucoup, surtout pour les autres… Le Notre Père que le Fils a donné au monde est quelque chose qui lui tient à cœur : pouvoir prier comme le Fils lui-même a prié et pour que la volonté du Père soit faite sur la terre (NB 1/1, 36-37).

106. Il ne peut pas prier pour lui sans prier pour l’Église.

Saint Ignace, troisième évêque d'Antioche (+ 109). Il prie très simplement, très près du Seigneur. Et en même temps très près de l'Église. Avec une conscience de la relation entre l'Église et le Seigneur comme personne pour ainsi dire ne l'aura plus jamais par la suite. Il ne peut pas prier pour lui sans prier pour l'Église, et il ne peut pas prononcer le mot Église sans voir le Seigneur. Il se sent lui-même membre de l'Église, mais le Seigneur est la tête de l'Église ; il est inséparablement uni à elle, mais sans fusion aucune entre les deux. Il voit le Christ et l'Église comme faisant deux, mais deux qui sont si intimement unis qu'on ne peut voir l'un sans l'autre. Pour Ignace, il est impensable d'adorer le Seigneur sans lui présenter l'adoration de toute l'Église et sans exprimer en lui-même quelque chose de l'essence de l'Église. - Sa prière est simple, mais très réfléchie. La prière n'est pas seulement pour lui un besoin, elle est aussi un devoir et une tâche. Quand un problème le préoccupe, il l'emporte dans sa prière. Il ne prie pas pour y voir clair. Mais il prie tout en pensant et en réfléchissant. Il ne considère pas non plus la prière comme un moyen pour acquérir une meilleure connaissance. La prière est pour lui ce qu'il y a de plus haut, et il y insère sa réflexion et sa recherche. Il ne saurait faire autrement que chercher et agir dans la prière (NB 1/1, 381).

107. Prière pour le salut du monde

Les croyants sur terre ont un accès immédiat à l'amour du Père. Ils interviennent avec leur prière pour le salut du monde (NB 3,96).

108. Prier pour les pécheurs

Jude Thaddée, l’apôtre, porte le même nom que le traître, et cela lui pèse de porter ce nom. Quand on commence à remarquer que quelque chose ne va pas chez Judas, il se sent d'une certaine manière concerné. Il y a chez les apôtres un certain malaise avant la trahison proprement dite. Quand ils posent la question : "Qui est-ce, Seigneur?", ils n'osent pas croire que le traître est déjà si marqué. Cependant il y a autour de lui comme une espèce de zone obscure. Thaddée a comme l'impression qu'on le prend pour l'autre. Il sait qu'il n'est pas question de lui comme traître. Et cependant, quand les autres font une allusion, il la ressent comme si cela le concernait. Tout en sachant qu'il n'est pas le traître, il sait quand même qu'il l'est aussi. Que finalement tous le sont, mais lui avant tout... Il ressent très profondément la faiblesse humaine et il est toujours prêt à supporter. Au début, il a la réaction : "Dieu soit loué ! Ce n'est pas moi !" Puis il apprend de plus en plus à "porter avec", à vouloir combler les défaillances, à réduire les distances. Pour chacun de ceux qui ont failli, il sait : Je suis coupable avec toi. Et il devient toujours plus humble. Il prie bien et beaucoup, surtout des prières de demande. Et quand quelqu'un a failli, c'est lui qui prie le plus pour lui et il demande pardon en son nom. Il est une bête de somme qui se charge de fardeaux et qui les porte à Dieu (NB 1/1, 334-335).

109. Souffrir dans la prière pour les souillures de l’Église

Nicolas de Cues, philosophe et théologien de la fin du Moyen Age (+ 1464). Sa prière est très variée. Il est toujours prêt pour la prière, parce qu'il y entre volontiers, parce qu'il y est heureux. Puis, dans la prière, il devient tout à fait transparent. Il lui suffit de dire quelques mots pour se trouver tout pur, tout clair, tout diaphane, tout rayonnant devant Dieu. Même quand il craint Dieu, parce qu'il se fait une image sévère de la justice de Dieu, même quand il sent la grâce de Dieu comme inondant tout, il rayonne aussi parce qu'il réfléchit la lumière de Dieu. La variété de sa prière provient de ce que Dieu ne cesse de le déplacer d'un lieu à un autre. Il y a des prières toutes simples, comme celles d'un enfant ; l'enfant se présente devant son père pour recevoir quelque chose de lui, dans une relation absolument claire qui représente peut-être la relation originelle de Dieu à sa création. Puis Dieu le fait entrer à nouveau dans la souffrance du Fils, et sa prière peut devenir une pure prière de souffrance, une prière d'incertitude, une prière de celui qui n'en peut plus, une prière d'interrogation et même de doute. Mais tout cela reste enrobé dans l'amour de Dieu et lui-même reste transparent et prêt à faire ce que Dieu lui inspire et attend de lui. Puis il y a la prière à l'intérieur de mystères insondables, dans la lumière de Dieu lui-même, dans sa lumière trinitaire, ou bien dans un petit mystère qui n'a pas encore été approfondi jusqu'à présent ; petit, non parce qu’un mystère de Dieu pourrait être insignifiant, mais parce qu'il ne se laisse exposer qu'en peu de mots. Puis il écoute, avance à tâtons, interroge, reçoit, cherche à comprendre ; mais, dans cette recherche, il reste si soumis, si donné, qu'il ne devient jamais indiscret. Tout ce qu'il demande et les réponses qu'il reçoit restent à l'intérieur du "laisser-faire", à l'intérieur de la volonté de Dieu. L’Église est pour lui une préoccupation inouïe. Il souffre par elle, surtout dans la prière et surtout quand, dans la prière, il présente l’Église au Fils, quand en tant que chargé de l’Église il a à demander quelque chose ou à découvrir quelque chose, il souffre alors beaucoup de ses insuffisances ; il voudrait la redresser, la conduire à l’Époux comme une épouse rayonnante ; il souffre de ses souillures d'autant plus qu'il sait exactement qu'elle devrait apparaître comme la toute pure (NB 1/1, 110-111).

110. Offrir pour les non-croyants quelque chose de notre prière

Nous devrions être tout prêts à offrir quelque chose de notre joie, de notre prière et de notre amour, qui nous sont communs dans l’Église, pour nos conversations avec des hétérodoxes, des incroyants, des ennemis. Au milieu de la joie, on peut être humilié. Des sacrifices peuvent faire justement qu'il y ait une telle plénitude de grâce. Ce n'est que parce qu'on connaît certaines grâces et certaines joies, que d'y renoncer peut être un sacrifice. De sorte qu'au fond, pour toute plénitude, un sacrifice a été fait. Ce qui ne veut pas dire que Dieu donne pour reprendre (NB 1/2, 263-264).

111. La prière des contemplatives

Par sa prière contemplative, la religieuse porte l'action de l'homme. Quand un religieux dit à une religieuse : "Priez à mes intentions", c'est souvent une parole superficielle. Mais il y a là une vérité profonde. Elle lui offre la force féminine de sa prière pour son action et sa prière masculines (NB 12,177).

112. Le mystère du frère en prière

Si, dans une assemblée de priants, qui appartiennent vraiment à Dieu et qui cherchent à faire sa volonté, quelqu'un devait dire quelque chose de son frère, il exprimerait quelques petites choses compréhensibles, mais dès qu'il en viendrait à l'essentiel et qu'il devrait décrire quelque chose du mystère de son âme devant Dieu, de sa prière, de son don de lui-même, il ne pourrait plus que balbutier et il devrait bientôt se taire. Ce qu'est l'être humain par le Christ en Dieu, comment lui-même est transformé dans le toujours-plus de Dieu, on ne peut ni l'imaginer ni l'exprimer. Au beau milieu du pressentiment le plus brûlant, la parole doit déboucher dans le silence de Dieu (NB 6,40).

 

8. La prière de Marie – La prière à Marie

 

113. Dans sa prière, Marie vit dans l’atmosphère des anges

Plus un être humain est pur, plus il se trouve proche des anges. Avant de voir l'ange, Marie vivait dans une très grande proximité avec les anges, mais sans le remarquer. Elle n'a pas davantage d'affinité en quelque sorte pour un ange plus que pour un autre, mais elle a à vrai dire une intuition peu commune du monde angélique dans la mesure où il représente la proximité de Dieu. Dans sa prière et quand elle a des pensées qui viennent de Dieu, elle vit dans l'atmosphère des anges. Cette atmosphère n'est pas seulement caractérisée par l'absence de péché, elle est toute remplie de pureté rayonnante. Ce n'est pas seulement la proximité de Dieu qui caractérise Marie, mais aussi le caractère propre de ce qui est angélique (NB 6,43).

114. Prière de Marie enceinte

Récemment j'ai vu Marie quand elle était enceinte ; les mots de sa prière étaient presque pauvres, mais son attitude était celle de la reine du ciel, avec la dignité de celle qui attend. Je compris l'incroyable dignité qu'il y a dans la grossesse. Dieu fait irruption dans notre indignité pour nous apprendre à vivre en l'attendant et nous donner ainsi une dignité. Quand le Fils s'est abaissé à devenir dans le sein de sa Mère quelqu'un qui est attendu, l'humanité a reçu une nouvelle qualité qui se trouve en toute attente dont Dieu s'est réservé l'accomplissement et qui peut être alors appelée le fruit de la prière. Car Marie attend ce qui est déjà en elle ; tous ceux qui espèrent chrétiennement attendent ce qui est déjà en eux : la Parole de Dieu qui se fait homme, qui s'accomplit selon sa propre promesse (NB 6,119).

115. Le point de départ de la prière de Marie enceinte

En couvrant Marie de son ombre, l'Esprit lui apporte le Fils vivant. Mais il la place aussi devant lui, l'Esprit, dans un face-à-face que Dieu prévoyait comme une conséquence de son oui. Ce face-à-face est absolument voulu par Dieu, et par Marie également parce qu'elle veut tout ce que Dieu veut. Dans ce face-à-face avec l'Esprit Saint, elle perçoit une partie de son oui et, dans sa prière, elle expérimente le fruit de ce oui comme une présence de l'Esprit Saint, et à vrai dire comme quelque chose de tout à fait nouveau. Elle n'a plus besoin de chercher Dieu dans une sorte de prière active, elle y est introduite par la présence de l'Esprit. Ce qu'il y a de nouveau en elle provient de cette présence et n'est cependant à elle que secondairement puisque c'est le Fils qui a établi en elle sa demeure, qu'il a fait d'elle celle qui le porte et qu'il l'utilise comme bon lui semble. Le point de départ de sa prière et de son offrande d'elle-même se trouve ailleurs qu'autrefois : il se trouve en Dieu qui est devenu présent en elle par son oui. Elle est devenu temple, porteuse, housse : de l'Esprit qui porte le Fils, et du Fils qui, apporté par l'Esprit, naîtra d'elle. Occasionnée par le Fils, concernant le Fils qui est la Parole, la prière de Marie a ainsi maintenant une grande ressemblance avec l'enfant qu’elle porte (NB 6,126).

116. La prière de Marie enceinte de son Fils est si forte que Dieu peut tout en faire

Par la présence du Fils dans la Mère, l'offrande qu'elle fait d'elle-même dans la prière est remplie par le Fils, par Dieu Trinité, on lui fait assumer beaucoup plus que ce qu'elle avait prévu, on lui en dit beaucoup plus parce que cela se déroule dans une parfaite entente, c'est un plus qui vaut non seulement pour la connaissance qui lui est toujours donnée, non seulement pour l'adoration dont elle s'acquitte, mais pour tout ce qui se trouve dans les desseins de Dieu. Sa prière est si forte et si infinie que Dieu peut tout en faire ; il peut la transplanter ailleurs, il peut enrichir ce qui est destiné à l'humanité et donner à la vie sacramentelle une part de la force de la prière mariale (NB 6,127).

117. Pour Marie, tout part de l’adoration de son enfant

Pour Marie, tout part de l'adoration de l'enfant. C'est là qu'elle apprend une prière plus large, là aussi qu'elle apprend à orienter vers Dieu toutes ses pensées et tout ce qu'elle fait, son ménage, comme le requiert Dieu, qui est maintenant auprès d'elle. Qu'elle allaite l'enfant ou qu'elle l'emmaillote ou quoi qu'elle fasse, tout a son prolongement et sa répercussion dans l'esprit chrétien, dans l’Église, dans la doctrine. Quand elle découvre son sein pour l'allaitement, c'est avec la pensée que Dieu le Père lui a donné ce lait pour le Fils, qu'elle doit le nourrir en lui donnant sa substance, et qu'il transmettra cette substance aux hommes à sa manière (NB 6,161).

118. Prière de Marie durant l’enfance de Jésus

Pour Marie, en cette période-là, l'essentiel est certainement de laisser faire imperceptiblement, de croître intérieurement dans la prière, d'être attentive à l'amour qui comble et se laisse combler dans les petits événements aussi du quotidien qui pourtant (ainsi que la Mère le sait) s'ouvrent sur le monde divin et s'y perdent. Elle n'est pas en mesure de préciser sa situation, elle doit seulement toujours correspondre ; de la sorte, c'est comme si son propre moi était en suspens dans la prière et dans l'amour, mais aussi dans le silence et l'épreuve (NB 6,163).

119. La prière de Marie et de Joseph

Il y a dans la Sainte Famille une écoute continuelle du Père, qui ne s'exprime pas seulement dans la prière mais dans toute la vie de famille, non seulement dans les actes qui concernent directement l'enfant mais en tout. Dieu les éduque à une vie avec lui et ils se laissent éduquer de bonne grâce. Il y a un échange constant entre contemplation et action (NB 6,161).

120. Prière et vie quotidienne à Nazareth

Marie à Nazareth. Un tableau du quotidien. Marie travaille pour son Fils, elle tient son foyer en ordre, elle fait la cuisine et le ménage. Et toute sa mission semble se limiter au besoin qu'a son Fils d'avoir une mère. Mais la mission de Marie à ce moment-là n'est ni plus grande ni plus petite qu'en un autre temps. Elle est constante. Rien de ce qu'elle fait : travail du ménage ou conversation avec les voisins ou prière, rien n'a moins d'importance (NB 10, n. 2091).

121. La prière de Marie dans l’absence de consolation

En couvrant la Mère de son ombre, en descendant en elle, l’Esprit Saint lui apprend la possibilité qu'il a lui-même d'une prière sans consolation ; s'étant fait purement malléable, il forme la Mère de telle manière qu'elle aussi puisse devenir totalement malléable. Par l’Esprit qui la forme, elle est la première qui fait l’expérience de la prière dans l'absence de consolation. Mais elle est la première aussi qu'il prend dans son action et la première qui donne sa marque à la fécondité de l'authentique prière sans consolation. La première que l'Esprit forme, c'est la Mère, parce que son âme est toute obéissante, qu'elle n'offre aucune résistance à la grâce et qu'elle est ainsi capable de renoncer à toute satisfaction personnelle, dans une prière de pure transmission (NB 5,283).

122. Marie connaît une prière de fatigue

La Mère du Seigneur durant la vie publique de Jésus. Le Fils est parti, elle est chez elle. Elle sait qu'il est Dieu et qu'il fait de grandes choses. Mais il y a tant de choses en lui qu'elle ne comprend pas. On lui raconte tant de choses, une quantité de rumeurs lui sont rapportées. Lui-même, elle le voit si rarement. Et pourtant elle doit être avec lui, et travailler avec lui, et prier avec lui, et lui être donnée. Elle veut tout ce qu'il veut, mais il y a bien des choses qu'elle ne comprend pas. Et elle est fatiguée de la fatigue du Fils, elle est fatiguée de ne pas comprendre et parce qu'elle prie tant. Elle a une prière de fatigue parce que son Fils lui donne sa propre fatigue quand elle prie (NB 5,269).

123. La prière de Marie durant la vie publique de Jésus

La Mère a certes vu son Fils plus d'une fois pendant sa période apostolique. Mais rarement. Sa tâche était avant tout de prier pour le oui des disciples, pour leur intelligence, pour leur ouverture spirituelle. Pendant que le Fils prêchait, qui devait assurer la solitude contemplative dans la foi et la prière si ce n'est sa Mère ? L'exigence de l'Esprit n'était pas qu'elle prépare pour son Fils des vêtements de rechange et diverses choses dans les différentes auberges il passait au cours de ses déplacements. Ce n'était pas des petites actions de ce genre qui lui étaient demandées, mais la grande contemplation continuelle (NB 5,187).

124. Marie et la prière

Dès qu’on commence à prier, tendre la main à la Mère afin que le Seigneur soit le centre de la prière (NB 9, n. 1400).

125. Se rapprocher de la prière de Marie

Quand un homme essaie de se donner totalement, peut-être de vivre en professant les conseils évangéliques, il se rapproche toujours plus de la prière de la Mère, de sa pureté devant Dieu Trinité, de son don d'elle-même (NB 10, n. 2291).

126. Les apparitions de Marie et la prière

Quand la Mère se montre, elle accomplit une mission de Dieu pour nous qui concerne notre attitude de prière. Celle-ci doit être affermie. Le Fils veut nous former par sa Mère (NB 9, n. 1992).

127. La prière de Bernadette

Sainte Bernadette (+ 1879). Avant l'apparition, sa prière à Marie - son Ave Maria - était celle d'une enfant pure. Depuis l'apparition, elle sait à qui elle s'adresse. Elle a vu la dame. C'est au fond toute la différence. Comme un enfant pauvre qui fait des ourlets pour les mouchoirs d'une riche dame : si une fois elle a vu la dame, elle sait désormais pour qui elle fait le travail. Elle n'y réfléchit pas, elle ne peut pas s'imaginer pourquoi la riche dame a besoin de tant de mouchoirs. Mais elle sait maintenant qui les reçoit, et on lui a dit que la dame en a besoin, bien que l'enfant n'en comprenne pas mieux la raison avant qu'après. Bernadette continue à dire ses Ave Maria à la dame qu'elle a vue. Elle lui dit combien elle l'a trouvée belle et aussi qu'elle souffrirait volontiers pour elle. Et cela d'une manière si absolue et avec une telle manière de ne pas se poser de question que cela tiendrait presque du fanatisme si ce n'était le simple effet de la grâce, la sainteté (NB 1/1, 222).

128. Une prière sans paroles devant Marie

A quinze ans, Adrienne encore protestante a une vision de la Vierge. Voici le récit qu’elle en a fait au P. Balthasar, tel qu’on le trouve dans « Mystère de la jeunesse » (Geheimnis der Jugend). Plus tard le P. Balthasar a demandé à Adrienne d’en faire une description par écrit, elle le fit en français. L'original français de la main d'Adrienne se trouve dans « Fragments autobiographiques » (p. 127). Le texte ci-dessous est une traduction du texte en allemand tel qu’on le trouve dans « Mystère de la jeunesse » : Dans ce même mois de novembre 1917, je me réveillai un matin très tôt - il faisait à peine jour - à cause d'une lumière dorée qui remplissait tout le mur au-dessus de mon lit et, dans un tableau, je vis la Mère de Dieu entourée de différentes personnes (celles-ci se trouvaient un peu en retrait tandis qu'elle se trouvait au premier plan) ainsi que de quelques anges dont certains étaient aussi grands qu'elle, d'autres petits comme des enfants. L'ensemble était comme un tableau, cependant la Mère de Dieu était vivante, dans le ciel, et les anges changeaient de place. Cela dura, je crois, très longtemps ; je regardais comme dans une prière sans paroles et j'étais stupéfaite d'admiration, je n'avais jamais rien vu d'aussi beau ; au début, toute la lumière était comme de l'or étincelant, puis elle pâlit peu à peu et, pendant qu'elle pâlissait, les traits de la Vierge Marie devinrent plus distincts. Je ne fus pas du tout effrayée, au contraire je fus remplie d'une joie nouvelle, forte et très douce. A aucun instant, l'ensemble ne me parut irréel, il ne me vint pas à l'esprit que je pouvais être victime d'une illusion. Si je me souviens bien, je n'en ai parlé à personne, sauf à Madeleine, à qui j'ai raconté la chose comme quelque chose de tout naturel. Mad. répondit seulement : "J'aurais bien aimé aussi la voir". Nous n'en parlâmes plus jamais. Le souvenir de cette apparition m'est resté très vivant, il m'accompagna longtemps comme un secret merveilleux ; d'une certaine manière, je possédais maintenant un lieu de refuge. Plus tard, j'aurais aimé en parler avec quelqu'un ; une fois ou deux me vint la tentation d'aller voir un prêtre et d'en parler avec lui, mais je n'en connaissais pas. Je n'aurais jamais eu l'idée d'en parler avec un pasteur protestant, bien que je ne croie pas que j'aie su alors d'une manière ou d'une autre que je deviendrai un jour catholique. Depuis cet événement, j'ai gardé une tendresse pour la Mère de Dieu malgré l'éloignement dans le temps ; je savais qu'on devait l'aimer, mais ce ne fut pas pour moi l'occasion d'une inquiétude plus profonde. Dès que commença mon instruction catholique, j'en parlais avec le prêtre qui s'occupait de moi ; il était clair pour moi que je devais le faire. Quand la Mère de Dieu disparut, je m'agenouillai au pied de mon lit (j'avais pris cette habitude depuis mon anniversaire), et je pense que je suis restée en prière jusqu'à ce qu'il soit l'heure d'aller à l'école (NB 7,24-25).

129. Dire un Je vous salue Marie 

Dans la prière la plus simple, un Ave Maria par exemple, le croyant se représente quelque chose ; on connaît beaucoup d'images de la Mère de Dieu : avec l'enfant dans les bras, remplie de bonheur et de paix ; on comprend qu'elle est bénie entre toutes les femmes, pleine de grâce. La grâce provient du ciel, elle est invisible et elle reçoit pourtant dans la prière une certaine expression visible. On peut se représenter et ne pas se représenter ce que veut dire être pleine de grâce, on peut se représenter et ne pas se représenter ce que veut dire tenir l'enfant Jésus dans ses bras. Le croyant réfléchit à tout cela et la prière n'a pas besoin alors d'un acte artificiel de l'intelligence ; malgré ce qui est incompréhensible, c'est quelque chose de paisible et de beau, et même l'incompréhensible qui est là est exaltant, comblant, il fait participer à sa transcendance. L'Ave Maria quotidien, même répété d'innombrables fois, ne s'use jamais. Le mystère se rapproche, dans son caractère de mystère il devient plus digne d'être aimé, il nous fait pressentir la plénitude de Dieu. Surtout son amour. La Mère et son enfant tissent dans cet amour ; on sent comment il rayonne d'eux. Ils ne repoussent pas, au contraire ils attirent, ils partagent. Et le surnaturel dans la Mère et l'enfant fait que la prière qui les salue devient un salut surnaturel. Si cela n'était pas, cette prière nous dégoûterait depuis longtemps (NB 6,60-61).

130. « Seigneur, que ta Mère nous aide »

Prière de saint Benoît, patriarche des moines d’Occident (+ 547), dans la deuxième partie de sa vie : « Père, l’œuvre que ton Esprit m'avait inspiré d'entreprendre est commencée. Tu vois les difficultés que je rencontre bien que je me donne du mal. Depuis que j'ai reçu ta mission, je n'ai pas douté un seul instant de son authenticité. Parce que tu le veux, je veux continuer ce qui a été commencé. Et parce que tu le veux, je veux devenir l'instrument qu'il faut pour cette œuvre. Je vis dans l'incertitude ; et cependant je pourrais aussi bien dire : en moi vit la certitude que j'ai foi en toi. Père, aie pitié de moi ! Père, aide-moi ! Non seulement moi, mais aussi chacun de ceux qui vont venir plus tard. Je t'en prie, Seigneur, que ta Mère aussi nous aide, qu'elle soit avec nous. Permets-lui d'agir de telle sorte que, par l'union qu'elle a avec toi et par l'union que tu connais avec le Père et l'Esprit Saint, dans ce que nous commençons, ne soient visibles que la foi que tu nous donnes et la volonté qui nous anime de faire ta volonté. Amen » (NB 1/1, 413-414).

 

9. Les anges, les saints et la prière

131. Notre ange et la prière

Un enfant ou un malade (car le monde des malades est proche du monde des enfants) voudrait faire quelque chose de bien, par exemple une vraie prière ; mais il est trop faible, trop misérable, pour la faire ; il fait alors ce qu'il peut et il s'en remet à l'ange pour le reste (NB 6,45).

132. Les anges peuvent nous donner beaucoup pour élever nos prières

Il y a des hommes qui, par leur manière d'être, sont comme une prière ; en leur présence, on voudrait être différent, meilleur, plus branché sur l'essentiel. On sait aussi qu'ils vivent de la prière, parfois aussi qu'ils ont dû se forcer pour prier et que beaucoup d'efforts et de don d'eux-mêmes leur furent nécessaires pour y arriver. Les anges par contre sont des êtres qui sont simplement donnés. On ne voit pas en eux qu'ils aient à lutter, à réfléchir, à se faire violence, à se développer. Ils sont parfaits sans s'être donné du mal. Ainsi ils nous donnent beaucoup non seulement pour élever nos prières, mais aussi par les exemples qu'ils sont pour nous (NB 6,46).

133. Les anges sont comme des enfants pour admettre les choses et pour prier

Ce qui est angélique ne devient jamais un élément de notre nature, mais certaines de leurs qualités peuvent très bien se transmettre à nous : la manière dont ils ont continuellement les yeux tournés vers Dieu, leur manière de ne pas se laisser détourner, de ne mettre rien en doute et de ne jamais désespérer, et tout leur naturel qui est absolument inouï. Nous, avec nos éternelles objections, nous semblons ne jamais vouloir croire que toutes choses ont été créées réellement pour le Christ, partout nous voulons voir des exceptions, mettre des réserves. Les anges sont tout à fait comme des enfants pour admettre les choses et pour prier (NB 6,47).

134. A dix ans, Adrienne prie avec un ange

A quarante-cinq ans, dans l’extase, Adrienne retrouve l’état de conscience qui était le sien à l’âge de dix ans ; elle ne sait plus qu’elle a quarante-cinq ans, elle n’est plus que la petite fille avec ses pensées et son langage. Elle raconte au P. Balthasar (qu’elle ne reconnaît pas) qu’elle reçoit souvent la visite d’un ange. S’ensuit alors le récit de la petite Adrienne avec parfois des questions du P. Balthasar : L’ange prie toujours avec moi. Des petites prières aussi qu'il me dit dans le cœur. (Qui est-ce qui prie alors?) Nous prions ensemble. Tu sais : je dis peut-être le Notre Père. Mais il y a beaucoup de choses que je ne comprends pas dans le Notre Père. "Pardonne-nous nos offenses", ça, je le comprends encore. Mais "comme nous pardonnons aussi...", je ne comprends pas du tout. "Et ne nous soumets pas à la tentation", je ne saisis pas non plus. L'ange est simplement là, il n'explique pas à proprement parler. Mais il y a d'autres prières..., peut-être que tu n'appelles pas ça une prière, je ne sais pas. Où on réfléchit un peu comme ça... On dit un mot et l'ange me montre quelque chose avec ce mot, il me le raconte dans le cœur. "Je voudrais tout te donner", on dit quelque chose comme ça. Et alors il me montre comment par exemple on pourrait donner sa pomme ou son chocolat au Bon Dieu. Et parce qu'on ne peut pas les donner directement au Bon Dieu, dit l'ange, on peut à la place les donner à un pauvre. Et on convient avec l'ange qu'on les met de côté pour le lendemain. Puis il me montre aussi qu'à part une pomme et un chocolat il y a encore d'autres choses qu'on pourrait donner. Ou bien quand on est malheureuse et qu'on a beaucoup pleuré... maintenant justement j'ai beaucoup pleuré... parce que je voudrais aller auprès du Bon Dieu... je suis malade depuis si longtemps déjà. Je n'aime plus me lever. Je ne peux pas jouer beaucoup... Et je pense : plutôt que de jouer... Naturellement il peut y avoir aussi beaucoup de choses amusantes. Mais maintenant justement je ne suis pas très gaie. Et je voudrais voir le Bon Dieu et le Seigneur Jésus ! (NB 7,16-17).

135. A quinze ans, prière d’Adrienne avec l’ange

(Dans les mêmes conditions qu’au paragraphe précédent, le P. Balthasar demande à Adrienne, âgée de quinze ans, comment elle prie). Je m'agenouille toujours pour prier. Puis-je me mettre à genoux maintenant aussi ? La prière du soir par exemple ? (Oui). Je parle d'abord avec l'ange. Doit-on aussi te montrer cela ? Cela ne te fait rien que je suis une méchante ? "Mon ange, je te prie de regarder dans mon cœur, de voir tout ce que j'ai fait depuis hier et de me dire s'il y a eu quelque chose de mal". (Pause). Maintenant l'ange regarde toute la journée. "Comme tu es content aujourd'hui, je te prie quand même de ne pas oublier que la semaine dernière tu étais moins content quand j'avais du désordre et que je suis arrivée en retard à l'école". (Tu sais, c'est seulement pour qu'on ne s'emballe pas. C'est pour cela qu'on doit revenir un peu en arrière). Et tu comprends : maintenant il referme le cœur. Maintenant on n'a pas besoin de penser plus longtemps que la semaine dernière on s'est mal conduit. Et ne pas penser non plus particulièrement qu'aujourd'hui il est content. C'est en ordre, ce n'est plus mon affaire. Tu comprends ? "Seigneur Jésus, je te remercie pour cette journée. je te remercie pour tout ce que tu as fait, pour moi et pour tous ceux que j'aime, et je te demande de permettre que tous ceux que j'aime soient aussi ceux que tu aimes, c'est-à-dire tout le monde. Je te demande de me prendre toujours plus, de m'apprendre à faire ta volonté et à mettre entre tes mains tout ce que je suis et deviendrai. Je te demande de bénir ma famille, d'être bonne avec maman, de bénir tous les copains, de bénir les maîtres et que tous ceux qui ont du mal à comprendre, comme moi, arrivent quand même par ta grâce à mieux te comprendre jusqu'au jour où au ciel ils te comprendront totalement. Sois avec tous les pauvres, avec tous ceux qui souffrent, mais surtout avec tous ceux qui ne comprennent pas. Je te prie pour cela et je te demande aussi de bénir la Sainte Vierge. Amen" (NB 7,28-29).

136. Recommander sa prière aux anges et aux saints

Quand on prie, on peut d'emblée recommander sa prière à tous les anges et à tous les saints : ils voudraient nous soutenir et nous aider à utiliser les mots justes vis-à-vis de Dieu Trinité, nous les inspirer, mais aussi, d'autre part, s'approprier notre prière telle qu'elle est maintenant, avec son contenu, ses intentions, faire leurs nos propres besoins, trouver peut-être à nos demandes des raisons que nous ne connaissons guère, les vêtir de leurs mots, les transmettre ainsi, les présenter à Dieu comme s'il s'agissait de ce qui leur est le plus personnel (NB 10, n. 2226).

137. Un saint peut nous assister dans la prière

Un saint peut être là comme un assistant pour la prière. Dans la méditation, il y a un accompagnement des saints pour rencontrer Dieu (NB 1/2, 37).

138. Au ciel, tous ceux que nous appelons les saints sont occupés à prier (NB 10, n. 2051).

139. On n'accorde jamais assez d'importance à la prière d’un saint

Il y a le saint dans sa mission et dans sa prière ; et justement on n'accorde jamais assez d'importance à sa prière : c'est là qu'il vit ses heures les plus belles mais aussi les plus difficiles. Les plus belles quand il peut faire l'expérience des choses de Dieu et du ciel ; les plus difficiles quand Dieu procède avec lui à des "exercices crucifiants" ou qu'il lui montre des choses divines qui pour lui, homme, sont démesurées. Des choses (avec ou sans visions) par lesquelles il a part à quelque chose de si grand qu'il perd pied et que cependant il n'a pas le droit de le perdre tout à fait parce qu'il sait que Dieu compte maintenant sur lui. Il n'est pas nécessaire que ce soit la "nuit obscure", cela peut être l'un ou l'autre "travail d'éducation" que Dieu entreprend sur son saint et qui peut faire terriblement mal. Non pas avant tout parce que Dieu corrigerait une faute, mais parce que Dieu permet une participation à quelque chose qui reste totalement indéfinissable (NB 1/2, 22).

140. Dans sa prière, le saint ne cesse d’offrir à Dieu sa tâche

Dans sa prière, le saint ne cesse d'offrir à Dieu sa tâche, il agit selon ce qu'elle requiert ; ce faisant, ses actes ne porteront pas seulement la marque de sa mission, ils porteront aussi plus ou moins la marque de sa personnalité et de sa responsabilité réfléchie (NB 1/2, 24).

141. L’action des saints sort de leur prière

L'action d'un saint pourrait sembler n'avoir aucune relation avec ce qu’il a appris dans la prière. Et pourtant son action en est le fruit. Seulement la pomme semble tomber loin du tronc. Et quand ceux qui vivront après lui chercheront à juger les actes d'un saint, ils seront encore plus enclins que ses contemporains à méconnaître les rapports entre sa prière et son action. La principale source d'erreurs réside dans le fait que nous jugeons les missions des saints et leur caractère raisonnable par la seule "raison" de notre existence qui n'est pas celle d’un envoyé ; nous pensons comprendre quelque chose mais, du point de vue des missions, nous sommes totalement à côté. Nous voyons certains effets d'une mission, mais non son enracinement en Dieu. Si nous ne cherchons pas à pénétrer dans les missions des saints jusqu'à l'endroit où leur action sort de leur prière, nous pouvons être sûrs a priori que nos stylisations seront fausses (NB 1/2, 24-25).

142. Chercher à prier comme les saints

Il n'est pas du tout nécessaire de toujours attribuer aux saints des compétences particulières ; il est beaucoup plus important de chercher à prier comme ils ont cherché à le faire et à vivre de la même source qu’eux. Dans la force de la prière et en elle seule il est alors possible aussi de discerner en maintes missions l'authentique de l'inauthentique (NB 1/2, 25).

143. Prier avec un saint me rend le ciel plus proche

Dans une prière faite dans la communion des saints, maintes directions sont efficaces en même temps : la direction qui va de moi vers le saint, de moi à Dieu, du saint à moi et du saint à Dieu, de Dieu à moi et de Dieu au saint. Toutes ces directions sortent modifiées par cette prière. Quand un saint prie à côté de moi et avec moi, il examine en quelque sorte en même temps mes intentions, il prend avec lui mon intention examinée et purifiée, la transmet à Dieu, la reçoit de Dieu en retour et me rend pour ainsi dire le résultat. Tout cela ne se réalise pas comme si le saint était une station intermédiaire entre Dieu et moi. On pense : il est là-haut en présence de la majesté de Dieu, je suis ici-bas dans une obscurité qu'on ne peut pas éclairer. Mais la prière dans la communion des saints ne me fait pas seulement lever les yeux vers le ciel, elle ne fait pas non plus que me rapprocher un peu plus du ciel de sorte que j'acquière une nouvelle confiance dans ma situation sans issue, elle me rend aussi le ciel plus proche. Au ciel, tout est confiance parce que finalement nous avons tous été sauvés par Dieu et parce que tous ceux qui sont sauvés et qui sont déjà au ciel ont part à la confiance de ceux qui vivent sur la terre (NB 1/2, 21-22).

144. Prier les saints quand on a un souci

(Adrienne a 25 ans. Elle est encore protestante. Voyage de noces en Italie. Visite d’églises). Les litanies me parlent au fond plus que la messe, car celle-ci, je ne la comprends pas, mais je peux très bien comprendre qu'on invoque un saint l’un après l'autre si on a un souci, et chacun va ensuite au Bon Dieu avec mon petit panier (NB 7,238).

145. Le saint que je prie est en quelque sorte agenouillé à côté de moi

Je voulais prier Dieu ou l'un de ses saints, seule ou en Église ou avec vous ; je me représentais le saint que je voulais prier, qui devait porter devant Dieu ma prière façonnée aussi par son esprit, faire de ma prière sur terre une prière céleste. Mais je ne pensais pas que, par ma prière, le saint est pour ainsi dire rattaché à nouveau à la terre, que ma prière le place en un lieu nouveau étant donné que maintenant il est agenouillé en quelque sorte à côté de moi, il prie avec moi, selon son ancienne habitude de prier sur la terre, tout en priant maintenant en même temps au ciel : cela ne signifie pour lui aucune distance. En priant avec moi, il ne perd rien de son efficacité dans le ciel, mais cette activité reçoit, par notre prière commune, une nouvelle nuance qui provient d'une certaine manière de ma prière (NB 1/2, 21).

146. Faire appel aux âmes du purgatoire ?

La question se pose de savoir si d'ici-bas on peut faire appel aux "pauvres âmes du purgatoire". Pour le moment, elles ne peuvent rien faire elles-mêmes, elles ne sont même pas libres de leurs pensées. Elles ne le redeviendront que lorsqu'elles auront part à la liberté de Dieu dans une prière profonde et qu'ainsi elles seront parvenues, vis-à-vis de Dieu, à une liberté nouvelle. Ce n'est qu'alors, peut-être à la sortie du purgatoire, qu'elles pourront aussi ressentir à nouveau l'amour des autres comme elles éprouvent l'amour du Seigneur. Si on fait appel aux âmes qui sont dans le purgatoire proprement dit, elles ne l'entendent pas elles-mêmes car elles sont fixées ; mais le Seigneur l'entend et il peut exaucer la prière. Au purgatoire, l'âme est réellement isolée. Elle ne peut que regarder devant elle, non à côté d'elle. Il n'y a pour elle aucune possibilité de comparer : comment le Seigneur procède avec les autres âmes, sur terre ou au purgatoire. Elle est dans une sorte de solitude, totalement occupée de la relation que Dieu a avec elle. Ce n'est que lorsqu'elle est totalement purifiée et qu'elle est totalement détachée d'elle-même que s'ouvre à nouveau pour elle l'expérience de la communion des saints dont elle a dû auparavant se sentir exclue comme indigne (NB 6,340).

 

10. La prière des saints

 

147. La prière de Jean et la prière de Marie

La prière de Jean est toute abandonnée, vraiment naïve : sa prière est toujours un espace ouvert, illimité, que le Seigneur lui-même remplit. - La prière de Marie par contre dit quelque chose de plus intense parce qu'elle est introduite plus avant, parce qu'elle a expérimenté en son propre corps Dieu le Père, le Fils et l'Esprit, et qu'elle est parvenue ainsi à une expérience immédiate de l'âme, qui paraît plus riche, presque plus déconcertante, que la prière du disciple qui n'a accès aux autres mystères que par sa rencontre avec le Seigneur, par son attachement à lui, par le fait qu'il s'est mis à sa suite et qu'il les juge tous en fonction de l'existence du Seigneur et de son approbation (NB 5,235).

148. Les apôtres : les premiers à prier de manière chrétienne

Au commencement, les apôtres adorent Dieu, mais c'est pour eux très difficile de faire le pas et de comprendre que le Christ qu'ils accompagnent est le Fils de Dieu. Ils voient bien qu'il les dépasse de beaucoup, que ses paroles possèdent une force inhabituelle qui les captive, que dans ses paroles il arrive toujours quelque chose d'inattendu. Mais que cette parole doive être simplement la Parole de Dieu, qu'entre ce qui se passe sur terre et ce qui se passe au ciel il doive y avoir un rapport direct, cela rend leur prière plus difficile. Il serait plus simple de prier si le ciel était loin et si les effets de la prière se produisaient dans ce ciel lointain, plutôt que de savoir que dans ce Jésus de Nazareth le ciel lui-même est devenu homme. Qu'eux-mêmes sont ceux qui ont été jugés dignes de participer à la vie de Dieu sur terre et qu'en conséquence ils sont les premiers à prier d'une manière chrétienne. Quand ils disent le Notre Père que le Seigneur leur a appris, ils peuvent s'appuyer sur lui. C'est une prière et ils la reprennent. Mais ils doivent aussi pouvoir prier librement ; et quand ils le font et qu'ensuite ils y réfléchissent, il leur semble que leur prière manque de grandeur, comme s'ils étaient des gens trop simples pour pouvoir exprimer ce qu'ils pensent. Mais en présence du Seigneur, ils ne cessent d'être rassurés ; ils savent qu'ils peuvent lui abandonner le plus que leur prière devrait contenir. Il complétera divinement, il accomplira ce qu'ils ne peuvent faire par leurs propres forces. Mais ils n'en sont pas moins chargés de prier. Ils ont le droit de venir à bout de cette tâche et ils le veulent (NB 10, n. 2233).

149. La prière de Jean : il est rempli de l’amour d’où jaillit la prière

Dans l'Apocalypse, Jean décrit des choses qui lui sont données à voir et exactement telles qu'il les voit. Il lui en est montré plus qu'il n'en peut porter, comprendre, utiliser. Il sait aussi que chaque tableau est un tableau de prière qu'on pourrait analyser en détail pour former avec toutes ses parties une grande prière. L'Apocalypse rend le voyant capable d'une sorte de prière nouvelle et plus profonde. Ce qu'il y gagne, c'est d'être rempli de l'amour d'où jaillit la prière. C'est l'amour que connaissent tous ceux qui bâtissent uniquement sur le Seigneur : une plénitude d'amour qui n'est pas de ce monde et qui pourtant se répand dans le monde (NB 10, n. 2233).

150. La prière de Jean : le Seigneur se trouve toujours au centre de sa prière

Saint Jean l'apôtre. Il prie de telle manière qu'en chaque mot et en chaque aspect de sa prière le Seigneur se trouve toujours au centre, le Seigneur qu'il aime comme un ami et qui est Dieu. C'est de cet amour qu'il vit et il attiré par lui dans l'amour de Dieu, et son amour se transforme. Chaque fois qu'il se met à prier, il voudrait adorer, remercier, présenter sa requête ; il s'abandonne, il s'offre, il se livre totalement. Cependant dès qu'il commence, il est tellement saisi par l'amour de Dieu qu'il n'a plus besoin de rien faire : il est accueilli, son offrande est acceptée par le Seigneur, son sacrifice est agréé. Il n'a plus besoin de faire d'effort, de vouloir quelque chose, la volonté de Dieu et son amour sont totalement en lui. Tout n'est plus qu'amour, unité, grâce. Et, pour lui, c'est comme si Dieu avait justement besoin de cette prière, comme si le Fils l'avait attendue pour remplir les autres d'amour, pour répandre chez les autres le don total de sa grâce. Il n'est jamais plus heureux que dans cette prière puisque, par la grâce, lui-même est distribué également à tous ceux qui attendent cette grâce (NB 1/1, 257).

151. La prière du martyr

Saint Ignace, évêque d’Antioche (+ 107 ou 113) : « Seigneur, toute ton Église ne peut pas mourir de la mort des martyrs, car il doit rester des croyants pour transmettre la foi, pour la donner comme tu nous l'a donnée ; pas une foi morte, mais une foi vivante comme tu ne cesses de nous la donner dans ton eucharistie. Mais parmi tes serviteurs, il doit y en avoir aussi qui meurent pour toi et dont la mort en témoins de la foi soit féconde pour ton Église. L'Église est encore si faible, si humaine, qu'elle ne cesse d'avoir besoin d'une nouvelle mort pour y trouver une nouvelle vie. Par ta mort, tu nous as donné la vie nouvelle de l'eucharistie. Permets que nous aussi, par notre mort, nous donnions à l'Église et à toi-même la nouvelle vie de notre sang. Ne rejette pas cette prière ! Donne-nous cette mort ! Donne-la nous aussi afin que nous sachions que nous avons le droit de t'appartenir. Afin que nous ayons la certitude que notre prière durant toutes ces années a été entendue par toi, la certitude aussi que par ta grâce elle sera féconde pour ton Église. Permets que notre mort, qui doit être prière, te montre que nous n'avons rien de plus cher que toi et ton Église. Épargne tous ceux qui sont faibles, tous ceux qui, au dernier moment, pourraient se montrer infidèles. Bien que nous sachions que dans notre demande il y a un risque, le risque de la fidélité à tenir, permets que nous mourions comme tu l'attends de ceux qui t'appartiennent : avec l'amour dans le cœur, avec la foi et avec l'espérance en ta vie éternelle » (NB 1/1, 383).

152. La prière de Monique

Sainte Monique, la mère de saint Augustin (+ 387). Elle a tellement prié pour son fils (saint Augustin) qu'il dut finalement se convertir, qui n'en a pas terminé non plus avec cette conversion pour ainsi dire extorquée, ce fut un nouveau commencement qui est double. Son fils est devenu libre pour le Christ, pour son service, et il a ouvert de nouvelles voies pour d'autres, innombrables. Il est devenu une semence. Et, de son côté, la prière de Monique est devenue libre pour tout ce qui reste encore à faire dans l’Église. Sa prière est devenue anonyme et illimitée, elle n'est plus restreinte en Dieu à une conversion unique, toute sa prière désormais est libre pour tout, elle se perd en Dieu, elle prépare un chemin vers Dieu pour tous ceux qu'il veut appeler. Elle est l'orante, l'incarnation de l’Église qui prie sans cesse. Elle est celle vers qui on peut se tourner quand on est fatigué de la prière : elle peut continuer. Elle ne prie pas pour elle mais pour son fils et, en tant qu’Église, pour tous ses fils. Quand son fils devient chrétien, tous les chrétiens deviennent ses fils, et elle se perd en tous. Comme l’Église, elle enfante dans les douleurs et elle est toute donnée à cette naissance (NB 2,49-50). - Dieu Trinité, dont le dessein était de convertir Augustin et d’en faire un serviteur, a fait de sa mère une grande orante pour que la fécondité de sa prière devienne visible en lui (NB 2,97).

153. La prière d’Élisabeth de Hongrie

Sainte Élisabeth de Hongrie (+ 1231) a un constant besoin d'être en conversation avec Dieu. Mais elle est très avare de paroles dans sa prière. Elle est totalement ouverte et elle est comme une enfant ; elle entend et voit beaucoup plus qu'elle ne parle elle-même. Les autres ne sont aucunement pour elle un obstacle à la prière, ils la nourrissent plutôt. Elle voit le Christ tout à fait réellement en ceux qui souffrent ; en ceux qui sont dans le besoin, elle rencontre les besoins du Seigneur. Il va tellement de soi pour elle de prier qu'elle ne pourrait rien dire de la durée de ses prières. Elle est simplement dans la prière et elle y reste. Elle y est comme un enfant dans un jardin. Ici il découvre un nid avec des œufs et il se réjouit, là un oiseau mort et il est terriblement triste, mais tout fait partie de sa vie. Pour Élisabeth, tout ce qu'elle vit et souffre fait partie de son existence en Dieu. Quand par exemple elle dit un Notre Père et que, pendant ce temps, un souci lui vient, il fait partie de son Notre Père. "Que ta volonté soit faite" : justement dans ce pauvre qui lui arrive maintenant. "Notre pain de chaque jour" : donne-le lui ! Il n'y a pas d'interruptions, mais seulement des correspondances (NB 1/2, 59).

154. « Je voudrais te servir »

Saint Ignace de Loyola (+ 1556) : « Seigneur, je voudrais te servir et, pour la plus grande gloire de Dieu, je voudrais faire tout ce que tu attends de moi » (NB 11,29).

155. Remercier Dieu qu’on trouve en le cherchant

Dans une prière, saint Ignace remercie Dieu qu'on trouve en le cherchant. Mais on doit toujours aussi continuer à chercher quand on a trouvé afin que l'obéissance vis-à-vis de Dieu ne s'alanguisse pas, mais que tout reste vivant dans une relation constante avec le Fils, et le Fils le conduit au Père (NB 11,30).

156. La prière de saint Ignace

Quand, après sa conversion, Ignace commence à prier, il le fait avec une force qui n'est pas sans ressembler à l'enthousiasme de la grande Thérèse. Mais il y voit en même temps la mission. Il aspire à la prière d'une manière virile et vigoureuse. Il voudrait pouvoir prier toujours plus intensément et toujours plus librement et plus totalement. Dans sa prière aussi il voit grandir sa mission. Et il doit se consacrer à cette mission d'une manière qui, au début, ne semble pas s'intégrer à sa prière. Sa prière et sa fondation ou la mise au point de ses Exercices spirituels lui semblent être deux activités différentes. Sa réflexion devant Dieu également n'est pas pour lui identique à sa prière proprement dite. Et il préférerait prier plutôt que réfléchir. Puis il éprouve tout d'un coup que prière et réflexion font partie toutes deux de sa mission et que ce n'est pas lui qui doit tracer des frontières, il doit être ouvert aux deux comme ça se présente. Une résistance intérieure est par là surmontée, non en ce sens qu'il saute par-dessus pour ainsi dire, mais il la met de côté, il revient à l'indifférence et, à partir de là, il prie ou agit selon sa mission actuelle. Ceci est rendu possible par une différenciation très fine de l'obéissance : l'obéissance devient pour lui quelque chose d'absolu. Puis vient le temps où la prière ne le quitte plus, où il vit dans un état constant de prière, parce que justement il demeure constamment dans l'état d'obéissance. Les deux coïncident. Il suit Dieu de telle manière qu'en toute sa conduite il sait aussitôt ce qu'il doit exécuter et comment. Il pourrait décider de dire maintenant le Suscipe et au milieu d'un mot savoir qu'il doit maintenant s'occuper de ceci ou de cela. La directive ne laisse rien à désirer en fait de netteté. Comme un cordeau qui serait posé au travers de l'âme et indiquerait la direction. C'est tout à la fois grâce et exercice, et c'est voulu ainsi par Dieu. Par sa foi et sa prière, il est si unifié qu'il peut pour ainsi dire être déplacé par Dieu à toute vitesse et réagir également aussitôt. Une boule compacte (NB 1/2, 60).

157. La prière de sainte Rose de Lima

Sainte Rose de Lima (+ 1617). Sa prière est pleine d'ardeur. Pleine de don d’elle-même. Elle souffre dans sa prière. Parfois c'est pour elle comme si elle ne trouvait plus la force de prier. Car dès qu'elle prie, elle commence à souffrir. Comme si Dieu avait fait de sa prière l'exercice de pénitence le plus dur. Elle souffre en son corps et en son âme. Et il est alors essentiel que sa prière soit cet exercice de pénitence, dont la mesure et la durée restent totalement abandonnées à Dieu (NB 1/1, 305).

158. Une expérience de prière du curé d’Ars dans sa jeunesse

Saint Jean-Marie Vianney (+ 1859) a eu dans sa jeunesse une expérience de prière. Un jour, il a dit un Notre Père sans beaucoup d'insistance, avec la disposition d'esprit où l'on se dit : je vais encore vite prier un peu maintenant. Et tout d'un coup il remarque que la prière devient vivante en lui. Qu'elle devient en lui la clef qui ouvre toute la richesse de Dieu. Que, par la prière, Dieu nous donne la possibilité d'avoir part à ses trésors. Comme si quelqu'un ouvre une armoire pour prendre une pièce de monnaie et il en tombe des sacs entiers. Mille fois plus. Mais pour qui a de l'argent les besoins s'accroissent. J'économise vingt francs pour acheter une robe. Mais si je reçois un million, je peux en quelque sorte tout me payer. Celui qui reçoit les trésors de prière de Dieu comprend qu'il peut oser les choses les plus folles. Vianney comprend tout d'un coup qu'il a part au pays tout entier de la grâce. En priant, il peut s'emparer de tout. Il s'enhardit, avec la grâce de Dieu, à regarder dans les cœurs des pécheurs. Il le fait aussi avec certitude. (NB 1/2, 88).

159. La prière du curé d’Ars

Dans sa prière, Vianney a souvent su comment ses pénitents avaient péché et ce qu'ils n'avaient pas confessé ; il laissait alors tomber une remarque en passant sans être pleinement conscient de la portée de ses paroles. Mais le pénitent était tellement touché au cœur par la vérité de ce qui avait été dit que c'est cette parole seulement qui lui faisait comprendre, sans discuter, toute la gravité de son péché d'autrefois. Et ceci non pour des raisons naturelles mais en raison de la vérité qui avait été condensée dans la parole de Vianney (NB 5,210).

160. La prière de Thérèse en famille

Sainte Thérèse de Lisieux (+ 1897). Quand Thérèse est enfant, elle prie avec la bonne, avec ses sœurs, avec ses parents. Chaque prière est pour elle une fête, car elle se fait dans une communion des saints qu'elle expérimente de manière concrète. Un jour que sa mère est malade, elle prie avec une femme étrangère : c'est son expérience d'une "prière sèche". Une part de ce qu'elle ressent dans la prière est conditionnée par la présence d'un être cher. Prier avec quelqu'un, c'est en quelque sorte recevoir une caresse. Pour les enfants, ce n'est pas faux. On doit introduire les enfants dans la prière par l'amour, une part de leur ferveur dans la prière réside dans le fait d'être ensemble ; chez Thérèse, ce fut le cas d'une manière particulièrement forte parce que sa famille était réellement pour elle l’Église concrète. Ce qu'elle ne peut encore faire par elle-même, son père ou l'une de ses sœurs s'en charge. Et elle doit le ressentir : avant, pendant et après la prière. Avec une femme étrangère cette médiation fait défaut. C'est ainsi qu'elle a un petit avant-goût de ce que sera plus tard la sécheresse, elle ne ressent pas alors la réponse de Dieu. Cette réponse pour elle se trouvait fortement dans son entourage. Pour prier de manière catholique, on doit savoir quelque chose de la communion des saints et celle-ci, on ne peut mieux la faire comprendre à un enfant que par sa famille. Jusqu'à l'entrée de Thérèse au couvent, se succèdent pour elle prière normale et prière insensible, cette dernière surtout durant sa maladie ; comme elle ne reconnaît plus ses sœurs, elle ne reconnaît plus Dieu vraiment non plus. La médiation lui fait défaut et par là aussi ce qui doit lui être transmis. Mais c'était juste et voulu ainsi par Dieu. Quand la Mère de Dieu lui apparaît, ce qui est plus grand lui est soudainement révélé ; c'est comme Pâques après le carême (NB 1/2, 70-71).

161. La prière de Thérèse au pensionnat

Au pensionnat, Thérèse va à l'église avec des filles qui, pour la plupart, n'y attachent pas d'importance. Les meilleures d'entre elles y vont comme à un cours. Avec un certain recueillement, avec discipline et respect, guère autrement qu'on va à une leçon. Elles se comportent comme des écolières. Ce qu'avait d'unique, de festif jusque là pour Thérèse chaque visite à l'église n'est plus transmis par son entourage. Et il lui est très difficile de passer par-dessus ce qui manque. Elle doit maintenant faire les deux choses : ce qui lui est propre et ce qui est complété par sa famille. C'est comme le début d'une souffrance. L’absence du besoin de prier et le manque d'intériorité de ses compagnes ont pour effet qu'elle a l'impression de ne pas être à sa place avec elles. Comme le Seigneur, dans la communion des saints, compte sur la coopération de l’Église et que Thérèse en sait quelque chose, elle ressent très fort ce qui manque. Elle est animée du désir de faire comprendre aux autres les dévotions et les prières telles qu'elle les comprend elle-même. Une part de sa souffrance consiste dans le fait qu'elle perçoit chez elles les lacunes et une part dans le fait qu'elle ne peut pas le leur faire comprendre. Elle ne voit pas encore qu'elles ne se posent pas la question ; elle doit seulement faire sa propre prière sans se faire de soucis, avec amour. Elle attend un soutien qui ne vient pas (NB 1/2, 71-72).

162. La prière de Thérèse dans ses débuts au carmel

Thérèse a été enchantée par sa première prière au chœur. Mais viennent ensuite les mille choses qu'on doit y observer. On doit garder la mesure, maintenant s'agenouiller, maintenant se relever, etc. Elle avait su d'avance en théorie comment cela se passait à peu près, il lui manquait l'usage ; elle ressent le tout comme une sorte de contrainte et même - sans se l'avouer à elle-même - comme une perte de liberté vis-à-vis de Dieu dans sa prière. La prière chorale commence ainsi dans l'absence de consolation. Puis s'installe en elle une sorte de crainte habituelle : faire quelque chose de faux maintenant précisément. Il lui semble que le cérémonial extérieur paralyse son don intérieur d'elle-même. Plus tard, quand le tout est devenu un phénomène secondaire qui va de soi, il lui semble qu'elle a perdu, au profit de cette nouvelle manière de prier, l'autre manière qu'elle avait. Quand elle pense seulement à la prière ou qu'elle travaille en priant ou qu'elle est avec les sœurs, souvent tout va très bien. Dans les moments où elle prie les mains jointes, elle n'est pas sans consolation. Elle se réjouit même de l'heure de prière qui arrive. Mais quand celle-ci sonne, l'absence de consolation est là à nouveau (NB 1/2, 72-73).

163. Prier au carmel

Dans sa prière, Thérèse demande de pouvoir travailler dans l’Église pour sauver les âmes sur terre et au purgatoire. C'est la manière dont elle veut contribuer à glorifier l’Église (NB 1/2, 77).

 

11. La prière et l’amour

 

164. « Seigneur, tu sais que je t’aime »

Saint Pierre. Chez lui, la prière est vite décrite : "Seigneur, tu sais que je t'aime". C'est là au fond toute sa prière. Il a certes aussi le Notre Père que le Seigneur lui a donné, il a une attitude de prière. Mais sa véritable prière, c'est justement cette manière de se donner lui-même au Seigneur et de lui donner aussi l'Église dans son existence ministérielle. C'est toute l'Église qu'il apporte avec lui au Seigneur ; et toujours dans sa prière il y a comme un choc : au fond il n'y a aucune prière où il ne se souvient pas de son reniement. Il sait qu'un jour il a cru qu'il aimait et il n'en était rien. Il pressent aussi ce que le Seigneur a dû prendre sur lui pour que son amour soit vrai (NB 1/1, 322).

165. Prier par amour

Celui qui prie par amour ne le fera pas par calcul, c'est pourquoi aussi il ne demandera jamais une expérience mystique ; il prie parce qu'il aime Dieu et qu'il voudrait faire la volonté de Dieu et être auprès de Dieu. C'est l'amour qui ouvre la visibilité du monde de l'amour et qui offre à celui qui prie certaines certitudes dans les choses de l'amour. La question de savoir dans quelle mesure les sens sont concernés par cette expérience de la réalité de l'amour reste secondaire. Ce qui est sûr, c'est que les limites de la terre et du ciel sont ici fluctuantes (NB 6,63-64).

166. Prier avec beaucoup d’amour

Duns Scot, théologien franciscain d’origine écossaise (+ 1308). Il a une prière hésitante mais qui est pleine d'amour, d'un amour lui aussi hésitant. Il a toujours un peu peur d'importuner Dieu. Et pourtant il l'aime et il prie avec beaucoup d'amour. Et il prie beaucoup. Quand se termine le temps qu'il a réservé à la prière, il fait entrer sa prière dans son travail, il fait entrer beaucoup plus sa prière dans son travail que son travail dans sa prière. S'il se mortifie, s'il veille, s'il se prive de sommeil, s'il ne vient pas pour le repas, ce n'est pas pour travailler davantage mais pour prier davantage. Le temps gagné appartient à Dieu, mais Dieu dans la prière. Il sent Dieu très fort. Il le sent constamment et il ne perd pas non plus dans son travail le sentiment de la proximité de Dieu. Quand il écrit quelque chose, quand il développe quelque chose, cela se fait dans une proximité sensible de Dieu ; si ce sentiment de la proximité cessait, son âme serait en quelque sorte paralysée et il serait incapable de continuer à écrire. Son travail est constamment engendré par sa prière (NB 1/1, 289-290).

167. « Que tous ceux que je rencontre pressentent par moi ton amour »

Prière de saint François-Xavier, missionnaire jésuite (+ 1552) : « Père, fais que se développe l’œuvre de notre mission comme toi et notre supérieur le veulent. Tu vois comment elle s'étend, comment chaque jour la tâche devient plus vaste. Souvent il m'est très pénible de quitter un lieu pour un autre, car je sais chaque fois que je laisse derrière moi quelque chose d'imparfait et que les nouveaux convertis auront trop peu d'aide. Ils auront du mal à persévérer dans la plénitude de la foi où ils se trouvent maintenant et ils courront le risque d'être déçus. D'autre part, je sais qu'on attend ailleurs notre venue, beaucoup espèrent en nous et nous ne pouvons pas les décevoir parce que nous avons quand même à leur apporter ton message et celui du Fils, de l'Esprit et de la Vierge Marie. Père, je t'en prie, complète ce qui est imparfait ; ne permets pas que se refroidisse le zèle dont témoignent maintenant les croyants. Remplis-les toi-même chaque jour à nouveau de ta vérité et de ton amour. Et fais que beaucoup te prient pour les nôtres, pour qu'ils les aident et que tu puisses utiliser leur intercession afin que l’œuvre, qui doit t'appartenir, puisse être aussi reconnue comme étant la tienne. Père, je te prie aussi pour tous ceux que je dois laisser derrière moi, qui attendent mon retour, pour ton Église tout entière avec son visage si varié, et pour tous ceux qui ne croient pas encore et qui doivent parvenir à la foi par ta mission. Je te prie aussi pour moi, Père, donne-moi la force de demeurer fidèle et donne-moi tant d'amour que tous ceux que je rencontre pressentent par moi ton amour et soient gagnés pour toi. Amen » (NB 1/1, 478).

168. Parler à Dieu dans l’amour

L'homme est capable de parler ; par là il est à même d'une double parole : à Dieu et à son prochain. Par la parole, il peut s'entendre avec Dieu : entendre la parole de Dieu et lui répondre. C'est ainsi que se forme la prière. Dans les relations avec le prochain aussi, c'est l'amour qui est à l'origine de la parole et de l'entente. La parole est le moyen pour échanger de l'amour (NB 6,21).

169. Prier avec un amour débordant

Saint Antoine le Grand, père du monachisme chrétien (+ 356). Il prie avec un amour débordant, un amour rare. Un amour qui se transforme pendant qu'il prie, comme si au cours de sa prière cet amour se renouvelait sans cesse, comme si au début de sa prière Antoine était là avec son amour et qu'après il n'y eût plus que Dieu avec ses propres paroles, avec tout ce qui appartient à Dieu, comme si Antoine disparaissait à l'intérieur de sa prière, comme s'il ne restait plus que de l'amour dans l'amour et qu'il n'y eût plus rien qui pût être un obstacle à cet amour. Il aime les hommes et il ne perd jamais de vue l'apostolat. Même quand il se retire très loin, il n'oublie cependant jamais qu'il emporte avec lui les hommes et leurs préoccupations et leurs péchés, il demeure conscient qu'en se retirant du monde, le fait d'être seul avec Dieu n'est pas une solitude dernière mais une existence pour les hommes et pour Dieu, et il demande à Dieu d'accueillir en lui et par lui la prière des hommes. Il brûle pour Dieu de l'amour le plus saint, mais dans cet amour est inclus l'amour des hommes (NB 1/1, 269).

170. La prière, un échange d’amour

Notre prière n'est pas avant tout l'expression de nous-mêmes, de nos besoins et de notre indigence, c'est une parole dans l'échange d'amour de Dieu qu'il nous attribue dans sa Parole éternelle et à laquelle nous répondons en renvoyant le Fils au Père. C'est par la Parole divine que notre prière est fécondée, c'est de cette Parole que notre prière reçoit son contenu et son sens dernier. L'échange de l'amour divin dans lequel nous sommes admis, nous n'en aurons jamais une vue d'ensemble ; la parole chrétienne à peine exprimée est aussitôt emportée au ciel où, rendue disponible et utilisable, elle est employée. Nous parlons et nous prions tournés vers le ciel, et la parole qui semble petite dans notre bouche, reçoit là des dimensions d'éternité. Dieu le Père l'entend comme son Fils. De la sorte il n'y a pas pour nous de limites de réception qu'on pourrait déterminer ; nous exprimons quelque chose en tant que chrétiens : intervient alors l'espérance que la parole sera reçue dans l'amour, et c'est uniquement la foi qui nous en assure (NB 6,21-22).

171. La prière, signe de l’amour

Quand quelqu'un aime beaucoup Dieu, il cherche à tout faire pour lui : sa prière, ses occupations, son attitude habituelle. Il cherche à donner à toutes choses la profondeur que Dieu demande ; il connaît la qualité de ce que Dieu apprécie (NB 6,385).

172. Une prière pleine d’amour

Saint Jean Bosco, fondateur des salésiens (+ 1888). Sa prière est de nature johannique, pleine d'amour, d'émotion et d'admiration pour Dieu. Ses connaissances concernant la prière ne sont pas grandes. Il n'a pas une idée très riche de Dieu Trinité. Il ne désire rien d'autre pour lui que de pouvoir aimer et admirer, et sa joie enfantine, c'est que ce soit permis à lui-même et aux autres. Quand ses collaborateurs prient trop peu, quand ils ont plus de joie dans l'action, dans leurs entreprises, dans leur service, dans l'extérieur qu'en Dieu et dans l'admiration de Dieu, il est triste et en même temps maladroit. Il ne sait pas comment il pourrait leur communiquer son enthousiasme (NB 1/1, 210-211).

173. Une démonstration d'amour pour Dieu

Il y a une prière dont le sens n'est pas d'abord celui d'être exaucé, elle est une démonstration d'amour pour Dieu dont celui qui prie a déjà reçu l'amour. Celui qui prie sait qu'il n'est pas seul, il se tient devant Dieu comme devant l'Autre, et il le sent. Le sens de sa prière se trouve dans son don de lui-même plus que dans l'attente d'être accueilli par Dieu (NB 11,423).

174. Aimer simplement le Bon Dieu

A quarante-cinq ans, dans l’extase, Adrienne retrouve l’état de conscience qui était le sien à l’âge de quinze ans ; elle ne sait plus qu’elle a quarante-cinq ans, elle n’est plus que l’adolescente avec ses pensées et son langage. Se déroule alors le dialogue suivant entre Adrienne et son confesseur. Le Père Balthasar lui pose la question du rôle du Bon Dieu dans sa vie. (Elle est étonnée, car elle n'en parle jamais d'habitude). Je préférerais écouter plutôt que de parler. (Elle semble très gênée, car personne ne lui a jamais posé ce genre de question. Moi : Comment fais-tu ta prière du matin par exemple ?) On ne la commence jamais. J'ai toujours l'impression qu'on la continue. Un peu comme si j'avais dormi avec des amies dans la même chambre, elles se sont réveillées avant moi et elles ont commencé à parler ensemble de choses que je connais aussi. Je me suis réveillée plus tard et je les entends parler ensemble d'une manière tout à fait ordinaire, tout de suite je peux me mêler à la conversation : "Oui, je pense aussi comme ça", je suis tout de suite dans la course. C'est à peu près la même chose aussi pour la prière. On est dedans. (Et que dis-tu alors?) J'écoute d'abord un petit peu… Mais ce serait plus facile pour la prière du soir… Tu as aussi une fille de mon âge ? Tu lui poses aussi la question ? Donc le soir, avant d'aller se coucher, on regarde rapidement la journée, il y a un tas de choses qui ne sont pas très claires dans ma journée, et il y a beaucoup de jours où c'est pareil. Il y a là une espèce de secret du Bon Dieu. Ça vous touche un peu et puis à nouveau ça ne vous touche plus. Il y a d'autres choses que j'ai faites et qui ne sont pas terminées en quelque sorte. Par exemple, j'ai commencé à parler du Bon Dieu avec une fille parce qu'elle m'avait demandé quelque chose. Mais c'était une question générale ; alors je ne sais pas si je dois continuer ou non. Ou bien on pourrait peut-être la toucher en lui disant quelque chose de précis, mais c'est peut-être justement cela qu'elle ne supporte pas. Ou bien il y a une fille : je sais qu'elle ment. Et elle me dit : "Je voudrais donner toute ma vie au Bon Dieu. Qu'est-ce que tu en penses?" Est-ce que je ne dois pas lui dire : "On ne peut pas prétendre à ce genre de chose si en même temps on ment ; tu dois faire l'unité de ta vie !" Le soir, toutes ces choses se rassemblent. Et on doit donc prier le Bon Dieu de bien vouloir s'occuper de tout. "Je ne demande pas que tu mettes tout en règle. Mais peut-être quand même l'une ou l'autre chose. Et si je dois vraiment m'en occuper, je te demande que je sois comme il te plaît". Ensuite on regarde un peu le Bon Dieu, on prie… et vous savez : quand on est une fille, on peut simplement aimer comme ça le Bon Dieu et si on fait en quelque sorte ce qui est bien, le Bon Dieu vous enlève simplement toutes les histoires et il vous garde. On ne sait pas ce qu'il en fait. Le matin, il vous rend le tout. Quand on se réveille le matin, on peut l'entendre, l'écouter. On ne sait pas d'avance ce qui va venir. Ou bien au contraire quand, le soir, je sais exactement que Dieu veut ça et ça, il me le rend le matin. Mais quand je ne sais pas ce qui est important et ce qui ne l'est pas, alors on doit attendre : il vous rend une affaire, mais pas l'autre. Et ensuite on y travaille… ensemble en quelque sorte, si on peut dire. Quand il ne vous rend pas quelque chose, je pense que c'est parce qu'on ne doit plus trop s'en occuper (NB 6,214-215).

 

12. La prière et la volonté de Dieu

 

175. « Que ta volonté soit faite »

Ce n'est pas une prière si on dit : « Que ta volonté soit faite », et qu'on pense : « Que ma volonté soit faite ». Ça ne va pas (NB 7,294).

176. « Que ta volonté soit faite » : une prière qui nous expose à l’inconnu

Il y a, dans la prière, des demandes qui nous exposent à l'inconnu. « Que ta volonté soit faite ! » Qui peut dire ce qu'est cette volonté ? Où peut-on la trouver ? Jusqu'où peut-elle s'étendre ? Quels changements peut-elle causer dans nos existences ? (NB 10, n. 2264).

177. « Non pas ma volonté, mais la tienne »

La prière du Seigneur au mont des oliviers : « Non pas ma volonté, mais la tienne », est humilité parfaite, adaptation de sa propre volonté à celle du Père. Et pourtant sa propre volonté est mentionnée. S'il avait dit seulement : « Que ta volonté se fasse », il se trouverait là comme sans volonté propre, comme si le Père lui avait permis certes de devenir homme, mais un homme sans les difficultés qui résultent de l'opposition entre Dieu et l'homme. Un homme désarmé, sans moyen de se défendre en face de Dieu. La mention de sa volonté propre est donc un signe de sa gratitude à l'égard du Père qui lui permet d'avoir une nature humaine complète. Ce n'est pas la faiblesse qui l'incite à dire cette parole, ni non plus l'impuissance, mais l'amour. L'amour qui reconnaît ce que veut dire : « Ma volonté », mais qui y renonce en faveur du Père. L'amour qui accorde plus de valeur à ce qui appartient au Père qu'à ce qui lui est propre, qui met en relief l'obéissance et l'exerce dignement. « Que ta volonté se fasse » n'est pas seulement une constatation, une déclaration, c'est une prière. Une prière qui exprime toute une attitude (NB 11,321-322).

178. Prière et volonté de Dieu

Il y a tous ceux qui, dans leur prière, promettent à Dieu monts et merveilles et finalement ne font pas sa volonté, la seule chose que Dieu veut en vérité (NB 3,77-78).

179. « Je voudrais vraiment faire en tout ta volonté »

Prière de sainte Gertrude d’Helfta, moniale cistercienne (+ 1302) : « Je te remercie, Seigneur, pour la grâce que tu me fais : ta Mère me conduit à toi. Je me réjouis de pouvoir entrer au monastère pour te servir et pour apprendre toujours mieux de mes sœurs, de tous tes saints et de ta Mère en quoi consiste ton service et ce que tu désires de nous toutes. Et je te demande : montre-moi tes souhaits et permets-moi de les exaucer. Tu sais bien que je ne suis pas capable de grand-chose. Mais je t'en prie, utilise tout ce que j'ai, prends tout ce qui est utilisable, ce que je n'ai pas encore et dont cependant tu as besoin. Transforme-moi, je t'en prie, pour que je puisse correspondre sérieusement à tes désirs. Je voudrais vraiment faire en tout ta volonté et plus jamais la mienne jusqu'au jour où je pourrai aller au ciel auprès de toi et de ta Mère. Dilate ma foi afin que tu puisses dilater mon service et fais que chaque jour je sois au lieu où tu veux que je sois, que je te prie avec la prière que tu veux entendre, que je fasse ce que tu désires. Je t'en prie : bénis le monde que je quitte, bénis le monastère dans lequel je vais entrer, bénis toute ton Église et chaque croyant. Je t'en prie pour l'amour de ta Mère ; c'est elle vraiment qui me conduit vers toi. Amen » (NB 1/1, 446-447).

180. « Seigneur, permets que je fasse ta volonté »

Prière de saint Jean Eudes, fondateur des eudistes (+ 1680) : « C'est ton amour, Seigneur, qui me conduit à toi, c'est ta grâce qui me permet de te présenter aujourd'hui toute ma faiblesse. Maintenant, Seigneur, je reconnais ton amour dans le fait que tu m'as conduit, avec toute ma faiblesse, là où je ne voulais pas aller. Mais, Seigneur, tu n'as cessé de me montrer dans la prière que je ne peux te servir autrement qu'en prenant le chemin que tu as tracé pour moi, que j'assume de nouveau la mission telle que tu me la donnes et que j'essaie de donner pour consolation à ma faiblesse d'en faire surgir ce que tu veux. Tu me lies si fort à toi dans une nouvelle obéissance que toute mon obéissance jusqu'à présent me semble légère et enviable. Seigneur, sans ta grâce, ma faiblesse ne pourrait pas s'engager dans cette voie nouvelle. Mais ta grâce m'apprendra à la supporter. Je te le demande, Seigneur, prends soin de moi chaque jour, permets que je fasse ta volonté et que tous ceux qui sont concernés par cette nouvelle tâche viennent à toi. Seigneur, retire de moi l'humain qui adhère encore à moi afin que, pour ceux que tu me donnes, je devienne ce que doit être un supérieur pour les siens : une main qui conduit à toi, une volonté qui cherche à faire ce qui est à toi, un amour qui provient de ton amour. Je t'en prie, Seigneur, bénis tout ce que nous entreprenons, bénis-le comme tu le veux, et bénis-le de telle sorte que nous reconnaissions ta bénédiction, ou bien aussi que nous ne la reconnaissions pas si cela te sert mieux ainsi. Mais je t'implore pour une seule chose : fais-nous accomplir en ton amour tout ce que nous faisons. Amen » (NB 1/1, 485).

181. « Ne me laisse jamais m’éloigner de ta volonté »

Prière de saint Ignace de Loyola, fondateur des jésuites (+ 1556) : « Dieu Trinité, Père, Fils et Esprit, je voudrais faire cette prière pour ta plus grande gloire, comme aussi je voudrais que tout ce que je fais et tout ce que font les compagnons serve à ta plus grande gloire. Je te prie, Seigneur, accorde ma volonté à ta volonté en me donnant ta volonté afin que la volonté du Père s'accomplisse aussi en moi et que je sache mieux ce qu'il attend de moi. Même sans le voir. Les difficultés des études semblent si grandes qu'elles se font sentir jusque dans ma méditation et qu'elles me troublent. Mon Dieu, si c'est ta volonté qu'il en soit ainsi, je l'accepte volontiers. Mais je ne peux pas discerner si ce manque de paix dans la méditation vient de moi ou du méchant ennemi, ou si tu veux qu'il en soit ainsi pour tes desseins mystérieux. C'est pourquoi je te prie pour y voir clair, au cas où c'est ta volonté de me donner cette clarté. Mais si ta volonté est que tout demeure en l'état présent, dans l'obscurité, alors ne change rien. Les difficultés grandissent dans les études. Mais si cette peine que j'ai dans les études peut être utile à quelque chose, alors laisse-la moi. Si tu as besoin de ces doutes, laisse-les subsister. Si tu n'en as pas besoin, alors enlève-les afin que les compagnons voient plus clair et qu'avec cette vue plus claire de la nouvelle Compagnie, ils te servent mieux. Fais tout selon ta volonté, mais ne me laisse jamais m’éloigner de ta volonté. Qu'avec tout ce que je suis, fais que je serve toujours ta volonté pour ta plus grande gloire, ainsi que ton Fils nous l'a montré, et fais grandir notre petite Compagnie pour ta plus grande gloire et fais-la te servir. Je t'en prie, Dieu Trinité, fais cela, fais-le aussi par amour de la Vierge Marie qui souhaite quand même aussi pour ton Fils cette nouvelle Compagnie. Amen » (NB 1/1, 469-470).

182. Chercher la volonté du Père

Toute prière d'un vrai croyant cherche la volonté du Père, se conforme aux désirs du Fils (NB 10, n. 2292).

183. « Que j'apprenne à faire ta volonté »

Prière de sainte Angèle de Foligno, franciscaine italienne (+ 1309), avant son entrée au couvent : « Père, je veux venir à toi comme ton enfant. Et je veux essayer totalement de ne plus choisir et emprunter moi-même mon chemin. Je sais que tu requiers pour toi toute pensée et que, si je m'éloigne de toi avec une pensée, l'éloignement devient tout de suite infini. Et les expériences de ces derniers temps m'ont montré toujours plus clairement le danger qu'il y a à m'éloigner de toi, à me préférer moi-même. Père, donne-moi la main de ton Fils pour qu'elle me conduise. Permets que je la lui donne comme un enfant, et comme lui-même maintenant m'a montré le chemin permets que j'entre réellement par la porte indiquée, que j'y sois reçue et que, par ton amour et celui de mes nouvelles sœurs, j'apprenne à faire ta volonté. Père, tu me connais, tu connais mes résistances, tu connais ma lenteur à te suivre, je t'en prie, transforme tout ce qui est à moi pour que cela devienne tien et n'écoute plus ma voix si je demande un quelconque ménagement. Père, je te remercie de m'avoir accompagnée comme tu l'as fait jusqu'à présent, je te demande encore une fois pardon pour tout ce que j'ai fait et qui n'était pas juste, et je te promets solennellement de commencer sérieusement, de manière neuve, si tu m'en donnes la grâce. Amen » (NB 1/1, 450).

184. Il cherche la volonté de Dieu comme une perle

Saint Eusèbe, évêque de Verceil (+ 371). Il aime Dieu. Il recherche sa volonté comme une perle ; prier est pour lui une nécessité intérieure. Il prie beaucoup et il prie sans doute avec le désir que Dieu veuille bien permettre qu'il fasse toujours plus sa volonté, mais il le fait de manière touchante, non pour lui mais pour Dieu. Pour lui-même, il n'est rien d'autre qu'un instrument dans la main de Dieu, il ne désire rien faire d'autre que ce que Dieu veut de lui. Et bien que ce désir soit ce qui lui tient à cœur de manière tout à fait personnelle, il s'en sert pourtant comme d'un désir absolument objectif. Sa personne, ses aises, sa propre possibilité d'obéissance, il n'y pense pas pour ainsi dire. Il veut tout simplement être accueilli entièrement par la volonté de Dieu afin qu'il suive Dieu où qu'il veuille l'avoir. Dans sa prédication et ses écrits également il cherche partout à faire comprendre cette volonté bien-aimée de Dieu, afin qu'on vive en elle, qu'on la suive. Il n'est absolument pas naïf ; cela veut dire qu'il connaît le mal, il souffre du mal, il est personnellement vulnérable, sensible ; mais il cherche d'autant plus à n'être sérieusement qu'objectif (NB 1/1, 270).

185. L’obéissance à Dieu n’est pas possible sans la prière

Saint Athanase, évêque d’Alexandrie (+373). Il prie beaucoup, constamment même ; il le fait parce qu'il comprend que l'Église a besoin de prière, que chacun doit prier, que les anciens Juifs aussi ont prié, que l'obéissance à Dieu n'est pas possible sans la prière. Mais sa prière repose comme sur une base intellectuelle. Ce n'est que lorsqu'il est persécuté, quand il est en prison, que sa prière devient libre, qu'elle devient un cri ou autre chose de personnel. Auparavant non plus elle n'était pas forcée, mais elle avait quelque chose de trop officiel. Plus il est persécuté, plus tout devient plus simple. La parfaite liberté des enfants de Dieu, il ne l'apprend tout à fait qu'à un âge avancé (NB 1/1, 396).

186. La prière profonde au purgatoire : une obéissance au Seigneur

Dans le purgatoire aussi il y a une obéissance au Seigneur. C'est lui qui détermine la profondeur de la prière. Quand il le veut, il peut offrir à l'âme une sorte de prière parfaite dans laquelle elle oublie tout ce qui n'est pas lui, non dans une vision pour le moment, mais dans la profondeur d'un abandon qui la transporte là où il veut qu'elle soit, si bien qu'au milieu de sa prière elle peut tout d'un coup se réveiller remplie de honte en comprenant son péché. Elle se trouve maintenant devant lui, dépouillée et livrée et profondément humiliée, et son moi n'est presque plus qu'une fonction de son péché. C'est donc à cela ressemble le péché concret ! Et cela maintenant non en méditant la scène du mont des oliviers où l'on voit le Seigneur dans l'angoisse et la honte à cause de mon péché, mais en accompagnant paradoxalement le Seigneur jusqu'à la croix, en portant le péché avec lui : c'est maintenant mon péché le plus personnel et dont j'ai fait l'expérience. C'est une vue sur la croix qui est caractéristique du purgatoire, où par l'expérience de son propre péché on a le regard libre pour voir ce que le Seigneur a fait sur la croix : il a porté mon péché (NB 6,368).

187. La prière de l’âme au purgatoire : « Rends-moi docile »

Au purgatoire, Dieu ne veut pas que l'homme se perde dans des pensées mélancoliques, ni dans un repentir imparfait replié sur soi ; il veut diriger le tout. Le coup d'œil rétrospectif sur la vie passée ne sert qu'à ébranler l'assurance, qu'à montrer le caractère futile de nos petites décisions dans le cadre de notre manque de décision pour les choses les plus importantes. La colère de Dieu veut rentrer dans ses droits. Elle demande, mais je ne peux pas répondre. La colère de l'exigence m'intimide aussi. C'est alors que s'élève ma prière : "Rends-moi docile". Le oui qui est là inclus n'est pas un oui qui comprend, c'est la reddition de mon intelligence aux vues de Dieu. C'est comme un mouvement de la puissance de Dieu dans mon impuissance. Il y a sans doute là un minimum d'intelligence, car je sais finalement qu'il y a une nécessité qui guide le tout, que je suis placé sur un chemin qui doit aboutir à Dieu. "Donc c'est pour mon bien". De laisser ainsi place à Dieu est comme une première toute petite ouverture sur le ciel, une espérance inavouée au milieu de la loi d'airain de la nécessité (NB 6,344-345).

188. En priant, arriver à l’indifférence

De même que le Seigneur s'est remis totalement au Père, de même il attend de celui qui va faire un choix de vie chrétienne qu'il remette à Dieu tout son être propre. Le chrétien n'est en mesure de choisir que dans une prière qui est libre de tout, de toute son expérience de lui-même et de sa vie. C'est en priant qu'il doit arriver à l'indifférence pour ensuite, par la consécration de sa vie, avoir une part directe à la nuit du Christ dans sa Passion (NB 5,147).

189. « Comme tu veux ! »

« Fais, je t'en prie, que tout se passe comme tu veux ! » Cela est déjà une prière (NB 3,325).

190. Utilise-moi comme tu le veux.

Prière de sainte Gertrude d’Helfta, moniale cistercienne (+ 1302) : « Quand je contemple ta croix, Seigneur (et je la contemple souvent parce que tu me la montres si souvent), je comprends toujours plus que tu as justement besoin de nous du haut de ta croix. Tant que je vivais dans le monde, je croyais connaître tes souhaits et, quand je te demandais d'exprimer davantage de souhaits et de m'utiliser encore davantage, je croyais deviner la forme du chemin que tu m'avais destiné. Maintenant j'ai peur quand je vois où va ton désir et ce dont tu as besoin. Mais j'ai encore plus peur quand je vois combien nous toutes, nous nous retenons dans le don de nous-mêmes, comment toujours nous cherchons à accomplir nos désirs propres en négligeant les tiens. Et quand maintenant je te demande : "Exprime tes souhaits, fais de moi ce que tu veux", je sais que ta réponse peut être plus dure que ce que j'estime supportable. Et pourtant je te le demande. Je ne voudrais pas te laisser tout seul sur la croix. Je voudrais me tenir là avec ta Mère et souffrir autant que tu le juges bon. Et je te prie : "Considère ma faiblesse non comme un refus, mais prends-moi tout entière, utilise-moi comme tu le veux, fais tien tout ce qui m'appartient, fais-en tout ce que ta volonté exige. Et bénis aussi chacune de mes sœurs, bénis-les toutes de telle sorte qu'elles apprennent toujours mieux (et moi avec elles) à faire ta volonté. Bénis notre maison, bénis l'Église tout entière et fais que, par la bonté de ta Mère, de plus en plus de sœurs se donnent à toi. Amen » (NB 1/1, 447).

191. Que je comprenne ce que tu veux de moi

Prière d’Augustin (+ 430) vers la fin de sa vie : « Je me présente devant toi, Père, comme quelqu'un de fatigué et je te demande de te faire entendre en toutes mes préoccupations de telle sorte que je comprenne ce que tu veux de moi et comment je peux le réaliser. Et que je comprenne aussi que toute ma force provient de toi, m'est constamment transmise par toi, est toujours à toi, bien qu'elle demeure en moi. Tu vois ce que je fais et tu vois aussi combien tout me devient pénible. Mes prédications et mes assemblées sont plus fréquentées que jamais et pourtant il me semble souvent que mes paroles ne peuvent plus pénétrer, qu'elles ne sont plus vivantes, qu'elles sont mortes à l'instant où elles sont entendues. Et je vois moi-même que je suis chargé de concepts et que ce qui est vivant et qui constituait ma foi en ses débuts s'est évanoui lentement au fil des années et a été remplacé par des concepts, des points de vue, des définitions. Père, je t'en prie, fais que ma parole redevienne vivante. Fais qu'elle atteigne ceux qui te cherchent, fais qu'elle éveille la foi. Car tu sais : fatigué et découragé, je ne suffis plus à la tâche. Et pourtant je voudrais y suffire, je voudrais être l'un de ceux qui te restent fidèles et je sais que fidélité ne veut pas dire être chaque jour le même, mais chaque jour être nouveau en toi. Fais-moi le don de cette nouveauté de ta foi, fais m'en le don au nom de ton Fils qui voudrait voir en nous son Église, la preuve chaque jour nouvelle de sa mission reçue de toi. Je te le demande pour l'amour de son nom, je te le demande pour l'amour de tes saints et je te le demande aussi pour l'amour de ceux que tu m'as confiés : donne-le moi ! Amen » (NB 1/1, 410).

192. Donne-moi de tout faire comme tu le voudrais.

Saint Anselme, archevêque de Cantorbéry (+ 1109). Au début de son travail, il ne cesse de dire à peu près toujours la même prière : « Père, donne-moi de tout faire comme tu le voudrais, opère à travers moi, et oublie et fais-moi oublier que je suis et que je pourrais être un obstacle. Chaque fois que cela n'avance pas dans mon travail, je comprends que les résistances viennent de moi. Surmonte-les si tu veux le travail et fais seulement que je t'écoute. Fais que je rende ta voix de telle sorte que l'Église la perçoive. Fais que tous ceux qui doivent avoir part à l'enseignement que j'ai clairement la charge de donner reçoivent réellement la part que tu leur as destinée. Ils ne doivent pas voir l'imperfection qui provient de moi, mais pressentir toujours plus ta perfection. Et tu vois, Père, cela devient difficile pour moi d'aller au travail et quel effort je dois faire pour commencer. Laisse-moi t'offrir cet effort, ne le diminue pas s'il t'est utile, mais permets cependant que je commence avec ta force et que j'accomplisse ta volonté » (NB 1/1, 422).

193. Essayer de faire tout ce que Dieu veut

Saint Maxime le confesseur (+ 662). Il demande à Dieu de le purifier. Il voit devant lui une grande tâche, et il ne se sent pas les forces pour la réaliser. Il pense que les forces lui manquent parce que sa foi est trop petite, parce qu'il n'est pas assez pur. Il est fermement décidé à essayer de faire tout ce que Dieu veut de lui, et il croit à une volonté absolument précise de Dieu. Il croit que ce qu'il a à faire ne peut être fait par personne d'autre, parce que Dieu lui a donné la mission à lui personnellement et à personne d'autre, parce que Dieu l'a choisi et que, s'il refusait, ce serait pour Dieu une vraie déception et, pour lui, Maxime, l'occasion de la déception humaine la plus profonde. Dans cette situation, c'est comme s'il voyait comme secondaire sa relation à l'Église, c'est-à-dire qu'il la voit comme découlant totalement de sa relation à Dieu. Il doit s'arranger avec Dieu afin que l'Église ait quelque chose de lui. Et il ne peut s'arranger avec Dieu si Dieu ne le purifie pas lui-même pour sa tâche. Il ne veut se laisser empêcher par rien, il veut faire tout ce que Dieu exige de lui. Mais il lui semble que sa volonté dépasse ses capacités. Il a bien l'intention de le faire. Qu'il en soit aussi capable est une affaire qui dépend de sa purification par Dieu. Son opinion est celle-ci : qu'il soit disposé à le faire est un petit commencement et Dieu réalisera ensuite son dessein par lui ou contre lui, il fera que sa volonté devienne un fait réel. Il doit se présenter à Dieu comme une coquille vide. Tout ce qui est requis de lui dans cette prière est que la coquille s'ouvre et reste dans cette proximité de Dieu qui lui est destinée. Et qu'il ne s'effraie pas si la procédure divine est douloureuse (NB 1/1, 275-276).

194. Il ne veut que ce que le Seigneur veut

Saint Matthias, l’apôtre. Il est celui qui remplace (Judas). Il vient à un poste qui était perdu ; maintenant c'est à lui d'occuper ce poste. Il ne peut pas le faire avec la naïveté qu'avaient les autres apôtres lors de leur appel. Il est un tard venu et quand il commence maintenant comme treizième, il sent bien qu'il prend la place du douzième, il doit réparer ce que le traître a mal fait. Il est ainsi le premier qui ne peut en aucune façon bâtir sur ses propres forces. Les autres, qui étaient venus pour suivre le Seigneur avec un certain amour et pour répondre à l'appel, étaient sans présupposés et ils pouvaient penser : "C'est le Seigneur qui le fera". Mais lui, il voit ce que Judas a fait de sa vocation ; dès qu'il arrive, il doit demander au Seigneur de faire de lui et de ses lacunes quelque chose qui peut remplir la place vacante. Son attitude intérieure est donc d'emblée celle d'un enfant qui renonce à tout, qui ne veut que ce que le Seigneur veut. Quand on doit venir après quelqu'un qui a fait défaillance et qu'on le sait, on est profondément effrayé. On a l'humilité de celui qui sait ce que veut dire faire défaillance à un tel poste. Une nouvelle sorte d'humilité. On est quelqu'un comme Judas, on se trouve là où il se trouvait... Dans une telle situation, personne ne se sentira "installé". Matthias est peut-être le premier qui expérimente jusqu'au plus profond le caractère précaire de l'état chrétien. De seconde en seconde, il doit dire : "Rends-moi fort pour que je reste fidèle". - Sa prière est très fidèle et très aimante. Il se donne bien du mal pour ne pas être dans la prière celui qui pourrait trahir. C'est la grâce de celui qui vient d'être appelé, qui ne cesse d'éprouver de l'angoisse devant tout ce que Dieu doit faire en lui pour qu'il suffise à la tâche. Mais il veut essayer ; il a un amour touchant pour le Seigneur. L'idée qu'il se fait de la grandeur de Dieu est infinie. Il est comme un petit enfant qui a peur de faire un faux pas, qui flaire partout le danger, mais qui est prodigieusement fier de la force de son père à qui il donne la main et qui peut le tenir. Son amour est tout différent de celui de Jean ; il n'a pas les yeux dans les yeux du Seigneur, mais il le regarde tout à fait de bas en haut. Il n'oserait pas appuyer sa tête sur la poitrine du Seigneur. Cela, tout le monde n'a pas le droit de le faire. Il est content s'il lui est permis de faire ce qui est le plus bas. Quoi d'autre entrerait pour lui en ligne de compte ? (NB 1/1, 346-347).

195. Toute prière authentique veut ce que Dieu veut 

C'est durant l’octave de prière pour l’unité des chrétiens que chaque chrétien se souvient que la prière fait partie du trésor de l’Église et que Dieu gère cette prière d'une manière universelle, conforme à ce qu'il est, et qui la rend féconde. Toute manière authentique de prier est suffisamment bonne pour être utilisée en vue de l'unité, car toute prière authentique veut ce que Dieu veut : l'union du monde avec lui (NB 10, n. 2292).

196. Que je fasse ce que tu demandes

Prière de saint Nicolas de Flue, saint patron de la Suisse (+ 1487) : « Ô Seigneur, tu vois combien il m'est pénible de parler avec les hommes. Et pourtant ils viennent tous à moi avec des demandes de foi, avec des choses que tu me montres de sorte que je peux et que je dois y répondre. Et maintenant, Seigneur, dois-je quitter ce lieu pour assumer une tâche dont je sais que tu me la donnes, car elle porte les traits des tâches qui m'ont été confiées jusqu'à présent ? Seigneur, je me sens faible. Tout ce que j'ai fait jusqu'à présent était facile : le jeûne, les exercices de pénitence, les veilles, les longues prières. Il me sera difficile de répondre aux attentes des hommes au milieu des hommes. Mais je sais que tu as pris ma vie ; prends-la maintenant à nouveau afin que je ne devienne pas infidèle mais que je fasse ce que tu demandes. Je sais que je ne serai pas seul, tu m'accompagneras et Marie sera toujours avec moi, et tu m'inspireras les paroles que j'aurai à dire pour remplir ma tâche. Je ne pars avec une foi hésitante, car je crois ; mais je pars avec les hésitations du vieil homme qui sait combien il est toujours prêt à défaillir ; et pourtant je pars, Seigneur, avec confiance parce que tu veux que je parte. Je te demande ta grâce pour ceux qui m'entendront et pour le monde entier qui t'adore. Amen » (NB 1/1, 454-455).

197. Donne-moi ton Esprit pour que je comprenne ce que tu désires

Saint Ignace de Loyola (+ 1556). Prière à Manrèse : « Marie, Mère de Dieu, je t'en prie, montre-moi le chemin pour aller vers ton Fils, mon Seigneur, pour que je puisse l'atteindre et lui dire que je veux le servir en tout. Que je veux être pour lui comme un serviteur et accomplir tout le travail qu'il me confiera dans la joie du serviteur qui sait que son maître compte sur lui. Notre Seigneur, je ne vois pas bien où tu veux te servir de nous, nous qui nous tenons prêts dans la nouvelle Compagnie, dont je ne sais encore qu'une chose, c'est qu'elle viendra, mais dont je ne sais pas encore comment elle devra être. Donne-moi, je t'en prie, l'Esprit pour que je comprenne ce que tu désires, donne ton Esprit à ceux qui viennent ; ne te laisse pas empêcher par moi, indigne, de réaliser ton plan, mais emploie-moi à tout ce que tu veux, comme tu le veux, aussi longtemps que tu le veux, et sérieusement, de toute manière. Que je dise oui ou non, n'entends toujours que mon oui que je puise dans la force que ta Mère avait pour dire le sien, mon oui dont je sais bien que je ne puis le tenir que par ta grâce et ton aide. Tu vois à ma prière, à mes exercices de pénitence et au travail long et pénible auxquels je me contrains avec tant de mal que je veux vraiment te servir. Mais, Seigneur, je ne suis pas seul, il y a tous ceux qui vont venir, que tu vois et que je ne connais pas. Tu sais que l’œuvre doit être accomplie aussi bien par eux que par moi. C'est pourquoi je te prie de donner tes grâces à tous ceux qui viendront ; de même que ta Mère aussi donne toujours chacune de ses grâces à l’œuvre tout entière et à toute l’Église. Donne-moi d'aimer ton Église toujours plus et d'occuper, selon ta volonté, la place que je dois prendre dans l’Église, celle que tu as prévue pour moi depuis l'éternité. Je te demande ta bénédiction pour l’œuvre, pour l’Église, pour tous les croyants, et je te demande aussi de me donner la grâce de supporter tout ce qui peut arriver : pour ta plus grande gloire, pour ton Église, pour moi, pour Dieu Trinité. Amen » (NB 1/1, 466-467).

198. Si Dieu désire quelque chose d'elle, elle est là

Sainte Cécile (+ vers 230). Elle ne désire pas voir Dieu dans la prière ; il lui suffit que Dieu existe et qu'il lui est permis de l'aimer et de se tenir toujours à sa disposition. Si Dieu désire quelque chose d'elle, elle est là. Comme dans la chambre à côté. Il suffit à Dieu de se présenter. Et c'est justement parce qu'elle aime tellement Dieu qu'elle ne désire pas savoir ce qu'il fait, ce qu'il pense. Elle est sûre qu'il s'annoncera s'il a besoin d'elle. Il reste là quelque chose d'incomplet ; mais en même temps, c'est très beau, parce que très confiant. Et quand elle comprend que le martyre approche, elle est toute abandonnée, sans crainte ; parce que Dieu le lui a dit par l'ange, tout pour elle est en ordre et elle subira le martyre en témoignage d'amour (NB 1/1, 386).

199. Faire tout ce que tu attends de nous

Prière de saint Grégoire le Grand (+ 604) : « Notre Père qui es aux cieux, que ton nom soit sanctifié. Qu'il soit sanctifié par toute ton Église. Qu'il soit sanctifié par chacun d'entre nous. Et qu'il soit sanctifié par ton indigne serviteur qui est maintenant pape et qui a tant de difficultés. Souvent les difficultés m'accablent presque et je ne peux même pas les clarifier avec toi dans la paix de la prière de telle sorte qu'elles deviennent supportables pour ton Église et que j'apprenne de toi le chemin à suivre. Cependant, Père, tu m'as si souvent donné des preuves de ta grâce, tu m'as si bien accompagné jusqu'à aujourd'hui à travers toutes les difficultés que je vois par là combien tu regardes ton Église avec bienveillance. Et que tu ne laisses pas tes serviteurs seuls. Tu es vraiment là, tu les aides. Et je devrais souvent m'en tenir à ton aide divine et paternelle. Mais je ne cesse d'oublier que tu es prêt à ouvrir quand on frappe ; je frappe à d'autres portes, j'attends qu'on ouvre et je suis déçu si les choses se passent autrement que les gens me l'avaient annoncé ou qu'ils avaient promis de le faire. Père, enseigne-moi à mettre toujours plus ma confiance en toi. Enseigne par moi à toute ton Église à mettre toujours plus sa confiance en toi. Enseigne-nous d'une manière toute nouvelle le Notre Père, la prière de ton Fils, de sorte que nous nous sentions bien en sécurité auprès de toi dans la prière de ton Fils et que nous essayions de faire avec plus de vigueur et plus d'honnêteté tout ce que tu attends de nous. Voilà ce que je te demande, Père, au nom de ton Fils, au nom de ton Esprit, au nom de la Vierge bienheureuse, au nom de tous tes saints et de tous ceux qui ont mis en toi leur pleine confiance. Amen » (NB 1/1, 420-421).

200. Je te demande de disposer toujours plus de moi

Prière de sainte Mechtilde de Magdebourg (+ 1283) : « Père, je te remercie que tu m'aies conduite au monastère où, par la règle, je peux mieux servir ton Fils. Mais Père, je t'en prie, ne me laisse pas devenir tiède, ne me laisse jamais croire que j'aurais maintenant accompli tout ce que ton Fils exige de moi, mais montre-moi jour après jour, pas après pas, comment je peux continuer à lui faire plaisir de manière neuve. Je le voudrais tellement ! Et vois : nous sommes dans une maison bénie où beaucoup font réellement tout pour lui plaire. Et les sœurs sont pour moi des exemples de don de soi, elles me montrent comment elles le font et je puis beaucoup apprendre d'elles. Je te remercie pour cette communauté, mais je t'en prie : que cette compagnie humaine de mes sœurs ne me devienne pas si chère que je cherche moins, pour cette raison, la compagnie de ton Fils. Je te remercie pour tout, et je te demande aussi de disposer toujours plus de moi pour que je serve toujours davantage ton Fils. Amen » (NB 1/1, 440).

201. Se mettre tout entier à la disposition de Dieu

Dans la prière, dans la méditation, on se met tout entier à la disposition de Dieu et de l’Église, avec une disponibilité qui n'exclut rien, qui fait aussi changer de direction quelqu'un qui était déjà sur la bonne voie. C'est dans la prière surtout que le priant doit se laisser déconcerter totalement pour être ensuite en quelque sorte confirmé. Se laisser ainsi remodeler peut être comparé à une détente : on prend des congés pour faire ensuite à nouveau ce qu'on a toujours fait. On est rafraîchi de fond en comble et avec de nouvelles forces qui confirment les anciennes (NB 12,111-112).

202. Se mettre sans conditions à la disposition de Dieu

Plus la prière est profonde, plus on se met sans conditions à la disposition de Dieu pour être travaillé par lui, et ce travail de Dieu peut aussi consister à nous planter là. Une seule chose est sûre, c'est qu'on accomplit sa volonté (NB 12,112).

203. A la disposition de Dieu

Une vraie prière, c'est une prière qui se met, dans la grâce, à la disposition de Dieu (NB 3,67).

204. Que Dieu puisse accomplir par lui tout ce qu'il a décidé

Saint Antoine de Padoue (+ 1231). Il prie avec beaucoup d'amour, il prend les hommes avec lui dans sa prière et il attend de sa prière un fruit qu'il peut rapporter aux hommes. Il ne voudrait absolument rien garder pour lui. Toutes les paroles qu'il apporte aux hommes, toutes ses prédications, toutes ses consolations, tous ses encouragements, il les puise dans la prière. Il se laisse conduire totalement par la prière, il y laisse mûrir toute son action apostolique. Son amour pour Dieu est comme celui d'un enfant, simple, sans rien de dissimulé ; il ne peut rien cacher, et quand il remarque que sur un point il n'a pas totalement correspondu, qu'il n'a pas tout livré jusqu'au moindre détail, il est alors incroyablement appliqué à tout porter devant Dieu et à s'excuser auprès de Dieu d'avoir hésité si longtemps, et à demander à Dieu de le rendre tel que Dieu puisse accomplir par lui tout ce qu'il a décidé (NB 1/1, 286).

205. Se rendre totalement disponible

Sainte Catherine de Ricci, dominicaine, stigmatisée (+ 1590). Elle commence chaque fois sa prière en se présentant à Dieu de la même manière qu'une servante offre ses services à une personne de haut rang. Elle n'a pas la possibilité de prévoir ensuite le cours de sa prière, de pressentir, ne fût-ce que vaguement, sa forme ou son contenu. Car dès qu'elle est là et libre pour Dieu, l'Esprit Saint prend totalement possession d'elle et il fait d'elle ce qu'il juge bon, ce qui pour elle est inimaginable. Il ne lui est pas laissé d'autre moyen d'obéir que de se rendre totalement disponible au début de sa prière. Ce qui vient après, c'est qu'elle doit purement et simplement se laisser faire. Quand les gens viennent à elle avec des questions, elle trouve que ses consœurs seraient plus aptes qu'elle à parler avec eux ; elle aimerait bien prier constamment pour les gens, mais l'immédiateté du contact la blesse d'une manière incompréhensible pour elle de sorte qu'elle ferait tout pour éviter ce contact. Sa proximité de Dieu ou le fait que Dieu soit proche d'elle n'atteint jamais une certaine constance ; c'est constamment transformé afin que le caractère d'imprévu ne s'émousse jamais pas plus dans l'effroi que dans la joie et qu'elle ne soit jamais habituée à une régularité de l'imprévu, car cela enlèverait son sens au plan de Dieu sur elle (NB 1/1, 138-140).

206. S’adapter au Seigneur

Ici-bas il y a une prière qui s'adapte continuellement au Seigneur : s'il est joyeux, je le suis aussi ; s'il souffre, je souffre aussi ; et si un jour je ne vois plus le sens de la souffrance, l’Église et ses représentants sont là pour mettre entre ma souffrance et la sienne une harmonie objective (NB 6,357).

207. Me laisser déterminer par le Seigneur

Au purgatoire, quelque chose du sens fondamental de la prière devient clair : la prière n'est pas avant tout mon activité, dont je détermine et remplis moi-même la teneur, elle est l'offre que je fais de me laisser déterminer et remplir par le Seigneur. La petite Thérèse ne veut être pour Jésus enfant qu'un jouet : il peut s'en servir, l'oublier ou l'éventrer. Le purgatoire est là spécialement pour ouvrir l'intelligence et montrer le péché par l'expiation. Et le péché, ce n'est pas seulement le fait que j'ai péché, c'est aussi que j'ai minimisé le péché et que je ne me suis pas préparé à faire pénitence. C'est pourquoi, au purgatoire, la prière la plus profonde, c'est la disponibilité la plus profonde à se laisser montrer son propre péché par le Seigneur et ainsi à pouvoir accéder au mystère de la croix. Il peut se faire que plus la prière est profonde, plus le priant s'y sent en sécurité ; mais le but est peut-être de lui dévoiler l'insécurité de son état. La prière, même la prière extatique, peut être ici-bas une fuite devant les tâches les plus évidentes. Il y a aussi une installation dans la prière. Pour montrer cela à celui qui fait pénitence, le Seigneur peut le faire entrer dans la prière pour ensuite, tout d'un coup, le mener de ce qui lui est coutumier à l'insolite (NB 6,368-369).

208. Apprendre de Dieu ce qu’il doit faire

Apollos, juif cultivé, mentionné dans les Actes des apôtres. Sa prière n'est peut-être pas très fervente mais elle est très appliquée. Il cherche, par la prière, à grandir dans la science chrétienne. Par toute son existence, il voudrait aider à donner au christianisme et à la foi une base plus large, il voudrait aider à traduire la foi aux niveaux les plus divers de l'esprit, à multiplier les possibilités d'application, à assurer la part de l'Esprit Saint en tout ce qui occupe l'esprit humain et par là à donner d'emblée à tout art, à toute science, à tous les domaines du cœur une marque chrétienne… Il est humble dans la prière, il cherche sérieusement à apprendre de Dieu ce qu'il doit faire et il ne se laisse pas troubler par le prestige qu'il possède humainement (NB 1/1, 39).

209. Laisser Dieu agir

Le Père Faber, théologien britannique, fondateur de l’Oratoire de Londres (+ 1863). Sa prière ne cesse de gagner en plénitude, en esprit de suite et en réalité. Ce n'est pas une prière abstraite, ni non plus une prière dans laquelle lui-même aurait beaucoup de place, mais une prière conduite et destinée à la direction. Une prière conduite, en ce sens qu'en priant il s'oublie et laisse Dieu agir ; et Dieu agit en lui de telle sorte que, par sa prière, il apprend à conduire les autres hommes et surtout à les comprendre. Il voit dans son prochain le frère qui lui est confié ; et dans le Seigneur il voit le frère qui lui montre qui est Dieu, qui lui dévoile en même temps qui est l'homme ; qui lui révèle ce qu'est la grâce, qui lui fait voir - cela le fait frémir - ce que signifie le péché. Qu'il puisse ainsi pénétrer la grâce comme le péché ne provoque chez lui aucune incertitude, aucune oscillation qui nuirait à son recueillement. Tout est régulier et bon, en croissance (NB 1/1, 209).

210. Voir plus nettement le chemin qu’il doit prendre

Saint Jean de Dieu, saint patron des malades et des hôpitaux (+ 1550). Quand il prie, il lutte pour obtenir la connaissance et l'obéissance et l'amour. La connaissance, pour qu'il voie plus nettement le chemin qu'il doit prendre, parce qu'il ne veut pas prendre un faux chemin mais un chemin qu'il a bien vu étant donné qu'il a partout des décisions à prendre et qu'il doit y être avec toute son intelligence. Il implore de Dieu la connaissance, l'affinement de son intelligence. Mais il demande aussi l'obéissance, il voudrait obtenir de Dieu la certitude que, lorsque Dieu lui montre quelque chose, il le reconnaisse aussi et, quand il le reconnaît, qu'il soit aussi obéissant. Et il demande l'amour. Son chemin est un chemin d'amour. Il se sent aimant et lui - Jean de Dieu - aime Dieu et il voudrait offrir sa vie par amour. Mais chaque fois qu'il entreprend quelque chose, il a peur de suivre ses propres considérations et d'oublier l'obéissance à Dieu. Ses heures de prière ressemblent à des batailles dans lesquelles il lutte avec Dieu comme se battent deux êtres qui s'aiment, mais en demandant sa propre défaite tout en se battant, comme s'il rassemblait toutes ses forces pour mieux se battre et comme si, dans ce combat inexorable, il suppliait Dieu de rester vainqueur et d'anéantir ce qui s'oppose à lui (NB 1/1, 298-299).

211. Que Dieu lui montre les chemins qu’il doit suivre

Saint Joseph. Il prie toujours plus que Dieu lui montre les chemins qu'il doit suivre, non qu'il lui donne de comprendre parfaitement… Même s'il connaît des heures difficiles, puisqu'il doit prendre soin de l'enfant, il connaît cependant surtout la joie de se donner, la joie de participer, et sa prière est pleine d'action de grâce ; elle n'est pas très ample, mais elle est fidèle, pieuse, aimante. Quand se manifeste quelque chose du Fils, de sa croissance et de sa mission, il l'emporte aussitôt dans sa prière parce que cela touche tellement sa route à lui qu'il doit garder éveillé dans la prière ce qu'il a vu. Il aime et il travaille, et son aide est telle qu'elle ne compte jamais. Depuis que l'ange lui a parlé, il est apaisé une fois pour toutes et cette paix rayonne sur tout ce qu'il fait. Il ne connaît pas l'inquiétude de celui qui calcule. Il sait qu'il participe à beaucoup de mystères même si ce n'est pas son affaire de chercher à les scruter… Il connaît la contemplation. Rien que de voir la Mère et l'enfant et ce qui les unit, c'est déjà de la contemplation ; car il les voit dans un esprit de prière ; et il les introduit dans sa prière comme un mystère qui lui est donné, un mystère qu'il contemple d'une certaine manière aux heures de prière proprement dites. Il contemple le mystère, il ne cherche pas à le pénétrer ; il le laisse traverser sa prière d'une manière féconde. Et sa prière se déroule, se développe, mais entièrement dans le Fils. Il grandit, mais pas dans l'intelligence du mystère à proprement parler (NB 1/1, 35-36).

212. Le chemin sur lequel Dieu m’a placé

Saint Ephrem, diacre et théologien de langue syriaque (+ 373), ne dirait jamais de lui-même : "Dieu m'a appelé à faire cela", mais : "J'espère humblement que c'est le chemin sur lequel Dieu m'a placé" (NB 1/1, 51).

213. Enlève de moi tout ce qui m'empêche d'aller vers toi

Prière de saint Nicolas de Flue (+ 1487) : « Le chemin par lequel tu m'as conduit jusqu'à présent avec ta Mère très aimée, Seigneur, me semblerait être un faux chemin si je ne savais pas que c'est toi qui m'as conduit, que ta grâce a choisi pour moi ce chemin. Maintenant, Seigneur, tu veux que je te serve d'une tout autre manière. Cela me semble être une rupture totale avec le passé et cependant c'en est la continuation étant donné que ta grâce l'a choisi pour moi. Seigneur, je ne cesse d'être angoissé : angoisse de ne pas pouvoir faire ce que tu requiers de moi, angoisse parce que je suis trop âgé pour m'adapter. Et angoisse parce que je comprends trop peu la vie en solitude, la vie de prière, la vie de pénitence, pour remplir toute la journée de ce sens nouveau. Et pourtant, Seigneur, il y avait déjà jusqu'à présent beaucoup de pénitence, beaucoup de renoncement, beaucoup de choses que je ne cessais de faire seulement de manière imparfaite bien que je sache que tu attendais davantage. Seigneur, tu me donnes la certitude que je dois prendre ce chemin, que je n'ai plus le droit de revenir en arrière, que tout ce qui a été était une préparation. Je t'en prie, fais que ta Mère m'accompagne. Qu'elle soit auprès de moi pour que j'apprenne de manière neuve à tout faire selon ta volonté. Elle est celle qui sait le mieux ce que tu désires et comment répondre à tes attentes. Je t'en prie donc, Seigneur, conduis-moi et laisse-la aussi me conduire et enlève de moi tout ce qui m'empêche d'aller vers toi et fais tout advenir selon tes besoins, comme tu le veux. Ne m'abandonne pas. Accompagne-moi. Donne-moi la force de rester. Je te promets d'essayer de faire totalement ta volonté même là où je ne comprendrai pas, même là où je n'en pourrai plus guère. Je te le demande, donne la plénitude à chacune de mes prières et permets que tout soit vraiment non pour moi mais pour tous ceux qui me sont confiés. Amen »  (NB 1/1, 453-454).

214. Je te remercie pour la mission que tu m'as donnée

Prière de saint Grégoire de Nazianze (+ 390) : « Je me tiens devant toi, Père, et je sais qu'avec toi sont aussi ton Fils et ton Esprit Saint, et que vous trois, dans l'unité de l'être trinitaire, vous posez votre regard sur moi, que vous êtes témoins aussi du combat que j'ai mené en votre nom, vous avez vu comment une sainte colère m'a saisi à nouveau parce que votre doctrine ne pouvait se révéler avec sa pleine splendeur dans les paroles de mon interlocuteur. J'ai péché en me laissant entraîner plus loin que ne pouvait le permettre une juste colère. Je me suis renié moi-même et je me suis montré à moi-même une fois de plus tel que je suis : prompt et irréfléchi pour offenser mon adversaire. Et pourtant, Père, quand je réfléchis à ta majesté, à l'impénétrabilité de ton essence trinitaire, à l'incompréhensibilité de ton être caché, dont nous ne pouvons nous faire qu'une si faible idée, souvent je ne peux plus supporter d'avoir agi ainsi avec toi. Je t'en prie, accepte aussi ma colère comme un signe de mon amour pour toi, de mon impatience quand on te fait l'offense de te voir plus petit ou autre que tu n'es. Et je te remercie pour la mission que tu m'as donnée et qui se résume ainsi : combattre pour ta gloire en un endroit exposé même si ce n'est pas sans qu'un petit rayon de ta gloire ne tombe sur ton serviteur à qui il est permis de lutter pour toi. Amen » (NB 1/1, 402).

215. Te recommander mon ministère, mon travail

Saint Ambroise, évêque de Milan (+ 397). Il commence toujours sa prière par le Notre Père. Ensuite : «  Dieu, permets que tout ce que font les nôtres se fasse toujours plus en ton nom et fais que tout se passe dans l'unité que tu décides. Tu vois qu'il est toujours difficile pour moi d'accomplir mes actions en ton nom. Je projette toujours de mettre à ta disposition ma tâche quotidienne, mon service, de telle sorte qu'à aucun moment je ne t'oublie et que tu sois constamment présent à mon âme. Mais il me semble toujours, quand j'accomplis quelque chose dans une intention qui est liée à toi, d'oublier quand même tout à fait, quand je passe à l'acte, que je le fais pour toi. Comme si je restais collé à mes paroles et à mes actes et que je ne retrouvais qu'après coup l'intention originelle de te servir si bien que ce qui s'est passé entre temps me semble étranger. Je ne cesse de prêcher à mes auditeurs qu'ils doivent agir comme si tu étais toujours présent, et tu l'es certes en vérité. Et moi-même, j'oublie ta présence !... Père, je voudrais te recommander chaque jour à nouveau mon ministère, mon travail, tout, oui, tout remettre entre tes mains afin que tu préfères tout me prendre plutôt que de me laisser devenir un grand pécheur. Père, reçois cette prière imparfaite ! Écoute-la, je voudrais l'avoir dite dans l'Esprit de ton Fils. Tu sais que je l'aime, que j'aime ton Esprit et que, par ton Fils, j'apprends également à t'aimer, toi aussi, toujours davantage. Accorde-moi aussi que quelque chose de cet amour soit contenu dans la prière que ton Fils nous a apprise et, bien que je sois un tel pécheur, laisse-moi prier avec lui : Notre Père... Amen » (NB 1/1, 406-407).

216. Seigneur, je m'offre à toi

Prière de saint Jean Eudes (+ 1680) : « Seigneur, je sais que tu m'appelles et que tu me veux. Je sais aussi que ton amour peut me saisir totalement. Ton amour, je le ressentirai peut-être souvent comme rigueur parce qu'il visera à briser toutes mes résistances, à faire déboucher ma faiblesse dans ta force et la vue alors me sera enlevée. Mais, Seigneur, je m'offre à toi et je t'en supplie : prends-moi. Fais que se réalise ce don de moi-même. Tu me connais, tu sais que je suis hésitant, que je défaille, que je connais le doute et l'infidélité. Mais je sais que tu es la fidélité même. Et si cela me semble être une entreprise hasardeuse de me donner à toi tel que je suis, je le fais quand même une fois pour toutes, irrévocablement, au nom de l'amour qui t'unit au Père et à nous tous. Amen » (NB 1/1, 483).

217. Je voudrais t’offrir ma vie

Prière de saint François-Xavier (+ 1552) : « Père, je voudrais te servir. Toi, ton Fils et l'Esprit et notre Vierge bienheureuse. Et je voudrais t'offrir ma vie de telle sorte que tu ne doives jamais penser que je ne veux t'en donner qu'une part ou faire triompher en quelque point mon propre avantage. Je voudrais que ma vie devienne un service et que ce service, ce soit toi qui en disposes selon tes besoins, afin que tes projets, quels qu'ils soient, se réalisent mieux. Tu connais mes projets de vie, tu connais aussi la joie que j'ai pour mes propres aptitudes, et la joie que j'ai de pouvoir développer mes capacités et mes connaissances. Mais je voudrais t'abandonner entièrement cette joie, qui n'est pas de l'orgueil au fond, et te remettre tout ce que j'ai pour que je ne fasse rien d'autre que ce que tu as projeté pour moi » (NB 1/1, 476).

218. Apprends-moi à m'offrir comme tu le veux

Prière de sainte Mechtilde de Hackeborn (+ 1298) : « Fais que ce soit juste, Seigneur, que j'entre au monastère. Tu vois l'espérance que j'ai de pouvoir t'y servir sérieusement comme tu l'attends de moi. Mais comme j'ai commis tant d'erreurs dans le monde quand je soutenais que je t'aimais par-dessus tout et qu'alors je correspondais si imparfaitement à ton amour, je suis devenue craintive . Apprends-moi à m'offrir comme tu le veux et prends ma vie, non comme un présent d'importance mais comme le peu que j'ai encore et que je peux remettre à ton amour. Fais que je sois fidèle dans l'Ordre, que je suive la règle, que dans notre monastère j'aide aussi celles qui sont à toi à mener la vie que tu attends d'elles. Je te demande ta bénédiction pour tous ceux que je laisse dans le monde, dont je pensais qu'ils m'étaient confiés, dont je pensais que je n'avais pas le droit de m'éloigner. Bénis-les, mais ne bénis pas moins le monastère qui va devenir le mien. Je t'en prie au nom de ta Mère qui fut la première à te servir tout au long de sa vie. Amen » (NB 1/1, 443-444).

219. Prier avec un don de soi infini

Jean de la croix (+ 1591). Il prie comme rarement on a prié dans l’Église : avec un don de soi infini et un parfait oubli de soi-même. Il disparaît totalement dans sa prière. En tout cas, d'une manière générale, ce qui est positif, c'est la plénitude de sa prière, son humilité, la manière dont il prend sur lui la croix, la manière dont il est disponible pour toute souffrance et toute obscurité. Jamais il ne se refuse (NB 1/1, 148-150).

220. Prière et don de soi

Il peut y avoir des heures particulières de paix et de don de soi où l'on ne réfléchit pas à la manière dont ceci ou cela arrive dans la prière ; on prie tout simplement et on sent aussi que quelque chose de son don de soi est reçu. Ou bien on est tellement rempli de soucis et de désirs qu'on ne fait pour ainsi dire que tout sortir de soi pour le mettre devant Dieu, et la transformation par Dieu se trouve alors avant tout dans l'espérance humaine (NB 6,287).

221. Je voudrais te donner tout ce que j'ai

Prière de saint Stanislas Kostka, novice jésuite polonais (+ 1568), au début de son noviciat :  « Seigneur, je te remercie de pouvoir vivre dans la communauté de ceux qui t'ont fait don de toute leur vie et qui n'attendent de toi qu'une chose : que tu utilises et façonnes toute leur vie selon ta pure volonté. Je sais que je n'ai encore aucune vue d'ensemble et que je me trouve tout jeune au milieu de gens d'expérience. Je t'en prie, fais-moi bénéficier aussi de l'expérience des autres afin que j'apprenne par leur manière de te servir comment on te sert, que j'apprenne de leur amour comment on t'aime, que j'apprenne de leur foi comment on croit en toi. Seigneur, je voudrais te donner tout ce que j'ai, je voudrais te donner mes jeux et mes études et toutes mes occupations, toutes mes pensées, de telle manière qu'en tout tu voies que je t'aime. Et Seigneur, tu sais que je ne suis pas fort, que je ne suis pas doué, que je ne suis favorisé d'aucun don particulier, mais que j'ai toujours été quelque part dans le milieu. Et cependant tu me permets de vivre au milieu de gens doués, de gens qui sont forts. Laisse-moi sans talents si cela te sert ainsi, rends-moi plus doué si cela sert à ta plus grande gloire, mais en tout cas permets une chose, Seigneur : fais que je sois prêt à toujours te remercier de ce que tu m'as appelé à être parmi les tiens et à oser essayer avec eux de faire ton œuvre. Amen » (NB 1/1, 481-482).

222. Merci à Dieu de me permettre de le servir

Prière de saint Hilaire, premier évêque de Poitiers (+ 367) : « Je te remercie, Dieu, de me permettre de te servir. Je te remercie de me donner la force d'utiliser mon intelligence et mes connaissances selon ta volonté. Ne me permets pas de sortir de ta grâce afin qu'avec ton aide je remplisse à ton service ce qui correspond à ton attente. Tu vois que l’œuvre que j'ai entreprise est ardue, et tu vois aussi combien sont subtils les outrages que j'ai à affronter. Je voudrais comprendre toutes choses plus profondément pour mieux les combattre en ton nom et pour pouvoir mieux formuler le positif que tu me montres. Donne-moi la force et la grâce qu'il faut pour cela. Et surtout je te prie, cette œuvre qui est mienne doit être la tienne ; à tous ceux à qui elle doit être utile donne ta grâce pour qu'ils apprennent à toujours mieux te servir. Amen » (NB 1/1, 399).

223. Me voici comme ton serviteur dans ton Église 

Prière de saint Ignace, évêque d’Antioche (+ 107 ou 113) : « Seigneur, me voici comme ton serviteur dans ton Église avec la volonté de te servir dans cette Église. De te servir de telle sorte que non seulement je garde le titre de serviteur, mais que je ne cesse de le recevoir. Tu vois combien la foi en toi et la foi en ton Église me remplissent si totalement que je ne voudrais plus rien faire qui ne soit tien. Mais je me connais et je sais combien je suis faible. Et je sais aussi que ton Église n'a pas encore totalement saisi ton amour, qu'il y a encore en elle beaucoup de choses qui nous sont propres à nous, hommes et pécheurs, et qui ne peuvent être transformées que péniblement en ta pureté et en ta bonté. Je vois ton amour, Seigneur, dans le fait que tu me permets de travailler dans ton Église, de lui donner la forme que tu désires, dans le fait que tu me montres cette forme pour que je contribue à la faire devenir réalité. Et je sais également ceci : pour que la tâche soit accomplie de telle sorte que tu en aies de la joie, tu dois d'abord me transformer moi-même, tu dois faire que la foi que j'ai en toi devienne efficace afin que, par ta grâce, qui est l'amour et qui vit en moi parce que tu m'en as fait le don, je transmette à l'Église tout ce que tu me donnes de sorte que l'Église elle-même puisse se former pour devenir ton épouse. Je t'en prie, Seigneur, bénis ton Église, bénis-moi dans ton Église et bénis tous ceux qui, par ton Église, entrent en elle, tous ceux qui par nous, tes serviteurs, sont appelés à entrer dans l'Église. Fais que l’œuvre que tu as faite en tes apôtres s'étende et se développe en nous, afin que la foi en toi et en ta présence devienne toujours plus vivante parmi nous. Amen » (NB 1/1, 381-382).

224. Je voudrais te servir

Prière de saint Albert, théologien dominicain (+ 1280) : « Notre Père, tu vois bien que je voudrais te servir, et ce service, je le comprends comme le devoir d’expliquer ta doctrine et qu'elle soit façonnée de telle sorte que l'Église reçoive toujours plus d'appui dans cet enseignement. Mais tu le vois : ce que je fais reste insuffisant, la marque de mon impuissance adhère à tout. Malgré cela, je sais très précisément que tu m'as confié cette tâche, qu'elle vient de toi et non seulement de moi. Il me devient difficile de l'accomplir quand je suis seul, c'est plus facile quand je vois l'enthousiasme de mes étudiants ; mais ensuite, quand je suis à nouveau seul, tout me semble impossible et hérissé d'épines. Je vis dans un va-et-vient d'affirmation et de négation de mon propre travail. Et je ne crois pas que cette oscillation puisse t'être utile. C'est sûrement un signe de mon péché que, contre ta volonté, cette oscillation persiste et provoque une incertitude croissante. Père, enlève-moi mon péché, enlève-moi cette oscillation au cas où elle m'empêche de suivre le chemin que tu as tracé pour moi. Donne-moi davantage de fidélité, permets que je m'oublie davantage moi-même et que je sache toujours combien ce que j'ai à faire savoir en ton nom est tien. Bénis, je t'en prie, ce travail, bénis tout ce qui est fait ici dans cette maison, bénis l'accueil qui est réservé à mon travail, c'est-à-dire à ton travail, bénis tous ceux qui s'appliquent à la question de ta vérité éternelle. Amen » (NB 1/1, 433).

225. Que Dieu puisse se servir de lui

Saint Conrad Parzham, frère capucin (+ 1894). Sa prière et son attitude deviennent toujours plus simples et plus transparentes. Tout ce qu'il a à faire, il le fait dans le mystère aussi bien de Jésus enfant que dans celui du oui de la Mère, avec une espèce de simplicité, de facilité et de naturel. La simplicité consiste en ce qu'il évite les questions inutiles. Il a dit oui, cela doit rester ainsi. La facilité est extérieure parce que personne ne doit remarquer qu'il pourrait être fatigué ou irrité ou mécontent ; il prend même les états d'âme qui pourraient passer pour de l'irritation et du mécontentement comme de petits coups d'épingle qui lui sont nécessaires pour purifier sa vie intérieure sans qu'on en parle avec les autres. Et le naturel veut dire qu'il se sait enfant de Dieu, placé par Dieu en cet endroit pour prendre soin de cette petite tâche, et il accomplit tout en présence de Dieu. Dieu est pour lui absolument présent. Il n'y a aucune porte qu'il ouvre, aucune réponse qu'il donne et aucune peine qu'il assume qu'il ne le fasse pour le Seigneur présent. Sa prière est une prière de demande. Il demande à Dieu, assez vite, de le rendre tel qu'il puisse se servir de lui, et il prie ensuite pour tous ceux qu'il rencontre, ceux qui sont dans son monastère, ceux qui viennent de l'extérieur, ceux qui ont croisé son chemin sans qu'ils aient rien attendu de lui. Ils sont pour lui le prochain que Dieu lui-même lui a confié ; ils sont même pour lui des images de Dieu, placés sur son chemin pour lui rappeler la présence de Dieu. Il a également une grande prière d'action de grâce. Il est infiniment reconnaissant qu'il lui soit permis d'être là, qu'il puisse servir ; infiniment reconnaissant aussi de ce que saint François soit son saint père. Et quand, dans l'Ordre, il rencontre des imperfections, il ne va pas lui venir à l'idée que cela ne le concerne pas ; il lui faut seulement, dans une sorte de communication qui va de soi, présenter les choses à Dieu et les lui confier, et Dieu avec saint François mettront bien les choses en ordre. Il a une confiance illimitée dans la prière, dans sa force et son efficacité. Quand on l'interrompt dans sa prière, cela ne signifie pas pour lui un dérangement parce qu'il est toujours en mesure de s'y remettre à tout moment dans une sorte de prière incessante sans qu'une interruption soit sensible. Cela se fait sans façon, dans la gratitude et dans la foi. Ce qu'il a de faiblesse propre est porté et offert comme la croix la plus petite et on n'en fait pas une histoire. Il ne laisse pas troubler la hauteur de sa prière par d'obscurs petits obstacles (NB 1/1, 213-214).

226. Fais de moi l'instrument dont tu as besoin

Saint Benoît, patriarche des moines d’Occident (+ 547). Prière au début de sa vie monastique : « Au nom du Père, du Fils et du Saint-Esprit. Seigneur, je dois te prier : change-moi ! Change-moi de fond en comble ! Rends-moi tel que je puisse réellement te servir ! Tu connais bien toutes mes résistances intérieures. Tu connais mon inconstance, mon manque de confiance : je ne cesse de me mettre en route et je pense que je ne pourrai pas aller plus loin. Seigneur, change-moi ! Seigneur, renouvelle-moi en toi ! Fais de moi l'instrument dont tu as besoin! Et parce que je suis sûr que tu veux te servir de moi et qu'aucun doute n'est possible, je t'en supplie : quoi qu'il m'en coûte et même si c'est très dur, fais de moi à tout prix celui dont tu as besoin, dispose de toutes mes forces, de tout mon esprit, de tout mon corps, de tout ce que j'ai, de tout ce dont tu pourrais avoir besoin en moi. Bénis tout ce qui doit arriver en ton nom, je t'en prie au nom du Père, au nom de l'Esprit et en ton propre nom. Amen » (NB 1/1, 412-413).

227. Montre-nous nos fautes

Prière de saint Dominique (+1221) : « Seigneur, tu as dit : "Qui n'est pas pour moi est contre moi". C'est comme si cette vérité qui est tienne me remplissait toujours davantage, comme si elle m'incitait toujours plus à utiliser cette division en deux parties pour tous les hommes que je vois et tous les jugements que j'entends et tout ce que je perçois. Je t'en prie : permets que tout notre travail soit fait de plus en plus pour augmenter le nombre de ceux qui se décident pour toi. Fais que tout ce que nous faisons, tout notre travail de recherche, toute notre prière et chaque parole de notre prédication reçoivent tant de vie et possèdent tant de force que cela conduise toujours à toi de nouvelles âmes. Mais, dans l'allégresse de la conversion, dans cette joie de travailler pour toi, ne nous laisse pas oublier ceux qui sont contre toi. Seigneur, je t'en prie, bénis ce travail, augmente-le et montre-nous nos fautes. Car nous savons que beaucoup de ce que nous faisons n'est pas à la hauteur à tes yeux. Nous ne voyons pas ce qui, dans ce travail, ne peut pas réussir, ce qui ne cesse de nous éloigner de toi ; c'est pourquoi montre-le nous, nous t'en prions, montre toujours plus à tous ceux qui nous sont confiés comment nous pouvons être à toi. Bénis-nous, sois avec nous et avec toute ton Église, et donne ton amour et l'amour de ta Mère à tous ceux qui t'en prient. Amen » (NB 1/1, 431).

228. La prière préférée d’Adrienne

Le Suscipe (de saint Ignace) est depuis longtemps la prière préférée d’Adrienne (NB 8, n.94) : « Seigneur, prends et reçois ma liberté, ma mémoire, mon intelligence, ma volonté, tout ce que j’ai et possède. Tu me l’as donné : à toi, Seigneur, je le rends. Tout est à toi, fais-en ce que tu veux. Donne-moi ton amour et ta grâce, cela me suffit ».

 

13. Grandir dans la prière

 

229. La prière et les tâches les plus diverses 

Celui qui prie réellement, sous quelque forme que ce soit - méditation, messe, prière vocale ou immersion dans l'adoration du Seigneur -, a part à la vie du Seigneur, à chacune des manifestations de sa vie au ciel comme sur la terre. Tant qu'un croyant travaille sur terre et qu'il a peut-être une mission faite des tâches les plus diverses, il ne pourra sans doute jamais être totalement uni, même dans sa prière la plus profonde (NB 6,283).

230. Les grâces variées de la prière

La prière ouvre le ciel. La grâce, la consolation surnaturelle, le don surnaturel de l'amour ne sont pas quelque chose comme une balle toute prête tirée du haut du ciel. C'est justement le fait que ce quelque chose soit ouvert, sans forme, qui rend la grâce si difficile à saisir. Elle peut prendre toutes les formes. Je peux compter les grâces en détail : que j'aie la foi, que je connaisse la grâce de la Mère, qu'il me soit permis de la prier, que je sache que je suis exaucé ; toutes ces données cependant sont plutôt des applications de la grâce et, en chacune de ces manifestations, la grâce elle-même est plus grande que ce qu'elle révèle et montre comme fruit. Et de même que la grâce est toujours plus, de même aussi ce qu'elle opère. Elle est au-dessus du temps. C'est peut-être une grâce par exemple que j'aie justement maintenant le courage de supporter ces souffrances. Mais parce que la grâce n'est jamais isolée, son effet - le courage - ne l'est pas non plus ; lui aussi est fécond et engendre du neuf (NB 6,61).

231. Merci à Dieu pour la foi 

Prière de saint Augustin (+ 430) peu après sa conversion : « Père, quand je me tiens devant toi et qu'il m'est permis de te donner le nom de Père, à chaque fois je ne peux me défendre du sentiment que c'est à peine possible que tu m'aies réellement fait le don de toute cette plénitude de foi qui m'accompagne jour et nuit et me fait voir dans une lumière nouvelle tout ce que je rencontre. Souvent il me semble qu'il m'est à peine permis de regarder les vérités de ta foi, elles sont tellement grandes et elle me sont encore si étrangères du fait de leur grandeur - bien qu'elles me comblent et dépassent tout ce que je pouvais attendre - que je crains toujours qu'elles pourraient crever devant moi comme des bulles de savon, qu'elles pourraient être entendues autrement que je le pense et surtout qu'elles ne m'étaient pas réellement destinées. Et puis je sais pourtant à chaque fois que c'est vraiment un cadeau de toi que tu m'aies vraiment donné la plénitude de la foi et que celle-ci, d'année en année, ne cesse de se dilater avec une connaissance qui s'accroît. Durant tant d'années je n'ai rien su de toi et si longtemps je me suis tenu devant toi comme un ennemi ! Et maintenant tu as oublié tout cela et tu as fait de moi un croyant que chaque jour tu ne cesse d’affermir. Père, je voudrais te remercier, mais non sans te demander en même temps : fais que cette connaissance soit communiquée par moi à tous ceux auxquels tu penses. Accorde-moi de ne pas réduire ta Parole et de ne pas ternir tes vérités. Permets-moi de les transmettre réellement comme je les reçois. Permets aussi que je persévère dans l'attitude de celui qui adore et en même temps attend et, s'il te plaît de répandre la foi par moi, rends cette foi vivante, fais aussi que l'expérience que j'ai vécue dans ma conversion soit le lot de beaucoup et fais que je ne réduise pas, que je n'oublie pas, la force avec laquelle tu m'as fait le don de ta foi. Fais que j'aie toujours davantage part à la vie de ton Fils et permets que ce soit vraiment ton Esprit qui parle par moi. Amen » (NB 1/1, 408).

232. Je voudrais te remercier

Prière de saint Pierre d’Alcantara, réformateur des frères mineurs déchaussés (+ 1562) : « Mon Seigneur et mon Dieu, comme chaque jour je voudrais maintenant te remercier. Te remercier de toute mon espérance, de toute ma foi, de tout mon amour : tu m'entoures de tant de grâces visibles que je trouve à peine les mots pour te dire combien je t'aime et te remercie. Et tu ne veux pas que je refuse quoi que ce soit de ce que tu me donnes. Je dois tout prendre avec reconnaissance pour le transmettre comme tu me montres que c'est à transmettre » (NB 1/1, 475).

233. D’abord et avant tout louer et remercier

Saint François d'Assise (+ 1226). Avancé en âge, priant et maladif, d'une sérénité, d'une pureté et d'une humilité indicibles. Tout en lui, tout ce qui a fait sa vie, tout ce qu'ont été ses difficultés est maintenant transfiguré et transparent. Et cela par la prière. Dans ce qui l'occupe, il n'y a plus rien de purement personnel, pas une trace d'irritation, d'offense ou de ressentiment à cause d'une injustice qui lui a été infligée. Il n'y a que Dieu qui est là et le service parfait dans la sérénité indicible du service et dans une contemplation qui ne s'interrompt jamais. En tout ce qui arrive dans sa vie, il s'est toujours habitué d'abord et avant tout à louer et à remercier, avant même qu'il sache ce qu'il a reçu, avant même d'accepter et de regarder et d'arranger ce qu'il reçoit. Quand il reçoit les stigmates, il a la certitude que tout ce qui arrive là n'a pour but que de mieux louer Dieu. Ce n'est que lorsqu'il remarque que les plaies lui restent qu'il perçoit qu'elles sont un présent que le Seigneur lui fait. Mais à ses yeux, ce n'est pas du tout une distinction. Plutôt une aide pour lui apprendre à prier d'une manière nouvelle, pour mieux louer le Père par un souvenir plus vivant de son Fils. Il offre toujours à Dieu ses mains et ses pieds. Il ne leur permettrait jamais de faire quelque chose qui ne serait pas au Seigneur. Il a pour ainsi dire prêté et livré au Seigneur ses mains et ses pieds. Ils ne lui appartiennent plus. Le Seigneur lui a retiré ses membres pour son usage personnel. François a une espèce de respect vis-à-vis de ses membres, comme des parents devant leur fils prêtre. Il ne lui vient pas à l'esprit de se comparer au Seigneur, en quelque point que ce soit. Au contraire. Il s'est perdu lui-même. Sa prière court pour ainsi dire devant lui, plus vite que lui. Elle se meut à une hauteur à laquelle il doit se hisser lui-même avec peine. Il est d'une telle humilité qu'il apprend quelque chose de chacun de ses frères, de chacun de ceux qui viennent à lui. Dans toutes les difficultés qu'il rencontre, il commence par louer Dieu ; et quand il a loué Dieu, il est certain que la difficulté doit avoir son sens. Alors seulement il commence à réfléchir à la manière de lui faire face (NB 1/1, 81-84).

234. Sa prière est louange, remerciement et joie

Catherine de Bologne, clarisse (+ 1463). Sa prière consiste avant tout en louange et en remerciement. Quelque chose de rare s'accomplit en elle : elle n'a pas grandi lentement dans la prière par un effort de prier plus et mieux, elle a été saisie, terrassée par la prière, et elle a maintenant à voir comment elle viendra à bout de cette force envahissante. C'est à partir de la prière qu'elle doit voir comment elle viendra à bout de la réalité. Elle doit au fond se sauver de la prière pour être tout simplement. L'atmosphère de Dieu, l'air de la prière, tous les côtés engageants de la prière sont pour elle présents de manière primaire, mais comme elle est un humain parmi d'autres humains et qu'elle a à vivre avec eux d'une manière donnée, le combat ne consiste pas à sortir de la vie pour entrer dans les heures de méditation et de prière mais, à l'inverse, de sortir d'une prière qui lui est donnée d'avance et qui est capable de la tenir absolument, de trouver du temps pour le reste afin de vivre d'une manière qui correspond à son rang, d'être un être humain tout simplement et pas seulement une priante. Son chez-soi, c'est la prière, le monde de Dieu et, quoi qu'elle fasse, c'est dicté par cette maison de Dieu, la prière. Quand elle parle, c'est avec la certitude de devoir le faire, de dire même ce qui est sans importance, superficiel, mais aussi ce qui est bien, ce qui est consistant, qui fait partie de son apostolat. C'est ce qu'il y a en elle de plus caractéristique : elle n'a pas à se familiariser avec le monde de Dieu mais elle doit en sortir pour être ce que Dieu veut, elle doit faire un pas, qui n'est pas naturel, pour aller dans le monde des pécheurs. La relation normale est inversée. Elle demeure dans l'au-delà pour venir de là dans ce monde-ci et figurer un être humain qui a ailleurs sa patrie. Sa prière est louange, remerciement et joie. Souvent aussi c'est comme si dans les conversations et dans la société elle a, par sa prière, la force de répandre de la sérénité et de la bonne humeur qui sont destinées à faire apparaître pour les autres le service de Dieu comme une affaire joyeuse. Elle a la mission d'être joyeuse au milieu des humains. Personne ne devinerait qu'elle souffre tant dans la prière ; sa souffrance est enfermée là et elle est ainsi son plus grand secret. Quand elle parle de la croix avec les autres, elle parle surtout de son fruit, de la rédemption du monde. Dans la prière, sa souffrance peut être nuit obscure (NB 1/1, 116-117).

235. Renouvelle ma foi

Prière de saint Pierre d’Alcantara, réformateur des frères mineurs déchaussés (+ 1562) : « Seigneur, ton serviteur se tient devant toi et il te demande la grâce de ton inspiration. C'est si difficile de diriger quand on devrait soi-même être dirigé. Si difficile d'entendre des confessions quand on est soi-même pécheur, si difficile de distribuer la communion quand on se sent si indigne de te tenir, Seigneur, dans des mains indignes. Et pourtant tu requiers tout cela de nous. Mais, Seigneur, mes difficultés sont pourtant telles que bien vite je ne sais plus si réellement je peux suffire, si je dois encore rester, si j'ai le droit de continuer à te servir là où je suis. Seigneur, je t'en prie, donne-moi un nouveau courage, c'est-à-dire renouvelle ma foi ; qu'elle devienne si vivante qu'elle soit utilisable pour toi, et donne-moi l'amour afin que j'apprenne de toi à aimer tous les tiens. Amen » (NB 1/1, 474-475).

236. Chaque prière comme si elle était la première

Saint Ignace prie comme si chaque jour était nouveau pour lui, chaque prière la première (NB 11,31).

237. Dieu est tout pour lui : prier pour pouvoir rester dans ce tout

Rupert de Deutz, moine et théologien du monastère de Deutz, près de Cologne (+ 1129). Il voit que le monde ne peut être sauvé que par le Christ et il voudrait mettre en évidence l'actualité de ce salut. Il s'emploie à écrire sur Dieu Trinité, sur le Christ, sur l’Église, de telle sorte que les cœurs de ceux qui seront ainsi contactés soient embrasés de l'amour du Christ et ne peuvent plus faire autrement que de rendre les armes. Obéissance, amour, recherche de la volonté de Dieu sont pour lui des choses toutes simples. Il suffit de comprendre comme un enfant la nécessité de ce service. Il cherche lui-même à servir ainsi, mais il voit qu'une partie de son service consiste à inciter les autres au même service. Dieu est tout pour lui ; et pour pouvoir rester dans ce tout, il prie. Il va son chemin inébranlablement car il expérimente la présence de Dieu d'une manière qui lui interdit toute tiédeur, toute hésitation (NB 1/1, 70-71).

238. Prier pour rester en vie

Jützi Schulthasin (auteur du Schwesternbuch de Töss, 14e siècle). La prière représente pour elle une nécessité absolue. En somme, elle doit prier pour rester en vie. En priant, elle connaît, et cette connaissance embrasse toute sa vie et la remodèle. Elle laisse faire la grâce (NB 1/1, 108).

239. La prière doit être le centre de la vie

La prière doit être le centre de la vie, une attitude, une nourriture. Pour que nous puissions percevoir la voix de Dieu, il faut que soit enlevé ce qui nous empêche de l’entendre. J’enlève tout, non pour être vertueux mais pour que Dieu soit libre à mon égard. En moi, il y a comme un crible par les trous duquel je regarde Dieu. Si les trous sont bouchés, je vois moins bien, je vais chercher à les nettoyer. C’est dans la prière aussi qu’on remarque le mieux où on a failli et ce qu’on doit changer, et non en se contemplant soi-même. A l’expression de Dieu, je vois ce qui est souillé dans mon âme (NB 9, n. 1936).

240. La prière est le centre qui décide de tout

Saint Basile de Césarée (+ 379). Il a une prière appliquée, humble et surtout extrêmement soigneuse. Soigneuse dans la préparation, dans tout ce qui l'entoure. Mais soigneuse aussi dans sa délicatesse. Il connaît une prière qui n'est ni sèche ni particulièrement remplie de consolations. Il ressent comme une telle grâce au fond de pouvoir prier qu'il cherche à toujours maintenir sa prière à la même hauteur. La régularité qu'il souhaite et s'efforce d'atteindre, Dieu la lui accorde. La grâce tamisée que Dieu lui accorde quand il prie lui donne le sentiment de la paix dans la prière. Il serait méfiant s'il possédait cette paix par lui-même. Mais il sait qu'en priant il ne cesse de la recevoir comme un don de Dieu. La prière lui fait aussi trouver le juste équilibre entre la connaissance et l'humilité. C'est la prière qui lui donne la garantie de ce qui est juste et de ce qui est faux. Elle lui donne la force de défendre ses propres vues, qui sont bonnes, et d'engager le combat contre les vues nouvelles et fausses. La prière devient le régulateur de son existence et de ses réactions. Parce que sa prière est humble, Dieu lui donne dans la prière la connaissance et il lui donne aussi de faire passer dans son travail, en toute humilité, la sûreté de sa juste intuition. S'il n'était pas autant un homme de prière, il serait l'homme de la plus grande incertitude. Son humilité dégénérerait rapidement en découragement, en état maladif, son intelligence dégénérerait facilement en trop grande assurance. La prière est chez lui le centre qui décide de tout. Parce qu'il connaît ce qu'ont de vacillantes ses capacités, il sait chaque jour qu'il ne peut compter sur lui-même, qu'il doit chercher auprès de Dieu toute assurance. C'est ainsi que, malgré ses oscillations entre hésitation et certitude, il peut poursuivre sa tâche d'une manière tout à fait systématique (NB 1/1, 54-55).

241. Prier, c'est le sommet de ma journée 

L’apôtre saint Matthieu. Sa prière est naïve et bonne. Le plan de la prière se trouve chez lui placé pour ainsi dire beaucoup plus haut que celui de la vie. Dans la vie, il voit toujours l'ensemble de ce qu'il fait ; dans la prière, il se sent entraîné vers quelque chose de mystérieux dans le Fils, vers la divinité du Fils, vers le Père et vers l'Esprit. Sa prière est un peu isolée. Il ressemble à quelqu'un qui dirait : « Chaque matin je prie pendant une heure. C'est merveilleux ! C'est le sommet de ma journée ! Si je n'avais pas cela, je ne sais pas comment je supporterais l'ennui du reste du temps ! » (NB 1/1, 333).

242. Le plus important

Dans la vie d’un chrétien, d’une chrétienne, le plus important, ce sont les relations avec Dieu dans la prière (NB 1/1, 493).

243. Prier est plus important que manger ou dormir

Thomas a Kempis, moine néerlandais (+ 1471). Sa prière est portée et remplie par la Parole. Par la Parole de l’Écriture qui l'anime et le fait constamment avancer. Dans la prière, il apprend toujours plus profondément non seulement que Dieu a besoin de plus d'amour, il apprend aussi les voies que Dieu utilise pour entretenir la prière. Et ces voies sont étroitement rattachées aux voies des premiers apôtres qui vivaient jour après jour de la Parole du Seigneur et qui, après l'Ascension également, étaient constamment conduits par la Parole entendue et expérimentée. Ainsi il veut conduire toujours davantage les hommes à Dieu par la Parole, les amener à la prière par la Parole. Le Livre de l'Imitation doit être une voie à cet effet, il doit ouvrir l'esprit humain à l'essentiel de l'imitation du Christ, le remplir de la prière, l'initier à la présence de Dieu. Lui-même a une persévérance incroyable dans la prière, elle ne le fatigue pas mais le revigore. D'être ainsi revigoré lui donne toujours également une nouvelle intelligence de ce dont Dieu a besoin. Et quand il conduit les hommes à une prière plus profonde, il sait qu'il leur transmet toujours le grand don de Dieu, et il est étonné quand les gens ne comprennent pas tout de suite combien c'est important et varié. Pour lui, prier est plus important que manger ou dormir. Les communautés doivent être là pour faciliter à chacun le chemin de la prière et de l'expérience personnelle. Sa prière ne cesse jamais de s'approfondir ; tout ce qu'il voit et entend et apprend, où que ce soit et quelles que soient les circonstances, tout se transforme en prière, est là examiné et épuré. Il est très humble et il lutte contre ses défauts en comprenant absolument que Dieu a besoin de saints et que le premier devoir d'un chrétien c'est d'être un saint (NB 1/1, 109-110).

244. La prière et la vie

Tout ce qui se passe chez un croyant est finalement important dans le cadre de sa réponse à Dieu (NB 10, n. 2099).

245. Le quotidien et la prière

Expérience que tout le quotidien - être, paroles, actions - fait partie de la prière. Comme le Seigneur a regardé tout ce qu'il faisait comme faisant partie de sa conversation avec le Père. Il nous a ainsi ouvert une nouvelle façon de prier. Naturellement cette prière ne doit pas rester l'unique prière ; à côté de cela, on doit réserver du temps pour la prière silencieuse et pour la méditation. Mais les deux prières, la prière explicite et la prière de la vie, forment justement ensemble toute la prière. C'est pourquoi si quelqu'un cesse de prier et de méditer explicitement, son dialogue avec le prochain sort aussi du cadre de sa prière (NB 10, n. 2330).

246. Charité active ou prière

La charité active a la priorité sur le devoir de prier, parce qu'elle est la volonté immédiate de Dieu (NB 10, n. 2051).

Les bonnes œuvres sont nécessaires à côté de la prière (NB 8, n. 609).

247. Prière et amour du prochain

De même que la grande Thérèse interrompt son extase pour préparer un repas, ainsi toute personne dans l’Église, prêtre ou laïc, doit interrompre sa prière pour faire ce que réclame l'amour du prochain (NB 10, n. 2221).

248. Travail et prière

Souvent je suis assise à mon bureau et je tricote ; tandis que les mains sont occupées, mon esprit est libre, une prière m'est offerte que je n'avais pas cherchée. Au fond parce que je vis dans ce lieu isolé. Il y a sans doute là diverses expériences qui remplissent de bonheur ; mais au fond, c'est que l'âme est habitée et cela s'exprime dans une prière (NB 5,249).

249. Les talents et la prière

Botticelli, peintre italien (+ 1510). Il prie avec beaucoup d'humilité, il supplie pour obtenir davantage d'humilité, davantage d'amour, davantage de foi. Il s'efforce de comprendre plus à fond les choses de la foi, de se conformer à elles dans sa vie personnelle. Et tout d'un coup il remarque un jour qu'une vie chrétienne devrait faire une unité : non pas ici un talent, là de la piété, car Dieu a donné les deux et les deux doivent être portés à leur perfection en Dieu. Une divergence entre les deux est un péché, car c'est un unique service qui est exigé. Et il craint maintenant, par sa tâche d'artiste et ses exigences, de s'être écarté de ce que Dieu lui demande en tant qu'homme pieux. Et maintenant il se met à faire des essais touchants pour voir Dieu d'abord et ne voir que lui, pour le servir, pour mettre ses talents au service de sa piété et non plus sa piété au service de ses talents. Il prie beaucoup, une prière lente, persévérante, d'où se détachent ensuite les formes et jaillissent les couleurs ; dans la prière elle-même lui viennent des connaissances concernant les sujets de ses tableaux. Si durant leur exécution il se sent incertain, il recommence alors à prier et il supplie Dieu d'achever ce dont lui-même est incapable. Il y a ainsi à l'intérieur de son œuvre une sorte de jeu de questions et de réponses avec Dieu, une peur de s'éloigner, une volonté de faire la volonté de Dieu. Et si un jour il arrive à faire une œuvre réellement pieuse, il peut alors prier Dieu devant elle, et plus sa prière se fait simple et transparente, plus il est content de son œuvre. Il pense avoir atteint le sommet de ce qui lui est accessible quand il a créé d'authentiques tableaux de prière, quand il a exprimé par son art quelque chose qui est "priable". La Mère du Seigneur est pour lui très importante. Il l'aime ; il voit très fort en elle la seconde Ève : selon lui, tout ce qu'il peut voir de beauté chez une femme convient tout à fait à Marie, elle est pour lui l'être ici-bas le plus beau et il n'est jamais gêné de lui donner des traits de beauté. Quand un tableau est devenu "priable", il est heureux ; mais pendant qu'il prend naissance, il se tracasse beaucoup parce qu'il ne semble jamais correspondre. Et pourtant, quand il est fini, il se montre heureux, du moins dans une large mesure. Il reste une souffrance à cause de la faiblesse humaine, mais cela aussi, en présence de ce qui a été atteint, se transforme en prière (NB 1/1, 120-122).

250. Prière et action

Il y a le grand mystère de l'équilibre entre la prière et l'action que l’Église et chaque Ordre doivent trouver, que chaque chrétien même doit trouver. Mais je crois de plus en plus qu'en tout ce que nous devons faire on doit accorder une grande place à la prière (NB 3,312).

251. Action et prière

Guillaume de Saint-Thierry, moine et théologien (+ 1148). Pour lui, action et prière sont en substance la même chose. Il se tient devant Dieu, il ne s'éloigne pas de lui, il s'efforce de percevoir en tout la volonté de Dieu. Pour lui, il va tout à fait de soi de prendre avec lui dans sa prière les choses qui l’occupent. Quand le temps de la prière est passé, il sait le plus souvent exactement ce qui doit être fait et il ne s'en laisse pas détourner. Il prie énormément. Mais la force qu'il consacre à la prière ne l'empêche pas d'être ouvert et présent aux autres. Ceux-ci font justement partie de sa prière, de ses décisions. La prière ne constitue pas pour lui un mur mais une porte d'accès aux autres (NB 1/1, 71-72).

252. Une action totalement dirigée par la prière

Saint Bernardin de Sienne, franciscain et prédicateur de renom (+ 1444). Sa prière est incroyablement inspirée. En priant, il est toujours engagé par Dieu dans quelque chose. Même quand il projette de prier pour telle ou telle raison, de méditer tel ou tel sujet, dès qu'il commence il est quand même pris par Dieu si bien que sa prière reçoit la forme que Dieu lui donnera. Et alors, au milieu de sa prière, il reçoit des inspirations pour son activité, et son action est totalement dirigée par sa prière. Il a la certitude absolue d'être conduit comme il faut. Il a même la certitude que ce qu'il fait maintenant, c'est exactement ce que Dieu attend de lui. Parfois il ne sait pas comment il doit décider précisément : doit-il maintenant prêcher et sur quel sujet ? Alors il prie et il trouve sécurité et paix parfaites. Souvent par la prière lui est inspiré tout le cours d'une conversation qu'il aura à mener, avec tous les arguments. Dieu lui-même le travaille. Dans sa prédication, dans son action, il suit le fil rouge qu'il a reçu dans la prière. Il aime les gens, mais totalement à partir de la prière. Il comprend les gens simples. Quand ils se ferment et qu'il ne les pénètre pas, il serait enclin par nature à se faire violent, à les rejeter, à se montrer hostile. La prière pourtant apaise sa colère. Après la prière, il est comme après une confession : propre et clair, et il veut tenir compte de ce qui lui a été inspiré et s'améliorer (NB 1/1, 295-296).

253. Prière de retour à Dieu

Prière de saint Hilaire, premier évêque de Poitiers (+ 367) : « Père, je t'appelle comme si j'étais encore ton fils comme jusqu'à présent. Je te le demande, regarde-moi comme si je ne m'étais pas détourné de toi. Mais tu sais que, ces derniers jours, je ne suis pas resté près de toi, je me suis tourné vers des choses qui m'ont saisi intérieurement et qui cependant ne sont pas tiennes. Une fois de plus j'ai été tenté de chercher ce qui est mien et de négliger ce qui est tien. En jetant un coup d'œil rétrospectif sur ces journées, il est clair pour moi maintenant que chacune m'a éloigné de toi d'un pas de plus. Une fois encore je me tiens repentant devant toi et je n'ose pas reprendre en main ton œuvre avant que tu m'aies pardonné. Reçois mon repentir, ma pénitence, mes prières, reçois tout ce que ma faiblesse t'offre comme signe que je voudrais ne plus me savoir en mes propres mains mais que je veuille à l'avenir te servir plus fidèlement. Fais que ta grâce resplendisse à partir de mon activité afin que je sache à nouveau que tu n'es pas irrité contre moi et que je peux continuer ton œuvre. Donne-lui la force que tu as voulu lui conférer sans tenir compte que, tout pécheur indigne que je suis, je suis l'instrument qui doit la réaliser. Fais plutôt, je t'en prie, que ton Esprit participe à cette œuvre et que ma part soit totalement incluse en ta volonté afin que partout où l’œuvre parviendra, quelque chose puisse arriver pour toi. Amen » (NB 1/1, 399-400).

254. Prier en veillant à être devant Dieu sans entrave

Gerson, théologien et prédicateur (+ 1429). Il prie beaucoup et avec application, en ce sens qu'il fait attention à être devant Dieu sans entrave, à percevoir réellement la voix de Dieu et à ne pas confondre ses propres désirs avec les plans de Dieu. Dans cette prière minutieuse, la prière de ceux qu'il cherche à imiter occupe une grande place. Il demande à Dieu l'humilité et l'obéissance des mystiques, il demande leur simplicité, leur clarté, sachant bien qu'il n'y a pas là d'imitation directe parce que les grâces mystiques sont personnelles. Cependant il est d'avis que beaucoup de choses devraient être puisées pour aujourd'hui dans les mystiques du passé. Et quand il répète ce que d'autres ont dit avant lui dans la prière ou dans une vision, il voudrait pénétrer plus profondément dans la vérité de ces orants pour aider, pour servir, pour correspondre à Dieu (NB 1/1, 106).

255. Le péché entrave la prière

Au purgatoire, le châtiment aide à comprendre la prière et à l’embrasser. Si nous n'avions pas péché, la prière suffirait à nous ouvrir tous les chemins. Mais parce que nous avons péché, il est trop tard maintenant, au purgatoire, pour frapper à la porte et ce n'est que le châtiment qui doit rendre à la prière la force de frapper à la porte. Le châtiment nous libère pour la prière. Quand la prière s'approfondit, grandit aussi la compréhension du châtiment et par là le désir que le châtiment aille jusqu'à son terme (NB 6,366-367).

256. Devant Dieu, aussi clairs que du cristal

Dans la prière, nous voudrions être devant Dieu aussi clairs que du cristal, être pour le Père toute beauté et pureté, nous voudrions être comme le Fils (NB 10, n. 2058).

257. Il voudrait ne rien tolérer entre lui et Dieu

Clément d'Alexandrie, lettré grec chrétien, l’un des Pères de l’Eglise (+ vers 215). Son attitude devant Dieu est pure et bonne. Il aime Dieu et il cherche à faire sa volonté. Dans les petites choses, c'est très facile en quelque sorte. Là où c'est plus difficile, il se donne une peine incroyable pour voir clair. Il redoute de se suivre lui-même plutôt que Dieu et d'inventer pour ainsi dire ses propres règles au lieu de faire ressortir les règles de Dieu. Il est infatigable dans ses efforts pour faire la volonté de Dieu. Dans sa prière également, il demande beaucoup d'y voir clair. Il a le sentiment qu'il est très important pour lui d'y voir clair. Et à vrai dire cette clarté se trouve moins dans les décisions qu'il a à prendre que dans toute son attitude à l'égard de Dieu. Il voudrait ne rien tolérer entre lui et Dieu. Il sait très bien qu'il peut souvent se tromper dans ses décisions, que parfois il peut faire des choses qui aux yeux de Dieu peuvent ne pas sembler sages et bonnes. Mais cela est moins essentiel que le fait que sa relation intime à Dieu soit totalement en ordre. Dans sa prière, il reste toujours tout près du centre et également dans l'accomplissement de la volonté de Dieu (NB 1/1, 263-264).

258. Vivifier la prière

Tout croyant a la possibilité de vivifier sans cesse ses plus simples prières comme le Notre Père. Il peut méditer longuement chacun des mots et chacune des phrases, il peut y rattacher des vérités qu'il connaît par ailleurs et trouver nouvelle matière pour sa prière dans des lectures et des conversations, en assimilant ce qu'il a entendu dans la prédication. Souvent aussi il recevra de Dieu des inspirations et des consolations qui auront des répercussions sur ses autres prières (NB 5,29).

259. Grandir dans la prière

Adrienne pose la question à Marie : « Comment peut-on faire comprendre aux gens qu’ils doivent grandir dans la prière ? » Marie : « C’est comme pour une langue étrangère : on enseigne à l’élève mot après mot la langue de Dieu et des saints. Et tout d’un coup il parle cette langue couramment. Mais ceci n’est possible que si on lui enseigne très clairement les rudiments. Dans une relation de moi à toi. L’élève entend aussi comment le professeur parle la langue avec d’autres, il écoute et il acquiert de l’aisance. Le professeur peut être Dieu lui-même ou la Mère de Dieu ou un prêtre. Ce n’est pas nécessairement une personne humaine. Dieu peut ouvrir le ciel à un enfant » (NB 9, n. 1945).

260. Grandir dans la prière

Michel-Ange, sculpteur, peintre et architecte (+ 1564). Il a comme une double piété. L'une est reçue en héritage : on peut ainsi appeler celle qui est liée à l’Église ; il dit les prières de l’Église, il reçoit les sacrements, il accomplit des exercices de piété comme les prévoit l’Église pour les bons chrétiens moyens. Et pendant qu'il fait ces prières et ces exercices, il a en quelque sorte l'esprit étroit, c'est-à-dire qu'il ne réfléchit pas. Il prie simplement, il est pieux, il fait des aumônes s'il a justement quelque chose, il essaie de faire ce que font les autres sans beaucoup s'informer, sans éprouver le besoin de pénétrer particulièrement les problèmes de l’Église ou les mots de la prière. Il est ici comme un chrétien assez petit. Et avec cette piété, son œuvre doit être une œuvre chrétienne. Mais ensuite dès qu'il commence à devenir artiste, dès qu'il aperçoit une tâche, dès qu'il perçoit ce qu'il pense, ce qu'il veut, ce qu'il projette, il prie pour son œuvre, une œuvre qui doit être pieuse : que Dieu veuille l'assister, que ses anges l'aident, les saints ne doivent pas l'oublier, que la Mère du Seigneur lui accorde sa protection spéciale. Il en vient alors à une deuxième prière : pour son œuvre, dans son œuvre et avant même que l’œuvre ait commencé à prendre forme. Il est alors enthousiasmé : par son talent, par sa vision des choses, par son désir d'être agréable à Dieu, et même par la certitude de lui être agréable. Et sa prière ne connaît alors plus de limites, et ses pratiques ascétiques et ses dévotions reçoivent une ampleur inattendue ; comme si elles vivaient de son œuvre, comme si elles étaient engendrées par son œuvre et nées d'elle, elles prennent forme, elles débordent toutes les limites et tous les temps fixés, elles deviennent extrêmement personnelles. Il a du mal maintenant à reprendre sa petite prière d'autrefois et il essaie pourtant de ne pas être infidèle à cette petite prière parce qu'elle fait partie de son être, parce que pour lui et autour de lui elle fait partie de la tradition, parce qu'il pressent des temps futurs où son esprit et ses talents pourraient diminuer, disparaître, et par là aussi la prière inspirée et vivante. Et il ne voudrait pas se retrouver tout d'un coup sans prière. En tout ce qu'il fait et dans sa vie humaine, l'artiste est toujours en lutte avec l'homme très pieux, mais il essaie d'insérer la norme de l'homme pieux dans son génie artistique, d'être ce que Dieu attend de lui, de lui offrir ce à quoi il l'a destiné. De temps en temps il redoute que le monde puisse le regarder comme trop pieux. Ou aussi que les pieux voudraient ne voir en lui que l’artiste. Et pour son équilibre intérieur il a besoin de montrer aux chrétiens qu'un artiste peut être chrétien et aux artistes qu'un chrétien peut être artiste (NB 1/1, 127-128).

261. Prier à partir de l’Écriture

Prière de saint Athanase, évêque d’Alexandrie (+373) : « Seigneur, quand tu étais petit, pour échapper aux persécutions, tu as dû fuir d'un pays à l'autre. Tu étais enfant, tu t'en remettais totalement au Père qui organisa ta fuite. On ne t'a rien demandé, tu n'as rien eu à dire. Et tu as subi cette fuite sans te faire de souci, comme un petit enfant justement parce que tout était quand même décidé à l'avance dans le savoir du Père. Seigneur, je t'en prie, donne-moi d'avoir part à ta confiance d'enfant quand tu fus persécuté. Permets que je ne cesse de supporter, avec ton Esprit des enfants de Dieu, cette fuite qui me fatigue, cette prison qui me répugne. Donne-moi de porter tout ce qui est désagréable comme tu l'as porté sans me demander pourquoi à chaque pas, mais en faisant confiance au Père, en remettant ma volonté à toi seul. Je sais que tu connais toutes les persécutions auxquelles je suis en butte et qui ne forment qu'une petite partie des persécutions de tous les chrétiens. Je voudrais apprendre à tout accepter dans ton Esprit. Je voudrais laisser faire les choses et ne pas être constamment agacé par des questions qui viennent de moi, des questions qui sont inutiles, qui même pourraient empêcher de laisser mûrir le fruit de la persécution. Je voudrais t'abandonner ce fruit, et même ce que j'endure, et toute l'affaire. Donne-moi seulement l'Esprit de confiance filiale en toi car je sais que, lorsque tu fus persécuté dans ton enfance, tu ne servais pas moins le Père que lorsque tu es mort pour nous sur la croix. Bénis cette persécution, fais-en ce dont tu as besoin, bénis tous ceux qui croient en toi, bénis la vérité de ton Église afin qu'elle paraisse toujours plus vraie, et bénis aussi les persécuteurs. Amen » (NB 1/1, 396-398).

262. Lire l’Écriture dans la prière

Celui qui lit l’Écriture dans une prière authentique et en cherchant le Seigneur d'un cœur pur sait très bien que même s'il n'extrait qu'un petit morceau, celui-ci reste en rapport avec l'ensemble ; la "petite" méditation d'aujourd'hui sera utile pour beaucoup d'autres méditations ultérieures ; entre tous les mots et toutes les méditations il règne une harmonie (NB 10, n. 2131).

263. Les mots de l’Écriture, les mots de la prière signifient toujours plus qu'on ne le pense

Luis de Leon poète et intellectuel du siècle d'or espagnol, moine augustin, il a enseigné différentes disciplines théologiques à l'Université de Salamanque (+ 1591). Dans les débuts, sa prière est surtout une prière faite de prières vocales, de prière liturgique. Il prie souvent sans désir intérieur immédiat, davantage d'une manière rationnelle, presque avec l'idée que quand il fait cela il ne fait en tout cas rien qui puisse offenser Dieu. Puis il fait l'expérience de quelque chose qui n'est pas différent d'une conversion mais qui revendique la durée de sa vie. Tout d'un coup, avec la rapidité d'une inspiration, il s'aperçoit que les mots ont une plénitude de sens, et une plénitude qu'ils avaient déjà dans l’Écriture et qui dépassait l'intelligence de ceux qui les mettaient par écrit, une plénitude de sens dans l’Église, qui y fut déposée par l'Esprit lui-même et qui n'est pas d'origine humaine. Les mots signifient toujours plus qu'on ne le pense ; ils signifient même tellement que toute la foi est contenue en chaque mot : la foi de l’Église, la foi des autres chrétiens mais tout autant sa propre foi. Dès lors, il se familiarise avec chaque mot et par le mot il trouve la grâce, il est pris dans la plénitude du mot pour en faire l'expérience, pour en vivre, pour être capable aussi désormais de confirmer les autres dans leur foi. Il agit par ses exhortations, ses entretiens, mais avant tout par sa prière, Dieu se servant de cette prière pour augmenter encore le nombre des saints de son temps. Il a ainsi d'un côté une action personnelle qu'on pourrait prouver, mais en même temps une action surnaturelle qui fait partie de la nature de sa mission : augmenter le trésor de prière de l’Église et faire don de la plénitude de la Parole à ceux qui n'en sont pas remplis : les commençants, les chercheurs, les insatisfaits, les croyants qui aspirent à plus, ceux qui aiment mais pour qui le sens de l'amour n'a pas encore été ouvert. Que sa prière porte des fruits, ses proches le voient au fait que son caractère change : lui qui était porté à des éclats s'adoucit, il réprimande avec des mots doux et cette douceur n'est cependant pas tiédeur, elle est l'expression transfigurée d'une tempête intérieure qui vient d'être traversée. Il prie avec un grand don de lui-même mais, dans ce don de lui-même, il doit passer par les mystères du Seigneur, sa nuit, sa Passion, qui ont pour lui un double visage : un visage de com-passion avec le Christ et un visage qui consiste en l'obligation de souffrir d'adversités, d'hommes récalcitrants, de jalousie et de contestations émanant de son entourage. Ces combats le fatiguent et l'abattent souvent à l'extrême, mais il ne cesse pas de prier - c'est sa mission - jusqu'à ce que ce soit réglé, jusqu'à ce qu'il parvienne au calme et à la douceur et qu'il soit capable d'agir avec clémence même là où il doit réprimander. Dieu se sert de lui, l'orant isolé, et il fait profiter de son action un grand nombre de personnes, surtout des religieux (NB 1/1, 141-142).

264. Méditation (1)

Saint Albert, théologien dominicain (+ 1280). A côté de sa grande érudition, il possède une humilité grande et touchante et une attitude de prière qui ne le quitte jamais. Le matin, dès qu'il le peut, il va à la méditation. Et c'est en méditant qu'il passe à la messe. Dans sa méditation, il se laisse alors conduire par ce que la messe du jour lui offre justement. Il introduit aussi dans sa méditation ce qui s'offre à lui en fait d'événements extérieurs, par exemple une visite, et il cherche à clarifier dans la méditation la situation qui en résulte. Il a une grande vénération pour la Mère du Seigneur et il voit très fort en elle la contemplative qui fait tout entrer dans la contemplation de son Fils. L'amour aussi qu'il a pour le Fils, pour Dieu en général, est grand, mais il voit Dieu davantage dans de grands ensembles et dans les vérités abstraites (NB 1/1, 432-433).

265. Méditation (2)

Dans la prière, on peut se rattacher à tout. Également à une joie ou à une souffrance qu'on a éprouvée et par laquelle on apprend à mieux connaître Dieu, ou à une histoire qui nous a été racontée. Ou à quoi que ce soit dans la création. Et on peut se laisser conduire plus loin par tout. Un beau paysage, beauté et clarté en général. Un plan que j'ai, le plan de Dieu avec nous et avec le monde. Quand les choses de ce monde s'ouvrent sur Dieu, on n'est plus soi-même le point de référence, on devient le point de réception de ce que Dieu donne. Presque en chaque méditation, il y a le moment où l'on n'est plus que le point de réception et en même temps le point distribué. J'expérimente quelque chose de Dieu mais que ce soit moi est a priori sans importance : il y aura simplement dans le monde un peu plus de cette expérience de Dieu qui s'est introduite quelque part (NB 10, n. 2058).

266. Nécessité de la méditation pour la prière

Le Fils parle toujours au Père et aux hommes dans le sens et dans la plénitude de l'Esprit, et quand nous répétons ses paroles - le Notre Père par exemple - nous les disons parfois dans l'Esprit, mais très souvent seulement selon la lettre : nous réduisons tout un édifice à un seul point. De là découle la nécessité absolue de la méditation dans la prière et dans toutes nos relations avec la Parole de l'Écriture sainte : elle ne peut être comprise dans la foi qu'avec sa dimension d'inspiration. Cela requiert un effort parce que notre condition de pécheurs éprouve le besoin effrayant d'éteindre partout l'Esprit (NB 6,551).

267. La prière vraie

En toute vraie prière grandissent tout à la fois l'intelligence personnelle et l’emprise de Dieu sur soi pour ses plans qui concernent le monde (NB 9, n. 2023).

268. Une prière chaleureuse (avec saint Ignace)

Une prière chaleureuse, une prière de proximité. Chaque prière en trois temps : d'abord une rapide liquidation du péché, puis regarder et se laisser regarder, enfin adorer et faire aboutir son propre chemin sur le chemin du Christ. Toute matière tirée de l’Évangile peut être traitée selon cette méthode (NB 11,44).

269. La prière comme une source lumineuse

(En situation d’enfer). Il y avait autrefois un mot merveilleux qui s'appelait la prière, il avait quelque chose d'une source lumineuse, il était plein de conversation et d'amour ; la vie humaine recevait là son sens, la prière éclairait tout ce qu'elle touchait. Il semblait se répandre et faire grandir la vie et l'amour comme des fleurs bien cultivées (NB 3,335).

270. La prière est sa détente

Saint Camille de Lellis, fondateur de l'ordre des Camilliens (+ 1614). Il prie humblement et bien et longtemps. Et très lentement. La prière est sa détente, la prière est sa force, la prière est sa vie. Il lui en coûte beaucoup de s'arracher à l'exclusivité de la prière pour aller dans la vie active. Sa prière est une offrande. Il s'offre lui-même, il offre tout l'humanité souffrante. Il adore aussi, dans une sorte de co-adoration avec tous. Tous ceux qu'il recommande, il les fait entrer en esprit dans sa prière. Il y a là très peu de prière de demande, mais bien plutôt une sorte d'adoration universelle. Comme s'il ne disait pas aux hommes : "Je vais prier pour toi", mais : "Je vais prier avec toi". Il les initie aux mystères de son Dieu et il les présente à Dieu comme ses frères qui prient avec lui. Il y a un équilibre excellent entre son amour de Dieu et son amour du prochain. Il aime les hommes pour leur apporter Dieu et il aime Dieu et il lui apporte les hommes (NB 1/1, 301).

271. Sa détente après l’étude, c’est la prière

Raymond Lulle, religieux du Tiers-Ordre de saint François (+ 1315). L'étude ne le gêne pas pour prier. Sa détente après l'étude, c'est toujours la prière. Il a au plus profond de lui le sentiment de ne pas pouvoir travailler si tout n'est pas en ordre avec Dieu. Être en ordre avec Dieu veut dire pour lui prier. Il est pur et naïf (NB 1/1, 360).

272. Il se repose dans la prière

Saint Jean-François Régis, jésuite et missionnaire des campagnes (+ 1640). Sa prière est forte et bonne. C'est une prière qui, à chaque fois, est rapidement remplie par Dieu. C'est dans cette prière qu'il va chercher toute sa force pour son action. Il a un souci incroyable pour chaque âme, un amour presque infini pour chaque âme. Et pourtant il la voit à chaque fois dans son milieu, en relation avec les autres âmes, comme si on ne pouvait jamais délimiter le domaine d'une âme sans rencontrer toujours aussi les autres. Cela augmente sa responsabilité et son fardeau. Il ne peut s'occuper de quelqu'un sans voir en même temps tous les autres et, inversement, il ne peut jamais avoir à faire à beaucoup sans avoir conscience que ce grand nombre est constitué d'individus. Et il souffre de leurs péchés, de leur manque de foi, de leur manque de volonté ; il souffre tant que beaucoup de sa force s'en va dans cette souffrance, en est absorbé. Puis il se repose dans la prière. Il porte tout devant Dieu comme un bloc unique, il jette tout à ses pieds. Et Dieu le prend à lui avec son fardeau et lui enlève lui-même ce fardeau. Si bien que, lorsqu'il retourne dans l'action, il peut y aller léger, paisible, à chaque fois comme renouvelé de fond en comble par la grâce du Seigneur. Il le sait, mais il n'abuse pas de cette possibilité de détente. Les hommes qui croient vraiment et les hommes qui cherchent honnêtement sont pour lui une consolation. Il a part à leur foi, il est enrichi par leur obéissance (NB 1/1, 306-307).

273. Il ne se sent jamais fatigué par Dieu

Saint Philippe Neri, fondateur de la congrégation de l'Oratoire (+ 1595). Sa prière est sereine : sereine parce qu'il aime tellement Dieu que c'est pour lui un besoin et une joie de s'expliquer avec lui, et sereine parce qu'il conçoit son service avec certitude comme un service serein de l'amour. Cela ne l'empêche pas qu'il voit particulièrement chez les autres les difficultés dans l'amour. C'est pourquoi il voudrait ressentir un amour si grand qu'il puisse franchir tout ce qui leur cause des difficultés et les empêche d'aller à Dieu. Il donne à Dieu dans la prière autant d'amour qu'il est possible. Et chaque fois qu'il a adoré le Christ enfant ou le Seigneur adulte ou le Christ sur la croix ou Dieu le Créateur ou l'Esprit Saint, au milieu de sa prière - mais aussi durant les heures qui se trouvent entre ses moments de prière plus sérieuse -, il cherche à leur faire des surprises, à leur offrir quelque chose, à leur ménager de petites joies. Il n'y a pas là une manière humaine incongrue de se représenter Dieu, mais le besoin de participer tellement à l'amour et de pouvoir le manifester. Il prie vraiment beaucoup et, dans sa contemplation, il voit par la doctrine le Seigneur et ses désirs, l’Église et ses besoins, les hommes et leurs lacunes ; et comme moyen pour voir, expérimenter, aider, il n'a toujours que l'amour. L'amour de Dieu que l'homme reçoit et qu'il lui est permis de rendre. C'est un apôtre de l'amour. Son amour porte un caractère très humain mais qui plaît à Dieu : il a le souci de la variété. Il devrait en quelque sorte se mépriser s'il adorait Dieu chaque jour de la même manière. Il ne voudrait pas fatiguer Dieu. Et comme lui-même ne se sent jamais fatigué par Dieu, il voit par là que les chemins de l'amour de Dieu sont infiniment variés. Ce qu'il voudrait le plus, c'est transmettre l'amour à ceux qui n'en ont pas encore fait l'expérience pour leur apporter, à partir de sa joie, la grande surprise de l'amour. Les ébahir, parce qu'ils recevraient quelque chose sur quoi ils ne comptaient pas, qui leur était inconnu. Et parfois, quand il adore Dieu, il lui semble que c'est comme si Dieu au fond n'avait pas encore fait l'expérience de l'amour de la part des hommes, si ce n'est Dieu le Père par le Fils incarné. Et il voudrait donner lui-même à Dieu la joie de l'amour, mais aussi exhorter les autres à faire de même : il voudrait fonder une alliance d'amour. Il peut certes de temps à autre faire le bouffon à la manière d'un homme qui n'est pas très cultivé, d'un homme aussi qui est tellement possédé par l'amour qu'il ne se contrôle plus totalement et qui a la passion d'engendrer un nouvel amour par des surprises. Mais il n'y a en cela rien d'inconvenant, ce sont des bouffonneries toutes simples (NB 1/1, 135-137).

274. Il ne faut pas s’ennuyer dans la prière

Aux jeunes, saint Ignace aurait voulu montrer que la prière était quelque chose de vivant, montrer aussi un peu de méditation et l’abandon dans la prière et l'amour de la prière, son intérêt, et qu'il ne faut pas s'ennuyer dans la prière (NB 11,44).

275. Il est toujours à l’aise quand il prie

Saint Grégoire VII, moine bénédictin qui est devenu pape (+ 1085). Sa prière est très simple, elle est comme celle d'un enfant et incessante. Il prie au fond autant qu'il peut. C'est une prière paisible. Il est toujours à l'aise quand il prie ; il est parfaitement clair pour lui qu'il doit remercier, qu'il lui est permis de demander, qu'il peut étaler les choses devant Dieu. Et les choses sont pour lui les missions dont Dieu le charge. Et quand en dehors de la prière il voit une tâche devant lui, quand l'idée lui en vient en dehors de la prière, quand quelqu'un lui dit quelque chose d'important, son premier soin est d'obtenir la certitude que c'est voulu par Dieu et que cela fait partie de sa tâche. Il montre l'affaire à Dieu, en toute simplicité, mais sous tous les angles, comme s'il devait montrer à Dieu le pour et le contre tels qu'ils apparaissent humainement afin que Dieu ait la possibilité d'examiner les choses à sa place, à la place de l'homme. Et Dieu choisit. Ceci ou cela. Et il rejette. Jamais il n'arrive que Grégoire ait pu dire que lui-même aurait été du même avis. Pour lui, c'est comme si la question ne lui avait pas du tout été posée ; on ne peut pas dire qu'il est indifférent, car il a bien dû présenter l'affaire. Mais il l'étale comme un commerçant présente à un client des modèles qu'il a reçus d'une usine quelconque. Le client serait Dieu, la plus totale liberté de choix lui est laissée. Le commerçant n'exerce aucune espèce de pression : acheter ou ne pas acheter, choisir ceci ou cela. Si Dieu rejette, aucun mot supplémentaire ne sera perdu sur l'affaire ; s'il choisit, en général quelques mots aussi seront dits si Grégoire par exemple ne voit pas le moyen de réaliser la chose. Mais dès qu'il a quelques petites indications, il se met à l'ouvrage et il reçoit pour cela de Dieu le pouvoir, la force, la direction, l'Esprit Saint. Il agit avec l'autorité surnaturelle que Dieu lui a donnée et qui fait éclater chaque fois les dimensions de l'humain. Quand une affaire est réglée, il remercie comme s'il s'était agi de quelque chose de personnel, car il ne fait tellement qu'un avec sa mission qu'il reçoit chaque tâche comme ce qui lui tient à cœur parce que lui-même a été choisi par Dieu avec l'affaire (NB 1/1, 68-69).

276. Prier est aussi naturel et aussi simple que de manger ou de dormir

Saint Benoît Labre, pèlerin mendiant (+ 1783). Devant Dieu, il est très droit et très simple, en quelque sorte de plain-pied. Il a une sorte de prière débordante et un désir de voir Dieu qui écartent de lui toute difficulté dans la prière. Pour lui, prier est aussi naturel et aussi simple que de manger ou de dormir pour un homme en bonne santé. Il n'a de difficultés qu'avec son prochain, car il ne peut pas montrer avec les autres la simplicité qu'il a avec Dieu. Il lui est impossible de les aborder comme il aborde Dieu. Et pourtant il se sent abordé par eux comme par Dieu lui-même. Pour lui, ce n'est pas un problème de se tenir devant Dieu, ce n'en est pas un non plus que Dieu se contente de lui malgré son indignité. Et ce n'en est pas un non plus que ce que Dieu désire de lui se trouve chez les autres. Mais cela lui coûte un mal infini d'oublier pour ainsi dire à quel point il est indigne des autres hommes. Il est si pénétré de la grâce de Dieu que son indignité ne l'angoisse plus au moment de la communion. Il sait qu'elle est vaincue en Dieu. Mais dans ses échanges avec les hommes il n'en va pas de même. Malgré cela, il voudrait les amener tous à Dieu ; et s'il visite avec eux tant de sanctuaires, c'est parce qu'il voudrait donner Dieu à chacun ; et parce qu'il ne sait pas bien donner le Dieu qu'il possède, qu'il ne sait pas comment faire, il cherche à leur faire mieux comprendre Dieu d'une manière qui leur soit accessible : les amener par le pèlerinage à un plus haut degré de réceptivité joyeuse. C'est comme s'il élevait les hommes et abaissait Dieu, non en un sens répréhensible, mais dans le sens d'un rapprochement tel qu'il l'imagine et comme cela découle immédiatement de sa propre manière de se tenir devant Dieu (NB 1/1, 201-202).

277. La prière a beaucoup de visages

J'aime Dieu, j'aime prier Dieu. Restons dans la prière, c'est le meilleur exemple. Vous me demandez à quelle sorte de prière je pense alors : prière liturgique, orale, privée, contemplative. J'essaie de répondre d'une manière vraie et je dis : j'ai très peu de contact avec la prière liturgique ; toute prière qui est authentique m'est chère, mais peut-être que la prière liturgique est ce qui m'est le plus étranger. Il arrive que je sois transportée en un lieu où se déroule une prière chorale. Et je suis là extrêmement heureuse. Autour de moi, des psaumes sont chantés, je prie peut-être quelque chose d'autre, mais avec la conscience de faire partie du chœur, avec la conscience que les prières se complètent et s'enrichissent réciproquement ; j'expérimente par là une nouvelle dimension de la vérité de Dieu. Et ma première affirmation, que j'aime prier, a tout d'un coup reçu un autre visage. Je ne savais pas du tout qu'on pouvait tellement aimer prier. La vérité du fait que j'aime prier a beaucoup de visages. Tantôt j'aime prier devant le Saint-Sacrement exposé, tantôt devant le tabernacle fermé. Tantôt je peux laisser tomber tous mes soucis pour n'être qu'à Dieu, tantôt j'ai besoin justement de mes soucis pour prier avec eux. Tantôt je m'entretiens avec un saint dans la prière, et il sert alors en quelque sorte de pont vers le tabernacle. Il voit Dieu, et mon champ visuel atteint le saint qui voit Dieu. La vérité de la prière a pour moi beaucoup de visages, mais j'apprends par là que cette vérité est infiniment plus grande et plus riche que ce que j'en expérimente, même là où elle me comble totalement (NB 10, n. 2135).

278. Différentes formes de prière selon les ordres

La prière contemplative des franciscains est marquée par la pauvreté évangélique. Même si en général elle a en propre un certain enthousiasme, on peut sans cesse la ramener intellectuellement et spirituellement à ce seul terme. Il y a aussi l'esprit d'un ordre qui ne voit dans la Parole que l'adoration en esprit et en vérité, et l'esprit d'un autre ordre qui voit comme central dans la Parole l'envoi et la prédication ; il y a Ignace qui voudrait garder en même temps sous les yeux toute une gamme de nuances. Tous ces "esprits" sont justifiés dans la mesure où ils s'appuient sur la Parole de l’Écriture. "Veillez et priez", conduit à la contemplation. "Allez et proclamez" conduit à l'action. "Suis-moi" unit les deux. On peut d'une part se concentrer sur un mot, d'autre part développer, à partir d'un mot, beaucoup de possibilités. L'essentiel en tout cela est que l'Esprit - en tant que gardien des paroles du Seigneur et inspirateur de l’Écriture - sait pour chaque époque de l’Église et du monde créé ce qui est actuel et urgent dans le sens de Dieu, et qu'il inspire en même temps un nouvel accès visible à la vie trinitaire sous la forme d'une règle nouvelle (NB 6,548-549).

 

14. Rencontrer Dieu

 

279. Aspirer au toi de Dieu

Qui veut prier aspire avant tout à accéder au toi de Dieu. Il se préparera à discerner la volonté de Dieu, il se disposera intérieurement à se donner à Dieu et à être reçu par lui (NB 12,62).

280. Aimer le chemin qui conduit à Dieu

Fra Angelico, béatifié le 3 octobre 1982, par le pape Jean-Paul II (+ 1455). Il aime le chemin qui conduit à Dieu et il est constamment occupé à contempler ce chemin. Toute sa prière vit sur ce chemin et s'il est devenu religieux et s'il a choisi Dieu en somme, c'est pour rester sur ce chemin. Et quand il peint, il peint toujours ce chemin. Les saints qu'il peint, les anges qu'il représente, sont tous pour lui une expression de ce chemin. Et en tout ce qu'il apprend - également en théologie, en philosophie - il ne peut apparemment l'approuver que si c'est conciliable avec ce chemin. Dès qu'il arrive à ce chemin, tout est clair pour lui et il serait même capable de faire de subtiles distinctions. Ainsi tout ce qui lui est inspiré dans la méditation, tout ce qu'il apprend dans la prière et dans sa vie quotidienne, tout se rapporte toujours à ce chemin qui conduit à Dieu. C'est le chemin de l'esprit d'enfance et des enfants de Dieu. C'est le chemin de la sainteté, le chemin du renoncement dans l'amour, dans l'amour du prochain, qui est développé à un tel point qu'on voit toujours dans le prochain le Seigneur et sa sainteté. L'art lui est donné. Il ne l'a pas choisi au fond. C'est tellement son talent et il lui correspond tellement que c'est l'art qui l'a choisi plus qu'il n'a choisi l'art. Mais, pour lui, l'art ne fait qu'un avec la religion, avec l'amour de Dieu. Il est à vrai dire franciscain en son être le plus intime, comme on se représente François en ses premiers temps. Il est l'un des saints souriants (NB 1/1, 107-108).

281. Se tenir devant Dieu

Saint Pierre Canisius, jésuite (+ 1597). Sa prière est tout à fait humble, sans relief, effacée. Il se tient devant Dieu et il sait que Dieu voit tout en lui. Il éprouve une grande douceur à être dans la prière, mais sa prière a peu de contours. Sa prière quotidienne est pur service, sans rien de sensationnel. Il marche derrière Dieu comme un petit enfant qui suit sa mère à petits pas (NB 11,403).

282. L’invitation de Dieu

Dieu peut inviter une âme à être totalement prière devant lui (NB 8, n. 862).

283. La prière tranquillise

Quand on devient chrétien, on fait ses premiers pas dans l’Église avec un amour confiant auquel est encore mêlée une légère crainte, comme si on savait que doit arriver une rupture. Et on prie pour ne pas lâcher. La prière tranquillise, on est capable de voir qu'existe dans le ministère ecclésial l'amour agissant du Fils qui ne fait pas sa volonté bien sûr mais la volonté du Père comme celui-ci l'attend, avec la joie de pouvoir servir le Père dans la mission qu'il lui a donnée (NB 6,492).

284. S’approcher de Dieu

Dans la prière, on commence peut-être par saluer Dieu, on invite les saints, les anges, la Mère de Dieu à être présents et à permettre qu'on ait part aussi à leur prière. Et si c'est une prière contemplative, on s'approche peut-être de Dieu et on réfléchit à la manière dont Dieu nous parlera, ce que veut dire adorer Dieu (NB 10, n. 2051).

285. Plonger dans la prière comme dans la musique

On peut plonger dans la prière comme dans la bonne musique. Sans effort, comme on plonge dans l'eau. Et le bon musicien est simplement au service de la musique. Il ne se concentre pas sur sa propre imperfection. "Si seulement j'avais des doigts un peu moins raides ! Si je m'étais davantage exercé auparavant !" Sans réfléchir sur le parfait ou l'imparfait, il se lance tout simplement, il improvise aussi, sans narcissisme. Je joue du Schubert, je ne joue pas mon œuvre à moi. Et ce qui est mien, je le mets seulement dans Schubert. Je n'ai pas l'intention "de vous en faire accroire". Dans la prière, pas d'ouverture de soi artificielle pour elle-même. Cela ne fait que rétrécir. Ne pas être malheureux pour avoir manqué de conditions préalables (NB 10, n. 2094).

286. La beauté des choses peut faire sourdre la prière

La beauté des choses a forcément pour le croyant l'effet de le diriger vers Dieu, de faire sourdre la prière (NB 10, n. 2152).

287. Être simplement auprès de Dieu

L’ange montre à Adrienne enfant comment on prie ou comment on peut être simplement auprès de Dieu (HUvB, Premier regard sur AvS, p. 15).

288. Être heureuse avec le Bon Dieu

(A 31 ans, Adrienne fait une double pneumonie, elle aurait pu ne pas en sortir). C'était pour moi parfaitement naturel de mourir. Quand j'étais malade, nous avions du temps l'un pour l'autre, le Bon Dieu et moi. Je ne sais pas si on appelle ça prière. Je veux dire : je pouvais être heureuse avec lui (NB 7,280).

289. Une prière qui cherche Dieu

Angelus Silesius, poète, médecin, théologien, prêtre et mystique allemand (+ 1677). Sa prière cherche Dieu. Cette recherche de Dieu ressemble à une volonté de voir le plus haut sommet et cela sans que le sommet soit escaladé mais en descendant d'abord aussi profond que possible pour être convaincu de la hauteur de la montagne. Au début, cette prière est presque une volonté de mesurer la distance. Puis tout d'un coup, comme au sein d'une conversion - qui certes était préparée de longue date et qui maintenant s'empare de lui avec toute sa force -, sa prière devient une prière de jubilation qui pressent la grandeur. Il ne peut plus s'agir maintenant de vouloir la mesurer mais seulement de l'obligation de jubiler à son sujet, dans la joie et l'action de grâce. Toute la vie à présent est vécue pour la prière, devant Dieu donc et avec Dieu, avec un sérieux qui oblige Silesius au plus haut don de lui-même. Cette obligation n'est pas visible extérieurement comme si par exemple il soupirait sous ce joug ou comme s'il donnait pour ainsi dire des signes qu'il est surmené ; c'est au contraire une danse et un chant, une joie, dont il ne lui est plus permis maintenant de sortir. Ce qu'il prie et expérimente et exprime est toujours vécu très profondément, et pourtant l'effet est toujours le même : c'est tout l'homme qui est rendu joyeux. Là même où amertume et critique se font jour, il reste joyeux dans la main de Dieu, sûr de faire ce que Dieu attend de lui, sûr qu'il ne le fait pas suffisamment, mais la direction prise est si totalement la bonne que distance et insuffisance ne doivent plus l'affliger. Il doit prier et aimer et rester là ; il ne lui est seulement pas permis d'être infidèle. Sa prière consiste souvent en intuitions qui lui sont venues dans l'entre-temps. Il voit quelque chose, il s'efforce de trouver un rapport entre ce quelque chose et Dieu, de créer une relation qui reçoit alors dans sa prière un nouveau visage et à vrai dire, pour lui, le visage définitif auquel il reste attaché. Il ne cesse de fixer des choses, mais il sait toujours que ce qui a été fixé ne possède qu'au ciel son caractère définitif, non sur terre, qu'on peut dire aussi les choses autrement, les saisir autrement, pour finalement s'avouer qu'au fond on ne les comprend pas. Dans sa volonté de saisir et de préciser, il n'y a aucune prétention à comprendre davantage que d'autres, mais une sorte d'humilité qui fait dans l'obéissance ce qui lui est imposé, dans la conscience d'une mission qui, pour lui, n'est jamais totalement transparente. Même quand il est devenu prêtre et qu'il s'est libéré de toute autre chose pour pouvoir ne plus vivre que pour Dieu, il sait qu'il est dépassé par sa mission et sa tâche, que tout ce qu'il a fait ne signifie rien. Et il voudrait toujours commencer à neuf pour pouvoir offrir à Dieu du nouveau. Et cela dans la joie qui ne l'abandonne jamais. Son service est un service nettement joyeux, reconnaissant. Et quand il essaie aussi d'établir la situation de l'homme en face de Dieu, cela ne signifie jamais qu'il mesure ses propres progrès et qu'il s'imagine parcourir un chemin. Il reste dans l'attitude de l'humble créature devant son Créateur et son infinité (NB 1/1, 180-181).

290. Prier, c’est chercher

Saint Robert Bellarmin, jésuite italien (+ 1621). Pour lui, prier, c'est chercher. Chercher Dieu et chercher le chemin que Dieu prévoit pour l'orant, chercher aussi une relation possible à Dieu d'un point de vue personnel. Mais en général il faut dire que, pour lui, ce qui est personnel lui tient peu à cœur car il est très humble. Il voit tellement que sa tâche consiste à tirer au clair et à éclaircir, à combattre et à obéir, qu'il ne veut pas perdre de temps avec lui-même. Il est appliqué dans sa recherche, et quand il a terminé quelque chose, formulé quelque chose, atteint quelque chose, il a une manière élégante de l'oublier aussitôt parce que c'est l’affaire de Dieu et que Dieu lui a donné pour cela le temps et le talent nécessaires de sorte que tout appartient à Dieu de toute façon (NB 1/1, 151-152).

291. Créer un espace pour Dieu

Chaque fois qu'on se vide de soi-même comme le Seigneur l'exige, c'est en vue de notre vie en lui et en Dieu Trinité. Ce qui devient vide en nous ne peut plus être rempli des décombres de ce monde, cela doit rester ouvert au Seigneur qui peut alors le remplir, selon son bon plaisir, de ce qui lui appartient. Toute prière, toute méditation, est pour créer un espace pour sa présence, et cet espace, nous le sommes nous-mêmes par le fait que nous nous effaçons nous-mêmes (NB 6,282).

292. Le désir que j’ai de toi est trop petit

Prière d’Origène, théologien de l’époque patristique (+ 253) : « Père, tu sais qu'aujourd'hui, dans la prédication, je vais parler de toi et du Fils et de l'Esprit, de votre lumière trinitaire. Je l'ai annoncé, et tous s'y attendent. Et c'est aussi la continuation de ce que j'ai commencé. Père, c'était sans doute manque de vénération, mais je croyais posséder la force et l'intelligence nécessaires pour percevoir ton être trinitaire, et je croyais aussi être capable de le décrire. Et surtout aussi que je pourrais éveiller dans ta communauté le désir de la connaissance. Et maintenant je vois que le désir que j'ai de toi est sans doute trop petit, et le désir que j'ai de la connaissance trop rationnel, trop rempli de problèmes. Pas assez simple et pas assez pur. Père, vois, l'intention était bonne, et maintenant je ne sais pas comment la réaliser. Maintenant j'ai l'impression que tout ce que j'ai à dire sonne creux. La raison en est que c'est moi-même qui suis l'obstacle parce que trop de ce que j'ai utilisé pour la recherche, pour la connaissance, provenait de moi. Père, tu dois m'aider, je t'en prie : fais-le totalement une fois au moins afin que ta communauté ne soit pas scandalisée à mon sujet, afin qu'elle ne croie pas que tout est aussi petit, aussi limité que je le vois maintenant, mais qu'elle comprenne bien plutôt que chacune de tes vérités est infiniment plus grande que la pauvre compréhension que j'en ai, plus grande que mes pauvres explications et prédications. Père, je te promets que désormais je me mettrai plus et mieux à la disposition de ta Trinité, d'être toujours moins soucieux de moi et de chercher à te servir, toi, le Fils et l'Esprit. Mais accompagne-moi, Père, et fais que tout ce qui, par ma faute et mon insouciance, menace d'être néfaste tourne en bien. Amen » (NB 1/1, 392-394).

293. Un désir qui est comme une prière

Saint Ignace de Loyola est en danger de mort dans une grave maladie : il y a chez lui le désir - qui est devant Dieu comme une prière – de passer de l'autre côté (NB 11,103).

294. Désirer prier, c'est déjà une prière (NB 7,300).

295. Avoir constamment soif de Dieu

Pseudo-Macaire, auteur de ce qu'on appelle les Homélies de Macaire (+ 390). Il a une manière singulière d'entrer en contact avec Dieu : il le cherche et le trouve en chaque mot, et en même temps il demeure très conscient de son indignité ; il est triste aussi pour une part de ne pas pouvoir prier plus spontanément, de ce que son âme ait sans doute constamment soif de Dieu mais que c'est quand même pour lui comme une pénitence de prier. A chaque fois ou presque, c'est pour lui une victoire. Une fois la victoire acquise, il prie volontiers. Un peu comme quelqu'un qui fait des exercices physiques et qui est content si, pour les faire, il n'a plus besoin de cinquante minutes mais de quarante seulement. Cela avance. Ce n'est pas le sentiment d'avoir fini plus vite qui le satisfait, mais celui de la règle. - Il prie pour le monde, il prie un peu aussi pour lui. Il est heureux quand il a prié. Heureux aussi de pouvoir persévérer devant Dieu dans l'attitude de prière. Souvent il lui semble que cette attitude lui échappe, comme s'il était un trop grand pécheur pour avoir le droit d'essayer d'y persévérer. Cependant il essaie. Il dit les prières de l’Église, mais il prie aussi librement ; ses méditations sont plutôt des conversations avec Dieu (NB 1/1, 46-47).

296. Il peut exister une grande soif de prière (NB 8, n. 1012).

297. Adrienne éprouve une soif énorme de prière (NB 9, n. 1285).

298. La prière est une conversation (NB 4,115).

299. L’instant est venu de parler à Dieu

L’auteur du Nuage de l'inconnaissance (14e siècle). Il prie tout à fait paisiblement. Comme s'il avait déposé à côté de lui le fardeau du quotidien, le fardeau qu'il est lui-même, le fardeau du péché du monde sous lesquels il souffre habituellement, comme si maintenant ces fardeaux ne le concernaient plus en rien. Comme si l'instant était venu de parler avec Dieu et d'avoir part à une sorte d'adoration éternelle de l’Église, de prier uniquement pour l'amour de la prière. Être heureux, connaître, aimer, s'étonner. Et tout cela en toute quiétude et avec un parfait naturel. Puis peu à peu il se souvient de lui, il a conscience à nouveau de tous ses fardeaux. Il les apporte à Dieu. Sa prière devient alors peut-être un gémissement, sans paroles. Chaque prière se termine au fond par un merci. Pour le fait qu'on a le droit de prier, que Dieu ne nous repousse pas mais qu'il nous prend avec lui dans le combat, et que Dieu nous permet de l'aimer, de l'acclamer (NB 1/1, 118-119).

300. Parler avec Dieu

Saint Grégoire le thaumaturge (+ vers 270) : La prière est pour lui l'ultime lieu de refuge. Il s'y sent entouré d'un mur qui le protège, lui et ses préoccupations. Quand il prie, il oublie le monde, il parle avec Dieu mais, si on s'adresse à lui de l'extérieur, il est aussitôt à nouveau en mesure de s'occuper des questions qui se posent. Il oscille entre le monde des autres et le monde de Dieu et de sa prière. Il cherche toujours à faire passer tout ce qui est possible du monde de Dieu et de sa prière au monde des autres, un peu à la manière de quelqu'un qui irait chercher dans sa maison des provisions et des vêtements pour les pauvres et des gens qui ont froid. A chaque fois, il doit parcourir un chemin. S'il doit donner un conseil, il va le chercher dans la prière. Il n’a pas la réponse toute prête ; il doit aller parler avec Dieu, il doit lui demander son avis... Quand quelqu'un lui demande un conseil, il se retire dans la prière et il revient avec la réponse. Mais quand Dieu accomplit un miracle, Dieu ne lui laisse pas ce temps ; il le surprend par le miracle, lui et son entourage ; Dieu répond peut-être à celui qui a demandé le miracle et non à lui. il doit alors laisser s'apaiser dans la prière le trouble que le miracle a provoqué en lui. S'il pouvait faire ce qu'il voulait, il ne sortirait jamais de la solitude de la prière. Pour lui, le monde de ses visions et de sa prière est le monde réel, le monde du ciel. L'autre monde est le monde du rachat (NB 1/1, 43-44).

301. Parler vraiment avec Dieu

On ne peut pas imaginer comment le Bon Dieu peut être simple. De temps en temps je parle vraiment avec lui. Ce n'est pas une prière. C'est lui parler. Dans la prière, on ne sait jamais ce que pense le Bon Dieu. Quand on lui parle, on le sait. Je vais te dire un secret. Supposons que je sache tout d'un coup que je devrais parler avec mademoiselle Müller qui est malade à l’hôpital ; alors je m'installe auprès du Bon Dieu et je dis : « N'es-tu pas aussi d'avis qu'on pourrait maintenant commencer petit à petit à parler avec elle ? Ne trouves-tu pas non plus que tu es resté assez longtemps caché et que tu pourrais montrer maintenant une partie de ta grandeur ? » Alors on sent au plus profond de soi comment le Bon Dieu dit : "Oui, oui" ou "Hem, hem". Et puis on écoute justement et on cause avec lui jusqu'à ce que l'affaire soit claire (NB 7,185-186).

302. Être un peu avec Dieu

(Adrienne a 24 ans, elle travaille en chirurgie). Je ne prie pas beaucoup. Peut-être une fois un Notre Père, chaque jour deux ou trois. Et, de plus, quelques prières que j'invente moi-même. Mais maintenant justement je parle peu dans ma prière. Souvent pas du tout. (Qu'est-ce qui se passe alors?) Comment dire ça? Quand mon père vivait encore et que j'étais une toute petite fille, souvent, comme tout d'un coup, il m'arrivait de languir de lui. Il était dans sa chambre, occupé à lire, ou bien il faisait des comptes ou autre chose. Alors j'entrais, toute seule, il était habitué et il ne disait rien. Et je restais là simplement. Sans parler, parce qu'il était occupé. C'est ainsi que je pense souvent : je m'approche un peu du Bon Dieu, tout doucement. Je ne veux pas le déranger, seulement être un peu avec lui. Parce que je me languis de lui (NB 7,196).

303. Une manière toute simple de dire à Dieu ce qu’on a à dire

Saint Épiphane, évêque de Salamine (+ 403). Quand il peut prier comme cela lui convient, sa prière est simple et recueillie. Elle est tout à la fois le balbutiement de la créature qui sent en elle-même la distance qui la sépare de Dieu et qui sait qu'elle n'est pas en mesure de trouver ou de façonner les mots justes, et en même temps une manière toute simple de dire à Dieu ce qu'elle a à dire... Quand il se trouve auprès des siens et qu'il voit le but de sa tâche, quand il voit aussi le but de ceux qui lui sont confiés, sa prière est un peu plus riche parce qu'elle est pleine de confiance et d'abandon. Il a besoin de paix intérieure pour prier (NB 1/1, 53).

304. Savez-vous ce qu'est la prière?

Laisser parler Dieu (NB 4,350).

305. Le désir d'entendre ce que Dieu a à dire

Saint Pierre Damien, évêque et cardinal (+ 1072). Sa prière est comme celle d'un enfant et en même temps elle est dure. Dure parce qu'il ne peut se détacher de la pensée de sa responsabilité ; il doit se présenter devant le Seigneur comme un disciple qui rend compte de son travail, non seulement de l'état de l’Église en général, mais tout particulièrement de son développement, de sa croissance, de l'évolution de l'amour en elle. Et comme il ne perçoit pas les signes de cette croissance, qu'au contraire il voit le ministère menacé par le manque d'amour et qu'il remarque dans son entourage tant de choses qui semblent en contradiction flagrante avec ce que Dieu requiert de ses ministres et même de tous, pour cette raison il se tient devant Dieu comme quelqu'un qui doit rendre compte au nom de tous parce que justement il a à porter la responsabilité de tous… Mais en même temps c'est la prière d'un enfant. Il se tient devant son père, il sait qu'il est un enfant qui n'a rien d'autre à présenter que sa foi en la volonté paternelle de Dieu, rien d'autre que son obéissance, son don de lui-même, son désir d'entendre ce que Dieu a à lui dire pour s'y conformer (NB 1/1, 67-68).

306. La prière pure

où l'on écoute le plus paisiblement possible ce que Dieu veut (NB 5,227).

307. De la prière à l’écoute de Dieu

Si aujourd'hui un chrétien est naïvement pieux, il dit les simples prières des enfants et de l’Église qu'on lui a enseignées ; elles ont quelque chose de clair, de rassurant. Et voilà qu'il doit apprendre la prière contemplative. On lui dit : Ouvre-toi totalement à Dieu, fais-toi silencieux pour qu'il puisse te parler. Il ressentira alors aussi de la peur : y a-t-il vraiment ici un chemin ? Peut-on faire l'expérience de Dieu de cette manière ? Ne rencontrera-t-on pas que soi-même, ne s'induira-t-on pas soi-même en erreur ? (NB 10, n. 2090).

308. Ce que Dieu veut communiquer dans la prière

Chacun doit se débarrasser de son péché afin d'être libre pour Dieu et pour ce que celui-ci veut communiquer dans la prière (NB 1/2, 228).

309. Dialogue avec Dieu

La prière, c'est quand même toujours un dialogue avec Dieu (NB 1/2, 228).

310. Un dialogue avec Dieu

L'homme qui se met à prier s'attend à trouver en Dieu un partenaire du dialogue. S'il est suffisamment rempli de crainte respectueuse, il cherche à laisser à Dieu l'espace que Dieu veut occuper au lieu d'utiliser ses propres idées comme des récipients qui devraient être remplis par Dieu. Et pourtant, en tant que croyant ordinaire, il ne pourra pas s'empêcher d'attacher à sa prière certaines attentes, il arrive avec des désirs précis, il se présente devant un Dieu qui, de par sa foi, a pour lui un visage et il n'est guère conscient que justement en tant que croyant il n'est pas en mesure de préciser ce visage. Dans cette relation avec Dieu, il s'attend aussi à de l'inattendu, mais comme une réponse à son attente que quelque chose d'extraordinaire se produise, en réponse à la forme de prière qu'il est capable d'offrir plus ou moins consciemment (NB 5,45).

311. Une relation avec Dieu

(Adrienne vient de passer l’examen d’état, en médecine). Je me rappelle parfois mon enfance ou certaines années de ma jeunesse, où chaque minute au fond était un cadeau de Dieu, ou du moins une relation avec lui (NB 7,250).

312. Chaque rencontre avec Dieu,

en paroles ou en silence, est prière (NB 10, n.2109).

313. Être transporté dans un monde qui appartient à Dieu

Toute vraie prière connaît des instants où le croyant, de quelque manière que ce soit, se sent transporté dans un monde qui n'est plus le sien : certaines limites - de ses capacités, de sa compréhension, de ses sentiments, de ses attentes - disparaissent pour laisser place à quelque chose qu'il ne connaît pas, mais dont il est sûr dans la foi que cela appartient à Dieu. Ces instants peuvent avoir pour but de lui donner consolation et courage, de lui inspirer davantage de confiance ou peut-être de l'accompagner simplement dans la foi afin qu'il sache que son chemin est sûr (NB 5,38).

314. Un entretien avec Dieu

Henri de Nördlingen, prêtre séculier, mystique et prédicateur (+ après 1379). Dans sa prière, je le vois demander l'amour absolu dans la claire conscience que le Christ a aimé le monde d'une amour inépuisable, qui donc est capable d'allumer dans le cœur des hommes un immense amour. Il veut l'amour pour remplir sa mission, l'amour pour susciter en lui un plus grand don de lui-même, l'amour pour montrer aux autres le chemin de l'amour. Il sait que le plus grand amour se manifeste dans la prière, trouve sa forme dans la vie religieuse et ainsi il est reconnaissant de ce que ce soit la tâche qui lui est assignée. Il a une grande vénération pour les âmes : il les aime et il voit en elles le jardin de Dieu qu'il doit en quelque sorte arroser pour pouvoir en cueillir les différentes fleurs et les porter à d'autres. Il prie beaucoup, également pour les autres, et il se fait inclure dans la prière de beaucoup afin que dans cet échange de la prière, où l'on donne et reçoit, l’Église soit affermie. Car partout où Dieu est aimé, il voit l’Église et il voudrait qu'elle se développe, qu'elle se réalise, qu'elle atteigne son plein accomplissement. C'est pourquoi il veille anxieusement à ne jamais sortir de la prière. Et quand il a le sentiment d'avoir été un instant sans prière, d'avoir pris des décisions sans avoir été suffisamment dirigé, il s'examine de nouveau dans la prière et il ne craint pas de confesser d'éventuelles erreurs, non seulement à Dieu mais aussi devant les hommes. Car il voit la plus haute vérité dans l'amour et le plus haut amour dans l'entretien avec Dieu (NB 1/1, 101-102).

315. Penser à Dieu

Il y a une manière de penser à Dieu qui se trouve très proche de la prière vocale ; on ne dit peut-être alors toujours que « Dieu », ou « Toi », ou bien on est simplement ébahi ou on ne fait qu'adorer. Des relations comparables à celles d'une mère avec son enfant ; on parle avec lui, puis on se tait, et on est quand même toujours occupé avec lui (NB 10, n. 2059).

316. Regarder le Bon Dieu

(Adrienne est soignée au sanatorium de Leysin d’octobre 1918 à juillet 1920. Longtemps après, le P. Balthasar lui demande comment elle priait alors). On doit prendre ce que Dieu nous donne... On ne devrait dire sur le Bon Dieu que des paroles qu'on a embrassées, qu'on a mangées, ou comment dire... On ne sait jamais en parler comme il faut. On doit donc prendre les choses dans la prière... et quand on regarde le Bon Dieu. Je ne prie pas beaucoup avec des mots. Maintenant (à Leysin) j'ai du temps le matin. Tout est calme. Et Dieu aime bien qu'on le regarde quand il fait calme. Comment je m'endors le soir ? Je retiens peut-être une phrase que j'ai lue. Et je dis encore merci au Bon Dieu juste avant de m'endormir. Il aime bien cela même si on ne va pas bien. Parce qu'il sait alors qu'on ne se permet pas de se juger soi-même. Le soir où mon père est mort, j'ai dit merci au Bon Dieu. Et puis le matin me revient à l'esprit ce que j'ai lu le soir et que j'avais retenu, et je le regarde alors avec lui. Je ne sais pas comment on doit dire (NB 7,30-31).

317. Présence de Dieu

La rencontre du baptême marque pour l'enfant le commencement d'une prière qui deviendra consciente plus tard, il priera en vertu de son baptême sans pouvoir apprécier le trésor qui lui fut alors offert. Il recherchera celui qui habite en lui, il interrogera sa présence mystérieuse, il s'entretiendra avec elle, mais il ne pourra pas se la représenter (NB 5,139).

318. Être saisi par la présence de Dieu

Parfois on prie en quelque sorte normalement et « de manière ordinaire », sans inclination particulière mais sans dégoût non plus ; et tout d'un coup on est saisi par la présence de Dieu et on est happé totalement. Dieu donne à connaître sa voix et son dessein et sa présence, et c'est comme s'il priait parfaitement en nous si bien qu'on se livre très volontiers à cette procédure qui nous dérobe à nous-même. Et quand Dieu nous a révélé son dessein - peut-être était-ce le Fils qui nous a pris dans sa prière au Père -, on est à nouveau doucement libéré pour qu'on prie maintenant soi-même de la manière que Dieu vient de nous offrir. Avec un feu nouveau, avec une autre proximité que celle qu'on avait au début. Auparavant, c'était ce qui est « habituel », maintenant c'est une sorte de violence interne de l'amour, l'impossibilité de faire autrement. On donnerait tout pour pouvoir continuer éternellement ainsi cette nouvelle prière. Comme ce qui nous est propre, qui ne nous est cependant pas propre, un cadeau qu'on espérait continuellement et dont on se réjouissait à l'avance, et qui maintenant enfin est totalement arrivé (NB 10, n. 2308).

319. Une présence de Dieu plus dense

Nous connaissons l'omniprésence de Dieu dans toute la création. Et pourtant, en maints endroits, cette présence semble comme plus dense : là où l'on prie, là où s'élève sa maison et partout aussi où un chrétien, un homme, vit dans la grâce (NB 6,70).

320. Sentir la présence du Seigneur

Ici-bas, dans des heures de grâce particulières, nous pouvons prier de telle sorte que nous sentons la présence du Seigneur dans son Esprit Saint, que nous sommes emportés dans une réalité ecclésiale de la prière qui efface tout ce qui est personnel pour faire place uniquement à la voix de Dieu et de son Église (NB 6,75-76).

321. Avoir conscience de la présence du Seigneur

Le chrétien qui prie a conscience de la présence du Seigneur, il doit la chercher pour en jouir, il doit se laisser conduire jusqu'à la forme du Seigneur pour trouver la sienne propre. L'étoile et l'étable et la crèche indiquent l’Église par avance. Le Seigneur habite dans la maison de l’Église, mais la manière d'être conduit à sa demeure ne cesse de se réaliser d'une manière nouvelle. Même pour ceux qui croient depuis longtemps et qui prient, l’Église ne cesse de redevenir une étoile qui conduit de manière nouvelle au lieu où se trouve le Seigneur. Et sans cesse on doit faire attention au signe dans le ciel, se mettre en mouvement, pour arriver à l'adoration. Et la présence du Seigneur, si concrète soit-elle sous sa forme eucharistique, ne cesse jamais d'être un mystère. Les mages adorent l'enfant du Père éternel bien qu'extérieurement il ne se distingue en rien de n'importe quel autre enfant ; ils discernent Dieu à travers une non-vision. Et par leur adoration, par l'offrande de leurs présents, ils sont introduits plus profondément, ils saisissent sous mode de pressentiment quelques petites choses tandis que la plus grande partie leur demeure cachée (NB 10, n. 2159).

322. Sentir Dieu

A quarante-cinq ans, dans l’extase, Adrienne retrouve l’état de conscience qui était le sien à l’âge de huit ans ; elle ne sait plus qu’elle a quarante-cinq ans, elle n’est plus que la petite fille avec ses pensées et son langage. Se déroule alors le dialogue suivant entre Adrienne et son confesseur : (Est-ce que tu sens Dieu?) Qu'est-ce que ça veut dire sentir ? Savoir ? Quelque chose comme être caressée ? (Oui). Comment dire ? Familier ? Ce n'est pas le mot tout à fait juste. (Alors comment ?) Je suis sa petite sœur… Il voit tout… Il entend tout… Il est partout. Tu sais ? Quand tu fais ta prière ou quand tu manges, ou quand tu joues, tu sais toujours qu'il est là. Mais c'est très drôle, tu sais, parce que tu ne peux pas dire qu'il se cache. Ce n'est pas comme au jeu de cache-cache quand quelqu'un va derrière un arbre, et on sait qu'il est derrière. C'est tout différent. (Comment?) Tu ne peux pas le dire, toi ? Tu sais tant de choses. Pourquoi les gens ne disent jamais rien ? Ils disent toujours des paroles, mais jamais des choses. Qu'est-ce qu'ils attendent ? (Peut-être que toi, tu le diras un jour). Je ne peux pas l'exprimer. Je ne peux pas répandre des fleurs… Sur le chemin du Bon Dieu. Un jour, j'ai reçu des violettes. C'était peut-être le premier bouquet que j'ai reçu. Avec les violettes, j'ai fait un chemin pour le Bon Dieu dans la chambre d'enfants. On m'a beaucoup grondé. Je n'avais sans doute pas secoué assez les violettes pour éviter de mettre de l'eau par terre. Et je leur ai pourtant dit que c'était un chemin pour le Bon Dieu. J'avais pensé : s'il est là, il sera peut-être un peu content d'avoir ses pieds sur les fleurs. Il n'écrase pas les fleurs. Peut-être que ça lui ferait un petit plaisir. Et j'en ai mis plus pour la table de Willy et celle d'Hélène que pour la mienne. Trois chemins qui partaient de la porte. (Pourquoi cela ?) Pourquoi plus ? Si le Bon Dieu aime bien marcher sur les fleurs, il ira surtout là où il y en a beaucoup. (Alors tu ne veux pas qu'il vienne aussi à toi ?) Mais si. On ne doit pas le dire comme ça. Mais je voudrais le forcer un peu plus… à aller, tu comprends ? (On peut donc le forcer ?) Oh oui, un peu, s'il aime les fleurs. Tu ne crois pas ? (NB6,210-211).

323. C’est rempli de Dieu

(Adrienne a vingt-sept ans, elle est en vacances d’été à Porquerolles avec son mari). On court dans la pinède ou dans le maquis, et c'est rempli... de Dieu, d'une plénitude de Dieu, qu'on ne peut pas saisir, mais par laquelle on est toujours davantage entraîné dans la prière et par laquelle on sait qu'on peut justement s'y reposer, mais qu'on doit ensuite revenir au quotidien (NB 7,255).

324.Une atmosphère de prière

Sur terre, le chrétien fait l'expérience qu'il y a une atmosphère de prière qui transforme sa vie : tantôt plus difficilement peut-être, tantôt plus facilement, elle élève toutes choses en tout cas dans une atmosphère d'amour où la vie au fond est rendue possible. Cette atmosphère n'est pas une possibilité parmi d'autres, elle est celle qui rend tout possible, elle n'est pas un état à côté d'autres états, elle n'est pas "quelque chose" qui est digne d'efforts, elle est la base de tout effort. A partir de cette expérience, le chrétien reçoit un accès à ce que peut être le ciel. L'atmosphère du ciel a soufflé sur lui (NB 6,71).

325. Prier dans l’atmosphère de Dieu

Les chrétiens sont invités à prier avec le Fils, à respirer avec lui dans l'atmosphère de Dieu Trinité et à exhaler la vérité de Dieu dans la foi. De temps à autre, dans la prière, cette atmosphère se fait très sensible. Il y a des prières qui consistent uniquement à se laisser emporter en elle. La respiration de l'âme devient différente, on se sent parcouru par le souffle de l'amour infini ou par la pureté ou par la foi, et on se tient immobile uniquement pour recevoir encore ce souffle. Le merci en retour n'arrive que plus tard dans une prière en bonne et due forme. Si l'on est dans cette atmosphère où Dieu s'adresse à nous, tout le reste devient secondaire, surtout notre propre moi. Et il se peut que dans le bonheur de n'avoir qu'à prendre, de n'avoir qu'à expérimenter, se trouve le plus objectif qu'on puisse donner. Ce séjour dans l'objectivité de Dieu, on pourrait aussi l'appeler une sorte de désir, mais on ne peut pas préciser ce qui est désiré. C'est plutôt un état de désir qui est en possession de ce qui est désiré, un état dans lequel tout est résolu (NB 6,102).

326. Ressentir l’atmosphère de Dieu

Sainte Véronique Giuliani, capucine, stigmatisée (+ 1727). Elle est pénétrée de l'activité actuelle de Dieu et elle prie à l'intérieur de cette activité en s'offrant elle-même et en offrant le monde en un sens dont elle laisse à Dieu la destination. Pour chaque prière, elle a l'habitude de s'approcher du Fils comme le fait par exemple un enfant vis-à-vis de sa mère quand il se réjouit non seulement de trouver sa mère, mais de la voir, de la sentir, de la contempler, quand il est heureux non seulement d'avoir sa mère devant lui mais qu'elle soit exactement telle qu'elle est. C'est un plaisir enfantin. Quand Véronique s'est ainsi remis dans l’esprit que le Christ est là, elle s'attend à ressentir en plénitude l'atmosphère de Dieu. Ce n'est que lorsqu'elle trouve vérifiés les différents points qu'elle se sent chez elle et qu'elle est sûre de se trouver devant le Seigneur et personne d'autre. Quand quelque chose d'extraordinaire se produit dans sa prière, elle y voit sans doute une réponse de Dieu, mais la forme lui paraît secondaire ; le principal reste que Dieu doit faire ce qu'il juge à propos. Ce qui se passe en elle, elle le considère chaque fois comme des signes que sa demande de s'offrir elle-même était agréable à Dieu. Elle est très humble, au fond elle ne veut jamais rien. Elle veut le don d'elle-même mais non les signes. Elle ne se sent pas particulièrement choisie. Quand elle est dans l'obscurité, quand elle se sent tentée, quand elle s'inquiète, elle prie dans une grande paix même si cette régularité ne se trouve pas précisément dans son tempérament (NB 1/1, 154-155).

327. L'atmosphère de la présence de Dieu

Saint Louis (+ 1270). Sa prière est soutenue par deux pensées principales : il veut pratiquer l'amour du prochain dans son peuple, être un quidam parmi les autres pour aimer ; l'autre pensée est qu'il veut exercer l'amour en tant que roi, comme quelqu'un qui a reçu de Dieu la charge du règne. Tout le reste dépend de ces deux pensées qui sont pour lui extrêmement importantes. Sa prière, ses paroles, ses plans et ses pensées ne se comprennent toujours que par le sens qui va du haut vers le bas. Ce n'est pas d'en bas qu'il cherche à s'élever vers Dieu, mais il place comme une règle d'or ce qui est en haut et accordé par Dieu, et il veille à ce qu'elle soit observée. Et il prie beaucoup, non tellement pour y arriver, mais pour que ce qui est valable soit reconnu et apprécié de tous, pour que chacun dans la nation aime l'autre non d'une amour intéressé mais d'un amour chrétien. Dans sa charge, il se sent absolument investi par le Christ lui-même et il supplie pour que s'accomplisse ce que le Christ attend. Il prie plus pour le résultat que pour la marche à suivre et le progrès et les mesures à prendre. Quand il a des difficultés intérieures, des tentations, des accès de doute, il prie beaucoup moins dans le but d'obtenir la force personnelle nécessaire pour y arriver que pour que cela simplement se réalise. Cela lui serait égal qu'un autre le fasse, au cas où Dieu en disposerait ainsi. Mais qu'il doive rester en fonction, il le sait. Ceci s'explique une fois encore par cette manière de voir les choses d'en haut. Il voit chaque parole de Dieu comme une tâche à accomplir, comme une tâche imposée. Ainsi s'expliquent ses actes, ainsi aussi le mode singulier de sa méditation qu'il conjugue avec les affaires de l’État et qui, chez lui, est moitié prière, moitié considération rationnelle des circonstances : les affaires sont intégrées dans sa prière et cela non tellement parce que Louis lui-même aurait inventé cette manière de prier, mais parce qu'elle lui a été donnée ainsi. Le souffle de la prière, l'atmosphère de la présence de Dieu lui sont nécessaires pour voir clairement les mesures à prendre. Rien ne lui serait plus cher que de pouvoir faire de la France un pays parfaitement chrétien, un pays heureux et aimant. Tout ce qu'il entreprend porte le sceau de la plus grande gloire de Dieu. Il voudrait ramener à Dieu davantage de gens aimants, davantage de croyants, dans l'esprit de la consigne : "Allez et enseignez tous les peuples". Et parce que, dans la force de la prière, il lui est donné de voir les choses d'un autre point de vue, rien ne lui semble impossible : il présume l'intervention de la grâce en toutes choses. Parce qu'il prend les affaires de l’État dans sa prière, il met aussi sa prière dans toutes les affaires de l’État ; il se détache donc de sa vie privée pour rendre publique sa vie, il se détache de ses rencontres personnelles avec Dieu pour en faire des rencontres de Dieu avec les siens (NB 1/1, 89-90).

328. Rester dans une attitude de prière

L'homme ne peut pas toujours prier expressément ; mais il peut rester dans une attitude de prière. Dans la prière, il peut si bien sentir en lui le désir de l'éternité qu'il perçoit dans le temps qui s'écoule des signes de l'éternel. Il a la certitude d'être entouré par la vie éternelle. Il ne peut pas forcer la durée éternelle de Dieu de venir à lui. Il ne peut pas non plus faire lui-même des brèches dans le temps. Mais le désir est là et, s'il est authentique, il provient de Dieu et n'est pas sans rien exiger de l'homme. Dieu le force à vivre dans l'éternel. Et la caractéristique principale de l'éternité, c'est un maintenant perpétuel. Maintenant prier, maintenant répondre, maintenant suivre l'appel de Dieu. Sans se soucier de ce qui arrive par ailleurs. Le Christ lui-même nous a appris ces paroles, il allume en nous ce désir, il le suscite, il nous montre en même temps le chemin pour l'assouvir : ses conseils (NB 10, n. 2264).

329. Saisir quelque chose de Dieu

Dans la prière, on ne saisit toujours que quelque chose de Dieu mais, dans ce quelque chose, on reçoit la grâce de Dieu tout entière (NB 12,110).

330. La prière et la grâce

Celui qui prie est sur terre, Dieu est au ciel, et la grâce est la distance toujours franchie (NB 6,61).

331. Vivre sur la voie de la grâce

Celui qui prie vit sur terre mais, par la grâce, avec une vision des choses que Dieu lui donne à voir ; s'il vit totalement dans l'obéissance et dans l'amour (c'est la première condition et la plus essentielle), il n'a plus besoin de se tenir "tout en bas", il peut vivre quelque part sur la voie de la grâce (NB 6,63).

332. Sentir la grâce

Quand, dans la prière, je sens la grâce, quand je sais que je suis saisie par la surnature ou quand je reçois de Dieu une mission et que je m'y trouve parfois confirmée d'une manière qui reste inexplicable naturellement, ou quand une conduite m'est tracée qui s'avère juste par la suite, quand une vérité m'est donnée à laquelle je n'avais jamais pensé jusque-là, j'expérimente bien quelque chose de terrestre, mais quelque chose qui est conditionné par du céleste. Il se peut qu'un succès confirme la justesse de mon obéissance, mais ce n'est pas nécessaire, sans cela je peux aussi être certaine de mon affaire. Peut-être que plus tard un mot de l’Écriture sainte me montrera la vérité de ce que je fus amenée à faire. Je comprends que quelque chose se passe en moi par la grâce (dans quelle mesure je le "sens" est secondaire). La grâce "arrive" en moi. Je vois des résultats d'une conduite surnaturelle tantôt dans des événements et des hasards providentiels extérieurs, tantôt dans des connaissances, des clarifications : quelque chose tombe à point sans que je puisse m'en désigner comme la cause (NB 6,62).

333. Être touché par la grâce

Il peut arriver qu’on prie dans une église et qu'on est si directement touché par la grâce qu'on s'imagine éprouver de manière sensible sa répartition sur tous ceux qui sont présents ou sur ceux qu'on a recommandés ou sur des gens qui nous sont totalement inconnus (NB 6,77).

334. Devant Dieu comme un enfant (1)

Origène, théologien de l’époque patristique (+ 253). La plupart du temps, il commence sa prière d'une manière tout à fait personnelle, en se présentant. Devant Dieu, il est comme un enfant, de la même manière qu'en présence des hommes qu'il reconnaît il est humble. Et il prie : « Père, je me tiens devant toi, devant ton Fils et devant ton Esprit, comme chaque jour. Toujours pour te demander la connaissance et ton aide. Tu le sais, je ne prie pas pour donner à mon œuvre plus de gloire, pour accroître ma renommée. Ma prière fait partie de mon adoration. Je voudrais te glorifier. Je voudrais te servir. Et plus le temps passe, et plus je pense saisir quelque chose de tes mystères, plus je sais profondément et intensément que tes mystères grandissent chaque fois qu'on s'en approche, que tout ce que je pense comprendre ne demeure toujours qu'un commencement. Pourtant je voudrais persévérer, car je sais que ce début est nécessaire et que toi-même, tu veux ce commencement. Souvent je crains parce que j'ai tant de joie à ce commencement, à ce travail, parce que je me sens si enrichi par tout ce qu'il m'est permis de faire pour toi, que je fais trop de moi-même et te laisse trop peu de choix. Pourtant, Seigneur, je ne connais pas d'autre moyen pour faire sérieusement ce qui est tien que de te demander : montre-le moi et permets-le moi. Puis je vois à nouveau que mes craintes sont vaines parce que le commencement est quand même toujours en toi. Mais, Père, ce commencement pousse vers le milieu, et dans ce milieu je prends moi-même une trop grande place avec mes trouvailles, avec le plaisir que j'ai à mon travail. Et le temps que je m'en aperçoive, il est trop tard ; je ne peux pas revenir en arrière et je ne sais pas non plus continuer : si j'arrête, ta mission n'est pas remplie, si je continue, c'est avec la conscience que je me suis trop cherché moi-même ; il y a ainsi une interruption désagréable, une rupture, la suite des idées est comme coupée, afin que ce qui est tien revienne ! Comme tu te trouvais au commencement, tu devrais aussi te trouver chaque fois à la fin ; seul le milieu a du mal à te contenir parce que je suis moi-même en ce milieu. Et non seulement moi avec mes thèses, mais les thèses elles-mêmes et les hommes qui travaillent justement sur le même sujet ou qui ont une opinion sur elles. Seigneur, si je connaissais le chemin pour te laisser être en même temps le commencement et la fin et faire disparaître le milieu que je suis moi-même - moi et l'Église imparfaite, moi et les imparfaits qui m'entourent -, je t'en serais grandement reconnaissant. Car ce que je sais, c'est que tu es réellement en toutes choses le commencement et la fin, et je ne voudrais pas excepter mon activité de toutes ces choses. Père, accompagne aujourd'hui mon travail et fais-lui avoir vraiment commencement et fin. Fais que je disparaisse, fais-le par amour pour ton Fils qui nous apprend à disparaître. Aie pitié pour tous mes péchés, pour toute mon imperfection, pour ma lenteur et ma violence tout à la fois, et fais advenir ce qui est tien à partir de ce qui est mien. Je t'en prie au nom de ta vie éternelle ; car ta vie éternelle, c'est toi, le Fils et l'Esprit Saint. Amen » (NB 1/1, 393).

335. Devant Dieu comme un enfant (2)

Mozart (+ 1791). Mozart dit un Notre Père. Des mots simples qu'il a appris dans son enfance et qu'il dit en étant conscient qu'il parle avec Dieu. Puis il est devant Dieu comme un enfant qui apporte de tout à son père : des pierres de la rue et des branches curieuses et des brins d'herbe et une fois aussi une coccinelle ; et chez lui tout cela, ce sont des mélodies, des mélodies qu'il apporte au Bon Dieu, des mélodies qu'il sait tout d'un coup au milieu de la prière. Et quand il a cessé de prier, qu'il n'est plus à genoux et qu'il n'a plus les mains jointes, il s'assied au piano où il chante avec une candeur incroyable et il ne sait plus bien s'il joue quelque chose pour le Bon Dieu ou si c'est le Bon Dieu qui se sert de lui pour jouer quelque chose à la fois pour lui-même (Dieu) et pour lui (Mozart). Il y a une grande conversation entre Mozart et le Bon Dieu, qui est comme la plus pure prière, et toute cette conversation n'est que musique. Il aime les hommes. Il en a peur et il les aime tout à la fois. Il les craint un peu comme les enfants craignent les autres enfants qui sont grossiers, qui pourraient casser le jouet ; mais Mozart redoute au fond qu'on puisse abîmer au Bon Dieu son jouet plus qu'il ne pense à lui-même. Il aime les hommes parce qu'ils sont les créatures du Bon Dieu et il est heureux d'avoir le droit de les divertir par sa musique. Et à sa manière propre, il voudrait leur poser la question de Dieu, même dans ses morceaux les plus joyeux (NB 1/1 310-311).

336. Une relation père-enfant

Si je prie vraiment, Dieu n'est pas plus éloigné de moi dans la prière que dans la vision. Le fruit de la prière comme le fruit de la vision est passage, transmission, il s'agit de ne pas m'arrêter à moi-même et à mon fruit. Utiliser ce qui a été donné comme Dieu le veut. Et pas plus que je ne peux me vanter de prier chaque jour tant et tant, je ne peux me glorifier d'avoir eu une vision. Dans les deux cas, c'est une relation père-enfant qui s'établit (NB 1/2, 228).

337. Proche de Dieu, comme un enfant

Saint Étienne, le premier martyr. Il prie d'une manière toute transparente, il est proche de Dieu, comme un enfant et sans questions. Le don de la foi est pour lui une telle grâce qu'il ne l'oublie jamais. Presque comme si, pour lui, foi et respiration, c'était la même chose. Il n'a pas besoin d'examiner sa foi, de l'éprouver, de la peser ; il la possède. Mais il ne la possède pas comme un riche qui aurait un trésor à garder, il la possède comme quelqu'un qui donne, qui offre constamment son trésor à son prochain et à Dieu. Quand il apprend quelque chose de nouveau dans sa foi, quand il comprend quelque chose, c'est chaque fois pour lui comme une extension, une confirmation que la grâce lui a donnée et sur quoi il n'a pas de question à poser. Il reçoit, il se sent enrichi, mais non pour lui personnellement : pour les hommes, et en même temps pour rendre visible la mission du Fils sur la terre (NB 1/1, 260).

338. Prier avec la dignité de l’enfant devant Dieu

Le Fils invite les croyants à rester comme des enfants devant le Père. Ils ne doivent pas constamment se poser des questions et souligner leur indignité, mais recevoir simplement et comme des enfants la conscience d'être des enfants de Dieu et y persévérer. Ils doivent se mouvoir avec naturel dans le monde de Dieu et ne pas mettre constamment des limites dans leur prière, parler de leur impuissance, de leur inclination au péché ou d'y penser. Même s'ils gardent quelque part le sentiment de leur tendance au péché et donc de leur indignité, il leur est quand même permis de recevoir avec gratitude le don de leur dignité d'enfant devant Dieu. La dignité l'emporte ; la pureté de la conversation avec Dieu, la force de la prière, peut-être aussi la force de la nuit et de la souffrance dans la prière peuvent être si prégnants que cela devient clairement une participation à la destinée de Jésus enfant. Même l'impuissance de celui qui est suspendu à la croix, son cri d'abandon ne laissent à aucun moment s'éveiller la pensée de l'indignité. Il meurt dans la dignité de celui qui appartient au Père, il souffre comme un homme qui porte tout au Père comme un enfant, sans trier constamment ce qui est à lui et ce qu'il doit donner, ce qu'il veut prendre sur lui et ce qu'il ne veut pas prendre ; il rapporte la totalité de son être à la totalité du Père. Et quand un chrétien prie, il implore avec la dignité du mendiant qui n'a rien et qui a besoin de beaucoup, avec la dignité de l'enfant à qui il n'est pas donné de rendre quelque chose pour ce qu'il doit recevoir. Quand il adore, c'est avec la dignité de celui qui sait ; et il ne pourrait pas le savoir si la grâce ne s'était pas si bien révélée à lui que par elle tous les écarts coupables et toutes les fautes sont dépassés (NB 6,165).

339. Prier comme un enfant (1)

Saint Marc. Dans la prière, il se laisse conduire ; il est très guidé et il n'a pas besoin de s'occuper de lui-même. Chaque fois qu'il se retire pour prier, c'est comme s'il était libéré de tous ses soucis, presque de tout son être. Il n'a pas besoin de lutter, de chercher et de défendre une position ; sa prière est libre, pure. Et il prie beaucoup. Il prie comme un enfant, en toute simplicité et naïveté, sans réfléchir longuement aux mots qu'il va utiliser ou à ce qu'il va dire précisément. Il ne lui est pas inspiré grand-chose non plus dans la prière, tout se déroule à un niveau très modeste (NB 1/1, 349).

340. Prier comme un enfant (2)

Sainte Gertrude d’Helfta, moniale cistercienne (+ 1302). Dès avant son entrée au monastère, elle frappe par sa pureté, par son don d'elle-même et par une singulière virginité d'âme. Elle est absolument comme un enfant, enjouée ; elle ne se pose guère de questions tant qu'elle est dans le monde ; il lui semble tout à fait naturel de faire la volonté de Dieu. Elle prie comme un enfant ; elle se réjouit d'entrer au monastère et de tout ce qui arrive... Elle est incroyablement préservée. Le péché ne fait pour ainsi dire sur elle aucune impression : c'est quelque chose qui appartient aux méchants et elle ne se sent que très peu de liens avec eux. Le péché se trouve hors du monde qui est le sien : un monde céleste (NB 1/1, 444).

341. Prier comme un enfant (3)

Joseph Haydn (+ 1809). Il prie comme un enfant confiant qui attend tout son pain du Père qui est au ciel. Cela veut dire pour lui tout à la fois la direction de sa personnalité et l'inspiration de son œuvre. Il lui faut un long temps pour qu'il s'identifie à son œuvre, pour qu'il accomplisse réellement dans la prière l'unité entre ce que Dieu attend de lui comme chrétien et ce qu'il attend de lui comme artiste. Pendant un long temps il pense que Dieu réclame de lui de la piété tandis que sa profession séculière serait de composer. Finalement il se rend compte que Dieu attend les deux choses en une. Il augmente alors sa prière, mais il augmente aussi sa crainte, parce qu'il voit plus profondément la distance qui existe entre Dieu et l'homme, et également l'abîme qui existe entre l’œuvre telle qu'il y songe et celle qu'il réalise en fait. Au fond il ne voudrait qu'une chose : pouvoir interpréter la voix de Dieu dans sa création, dans toute sa relation au monde. Et comme il n'y arrive pas comme il l'avait espéré, il trouve toujours plus refuge dans la prière ; il voudrait apporter son œuvre à Dieu par sa prière et en cela il compte pour trop peu la part de son "mérite", de son talent et de son génie. Il est heureux et sombre tout à la fois. Heureux d'avoir le droit justement de faire devant Dieu ce à quoi il se sent appelé du plus intime de sa nature. Mais assombri quand il ne fait pas l'expérience d'un plein succès, étant donné qu'il voudrait inventer au fond une nouvelle musique, avec de nouveaux tons et de nouveaux rythmes, qui serait plus propre à louer Dieu, et il ne peut pas le faire comme il le voudrait. Il rêve d'une harmonie qui ne peut être donnée à réaliser à aucun homme. Sa prière est en partie un peu vétérotestamentaire étant donné qu'il se sent placé devant un Dieu sévère qui mesure et évalue constamment l’œuvre dans sa justice ; mais soudain sa prière est à nouveau néotestamentaire et elle attend grâce et plénitude. Mais il lui arrive rarement d'y rester longtemps parce que, même s'il l'aime, l'exigence ne cesse de lui paraître dure. Il connaît des jours et des semaines où la composition lui est un enchantement, mais aussi des périodes où il doit s'arracher chaque note, chaque mélodie, chaque accord dans de durs combats. Il voudrait aussi que personne ne se sente appelé humainement à la musique qui n'y a pas été appelé d'en-haut. Il considère son art comme indiciblement élevé ; il lui semble être l'expression de la volonté de Dieu et même en partie la restauration du paradis sur terre. Mais peut-être que sa prière se fait de temps en temps au détriment de la recherche assidue et au détriment de l'exercice : il s'attend au fond à dépasser les difficultés par la prière plus que par ses efforts personnels, plus que par une composition réellement intime, étant donné que cela lui coûte toujours quelque chose de mettre en parfaite unité attitude de vie et prière (NB 1/1, 200-201).

342. Prier comme un enfant et en même temps habilement

Bienheureux Columba Marmion (+ 1923). Il prie comme un enfant et en même temps habilement. Comme un enfant parce qu'il prie avec beaucoup de confiance et qu'il demande ce dont il a besoin pour son travail. Et habilement, parce qu'au fond il sait qu'on ne va pas le priver de recevoir ce qu'il demande. Cela lui donne une relation singulière à l'Esprit Saint : celle d'un accord réciproque. Il prie pour recevoir le nécessaire qui lui permet de pouvoir encore mieux prier et qui lui permet aussi d'introduire les autres à la prière. Son zèle pour la prière est stimulé par son zèle à composer ses écrits : ces deux zèles n'en forment presque qu'un seul ; il essaie aussi de vivre sa vie dans cette unité qui ne devrait souffrir aucune dispersion (NB 1/1, 236-237).

343. Prier comme un enfant, c’est plus sûr !

Saint Jean Chrysostome (+ 407). Sa prière est bonne, seulement elle est extrêmement simple. Elle se trouve très en retrait par rapport à ses connaissances. Et cela non parce qu'elle en resterait à des formules, mais parce qu'il a le sentiment précis que c'est bien comme ça : il doit exister une nette distance entre le travail et la prière. Il ne lui viendrait pas à l'esprit d'emporter dans sa prière ce qu'il acquiert dans son travail. Et de plus il a le sentiment que de toute façon Dieu sait mieux que lui ce qu'il a fait et qu'il est tout à fait superflu de le lui servir. Dans la prière contemplative, il reste bloqué quelque part, il se meut toujours au même niveau. Il ne veut pas aller plus loin, il considérerait même comme malséant de le faire. Il se donne du mal pour être toujours plus disponible et plus pur. Mais non pour accéder par la méditation à des mystères plus grands, plus profonds. Il est d'avis que, dans la prière, les représentations de l'enfant sont les meilleures étant donné qu'autrement on court le danger de se tromper et d'y couler ses propres pensées (NB 1/1, 354).

344. Devant Dieu comme un petit garçon

Léon XIII (+ 1903). Sa prière est avant tout humble. Il fait ici abstraction de sa dignité de pape et de toutes les circonstances extérieures et il se tient devant Dieu comme un petit garçon. Il le fait en partie consciemment car il aime se souvenir de son enfance, comment autrefois comme petit garçon il s'ouvrait à tout ce qui était beau, comment il était réceptif à tout. Il vit en quelque sorte de ses souvenirs pour adorer Dieu, pour le prier, pour méditer ses mystères. Il est comme un enfant qui s'étonne que tant de beauté soit possible. Il oublie alors complètement qui il est. Ses prières ont aussi quelque chose de très personnel. Il aime réellement les mystères de Dieu. La Mère de Dieu aussi, il l'aime beaucoup. Il sait beaucoup de choses sur sa manière de prier, sur sa manière de se tenir devant Dieu, et il aime se joindre à elle dans la prière (NB 1/1, 315-316).

345. S’endormir en priant

Il ne faut pas penser que toute prière doive aller jusqu'à son terme (ce qui ne doit pas être une invitation à la négligence). Un père tient dans ses bras son fils tout petit ; il prie avec lui et, pendant qu'il prie, l'enfant s'endort ; le père ne va pas réveiller l'enfant, il va même trouver qu'il est beau de pouvoir s'endormir en priant, avec sa dernière pensée pour Dieu (NB 10, n. 2051).

346. Dans la prière comme une jeune amoureuse

Sainte Claire (+ 1253). Elle a des prières charmantes qui sont d'une parfaire virginité. Parce qu'elle découvre l'amour authentique relativement tard, elle est dans la prière comme une jeune amoureuse. Sa prière a à peu près la même naïveté que les expressions amoureuses d'une jeune fille qui connaît pour la première fois l'amour. Elle est pleine de trouvailles. A part cela, elle a bien du travail dans son monastère. Mais cela ne l'empêche pas d'avoir toujours du temps pour de nouvelles inventions dans la prière. Elle introduit aussi ses sœurs dans cette manière de prier. Elle leur décrit le Seigneur de manière si réelle, avec un amour si senti, que les autres apprennent par cet amour à voir et à aimer le Seigneur. Elle aime très purement, mais de manière extrêmement expressive. C'est par François que l'amour devient pour Claire une réalité concrète. Parce que François est un homme complet et parfaitement pur, Claire voit le Seigneur à travers lui. François et Claire possèdent une mission commune de concrétiser l'amour pour le Seigneur (NB 1/1, 85).

 

 

15. Les prières imparfaites

 

347. Prière et péché

Dieu le Père met tout à notre disposition : son Fils, son Esprit, la prière. Et nous mettons à sa disposition notre péché : quelle horreur ! (NB 3,321).

348. Jésus chasse les vendeurs du temple

Jésus voit les marchands dans le temple, le temple qui devrait être consacré à l'adoration et à la reconnaissance du Père et représenter ici-bas l'esprit du ciel. Ici les hommes devraient remercier Dieu pour leur existence, se laisser enseigner et remplir par lui, s'exercer à leur vie éternelle avec Dieu. Et ici règne le péché. La prière est évincée ; les affaires, l'égoïsme, la ruse et l'escroquerie prennent sa place. Dieu est évincé de sa maison, sa présence est oubliée, son commandement méprisé, son amour de Créateur dédaigné, sa sagesse remplacée par l'astuce des hommes. La colère qui saisit maintenant le Fils est une colère divino-humaine, une colère chrétienne. Elle n'a plus la démesure de la colère céleste, c'est la colère d'un humain limité, mais une colère qui est si juste et si vraie qu'en tant que telle elle peut être colère de Dieu. C'est une colère justifiée qui ne fait pas perdre au Fils son attitude de prière au Père, il obéit même au Père qui veut cette colère et son expression. Le Fils n'est pas assimilé aux pécheurs qu'il corrige ; au contraire, il se sépare d'eux encore plus nettement. Les intérêts du Père sont pour lui aussi saints ici qu'au ciel. Son attitude envers le Père est totalement intacte. Sa colère humaine est si bien en harmonie avec sa colère divine que rien ne peut l'arrêter. On perçoit aussi là que Dieu ne veut pas voir dans les croyants que les propriétés du doux agneau (NB 6,311-312).

349. Des prières plus ou moins justes

Il y a dans les prières toute une gamme, depuis la bonne prière jusqu’à la prière vide. Il y a des prières qui sont vides et comme inexistantes, et même dans les bonnes prières, il y a beaucoup d’insuffisances, elles ne vont pas jusqu’à l’ultime don de soi (NB 8, n. 513).

350. Que Dieu élimine en lui ce qui l'empêche d'aller à Dieu

Pseudo-Denys l'aréopagite (vers 500). Il a devant Dieu une humilité authentique et il mène une vie intérieure de pénitence. Et il prie pour que Dieu élimine en lui ce qui l'empêche d'aller à Dieu. Quand, après quelques heures de prière - il y a aussi beaucoup de prière nocturne et beaucoup de jeûnes -, il n'est arrivé à rien et quand il voit qu'il est le même qu'auparavant, il persévère et ne renonce pas. Et la victoire n'est jamais telle qu'il s'en attribue quelque chose à lui-même. C'est toujours la victoire de Dieu sur lui, et même contre lui. Ce combat avec lui-même suffirait à remplir toute sa vie s'il n'avait pas compris, dès le tout début de son combat, qu'il avait une mission et une tâche, que Dieu l'avait choisi pour autre chose malgré son indignité, que le combat contre lui-même ne doit se faire qu'à l'intérieur d'un combat pour la gloire de Dieu, qu'il n'a le droit pour ainsi dire d'utiliser pour cela que le reste du temps. Il appartient à Dieu avec son temps et sa tâche précise. Il est enthousiasmé par ce que Dieu lui communique et lui laisse mettre au point… Il n'y a pour lui rien de plus grand, de plus sublime, de plus digne d'adoration que Dieu. Il ferait tout pour plaire à Dieu… Il se sent subjugué par tout ce qu'il peut saisir de la grandeur de Dieu, il n'est pas seulement étonné, il est bouleversé par ce que Dieu lui permet de dire de Dieu (NB 1/1, 58-60).

351. Une prière

peut être remplie d’orgueil (NB 9, n. 1598).

352. La prière et l’égoïsme

L’égoïsme peut se glisser aussi dans la relation avec Dieu. Comme deux égoïstes qui se marient concluent un accord et délimitent leurs sphères, on peut de même conclure avec Dieu un pacte dans la prière. Je fais quelque chose par amour pour lui et il me rendra service, il me protégera, il m'aidera finalement à gagner le ciel. Mais le ciel de Dieu est un échange d'amour et aucun égoïste ne peut y entrer ; il faut d'abord qu’il place son centre en dehors de lui (NB 5,172).

353. Une prière centrée sur soi

Il y a la prière imparfaite parce que divisée. Je prie tant et tant pour que j'aille au ciel, tant et tant à des intentions précises qui sont importantes pour moi, et puis une part encore pour ma dureté de cœur qui est si prononcée qu'elle me frappe moi-même. Par là toute ma prière est liée à ce qui me concerne. Si je cessais de ne regarder que moi-même et mes intérêts et si je cherchais sérieusement à éviter le péché, ma prière serait d'elle-même comme "libre" , c'est-à-dire qu'elle serait utilisable pour les propres désirs de Dieu, elle pourrait être intégrée dans l’œuvre de rédemption du Fils (NB 3,200).

354. Oublier d'être totalement ouvert et vide pour Dieu

Un religieux du XVIe siècle. Il prie avec passion, toujours avec passion, mais de manière très irrégulière. Il prend avec lui toute sa passion dans la prière et alors il n'est plus là que pour Dieu, réellement pour Dieu seulement, il laisse Dieu parler, il laisse Dieu agir et le purifier. Mais une autre fois, il est comme possédé par ses soucis, ses joies, sa morosité, sa soumission vis-à-vis de Dieu, il prend tout pêle-mêle dans sa prière et il empêche ainsi la méditation, il gêne la Parole de Dieu et il s'étonne ensuite qu'il ne puisse pas poursuivre sa route purifié et fortifié. Il lui faut du temps pour qu'il reconnaisse où se trouve la cause parce que son ardeur s'emballe avec lui en quelque sorte, parce que le discernement lui coûte ou lui semble sans importance, parce qu'il oublie peut-être l'examen de conscience, la préparation à la prière, parce qu'il oublie d'être totalement ouvert et vide pour Dieu. Il arrive à la prière trop chargé. Il prie pour ceci, il prie pour cela et il emporte trop avec lui son propre jugement sur les différentes choses, ce qui le frappe en elles. Il aime pourtant prier et sa prière est souvent accompagnée de grandes connaissances surnaturelles ; il pourrait aussi se faire que sa prière trop chargée soit pourtant utilisée par Dieu de telle sorte qu'elle soit efficace et le rapproche de Dieu. Mais tant qu'il séjourne sur cette terre, il lui manquera toujours un peu de discernement sur son propre compte. Il dit les prières de l’Église, ce qui est prescrit, celles qui lui sont connues par ailleurs, mais il dit aussi sa prière personnelle et celle-ci reste pour lui la plus vivante, la plus enflammée, car il n'est pas rare qu'il ait du mal à s'adapter à ce qui est tout fait. Il est convaincu de la nécessité d'un règlement, d'un effacement ; mais de s'y plier lui est extrêmement difficile, aussi oublie-t-il à nouveau son examen. Il s'engage alors dans ce qui est faux comme si cela allait tout à fait de soi, bien que beaucoup plus souvent il entre dans une prière bonne, juste, ouverte (NB 1/1, 124-125).

355. Prière et manque de discernement

Une religieuse du XVIIe siècle. Par moments, sa prière est comme étouffée par ses œuvres extérieures ; dans les périodes où son activité est la plus intense, elle oublie presque de prier et elle accomplit son travail par amour du travail jusqu'au moment où Dieu lui envoie à nouveau un avertissement sensible pour la faire revenir à la prière. Mais elle est si active et tellement empêtrée dans ses entreprises que souvent la prière lui pèse, plus encore qu'elle tombe dans l'oubli. Ses plus proches le savent et ils se chargent alors un peu de sa prière. Ils prient à sa place parce qu'ils voient dans ce manque momentané de prière une occasion de colère pour Dieu et ils craignent que l’œuvre dégénère en une simple organisation extérieure. Quand elle comprend sa faute, elle prie à nouveau avec piété et humilité et elle demande que Dieu veuille bien l'empêcher d'oublier à nouveau. Elle sait qu'elle exagère un peu devant Dieu l'importance des œuvres, qu'elle l'exagérera et que, si la faute se présente encore une fois, elle lui cédera trop facilement. Si bien qu'elle oscille un peu et elle veut pourtant le bien, mais elle a besoin d'une main ferme. Quand elle travaille, elle le fait avec la conscience de sa responsabilité et elle s'engage totalement pour les hommes. Il n'y a que la répartition entre action et prière qui est désajustée. Il y a chez elle une sorte de manie de toujours vouloir avoir raison qui se développe avec son activité par trop entêtée et dont elle ne peut se débarrasser dans la prière qu'avec peine. Il n'est pas facile de commencer à nouveau chaque jour devant Dieu dans le vide de la créature qui laisse faire (NB 1/1, 172-173).

356. Discrétion vis-à-vis de Dieu

Nous ne devons pas et nous ne pouvons pas, par une prière plus intense, obtenir d'avoir accès à des régions où nous ne sommes pas invités. La Parole infinie nous invite à reconnaître nos limites, à être discret vis-à-vis de Dieu et à ne pas chercher à lui extorquer ce qu'il ne veut pas dire (NB 6,38).

357. Mérites et faiblesses des prières des saints devant Dieu

HUvB : Dans Le livre de tous les saints, les saints du ciel n'hésitent pas à montrer, pour le bien et l'instruction des chrétiens d'aujourd'hui, leur attitude personnelle de prière devant Dieu, avec ses traits distinctifs, ses mérites mais aussi ses faiblesses (NB 1/2, 11-12).

358. Purification nécessaire

de la prière de l’Église (NB 6,296).

359. La prière imparfaite de Zacharie

Zacharie et Élisabeth. La femme de Zacharie a dépassé les années de fécondité. Cela inquiète Zacharie, car il aurait aimé avoir un enfant. Ce vœu était aussi l'objet de sa prière. Quand un ange lui apparaît pour lui annoncer que son vœu a été exaucé, Zacharie ne peut pas y croire. L’ange lui annonce alors la punition qu’il devra subir pour son manque de foi : « Tu vas être réduit au silence jusqu’au jour où ces choses arriveront » (NB 1/2, 32-33).

360. Le diable

peut empêcher toute prière (NB 8, n. 903).

361. Prière et enfer

Quand Dieu est en moi - dans la prière par exemple - c'est le ciel. Quand je suis seul avec moi, devant le péché, c'est l'enfer (NB 3,249).

362. Des prières trop « familières »

Le Christ veut nous introduire dans le mystère de la Trinité de Dieu. "Qui me voit voit le Père" et "Personne ne va au Père sans passer par moi". Certes le divin s'est tellement approché de nous dans le Fils de l'homme que nous sommes enclins à oublier la divinité du Fils au sein de la Trinité. Maintes formes de notre prière sont presque des familiarités bien souvent, elles ne regardent pas la majesté divine infinie, elles sont un produit de notre imagination et de nos pieux désirs. Nous avons l'habitude de dire sans y penser : "Je ne suis qu'un rien dans ta main, tu es tout", ou bien "Parce que je veux tout ce que tu veux, tu veux tout ce que je veux". Ces derniers temps, dans mes lectures, je ne cessais de tomber sur ce genre de choses énervantes qui jouent avec le don de soi, qui semblent très élevées, mais en réalité tout est réduit à ma mesure. Avec cette manière de mettre le Seigneur dans tous nos projets et tous nos actes, de mettre en relation nos petits ennuis avec sa croix, nous réduisons le Seigneur à notre format humain et nous ne cessons de nous éloigner du véritable esprit du don de soi (NB 6,116).

363. Une fausse intimité avec Dieu

Dans sa prière, saint François-Xavier craignait toujours une fausse intimité avec Dieu (NB 11,399).

364. Parler de Dieu « avec onction »

Après une dictée sur le sens de la prière, Adrienne dit : Quand on médite les choses si longtemps à partir de Dieu, il peut y avoir le danger qu'on commence à vouloir tout exprimer en propositions chrétiennes vagues. On se trouve dans une position "qui survole" et on ne peut pas s'attendre à ce que cette manière de voir et de penser puisse être suivie sans façon par les autres. C'est pourquoi, au cœur de la prière, je dois garder suffisamment de liberté et d'ouverture pour voir les hommes de manière réaliste, pour répondre à leurs attentes, et je dois surtout me garder de parler de Dieu « avec onction ». Offrir certes aux gens une aide authentiquement chrétienne, mais sans faire de « discours pieux ». On cherche à être en Dieu et on doit en même temps être près des gens. Se faire tout à tous. Garder humour et esprit. Personne ne doit avoir l'impression qu'il n'a pas accès à ce « monde sublime ». Personne ne doit avoir le sentiment que ceux qui prient sont emportés au loin par la prière. Rester naturel ! Et une fois qu'on a essayé d'aider les gens dans leurs problèmes, on portera ensuite ces problèmes au Seigneur dans la prière (NB 10, n. 2093).

365. Les fausses prières

Nous tous qui, dans la prière, sommes l’Église parce que nous croyons et que nous avons reçu notre prière du Seigneur avec ses sentiments à lui, nous souffrons à cause des fausses prières quand nous prions. Des centaines de gens font comme s'ils priaient et il n'y en a que peu qui prient. La fausse prière veut imposer sa mesure à Dieu. De même que le Seigneur a souffert pour tous, de même ceux qui prient en vérité souffrent pour tous ceux qui prient faussement. Le poids de plomb des fausses prières est accrochée à la rare prière authentique qui autrement pourrait être beaucoup plus efficace : pour les païens et les hérétiques par exemple (NB 4,349).

366. Une prière pleine de faux plâtre

Est-ce que ma prière ne serait pas pleine de faux plâtre et de mastic ? Simplement balbutier devant Dieu, tout lui abandonner. Laisser faire ce que lui et ses saints veulent (NB 6,376-377).

367. Il existe une prière qui n’est pas authentique,

qui sonne creux, qui ne correspond pas à une vraie foi, c’est une foi vide (NB 8, n. 1042).

368. On peut fuir dans la prière,

la prière peut devenir une sorte de pieux sommeil parce qu’on n’est plus habitué à écouter vraiment Dieu dans la prière (NB 8, n. 786).

 

16. Les prières difficiles

 

369. Consolations dans la prière

On pourrait dire qu'il est "naturel" pour l'homme de ressentir le surnaturel parce qu'il est "naturel" aussi que Dieu, quand il demande à l'homme quelque chose de surnaturel, lui donne aussi un champ de conscience où celui-ci peut le rencontrer et lui correspondre de manière humaine. D'où les consolations dans la prière, la conscience d'être exaucé par Dieu, une certaine intuition de la présence de Dieu avec qui parle l'orant, qui donc ne peut pas confondre être seul avec Dieu et être abandonné par lui (NB 5,204).

370. Dans la prière, le ciel peut être réellement offert

Parfois il arrive que dans une heure de prière paisible, la cloison qui sépare notre existence propre de l'existence de Dieu disparaît. Les limites ne sont pas seulement repoussées, elles ont simplement disparu. La densité de la prière n'a pas diminué, mais elle a obtenu un accès à quelque chose de nouveau, à Dieu en réalité, un lieu où la densité de sa présence a toujours et partout la même plénitude. Tout ce qui était difficile et amer et incompréhensible a disparu. Dans la prière, on peut faire l'expérience que, par moments, le ciel est réellement offert, il est présence et adoration, réponse à toute question, entrée dans une joie toujours nouvelle (NB 6,70-71).

371. La prière de feu et la prière de vide

Saint Ignace : Il y a deux sortes de prières : une prière ardente et une prière de vide. La prière de vide : quand on est fatigué ou contrarié, ou trop occupé pour sentir encore le désir de prier. Tout près de cette prière, il peut y avoir une fausse prière ardente : « Enfin je peux à nouveau prier ». Pour la prière ardente, il faut jouir d'un certain bien-être physique et ne pas avoir de problèmes. La prière ardente ne doit pas constituer l’unique mesure. On devrait apprendre à chercher Dieu en tout, à l'adorer aussi dans des prières qui me plaisent peut-être moins (NB 11,248).

372. Prière de détresse et prière de parfaite confiance

La conversation avec Dieu, la prière, participe à tout ; il est bon qu'elle provienne aussi bien de la souffrance que de la joie. Mais le Père garde la libre disposition d'une parole de ce genre qui lui arrive : il peut changer une prière de souffrance en une prière d'amour et de joie, il peut aussi faire à nouveau d'une prière de joie une prière de détresse et d'une prière à la limite du désespoir une prière de parfaite confiance (NB 6,24).

373. Prière et souffrance

La souffrance et la prière forment une telle unité qu'on devrait faire davantage usage de la possibilité qui existe de pouvoir aider à porter ; dans la prière, on devrait s'offrir pour ceci et pour cela, et toujours aussi pour tout ce que le Seigneur veut et dont il a besoin. Mais la discrétion la plus rigoureuse doit entourer cette offre et sa réalisation (NB 10, n. 2227).

374. La prière commence au fond quand on ne peut plus prier

A partir de la croix, il n'y a plus que le rien qui est la clef de la compréhension. C'est par le silence que la parole reçoit un contenu qui est digne d'elle. C'est par la nuit que le jour s'éclaire. Et pour les chrétiens qui suivent réellement le Christ, la prière au fond commence là où on ne peut plus prier. C'est le tremblement de terre d'une existence, qui s'annonce de manière imagée dans le tremblement de la nature (NB 3,209).

375. Dieu peut, s'il le veut,

rendre notre prière très difficile (NB 10, n. 2151).

376. Prière et silence de Dieu

Le silence de Dieu nous invite à une participation intérieure. Dans la méditation, la prière, la louange, la supplique ou la plainte, nous devons tout à coup nous arrêter parce que quelque chose de plus grand se révèle dans le silence. Si nous nous taisons, cela ne doit être ni apathie, ni mauvaise humeur, ni épuisement, mais vénération et participation, entrée paisible dans un espace où nous n'ouvrons plus les yeux (NB 6,38).

377. La nuit de la prière (1)

Le Seigneur avec ses disciples au cénacle. La présence de Judas ne trouble pas la prière du Seigneur. Pour lui, Judas est en quelque sorte le représentant de l'humanité pour l'amour de laquelle il est venu dans le monde. Mais Jean a du mal à prier : la menace de la Passion qui arrive, la présence de l'impie, le mettent dans une sorte de nuit de la prière. Bien des choses sur la nature de la nuit de la prière apparaissent ici. Jean sait que le Seigneur prie et qu'en priant il voit le Père et que lui, Jean, est en communion de prière avec le Seigneur. Et que le Seigneur connaît Judas beaucoup mieux que lui. Ce que Jean perçoit comme un malheur menaçant, comme une proximité du diable, comme quelque chose de précis qui empêche sa prière, n'est pas en mesure d'empêcher la prière du Seigneur. La tension entre le fait qu'il soit empêché de prier et le fait que le Seigneur n'en soit pas empêché a pour résultat de donner à Jean une nouvelle intelligence de la nature de la divinité du Seigneur, avec sa certitude inébranlable. Il en conclut qu'au fond le fait pour nous de pouvoir prier est un don de la grâce de Dieu, car sans cette grâce nous ne serions pas différent de Judas. Même quand nous ne pouvons désigner personne qui nous empêcherait de prier, nous serions déjà à nous-mêmes un empêchement suffisant. Et à côté de la grande grâce de la prière, il voit à quel point la vision du Père passe par le Fils, il voit ce qu'il y a d'absolu dans le Fils et dans sa prière (NB 5,88).

378. La nuit de la prière (2)

Quand un chrétien offre quelque chose à Dieu et à son trésor de prière pour qu'il en fasse libre usage, il ne peut pas décemment revenir en arrière. Supposons qu'il ait beaucoup prié et médité et qu'il en ait remis le fruit à Dieu ; si arrive un temps de détresse et que ce soit la nuit, il a besoin d'aide. Il ne peut pas dire à Dieu : donne-moi maintenant un peu de ce que j'ai déposé auprès de toi. Ce serait mesquin. Car son intention était bien de mettre à la libre disposition de Dieu ce qui lui appartenait (NB 6,47).

379. La sécheresse de la prière : Thérèse au carmel

La sécheresse extrême de la prière de Thérèse au couvent. Cette sécheresse persiste aussi en dehors de son temps de prière, elle y est comme captive. Tous les petits programmes et les petites activités de sa journée se déroulent dans cette absence de consolation. Ce qu'elle aime faire et ce qu'elle n'aime pas faire, tout est nivelé, égalisé d'emblée par la sécheresse. C'est ainsi qu'elle apprend l'indifférence ignatienne par son état et sans y réfléchir. D'ordinaire, il est très courant au couvent d'aimer certaines choses et d'autres non : on aime par exemple la méditation mais non la prière chorale, on aime travailler à la cuisine mais pas à la buanderie. On ne trouve pas cela chez Thérèse. Avant tout à cause de l'absence de consolation qui inclut tou ; par celle-ci elle arrive à dire : j'aime bien tout faire, que ce soit dur ou facile. Même les choses qui d'ordinaire seraient détente deviennent pour elle sacrifice (NB 1/2, 79).

380. La sécheresse dans la prière : comme si l’interlocuteur ne répond plus

Eckhart (+ 1327). Le plus difficile pour lui, c'est la prière. La prière extatique est d'elle-même en ordre, le visionnaire également. Par contre, il a beaucoup de mal à surmonter les temps de sécheresse. Il a alors une sorte d'impatience. Aussi naturelles que sont pour lui les extases, aussi contre nature lui semble leur absence. Et alors il force un peu pour que cela marche à nouveau. Il ressemble à quelqu'un qui s'offre toujours à Dieu, qu'il veuille l'envoyer ou non, mais il est en quelque sorte habitué à être envoyé. S'il lui arrive de ne pas être envoyé, une légère impatience le gagne. A l'intérieur de la sécheresse imposée se fait jour ainsi une sorte de sécheresse propre. Comme s'il se contraignait lui-même activement à la sécheresse. Il manque alors là un peu d'être simplement ouvert. Comme dans une conversation si l'interlocuteur ne répond plus. On pense : cela n'a pas de sens de continuer à parler, tu ne réponds pas (NB 1/1, 361).

381. Quand le Seigneur impose des temps de sécheresse

Bienheureuse Marguerite Colonna, clarisse, stigmatisée (+ 1284). Elle prie de manière très variée. Toutes les formes et toutes les possibilités de la prière lui sont offertes. Elle croit n'avoir aucun préférence pour une sorte précise de prière et pourtant cela l'accable fort quand le Seigneur lui impose des temps de sécheresse. Elle se croit alors abandonnée et inutile et elle voudrait pourtant être source d'amour. Elle n'a pas non plus quelqu'un qui la dirige et qui lui apprend réellement à porter d'une âme égale les oscillations qu'elle expérimente (NB 1/1, 90).

382. L’absence de consolation dans la prière

Un chrétien qui ne s'engage pas tout à fait sérieusement ne fera jamais l'expérience de l'absence totale de consolation dans la prière (NB 5,281).

383. Absence de consolation

L'absence de consolation met l'orant dans un certain état où il n'en peut plus. Cela l'oblige à ne plus compter sur lui-même, mais à s'en tenir pour ainsi dire au viatique donné aussi maigre soit-il. Pour prier, c'est souvent comme si on entrait dans une galerie de tableaux – on pourrait dire : les différentes sortes de prières – et on se demande : quel tableau me plaît aujourd'hui ? Devant lequel vais-je m'arrêter ? Mais parfois, dans la galerie, il n'y a pas de tableau ; alors c'est justement la salle elle-même qu'il faut contempler. On doit devenir soi-même un pur espace, réceptif pour tout ce que Dieu peut graver et inspirer. En offrant le moins de résistance possible (NB 5,288).

384. Prier quand on est mort de fatigue

Quand on est mort de fatigue ou mourant, on n'a plus la force d'énumérer ses propres désirs les uns après les autres, à les sortir de leurs cachettes et à les étaler. On peut tout au plus les jeter en vrac. Ou bien aussi on se tait tout à fait, on sent seulement que ce qui nous est propre nous a été enlevé et on remarque alors soudainement comment la prière, l'attitude de prière, subit une inversion. Il ne s'agit plus maintenant que d'une chose : que Dieu parle, et peu importe qu'on ait la force de tout exprimer ou qu'on soit si faible qu'on ne fait que traîner avec soi ce qu'on n'a pas dit, ou qu'on soit encore plus faible au point que même ça, on l'oublie aussi, et qu'il semble qu'on n'ait plus que la faiblesse de vivre. On sait alors que ce chemin se continue jusqu’à la mort, la mort qui équivaut à une réception absolue de la prière. Il y a donc une porte que le mourant doit franchir et où il est vraiment dépouillé de tout ce qui constituait ses activités et ses capacités et ses soucis (NB 6,287).

385. Prier dans la souffrance

Adrienne a vingt-deux ans ; elle a été hospitalisée trois semaines suite à une fracture de la jambe. Comment a-t-elle prié ? : « Je ne peux pas me mettre à genoux à cause du plâtre. Quand je prie dans mon lit, je fais toujours une croix sur la paume de mes mains. Parce que la croix, c'est le signe du Seigneur ; je ne fais cela que depuis que je suis à l'hôpital. Est-ce que c'est bien? Ma prière d'aujourd'hui : Père très bon, cela fait presque trois semaines que tu m'as mise au lit, un temps qui devrait t'appartenir. Un temps qui pour moi fut très riche parce que j'ai appris à connaître vraiment les souffrances, parce que j'ai vu beaucoup de gens qui souffraient et parce que j'ai vu avec le Professeur Hotz comment on exerce la profession de médecin telle que je l'envisage. Extérieurement, je suis peut-être restée la même. Je suis toujours la Spierli (N.B. Spierli = la petite Speyr, comme l’appelaient ses camarades et ses professeurs quand elle était étudiante en médecine) que tu connais, qui passe à travers tout, pétulante et contente, avec l'espérance incroyable que tu lui donneras un jour le tout qu'elle désire vivement. Et pourtant, Père, je vois toujours mieux qu'il me manque l'obéissance. Je reste pétulante là où je devrais être humble. Je console et je donne des conseils là où je suis incertaine. J'apprends et je cherche à comprendre là où je ne sais pas très bien ce qu'il y a à comprendre parce que, au fond, je sais toujours moins ce que tu veux de moi. Et il me semble que je ne pourrais comprendre tout cela que dans une communauté qui m'apprendrait en premier lieu l'obéissance. Une communauté aussi qui en premier lieu enlèverait de moi tout ce qui n'a pas vraiment un désir ardent de toi. Père, je te le demande : apprends-moi à obéir. Et apprends-moi à être humble. Apprends-moi à te chercher en tout ce que je vis. Mais à ne pas te chercher toute seule, à ne pas vouloir te goûter toute seule, mais à te chercher dans une communauté d'obéissants pour donner à une communauté d'obéissants de te goûter. Père, sois avec tout l'hôpital, sois avec tous les malades, avec toutes les infirmières, avec tous les médecins, et enfin n'oublie pas non plus d'être avec ta Spierli. Amen » (NB 7,131).

386. Prière dans la maladie

Adrienne, le 11 avril 1961 : Je me disais : je ne suis plus capable que de prier, car mes forces ne peuvent faire davantage. D'un côté ce serait déjà très beau de pouvoir seulement encore prier. D'un autre côté, je ne fais plus déjà que des oraisons jaculatoires, non plus des prières entières. Comment donc font les autres malades ? Peuvent-ils encore prier comme il faut quand ils sont si faibles et si fatigués et si affligés de tant de souffrances ? On pense : ça devrait pourtant aller ! On se stimule, on prie un tout petit bout, et la pensée nous saisit : Seulement du repos ! Du sommeil ! Un lit ! (NB 10, n. 2294).

387. Prière au temps de la maladie

Prière de sainte Angèle de Foligno (+ 1309) vers la fin de sa vie : « Mon Seigneur, en ces jours de maladie par lesquels tu me conduis, tu me montres que mon temps est bientôt fini. Que mon temps va entrer dans ton temps, que ce qui est mien va cesser d'être mien pour être tout à fait tien. Seigneur, tu sais que j'ai peu de patience. Je n'aime pas être malade. Bien que durant toute ma vie j'aie contemplé ta souffrance, je n'ai pas appris à l'aimer. Et pourtant justement parce que je ne la comprends pas et que je ne peux pas la comprendre, je te demande de me laisser souffrir autant que tu le juges bon, de m'imposer autant de jours de maladie qu'il te plaira. Ne permets pas que mes gémissements deviennent amers, mais ne les exauce pas non plus, ne te laisse pas dissuader par eux. Montre-moi la pleine mesure que tu m'as réservée. Seigneur, ,je ne sais quand viendra l'heure de la mort, ni combien de plaintes encore je vais faire entendre. Mais maintenant qu'il en est encore temps, je te remercie pour toutes les grâces que tu m'as faites, pour tout ce que tu m'as envoyé et je te demande sérieusement pardon, pour la dernière fois peut-être, pour tout ce que j'ai fait en n'étant pas à la hauteur. Seigneur, en ces derniers temps, je veux essayer de méditer les souffrances de tous ceux qui ont souffert pour toi ; mais je sais que ma souffrance paraîtra minime comparée à la souffrance de tes saints et de tes martyrs. Et combien elle est minime si je la compare à la tienne ! Seigneur, fais que cette méditation des souffrances de tes amis soit féconde pour tous ceux qui, comme moi, sont las de souffrir. Bénis mes sœurs, bénis tout le monastère, tout l'Ordre, toute l'Église. Et reste avec ta bénédiction auprès de moi jusqu'à la fin. Amen » (NB 1/1, 452-453).

388. Être à toi aussi sur un lit de malade

Saint Stanislas Kostka (+ 1568). Prière dans la maladie : « Aujourd'hui je viens à toi, Seigneur, malade et affaibli. Et je pense que je n'aurai plus la force de mener cette vie que tu m'as montrée. Cependant la paix et la confiance m'habitent, la paix et la confiance que tu me donnes de manière nouvelle à chaque instant, parce que ton amour est si grand qu'il nous permet d'être à toi aussi sur un lit de malade. Et si tu n'as pas d'autre projet pour moi que de me laisser souffrir, laisse-moi souffrir, Seigneur, en souvenir et en reconnaissance de tes propres souffrances, fais que ma prière t'accompagne toujours, ne permets plus qu'une pensée, une intention, une parole ne sorte de moi qui ne serait pas à ton service. Fais que tout ce qui est à moi soit à toi. Fais aussi que ma faiblesse croissante devienne pour moi et pour les autres le témoignage que ton amour dure éternellement et qu'il est si grand qu'il peut aussi transformer un peu cette indicible faiblesse en amour du Père. Amen » (NB 1/1, 482).

389. Prières pour les agonisants

Dans les prières pour les agonisants, l’Église veut préparer les mourants à la vision de Dieu. Ceux qui disent les prières et ceux qui les répètent ne voient pas Dieu mais, dans la foi, ils savent que cette vision existe. La prière contient une sagesse de la vision, une connaissance de la vision (NB 5,180).

390. Prier au moment de la mort

Bien des gens meurent sans avoir le temps de faire une prière ; d'autres meurent entourés de la prière d'une communauté, d'une congrégation, de toute la liturgie de l'Eglise pour les agonisants. D'autres se sentent mourir qui pourtant ne meurent pas ; mais pendant qu'ils se sentent mourir, ils peuvent faire l'expérience de la prière au moment de la mort. Peut-être n'ont-ils plus que la force de remettre leur esprit entre les mains du Père, de se recommander au Fils, à sa Mère, aux saints, de ne plus se raccrocher peut-être encore qu'à un mot d'une prière. D'autres fois ils peuvent prier de telle sorte que, dans une vision de leur départ, de ceux qui leur sont confiés, de la tâche qu'ils ont commencée, ils recommandent tout en détail au Seigneur et à la cour céleste. Il peut se faire que, dans cette prière, ils voient toute l'insuffisance de ce qu'ils ont fait ici-bas; ou peut-être ont-ils déjà abandonné tout cela et ils recommandent seulement encore au Seigneur : fais que cela se poursuive, fais que cela continue à vivre ! Ou bien ce n'est plus cela du tout, ils sont tellement à l'ombre de la mort qu'il n'y a plus que ce qui va arriver qui remplit leur prière. Tantôt dans l'inquiétude, tantôt dans la joie ; tout le passé est refoulé, il n'est plus qu'une préparation, il a perdu sa physionomie ; ne reste que le total des grâces reçues, des prières qui ont été faites, tout ce que les autres ont supporté afin de lui frayer la voie, afin qu'il arrache une place à sa mission, afin qu'il réalise le sens de sa vie à un niveau plus élevé, qui n'est plus visible. La prière devient ainsi l'occasion de se rendre compte de ce que les autres ont fait pour rendre possible cette vie et cette mort (NB 6,288-289).

391. La prière du mourant

Nous mourons dans le Seigneur, pour aller vers le Seigneur. Et ceci en sachant qu'il est Celui qui vient et qu’il est là depuis toujours. C'est pourquoi la prière du mourant, la prière aussi de ceux qui l'entourent, de ceux qui accompagnent sa mort, est si importante (NB 6,282).

392. Donne-moi de porter

(Lettre d’Adrienne au P. Balthasar le 12.IV.41, après la première « passion » qu’elle a vécue durant la semaine sainte). Au cabinet de consultation, ce samedi saint, il n'y a personne. Monte en moi la première prière spontanée : « Ô Seigneur, donne-moi de porter à nouveau, donne-moi de porter ce que tu veux et autant que tu veux, mais donne-moi de porter » (NB 8, n. 51).

393. Prière et pénitence

La prière doit être soulignée par la pénitence. Une vie sans pénitence est une vie de tiédeur. Une prière sans pénitence n’est pas une vraie prière (NB 9, n. 1350).

 

17. Les lieux de prière et les prières vocales

 

394. La cathédrale et la prière

Un tableau religieux, un chant, une cathédrale signifient une unité de sens dans laquelle doit entrer celui qui contemple une œuvre d'art. Et s'il a fallu des siècles peut-être pour construire une cathédrale, si les mains ont changé, si le plan primitif a été abandonné, un espace pourtant est resté ouvert pour l'Esprit dans la vénération et la prière, et ceci expressément compte tenu de l'unité de l'œuvre : afin que la prière ici ne cesse pas, que la foi demeure vivante, que l'amour de Dieu pour l’Église et l'amour de l’Église pour Dieu continuent à brûler dans son œuvre d'art, de même que l'amour que le Père allume dans sa créature continue à brûler grâce à la présence de l'Esprit Saint (NB 6,464-465).

395. Prier dans une église

La contemplation de tableaux, surtout de tableaux conçus dans la foi, conduit l'esprit qui aime la beauté à de nouvelles possibilités de foi, le rend humble et par là plus ouvert à Dieu. Beaucoup de débris en lui sont balayés, et des chemins se font praticables là où auparavant il ne semblait pas y en avoir. Dans cette église, qui est visitée surtout pour sa beauté, on sent plus fort la foi du petit nombre de ceux qui prient. Si on va prier dans une église qui n'offre rien de particulier, il arrive qu'on est questionné et requis par la prière des autres, mais d'ordinaire, on ne fera que prier, et la présence des autres priants ne se fera pas sentir particulièrement. Le trésor de l’Église est ouvert mais on éprouve surtout la présence du Seigneur. Dans une église particulièrement belle par contre, la prière des croyants nous est comme imposée pour conduire les contemplateurs de la beauté de la bonne manière (NB 10, n. 2231).

396. Des gens qui prient à l’église

Récemment devant l'église Sainte-Marie (à Bâle), beaucoup de gens bavardaient amicalement et avec animation ; il y avait sûrement là beaucoup de commérages et de potins, et quand les gens entrent ensuite dans l'église et prient, ils ne sont sans doute pas tout à fait quittes, dans la prière, de leurs pensées précédentes. Et pourtant Dieu est reconnaissant qu'ils soient là au moins un instant et qu'ils représentent extérieurement des gens qui prient (NB 10, n. 2244).

397. Prier devant le Saint-Sacrement

Supposons qu'il y ait une exposition du Saint-Sacrement dans une église. Celle-ci me met dans une certaine ambiance de prière. Cela ne m'empêche pas d'avoir avec moi un livre de prières et de faire telle ou telle prière en présence du Seigneur exposé, ou que je présente mes intentions particulières, ou que je prie peut-être pour un entretien qui doit avoir lieu après. Un état d'âme de base n'empêche pas que les états d'âme les plus divers y soient aussi associés (NB 1/2, 20).

398. La prière des monastères

Quand, priant la nuit, on est introduit dans le monde de la prière, on voit comment le monastère est capable de donner de sa paix, de son trésor de prière, de son expérience spirituelle ; on voit des sœurs qui prient et qui aiment vraiment, qui sont vraiment capables de sacrifices, qui ressentent leur vocation comme un don de Dieu et qui voudraient aider le monde, qui sont prêtes par amour à prendre le fardeau du Seigneur crucifié et à porter tout fardeau qui leur est destiné. Et elles ne font pas que chercher, elles trouvent leur place dans l'échange d'amour de Dieu avec leur prière et leur sacrifice. Elles savent qu'elles sont des invitées et elles donnent leur assentiment. Cette prière a un rayonnement authentique également dans les relations avec les gens. Cette prière est une parole vivante et un silence vivant, une écoute vivante et une obéissance vivante (NB 10, n. 2232).

399. Prière vocale

Adrienne raconte au P. Balthasar : Quand je devins catholique, je me fis d'abord un certain programme : quelques Notre Père et quelques Je vous salue Marie et un Suscipe et l'Angelus et un Veni Sancte Spiritus. Nous en avons parlé autrefois et vous avez été étonné de la rigidité de ce programme. Je dis : je me connais, c'est pour le temps où je n'aurai plus envie de prier, il resterait au moins un petit quelque chose. C'était la prière du soir, et d'ordinaire je la répétais plusieurs fois. C'était des vivres de réserve. Je ne sais plus quand je l'ai abandonnée. Pendant tout un temps, je l'ai aussi augmentée et vous m'avez alors interdit de le faire. Maintenant il peut arriver qu'en allant en voiture à la consultation je dise le premier Je vous salue Marie de la journée (NB 10, n. 2059).

400. Prière vocale ou prière contemplative

Saint Jean Fisher, évêque et martyr (+ 1535). Sa prière a quelque chose de très strict. Au fond il ne connaît pas la prière contemplative parce qu'il se méfie de lui-même et parce que la prière vocale ou la prière liturgique lui semble offrir davantage de garantie d'être juste. Il prie beaucoup et entre temps il ne s'éloigne pas d'une attitude chrétienne stricte qui lui est personnelle. D'autre part il ne connaît pas non plus de luttes concernant sa personne ; il se sait tellement dans la main de Dieu que tout ce qu'il rencontre, il le regarde comme permis par Dieu. Il ne fait pas partie de ceux qui pourraient verser des larmes sur leur propre destin, mais il ne fait pas partie non plus de ceux qui considèrent avec un certain humour les mesures prises contre eux. Il prie jusqu'à la fin, avec la netteté et la rigueur avec lesquelles il a l’habitude de prier (NB 1/1, 123-124).

401. Messe du dimanche et prières personnelles

Le dimanche, on doit aller à la messe - telle qu'elle est la pratique de l’Église -, on ne peut pas se livrer seulement à ses prières privées personnelles (NB 11,276).

402. Le Notre Père

Le Notre Père est un don du Seigneur pour tous les jours, qui ne peut jamais être épuisé même par l'homme le plus religieux, et qui est capable de le tenir constamment éveillé (NB 5,30).

403. Dire un Notre Père

Il y a un chemin de prière qui commence au centre et peut être conduit à la périphérie. Par exemple, je dis un Notre Père tout haut, je le dis en Église, d'une manière impersonnelle, par devoir, comme la prière que le Seigneur a donnée à chaque chrétien, je suis auprès de Dieu avec tous les saints et tous les croyants, je le dis avec une application qui fait partie de la nature de toute prière faite avec foi, je fais ce qui est requis dans l’Église (NB 5,231).

404. Aucun Notre Père ne ressemble à un autre

Quand je commence à prier avec des mots, un Notre Père par exemple, je m'adresse à Dieu que je connais et je lui dis les mots que je sais. Je pourrais imaginer auparavant la position dans laquelle je me trouve pour cette prière : je suis à genoux dans cette pièce, les mains jointes, j'ai telle journée derrière moi ; quelle qu'elle ait été, je peux lui donner une expression dans ma prière. Toute la journée, j'ai été un enfant de Dieu, tantôt plus, tantôt moins, et je prie maintenant avec les mots que le Fils nous a donnés. Aucun Notre Père pourtant ne ressemble à un autre. Dieu m'attire tantôt d'une manière, tantôt d'une autre. Il me touche tantôt superficiellement, tantôt au cœur. Dieu donne à notre rencontre avec lui une forme toujours différente (NB 5,251-252).

405. Apprendre à dire le Notre Père

Sainte Élisabeth de Hongrie (+ 1231). Au début, elle prie beaucoup et volontiers, elle est très pure. C’est une vraie prière de jeune fille, une "prière de petite fleur". Dans ses prières vocales, elle aime les enjolivements, les représentations mignonnes, l'enfant Jésus avec son sourire, ses petites mains, etc. Puis elle commence à découvrir le monde de la contemplation, moitié par elle-même, moitié sous l'inspiration d'un spirituel. Jusqu'alors elle a dit le Notre Père comme une prière traditionnelle qui va de soi. Elle l'a dit très sérieusement, mais au fond pas avec autant de ferveur que ses autres prières, les "enjolivées". Il est pour elle trop viril. Cependant elle ne s'en aperçoit pas du tout. Un jour pourtant, pendant qu'elle prie, elle découvre que les demandes qu'il contient sont au fond des exigences énormes. Que rien de plus grand ne peut être pensé que ce que le Notre Père contient. Elle le voit subitement. Au même instant, il devient clair pour elle que si le Seigneur nous a offert cette prière et nous a ordonné : "Priez donc !", il a reconnu là les exigences du Père depuis toujours et il les a prises tellement au sérieux qu'il est devenu homme pour les remplir. Et que la croix n'est rien d'autre que la réponse du Fils à la question du Père : "Comment ma volonté doit-elle se faire sur terre? Comment mon monde doit-il être sauvé ?" Le Fils aurait pu peut-être aussi repousser cette question en deuxième position, il aurait pu s'offrir de petites facilités pour la rédemption, ou il aurait pu rester dans le ciel auprès du Père et sauver le monde d'une manière plus aisée. Mais il a voulu faire le maximum ; le plus difficile fut pour lui juste suffisant pour accomplir la volonté du Père. C'est cela qu’Élisabeth voit et bien que jusqu'alors elle ait été pure et bonne, c'est quand même pour elle une expérience comme celle de Saul. Et maintenant sa peur est comme balayée ; il n'y a qu'une réponse possible à Dieu : le tout ! Depuis ce jour elle se donne. Et cela veut dire : elle donne maintenant ce qui est demandé et non plus ce qu'elle a choisi elle-même. Sa prière aussi est totalement transformée. Tout maintenant est placé sur une ligne simple et forte (NB 1/1, 86-87).

406. Dire des Notre Père

Prière de saint Thomas More, juriste, historien, philosophe, humaniste, théologien et homme politique anglais (+ 1535) : « Je veux élever mon âme vers Dieu. Tu sais, Seigneur, que je le veux. La grâce nouvelle du Christ me donne la possibilité de le faire. Je veux donc, par ta grâce, élever mon âme vers Dieu. Je veux le faire comme le Christ nous l'a enseigné en disant le Notre Père. (Thomas More dit alors un Notre Père). Et tu sais, Père, que j'ai aujourd'hui à prendre une petite décision – une décision qui est pour moi anodine mais qui est d'importance pour ceux qui seront soumis à ma sentence - et j'aimerais bien que cette petite décision soit tout à fait juste. (Thomas More dit alors un deuxième Notre Père pour les gens afin que sa sentence soit juste). Le troisième Notre Père, je le dis pour la grande décision de ma vie, que je dois prendre depuis si longtemps et dont tu sais que je voudrais faire qu'elle soit totalement ta décision. Et le quatrième Notre Père sera pour ma famille, le cinquième et le sixième pour l'Église » (NB 1/1, 462).

 

18. Les intentions de prière

 

407. Une intention de prière

Du Journal du P. Balthasar au printemps de 1940 : Depuis quelque temps Adrienne prie beaucoup pour la Suisse. Elle me le dit le soir même où je voulais le lui suggérer. Car je considère cette prière comme l'un de ses devoirs qui aboutiront certainement à quelques conversions personnelles. Elle ne veut pas prier pour que la Suisse soit épargnée par la guerre. C'est l'affaire de Dieu d'en disposer. Peut-être que pour la Suisse la guerre est meilleure que la paix. Mais ce qui lui tient à cœur c'est qu'à l'heure du danger et de la décision, chaque Suisse se montre à la hauteur de la situation et ne soit pas un défaitiste (NB 8, n. 37).

408. Une intention de prière

(Prière d’Adrienne dans une lettre au P. Balthasar le jour de Pâques 1941) : « Mon Dieu, si tu peux bénir, alors je t'en prie, bénis tous ceux pour lesquels je te prie d'habitude » (NB 8, n. 53).

409. Nous avons besoin de ton aide

Prière de sainte Scholastique (+ 547) : « Comme toujours, j'ai à t'offrir mon obéissance, ma disponibilité à faire ta volonté, ma vie. Nous avons besoin de force pour vivre dans la petite fidélité quotidienne sans oublier la grande fidélité de notre engagement. Nous avons besoin de ton aide, nous avons besoin de ta grâce. Seigneur, par ta grâce qui nous a accompagnés si visiblement jusqu'à présent, nous sentons que la vie s'affermit dans nos monastères, nous sentons que cette vie a part en tout à ta vie. Je t'en prie, Seigneur, bénis tout ce que tu fais par nous, bénis nos monastères, bénis-les avant tout au cœur de l'Église et avec toute l'Église. Ils se veulent tout entiers au service de l'Église. Accorde-leur cette grâce pour qu'ils accomplissent ta volonté dans ce service et puissent vivre pour la plus grande gloire du Père, de l'Esprit et de toi-même. Amen » (NB 1/1, 416).

410. Une prière pour celui-ci, une prière pour celui-là

Sainte Monique, la mère de saint Augustin (+ 387). Elle est la prière qui ne se relâche pas, la piété qui ne s'amollit pas, elle ne connaît pas de grandes fluctuations dans sa prière. Elle est très donnée à Dieu et aussi à l'Église. La caractéristique de sa prière, c'est surtout sa persévérance dans l'intensité. Pendant un temps très long, elle peut répéter une seule et même prière avec la même force. La prière vocale n'est jamais chez elle une prière des lèvres seulement. Elle a au fond la prière des enfants qui peuvent prier avec beaucoup d'intensité mais sans savoir qu'il s'ensuit une réponse de la part de Dieu, sans même en attendre une, sans penser cependant qu'il n'y en a pas. On présente à Dieu avec le plus grand soin possible ce qu'on a à lui dire. Cela ne va pas beaucoup plus loin… Elle n'a personne pour l'introduire dans la prière contemplative, quelqu'un qui lui explique qu'il n'est pas nécessaire de parler sans cesse à Dieu pour être en prière, qu'il y a une attitude de prière qui inclut tout le travail quotidien, qu'il y a un état dans lequel chaque acte de prière ne jaillit pas comme quelque chose de nouveau mais comme l'expression de ce qui est toujours présent… Vis-à-vis de son prochain, elle est touchante. Là aussi elle cherche à tout introduire dans sa prière. Elle compte : une prière pour celui-ci, une pour celui-là. Elle ne comprend pas très bien l'interpénétration des grâces, de l'unique grâce qui porte tout et qui subvient à tout, dont on ne peut pas énumérer tous les détails. Mais elle, elle prend au sérieux toutes les personnes qu’elle rencontre, pas seulement son fils. Cependant parce qu'elle n'a pas de vraie direction, elle donne à la prière la préséance sur l'amour actif, elle croit que c'est par sa prière qu'elle peut donner le plus. Et pour elle, ce n'est pas facile du tout de tant prier. Cela lui coûte beaucoup (NB 1/1, 402-404).

411. La prière d’Adrienne pour les autres

La prière pour différentes personnes appartient maintenant en partie à la méditation. Mais cela peut être aussi une prière vocale : demande à Dieu de soutenir celui-ci, de relever celui-là, d'ouvrir un autre ; ou bien pour quelqu'un que je voudrais aider, je peux dire un chapelet ou dix Notre Père. Les chapelets le soir le plus souvent avant de m'endormir ; souvent aussi le matin entre deux méditations. Je prie par exemple pour que le monde comprenne mieux les mystères de Dieu (NB 10, n. 2059). - « Je t'en prie, Seigneur, allume ta lumière sur le monde entier, viens en aide à tous les hommes ! » (NB 10, n. 2246).

412. Je vais y penser 

Quand on est relation avec un catholique qui prie, il est beaucoup plus facile, si besoin est, de placer à un certain moment la remarque : « Je vais y penser », et l'interlocuteur sait qu'est promise par là une participation à la prière, et ainsi est créée une atmosphère commune. Il se souviendra de la conversation comme n'étant pas étrangère à la prière. S'il n'est pas catholique, c'est plus difficile ; on doit faire beaucoup plus pour lui (NB 1/2, 263).

413. « Mes prières vous accompagnent »

(D’une lettre d’Adrienne au P. Balthasar le 16.IV.41) (NB 8, n. 56).

414. Prière de demande

(D’une lettre d’Adrienne au P. Balthasar le jour de Pâques 1941). Après la communion, j'avais le sentiment qu'on pouvait demander infiniment plus dans la prière, et je l’ai fait (NB 8, n. 53).

415. Savoir prendre avec soi dans la prière les petits riens

On dit sans cesse : « Que ta volonté soit faite », mais on ne fait pas très attention à ce qu'on dit parce qu'il est quand même difficile de se représenter la volonté du Père. Souvent on souhaite quelque chose pour soi et on trouve qu'on ne devrait pas importuner Dieu à ce sujet. Et quand alors ce qu'on souhaite n'arrive pas, il est en quelque sorte d'autant plus difficile d'y renoncer qu'auparavant il était difficile de ne pas prier pour cela. Il faut un effort accru pour consentir et de même un effort accru pour comprendre qu'il était juste de ne pas demander. Souvent, ce sont justement les petits riens qui sont difficiles à supporter, mais ils sont si petits qu'on n'aime pas en faire le contenu d'une demande particulière, on garde en quelque sorte sa « dignité » devant Dieu, et c'est sans doute juste. On devrait savoir prendre avec soi dans la prière les petits riens et les laisser s’ouvrir là dans ce qui est plus grand. Seulement cela ne réussit pas toujours quand les petits riens nous assaillent et obscurcissent en quelque sorte la claire vision (NB 10, n. 2305).

416. Chercher l’aide de Dieu

Il arrive souvent qu'une personne entre dans une église parce qu'elle a à porter quelque chose de lourd dans sa destinée personnelle et qu'elle cherche l'aide de Dieu. Au fond il faudrait toujours qu'une autre personne soit là pour recueillir cette prière solitaire et la faire devenir pleinement catholique, ce qui est peut-être impossible pour le moment à celui qui souffre seul (NB 12,123).

417. Chercher de l’aide auprès de Dieu

Dans la consolation habituelle de la prière comme en tout soulagement que Dieu accorde ici-bas aux siens, le croyant participe activement d'une certaine manière : par sa foi qui le fait espérer, par sa prière où il cherche de l'aide auprès de Dieu (NB 5,129).

418. Apporter dans la prière tout ce qui tracasse

Saint John Henry Newman (+ 1890). Il prie très soigneusement, avec un amour soigneux, juste, un amour qui ne souffre rien qui ne soit totalement pur et totalement honnête. Il apporte dans sa prière tout ce qui le tracasse et l'occupe. Il l'apporte sans l'avoir trié au préalable ; il le trie dans la prière. Et dans la prière, il reçoit de savoir avec certitude si ce qu'il a apporté est vraiment utile, si Dieu peut s'en servir, si Dieu peut le bénir. Si Dieu le bénit, il le contemple encore une fois dans la prière et il voit si cela rayonne maintenant la lumière de Dieu. Ses pensées, ses préoccupations, ses prières, ses recommandations sont comme des diamants qui tout d'abord n'étaient pas taillés et dont il ne savait pas si c'était au fond des diamants. Puis l'expert, c'est-à-dire Dieu, les regarde et les taille comme il faut, et finalement Newman voit lui-même aussi que c'était réellement des pierres précieuses. Mais on doit bien dire que presque tout ce qu'il apporte à Dieu est réellement du diamant, qu'auparavant il a déjà opéré saintement un choix (NB 1/1, 314).

419. « Bénis tous ceux qui doivent entrer en contact avec nous »

Prière de saint Bernard (+ 1153) : « Seigneur, cette nuit il m'a été permis d'être très près de toi ! J'ai pu sentir l'amour que tu offres au croyant. Je te remercie pour tout cet amour. Permets que je le transmette intact à ceux qui me sont confiés de sorte que ce soit toi-même qui deviennes vivant en eux, que ce soit ton amour qui devienne vivant en eux. Et Seigneur, après toute la joie que tu m'as donnée, après tout ce que tu m'as donné de comprendre, je t'en prie, donne-moi de passer dans ton Esprit toute la journée qui vient, avec ses lourdes décisions, de te la consacrer tout entière et que chaque parole que je dois dire soit une parole qui te soit adressée à toi-même. Bénis le monastère, bénis l'Église, bénis tous ceux qui doivent entrer en contact avec nous et permets que beaucoup se mettent à croire en toi. Amen » (NB 1/1, 429).

420. La prière des prêtres

On a souvent tendance dans l'Église à considérer les saints comme des apparitions tombées du ciel, à considérer leurs paroles comme des déclarations absolues et, par voie de conséquence, à ne pas contribuer beaucoup à leur réussite surtout quand il s'agit de missions modestes, de "petits prophètes". Si tous, et surtout les responsables, étaient plus conscients qu'ils peuvent et doivent aider les missions, eux-mêmes et leur ministère s'y emploieraient avec plus d'énergie. On devrait instruire les prêtres à ce sujet d'une tout autre manière. Ils devraient comprendre que beaucoup de missions échouent parce que, dans leur vie comme dans leur prière, elles n'ont pas été suffisamment encouragées par leurs pasteurs. Ceux-ci négligent leur propre prière, celle qui est exigée par leur mission sacerdotale, comme ils négligent la prière de leurs protégés, qu'ils auraient à stimuler. Si un prêtre ne sait pas lui-même comment il doit prier, comment pourrait-il l'enseigner à ceux qui devraient l'apprendre de lui ! (NB 1/1, 493).

421. Le confesseur et la prière

Le confesseur devrait pouvoir intervenir dans l'âme pour la former, ce qui requiert bien sûr de lui beaucoup de prière et de discernement (NB 6,121).

422. Prier comme un médecin

Saint Luc. Il prie beaucoup. Et très modestement, très exactement ; sa prière est très liée à ce qu'il dit. Il prie un peu comme on exécute un travail scientifique, comme un médecin. Il y a un système dans sa prière. Elle se déploie comme une histoire de malade : du constat des symptômes au diagnostic et au traitement. Tout ce qu'il voit est pour lui une occasion de prière. Il est peut-être le disciple qui prie le plus pour l'apostolat et pour les apôtres et qui assume aussi dans sa prière leurs soucis privés et leurs désirs et leurs prières. Il est aussi un peu celui qui exhorte les autres, mais avec une humilité infinie et non sans avoir d'abord tout présenté à Dieu (NB 1/1, 352).

423. Obtenir quelque chose pour les autres

Dialogue du P. Balthasar avec Adrienne : Revient sans cesse pour Adrienne la question de savoir ce qu'on pourrait vraiment faire pour Dieu. J'ai tendance à lui interdire tout ce qui serait extravagant, par exemple : dormir par terre. (Elle l'a pourtant fait il y a quelques nuits, au moins pour quelques heures). Elle : « On devrait pourtant faire quelque chose, cela elle le sait ». Moi : « Oui mais pas pour forcer Dieu en quelque sorte ». Elle : « Naturellement, pas dans ce sens ! Mais on ne peut pourtant pas demander sans arrêt à Dieu des choses importantes sans montrer aussi qu'on est sérieux, qu'on est prêt à s'engager ». Elle a un besoin très fort de s'offrir à Dieu de cette manière. Non que ces choses aient en elles-mêmes quelque valeur ; le plus pénible justement est qu'elles sont si insignifiantes. Mais elle doit faire quelque chose pour montrer ses sentiments et l'insistance de sa prière. Naturellement on ne peut pas faire quelque chose comme ça pour soi, mais toujours quand il s'agit d'obtenir quelque chose pour les autres, surtout pour les grandes causes de l'Église (NB 8, n. 59).

 

19.Toujours prier

 

424. Persévérer dans la prière

Il peut se faire qu'au monastère cela me dégoûte un jour terriblement de devoir dire tous les jours ces heures de l'office. Toujours les mêmes psaumes et les voix aiguës de mes sœurs... Mais alors je devrais justement penser que le Seigneur se trouve derrière tout cela. Une mère qui chaque jour doit préparer pour son enfant une bouillie compliquée et laver une quantité de langes ne va jamais la trouver mauvaise, justement parce que c'est son enfant. Elle ne va pas un beau jour tout envoyer promener et partir en voyage. Elle est heureuse d'avoir un enfant. Et si on comprend vraiment le Seigneur et son amour, on ne se laissera jamais énerver. Ce qui me déplaît n'a pas d'importance par rapport à la santé de l'enfant et à son bien-être (NB 10, n. 2118).

425. La prière du saint : une prière constante

Un chrétien ordinaire ne prie que durant certains moments limités, un saint prie constamment. On peut établir là une comparaison entre prière et fécondité : le ministère du prêtre possède une fécondité potentielle constante, la prière du saint, elle, est d'une fécondité actuelle constante (NB 12,200).

426. Il ne voudrait plus que prier

Diadoque de Photicé (Ve siècle). Il ne voudrait plus que prier. Il se traite sévèrement, il exige beaucoup de lui, mais il sait que Dieu le Père a beaucoup exigé du Fils et que Dieu l'Esprit impose constamment des exigences. Il essaie aussi de prier sans paroles, par sa seule attitude, et de demeurer ainsi devant Dieu comme un priant. Souvent il voudrait transformer toute la théologie en prière, elle lui semble trop raide, trop peu vivante ; tout, même la science, même chaque conversation, devrait être prière (NB 1/1, 57-58).

427. Consacrer plus de temps à la prière

Les époux peuvent être pieux et satisfaire aux devoirs imposés par l’Église, ne pas se limiter à leur face-à-face qui s'élargit par l'arrivée des enfants, mais laisser de la place pour Dieu et ses requêtes. Un mariage cependant ne peut jamais être totalement façonné et conduit par l’Église. L'homme et la femme gardent naturellement leur caractère sexuel, la libre disposition d'eux-mêmes et la libre organisation de leur lieu de vie ; leurs faits et gestes sont déterminés par mille préoccupations de ce monde qui à leurs yeux sont importantes et justifiées. S'ils ont vécu en bons chrétiens, quand ils avanceront en âge, ils chercheront peut-être à en faire davantage pour Dieu, à lui consacrer plus de temps et plus de prière et, en jetant un regard en arrière, à regretter que tout était resté si médiocre, qu'il n'y avait pas de progrès, que leur choix à l'instant où ils l'ont fait n'était peut-être pas devant Dieu tout à fait clair et transparent (NB 6,540-541).

428. Il prie toujours

Joseph de Cupertino, franciscain italien (+ 1663). Sa prière est sainte, brûlante, pure. Au fond il prie toujours (NB 1/1, 304).

429. Il voudrait demeurer toujours dans la prière

Saint Justin, philosophe chrétien et martyr (+ 166). Il voudrait mener une vie de prière paisible. Il éprouve tant de joie de la prière qu'il voudrait y demeurer toujours : se tenir devant Dieu, entendre directement de lui toute sagesse, recevoir tout ce que le Seigneur donne aux siens. Et cependant ce n'est pas là son chemin. Il le reconnaît avec beaucoup de perspicacité parce que, quand il prie trop longtemps, il ne vient plus à bout de son travail et il ne remplit plus la tâche que Dieu lui a confiée, il le comprend très bien. Et pas seulement en ce sens qu'il manque de temps pour le travail quand il prie longtemps, mais parce qu'il tombe alors dans une sorte de lourdeur d'esprit. Au début de la prière, il saisit tout ce que Dieu lui montre ; à la fin il est fatigué, il perd de sa vigilance et de sa disponibilité d'esprit, et il ne peut plus saisir la densité des paroles de Dieu qui devrait profiter à son travail. Alors il s'efforce à nouveau de prier moins, de renoncer à la joie de la prière pour ne pas tomber dans une totale indolence, et ainsi le temps de sa contemplation proprement dite se fait court. Mais l'action, les controverses comme le travail d'écriture vont au fond contre ses goûts ; il doit s'y forcer. Il le fait parce que Dieu le lui ordonne si clairement. Et cependant quand il a longtemps discuté, longtemps pensé et exprimé ce qu'il pensait, sa prière devient une prière d'épuisement où il ne sent pas de détente, de sorte qu'il a bien du mal. C'est chaque fois comme si son action gâtait sa contemplation et inversement (NB 1/1, 262-263).

430. Toute sa vie est prière

Saint Anselme, archevêque de Cantorbéry (+ 1109). Anselme est l'unité parfaite de la prière et du travail. Ce qu'il fait lui est pour ainsi dire égal ; qu'il travaille, qu'il prêche ou qu'il converse, tout est prière. Et une prière si pure, si totalement inspirée par Dieu, qu'elle ne diminue pas même quand il reste longtemps à son travail. Il ne perd jamais le contact avec Dieu. Il est d'une humilité indicible et il ne veut jamais apporter quelque chose de lui dans son travail, il ne veut toujours que donner forme à ce qui doit venir de Dieu. Il se fait un plan pour le travail qu'il projette. Puis il écrit peut-être deux ou trois phrases, le mot juste ne lui vient pas à l'esprit. Il se tourne vers Dieu et il lui demande de le lui donner, et il continue alors à chercher le mot exact comme en union avec Dieu. C'est une manière d'agir très touchante. Et quand, après un certain temps, il trouve l'expression juste, il n'y voit alors que la part de Dieu. Il ne voit pas la sienne sauf quand quelque chose est mal tourné. Il est absolument convaincu que tout ce qui est bon dans son travail provient de Dieu, que tout ce qui est mauvais vient de lui. Bien qu'il vive si totalement en Dieu, il n'est pourtant aucunement familier avec Dieu. Chaque fois qu'il se tourne vers Dieu, cela se fait toujours avec une nouvelle formule, une nouvelle invocation, une nouvelle disposition, une nouvelle salutation, un nouvel acte de vénération. Comme s'il ne connaissait pas l’union parfaite dans laquelle il vit avec Dieu, il ne cesse de chercher Dieu à nouveau en tout ce qu'il fait. Il ne se lève en fait que pour s'agenouiller. Dans son travail, il intercale comme des pauses avec Dieu. Il utilise Dieu presque comme un élève qui cherche dans un dictionnaire ce qu'il ne sait pas (NB 1/1, 421).

431. Prier sans relâche

Saint Célestin V (+ 1296). Sa prière est comme celle d'un enfant, pure et bonne, et Dieu ne cesse de le prendre dans le ciel et de lui montrer les mystères de ses saints, les troupes de ses anges, il lui montre aussi la Mère, il lui montre aussi fréquemment le petit enfant Jésus. Il se sent chez lui au ciel et il est heureux au ciel. Il voit aussi l’Église, comment le Bon Dieu l'introduit dans les mystères du ciel, lui remet les clefs du ciel, la fait épouse dans le ciel et la pourvoit de toutes ses attributions. Quand un devoir ministériel l'appelle et qu'il doit interrompre sa prière, quand il a des entretiens, il est toujours effrayé de voir combien la terre est différente du ciel. Comme il se trouve au sommet de l’Église terrestre, il se sent responsable de son état sur terre, et il n'est pas en mesure de porter cette responsabilité parce qu'il voit trop clairement comment tout devrait être, comment c'est chez Dieu, comment est fait le ciel. Et puis il croit aussi qu'il est indigne. Il pense ainsi que le mieux qu'il puisse faire, ce par quoi il peut le mieux correspondre à Dieu, c'est de prier sans relâche, prier autant qu'il est possible de le faire, ne faire en somme que prier. C'est ainsi qu'il démissionne tout simplement. Il n'a pas du tout le sentiment que c'est une fuite bien qu'il lui soit plus facile de s'en aller que de rester. Et cela ne signifie rien de tragique non plus pour lui qu'il ait un jour été pape. Rien de ce passé ne lui reste attaché. Il est par la suite aussi enfant qu'avant et pendant le temps de son pontificat (NB 1/1, 88).

432. Il ne sort jamais de la prière

Saint Charles Borromée (+ 1584). Il aime Dieu comme un enfant et, pour lui, cela va de soi de tout porter à Dieu. Puis il possède un certain système de l'amour, qui est sans doute très beau, mais un peu compliqué. Il porte devant Dieu toutes ses demandes et tout ce qu'on lui a apporté, tout ce qui l'occupe. Et souvent il lui recommande tout cela avec fougue. Souvent aussi il laisse simplement mûrir tout cela sous les yeux de Dieu. Et il laisse pour le moment à sa propre intuition la manière de traiter ce qu'il a porté devant Dieu afin que Dieu l'accueille. C'est sa manière de s'en remettre à Dieu. Ce n'est pas mauvais du tout, au contraire ; cela porte un cachet merveilleusement personnel. Sa prière est surtout une prière de demande, mais dans un sens qui est bon et ample. Il essaie de ne rien laisser de ce qui l'occupe en dehors de la conduite de Dieu. En cela il est logique. Il ne sort jamais de la prière, il ne veut rien soustraire à la prière et à Dieu. Au fond, sa journée tout entière est prière. Dans cette attitude, il se tient tout près du Fils, de la manière dont le Fils se tient devant le Père (NB 1/1, 300).

433. Il prie continuellement

Saint François Jérôme, jésuite italien (+ 1716). Il se voit toujours dans la communion des saints et il sait que Dieu Trinité voudrait faire de l’Église cette communion des saints, il sait que tous devraient revenir à Dieu. L'unique chemin de retour qu'il voit, c'est la confession, le rejet de ce qui empêche d'aller à Dieu, non seulement parce que cela barre le chemin, mais parce que l'homme ne se connaît plus lui-même, qu'il n'est plus une créature de Dieu mais du diable. Cette pensée d'être une créature de Satan est pour lui la plus affreuse ; il est très enclin à voir partout l’œuvre de Satan et aussi à la montrer, pour que les hommes se convertissent et soient libres pour Dieu et pour sa grâce, qui est indispensable à ses yeux, et qui, par chacun en particulier, pourrait opérer le retour de tous. Il prie continuellement avec force, en se donnant lui-même, avec persévérance. Et c'est comme si dès maintenant, au milieu du chaos de son époque, il prenait part aux joies divines qu'il aura quand tous un jour reviendront à Dieu. Bien qu'il travaille beaucoup et qu'il entreprenne toujours du nouveau, il sait pourtant qu'il n’a toujours à faire qu’une seule chose et que cette unique chose est faite par Dieu et non par lui. C'est pourquoi il essaie de persévérer dans la prière afin que Dieu puisse agir en lui à sa guise (NB 1/1, 186-187).

434. Il prie et il prie et il prie

Saint Boniface (+ 754). Sa prière est rapide, pénétrante. Il prie comme on nage : en piquant une tête, et alors il prie et il prie et il prie, d'une certaine manière sans voir le rivage. C'est comme si Dieu lui-même devait lui faire signe : c'est maintenant le rivage et le sol est sous tes pieds, maintenant il s'agit de continuer à pied, mon fils. C'est comme si Dieu lui-même était son chronomètre parce que, de lui-même, il ne trouverait pas la fin. Au début, il se jette dans la prière en laissant derrière lui tout ce qui pèse sur lui, le monde et son péché et tout l'air et toute l'atmosphère habituels. Puis il se laisse emporter dans la prière de Dieu, dans son air céleste, dans sa volonté qui apparaît. Dans cette prière, il est comme formé à nouveau, rempli à nouveau de forces et d'idées, et lié à nouveau à l'obéissance divine et équipé pour ses tâches futures. Et il est déchargé de ce qui ne pouvait être atteint, de ce qui se trouve définitivement derrière lui. Beaucoup de ce qu'il reconnaît chez les autres comme gênant : leur péché, leur manque de volonté, lui est clairement montré dans la prière. Dieu veut aussi, dans la prière, lui montrer son prochain de manière neuve, lui donner des idées sur la manière dont il peut rencontrer les hommes et leur rendre délicieuse cette eau qui doit être traversée à la nage. Son apostolat est nourri, rempli de sa prière, il découle directement d'elle. Ce serait vraiment fatigant pour lui s'il ne trouvait pas dans la prière force et confirmation. Par nature, il n'est pas un homme d'action. Il serait au fond un contemplatif. Son prochain, il l’aime parce qu'il veut observer le commandement de Dieu et pourtant, au milieu de cet amour, le prochain lui répugne d'une certaine manière. Ce serait plus beau d'être seul avec Dieu et de ne pas se laisser irriter par ces gens énervants. Et pourtant il est bon pour lui d'avoir justement ce prochain-là : il doit les gagner pour Dieu, et il ne peut les gagner autrement qu'en leur apportant l'amour divin (NB 1/1, 277-278).

435. Elle prie beaucoup

Bienheureuse Stéphanie de Quinzani, tertiaire dominicaine, stigmatisée (+ 1530). Elle prie et prie et prie, dans l'obéissance, dans la foi, dans l'humilité. Il est tout à fait étrange de voir combien elle s'occupe peu d'elle-même, comment elle pousse aussitôt sur une voie secondaire tout ce qui la concerne, sans réfléchir, sans le considérer comme sa propriété, sans vouloir que cela lui soit rappelé, d'une certaine manière comme des œuvres qui sont faites et qui se trouvent derrière elle. Comme une femme qui ferait des vêtements pour les pauvres et, quand une pièce est finie, elle le met dans un panier et ne s'en soucie plus. Le plus remarquable est que dans la conversation elle ne se fait pas remarquer par une objectivité particulière, par une manière de se dérober, de se faire toute petite. Plutôt peut-être au contraire. Mais dès qu'une affaire la concerne, cela ne la regarde plus. Elle reste fidèle à cela. Elle prie beaucoup, elle médite de tout cœur et avec beaucoup d'amour (NB 1/1, 123).

436. Rarement sans doute un être humain a tant prié

Marie de l'Incarnation, ursuline, fondatrice des Ursulines de la Nouvelle France (+ 1672). Jeune fille, elle prend tout très au sérieux. Elle prie beaucoup et avec piété, et elle a par sa prière un sens très développé pour l'ascèse. C'est toujours dans la prière qu'il lui vient à l'esprit qu'on n'a pas le droit de prier sans se donner, et se donner signifie pour elle se sacrifier. Elle sacrifie une foule de petites choses qui lui feraient plaisir, elle les offre de la manière la plus naturelle. Et cela toujours à partir de la prière. Elle a une intelligence extrêmement pratique et une rapidité extraordinaire pour saisir ce que Dieu attend d'elle. Elle ne cesse de chercher comment elle peut se donner, aider, s'offrir. Et tout cela toujours dans la prière. Rarement sans doute un être humain a tant prié. A cette époque elle reçoit peu de visions, mais elle cherche Dieu partout et en tout. Quand par exemple elle voit un pauvre, elle pense aussitôt à la pauvreté du Christ. Toutes ses actions la poussent à un don d'elle-même unique, entier, tel qu'il existe justement dans l'état religieux. Elle voit très profondément la nature de la vie religieuse : c'est une vie dans laquelle on agit le plus pour Dieu et pour l’Église, où l'on participe le plus à sauver la foi ; le bras de levier est allongé par le vœu. Après son entrée, les visions se transforment. Ce sont maintenant des visions pour le couvent, pour la prière, pour l'ascèse. Les thèmes qui lui sont montrés deviennent plus grands et à présent l'effet signifie toujours davantage augmentation de l'esprit de prière de toutes celles qui lui sont confiées (NB 1/1, 173-175).

437. Difficile de dire quand il commence à prier et quand il arrête

Saint Alphonse de Liguori (+ 1787). Sa prière est très dense et très nourrie, et cela plus par son contenu que par ses mots. Il est difficile de dire quand il commence et quand il arrête de prier parce qu'il fait une double chose : non seulement il commence et termine chacun de ses travaux dans la prière, mais il le pénètre de prière. D'autre part il introduit beaucoup de son travail dans son temps de prière et il insère aussi des pauses dans sa prière pour réfléchir, construire, tirer des choses au clair. C'est une contemplation qu'il intercale dans sa prière vocale, et cette contemplation signifie chaque fois le chemin qui va de son travail pour aller vers Dieu ou vers une donnée de la vie terrestre du Seigneur, ou vers un événement de l'Ancien Testament ou vers une attitude de Dieu dans le ciel. Il est rempli d'ardeur quand il demande la pure humilité, quand il essaie de rester fidèle à la vérité. Quand, à l'occasion, il a été trop violent, il a le sentiment d'avoir été infidèle à la vérité, car la vérité pour lui, c’est finalement le Christ auprès de qui il n'y a pas de place pour les manques de charité. Il craint de devenir pour les autres un scandale par sa violence et il craint qu'elle ne le fasse sortir de la voie de la vérité. Il aime prier et il se laisse volontiers aussi instruire sur la prière en ce sens que tout ce qu'il entend et connaît, également ce qu'il sait par la vision, il le saisit pour donner à sa prière un nouvel aliment. En interprétant un peu les choses : la prière est pour lui aussi importante que peut l'être une conversation avec un ami pour quelqu'un qui travaille à une œuvre spirituelle, il y trouve une stimulation, un jugement, un encouragement. Il a besoin de parler de son œuvre avec Dieu. Il en reçoit une stimulation réelle. Ce n'est pas seulement qu'il est porté et qu'il laisse faire ; c'est une joie et un besoin pour lui d'être influencé dans sa nature par la surnature de Dieu au moyen de la conversation avec Dieu (NB 1/1, 197-198).

438. Toute sa vie est prière

Saint Martin de Tours (+ 397). Son âme est comme celle d'un enfant, bonne, et elle a quelque chose de si immédiatement authentique, de si innocent surtout, que c'est comme s'il avait sauvegardé sa foi d'enfant, comme si durant sa vie il n'avait jamais fait d'expériences fâcheuses. Il connaît certes le péché, il sait combien les hommes sont mauvais, mais il voit tellement comment la grâce du Seigneur leur est offerte qu'il voit plus la grâce que le péché et qu'il est ému plus profondément par cette grâce que par la propension des hommes au péché. Il ressemble à l'enfant qui, dans les contes, ne voit que les fées, les bonnes, et qui ne voit pas du tout ce qui est menaçant. A un enfant qui veut tout partager avec les autres et qui ne s'attend pas à ce que quelqu'un puisse refuser son offre de partage. A un enfant qui se lie avec tout le monde, qui raconte à tout le monde des histoires et qui est certain que son histoire fera autant de plaisir à son auditeur que lui-même en a eu à la connaître. Il présente ainsi à Dieu tout ce qui lui tient à cœur avec le sentiment que Dieu l'exaucera, et Dieu l'exauce constamment parce que le Christ le considère comme un de ces petits qu'il invite et appelle auprès de lui. Il ne peut pas lui refuser une demande. Sa prière est bonne et pleine d'amour ; il n'a pas besoin de s'introduire dans la prière ni de s'y faire introduire, toute sa vie est prière. Sa prière exprimée et sa méditation ne sont que des coupes dans cette vie qui est une prière en sa totalité. Quand il arrête de travailler et qu'il prie, c'est comme s'il voulait seulement un peu se reposer et chercher quelques consignes pour la tranche de vie qui suit. Son travail dans l'Église également est un travail d'amour, d'amour de Dieu et d'amour du prochain. Il souffre parfois de l'Église, mais d'une manière presque impersonnelle : non pour des motifs précis en quelque sorte, mais tout d'abord dans la souffrance du Seigneur. Et il se doute bien toujours que le Seigneur souffre encore beaucoup plus que lui au sujet de ce qui peine Martin maintenant précisément (NB 1/1, 271-272).

439. Toute sa vie est une prière

Saint Patrick (+ 461). Sa prière est toute proche de Dieu. Elle ne fait totalement qu'un avec son être et avec chaque instant de sa vie. Les heures où il prie ressemblent aux temps de pause que prend un voyageur, une pause où l'on s'arrête simplement un instant pour voir où l'on est et puis on continue. Les heures où il prie se distinguent peu des heures où il est censé ne pas prier. Il a beaucoup d'heures qui sont consacrées à la prière pure, mais ses autres heures également sont au fond des heures de prière. Toute sa vie est une prière. Et cette prière est très pure, comme angélique ; elle trouve Dieu tout de suite et elle est comblée et elle porte aussi à l'extérieur cette plénitude. Ce qu'il apporte aux hommes n'est rien d'autre que sa prière, et quand il réfléchit à ses tâches ou à quelque autre problème, tout est toujours prière. Comme s'il était constamment assis avec Dieu et décidait avec lui de toutes ses affaires. Dans sa prière, il arrive chaque fois à une telle proximité de Dieu qu'il est comblé par lui de manière toute nouvelle, mais ce qu'il reçoit n'est pas très différent de ce qu'il possédait déjà. Il est dans les mains de Dieu comme un jouet qu'on doit toujours remonter. Et il est toujours remonté avant de s'arrêter, ainsi il ne tourne jamais au ralenti (NB 1/1, 274).

440. Quand il est empêché de prier, il est malheureux

Bède le Vénérable, moine et lettré anglo-saxon (+ 735). Il prie bien avec une quantité de mots et de pensées qu'il apporte déjà préformés pour ainsi dire, mais qu'ensuite il soumet à Dieu comme pour un jugement. Il est plein d'amour : il est poussé par l'amour dans la prière, il demeure dans l'amour pendant la prière, il rayonne l'amour en sortant de la prière. Bède est bon, indulgent et humble. Quand il est empêché de prier, il est malheureux. Il lui est plus facile de vivre avec Dieu qu'avec les hommes ; le commerce des hommes est toujours pour lui un peu comme un exercice de pénitence, mais il l’offre à Dieu comme un sacrifice. Souvent il aspire à ne plus pouvoir que prier. Souvent aussi, surtout quand il avance en âge, il lui semble qu'une vie uniquement dans la contemplation aurait été trop facile pour lui (NB 1/1, 61).

441. Il prie presque tout le temps

Saint Otton, évêque de Bamberg en Poméranie (+ 1139). Sa prière est très pure et très bonne ; non seulement sa prière vocale ou sa méditation ou la lecture de livres pieux ; toute son attitude donne à sa prière cette pureté. Il prie presque tout le temps parce qu'il ne voudrait jamais se séparer de la mission de Dieu qu'il sent vivre très fort en lui. Son grand désir est de rester fidèle. Il prie par la nécessité de l'amour. Il est convaincu que, lorsque quelqu'un exerce une fonction dans l’Église, Dieu lui donne la grâce non seulement de l'exercer comme il faut mais aussi d'atteindre une plus grande intelligence dans l'amour et une plus grande intelligence de sa nécessité. S'il cherche à prier continuellement, il n'en fait pas une théorie ; il n'a pas le sentiment d'avoir par là un remède universel qu'il devrait absolument recommander aux autres, il ne cherche pas non plus anxieusement à empocher les fruits de sa prière ; il serait plutôt enclin à voir dans son abondante prière un signe de sa faiblesse. Il sait bien que Dieu a besoin de beaucoup de prière, mais il est également convaincu que lui, Otton, a besoin de beaucoup de prière pour percevoir la voix et les instructions de Dieu et s'y conformer. Il vénère beaucoup les saints. Il y a en lui la pensée vivante que les saints ont une véritable tâche et qu'il ne peut venir à bout de la sienne sans leur aide. Les saints ont été engagés dans les mêmes voies que lui, ils ont reçu la même mission que lui, ils l'ont seulement mieux accomplie. Il ne lui viendrait jamais à l'esprit de se considérer lui-même comme un saint (NB 1/1, 69-70).

442. Une vie imbibée de prière

Philippe II, roi d'Espagne (+ 1598). A ses yeux, il est lui-même parfaitement sans importance. Le sens de sa prière pour lui est qu'elle donne forme à sa vie, elle traverse tout. Tout ce qui est tiédeur, demi-mesure, lui semblerait lâcheté ; ce qu'il dit dans sa prière, il le dit comme une parole d'honnête homme. Il est roi et il se sent comme le dernier des valets, mais qui a une mission parfaitement visible pour lui ; il l'exerce et il ne l'appelle sienne que parce qu'elle lui a été donnée par Dieu dans la prière, mais par Dieu aussi dans la prière de ses ancêtres. Il était destiné à devenir roi. Mais il est aussi chrétien. Et aucune parole de l’Écriture, aucun signe de sa foi, aucun contenu de sa prière ne reste pour lui incompréhensible parce que, pour comprendre, il se tient au-dessus de lui-même, en un lieu où il ne se voit certes plus lui-même, mais où il vit en priant. Ce ne sont pas des visions, c'est l'état de prière que tout chrétien finalement pressent d'une manière ou d'une autre et qui pour Philippe est parfaite réalité. C'est là qu'il prend ses décisions et qu'il accepte justement ce qui lui est donné. Il n'a besoin de s'occuper ni des dogmes, ni de ses faiblesses et de ses défaites personnelles, ni de ses insuffisances, ni de la distance qui le sépare de Dieu, car il se trouve à l'endroit qu'il faut, au lieu qui a été voulu par Dieu, qui a été choisi par Dieu et que lui, Philippe, remplit justement en étant roi, profondément catholique, au service de tout le monde, serviteur de tous, mais serviteur du Seigneur, le Très-Haut, et tellement dans sa mission qu'il lutte de toutes ses forces pour ce qu'il reconnaît comme juste sans se soucier des résultats. D'un double point de vue il fait ce qui est juste : en désirant ce qu'il a à désirer et en acceptant ce qui lui parvient comme réponse. C'est « un exaucé depuis toujours ». Car tout lui vient de Dieu, mais tout doit retourner à Dieu. Son amour pour Dieu est symbolisé par sa vie ; non seulement par sa vie comme roi, mais aussi par sa vie de prière, par le fait qu'il se tient constamment devant Dieu comme un serviteur. Il connaît l'attiédissement et la lassitude, il connaît à l'occasion la résignation et le sentiment d'être au bout de ses forces ; mais c'est sans importance car finalement c'est Dieu qui lui a donné ce corps, qui lui a fait don de cette âme, qui lui a confié cette tâche, qui l'a chargé de cette mission. Il est le chevalier, il est le vassal le plus obéissant. Qui met toutes ses capacités non au service de son peuple mais au service de Dieu ; de la sorte, c'est par Dieu qu'il sert son peuple, c'est par Dieu qu'il est le chevalier de sa foi, c'est par Dieu qu'il choisit la règle de vie la plus stricte. Tous ses décrets, son repos comme la poursuite de son activité émanent de ce plan supérieur de la prière. Et c'est par son humilité qu'il reçoit là l'ordre même s'il lui semble impénétrable et obscur. Et il sait que Dieu fait de sa prière ce dont il a besoin pour le moment et que, par conséquent, la réponse que Dieu lui donne contient à chaque instant ce dont il a besoin en tant que roi croyant. Sa sainteté présente le visage de celui qui comprend tout et fait tout comme un serviteur du Seigneur, qui accepte tout et imbibe tout de prière (NB 1/1, 142-145).

443. En conversation ininterrompue avec Dieu

Sainte Marie-Françoise des cinq plaies, du tiers-ordre de saint François (+ 1791). Elle est en conversation ininterrompue avec Dieu, avec la Mère de Dieu, avec les saints. Les événements quotidiens sur lesquels elle prend position et doit prendre position sont inclus dans cette conversation. Ce sont des dialogues entre Dieu et elle ; et par ce qui a été dit dans le dialogue ressort en quelque sorte de manière irrévocable ce qu'elle doit faire et penser, comment aussi prier. Il peut arriver qu'on l'entend parler. Avec un interlocuteur invisible dont elle perçoit exactement les instructions. Elle n'oublie plus ces instructions même si elle ne s'y conforme que longtemps après. La voix de l'interlocuteur divin en elle est si forte qu'il lui est difficile de revenir aux voix de son milieu. Une sorte de sentiment de honte peut l'assaillir tout d'un coup pour s'être trouvée devant Dieu, pour le fait qu'il lui ait parlé et qu'elle ne soit pas tombée à genoux, qu'elle ait pris la chose d'une manière pour ainsi dire trop humaine. Ensuite elle s'offre. Sans limites. Et si elle dit alors : "Prends ma main !", elle pourrait ensuite s'inquiéter de ce qu'elle n'ait pas dit : "Prends-moi tout entière !" Et elle fait de nouvelles offres, qui incluent toujours d'autres possibilités. Elle voudrait donner tout ce qui est en elle, mais donner aussi le monde entier. Donner toutes choses. Il ne devrait y avoir aucune limite dans ce que Dieu prend. Elle a la paix des enfants de Dieu dans une très large mesure. Et si un jour c'en est vraiment trop, elle se plaint à Dieu, non aux hommes. Et cela aussi elle cesse bientôt de le faire, elle demande pardon à Dieu pour ses gémissements, elle est prête à en supporter encore beaucoup plus (NB 1/1, 199).

444. Prier des nuits entières

(Du Journal du P. Balthasar, fin 1940). Bien que depuis sa conversion Adrienne continue son travail professionnel épuisant aussi consciencieusement qu'auparavant, la prière est maintenant sa nouvelle grande joie. Elle prie des nuits entières au pied de son lit, à genoux. Bien qu'elle reste alors absolument sans sommeil, le lendemain matin elle n'est pas plus fatiguée que d'habitude. Je l'exhorte à la prudence, je lui permets ensuite une heure de prière dans la nuit hors du lit. Car nous sommes en plein hiver et sa chambre n'est pas chauffée. Elle obéit, bien que ce ne soit pas de bon cœur. Plus tard, je lui donne un peu plus de latitude, selon son état de santé. Elle apprend aussi à prier au lit aussi bien qu'à genoux (NB 8, n. 8).

445. Bain de prière

Souvent dans la prière on est interrompu par un motif extérieur : on est dérangé, on doit terminer un travail ou on est trop fatigué. On s'engage alors dans un monde clos de réflexions, de raisonnements, d'attentes. Et tout d'un coup on se souvient qu'on a le droit de prier et, pour un instant, tout le reste disparaît. La prière nous envahit de tous côtés comme le parfait rafraîchissement de l'esprit sans qu'on ait contemplé quoi que ce soit de particulier, sans qu'on y ait pensé, ni même sans qu'on ait eu un thème précis de prière. C'est simplement le monde de Dieu qui fait irruption dans le monde de l'homme, qui fait sentir qu'on est un être humain et qu'on a un corps et des sens, qu'on est et signifie quelque chose qui a le droit de vivre dans l'amour de Dieu, et qui fait maintenant l'expérience d'être immergé dans le monde de Dieu. Peu à peu quelque chose se fait jour : ou bien on prie avec le cœur ou avec les lèvres dans une intention précise, ou bien on entend quelque chose, ou bien on trouve une nouvelle prière, ou bien on en dit une très ancienne... Et on voit que le monde où l'on était auparavant et qui semblait très éloigné de tout divin n'en était quand même pas tellement exclu. Il pouvait sans doute paraître pour quelques instants comme coupé de Dieu. Mais ensuite la grâce du bain de prière est si grande qu'on sait qu'on a le droit de demander, d'adorer, de se reposer, on peut tout en quelque sorte, intégré dans ce qui est offert et qui dépasse tout ce qu'on pouvait attendre ou chercher. C'est un bonheur inouï qui dépasse toute espérance et qui n'a de place que pour la béatitude (NB 10, n. 2166).

446. Prière dans le ciel

Au ciel, il y a l'adoration, l'ouverture totale de l'âme devant Dieu et l'amour pour lui au-delà de toute mesure et, dans l'amour, on se laisse remplir par Dieu. Il y a aussi la prière d'intercession. Mais celle-ci aussi est nouvelle parce que ce sont les mains de Dieu qui toujours nous l'offrent. Ainsi le sacrifice devient allégresse, la demande devient action de grâce. Il règne une parfaite harmonie de la prière telle qu'on peut la vivre peut-être ici-bas pour quelques secondes : quand par exemple on prie dans une église et qu'on est si directement touché par la grâce qu'on s'imagine éprouver de manière sensible sa répartition sur tous ceux qui sont présents ou sur ceux qu'on a recommandés ou sur des gens qui nous sont totalement inconnus. Ici-bas, cela peut durer un instant, mais au ciel on connaît objectivement cette répartition, on est en plein dedans et elle atteint son but d'une manière infaillible (NB 6,76-77).

447. La prière du ciel ne s’arrête jamais

La durée de la prière du ciel ne peut jamais être déterminée. Ici-bas on peut dire : à tel moment j'ai prié tandis qu'à un autre mes pensées ne s'occupaient pas de Dieu. Au ciel c'est tout différent : même si on s'occupait là de quelque chose d'autre, tout porterait quand même si fort la marque et le signe de la prière que toute séparation serait impossible (NB 6,77).

 

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7. LE PURGATOIRE 

(Version 2022)

 

Plan : Introduction. 1. Le jugement. 2. L’entrée. 3. Le péché. 4. La Passion. 5. La confession. 6. La purification. 7. Le châtiment. 8. Le feu. 9. La souffrance. 10. La contrainte. 11. Le désarroi. 12. L’humiliation. 13. La prière. 14. La durée. 15. L’acceptation. 16. La sortie

 

Pour les références

NB : Nachlassbände (Œuvres posthumes). Pour le P. Balthasar, les Œuvres posthumes d’Adrienne von Speyr sont proprement mystiques, mais elles ne sont pas foncièrement différentes de ses œuvres "ordinaires" (Cf. HUvB, AvS et sa mission théologique, p. 91-92). 

 

Introduction 

Newman, encore anglican, tenait pour certain que les élus ont besoin d'une parfaite transparence pour jouir de la vision de Dieu dans le ciel. A la mort, pensait-il, il y a ceux qui sont déjà purifiés et il y a ceux pour lesquels une purification est nécessaire dans un état intermédiaire où ils auront à "grandir dans les choses saintes". Mais en disant cela, Newman avait conscience d'avancer des choses bien obscures ; il ajoutait : "C'est un profond mystère et une vérité cachée".

Devenu catholique, Newman poursuit dans le même sens. Dans ses exhortations, il s'attache à donner à ses auditeurs le sens de la destinée humaine et à leur dire le sérieux avec lequel il faut envisager les choses du salut : même les enfants bien-aimés de Dieu, qui meurent dans sa grâce, ne sont pas aussitôt admis en sa présence, ils doivent d'abord se purifier dans le purgatoire s'ils ont quelque chose à se reprocher. Mais il ajoute toujours que pareille doctrine est un mystère, un mystère qui est un nouvel exemple du pouvoir infini de Dieu. Newman essaie alors de dire comment il comprend cette purification : "Un double et ardent désir te saisira : celui de te cacher et de t'enfuir à Sa vue et en même temps de demeurer en présence de Sa beauté. Ces deux douleurs si aiguës et si contraires, le soupir ardent vers Lui quand tu ne le verras plus, la honte de toi-même à l'idée de Le voir, feront ton plus véritable, ton plus douloureux purgatoire" (Cf. J. Honoré, John Henry Newman. Le combat de la vérité, p. 166-169).

 

Y a-t-il moyen d'aller plus loin que Newman? Lui-même nous indique une voie quand il se met à parler de la tradition prophétique. Celle-ci, dit-il, "appartient à tout le corps ecclésial, elle est portée et représentée par ceux des fidèles dont le charisme renouvelle la vitalité de la foi... Les prophètes expliquent. Ils sont les interprètes de la révélation. Ils développent et précisent ses mystères, ils éclairent les sources" (Ibid., p. 104-105).
 

L'un des charismes (prophétiques) d'Adrienne von Speyr a justement été de dire des choses neuves sur les vérités de la foi. Mais Newman encore faisait remarquer que "la nouveauté semble souvent une erreur à ceux qui ne sont pas prêts à l'accueillir". (J. Honoré, op. cit., p. 121).

Sur le thème du purgatoire, on a d’Adrienne von Speyr ce que le P. Balthasar appelle un traité (Traktat vom Fegfeuer, dans Objektive Mystik, p. 314-390) qui semble au P. Balthasar plus riche et plus profond que celui de Catherine de Gênes (1447-1510) (Adrienne von Speyr et sa mission théologique, p. 46). Voici comment le P. Balthasar présente le « traité » d’Adrienne : « Le traité du purgatoire date du printemps 1949, presque d'un seul trait. Bien qu'il présente une grande unité d'expérience, on ne peut quand même pas le prendre pour un tout construit de manière systématique, c'est une quantité d'aperçus qui témoignent de la diversité des chemins de Dieu également au tribunal de grâce du Christ. Si le grand nombre de chemins mettent en évidence des aspects d'une même logique divine, cette logique ne se laisse pourtant pas traduire en un système. Avec chaque pécheur, le Seigneur suit son propre chemin pour le libérer de lui-même et l'introduire dans la liberté de Dieu et du ciel. Les textes sont classés comme suit : 1. Quelques passages de l’Écriture. 2. Institution du purgatoire par le Sauveur. 3. États. 4. Accompagnements. 5. Le feu de Dieu. 6. Différents âges de la vie » (NB 6,314-315).
 

Le thème du purgatoire est présent en bien d’autres passages des œuvres d’Adrienne von Speyr. Ci-dessous un recueil de textes tirés de l’ensemble de ses Œuvres posthumes classés vaille que vaille sous seize titres allant de l’entrée dans le purgatoire jusqu’à la sortie. Ce n’est pas toujours une reproduction littérale ; pour faciliter la lecture, certains détails et certains passages ont été omis, des sutures ont été ajoutées, mais en gardant scrupuleusement l’essentiel pour laisser le plus ardu à des spécialistes afin qu’ils en extraient un jour en termes intelligibles ce qui peut être utile. Ces pages touchent le dogme et la morale : elles parlent de Dieu et de l’homme devant Dieu.
 

Newman comprenait le purgatoire comme un lieu où "grandir dans les choses saintes". Adrienne von Speyr précise un peu comment se fait cette croissance.

Patrick Catry

 

 

1. Le jugement

 

 

1. Le jour du jugement du Seigneur

« Vivante est la Parole de Dieu, efficace et plus aiguisée qu'une épée à deux tranchants, elle pénètre jusqu'à séparer l'âme de l'esprit, les articulations de la moelle, elle est un juge des pensées et des sentiments du cœur. Aucune créature n'est cachée devant elle, tout est à nu et à découvert sous les yeux de celle à qui nous devons rendre compte » (He 4,10-13). Quand nous aurons accompli notre œuvre, nous pourrons entrer dans le repos de Dieu et, avec lui, avec des yeux nouveaux, non seulement regarder son œuvre, mais aussi regarder notre œuvre qui est livrée au feu du jour du Seigneur, qui est livrée à son regard qui inspecte ce qui a été fait (NB 6,323-324).

 

2. Le juge des vivants et des morts

Le Christ est le fondement posé par Dieu lui-même ; c'est suivant ce fondement que nous devons concevoir notre construction, notre vie personnelle, et il n'y a de vie véritable que si elle s'accorde avec le fondement. En tant que fondement, le Christ est le juge des vivants et des morts ; en construisant, nous remettons à son jugement notre vie et notre mort. Dans tout ce que nous construisons durant notre vie, il y a une relation au fondement, et il faudra s'expliquer avec lui, tout ce que nous construisons aboutira à son tribunal. Il n'est aucun instant qui n'ait ce jugement à l'arrière-plan de même qu'il n'en est aucun qui n'ait à l'arrière-plan la mort (NB 6,319-320).

 

3. Le Seigneur nous regarde et nous juge

Notre vie et notre mort sont remis au Seigneur, nous vivons pour lui et nous mourons pour lui. Si nous savons par la foi qu'il nous regarde et nous juge, qu'il recueille tout ce qui est nôtre et voit en tout notre intention, nous devons comprendre en même temps que ce regard du Seigneur embrasse notre vie comme notre mort et notre purification après la mort. Il n'est aucune seconde de notre vie où nous pouvons faire abstraction de l'instant de notre mort, car pour le Seigneur, sa relation à notre vie et à notre mort est la même (NB 6,320).

 

4. Retourné auprès du Père, le Fils assume les fonctions du Père pour juger -

Quand le Fils retourne au Père, il devient Parole dont le Père se sert pour juger. Ici-bas elle était action, maintenant elle est retournée dans le repos et la contemplation du Père. Elle devient aussi la pierre de touche pour tous les hommes qui arrivent à Dieu. C'est la Parole même que nous avons entendue ici-bas qui nous jugera ; après son retour au Père, la Parole a part à nouveau à l'immutabilité du Père, elle devient la mesure immuable du jugement. Le Fils accueilli dans le sein de la vie trinitaire prend sur lui les propriétés et les fonctions du Père créateur pour juger ses créatures (NB 6,327-328).


 

5. La Parole de Dieu sépare le vrai du faux -

La Parole coupe, elle sépare, elle discerne. Avec logique et sans pitié. Jusque là l'homme pensait être dans sa vie spirituelle la plus intime un tout qu'il tenait lui-même en main, qui était façonné par lui-même selon un système qui était déterminé de manière décisive par son moi. Maintenant il voit que la Parole de Dieu pénètre et divise et met à nu de profondes fissures là où justement il tenait pour inattaquable sa construction la plus intime. Ce n'est pas seulement l'organisation de l'homme qui est décomposée en ses éléments, les joints eux-mêmes s'avèrent artificiels et faux. Une partie de la vérité approuvée était mensonge et une partie de ce qui était écarté contenait le principal (NB 6,325).

 

6. Se laisser examiner par Dieu

L'homme a été fait par Dieu et il est devenu autre par lui-même ; l’homme devra un jour se laisser examiner par Dieu ; l'œuvre du purgatoire est une œuvre de séparation. Il y aura des hommes auxquels l'épée ou le feu aura peu à faire parce qu'ils auront vécu depuis toujours en distinguant le bien et le mal, et en se décidant pour Dieu. Dans le meilleur des cas, l'homme est toujours resté ouvert à Dieu en se tenant à distance de lui-même, et Dieu aurait aimé que tous, nous nous décidions toujours pour lui (NB 6,326).

 

7. La Parole de Dieu jugera toute la vie

La Parole de Dieu jugera les pensées et les sentiments du cœur (Cf. He 4,12), non seulement ceux de l'heure de la mort mais ceux de toute la vie. L'histoire du cœur quand il s'est approché de la Parole et quand il s'est éloigné d'elle se trouve ouverte sous le regard de Dieu. Pour nous, cette ouverture sera en tout cas impressionnante, que déjà auparavant nous ayons été saisis par la Parole de Dieu ou que nous le soyons maintenant pour la première fois. Quand l'homme rencontre la Parole de Dieu dans son repos, il est en tout cas quelqu'un qui est jugé. S'il a accordé à la Parole la possibilité d'agir, s’il était centré sur la Parole, il est maintenant rempli par le sens de Dieu. Si au contraire il a considéré que la Parole de Dieu était bornée, la rencontre avec la Parole infinie fera voler en éclats toute sa compréhension bornée. Les limites ne seront pas seulement un peu repoussées, elles seront totalement réduites à néant. Ainsi cet homme se trouve en quelque sorte dans le vide (NB 6,326).

 

8. L’homme jugé est accablé par la vérité -

Dans l’Épître aux Hébreux (He 4,12), il est question d'un juge. Et à vrai dire sans qu’il y ait dialogue avec l'homme. La sentence, c'est la Parole seule qui la prononce. Et l'homme est jugé en lui-même, il comprend la logique de la décision et il la reconnaît, accablé qu'il est par la vérité ; ce n’est pas lui qui peut tirer ses propres conclusions de ce qu'il reconnaît, elles sont tirées pour lui. Il est matière d'examen (NB 6,326-327).

 

9. Même mes pensées les plus secrètes sont à nu et à découvert

Tout est à nu et à découvert sous les yeux de celui à qui nous devons rendre compte (He 4,13). Chacun des jours de notre vie doit maintenant être justifié devant Dieu. Mais à l'instant où l'épée frappe, je ne peux plus me défendre. L'aveu a déjà été fait par l'œuvre qui se trouve là à nu et à découvert ; elle parle pour elle-même, tout éclaircissement et toute prise de position par son auteur arrivent trop tard. Même mes pensées les plus secrètes font maintenant partie de mes actes (NB 6,327).

 

10. Même quand le Fils juge, il reste le Sauveur

L'homme est jugé d'après ce qu'il a fait de la parole qu'il a entendue ici-bas. Le Fils est cette Parole qui a vécu ici-bas. Si ici-bas il était Parole du Père comme amour du Père pour les hommes, il peut maintenant au ciel exprimer l'amour du Fils comme jugement du Père. Dans l'infini de l'être de Dieu, l'amour et la justice, la rédemption et le jugement se recouvrent. Quand il sauve, le Seigneur parle de jugement, quand il juge il reste le Sauveur. On voit ceci à la fin du texte de saint Jean : la parole que le Père lui a inspirée, il l'a annoncée, et cette parole et ce commandement du Père s'appellent vie éternelle (NB 6,328).

 

11. Dans le jugement, l’homme doit s’adapter à la lumière de Dieu

« Le Seigneur marchait avec eux : le jour dans une colonne de fumée pour leur indiquer la route, et la nuit dans une colonne de feu pour les éclairer » (Ex 13,21). La conduite de Dieu est obscure le jour, elle est claire la nuit. Ceux qui sont conduits restent les mêmes, ils doivent aller où Dieu le veut ; c'est Dieu qui se transforme selon leur état pour être vu. Si le jour c'est la vie et la nuit la mort, la parole de Dieu (qui reste égale à elle-même) opère chaque fois autrement parce que nous sommes devenus autres. Ceux qui sont conduits savent qu'ils sont conduits, ils sont tout à fait dépendants de la colonne qui peut seule leur indiquer leur chemin. Il y a d'abord (dans la vie) une adaptation de la parole aux hommes, puis (dans la mort) une adaptation de l'homme à la parole dans le jugement ; le jour, malgré les nuages, ils peuvent choisir eux-mêmes leur chemin ; la nuit on n'y voit plus rien, on doit se fier uniquement à la lumière qui est là (NB 6,318-319).

 

12. Devant la face de Dieu

Ici-bas l’homme faisait une "revue de détail" avant de se confesser, il avait une certaine connaissance de lui-même et il pouvait, soutenu par la foi et par l'Esprit Saint, prendre des résolutions pour améliorer sa vie. Dans le purgatoire, la connaissance de soi n'est plus valable parce que la mesure, c'est Dieu qui s'en occupe. L’homme se trouve devant la face de Dieu (NB 6,343).

 

2. L’entrée

 

 

13. Dans le purgatoire, toutes les possibilités de ce qui est humain

Dans le purgatoire il y a toutes les possibilités de ce qui est humain, elles apparaissent ici à leur manière comme toutes les autres œuvres de Dieu qui concernent les hommes, que ce soient les œuvres de la création ou de la rédemption et de la sanctification (NB 6,352).


 

14. Le refus d’entrer dans le feu purifiant

Dans l’au-delà, il est un lieu où l'amour du Fils n'est pas encore reçu, où les âmes refusent encore d'entrer dans la flamme de l'amour purifiant. Tous les lieux et tous les états où l'amour du Seigneur n'est pas reçu correspondent à cette région du purgatoire. Adrienne voit une série de tableaux, uniquement des scènes où l'amour du Seigneur est offert mais n'est pas reçu. Elle voit par exemple un camp de concentration : ni les bourreaux, ni les victimes n'acceptent le Seigneur. Elle voit par exemple une conférence de la paix qui ne se soucie pas du Seigneur. Partout le Seigneur offre son amour, partout il rencontre le refus. Il tente d'intervenir auprès du Père pour les âmes qui refusent, mais dans la mesure où il se trouve à cet endroit du purgatoire, sa prière et son amour ne sont pas reçus. Il ne peut pas encore s'identifier avec une âme qui ne veut rien savoir de lui. Il est lié. Sa mission de rédempteur est pour ainsi dire suspendue (NB 3,95).

 

15. On n’entre que volontairement dans le feu purificateur

On n'entre que volontairement dans le feu purificateur, il y faut de l'humilité. Et bien des gens mettent du temps avant de se décider à y entrer. Parler de feu et de brûler, c'est une manière de dire. Brûler veut dire : se tenir là avec son péché, se jeter dans le purgatoire, montrer son désir de purification. Et là, Adrienne donne un exemple plein d'humour. "Prenons, dit-elle, l'un de nos braves bourgeois suisses, un homme rempli de principes, rempli de lui-même. L'homme meurt comme il est. Il arrive maintenant pour ainsi dire dans un pays qui lui est totalement étranger. Il n'y comprend rien de rien. Il a besoin de temps pour qu'il en vienne seulement à remarquer ce qu'avaient d'insensés ses principes inébranlables, qu'il n'est pas un type bien mais un minable raté. Il était habitué à jouer l'homme fort qui s’attable au café en bras de chemise ; il arrive maintenant pour ainsi dire dans un hôtel distingué à la table d'hôtes ; il fait d'abord remarquer en parlant très fort que lui, en tant que Suisse libre, il a bien le droit de venir en bras de chemise si cela lui convient. Comme personne ne rit, il commence peu à peu à éprouver de la gêne, il se fait de plus en plus petit" (NB 3,77).

 

16. Vouloir entrer dans le feu du Père

Le dialogue paradisiaque des hommes avec Dieu n'est plus possible ; pour le renouer, le Fils doit obtenir le samedi saint que les hommes soient autorisés à entrer dans le feu du Père. Ils doivent le désirer et le vouloir, faire effort pour sortir de leurs propres limites et de leurs propres idées, et être plongés dans le monde du feu divin où Dieu maintient sa puissance souveraine. Le purgatoire tout d'abord ne force rien ; le pécheur se sent attiré par Dieu, mais il se voit lui-même totalement détourné de Dieu (c'est de cette manière qu'il sent le non de Dieu à son état de péché), et maintenant il doit dépasser son éloignement de Dieu pour être sensible au feu qui brûle sans consumer (comme le buisson ardent de Moïse) (NB 6,317).


 

17. A la porte du purgatoire

Ce qu'ont en commun ceux qui se trouvent à la porte du purgatoire, c'est une dureté du cœur. Il y a là quantité de gens « comme il faut et pieux, à qui a manqué l'amour ». Il y a là tous ceux qui, dans leur prière, promettaient à Dieu monts et merveilles, qui lui tenaient de longs discours au lieu de faire sa volonté, qui dans tous les sacrifices qu'ils apportaient ne faisaient justement pas la seule chose que Dieu voulait en vérité. Et puis encore des gens - des athées par exemple - qui étaient restés attachés à une fausse doctrine contre leur conviction intime ou qui étaient restés attachés à une moitié de foi. Ce qui est le plus faiblement représenté ici, c'est le sexuel et l'érotique, car il est rare qu'il y ait convoitise sans une petite étincelle  de don de soi. Les pécheurs de ce genre peuvent et veulent brûler tout de suite (NB 3,77-78).


 

18. Un état avant le purgatoire

Qu'il puisse y avoir un état avant le purgatoire proprement dit est, pour Adrienne et le P. Balthasar, une grande et surprenante découverte. On doit d'abord être "digne" et vouloir aller dans les flammes.  Tant qu'on n'est pas prêt, on est comme placé dans un coin en face de l'enfer. Sans Dieu et aussi sans les hommes, tout seul avec soi, jusqu'à ce que l'existence devienne si ennuyeuse et si lugubre que s'éveille un désir de l'amour. Que reste-t-il alors d'un petit bourgeois après la purification ? Dans le feu, arrive une grâce si incroyable qu'elle s'attache à tout ce qu'elle peut trouver de positif dans l'homme, elle s'y entend pour tirer quelque chose de tout : des plus petits élans d'amour, des plus petites aumônes, du moindre mot amical (NB 3, p. 78).


 

19. Une certaine durée avant le purgatoire

On ne doit pas s'imaginer que le feu est déjà actif au moment où cela commence, ou qu'à l'instant où arrive la compréhension, elle soit déjà associée à la volonté de faire pénitence, ou qu'au moment où apparaît la volonté de faire pénitence elle soit déjà adoptée. Il y a au contraire une attente, une certaine durée dans une vue partielle dont on pense qu'elle est déjà en quelque sorte la vue totale (NB 6,335).

 

20. La salle d’attente

J'ai vu un jour quelqu'un qui était très impatient de commencer son purgatoire. Ici-bas déjà, il avait été un chrétien impatient qui ne s'était jamais senti à l'aise dans l’Église parce qu'il ne voyait partout que des abus, des choses surannées et sclérosées ; mais il n'avait rien entrepris concrètement pour améliorer les choses. Quand il fut dans la "salle d'attente" du purgatoire, il comprit que la première chose qu'il avait à faire était d'aller faire un tour dans l’Église terrestre pour apprendre à tout regarder avec le regard de Dieu. Dégoûté, mais sans pouvoir critiquer, il dut passer dans les églises, regarder tout ce qu'il y avait en elles de suranné, de mauvais goût, et en même temps il devait toujours d'abord chercher dans les autres ce qui était juste. Ce qui était juste se trouvait chaque fois que les usages de l’Église - litanies, indulgences, pèlerinages, etc. - étaient regardés et compris dans leur intention originelle. C'est celle-ci qu'il devait reconnaître, tout seul et sans dialogue possible, car il n'y a pas ce genre de choses dans le purgatoire (NB 6,374-375).

 

21. Début du purgatoire

Le purgatoire, à son début, se rattache fort à la vie de la personne concernée : à ses dispositions d'âme, à son caractère. Si je mourais tous les ans et si je devais à chaque fois passer par le purgatoire, le début serait chaque fois différent. En fait, il s'agit moins du dernier instant chronologique que de l'ensemble de la vie que j'ai vécue (NB 6,390).

 

22. Un temps pour prendre conscience de son péché -

Après la mort, il y a une sorte d'entrée et là une attente de la flamme qui purifie, une attente qui peut être complètement neutre et impassible, et une autre qui réfléchit déjà à quelque chose qui est reconnu. Quand une mère dit à son enfant : Je vais te punir, l'enfant peut, durant le temps de l'attente, comprendre déjà sa faute et même désirer sa punition. Celui qui attend le feu peut savoir d'avance que le feu va le brûler s'il s'allume selon son œuvre. De le comprendre en se trouvant devant le feu peut être déjà une grâce qui profite à l'œuvre. Et pendant ce temps, en raison de cette compréhension, Dieu peut mettre dans l'œuvre quelque chose d'utile. Dieu peut prolonger la conversion d'un homme dans sa mort, le faire pour ainsi dire passer par une mort qui se prolonge beaucoup, avec des choses qui profiteront à l'homme dans le feu. Souvent quelque chose de semblable peut se produire dans la confession : soudain bien des choses apparaissent dans une autre lumière, l’homme s'effraie au plus profond de lui-même : "Pour l'amour de Dieu, à quoi je ressemble !" Auparavant il n'était pas arrivé à un vrai repentir, maintenant il s'effondre (NB 6,333-334).

 

23. Qu’est-ce qui va se passer ?

Même si je suis mort et que j'aie peut-être abandonné le monde intérieurement, cependant je suis encore toujours "moi". Être moi veut dire ici "rester chez soi". Je suis en quelque sorte curieux de savoir ce qui va se passer maintenant ; l'état qui précède le départ du "moi" est un mélange d'inquiétude et de désir. Je sais que j'ai affaire à Dieu, et avec moi ce n'est pas désespéré (NB 6,369).

 

3. Le péché

 

24. Le péché crée une distance entre l’homme et Dieu

A l'origine, lors de la création, Dieu voulait donner à tout homme en chemin une mission précise que chacun aurait reconnue, gardée et exercée comme venant de Dieu. L’homme aurait pas eu le sentiment que Dieu était loin. Maintenant, par le péché, la distance a fait son apparition, d'abord comme signe que Dieu se détourne du péché, mais ensuite aussi dans le cadre de ses nouvelles dispositions dont le dessein est de ramener à lui les pécheurs. C'est pourquoi Moïse est gardé à distance : il est attiré par le feu, mais il ne peut pas y entrer. Dieu est seul dans son feu qui brûle et ne consume pas (NB 6,316).

 

25. Les trois pas du péché

On doit faire les trois pas. Ils s'appellent : vie, mort, purgatoire. Ils s'appellent aussi : péché commis, péché reconnu, péché confessé. Mais ils s'appellent aussi : incarnation, croix, enfer (NB 3,231).


 

26. Comprendre le péché pour entrer dans la vie du Père

La progression du Seigneur en enfer fait reculer toujours plus loin le démoniaque, le domaine du Seigneur ne cesse de s'étendre. Ce qui auparavant se trouvait des hommes dans le domaine du démoniaque passe dans le domaine du Seigneur. La chaîne du diable est si raccourcie qu'elle se limite au domaine de l'enfer où il se trouve lui-même. Par là, le monde d’en-bas est devenu le lieu de naissance du purgatoire. Le Fils est en enfer où il considère l'obscurité du Père, il est allé jusqu'à la limite où se termine le royaume du Père, la bonne création ; aucun chemin ne va plus loin, parce qu'il ne reste plus que le démoniaque qui a été repoussé au maximum. En revenant de l'enfer, il prend avec lui la substance de base du purgatoire : l'intelligence des péchés que les hommes doivent atteindre là pour devenir capables d'entrer dans la vie du Père (NB 3,236).


 

27. Prise de conscience du vrai péché

Dans le purgatoire, je reste "moi", mais j'entre dans la "communion des pécheurs", et là tout péché me devient insupportable, c'est tout mon être qui est saisi. Les péchés que j'ai commis et tous les autres me sont également insupportables; c'est la nature du péché qui me répugne totalement. A partir de là, il se produit une lente différenciation : il m'est impossible de supporter la masse des péchés, peu importe qui les commet. Et voilà que dans cette masse, ceux qui semblent les plus légers sont emportés ; ce sont ceux que moi, je n'ai pas commis. Le meurtre que je n'ai pas commis a moins de poids que le manque d'amour qui était mon péché. Ainsi le poids ne diminue pas, au contraire il augmente, la charge devient plus pénible parce qu'elle continue à peser tout autant. Et moins il reste de péchés, plus ils pèsent terriblement, moins je m'en dégage. Durant la vie, on pensait : un petit manque d'amour, ce n'est pas si grave, on calmait un peu sa conscience, on s'en sortait de cette manière. On trouvait un arrangement. Ici on ne peut plus s'en tirer, mon péché me pèse à l'endroit le plus sensible. Et pour tous les endroits que je pensais pouvoir porter, cela s'avère impossible. C'est ainsi que s'accroissent le dégoût et l'incompréhension. L'accoutumance au péché est annihilée ; c'est un vêtement dans lequel on ne peut plus entrer. Le péché pèse toujours plus lourd, mais comme quelque chose d'incompréhensible, d'étranger, il est comme un malentendu qui ne fait que grandir. Comme si on tenait une conversation, mais plus on se parle, moins on se comprend. Et pourtant plus cette expérience se fait forte, plus je vois la réalité du péché. Dans cette conversation, l'irréel réside en moi, non en toi. Finalement, c'est sans issue ; chacun essaie de mieux expliquer l'affaire, on y réussit de moins en moins (NB 6,377-378).

 

28. Les chrétiens moyens ne cessent de commettre des péchés 

Les péchés que le chrétien moyen ne cesse de commettre nolens volens et qui sont des péchés véritables se trouvent dans l'indécision qu'il traîne avec lui durant toute sa vie. Le propre des saints est qu'ils ne cessent de se décider (pour Dieu). C'est dans leur décision terrestre que se trouve l'un des motifs pour lesquels ils ne vont pas au purgatoire non seulement parce qu'ils sont vertueux, mais parce qu'ils ont compris une fois pour toutes la nature de la décision (NB 6,333).

 

29. Ce qui s’oppose irrémédiablement à Dieu

Ici-bas, notre vision habituelle du péché est anthropocentrique. Le péché est pour nous un certain comportement qui est contraire à une loi imposée à l'homme. Dans le purgatoire, il ne s'agit plus en premier lieu de "mon péché" et de ma relation à lui, ou de l'idée que je me fais du péché, il s'agit de ce qui s'oppose irrémédiablement à Dieu dans la nature du péché. C'est la nature de Dieu qui, en elle-même et par tout elle-même, repousse totalement et éternellement tout ce qui s'appelle péché. C'est pour cette nature du péché absolument opposée à Dieu que le Fils souffre sur la croix, et il souffre de manière absolue. Il souffre pour "mon péché" non comme pour une conduite humaine limitée, mais pour mon péché en tant qu'il ne fait qu'un avec tous les autres péchés : pour sa totale opposition à Dieu. Le péché est un non-être qui, en sa totalité, s'oppose à la totalité trinitaire de Dieu ; l'éternelle dignité de Dieu est déshonorée si on la considère positivement comme une image antithétique du péché, un peu comme la lumière et l'ombre qui se complètent mutuellement. Le péché est devant Dieu ce qui est exclu radicalement et absolument. Ceci est l'objet de la Passion du Seigneur et, après cela, la souffrance du purgatoire purifie l'âme (NB 6,335-336).

 

30. Mon état de péché est mis à jour

Le Seigneur peut révéler quelque chose de son amour pour sa créature, le passé semble oublié. Et pourtant, dans le purgatoire, je sais que je suis dans le lieu de la pénitence, je n'ai donc pas le droit de répondre maintenant à son amour. C'est extrêmement dur. Que le Seigneur se tourne vers moi avec un visage bienveillant n'est pas fait non plus pour me mettre à l'aise, mais seulement pour me montrer objectivement à quel point Dieu veut le bien de sa créature. Au moment où je commence à m'attendrir et à fondre sous la main de Dieu, le contraste à nouveau ne fait que devenir plus fort : ma honte réapparaît, mon état de péché est mis à jour. Et comme c'est cet état de péché qui est devenu le thème, l'amour de Dieu qui s'est tourné vers moi devient aussi maintenant une peine ; ce qui en moi était prêt à se réjouir ressent de la confusion (NB 6,353-354).

 

31. L’état de péché

La situation du pénitent devant le prêtre qui parle au nom de l'Esprit et prépare l'absolution. De même que l'absolution dans la confession est indivisible (elle ne peut pas concerner certains péchés seulement et pas les autres), de même à plus forte raison est indivisible la grande absolution du feu dirigée vers l'éternité. L'âme ne peut pas acquérir la pleine intelligence de sa faute dans un domaine partiel tandis que pour d'autres péchés elle aurait encore besoin de "temps" pour arriver à une pleine connaissance. Maintenant Dieu pousse à la totalité et l'âme elle-même est une totalité. Tous ses péchés sont intiment liés les uns aux autres. L'état de péché en tant que tout doit être supprimé dans un acte unique (NB 6,373).

 

32. La honte du péché

Quelque part je regrette que Dieu doive exercer un tel métier et s'occuper de mon péché. Cela me couvre de honte. Pour l'instant, ce n'est pas avant tout un regret de ma faute ; la honte, c’est que Dieu doive s'occuper de ce genre de sanctions (NB 6,370-371).

 

33. Un visage de péché

Il y a d'abord le visage humain du pénitent, par exemple une femme entre deux âges, puis le visage disparaît et il fait place au visage du péché. Cela peut peser comme un cauchemar : un visage est apparemment innocent, banal, et tout d'un coup tout le poids de la faute est là ; il y a là maintenant quelque chose d'informe mais de tout à fait objectif : ce à quoi la personne s'est identifiée en commettant le péché. Ce visage de péché lui est maintenant présenté au purgatoire et elle doit s'y reconnaître. Quand un pénitent avoue avoir menti, ce péché est pour lui la plupart du temps enveloppé de beaucoup d'éléments subjectifs : lui qui pense connaître son vrai visage intérieur a commis cet acte extérieur. Ces éléments subjectifs sont maintenant analysés ; il doit voir son visage comme étant un visage de péché. Ce n'est qu'ainsi que le regard de Dieu Trinité sur lui devient vrai aussi pour lui et il devient capable de pressentir la démesure de l'amour qui pardonne (NB 6,374).

 

34. Le prix du péché

J'apprends maintenant, à vrai dire pour la première fois, ce qu'est au fond le péché. Jusqu'à présent, pour chaque péché, j'avais tant d'excuses que la nature du péché ne m'était jamais apparue clairement. Il s'ensuit tout d'un coup un retournement : ce n'est pas mon péché que je ne peux plus supporter, c'est moi-même. Je n'ai plus qu'un désir : être libéré de moi-même ; ce besoin s'accroît si bien que tout le reste me devient égal. Je ne veux plus que la séparation, l'intervention. Pour elle, je suis prêt à payer n'importe quel prix. Ce n'est que maintenant que je commence à y voir clair en moi et que je découvre que réellement il y a un prix à payer. Je veux aussi payer. Combien? Au début ce n'est pas clair du tout, seulement que ce ne sera pas peu de chose. Et maintenant le prix invisible semble se faire toujours plus grand et on ne cesse de consentir. Je paie n'importe quel prix. Mais le prix augmente, le prix devient toujours plus insupportable, mais j'y aspire d'autant plus que c'est ici que s'offre une perspective de libération. Le poids du péché ne diminue pas pour autant. Ce n'est pas en promettant de payer le prix que je serai détourné de son poids. Et quand le prix atteint une limite que je ne peux plus accepter en quelque sorte, ma volonté se dépasse pour accepter encore une fois étant donné que, dans cette volonté, apparaît maintenant réellement le besoin de faire la volonté de Dieu, le besoin de la pureté de Dieu. Le montant du prix n'est pas montré, il n'y a que son idée qui est là en constante augmentation. Et c'est alors qu'arrive enfin le premier soupir de soulagement (NB 6,378-379).

 

35. Un grand tableau où sont inscrites toutes les fautes

Un religieux vient d’expirer. Il chemine d’abord dans toutes sortes de coins et de recoins auxquels il doit chaque fois s'adapter. Tout d'un coup il se trouve devant quelque chose comme un grand tableau sur lequel - comme pour information - sont consignées toutes ses fautes ; pas tellement les péchés qu'on peut nommer, que les circonstances, les situations, présentées de telle manière que lui seul peut les comprendre. Totalement à titre personnel et sans l'aide de quiconque. Personne n'est là pour lui dire : ceci était bien, ceci était horrible. Dans un premier temps, il peut commencer où il veut dans toute la liste. Il s'étonne d'abord que tout soit ainsi noté. Puis quelque chose se déplace : le tableau se divise en deux par le milieu comme pour un registre des comptes ; et lui seul comprend : ici ce qu'il a confessé, là ce qu'il n'a pas confessé. Dans ce qui a été confessé, il y a ce qui a été vraiment regretté. Et puis ce qui a été expié et ce qui ne l'a pas été. Ce qui a été expié est ce pour quoi il a vraiment fait sa prière de pénitence, pas seulement du bout des lèvres, face à ce qu'il a fait et à l'absolution. Il y a aussi ce qui est simplement pardonné : ceci aussi est à part sur le "registre des comptes". Sur tout cela, il doit faire une sorte de méditation : je suis le pécheur qui a fait cela ; dans ce qui n'a pas été confessé, il y a là des péchés graves auxquels je n'avais pas fait attention (NB 6,379-380).

 

36. Les péchés d’omission

Le même religieux doit maintenant regarder un deuxième tableau, le tableau de ses intentions et de ses projets face aux péchés qu'il a reconnus, tous ses bons projets qui auraient pu façonner sa vie. Il doit maintenant mesurer la distance entre ce qui fut et ce qui aurait pu être. Et tout ceci en quelque sorte sans la présence du Seigneur, avec une sorte de pressentiment que le Seigneur est au courant. Ce pressentiment n'est pas plus qu'une hypothèse, il n'a pas la force de la foi, ce n'est qu'une considération qu'on met justement encore en marge (NB 6,380).

 

37. Porter les péchés avec le Seigneur

Et maintenant le religieux voit le Seigneur parcourir la liste de tous ses péchés afin de les prendre sur lui. Il y a maintenant plusieurs tableaux : le premier porte les "affaires légères", les suivants les affaires toujours plus graves, celles qui ont été confessées, celles qui n'ont pas été expiées, celles qui n'ont pas été confessées. Le Seigneur parcourt tous ces péchés, il les porte et il en souffre. Dans la mesure où la souffrance devient plus horrible pour le Seigneur, elle se fait plus horrible aussi pour le religieux ; mais en même temps sa foi grandit, son amour grandit. Plus le spectacle lui devient insupportable, plus il croit et plus il aime. Il voit aussi les efforts du Seigneur pour les âmes que lui, le religieux, en tant que pasteur d'âmes, a négligées, qu'il a peut-être poussées au péché et au désespoir. Il voit que ce que le Seigneur porte s'étend à l'infini. En en étant bouleversé, il se soumet au Seigneur, non avec une espérance qui le concernerait, lui, mais avec un amour qui voudrait si possible réparer quelque chose, décharger le Seigneur. C'est comme s'il voyait une diminution de la souffrance du Seigneur et comme si, de son côté à lui, une augmentation était en vue, il espère qu'on lui permettra de porter. C'est ici que commence la véritable espérance : l'espérance que le Seigneur ne devra pas porter jusqu'à s'effondrer sous sa charge, qu'au contraire quelqu'un se déclarera prêt à porter avec lui. C'est ici aussi que commence la véritable prière : qu'on lui permette d'être celui qui porte. Et de la prière résulte un don de lui-même sans limites. C'est dans le don de soi que se trouve la délivrance (NB 6,380-381).

 

38. La gravité relative du péché

Le genre du purgatoire est fonction de la gravité du péché. Celui qui meurt en se détournant de Dieu, le poing levé contre lui, devra être rossé de telle sorte qu'il en perde l'ouïe et la vue jusqu'au moment où elles pourront commencer enfin à l'orienter vers Dieu (NB 6,386).

 

39. Connaître la force du péché

Il y a une souffrance dans le purgatoire, quand l’âme doit apprendre à connaître la force du péché (NB 1/2, 178).

 

40. Voir la place réservée au pécheur en enfer

Dans le purgatoire, l'homme est contraint de regarder la place qui lui était réservée en enfer. A l'instant où cela devient tout à fait clair pour le pécheur, quand il voit son image en enfer, sa délivrance est proche. Il doit descendre pour un temps en enfer ; son enfer se trouve à l'intérieur du purgatoire. Il doit, une fois au moins, être placé à l'endroit de sa perdition. Puis, toujours à partir du purgatoire, lui vient la vue parallèle de sa place céleste : ce qu'il aurait pu être et ce qu'il doit être. C'est par cette vue que l'homme se défait du péché (NB 4,16).


 

41. Les péchés : du purgatoire à l’enfer -

Il y a trois pas vers le bas : le purgatoire, le vestibule de l'enfer, l’enfer. Le purgatoire est le lieu du chrétien moyen, le vestibule de l'enfer est le lieu des péchés vraiment graves mais qui ne sont pas le péché contre l'Esprit Saint, l'enfer est le lieu du péché contre l'Esprit. Le degré le plus bas est celui de l'Esprit Saint parce qu'il est le mystère entre le Père et le Fils. Le vestibule de l'enfer, c'est le lieu où le Père en tant que Créateur est rejoint par le Fils en tant que Sauveur ; le purgatoire, c'est le domaine du Fils. Humainement parlant, c'est comme si le Père était pour ainsi dire d'accord d’emblée pour laisser au Fils ce qui est nécessaire pour cette sorte de purification. Que l'enfer proprement dit corresponde à l'Esprit Saint provient du fait qu'il est le lieu de celui qui est l'esprit proprement opposé, le diable (NB 4,313).


 

42. Voir où sont les plus grands péchés

Ici-bas, l'homme pense rarement à la mort, plus rarement encore au purgatoire. Et s'il lui arrive de s'en souvenir, il pense à tout ce qui n'est pas net dans son âme, à tout ce qui l'empêche d'arriver à Dieu, il cherche à le discerner et, à la rigueur, à le combattre. Après la mort, la question de la connaissance sera toute différente. Les parties de son être que l'homme ressentait comme mauvaises, paraîtront tout autrement ; là où il pensait qu'il n'y avait rien de particulier, il rencontrera les plus grands obstacles (NB 6,343).

 

43. Comprendre le péché en l’expiant

Le purgatoire est là spécialement pour ouvrir l'intelligence et pour faire comprendre le péché par l'expiation. Le péché, ce n'est pas seulement le fait que j'ai péché, c'est aussi que j'ai minimisé le péché et que je ne me suis pas préparé à faire pénitence. Le but de la prière est peut-être aussi de dévoiler à celui qui prie l'insécurité de son état parce qu’il existe une installation dans la prière ; même la prière la plus profonde peut être ici-bas une fuite devant les tâches les plus évidentes. C'est pourquoi, au purgatoire, la prière la plus profonde, c'est de se laisser montrer son propre péché par le Seigneur et pouvoir accéder ainsi au mystère de la croix (NB 6,368-369).

 

4. La Passion


 

44. Il n'y a de purgatoire que par l'acte rédempteur du Fils

Le Seigneur voit le purgatoire comme l'unité de la justice et de l'amour, comme conditionné aussi par la croix. A l'arrière-plan se trouve l'enfer qui n'est pas pénétré. Le Seigneur se trouve maintenant au milieu de deux extrêmes : d'un côté se trouve l’œuvre du pur amour, la croix, de l'autre côté l’œuvre de la pure justice, l'enfer. Et il voit ce que le Père fait des deux, il voit la synthèse. Il y a ici une prévenance réciproque entre le Père et le Fils. La prévenance du Fils consiste en ce qu'il a déposé sa rédemption auprès du Père pour être initié au mystère du Père. Par sa souffrance sur la croix, il a en main la clef de la rédemption ; en soi, il pourrait absoudre toutes les âmes tout de suite et tout simplement et les conduire au ciel. Mais cela se ferait sans tenir compte du Père, cela ne se ferait donc pas en communion d'amour avec le Père. C'est pourquoi il doit se porter à la rencontre de la justice du Père. Le Père vient à la rencontre du Fils en ne lui montrant pas en premier lieu l'enfer nu, mais la synthèse de l'enfer et de la croix, donc l'effet de l'amour du Fils à l'intérieur de la pure justice. Avant la croix, il n'y avait que l'enfer définitif. Il n'y a de purgatoire que par l'acte rédempteur du Fils (NB 3,94).

 

45. Le purgatoire est institué par la Passion du Fils

Avant la venue du Seigneur, il n'y a avait ni enfer (tel qu'il sera après la venue du Seigneur), ni purgatoire, mais un lieu d'attente. En un certain sens, on peut aussi l'appeler "enfer". Mais quand le purgatoire est institué par la Passion du Fils, cet "enfer" se transforme. Et l'enfer que le Fils connaît le samedi saint est déjà celui qui est transformé par sa Passion. Il ne le connaissait pas auparavant étant donné que l'enfer était le domaine réservé du Père où le Fils ne fut introduit que lorsqu’il souffrit sa Passion pour tous les péchés du monde. L'enfer, il n'en prend connaissance que lorsque le Père lui montre l'enfer comme une fonction de l'œuvre du purgatoire. Elle est le produit de la séparation que la Passion a opérée (NB 6, 333).

 

46. La Passion nous ouvre le chemin vers le Père 

« Celui qui entend mes paroles et ne les garde pas, je ne le juge pas, car je ne suis pas venu pour juger le monde, mais pour le sauver. Qui me rejette et ne reçoit pas mes paroles a son juge : la parole que j'ai dite le jugera au dernier jour. Car je n'ai pas parlé de moi-même, mais le Père lui-même qui m'a envoyé m'a chargé de dire ce que je dois dire et annoncer. Ce que j'annonce, je l'annonce donc comme le Père me l'a dit » (Jn 12,47-50). Ici-bas le Fils est l'amour. Il exhorte et il montre à l'homme ce qu'il peut atteindre sans qu'il s'interpose de telle manière que l'homme se sente gêné dans sa liberté par l'humanité du Seigneur. Ici le dialogue est possible. Il n'est pas ici-bas pour juger mais pour sauver en vertu de son incarnation : son corps portera les péchés de tous, il est la porte vers le Père, il se rattache aussi à tout ce que le Père a mis de Dieu dans la nature humaine. Il est venu pour nous inviter, il est devenu notre hôte parmi nous, mais pour faire de nous ses hôtes dans la maison de son Père. Tout en lui est amour qui invite : son existence, son travail, sa parole, ses miracles, sa Passion, sa résurrection : tout nous ouvre le chemin (NB 6,327).

 

47. Le Fils institue le purgatoire le samedi saint

Si Moïse était entré dans le feu qui ne consume pas le buisson, il aurait été brûlé tout entier. Cela caractérise l'ancienne Alliance. C'est le Fils qui apportera la condition permettant que le pécheur ne soit pas consumé par le feu de Dieu. Jusque-là Dieu garde jalousement cette propriété du feu. Vis-à-vis de Moïse, il se fait reconnaître comme Dieu, il l'intéresse aussi par le feu, mais il ne le laisse pas s'approcher. Cela ne lui est pas possible, sinon Moïse se précipiterait dans ce que Dieu a de consumant, dans sa justice. Qu'un homme, s'en remettant au feu de Dieu, puisse se précipiter en Dieu, ce n'est que le samedi saint du Fils qui l'a obtenu. Il y a là un mystère trinitaire. Les personnes divines sont libres de céder le pas à chaque instant devant l'action d'une autre personne. C'est ainsi que le Père laisse au Fils tout le fruit du samedi saint et s'abstient de l'utiliser jusqu'au moment où aura sonné l'heure du Fils. Le Fils va instituer le purgatoire pour amener au Père ceux qui auront été purifiés en se laissant brûler dans le feu du Père sans être consumés. L'Esprit Saint est le gardien de l'inaccessibilité du Père dans le feu tout autant que celui qui attire l'homme dans le feu. Pour Moïse, il est celui qui attire comme celui qui repousse. Il est ce qui distingue les deux aspects, qui ne les laisse pas se réunir, il est l'amour patient, qui a besoin de temps et qui a le temps. Dans tous les problèmes de temps il est en général celui qui annonce quand le temps est venu. Il tient en main le sablier, également le samedi saint, également au mont des oliviers et à la croix, également dans la confession, également dans le purgatoire (NB 6,317-318).

 

48. Le Fils institue une région frontalière, le purgatoire

Quand, après la chute, arrive le Christ, il institue lui-même une limite. Sa Passion est l'accueil en lui de la limite. Il institue alors en lui une région frontalière, le purgatoire. Celui-ci n'est pas seulement la limite entre la terre et le ciel - et de la sorte un reflet de l'incarnation - il est aussi la limite entre le bien et le mal. Et afin que cette limite ne reste pas à l'extérieur, le Fils prend sur lui le péché et, en traversant l'enfer avec le péché, il institue le purgatoire, il fait entrer en lui la limite de l'enfer. Il y a là deux domaines : l'un, c'est l'enfer, l'autre le ciel, et le Fils prend les deux en lui. Avant sa Passion déjà, d'une part il connaît le péché du monde, d'autre part il connaît la Passion qu'il va subir pour ce péché, et cette double connaissance et cette marche vers la Passion constituent en quelque sorte le modèle de notre connaissance et de notre attente quand nous entrons dans le purgatoire. Afin que nous, indignes, nous parvenions à une certaine dignité qui nous permet d'entrer le ciel, nous devons recevoir en nous une image et une empreinte de la vie du Fils, et ce signe, le Fils le prépare ici-bas alors qu'il a un corps humain. Toutes les paroles de son enseignement, nous les retrouverons dans les paroles qu'on nous transmettra dans le purgatoire pour notre purification. Nous ne serons plus alors des auditeurs qui restent plus ou moins durs d'oreille, nous serons en un lieu où toute notre occupation consistera à comprendre la parole. Comprendre l'amour dans lequel ces paroles ont été dites (NB 6,331-332).


 

49. Le Crucifié descend dans le royaume du purgatoire

Après la mort, le Crucifié descend dans le royaume du purgatoire et de l'enfer. Le Père va initier le Fils à ses mystères ultimes (NB 3,90).


 

50. La possibilité du purgatoire

Le vendredi saint et le samedi saint sont unis de manière indissoluble. Leur unité est fondée dans l'objectivité du péché porté par le corps du Seigneur. C'est par le passage du Seigneur à travers l'enfer que découle la possibilité de la confession et du purgatoire (NB 3,223).


 

51. Connaître la Passion et le purgatoire

Le Père, le Fils et l'Esprit Saint mettent ensemble le sceau de la nouvelle alliance sur l'âme du chrétien. Mais cela ne se produit qu'après que le Fils a reçu connaissance des mystères du Père et après que le Père a vu l’œuvre de rédemption du Fils sur la croix. Nous avons besoin de cette connaissance de l'enfer et du purgatoire tout autant que du mystère de la croix et de la Passion pour pouvoir développer la vie chrétienne dans un sens trinitaire (NB 3,113-114).


 

52. La croix, image du purgatoire

La croix apparaît comme une image du purgatoire dont la purification "passive" ne devient possible que par la passivité des souffrances de la croix (NB 3,212-213).


 

53. Le feu de la croix et le feu du purgatoire

Les clous de la croix ouvrent la chair du Fils. La souffrance est double. Il y a la pénétration des clous et il y a la chair qui cède et qui saigne. Avec les clous, c'est le péché qui pénètre, et la chair qui saigne, c'est la réponse que donne le Seigneur. Il y a dans les clous la brûlure du péché, et le sang c'est le signe du feu de vie du Seigneur. Le baptême de feu qu'il apporte, c'est son sang. L'enfer et le purgatoire sont ici très proches l'un de l'autre (NB 3,212).


 

54. Relation étroite de la Passion avec le purgatoire

Notre purgatoire se trouve en relation très étroite avec le châtiment historique de la Passion du Fils. Le châtiment est la réponse de la justice de Dieu au péché de l'homme. Le Christ, en tant que Fils de Dieu, vient de l'éternité pour prendre, dans le temps, nos péchés sur lui comme châtiment. Le Fils n'a pas besoin de souffrir pour sa Mère, qui n'a pas de péché, elle n'a pas besoin de passer par le purgatoire (NB 3,197-198).


 

55. Purgatoire écourté pour qui accepte d’avoir part à la Passion du Seigneur

Étant orientée vers le Fils, Marie veut ce qu'il veut, elle se tient à la disposition de sa volonté de porter le châtiment des hommes. A partir de là on peut dire, en élargissant, que quiconque est de bonne volonté et est d'accord pour participer au châtiment de tous durant sa vie peut y avoir part de telle sorte que le Fils, par grâce, lui en offre quelque chose pour le temps de sa vie terrestre. Celui qui va toujours à la rencontre du Seigneur de telle sorte qu'il est prêt à participer par grâce à la Passion du Seigneur, le Seigneur aussi vient à sa rencontre sur ce plan : cela donnera déjà dans le ciel un sens à sa fécondité, son purgatoire sera écourté (NB 3,198).


 

56. La souffrance du Seigneur

« Je suis venu pour jeter le feu sur la terre, et comme je voudrais qu'il brûle » (Lc 12,49). Il y a la transformation du feu en souffrance et de la souffrance en feu. Les deux sont amour. Quand nous approchons de l'amour divin avec nos concepts d'amour, nous reconnaissons que Dieu nous aime plus que nous ne pouvons l'imaginer et que nous devrions l'aimer plus que nous ne le faisons. Seul notre amour personnel que nous offrons à Dieu nous semble bien établi, il nous sert plus ou moins de critère pour son amour à lui, mais nous pressentons déjà que ce critère n'est pas bon. Il ne devient vraiment inutilisable que si nous regardons l'amour intra-divin. Dès que nous comprenons l'une ou l'autre chose de la souffrance du Seigneur, celle-ci est plus à même déjà de nous servir de critère de l'amour (NB 6,329).


 

57. La souffrance du Fils, expression de son amour

La souffrance du Fils est l'expression d'un amour qui vient de Dieu. Ainsi il est clair pour nous qu'il doit avoir souffert infiniment plus que nous ne pouvons l'imaginer. Parce que le serpent mord et fait mal, nous sommes plus capables de mesurer la souffrance que l'amour ; c'est par la souffrance que s'impose à nous le fait que le propre de l'amour est de déborder. Quand la foi se fortifie en nous, nous comprenons aussi la souffrance autrement, non plus superficiellement mais en son centre ; en souffrant nous-mêmes ou en regardant la souffrance du Seigneur, nous apprenons que la souffrance sur la croix est l'expression de l'amour intra-divin. Dieu a choisi cette expression pour nous montrer le mystère de son amour ; pour pouvoir se révéler, l'amour souffre (NB 6,329).

 

58. La souffrance du Fils a les mesures de l’éternité

Nous sommes habitués à aimer dans le temps avec les ressources de notre nature qui, d'une certaine manière aussi, sont liées à un but et au temps. Quand il s'agit de Dieu, nous lui appliquons vaille que vaille notre amour temporel. Par la foi, nous savons qu'il est un amour infiniment plus grand que nous et qu'il a cet amour, et pourtant nous essayons de le faire entrer de force à tout prix dans les catégories de notre amour ; l'aimer comme cela nous est donné : avec tiédeur et pour un temps. Et si un jour nous avons à souffrir, nous n'avons rien de plus pressé à faire que de nous consoler : ça va passer. Nous sommes même étonnés si cela ne disparaît pas rapidement, plus étonnés encore si, en nous, la souffrance vit plus longtemps que l'amour. Alors nous mesurons. Nous comparons les temps et la force des événements : souffrance ou amour. Mais quand Dieu arrive dans le monde afin de souffrir pour nous, il apporte avec lui les mesures de l'éternité : il se met à la disposition de la croix avec la puissance de l'amour éternel et il éprouve en tant qu'homme une souffrance démesurée qui correspond à sa divinité et à son amour divin. Ce n'est pas le motif de la croix, le péché, qui détermine la mesure de la souffrance, c'est la volonté de Dieu de nous sauver pour que nous allions vers son amour infini (NB 6,329-330).

 

59. Le Fils souffre pour chacun de nous -

Si Dieu apportait dans le monde son amour comme un pur feu, il trouverait peut-être quelques rares humains qui ne seraient pas encore totalement endurcis par le péché et qui se livreraient à son feu. Mais son plan est de sauver tous les hommes et il ne peut pas le faire par la transmission du feu de l'amour d'un homme à un autre ; il doit transformer son feu en souffrance. Mais parce que lui-même est totalement pur et qu'en lui il n'y a rien à consumer, il prend en lui comme combustible le péché du monde et il le consume en lui-même, dans la nature humaine que le Père lui a donnée, et il souffre pour chacun de nous (NB 6,330).

 

60. La main du Crucifié et la mienne

Tandis que, dans le purgatoire, se poursuit la procédure avec son caractère pénible, il devient toujours plus évident qu'on doit s'occuper de moi, qu'on doit mettre ma souillure au grand jour. C'est donc en moi que se trouve la raison pour laquelle le Seigneur souffre. Cela me couvre de confusion et m'ouvre les yeux pour voir la souffrance du Seigneur. Je vois que la main du Crucifié lui fait très mal parce qu'un clou y est enfoncé mais, en suivant le regard du Seigneur, je découvre que c'est moi qui ai en main la tête du clou. Par sa main, le Seigneur renvoie à la mienne, non pour se libérer lui-même mais pour me libérer. Il veut me prendre ce à quoi je tiens encore. Mais pour que je puisse le voir, il doit l’abattre en moi. Et je dois être mis à contribution pour cette opération : il faut que je découvre ma faute dans le fait qu'il la porte. Finalement ce n'est possible qu'au purgatoire parce qu'il n'y a que là que ma faute se laisse abattre totalement, là où je n'ai plus la possibilité de pécher (NB 6,358).

 

61. Au purgatoire, on a le regard libre pour voir ce que le Seigneur a fait sur la croix

Dans le purgatoire aussi il y a une obéissance au Seigneur. C'est lui qui détermine la profondeur de la prière. Quand il le veut, il peut offrir à l'âme une sorte de prière parfaite dans laquelle elle oublie tout ce qui n'est pas lui, non dans une vision pour le moment, mais dans la profondeur d'un abandon qui la transporte là où il veut qu'elle soit, si bien qu'au milieu de sa prière elle peut tout d'un coup se réveiller remplie de honte en comprenant son péché. Elle se trouve maintenant devant lui, dépouillée et livrée et profondément humiliée, et son moi n'est presque plus qu'une fonction de son péché. C'est donc à cela ressemble le péché concret ! Et cela maintenant non en méditant la scène du mont des oliviers où l'on voit le Seigneur dans l'angoisse et la honte à cause de mon péché, mais en accompagnant paradoxalement le Seigneur jusqu'à la croix, en portant le péché avec lui : c'est maintenant mon péché le plus personnel et dont j'ai fait l'expérience. C'est une vue sur la croix qui est caractéristique du purgatoire, où par l'expérience de son propre péché on a le regard libre pour voir ce que le Seigneur a fait sur la croix : il a porté mon péché (NB 6,368).

 

62. La Passion et le purgatoire

Dans le purgatoire, le Seigneur explore l'âme, il cherche en elle ce qui lui appartient ; pour l’âme, cette expérience est presque impersonnelle, parce que d'une certaine manière elle se regarde avec ses yeux à lui et fait le tri avec lui : ce qui peut rester et ce qui doit être brûlé. Ce qui a déjà été consumé peut rester. C'est ce qui subsiste devant son amour, et son amour a été éprouvé pour moi dans le feu de la Passion, il a porté alors tout ce qui en moi est mauvais et douteux. D'une certaine manière, il n'a pas seulement porté mon péché dans ses souffrances, mais tout ce qui en moi n'est pas à lui. Et là où on n'était pas sûr que quelque chose fût encore passable, il l'a aussi assumé. Il a porté ma nature puisqu'il est devenu homme pour moi, et tout ce qui se trouve entre ma nature et mon péché, il l'a pris avec lui sur la croix. Il y a pour ainsi dire un halo de lune autour de la nature avec le péché originel et ses conséquences. Cela aussi, il le prend sur lui. Une bonne partie de son abandon sur la croix provient de là : pas seulement du péché actuel, mais aussi de ses effets dans la nature (NB 6,383).

 

5. La confession

63. Le Fils a institué la confession

Le Fils est descendu pour nous dans le monde d'en bas et il a institué par la suite le pouvoir ministériel du prêtre. Ce pouvoir, c'est l'Esprit Saint qui le gère parce que tout le domaine du ministère est placé sous son autorité et aussi parce qu'il était celui qui accompagnait le Fils. Tout le processus tend vers le Père. C'est une œuvre de Dieu Trinité mais à laquelle l'âme purifiée participe aussi (NB 6,373).

 

64. Le Fils a institué la confession et le purgatoire

Par sa croix, le Seigneur reçoit la possibilité d'instituer la confession aussi bien que le purgatoire. Il porte tout notre péché, il en fait l'expérience d'une manière qu'il n'avait pas connue auparavant. Il voit maintenant d'expérience à quelle profondeur le péché est en nous et à quel point il faut qu'interviennent ses mesures qui sont toujours à vrai dire des mesures d'amour, mais qui doivent néanmoins être radicales. Il nous sauve non en nous laissant être des spectateurs indifférents, mais en nous faisant participer par son amour à l'amour éternel (NB 6,356).

 

65. La confession et le purgatoire : expressions de l’amour du Seigneur

Il est clair que l'origine de la confession et du purgatoire se trouve totalement dans le Seigneur : dans sa vie de renoncement ici-bas, dans sa Passion et dans son passage à travers l'enfer. Dans l'obscurité du purgatoire se trouvent bien des aspects de l'obscurité de l'enfer du Seigneur. C'est pourquoi la confession et l'enfer sont aussi des expressions de l'amour du Seigneur. Le pécheur est confessé et nettoyé dans le feu par l'amour du Seigneur. Et au beau milieu de ce que le purgatoire a de pénible, on peut être totalement saisi par cet amour. Au beau milieu du malaise, il peut y avoir une sorte de bien-être qui ne se trouve pas en nous-mêmes mais dans le Seigneur. On désire ce qu'il désire. Le caractère pénible nous devient soudain précieux : il lui appartient (NB 6,388).

 

66. Passer par le purgatoire après la confession

La confession est un jugement sur le pécheur en ce monde, elle a lieu entre la faute et l'expiation. Le jugement après la mort atteint l'homme quand il ne peut plus pécher ; il l'atteint dans l'état où il quitte le monde. S'il s'est confessé et qu'il a eu le sérieux propos de ne plus pécher, il a un certain degré de pureté ; il est dans l'état de celui qui est absous et c'est dans cet état qu'il commencera le purgatoire par lequel il doit encore passer. Si le jugement atteint le pécheur en état de péché, il doit alors parcourir d'abord tout le chemin qui va du péché au repentir, et ce chemin est beaucoup plus difficile (NB 4,299).

 

67. Le purgatoire comme une confession

Le purgatoire est comme une confession tout à fait minutieuse dans laquelle le Christ lui-même serait le confesseur. Avec la connaissance grandit le repentir, mais la connaissance, c'est le Seigneur qui la donne. Nous, au fond, nous ne savons pas encore du tout ce qu'est réellement le repentir (NB 1/2, 211).

 

68. Le purgatoire : se confesser devant Dieu

Dans le purgatoire, les âmes ont besoin de savoir. Elles ressemblent à des gens qui se confessent, qui peuvent exprimer convenablement une partie de leurs fautes alors qu'ils n'en débitent une autre partie que d'une manière routinière ; ils doivent alors peut-être se laisser dire tout à coup par le confesseur des choses tout à fait imprévues. Ils sont conscients que leur point de départ est faux, mais ils n’ont jamais réfléchi aux conséquences. Ou bien, en se confessant, ils déplacent les accents ; ils avouent une dispute superficielle et ils ne voient pas qu'elle provient d'un profond manque d'amour. Dans le purgatoire, on ne se confesse plus à un homme mais à Dieu Trinité. Il lie et délie (NB 6,372-373).

 

69. Le purgatoire et la confession ne font qu’un

On est mis au purgatoire dans une sorte d'innocence. On est ouvert à tout, on veut se laisser conduire. On est sans aucune méfiance quand on est placé sur le chemin de Dieu. Toutes les scories doivent être enlevées. Mais si dès ici-bas on a mis l'amour de Dieu au-dessus de tout, cette manière d'être peut prévaloir dès le début du purgatoire. Le purgatoire et la confession ici ne font qu'un. L'âme désire tellement Dieu qu'elle ne pose pas de conditions. Le samedi saint, le Seigneur traverse le monde d’en bas, et la confession et le purgatoire sortent du Seigneur comme ne faisant qu'un. C'est l'amour dans le châtiment et le châtiment dans l'amour. La justice nue est dépassée par le passage du Seigneur à travers l'enfer (NB 6,387-388).

 

6. La purification


 

70. L’âme n’est pas purifiée sans qu’elle le veuille

En arrivant dans le purgatoire, les âmes apportent avec elles leurs idées humaines qui sont en quelque sorte enfermées dans leur subjectivité. Elles doivent maintenant apprendre à juger selon la mesure de la justice et de l'amour de Dieu. Elles ne commencent pas toutes au même niveau. Les unes ont derrière elles une vie de péché, les autres une vie dans la grâce. Toutes sont pécheresses, mais elles ont saisi et reçu plus ou moins de la grâce. Toutes pourtant doivent mettre à jour leurs connaissances et s'adapter à l'atmosphère de Dieu. Elles doivent s'habituer à la justice du Père et à l'amour du Fils. Elles ne sont pas simplement passives, elles ne sont pas purifiées sans qu'elles le veuillent. Ce qu'a de passif le purgatoire, c'est qu'à présent elles ne sont mises que devant une seule possibilité : se laisser purifier, capituler devant la justice du Père et l'amour du Fils. Justice et amour attendent simplement d'être reconnus. Plus les âmes connaissent déjà l'amour et plus elles l'ont éprouvé, plus elles sont attendues par l'amour du Fils. Plus elles  étaient infatuées d'elles-mêmes dans la vie, voulant estimer toutes choses selon leur propre mesure morale, plus donc elles se trouvaient à côté de l'amour, plus elles tendent vers l'ancienne Alliance. Mais parce que les deux alliances forment une unité parfaite, la synthèse du purgatoire est calculée pour toutes, et toutes doivent se laisser toucher par l'ensemble. Aucun coin de l'âme n'a le droit de se soustraire à la justice et aucun à l'amour. L'âme doit s'offrir tout entière à la justice et tout entière à l'amour. L’âme doit se tenir tout entière à la disposition de Dieu, on ne choisit pas soi-même. Dans le purgatoire, on ne peut pas mettre de conditions ; on ne peut pas non plus vouloir faire juger tel péché par la justice et tel autre par la miséricorde, demander ici un peu plus d'indulgence tandis que là on veut bien, éventuellement, porter la juste expiation parce qu'on redoute la confrontation avec le pur amour. On doit se placer de telle manière qu'on devienne accessible de tous les côtés à l'ensemble formé par la justice et l'amour (NB 3,93-94).

 

71. Le désir d’être purifié

Dans le purgatoire, pendant longtemps, les âmes veulent faire autre chose que la volonté de Dieu. Et cependant il y a là quelque chose du Seigneur qui fait qu’elles brûlent un peu quand même. A un certain moment, l’âme est saisie par le désir d’être purifiée. Elle ne réfléchit plus à ce qu’elle supporte volontiers ou non, cela lui est égal du moment qu’elle est purifiée. Son désir est si fort que cela lui enlève l’angoisse devant l’opération, elle dit oui à l’opération et c’est pris au sérieux. Ce qui suit est subi passivement. A l’instant de son oui, l’âme se sépare volontiers de son impureté. Mais à l’instant suivant, tout devient si dur qu’il est bon qu’elle ne doive plus prendre de décision. L’instant de la décision est si clair qu’il suffit pour tout ce qui suit. L’âme est comme Pierre : “Seigneur, pas seulement les pieds, mais aussi les mains et la tête !” Elle passe le seuil, elle comprend ce que veut dire être auprès de Dieu et elle voit que tout doit changer. Elle donne son accord comme un patient avant une grave opération. Ensuite la machine de l’hôpital marche d’elle-même et plus personne ne tient compte de la résistance du patient. Il crie, mais le médecin continue à couper. Chaque péché est saisi là où il prend naissance, au stade de son commencement. Ce n’est qu’au cours de la purification, quand les liens qui lient l’âme à son péché sont déjà défaits dans une large mesure, que lui vient le désir de se séparer de lui totalement (NB 9, n. 1632).


 

72. Se laisser purifier

Dans le purgatoire, l'homme comprend que s'il n'a commis que certains péchés déterminés, il doit quand même se laisser purifier pour tous ceux dont il aurait été capable (NB 4,15).


 

73. Des purifications dans lesquelles on entre sans comprendre

Dans le purgatoire, il y a une obéissance qui est liée à un certain désir, on commence à ne plus vouloir calculer. Le cours de la procédure n'est pas suivi dans l'impatience, on ne compte pas les coups qu'on reçoit, on ne calcule pas où l'on se trouve, combien de temps cela pourrait encore durer. On s'abandonne à ce qui a été décidé. On ne demande pas si cela pourrait faire plus ou moins mal, on ne répartit pas non plus les douleurs sur les différents péchés qu'on a commis. On assume tout, on donne à Dieu son blanc-seing. Il en est ainsi pour les purifications dans lesquelles on entre sans comprendre soi-même ses péchés, on commence par les subir. La compréhension de ses péchés ne vient qu'après. Le tout nous est étranger comme le buisson ardent l'était pour Moïse, et il ne lui était pourtant pas permis de s'approcher pour l'examiner. D'une manière générale, ce qui est pénible, c'est le fait qu'on n'est pas convenable. Mais ce qui est pénible est approuvé en tant que tel, il y a quelque chose qui est naturel (NB 6,387).

 

74. Purification

Le pécheur est purifié au purgatoire (NB 6,565).

 

75. On sort purifié du purgatoire

La pensée d'être, durant une éternité, avec tous les hommes qu'on a connus ici-bas, et qui souvent nous semblaient peu sympathiques ou aussi complètement indifférents, n'a peut-être rien de très enthousiasmant. On sait bien qu'ils seront débarrassés de leurs péchés et qu'ils seront des hommes aimables. Mais on tient trop peu compte du fait qu'ils sortiront purifiés du purgatoire, qu'ils auront vécu dans l'Esprit Saint par le sacrifice du Fils une nouvelle naissance qui leur aura rendu l'aspect qu'ils avaient dans le dessein du Père quand il les a créés. Et là, plus rien n'est ennuyeux, tout devient infiniment passionnant. Chacun sera devenu une personnalité qui peut se faire voir et qui en même temps est ouverte à toutes les autres (NB 6,564).

 

76. Tout est purifié

Le jour de Pâques 1944, Adrienne et le P. Balthasar parlent longuement du purgatoire et du ciel. Adrienne décrit au P. Balthasar comment dans le purgatoire tout est purifié et soldé. A la fin de la purification, on a rattrapé toute négligence de manière à ce qu'on ne peut plus rien regretter. Au ciel, on ne pense jamais qu'on a négligé quelque chose sur la terre. Cependant il n'y a pas uniformisation par le purgatoire, les différences demeurent qui sont conditionnées par la vie terrestre, mais il est impossible de mesurer et de comparer. On peut seulement dire que les uns sont différents des autres ; les uns comprennent davantage, mais tous sont contents. Cela vaut naturellement aussi pour les saints eux-mêmes ; et ici il apparaît que les natures déjà sont de différentes tailles. « Gratia supponit naturam » (La grâce suppose la nature) : la sentence est valable jusque dans la plus haute béatitude. La petite Thérèse n'est pas saint Paul, mais de ce que Dieu lui avait donné, elle a fait le maximum qu'elle a pu, c'est en cela que réside la grandeur de sa sainteté (NB 3,85).

 

77. Dans le purgatoire, la personnalité est refondue (NB 3,286).

 

78. La procédure de purification

Ceux qui se sont détournés, ceux qui ne veulent pas encore accueillir l'amour du Seigneur, le Fils doit les confier au Père ici en bas, il doit laisser s'accomplir en eux la procédure du Père.  Les âmes sont enfermées dans cet état. Elles ne souhaitent aucune aide et aucune prière de l'extérieur. Elles ne reconnaissent pas leur faute, elle ne sont pas prêtes à recevoir la pure grâce du pardon comme l'unique moyen de s'en sortir. Elles se targuent de leur propre justice, de leurs principes, de leur vie passée. Elles veulent expier leurs péchés selon un procédé qu'elles comprennent elles-mêmes.  Elles sont ainsi remises à la procédure du Père qui sait bien dans son mystère, comment, pour chaque âme, il a à combiner justice et miséricorde afin de les forcer et de les conduire à l'amour du Fils. A sa justice, il mêle toujours déjà une goutte de l'amour du Fils sans que l'âme le sache et le reconnaisse. Avec le temps, la procédure agira. L'âme commence alors à souffrir en tous ses membres et à ressentir son incapacité à se tirer d'affaire elle-même, elle se voit forcée de renoncer à ses assurances. La cuirasse de morale pharisaïque dont elle s'était entourée lui devient insupportable. Elle comprend qu'elle n'en sortira pas toute seule, qu’elle a besoin d'aide. Elle doit donc demander qu'on intercède pour elle. C'est alors que le Seigneur est libéré, lui qui était lié par son refus. C'est alors que sa prière pour l'âme devient efficace. Et elle qui jusqu'alors était prise dans les glaces se met en mouvement, aspire à l'amour, se dirige vers la sortie du purgatoire. C'est pendant que le pécheur désire l'amour et la pureté de manière toujours plus pressante qu'il se repent toujours plus de son péché, qu'il laisse la prière du Seigneur et de l’Église devenir en lui toujours plus efficace,  c'est alors que le changement décisif s'accomplit en lui. Dans la mesure où il reconnaît la gravité du péché, où il commence à voir l'étendue du monde du péché et de sa malice, il oublie les limites qui séparent sa propre faute de celle des autres. Il ne voit plus qu'une chose : l'offense infinie faite à Dieu par chaque péché. Il ne la reconnaît pas directement dans les autres (dans le purgatoire, on ne voit pas les autres), mais en jetant un regard en arrière sur son état, comment il était dans la vie et comment il était quand il est entré dans le lieu de la purification. C'est dans ce tableau de désolation qu'il reconnaît la nature du péché d'une manière générale. Il ne lui importe plus alors de savoir si lui-même ou un autre a commis le péché; il n'a donc plus non plus le souci de sa purification et de sa rédemption personnelles, il ne calcule plus le temps pour ainsi dire qu'il doit encore passer ici. Il est tellement possédé par la pensée de l'expiation et de l'aide à apporter aux autres qu'il serait prêt maintenant à rester avec joie dans le feu jusqu'à la fin du monde si seulement Dieu en était moins offensé. Tout le poids passe du moi à l'amour de Dieu et, par l'amour de Dieu, à l'amour du prochain. L'âme ne veut plus atteindre de buts personnels, elle ne veut plus être qu'un instrument de l'amour. A l'instant où cette pensée la remplit, elle est sauvée. Il lui est permis de prier avec le Seigneur et avec l’Église, sa prière commence à être efficace dans la communion des saints, et ceci est l'absolution définitive avec laquelle elle entre au ciel. Le purgatoire, c'est le moi ; le ciel, c'est les autres. Le passage se fait dans l'amour du Seigneur. L'ordre de l'amour dans le monde et dans le purgatoire est comme inversé : sur terre, le grand commandement du Seigneur est de nous aimer les uns les autres ; par l'amour du prochain, l'amour de Dieu est garanti et établi toujours plus solidement, le chemin décisif vers Dieu passe par l'amour du prochain. Dans le purgatoire, c'est inversé : le pécheur reconnaît d'abord l'offense faite à Dieu dont il est responsable, il arrive à l'amour du Christ et, à partir de cet amour, l'amour des hommes s'ouvre pour lui. A l'instant où il voit que l'amour du Seigneur est eucharistie, c'est-à-dire partage infini avec les frères, il est sauvé : il passe de l'état de confession dans le purgatoire à celui de communion qui est le ciel (NB 3,96-97).


 

79. L'obscurité de l'état de purification

On peut établir une limite entre le purgatoire et le ciel. Le purgatoire doit venir à bout de l'absence d'amour ; c'est pourquoi, au début, de rigoureuses limites sont tracées entre le purgatoire et le ciel. Mais plus l'amour s'impose lors de la purification, plus imprécises se font les limites : la lumière du ciel rayonne d'avance dans l'obscurité de l'état de purification (NB 6,64).

 

80. Le feu purifiera l’homme

« Lui-même sera sauvé, mais comme à travers le feu » (1 Co 3,15). Le feu purifiera l'homme pour qu'il aille vers la croix, c'est par la croix qu'il pourra être sauvé, mais avec le dommage qu'il aura subi. Ceux qui ici-bas n'ont rien voulu faire de chrétien seront tout d'abord totalement occupés à s'habituer aux "usages" du ciel (NB 6,323).

 

81. Amour et purification sont liés

Le Fils endure ses souffrances pour le péché. Le temps de sa Passion se trouve entre l'institution de l'eucharistie et celui de la confession : elles sont les signes de la souffrance qui vient et de la souffrance subie, elles sont les signes que le Seigneur donne aux siens pour le salut desquels il était prêt à souffrir. Ce sont des signes du salut, efficaces, qui invitent les hommes à participer à l'œuvre de leur rédemption par la réception des sacrements en recevant avec amour le corps du Seigneur et en se laissant purifier par lui dans la confession. L'amour et la purification sont liés indissolublement au salut par la croix. Mais la même unité indissoluble, également par la croix, existe aussi au purgatoire. Tous les sacrements reçus ici-bas, par leur dessein et leur contenu, renvoient d'avance au purgatoire. Dès ici-bas les sacrements montrent que le Seigneur s'occupe des hommes depuis toujours, il en fait ses frères pour les conduire au Père où, dans la liberté de l'amour, il n'y a plus ni commandement ni interdiction. Celui qui fait pénitence dans le purgatoire est définitivement conscient de la victoire du Seigneur sur le serpent (NB 6,337-338).

 

7. Le châtiment

 

82. Le châtiment et la souffrance du Seigneur

Dans le purgatoire, je perçois de plus en plus clairement que la forme des châtiments que le Seigneur m'impose découle directement de sa souffrance. De le comprendre rend le tout encore plus pénible. Mais ce qui est mauvais se déplace de moi en lui. Quand je perçois que son châtiment c'est sa souffrance, je ne suis plus loin de la conversion. Nous disons de quelqu'un : Qu'est-ce qu'il a dû souffrir pour qu’il soit devenu si amer ! Pour le Seigneur il s'agit d'autre chose : Qu'est-ce qu'il a dû souffrir pour pouvoir administrer de tels châtiments ! Mais quand je suis en mesure de penser cela, je commence déjà à me tourner vers sa souffrance et je ne suis plus occupé exclusivement de mon châtiment. Je vois le rapport en fonction du péché qui est en moi ; le Seigneur s'occupe de ce péché en le châtiant mais, pour ce péché, il a souffert lui-même le pire. Je vois aussi les rapports directs : ce châtiment précis correspond à tel de mes péchés, mais à ce péché correspond aussi ce qu'il a supporté pour lui. Ici la rencontre de sa souffrance et de mon péché devient parfaitement claire. Cela ne veut pas dire que je souffre ce que le Seigneur a souffert, et pourtant, dans l'angoisse du purgatoire, le Seigneur me donne quelque chose qui à la longue me rend capable de mieux comprendre sa souffrance. Par grâce, il mêle à notre angoisse de pécheur quelque chose qui est un début de compréhension de son angoisse. Je ne chercherais pas le Seigneur s'il ne m'avait pas trouvé, et justement dans cette angoisse. D'autre part les mérites qui me conduisent à être gracié supposent que depuis toujours j'ai été rattrapé et saisi par la grâce. Le châtiment est ce que j'ai mérité, l'angoisse est un acompte de grâce, la reconnaissance de la souffrance du Seigneur serait la grâce entière qui dépasse tous les mérites en les incluant (NB 6,363-364).

 

83. Le châtiment et l’amour

Quand il est donné à un chrétien ici-bas de vivre avec le Seigneur quelque chose de sa souffrance, durant les jours saints par exemple, il a une certaine conscience que la fête de Pâques approche ; ou bien il voit, au moins d'une certaine manière, le rapport de sa souffrance avec celle du Seigneur. Dans le purgatoire, il n'en est pas question. La souffrance a maintenant le caractère d'un pur châtiment et elle est vécue dans un isolement complet. Ici-bas je vois un certain rapport entre ma souffrance et les autres humains, les autres chrétiens ; si je sens ce que ma souffrance a d'insuffisant, je peux espérer que le Seigneur a d'autres personnes qui souffrent mieux que moi. Cela peut être une expression de l'amour, mais cela pourrait aussi être un signe que je ne prends pas les choses assez au sérieux, que je rejette sur les autres une part de ma responsabilité. Dans le purgatoire par contre, tout le reste est masqué : il n'y a là que le Seigneur tout entier qui châtie avec son châtiment entier et exige l'amour tout entier. Comme s'il n'avait rien d'autre à faire que de me vaincre et d'en finir avec moi. Ce qui veut dire : me tenir là où il me touche le plus sûrement avec son châtiment (NB 6,363).

 

84. S'exposer aussi bien à l'amour qu'au châtiment

A un certain moment dans le purgatoire, je sens aussi bien l'amour de Dieu que son châtiment. Les deux doivent avoir leur point de départ dans le Seigneur au même point d'unité qui m'est pour le moment inaccessible. Comme je suis objet, je dois, en étant mis à contribution, garder la qualité d'objet. Mais maintenant on exige de moi que je prie. La prière cependant est dans le Seigneur, en ce point d'unité qui m'est inaccessible. C'est vers cela que je dois me diriger en priant avec lui. C'est ainsi que je m'approche en tâtonnant du point où l'amour et le châtiment ne font qu'un. Ce qui m'est incompréhensible en moi-même, je dois le laisser être compris en Dieu (sans comprendre). Par moi-même, je dois m'exposer aussi bien à l'amour qu'au châtiment, dans une obéissance qui me semble absurde dans son indifférence. Que je doive prier montre avant tout que cela ne dépend pas de moi mais de Dieu. C'est une grâce et il n'est donc pas du tout nécessaire que j'y comprenne quelque chose (NB 6,371).

 

85. Les mélanges d’amour et de châtiment

Les mélanges d'amour et de châtiment, de joie et de confusion, dans la confession aussi bien qu'au purgatoire, montrent aussi que, dans le Seigneur, la croix n'a pas tué la joie, qu'en revenant de la croix et du monde d'en bas, il reste dans la décision joyeuse de ramener au Père son monde (NB 6,356).

 

86. La correction, c’est de l’amour

En Dieu, toute correction, c'est de l'amour ; quand Dieu châtie le pécheur, c'est une manière de s'approcher de lui. Dans le purgatoire, l'amour de Dieu sera si grand qu'il ira par les chemins les plus courts et qu'il ne se laissera plus arrêter, comme ici-bas, par aucune "considération" ( NB 6, 494).

 

87. Dieu montre son amour quand il châtie

La simultanéité de l'amour et du châtiment est tout à fait troublante. Car c'est justement l'amour qu'on témoigne au pécheur qu'il ressent comme un châtiment. Mais c'est sans doute un signe de la magnanimité divine que Dieu montre aussi son amour quand il châtie. Ce n'est pourtant pas un soulagement, cela remplit de confusion. C'est le facteur sanction qui prédomine. Est-ce que cela montre que le péché en moi est plus grand que l'amour ? Ou bien a-t-on le droit de cesser de ressentir ce contraste comme tel ? Est-ce que ces deux aspects qui sont deux en moi ne font qu'un dans le Seigneur ? Exerce-t--il vis-à-vis du Père une obéissance telle qu'il peut en quelque sorte faire les deux en même temps parce que le Père regarde ? Est-ce que les deux lui sont tellement imposés par le Père qu'il n'est plus que passage pour la volonté du Père ? Peut-être que pour le Fils il n'y a que l'obéissance qui a du poids, et quand il aime dans l'obéissance il doit châtier, quand il châtie dans l'obéissance il doit aimer ? Ou bien est-ce qu'une nette séparation des deux serait maintenant plus facile aussi pour lui ? Parfois on pense que le châtiment est exécuté objectivement pour qu'ensuite l'amour ait toute la place. Mais on n'est pas sûr (NB 6,355).

 

88. C’est par le châtiment que l’homme se rend compte de la non-valeur de sa construction

« Si l'œuvre est consumée, l'homme subira un dommage » (1 Co 3,15). L’homme ne peut pas se maintenir ; il doit lâcher ce que jusque là il considérait comme sien. Le dommage qu'il subit sera visible dans son œuvre : il doit reconnaître partout la distance entre une œuvre qui tient bon et la sienne. Dans ce brasier, on ne peut rien sauver en le camouflant. La connaissance pénètre tous les recoins, mais il est pénible de le reconnaître, car le fondement n'est pas à la disposition de l’homme pour une nouvelle construction ; c'est par le dommage, par le châtiment, qu'il se rend compte (NB 6,323).

 

89. Par le châtiment comprendre le péché

Pour le châtiment, il s'agit de ceci : que je parvienne par le châtiment à comprendre le péché, non l'inverse. Ma réaction primaire quand je comprends le péché n'est pas d'appeler le châtiment (comme peut-être ici-bas). Le châtiment est d'abord inconvenant pour ma sensibilité ; je dois apprendre à m'y faire. C'est en partant de l'inconvenance du châtiment que je reconnais l'inconvenance du péché. Ce que j'endure est accompagné d'une sorte de prière qui me prépare à comprendre. Elle n'ouvre pas maintenant à Dieu, mais au péché. Originellement, le châtiment a le caractère d'une éducation (NB 6,366).

 

90. Le sentiment qu’on a besoin d’un châtiment pour ses péchés

L'homme qui arrive au purgatoire peut s'imaginer qu'il a besoin d'un châtiment pour ses péchés. S'il voit le châtiment comme une exigence de justice, il pense à une procédure dont il est avant tout l'objet : elle est faite sur lui. Mais parce que le purgatoire est un acte d'amour du Seigneur, le pénitent est considéré depuis toujours comme quelqu'un qui est aimé et c'est pourquoi aussi il est considéré comme quelqu'un qui aime. Si on dit à un enfant : "Ne saute pas", qu'il saute quand même et qu'il se fait mal, on lui dira : "C'est bien fait pour toi". Dans ce cas il est difficile de dire dans quelle mesure l'enfant est complice de sa chute. "On m'a fait tomber" : ce "on" est une composante de la justice ; sa mère l'avait averti : ce n'est pas elle qui l'a poussé. La mère aime son enfant, mais elle voit quand même cette désobéissance avec le sentiment de ne pas y être pour grand-chose. Le Seigneur aime l'homme qui doit expier, mais il ne lui est jamais intérieurement indifférent ; faire se dérouler le juste châtiment exige cependant de lui une grande patience d'amour : pour le Père, à qui il a promis de sauver les hommes, pour l'homme qu'il doit amener par l'intérieur à comprendre et à se purifier. Son amour doit arriver à ses fins au sein de la justice du Père (NB 6,341-342).

 

91. Enfreindre le commandement, c’est s’exposer au châtiment

Dans le purgatoire, le Seigneur s'occupe ainsi de moi "avant" que je m'en aperçoive ; et cet "avant" montre qu'il a une autre mesure que moi de la durée. Quand Adam et Ève commirent leur péché, ils contractèrent un lien avec le serpent. Quand par la suite Dieu les rencontra à nouveau, ils avaient entre-temps enfreint les ordres de Dieu. Pour celui qui connaît Dieu vraiment, pour le Fils, il n'est aucunement besoin d'une interdiction particulière pour savoir que manger du fruit n'est pas dans la volonté du Père. Pour Adam, Dieu a lancé une interdiction, lui et Ève se trouvent entre cette interdiction et le serpent, et comme ils prennent le parti du serpent, Dieu renvoie à son interdiction en les châtiant. Dans l’ancienne Alliance, Dieu renvoie aux commandements et aux interdictions pour annoncer au pécheur son châtiment (NB 6,337).

 

92. Comprendre que le châtiment est mérité

Dans le purgatoire, il y a aussi une connaissance qui s'approfondit. Peu à peu je vois que mon péché est beaucoup plus grand que je ne le pensais tout d'abord. Le châtiment aussi est donc beaucoup plus amer. Avec le sentiment du péché s'accroît aussi la juste estimation du châtiment. Au début, on se dit : "Si j'avais su que le châtiment était si grand, j'aurais quand même fait autre chose". Plus grandit le sentiment que j'ai de ma faute, plus je sais que le châtiment est mérité, tellement mérité qu'au fond j'en aurais mérité encore beaucoup plus. Et à l'instant où j'appelle ce "plus", la fin du purgatoire est proche. Les développements et les évolutions dans la relation entre vouloir et ne pas vouloir sont multiples. Mais ce qu'ils ont tous en commun, c'est qu'ils ne sont pas à ma disposition, ils me disposent à obéir au Seigneur. Au total, je suis un objet qui doit se laisser faire (NB 6,351-352).

 

93. Le pécheur n’échappera pas au châtiment

Le châtiment empêche le pécheur de faire demi-tour ; au sein de son impréparation, le châtiment favorise sa conviction plus profonde qu'il n'échappera pas à la préparation. Il crée une sorte de préparation artificielle qui doit un jour se changer en une préparation spontanée. Le châtiment prépare un tapis roulant sur lequel le pécheur s'engage dans le dessein de fuir, mais en sachant qu'à la longue il ne pourra rien faire contre le mouvement du tapis. Ou bien c'est comme un jeu amoureux : l'homme ne tient pas compte du refus de sa femme parce qu'il sait que sa femme consentira quand même au plus profond d'elle-même. De même le Seigneur sait aussi que l'âme arrivera au oui ; cela sera très pénible à l’âme, mais il saisit le oui comme ce à quoi il a droit et qu'il provoquera par son travail dès les tout débuts (NB 6,361-362).

 

94. Caractère absolu de ce qui est exigé

Aussi bien l'exigence que le châtiment, avec leur caractère inébranlable, ont leur preuve en eux-mêmes. Je dois le reconnaître bien que personnellement je ne sois pas en mesure de la comprendre. Ici-bas une exigence du Seigneur, même si elle est dure, est reconnaissable comme telle par la grâce du discernement des esprits. Au purgatoire, la foi en tant que grâce qui m'est offerte, on n'en parle plus, je ne peux pas agir avec elle ; toute l'évidence réside dans le caractère absolu avec lequel on exige de moi et on me châtie. On doit se soumettre à cette fermeté (NB 6,366).

 

95. Un châtiment particulier pour chaque péché

Il y a dans le purgatoire un châtiment particulier pour chaque péché. Les gens sont ainsi réunis en catégories sous des points de vue très différents. Les classements se recoupent, et le tout est comme un espace pluridimensionnel. Tous les avares ont leur châtiment, tous les voluptueux, tous les colériques ont le leur, etc. Celui qui a part à plusieurs péchés participe également aux châtiments correspondants (NB 8, n. 1040).

 

96. Le châtiment nous libère pour la prière

La prière, qui joue un rôle dans l'exigence et le châtiment, n'est pas quelque chose dont je suis capable tout d’abord. La prière est en dehors de moi. Je sais que l'attitude du Fils était toujours une attitude de prière devant le Père. A partir de là je commence à comprendre que derrière la fermeté de l'exigence et du châtiment se cache la fermeté de sa prière. Je fais ainsi l'expérience de sa présence avec une force que je n'ai jamais connue ici-bas. Le châtiment m'aide à comprendre et à embrasser la prière. Si nous n'avions pas péché, la prière suffirait à nous ouvrir tous les chemins. "Frappez (à la porte) !" Mais parce que nous avons péché, il est maintenant trop tard pour frapper (à la porte) et ce n'est que le châtiment qui doit rendre à la prière la force de frapper (à la porte). Le châtiment nous libère pour la prière (NB 6,366-367).


 

8. Le feu


 

97. Le feu de Dieu, signe de sa transcendance

C'est quand Dieu doit montrer à l'homme sa transcendance qu'apparaît son feu. Non que Dieu l'aurait gardé secrètement auprès de lui en réserve pour le cas où l'homme se détournerait de lui. Il le produit quand il en a besoin (NB 6,315).

 

98. L’épée de feu

Le chérubin à l'épée de feu gardera le paradis : il est l'instrument et l'apparition du châtiment de Dieu. Les relations de l'homme avec Dieu le Père sont suspendues ; les anges servent de médiateurs, plus tard ce sera le Fils, puis l'Esprit Saint qui parlera aussi bien dans le Fils que par les anges. Dieu lui-même chasse les hommes du paradis, il les met à distance, mais il place aussi l'ange pour garder la distance afin que les hommes ne s'éloignent pas toujours plus de Dieu. L'ange porte les armes de Dieu - l'épée et le feu - ce qui coupe et ce qui brûle. Il coupe, mais de telle manière que les hommes ne puissent pas évaluer la distance qui les sépare de Dieu. Ni maintenant qu'ils sont séparés, ni plus tard quand ils seront réunis par le Fils, Dieu ne veut que l'homme puisse évaluer la distance qui le sépare de Dieu et ce qu'il faudrait pour qu’il revienne à lui. La limite qui a été établie est de feu : elle le restera à l'avenir, seules les significations du feu vont changer (NB 6,315-316).

 

99. Le feu du jugement

Je ne suis pas examiné par le feu sans posséder le fondement du Christ, ce fondement est donné comme un contrepoids au feu. Cela veut dire pour moi qu'en construisant je dois me tenir à l'amour du Seigneur, je dois donc juger les œuvres selon la grâce et non l'inverse. C'est pourquoi aussi, en passant dans le feu de son jugement, il m'est permis de regarder l'amour (NB 6,321).

 

100. Toute œuvre doit passer par l’épreuve du feu

Ce sont les matériaux avec lesquels nous construisons - du solide ou du fragile - qui indiquent si nous construisons selon le Seigneur ou non. Ce n'est pas notre appréciation des matériaux qui est décisif, c'est notre obéissance au fondement. Vivre veut dire être un bâtisseur, mourir veut dire cesser de bâtir et, en tant que bâtisseurs, nous ne savons jamais quand notre construction est terminée. Si en construisant nous tenons compte du fondement, la construction peut être arrêtée à toute heure ; ce n'est pas la quantité des constructions qui est décisive mais l'attitude du bâtisseur, et c'est cette attitude qui sera soumise à l'épreuve par le feu du Seigneur. Toute œuvre, qu'elle soit bonne ou mauvaise, doit passer par l'épreuve du feu, elle doit être testée face à l'amour du Seigneur. Au début et à la fin de notre œuvre se trouve la même objectivité du Seigneur, et nous ne pouvons y échapper. Que le feu arrive, nous le savons aussi sûrement que le Seigneur est venu. Se préparer au feu qui arrive veut dire se conformer au fondement qui a été posé. Si je me conforme au Seigneur, le Seigneur n'a pas besoin de me redresser. Le jugement du feu qui vient portera surtout sur le point de savoir quel est le fondement de ma construction (NB 6,320-321).

 

101. C’est Dieu qui gère le feu

Quand l'âme a compris que c'est Dieu qui gère le feu, elle consent à ce que soit rassemblé tout ce qui en elle doit être brûlé. Elle se laisse explorer partout par la main de Dieu, jusque dans ses recoins les plus secrets. Elle n'en ressent ni joie ni honte ; à ce moment-là, ce qui domine, c'est l'objectivité infinie de la main qui vérifie, qui examine ce qui est concerné par le feu. La procédure est aussi objective qu'une clôture de compte. Ou bien comme lorsque quelqu'un fait sa valise et réfléchit : il faut encore prendre ceci et encore ceci et encore cela. L'âme n'est pas du tout en mesure de juger ce dont la main a besoin, il n'y a que la main qui le sait. L'âme est comme une spectatrice lors d'une démonstration : celle-ci n'a rien de théâtral bien sûr, elle a plutôt quelque chose de scientifique. L'âme est une "marchandise" dont on vérifie l'authenticité et la solidité. Pour elle, c'est la conséquence d'une autorisation qu'elle a en quelque sorte donnée à la main, la conséquence d'une certaine obéissance à laquelle elle a consenti. D'elle-même, on ne tient pas compte durant la procédure (NB 6,382).

 

102. La flamme de la purification

La flamme est symbole de la pureté, de l'élan vers Dieu, de la foi, de la vérité, elle est en outre la flamme de la purification, du purgatoire. Et de plus : feu éternel de l'enfer. Dieu requiert de nous que nous nous détournions de l'enfer, que nous lui laissions le purgatoire et que nous tâchions de brûler comme sa flamme (NB 4,366).


 

103. Le feu brûle mais ne consume pas

La confession et le purgatoire sont offerts au pécheur, mais celui-ci veut y entrer avec ses propres mesures. Le feu brûle mais ne consume pas, Moïse en conclut : il ne va pas non plus me consumer. Il y a la possibilité de s'approcher de la pureté de Dieu et de garder alors le contrôle jusqu'à un certain point, ne pas permettre que soit dirigé le moi auquel on tient. Mais ici Dieu crie : "Halte !" Le buisson est une créature de Dieu et Dieu peut y habiter ; le pécheur en tant que tel n'est pas sa créature : Dieu devrait le consumer. En tout cas, il doit brûler totalement son repli sur lui-même (NB 6,318).

 

104. Le feu de Dieu, un chemin vers Dieu

Les holocaustes de l’ancienne Alliance sont des manières pour l'homme de s'approcher du feu de Dieu. Quand, pour offrir un sacrifice, les hommes se servent du feu que Dieu leur offre et quand ils reconnaissent que le feu est pour Dieu une manière d'apparaître, ils prennent sur eux quelque chose du châtiment qu'ils méritent et ils s'avancent sur un chemin de pénitence vers la justice divine. C’est depuis le péché seulement que le feu est devenu un chemin vers Dieu, qu'il garde ce signe positif qui est marqué en même temps par la négativité du péché (NB 6,319).

 

105. Une flamme qui brûle et indique le chemin

Le Fils institue la confession après le samedi saint ; pour les vivants, elle est la confession de l'amour sur l'arrière-plan de la justice du Père ; pour les morts dans le monde d'en bas, elle est une flamme qui brûle mais ne consume pas, qui attire, mais qui en même temps indique le chemin. Ce sera la vérité néotestamentaire de ce dont Moïse a fait l'expérience. Pour les morts aussi, ce feu qui attire et repousse sera incompréhensible. Ils ne voudront pas non plus le comprendre, ils voudront d'abord s'obstiner dans leurs propres limites, et toutes les idées qu'ils se sont faites dans leur vie de pécheurs ou aussi de justes, ils voudront les utiliser pour se disputer avec Dieu comme Moïse en face du feu (NB 316-317).

 

106. Ce qui dans notre vie n’est pas conforme à la grâce doit être évacué par le feu

« Le jour du Seigneur fera connaître la qualité de l’œuvre » (1 Co 3,13). Non pas le jour où, à notre mort, nous irons vers le Seigneur, mais le jour où le Seigneur viendra. Le centre de gravité du jour se trouve en lui et cela parce qu'il est mort pour nous, parce que son feu est le fruit de son samedi saint. Ce jour montrera si notre construction peut être reconnue par lui, c'est-à-dire si dans nos œuvres sa grâce est visible. Il pourrait se faire qu'au jour du Seigneur une vie chrétienne extérieure s'avère n'être pas du tout une vie intérieure, que le Seigneur ne puisse pas y reconnaître son Esprit. Ce qui dans notre vie n’est pas conforme à la grâce doit être évacué par le feu (NB 6,321).

 

107. Le feu éprouve la qualité de l’œuvre

Le feu éprouve, il brûle sans consumer. Il met sous les yeux de l'homme la qualité de son œuvre : est-ce une œuvre qui provient de la foi ? Est-elle oui ou non déterminée par le Seigneur ? Ce n'est que la manière dont l’œuvre réagit dans le feu qui révélera à l'homme sa vie, son œuvre et tout ce qu'il y a mis. Tout ce qui a été fait est définitif, on ne peut plus rien corriger. Dans le feu du jugement après la mort, le feu s'empare de l’œuvre de l’homme ; lui-même n'est plus que témoin (NB 6,322).

 

108. Le feu révèle la valeur de notre vie

C'est dans le feu que se révèle la valeur de l’œuvre (de notre vie). Elle est devant le feu comme quelque chose de terminé. Elle se trouve devant le regard éprouvant du feu. L'homme doit livrer son œuvre à une tout autre évaluation et s'y adapter. Son œuvre est là comme celle d'un étranger. Le côté intérieur de l'œuvre également, ce que l'homme y a investi d'amour se trouve attaché à son œuvre de manière inséparable. C’est l'amour authentique qui fait la solidité de l’œuvre (NB 6,322).

 

109. Il y a en moi de la matière qui doit être brûlée

A l'instant où le châtiment apparaît si fort que je n'y vois plus rien, sa brûlure se fait particulièrement sensible. Je suis vidé de tout pour ne plus faire que brûler. C’est un feu qui peut ne pas avoir de fin parce qu'il sort de l'être éternel. Il n'est pas possible de prévoir tout ce qui en moi sera consumé ; je sens seulement qu'il y a là bien de la matière à brûler. Et en brûlant, je sais une fois de plus que le feu de Dieu est authentique. Je sais aussi que je suis concerné par lui, moi en tant qu'étant cet être précis, en tant que détenteur de cette matière qui doit être brûlée (NB 6,371).

 

110. Mon moi est anéanti dans le feu

Pendant que je brûle dans le purgatoire, Dieu m'offre la promesse. Par là, toute indifférence est dépassée, car je comprends maintenant que, dans la grâce, rien d'autre n'apparaît que l'amour personnel de Dieu pour moi. Mon moi, anéanti dans le feu, m'est rendu par Dieu comme un nouveau moi en Dieu (NB 6,371).

 

111. Le feu doit saisir l’âme

Quand quelqu'un aime beaucoup Dieu, il cherche à tout faire pour lui : sa prière, ses occupations, son attitude habituelle. Il cherche à donner à toutes choses la profondeur que Dieu demande ; il connaît la qualité de ce que Dieu apprécie. Ici, dans le feu, le Fils montre maintenant qu'il sait exactement ce que le Père apprécie et que son amour - celui du Fils - n'a de valeur que dans la mesure où il correspond à celui du Père. Ainsi le feu doit saisir l'âme comme l'amour pour le Père a conduit le Fils à la souffrance, il doit la plonger dans la totalité de la souffrance du Fils pour qu'elle puisse aussi refléter la totalité de son amour pour le Père. La totalité de la souffrance, le Fils la connaît par son humanité et, dans le purgatoire, il s'unit pour ainsi dire tellement à celui qu'il est en train de purifier qu'il vérifie comme de l'intérieur la qualité du feu. Il aime son prochain comme lui-même. D'où ce déplacement : dès le début, il est là où je suis (NB 6,385-386).

 

112. Le feu et la honte

Le feu est au fond l'envahissement d'une honte toujours plus profonde. Ce qu'on va chercher en moi, ce péché, c'est cela tout simplement qui me couvre de honte. Je m'épouvante avec Dieu de ce péché. Mais plus cela dure, plus l'horreur me pénètre. Peu à peu je deviens moi-même l'objet qu'on jette dans le feu (NB 6,382).

 

113. Un feu qui consume tout ce que le Seigneur ne peut pas supporter en moi

Il faut parler du feu de plusieurs points de vue : du point de vue de la puissance qui le gère et qui peut l'allumer, du point de vue de la matière qui doit y entrer du point de vue de la conscience que je suis moi-même cette matière et que je suis exposé nu et sans défense à ce feu consumant. Et finalement du point de vue de la brûlure et de la douleur provoquées par le feu : il est allumé et il consume lentement et continuellement en moi tout ce que le Seigneur ne veut pas supporter en moi plus longtemps. Ne peut rester que ce qui tient sous son regard, uniquement ce qu'il peut présenter au Père : ma nature créée et le fait qu'il habite en moi (NB 6,382).

 

114. Le feu de Dieu consume en moi tout ce qui appartient à l’enfer

Le serpent est une expression du péché. Il mord. Tout péché mord. Car tout péché nous donne de la peine, du souci, il nous torture et nous savons d'emblée, quand nous péchons volontairement, que nous aurons à le payer. Mais à vrai dire, non parce que Dieu va nous châtier, mais réellement parce que tout péché est venimeux, parce que le serpent mord. Que le serpent doive mordre, c'est au fond la revanche de Dieu sur lui. Il lui donne l'existence, mais il lui donne de mordre. Et les hommes aussi doivent faire l'expérience de cette morsure quand ils pèchent. Ils ne doivent pas seulement être attirés par le péché, mais aussi être repoussés par lui. Ils ne doivent pas seulement craindre le châtiment de Dieu, mais dans l'acte même du péché éprouver du dégoût pour le poison du péché. Que le feu aussi morde, c'est le pendant de la morsure du serpent. Mais le feu n'est pas la morsure du poison, c'est celle de l'amour. Le feu ne plante pas le péché, il le déracine. En enfer, le pur feu du serpent n'aurait pas le contrepoison du feu de Dieu. Dans le purgatoire, c'est le feu de Dieu qui consume en moi tout ce qui appartient à l'enfer, ce qui mord est jeté dans les flammes du serpent (NB 6,383).

 

115. Le feu de l’amour et de la souffrance

Le feu que le Seigneur apporte et allume pour qu'il consume, c'est le feu divin. Il provient de ce qui en Dieu est toujours jaillissant. Il est comme l'étincelle sous le sabot du cheval : feu de contact, feu de l'action, mais feu aussi qui est toujours présent et dont nous faisons l'expérience si nous aussi nous sommes auprès de Dieu. Que nous soyons là n'apporte rien au feu, il est déjà là en soi ; qu'il soit là pour nous ne le change pas. C'est le feu de l'amour et le feu de la souffrance. En tant que feu de l'amour, il est une caractéristique de ce que le Père est pour le Fils, de ce que chaque personne en Dieu est pour l'autre. En tant que feu de la souffrance, il est la caractéristique de Dieu Trinité qui ne supporte rien de ce qui n'est pas pur et le consume. Et le Fils, en tant que porteur de tout péché et de toute impureté, se donne au Père par amour pour être consommé par ce feu divin. Il souffre sous ce feu, et une expression de cette souffrance, qui est en même temps amour, réside dans son abandon. Dans son cri d'abandon sur la croix, il se laisse consumer par le feu du Père. C'est ainsi qu'il alimente passivement le feu (NB 6,383).

 

116. Brûler avec le Seigneur dans son feu

Dans le purgatoire, le Fils fait de nous l'aliment du feu qui consume. Quand le feu commence à bien brûler, il n'y a pas de différence entre le feu du Seigneur et lui-même. Il nous fait participer à son feu dans lequel il a brûlé et brûle lui-même. En lâchant sur nous ce feu, il s'y précipite lui-même le premier. A l'instant où je comprends cela, je suis sauvé. Je ne le comprends pas tout de suite. Au début, je suis comme enfermé dans ma souffrance et je pense m'y éloigner du Seigneur. Le Seigneur n'est pour moi tout d'abord que celui qui gère le feu. A la fin, je brûle avec lui dans son feu (NB 6,384).

 

117. Un feu qui bouleverse l’âme

Le feu est un vrai feu ; pour l'expérience qu'on fait en lui, on ne peut trouver aucun autre terme que brûler, mais sans imaginer un bûcher sur lequel on se trouverait. On sent qu'il attaque, qu'il embrase, qu'il consume. Il bouleverse l'âme, il "jaillit" aussi et il produit les figures les plus étranges comme un feu dans la cheminée. Et comme après un grand incendie, il reste peut-être des choses dont on ne savait pas qu'elles étaient incombustibles. D'autres choses attisent les flammes et brûlent d'une manière prodigieuse, d'autres encore ne servent qu'à entretenir le feu et brûlent plus lentement. Tout cela, on ne le savait pas (NB 6,385).

 

118. Un feu qui a pour but l’amour

Le purgatoire, c’est la vie avec ses péchés, c’est comprendre que le péché était présent dans toute la vie. A côté de cela, constamment le tableau du Christ et de sa souffrance. La confrontation des deux forme le feu. Dès le début, le feu est donné avec comme but de conduire l’âme à la prière. Quand, à la fin du feu, l’âme “fait irruption” dans la prière parce qu’elle ne peut plus faire autrement, le pardon de Dieu aussi est là, les bras de Dieu sont ouverts. C’est un feu qui, dès le début, a pour but l’amour (NB 8, n. 584).

 

119. Ce qui est au Seigneur ne peut pas brûler

« Si son œuvre tient bon, il recevra sa récompense » (1 Co 3,14). Si l'homme avait une foi authentique et s'il s'est senti constamment engagé vis-à-vis du fondement, l'esprit et la force du Seigneur resteront visibles en chaque partie de cette construction (sa vie). Ce qui est au Seigneur ne peut pas brûler. Et l'homme est récompensé et la récompense, c'est le Seigneur lui-même (NB 6,322).

 

120. Plus le feu brûle, plus je ne suis plus que soumission

Quand on a fini de brûler, il y a comme une faiblesse, une sorte de défaillance : ce sont les adieux définitifs à soi-même. On doit s'habituer au vêtement que le Seigneur nous a façonné, ce vêtement assumera notre faiblesse pour nous donner de la force, la force de Dieu. Mais il faut d'abord qu'on fasse à fond l'expérience de sa propre faiblesse pour être emporté dans la force. Et plus le feu brûle, plus je ne suis plus que soumission. Je ne voudrais à aucun prix faire quelque chose qui me priverait de cette compréhension et de cet amour que le Seigneur brûle de me donner. Je suis tellement pris par le feu que toute résistance se dissout (NB 6,384-385).

 

121. On essaie de tout mettre au service du feu

Dans le purgatoire, on sent bien l'amour du Seigneur sans doute, mais on ne se réclame pas maintenant de cet amour parce qu'on essaie de tout mettre au service du feu et de la souffrance et qu'on veut éviter toute espèce de jugement et d'appréciation personnels. Comme le feu, comme en même temps la connaissance de Dieu, cet amour a encore quelque chose d'intransigeant. Et je ne voudrais pas adoucir cette âpreté et cette rigueur par une profession d'amour prématurée. Je pourrais tout au plus signaler moi-même quelque chose et dire : ceci encore devrait aussi être brûlé, comme si cela avait pu échapper au regard de Dieu. Je pourrais le dire par souci d'exactitude, pas du tout parce que je craindrais que Dieu ne le saurait pas (NB 6,385).

 

122. Le feu travaille et s’approche de l’essentiel

La prière est offerte objectivement. Je prie pour ainsi dire avec les autres, mais je suis trop faible pour le faire à haute voix, je m'associe simplement. Je reconnais que le feu lui-même parle avec Dieu. A certains moments, je peux être plongé profondément dans la prière si bien que rien d'autre ne semble plus exister ; c'est une confirmation que le feu travaille comme il faut et s'approche de l'essentiel (NB 6,385).

 

9. La souffrance

 

 

123. De la souffrance à l’amour

Le feu de la souffrance dans lequel le Fils a fait l'expérience du péché, il peut à l'avenir s'en servir à la fois comme feu et comme amour partout où des hommes doivent être purifiés : dans la confession, dans l'eucharistie, et là également où les hommes ne peuvent plus agir eux-mêmes : dans le purgatoire. Il est le feu qu'il est venu jeter sur la terre, mais entre le ciel et la terre il s'est transformé en souffrance. Ce feu lui est donné deux fois : il le reçoit pour le jeter sur la terre, et il le récupère par sa souffrance et par sa mort pour achever en tous les hommes l'œuvre de purification. Il se transforme ou il se laisse transformer par le Père pour mener à bonne fin son unique mission de rédemption par tous ses états : incarnation, passion, mort, résurrection, jugement. C'est par ces transformations que l'amour devient souffrance : il éprouve le feu d'abord en lui-même pour pouvoir ensuite conduire les hommes de la souffrance à l'amour à travers son feu (NB 6,330).

 

124. Par la souffrance apprendre à connaître l’amour de Dieu

Pendant l'opération, l'amour du Seigneur semble inquiétant pour le patient. Il n'est pas à sa place en quelque sorte. Quand une femme est en train d'accoucher, les témoignages d'amour de son mari lui semblent déplacés. Mais l'amour du Seigneur est indispensable pour la naissance au purgatoire, car l'âme doit apprendre par sa souffrance à ne pas s'occuper que d'elle-même, mais au contraire, par la souffrance elle-même, apprendre à connaître l'amour de Dieu. Tous les niveaux de sensation, de vouloir et de compréhension sont utilisés, mais dans un ordre qui n'est connu que de l'Esprit Saint et qui apparaît à l'homme comme un pur désordre. Il est totalement vidé de lui-même, il a l'impression d'être un chaos. Ce n'est que plus tard que reviendra l'ordre, un ordre qui ne correspondra certainement plus à l'ancien et qu'on reconnaîtra désormais comme étant l'ordre juste et divin (NB 6,341).

 

125. Dieu touche le péché par la souffrance

Dans l'état originel, les hommes avaient une volonté, mais elle n'était pas pour eux matière à réflexion. Elle leur était donnée pour nouer une relation vivante et aimante, avant tout avec le Créateur qu'ils ressentaient comme bienveillant pour les humains. Ils étaient des êtres ayant des relations et ils se comprenaient eux-mêmes dans ces relations. Puis arrive le péché : réflexion de l'homme sur lui-même et, en même temps, attachement à son péché. En aimant son chez-soi, il aime son péché. Dieu punit et il veut ainsi toucher le péché, mais il ne le touche que par la souffrance de l'homme. Le châtiment seul ne délivre pas encore l'homme de son péché. Il souffre certes, et son non à la souffrance est absolu, mais son non au péché reste tiède même si la foi lui dit : "C'est pour toi que Dieu est entré dans la souffrance". Et souvent il est enclin à voir dans le péché un moyen pour échapper à la souffrance. De la sorte, deux cercles se font face, chacun avec sa vérité, avec sa "nécessité" : là la vérité de Dieu qui a souffert du péché pour les pécheurs, ici ma vérité (mais qui est mensonge) : mon refus de me détacher sérieusement du péché (NB 6,359).

 

126. Par la souffrance, connaître son véritable état

Le samedi saint, le Seigneur passe à travers le monde d'en bas ; on le distingue à peine au milieu de la foule de ceux qu'on prépare pour le ciel. De grandes souffrances leur sont imposées dans lesquelles, peu à peu, elles apprennent à connaître leur véritable état, d'une manière tout à fait objective, sans demander pour le moment leur conversion. Autrefois j'ai volé, voilà maintenant la conséquence ; j'ai volé le panier qui était tout à fait en dessous de la pile, tous ceux qui étaient empilés au-dessus me tombent maintenant dessus. Je pensais pouvoir en prendre un seul, et voilà que c'est le tout qui s'écroule. Je voulais seulement enlever la couche d'or, mais voilà que tout le plomb me tombe dessus. Tout cela d'une manière totalement objective, je ne peux que le constater. Peut-être que si j'avais prévu les conséquences, j'aurais laissé tomber l'affaire. Mais justement je n'y ai pas pensé, surtout je n'ai rien voulu en savoir peut-être. Pour passer de la réflexion : "J'aurais dû laisser tomber l'affaire à cause de ses suites douloureuses", à l'autre réflexion : "J'aurais dû m'abstenir par amour pour le Seigneur", il y a un chemin plus ou moins long qui est parcouru par le Seigneur. Au bout de ce chemin, se trouve pour le pécheur en question la conversion à l'amour ; il ne manquait plus que quelques pas pour que le pécheur se convertisse et soit sauvé. Le tout est une mise à l'épreuve de la patience. Il s'agit maintenant des pas qu'on doit faire avec le Seigneur, et non de la satisfaction de la réussite (NB 6,372).

 

127. Le tourment de ce qui n’a pas été compris

Dans le purgatoire il y a le tourment de ce qui n'a pas été compris. Je pensais toujours savoir qui je suis, je m'attribuais une valeur absolue et laissait gracieusement au Seigneur une valeur relative (NB 1/2, 209).

 

128. En arriver à être reconnaissant pour la souffrance

Dans le purgatoire arrive le moment où celui qui souffre est seulement reconnaissant qu'enfin on passe aux choses sérieuses et où il n'y a pas de tiers entre le Seigneur et l'âme (NB 6,507).

 

129. Quand la souffrance s’épanouit en béatitude

Quand les âmes du purgatoire souffrent pour être purifiées, arrive l'instant où elles ne désirent plus de changement, et c'est alors justement l'instant où le changement arrive et où la souffrance s'épanouit en béatitude (NB 6,563).

 

10. La contrainte

 

 

130. La volonté du Seigneur est plus forte que ma volonté

Quand je suis dans le temps du péché, je ne m'échappe de mon état que si le Seigneur a pitié de moi et me conduit là où je ne veux pas aller : il fait que sa direction soit plus forte que ma volonté. Le point où a lieu le passage, c'est la Passion du Seigneur. L'angoisse de se livrer que connaît le pécheur est assumée par l'angoisse que connaît le Seigneur à cause du péché. Au moment où commence à devenir visible un rapport entre l'angoisse du pécheur et l'angoisse du Seigneur, l'angoisse du pécheur disparaît et un oui commence à se faire entendre. Ce oui en tant que tel est "volontaire" tandis que le chemin qui y mène était tout à fait involontaire. Un peu comme pour l'enfant qui boude : il ne cesse de dire non, et il sait bien pourtant qu'en fin de compte c'est son père qui sera le plus fort et qu'il imposera sa volonté. C'est ainsi que le pécheur est bousculé par l'objectivité du Seigneur : il sait dès le début que le Seigneur justement est réellement le Seigneur et qu'au cas où il l'oublierait, le châtiment l'en convaincrait (NB 6,361).

 

131. L’exigence

L'exigence est aussi abrupte que si quelqu'un exigeait de moi de me mettre nu comme un ver. En moi, ça bout : impossible ! En tout purgatoire, à un endroit quelconque du chemin, il y a cet instant. Le début était une escarmouche préliminaire, puis soudain l'ordre se fait entendre. On n'en croit pas ses oreilles. On cherche à traduire, car tel quel, ça ne va absolument pas (NB 6,365).

 

132. Une exigence absolue

Quand, au début du purgatoire, est émise l'exigence d'un entier don de soi, d'une nudité totale devant Dieu, on est tout près de la révolte : quelle indiscrétion ! Qui s'arroge ce droit ? Et pourtant, au même moment, on est obligé de mettre de côté son propre jugement. Car on ne mesure pas la portée de l'exigence. Et on sait que, même si on posait des questions, on ne comprendrait pas la réponse. Il n'y a de clair que l'urgence absolue de l'exigence, et elle fait naître une attitude qui semble proche d'une capitulation. Et pourtant ce n'en est pas une. Quand le Fils dit : "Entre tes mains, Père, je remets mon Esprit", c'est une remise totale de l'Esprit. ici par contre il y a une réserve, l'idée que c'est quelque chose de provisoire. Au fond, cette réserve concerne ce qu'on n'est pas capable de faire soi-même. Ce que je peux faire, je ne le sais pas, mais en tout cas pas ça ; mais je ne peux pas adopter une attitude définitivement négative, pas plus que je ne peux pratiquer la politique de l'autruche et ignorer l'exigence ; finalement, je ne peux pas non plus la conserver en moi et la cacher. Donc, je dis : "Voyez vous-même, faites ce que vous voulez". D'une certaine manière, ce n'est pas loin de la prière et de la foi, c'est une sorte de succédané des deux, une moindre qualité des deux, une manière de prendre ses distances, mais qui me rapproche quand même d'une sorte d'abandon (NB 6,352).

 

133. Dieu dirige le tout

Au début, il y avait une exigence totale qui dépassait de loin le sommet de mes capacités. La réaction involontaire est : "Non, ça, je ne peux pas". Cette paroi est beaucoup trop à pic pour que je puisse l'escalader ! Mais qui est ce moi qui parle ainsi ? On me donne un rapide coup d'œil sur ma vie et je reconnais que j'aurais dû le faire. J'avais en moi la possibilité de faire tout autrement. Je ne peux rejeter la faute sur personne. On sonnait, mais j'étais trop paresseux pour ouvrir la porte, et ainsi je n'ai justement pas reçu l'argent que m'apportait le facteur. Avec ce rapide coup d'œil rétrospectif, il ne s'agit pas d'abord de m'amener à me repentir, mais seulement de comprendre ce qu'il en était. Et dans cette vue, il y a une norme : j'aurais pu faire autrement. Mais maintenant Dieu ne veut pas que l'homme se perde dans des pensées mélancoliques, ni dans un repentir imparfait replié sur lui-même ; il veut diriger le tout. Le coup d'œil rétrospectif ne sert qu'à ébranler l'assurance, qu'à montrer le caractère futile de nos petites décisions dans le cadre de notre manque de décision pour les choses les plus importantes (NB 6,344).

 

134. Poussé à coups de fouet

On est alors poussé vers le tout comme à coups de fouet qui nous atteignent de tous côtés. De partout se font entendre des exigences, elles semblent totalement hétérogènes, mais elles entraînent toutes vers un tout inaccessible. On est atteint de tous les côtés, une sensibilité pour le tout m'imprègne lentement. Là où le tout m'est donné comme mesure, là est le lieu véritable du jugement. Toute l'éducation du purgatoire consiste au fond à éduquer au jugement du Seigneur (NB 6,366).

 

135. Une exigence incompréhensible

Au début, il y a une exigence totale : tout doit être dévoilé et purifié. Avec sa totalité, cette exigence semble incompréhensible et brutale parce que je ne peux absolument pas l'assimiler. Je ne peux pas donner mon accord parce que son objet n'est pas évident. Dans le purgatoire, mes réflexions sont simplement dépassées par l'exigence totale. La méthode me semble absurde : on ne peut quand même pas commencer tout de suite par le tout ! De ce point de vue, cela n'a rien d'engageant. Par le péché, mon âme a aussi perdu la capacité d'entrer dans ce qui est indivisible. C'est comme si la première chose qu'on disait sans préparation à un jeune homme : tu dois entrer au monastère. Ici-bas, Dieu s'est habitué apparemment à accepter nos demi-mesures et à ne nous présenter ses exigences par ses serviteurs que d'une manière très atténuée. En réalité, pour son Fils également, il a certes toujours exigé ce qui n'est pas divisé (NB 6,364-365).

 

136. Submergé par l’incompréhensible

Et il arrive maintenant qu’on est submergé par l'incompréhensible et qui me semble très injuste. Mon obéissance jusqu'à présent était bâtie sur une compréhension de ma foi. Et maintenant c'est comme si, de ce mariage de la raison et de la foi, Dieu enlevait l'un des deux partenaires et exigeait que malgré cela il reste fécond. Il enlève un pied au meuble et il doit rester debout comme auparavant. Ce qui est retiré, c'est la compréhension. Ici-bas, entre la foi et la compréhension, il y avait toujours un échange vivant et j'y étais habitué d'une manière "bourgeoise". Si bien que je suis maintenant tout à fait déséquilibré. Dieu m'enlève pour ainsi dire toute la contemplation, et il assume lui-même l'action. Je suis ainsi devenu une fonction à l'intérieur d'un ordre où je n'y vois pas clair, je suis renvoyé à une "compréhension" qui est dénuée de toute raison ; mais parce que celui qui agit se justifie par son action et qu'il fait naître par là une nouvelle sorte de foi, il ne me reste plus qu'à le laisser faire. La foi ancienne ne doit pas être sauvée parce qu'il me manque l'intelligence pour le faire. En moi, c'est l'incertitude, la certitude est en Dieu, ce qui déjà est évident d'après la manière dont il procède. Et maintenant ça avance d'un pas (NB 6,370).

 

137. Forcé d’admettre que Dieu est incompréhensible

Au purgatoire, dans le caractère incompréhensible de la volonté de Dieu, je vois une prévenance de Dieu pour ce que je ne comprends pas dans ma vie. On me charge de fardeaux que je ne comprends pas, je suis associé à quelque chose d'incompréhensible qui m'amène à une nouvelle proximité avec Dieu. Il aurait pu se faire aussi que le sentiment que j'ai de l'incompréhensibilité de Dieu me l'aurait rendu étranger. Mais maintenant je suis forcé d'admettre sa véritable incompréhensibilité dont je comprends seulement qu'elle fait partie de sa nature. En elle, Dieu est présent ; malgré tout le tourment, c'est un apaisement (NB 6,390).

 

138. Supporter le pénible et l’importun

Ce qui est pénible peut être objectivement présent ; mais on le vit comme l'accès à une plus grande volonté de Dieu. Aussi importun et aussi incompréhensible que cela puisse paraître, c'est élevé en Dieu en tant que souffrance. Parce que Dieu le désire, cela a son sens ; parce que c'est utile, je n'ai pas à m'en occuper. Je sens la souffrance, mais dans une sphère dont l'appréciation m'est retirée. Il me serait impossible de me révolter contre elle, je préfère ne pas dire que cela m'est désagréable. C'est bien tel que c'est, même si cela fait mal, car cela appartient à Dieu. Et parce que le tout est un commencement, on approuve justement que cela se fasse : on souhaiterait davantage au cas où Dieu souhaiterait davantage. C'est comme une ouverture au-delà de notre propre disponibilité. Ici-bas j'ai disposé de mon corps, maintenant je remets entre les mains de Dieu tout ce dont je peux disposer au cas où il voudrait l'utiliser. Je ne dispose pas du tout de ce qui est maintenant désagréable, mais je suis heureux si c'est utilisé ; c'est remis au même titre que ce qui est agréable et dont je dispose. Et sans que j'y réfléchisse, ce qui est douloureux a une relation avec la Passion du Seigneur : en brûlant pour le Père, il fait entrer en lui sa créature (NB 6,389).

 

139. Tout ce qui est établi doit être vaincu

Ce qui est pénible se change rapidement en surnaturel. Il n'y a là aucune accoutumance, mais chaque fois que c'est perceptible, cela apparaît juste. Et le fait que ce qui est pénible touche toujours autrement qu'on ne s'y attendait, fait partie absolument de la procédure parce que tout ce qui est établi doit être vaincu. C'est à l'illogisme qu'on reconnaît la présence de Dieu (NB 6,390).

 

140. Je suis livré à la force qui gouverne ici

Ici-bas, il est possible de croire en Dieu d'une certaine manière et en même temps de tenir les rênes : mon autorité, finalement c'est ma raison. Je fais sans doute certaines choses pour Dieu, mais je me réserve d’en faire davantage plus tard au cas où la foi en Dieu deviendrait pour moi plus évidente. Si Dieu exigeait de moi un engagement total, il devrait se montrer à moi plus concrètement. Qu'il reste aussi caché est pour moi le signe que, dans le monde tel que je l'expérimente et le connais, je dois m'occuper selon ma propre raison et ma conscience. La vie m'apprend suffisamment ce que je dois respecter, où je dois obéir ou non pour m'en sortir sans dommage. Dans le purgatoire, je me trouve tout d'un coup devant une autorité absolue qui ne va pas m'épargner, mais à laquelle tout d'abord je ne me soumets pas. Elle me prend cependant dans sa sphère d'influence tel que je suis et, en s'imposant à moi, se fait reconnaître suffisamment comme autorité. Elle fait preuve d'autorité non par exemple par les moyens de pression dont elle dispose (comme ici-bas par exemple l'administration des impôts), elle s'impose par elle-même. A maints égards, elle rappelle le Dieu de l'ancienne Alliance et la crainte qu'il inspire. Le Fils de Dieu qui gère le purgatoire a une manière semblable d'éveiller et de maintenir notre crainte si bien qu'au purgatoire l'amour semble, au début, être tout à fait un élément de la crainte ; on sait que l'amour existe, mais on ne le ressent pas, il fait partie de la preuve que le Fils donne lui-même de son autorité. Quand l'administration des impôts cherche à me prendre quelque chose et que je ne peux plus lui échapper, la sanction devient inévitable. Cela n'a plus de sens alors de philosopher sur la nature et les pouvoirs de l'autorité, je fais l'expérience de son pouvoir et je dois payer. Toutes mes idées aussi sur la peur sont dépassées quand je sens réellement la crainte. Il en est de même dans le purgatoire ; seulement ici je suis fixé encore beaucoup plus solidement, c'est-à-dire absolument et sans issue possible : je suis livré à la force unique qui gouverne ici. Ce n'est pas de l'obéissance (ce serait un pouvoir qui m'appartient), mais l'effet d'une force qui m'est extérieure et qui simplement me "met par terre". Il n'y a pas d'échappatoires : aucune idée d'un avenir, d'une espérance, d'un programme ; seuls comptent les faits : le Seigneur se tient devant moi comme un tout inentamable, qui ne peut pas être travaillé peu à peu et assimilé. Et si je ressens quelque aide de son amour, cela fait partie aussi du phénomène de ma fixation. Rien n'en est distrait (NB 6,339-340).

 

141. L’homme est livré à ce qui lui répugne absolument

Si on demande à quelqu'un : "Que feriez-vous si vous saviez que dans une demi-heure votre maison va brûler ?", il peut réfléchir calmement et répondre tout à fait judicieusement : "Peut-être appeler des gens pour évacuer, etc." Mais si la maison brûle effectivement, dans la pratique, tout est différent, il peut y avoir de la panique. Par rapport à la vie, le purgatoire, c'est la pratique. Il y a pour l'homme des choses qu'il ne comprend pas, qu'il ne voit pas, qu'il ne peut pas utiliser, la distance habituelle et la vue d'ensemble habituelles ont disparu. Car c'est basé finalement sur une expérience du Seigneur et les hommes y sont livrés dans une procédure qui leur est étrangère. Si on regarde le purgatoire de manière théorique sans s'y trouver, cela nous donne la grande consolation qu'il soit la purification décisive. De plus il nous ôte la liberté de dire non, la réflexion sur nous-mêmes et il nous amène à un large acquiescement. Et parce qu'on aime bien être propre, on donne son consentement. Mais quand on y entre, la première chose qui se passe certainement, c'est que tout en nous se hérisse : ce qui arrive là, c'est ce que nous ne voulions à aucun prix, ce qui nous répugne absolument. Et ce n'est que lorsque cela cessera que ce sera peut-être justement ce que nous souhaiterions maintenant. Entre-temps il y a l'apprentissage invisible qui fait passer du non au oui. Quand, à un endroit de l'âme s'allume le oui, le non angoissé redouble à l'instant suivant, jusqu'au moment où, après une durée non mesurable, toute l'âme brûle du oui (NB 6,343-344).

 

142. Livré sans défense

Commence alors la procédure où l'on est comme soumis à un déshabillage pénible, où l'on est comme pris en flagrant délit, et on ne sait pas exactement ce que l'autre voit et découvre. Un ami me demande innocemment : "Puis-je ranger tes tiroirs, ils en ont grand besoin". Je le lui permets en le remerciant, mais il me vient alors à l'esprit que j'ai fourré là un tas de choses qui ne sont pas destinées à être vues par des étrangers, mais je ne sais pas dans quel tiroir cela se trouve. Peut-être qu'il ne trouvera rien, peut-être trouvera-t-il beaucoup de choses qui pourraient avoir pour lui une tout autre signification que pour moi, des choses qui le concernent aussi et dont il découvrira une portée dont je n'ai pas l'idée, des notes peut-être que j'ai rédigées un jour et dont je souhaitais qu'il les comprennent d'une certaine manière ; maintenant les documents apporteront un tout autre éclairage. Il trouvera peut-être aussi des choses auxquelles je ne tiens absolument pas aujourd'hui, mais qui peuvent jeter une lumière extrêmement étrange sur toute mon existence… Je suis ainsi livré sans défense aux réflexions qu'il pourra faire étant donné que je suis mis à nu. Il me verra tout autrement que je me vois moi-même ou que je souhaite être vu (NB 6,352-353).

 

143. Impossible d’arrêter la procédure

La mesure de la juste pénitence est déterminée par le Père, et le Fils la connaît ; le pécheur ne la connaît pas, ni au commencement, ni pendant son déroulement. C'est pourquoi il lui est impossible d'en évaluer la durée, ni de répartir ses forces en conséquence : à chaque instant, il doit être totalement présent, il doit sentir complètement ce qui lui est imposé, ne rien en laisser se perdre, bien que la présence du châtiment tout entier à chaque instant lui soit insupportable. Il n'y a pas la satisfaction qu'à mesure que le temps s'écoule une partie est "liquidée". Aucune proportion n'est perceptible entre son péché et la pénitence. Il se pourrait qu'on doive expier "plus" que ce qu'on a péché, tout aussi bien que "moins". Toute la mesure se trouve dans le Seigneur ; et ce qu'il fait se trouve entre les mains du Père. Parce que la mesure se trouve dans le Seigneur, celui qui expie n'a aucune possibilité de mettre des limites, il ne peut donc pas regimber, ni arrêter la procédure ; il est tellement assujetti à la mesure inconnue qu'il expie réellement en se laissant faire de plus en plus jusqu'à ce qu'il soit parvenu à un total acquiescement qui lui apporte en même temps la pleine compréhension de la justice. Ici l'ancien moi devient un nouveau moi en Dieu (NB 6,342).

 

144. On subit comme une agression

C'est aussi pour l’homme une espérance trompeuse s’il pense qu'il y aurait désormais une interaction entre la grâce et le mérite. Cette illusion est aussitôt réduite à néant étant donné que ça commence absolument sans égards ni sentiment. Ça me tombe dessus. Ici-bas, la pénitence la plus sévère peut être acceptée pour ainsi dire, on peut se l'approprier. Ici toutes les lignes de communication avec le monde sont coupées ; il n'est pas question de "participer", de "faire des concessions". C'est une agression. On a donné le petit doigt et on est pris totalement. Dans le purgatoire, il n'y a pas de transition, pas d'apprentissage, pas d'égards, pas de "convenances humaines". Tout cela est réduit à néant. On est pour ainsi dire livré au mépris par son meilleur ami. C'est l'homme en moi qui est méprisé, l'homme qui s'est rendu étranger à l'humanité de Dieu, qui s'est détourné de l'être humain de Dieu. Cet homme me dégoûte. Je ne peux pas me mépriser moi-même ; tout ce qui est digne de mépris, je dois le déduire du fait que je suis méprisé (NB 6,345).

 

145. Une froide intransigeance

On est dépouillé de toute dignité propre. Il règne une froide intransigeance. Le bourreau semble même "de mauvaise humeur" en quelque sorte, peut-être que son travail ne lui procure aucun plaisir, en tout cas c'est le pur contraire de mon humiliation. Il n'existe aucune espèce de relation humaine, aucune trace de compassion. C'est un travail de justice. Naturellement on ne peut pas dire que le Seigneur trouve sa "joie" dans le purgatoire. Mais pendant qu'il le gère, il demeure invisible, ce sont pour ainsi dire des mains étrangères qui pétrissent l'âme. L'impression d'être "transformé" éveille une légère lueur d'espoir : il se passe pourtant peut-être quelque chose ! Mais non. Il n'y a pas d'écoulement du temps. Je suis pétri et je reste le même. La procédure vise une compréhension rapide comme l'éclair : tout cela était grâce. Mais pour arriver à ce que tout ce qui était faux tombe de quelqu'un, comme le Saul de Paul, il n'y a pas de "développement". Je reste en quelque sorte livré à moi-même ou au pouvoir de la procédure sur laquelle je ne peux pas agir. Et ce que la procédure opère en moi me semble pour l'instant dénué de sens parce qu'aucun résultat ne se fait sentir (NB 6,346).

 

146. Il n’y a plus de liberté

Au purgatoire, quelque chose qui existait ici-bas n'existe plus : on ne peut plus agir par soi-même, on ne peut plus décider. Supposons qu'ici-bas je sois tombé dans une faute grave ; si je me repens, je chercherai ensuite à me confesser le plus vite possible car je suis habitué à organiser mes actions selon mes idées et à réaliser mon programme. Maintenant cela n'existe plus. Maintenant tout est opéré et imposé sans qu'on y soit pour rien, et l'obligation d'attendre fait partie de ce qu'il y a de plus pénible. Cette fois-ci, cela peut durer longtemps, la fois suivante peut-être pas, mais ce qui est sûr c'est que toute possibilité de disposer de la durée est exclue. On doit par exemple attendre que la volonté de faire pénitence nous soit donnée par Dieu. Dieu peut, aussi longtemps qu'il lui plaît, présenter à quelqu'un uniquement la nécessité de la pénitence et, à un certain moment, lui donner la volonté de faire pénitence. Il n'y a plus de liberté comme ici-bas. Mais la première chose qu'on reconnaît peut-être au purgatoire, c'est à quel point on a fait ici-bas un mauvais usage de cette liberté, et il y a ainsi une sorte de reconnaissance de ce qu'on puisse se livrer à l'agir de Dieu (NB 6,335).

 

147. Tout doit être arraché de force

Mes "fonctions" sont testées : comment je fonctionne. Ici-bas par exemple je fonctionnais comme un être de communion. Quand on me posait une question, je répondais. Mais maintenant je n'ai pas à fonctionner dans la sécurité d'une communauté, je dois le faire sans protection, devant Dieu. On va voir ce dont je suis capable jusque dans mes fonctions les plus intimes. Et je ne peux rien si on ne vient pas à mon aide. Mais l'aide ne vient pas comme un soutien miséricordieux, elle vient comme une volonté d'arriver à ses fins malgré mon incapacité. Cette volonté ne se soucie pas de mon impuissance, elle peut faire que j'en sois capable. Si je dis : Je ne peux pas, alors elle dit : Je peux utiliser des moyens pour que tu le fasses. Et à l'arrière-plan, le contraire : En es-tu capable ? Oui, je peux ! Non, tu ne peux pas, parce que je ne veux pas que tu puisses le faire. Tout ceci avec le plus cruel sérieux. Toute la perpétuelle manie de vouloir tout savoir mieux que les autres doit être ébranlée jusqu'au tréfonds ; toutes les opinions et tous les systèmes tenus en réserve, toutes les idées et toutes les habitudes toutes faites doivent être supprimés, plus encore être arrachés de force afin qu'il y ait de la place pour Dieu (NB 6,346).

 

148. Un état de pure passivité

Le tout sans discussion préalable, sans qu'on m'ait demandé mon accord, et apparemment sans ordre. Ça commence quelque part et ça continue à creuser. Il n'est pas possible de coopérer. Il n'est pas dit si le travail effectué vaut quelque chose. On ne sait pas si on en a accompli la millionième partie ou si ce sera bientôt fini. Pour l'allure non plus il n'y a rien à faire. C'est un état de pure passivité. Et ceci avec un grand découragement (ce qui ne veut pas dire indifférence). Le découragement est un premier signe qu'on renonce à vouloir diriger soi-même les choses. L'ignorance aussi est beaucoup trop profonde pour qu'on puisse entreprendre quelque chose d'utile. Tout est fait pour nous rendre étranger à nous-mêmes. On se dit : ça doit bien avoir un sens, mais je ne sais pas lequel. Je ne me sens pas non plus appelé à examiner ce sens. Mais il m'est encore moins permis de me rendre encore plus étranger à ce sens que je ne le suis déjà en y ajoutant quelque chose de propre (NB 6,347).

 

149. Prendre conscience de sa nudité devant le Seigneur

Le désarroi donne l'impression qu'on est mis à nu. Tout d'un coup on sait qu'on est nu sous les yeux du Seigneur. Pour la première fois, je suis nu devant le Seigneur. Et le fait que tombe sur mon âme son regard bienveillant augmente encore mon désarroi. Par ce regard, je perçois que le Seigneur m'a vu nu depuis toujours. La nudité dont je prends conscience pour la première fois me découvre ma nudité antérieure dont j'étais inconscient. Je suis comme l'enfant qui est surpris à faire quelque chose d'interdit et qui s'aperçoit que sa mère le savait depuis longtemps. Je pense d'abord : le Seigneur me met à nu pour la première fois, il va me rejeter. Puis je comprends qu'il m'a vu depuis toujours, qu'il tourne de nouveau son regard sur moi bien que je doive nécessairement le décevoir. Et plus le regard du Seigneur s'attarde sur l'âme et plus il se tourne vers elle, plus elle est désemparée parce qu'elle ne comprend pas ce qu'il désire voir en elle (NB 6,349-350).

 

150. Je suis sous contrainte

Il peut se faire que la procédure me tombe dessus d'une manière brusque et pour ainsi dire avec avidité, avec un plan qui manifestement me dépasse. Je suis ainsi doublement dépouillé : non seulement parce que je suis pris en flagrant délit, mais parce que, en plus, je suis sous contrainte. C'est très peu confortable. Et il n'y a pas de confiance. Il est vrai que théoriquement je sais que le Seigneur sait tout. Mais je ne me suis jamais occupé sérieusement de son omniscience. J'ai mon petit ordre dans mes petits tiroirs, je sais à peu près où se trouvent mes péchés et où se trouvent mes vertus. Et finalement j'ai reçu les sacrements, on pourrait en rester là. Il y aura bien quelques moments pénibles qu'on devra prendre en compte, mais Dieu se rendra à la raison et il me laissera partir. Mais maintenant je m'aperçois que tout mon système doit voler en l'air. Personne n'y comprend rien. Et on ne me laisse pas non plus le temps de me réhabituer lentement. On me brusque, on m'administre d'abord ce qui est le plus pénible (NB 6,353).

 

151. Une procédure inexorable 

Je sais que la procédure est inévitable. Elle est aussi inexorable. Une comparaison : le pécheur au confessionnal devant le ministère du prêtre. En tant que pécheur, le ministère lui est étranger, mais par la foi qu'il a gardée, il a néanmoins une relation avec lui, il n'est pas absurde, il n'était pas non plus absurde auparavant quand il suivait ses chemins de péché et qu'il faisait tout pour ne pas rencontrer le prêtre. Au confessionnal, il est à la merci, par le ministère, de ce qui lui est étranger ; quand il voit le prêtre faire des choses qui relèvent de son ministère, le pécheur comprend que cela le concerne, qu'il "doit y croire", qu'il doit abandonner son péché, sa prétendue vérité. Quelque chose de semblable est définitivement vrai dans le purgatoire vis-à-vis de la vérité du Seigneur qui lui est étrangère (NB 6,360).

 

152. Le Seigneur en demande trop

Si j'aime quelqu'un, j'aimerais vivre avec lui, et il serait tel que mon amour le voit. Je n'imagine pas que celui que j'aime pourrait changer extérieurement et intérieurement ; je n'aime pas non plus penser au fait que je pourrais moi-même changer et que mon amour est peut-être une affaire très superficielle. Si dès le début je l'aime moins, certaines rencontres me suffiront, un échange dans un domaine limité. Mais si j'aime le Seigneur, il ne me reste rien d'autre à faire qu'à l'aimer comme il veut être aimé. Et parce qu'il exige tout, qu'il en demande même trop à la seule nature, il montre aussitôt comment il aime lui-même et comment doit être l'homme qui veut vivre sans retour dans son amour. Le Seigneur ne connaît aucune espèce de compromis avec le pécheur et il n'y a pas avec lui de relations limitées. Et l'homme doit le choisir une fois pour toutes, lui, le Seigneur, tel qu'il est, qu'il change ou non, qu'il porte encore ou non le visage que l'on connaît en ce monde. Le Seigneur ne s'engage pas dans une amourette qui n'engage à rien ; on ne peut pas aimer ses fêtes, mais non son quotidien et sa croix ; on ne peut pas l'aimer dans la mesure où il est compréhensible et rompre quand il est incompréhensible (NB 6,362-363).

 

153. Envoûté

Dans le purgatoire, les autres ne jouent aucun rôle. Ils n'existent pas, il n'y a donc pas non plus un besoin de communiquer. Aucune curiosité pour savoir comment ça se passe pour eux dans cet état. Un vide. L'amour n'est pas là, mais le péché non plus, dans la mesure où on n'a pas la possibilité d'en commettre. Pour l'instant on est envoûté par quelque chose qui ne souffre aucune distraction (NB 6,347-348).

 

154. Dans le purgatoire, on ne voit pas les autres (NB 3,96).


 

11. Le désarroi

 

 

155. Tous nos jugements doivent être réformés

Dans le purgatoire, il ne s'agit pas des habitudes terrestres comme telles : vêtements, repas, conversations, lectures, etc. Il s'agit des accoutumances au péché, il s’agit de voir les obstacles tels que Dieu nous les montre, par exemple qu'il soit plus fâcheux pour nous d'arriver en retard au concert qu'à la messe. Les habitudes mauvaises doivent être extirpées, tous les jugements que nous portions sur ces choses doivent être réformés (NB 6,347).

 

156. Je dois être placé dans un total désarroi

Dans le purgatoire, il peut y avoir des pauses où, dans une stricte obéissance, on arrive à une certaine autonomie. Ce qui nous a été fait, on doit le reprendre et le continuer dans le même sens. C'est extraordinairement difficile parce que l'esprit dans lequel cela s'est passé ne nous est pas connu et ne nous est pas adapté. On doit fournir un accord pour que le Seigneur (qu'on ne voit pas et qu'on ne connaît pas en tant que tel) puisse continuer. On est abandonné dans une solitude pour préparer dans l'obéissance une vie commune ultérieure. On doit réfléchir à ce qui nous a été enseigné, et cela non à distance comme à une affaire qui est arrivée hier, mais dans la proximité de l'événement. De faire ainsi soi-même crée une grande incertitude. On n'a pas de mesures. On est comme un enfant qui marchait derrière sa mère ; celle-ci connaissait le chemin et voilà que l'enfant doit maintenant marcher devant sa mère et connaître le chemin pour sa part. Cela lui donne l'impression d'être abandonné. Que malgré cela la mère ou le Seigneur soit quelque part, on ne le sait pas. On bricole aussi maladroitement qu'un apprenti qui ne connaît pas sa machine. On répète certains gestes qu'on pense avoir en mémoire mais, faits par nos propres mains, ils paraissent doublement dénués de sens. Car avant déjà on ne savait pas que le Seigneur était à l'œuvre. Le sens de la tâche imposée est donc sans doute qu'on est totalement incertain. C'est une tout autre incertitude qu'ici-bas parce que tous les points de comparaison sont supprimés. Ici-bas on disait : "Je suis incertain en présence de cet homme", et cela incluait "contrairement à ma relation aux autres hommes, à mon expérience habituelle". Et on pouvait ainsi entreprendre quelque chose pour maîtriser la situation. Ici par contre, plus j'entreprends, plus je suis incertain. Je dois être placé dans un total désarroi. Il y a des gens qui, des journées entières, sont malheureux et n'ont pas un instant de repos quand ils ont perdu quelque chose ; ils fouillent toute la maison du haut en bas, ils cherchent en des endroits où il n'y a certainement rien à trouver, ils font les choses les plus impossibles, uniquement pour être encore plus incertains, et ils trouvent alors qu'il est fou de se comporter de la sorte. Ici-bas, on peut parfois faire quelque chose de fou qu'au fond on n'approuve pas. Peut-être aussi seulement pour voir ce qui en sortira, pour voir ce que les autres diront, pour attirer l'attention, pour se singulariser. Dans le purgatoire, cette activité insensée, déplacée, est une amère nécessité, une partie de la procédure invisible dans laquelle on est pris (NB 6,348-349).

 

157. On est continuellement secoué

Le purgatoire est fait pour se déshabituer de toute installation. On est continuellement secoué, on doit continuellement changer d'orientation, on est transféré d'un état à un autre, on doit être accessible de tous les côtés au feu qui purifie, passer par toutes sortes de chemins vers un but invisible (NB 6,355).

 

158. Je manque tout à fait d’assurance

Ici-bas il y a une prière qui s'adapte continuellement au Seigneur : s'il est joyeux, je le suis aussi ; s'il souffre, je souffre aussi ; et si un jour je ne vois plus le sens de la souffrance, l’Église et ses représentants sont là pour mettre entre ma souffrance et la sienne une harmonie objective. Dans le purgatoire, cette adaptation fait défaut. Si, dans la vie terrestre, une souffrance peut m'éloigner du Seigneur, ici c'est le Seigneur qui s'éloigne lui-même de moi. Lui-même me semble étranger, et par là tout le reste aussi. Je suis comme un petit enfant qui pendant tout un temps a naïvement joué des tours amusants - et de plus on en riait et on l'en félicitait -, et tout d'un coup il est grondé sévèrement. Il le faisait d'une manière toute naturelle, non pour en être félicité, il se trouve ainsi maintenant devant une énigme absolue. C'est ainsi qu'au purgatoire je me trouve devant le Seigneur. Il me montre du doigt quelque chose que je ne vois pas et il me cache de plus la justesse de son geste. Je manque tout à fait d'assurance : est-ce qu'il pense vraiment ce qu'il dit ? Et si je fais ce qu'il dit, ce n'est pas en raison d'un consentement intérieur, mais plutôt pour ne pas compliquer encore les choses. Car je ne sais pas si c'est juste, je ne sais même pas si cela doit être juste. Que le Seigneur me soit étranger me rend étranger à moi-même, et il m'abandonne à cette nature étrangère pour pouvoir mieux en disposer sur un autre plan (NB 6,357).

 

159. Je fais partie des pécheurs méprisables

Je me conforme aux ordres : ce que je peux faire fonctionnellement (une prière des lèvres par exemple), on pourra me le laisser tranquillement. Je suis bon pour ça en quelque sorte, cela correspond au rang où on m'a classé : les pécheurs méprisables. Le devoir de prier me lie, mais ni dans le sens d'une obéissance ni dans celui d'une œuvre méritoire. On est simplement canalisé, on est porté par le courant, comme à la fin d'un spectacle : la porte à droite me ferait peut-être sortir plus rapidement, mais le flot humain me porte vers la gauche (NB 6,357).

 

160. Tout m’est étranger

Rien donc n'est rattaché à ce qui est terrestre : ni les bonnes actions ne comptent, ni les mauvaises, rien n'est trié. Je ne connais pas mes "bonnes actions", elles sont plutôt pour moi inquiétantes, elles font peut-être partie des choses qui doivent être mises au feu. Elles me deviennent étrangères du fait que le Seigneur est étranger. Il y a quelque chose qui n'est pas du tout juste entre nous et je remarque qu'il est triste, qu'il souffre. Qu'il soit comme étranger est un signe que la chose ne lui est pas indifférente, elle me signale que dans celui qui est comme étranger je devrais découvrir une proximité. Mais j'en suis incapable (NB 6,357-358) .

 

161. Être écartelé

Au purgatoire, il y a la nécessité de se libérer de sa propre nécessité pour entrer dans la nécessité de Dieu. Mais j'aime mon moi et mon péché, et je n'ai pas la moindre envie de m'en détacher, de devenir un autre moi, de me laisser diviser au plus intime : comme si restaient la peau et les os pendant que la chair passerait de l'autre côté. Je n'aime pas être écartelé. D'où l'angoisse (NB 6,359-360).

 

162. L’absurdité

Au purgatoire, il s'agira avant tout de m'arracher de mon "chez moi". Et cela non avec un tour de passe-passe, mais par l'expérience de la vérité divine. Car mon moi doit être "transporté" en Dieu. Mais le chemin qui y mène me semble faire des détours incompréhensibles. Tout mon être intérieur est si retourné que j'ai l'impression tout d'abord d'être complètement "fou". Si je me hérisse contre cela, c'est sûrement aussi parce que je dois renoncer à tout mon ordre propre et que je ne trouve en moi rien qui corresponde à l'ordre nouveau qui arrive. Je dois pour ainsi dire marcher tout d'un coup sur les mains et voir avec les oreilles. On comprend aisément que je cherche un moyen de communication entre l'absurdité de la nouvelle exigence et mes habitudes de vie jusqu'à présent. On devrait quand même pouvoir trouver une relation quelconque, peu importe laquelle, sinon comment y verrais-je clair ? Je me doute bien que Dieu vit dans son ordre et que je devrai m'y accorder, mais je préférerais quand même y entrer par la porte au lieu qu'on m'y fasse descendre en quelque sorte par la cheminée. Je défends par là quelque chose qu'au fond je sais déjà perdu. Dieu me fait savoir qu'il est le même depuis toujours et il ne s'explique pas davantage. Il faut donc que je m'arrange avec ce nouveau Maître. Et maintenant je vois que jusqu'à présent tout en moi était rapporté à mon centre. Que Dieu soit toujours le même, je le savais certes déjà, et parce que l'homme doit s'orienter vers Dieu, je savais aussi que je devrais un jour ou l'autre me convertir à lui (NB 6,369-370).

 

163. On n’arrive pas à faire le bien

Dans le purgatoire, la souffrance est inverse de l’enfer : on s’efforce de faire le bien et on ne peut y arriver (NB 8, n. 912).

 

164. Il y a au purgatoire comme un « chacun pour soi » (NB 4,115).


 

12. L’humiliation


 

165. On est continuellement humilié

On est continuellement humilié, mais on ne peut pas localiser celui qui humilie. La seule chose qui importe est que soit ressentie la profondeur de l'humiliation. La puissance humiliante est infiniment étrangère, et il n'y a pas de rapprochement possible, aucune manière de se faire bien voir, aucune curiosité. Cette puissance est d'une objectivité effrayante, elle continue à "travailler" même si cela me semble insupportable. On est vendu à une "entreprise de démolition" parce qu'on doit bâtir ici un nouvel édifice (NB 6,345-346).

 

166. Le plus important, c’est l’humiliation

Provisoirement, les péchés d'autrefois ne sont pas vus en détail. Ils ne sont là que comme un vague obstacle à la compréhension. Pour le moment, on se sent plus mauvais que coupable. Et "mauvais" veut dire : je suis tout autre que je ne l'avais pensé. Je suis comme quelqu'un qui ne s'est plus regardé dans un miroir depuis une éternité ; je pensais être encore tout à fait présentable, mais je dois comprendre que je suis une ruine. Le spectacle est si inattendu que je me demande si c'est réellement un miroir. Je reconnais quelques traits, mais le tableau d'ensemble est si incroyable ! Le plus important, c'est l'humiliation (NB 6,348).

 

167. L’exigence d’être humilié

Encore une comparaison : le dentiste. Cela ne sert à rien d'être longtemps dans la salle d'attente, il faut bien, à un certain moment, que j'y aille. Voilà pourquoi on ne se sent pas à l'aise dans la salle d'attente. De la même manière, dans le purgatoire, on fuit le Seigneur et on sait pourtant qu'on ne va pas lui échapper. L'exigence d'être humilié l'emporte sur la sécurité de se reposer en soi. Mais le moment où commence l'intervention, on ne l'a pas en main. On sait seulement qu'elle arrive (NB 6,360).

 

168. La honte

Des apostats étaient peut-être dans la vie des bourgeois tout à fait convenables et, du dehors,  on n'a rien remarqué. Mais quelque part, à l'intérieur, ils ont dit non à un appel de Dieu : appel au sacerdoce, à la vie religieuse, au baptême, à l’Église ou à n'importe quelle manière de suivre le Christ. Ils attendent de l'aide. Pour ceux qui sont là, c'est pénible qu'on les voit. Ils ont honte quand quelqu'un passe par là qui n'en est pas (NB 3,60).

 

169. Ma honte devant mon péché

Ma honte augmente quand je sens à quel point l'amour de Dieu s'occupe de mon état de péché, s'y consacre, le travaille. C'est ainsi que le choc se fait plus fort entre la purification que Dieu entreprend et qui est son fait, et mon péché qui est mon état. Mon état est maintenant là pour me révéler son action. Je ne dois pas seulement être rempli de honte à cause de mon péché, je dois vivre mon impureté dans la pureté de Dieu. Dieu ne m'immerge pas seulement dans ma propre honte (dont je devrais mourir d'ailleurs), mais il en profite pour opérer en moi un revirement : non pas mon revirement vers le bien, mais son revirement en moi vers moi. Il se sert de ma confusion comme il se sert de mon abandon dans la prière. Il ne m'est pas possible d'intervenir, mais seulement de comprendre ce qu'il me montre et alors de subir ce qu'il m'impose. Il prend ma confusion comme point de repère pour se montrer comme étant le seul qui peut m'aider. Car je suis au bout de mes possibilités de montrer quelque chose, par exemple dans la confession. Je ne dispose plus de ma langue, mais Dieu peut lire en moi, si bien qu'il peut tout connaître de moi, le dit et le non-dit, le connu et l'inconnu. Tant que je pouvais me confesser, je pouvais m'ouvrir moi-même, je pouvais avouer, me libérer. Il y avait là pour moi la certitude que Dieu recevait ce qui avait été confessé sincèrement de sorte que cela ne se trouvait plus en moi. La confession qui est accomplie en moi maintenant est un acte de Dieu : il voit avec la même netteté ce qui a été confessé comme ce qui n'a pas été confessé. Il voit mon choix arbitraire, mon silence. Et son regard opère avec une telle rigueur parce que ce qui n'a pas été confessé ressort maintenant pour moi plus nettement. C'est beaucoup plus marqué pour moi que pour quelqu'un qui ne sait rien de la confession. J'ai peut-être confessé un gros péché et passé un autre sous silence, et je n'en avais pas trop mauvaise conscience. Mais maintenant le péché qui a été passé sous silence paraît beaucoup plus grave que le péché confessé (NB 6,354).

 

170. Au-delà de la honte

Ici est dépassé le mouvement de la honte qui cherche à se protéger : tout se trouve également ouvert devant Dieu. Et je sais que, s'il y a en moi quelque chose de faux qui est caché, le Seigneur va l'arranger. Ce qui, à un niveau inférieur, fait mal est joie à un niveau supérieur. Le Seigneur a le droit de tout toucher, son droit est l'évidence même (NB 6,388-389).

 

171. Ma confusion

Ma confusion peut se terminer en catastrophe, elle perd toute mesure, me paralyse intérieurement. Et pourtant le Seigneur continue à me donner des signes de son amour. Mais ces signes sont doublement pénibles parce que tout contact avec lui est coupé. Auparavant il semblait y avoir en moi un soupçon de disponibilité et d'abandon ; maintenant ma confusion se heurte à son amour : les deux son incompatibles. Cela donne une tout autre dimension à l'impression que j'ai qu'il est "trop tard". Comme si le Seigneur m'avait demandé un jour : "Veux-tu être mon épouse ?" Je n'ai pas voulu, j'avais quelque chose de plus important à faire. Et maintenant, dans mon désarroi, j'ai sous les yeux le tableau d'un bonheur familial équilibré. Le Seigneur ne se laisse pas déconcerter alors que je reste définitivement obstinée (NB 6,355-356).

 

172. On doit en arriver à un total dégoût de soi

Sur terre, il y a du mérite là où est vaincue la tentation séduisante du péché. Dans le purgatoire, le mérite est supprimé parce que le péché est arraché de l’homme, il est extrait de lui par une opération. Sur terre, on peut se réjouir et ressentir une satisfaction quand on a repoussé une tentation. Au purgatoire, cela n’est pas possible ; on est spirituellement lié comme il est nécessaire justement pour une opération. Il y a en cela beaucoup d’humiliation, car on doit en arriver à un total dégoût de soi. Le masque tombe, l’homme doit se voir tel qu’il est, et davantage encore dans son attitude d’ensemble que dans le détail de ses péchés. Le tout se déroule sous le regard de Dieu, non devant les autres âmes du purgatoire, car chacun a suffisamment à faire avec soi-même. Tout accès à autrui est coupé. Ce n’est pas un spectacle public, ni une exécution publique. Mais la honte n’en est pas moins grande pour autant. Tout sentiment du temps est perdu. Cela peut durer longtemps ou peu de temps, on ne le sait pas (NB 9, n. 1632).

 

173. Je suis couvert de confusion

Dans le purgatoire, je suis lié dans la confusion. Je ne peux pas opposer de résistance, je suis impuissant. C'est douloureux, mais la souffrance n'est pas un problème. Je ne veux pas y toucher, sinon tout irait peut-être encore plus mal. Il y a quelque chose de semblable à cet état dans l'impuissance vis-à-vis de la séduction physique. Au paradis, Adam était donné à Dieu. Ève lui était donnée comme lui à elle, ils ne s'opposaient pas l'un à l'autre, il y avait entre eux un don de soi réciproque, et cela rendait possible la séduction. Ici, au purgatoire, cette absence originelle d'opposition, qui avait été conçue par Dieu comme une disposition à l'amour, apparaît de nouveau. La Passion du Seigneur me couvre de confusion et la compréhension de mon péché grandit par cette confusion. Ma compréhension, ma confusion, et mon châtiment vont jusqu'à leur terme pour pouvoir se cicatriser (NB 6,358-359).


 

174. Le faux plâtre

Je ressentis un grand désir que tout le faux plâtre soit enlevé afin qu'apparût le vrai tableau (NB 6,376).

 

175. Reconnaître ses illusions

Ceux qui arrivent au ciel en venant du purgatoire, c’est comme s’ils n’y entraient pas par une grand-route stratégique mais par un chemin personnel. Toute sa vie durant, quelqu’un a vu le Christ comme le consolateur, et voilà qu’au purgatoire c’est le feu ; il comprend alors la nature du péché, c’est particulièrement pénible ; on croyait avoir aimé le Seigneur comme consolateur et maintenant le péché est d’autant plus effrayant à voir qu’il était dirigé contre le consolateur (NB 9, n. 1455).

 

176. L’hypocrisie dévoilée

Au purgatoire, une série de femmes voilées ; elles étaient décentes, avaient de la tenue ; elles avaient l’air de jeunes filles, saintes partiellement. On ne voyait que les visages, avec les yeux baissés ; les corps disparaissaient sous les voiles. On se demandait sans cesse : qu’est-ce que c’est ? Que veulent-elles ? Soudain c’était simplement des femmes qui avaient péché charnellement mais qui voulaient donner au monde l’apparence qu’elles étaient vierges. Elles étaient enveloppées dans leur “apparence” pour commencer ainsi leur purgatoire et ici elles devaient passer de leur attitude hypocrite à une attitude authentique. Elles sont dévoilées, elles doivent être nues ; leur péché se fait présent, sans plaisir, leur esprit doit réaliser leur nudité. La malice du péché doit être perçue à fond, non plus avec la vague conscience de la faute comme autrefois, mais nettement et clairement, en présence du caractère insupportable du péché (NB 9, n. 1772).

 

177. Découvrir une religion égocentrique

Les vieilles grenouilles de bénitier qui avaient une religion très égocentrique, au purgatoire, on leur enlève cette religion et on leur donne des connaissances en rapport avec leur péché (NB 9, n. 1455).

 

178. « Pas besoin d’aller au purgatoire »

Il y a des âmes qui veulent aller au ciel mais pas au purgatoire. Elles trouvent qu’elles n’en ont pas besoin, elles ont fait assez de bonnes œuvres. Elles veulent mesurer elles-mêmes ce qui leur revient ; et quand elles reçoivent à goûter les flammes du purgatoire, elles trouvent que non, elles n’y auraient pas pensé et elles préféreraient aller dans le néant plutôt que dans ce feu (NB 9, n. 1467).

 

13. La prière

 

 

AU PURGATOIRE

 

179. La prière d’une âme moyenne au purgatoire

C’est une âme moyenne qui prie superficiellement et qui s'attend à un peu de purgatoire. Comment ça va se passer là, elle ne le sait pas. Et il peut se faire qu'un purgatoire "moyen" aussi lui soit d'abord destiné, mi-châtiment, mi-bienveillance aimante. Elle en est étonnée : "C'est manifestement le maximum de ce qu'elle peut supporter". Elle se rend compte alors de ses limites, elle en est un peu humiliée. Et pourtant il ne lui vient pas à l'esprit de demander plus. Cela convient en quelque sorte à l'idée superficielle de la justice qu'elle s'est faite. Le maximum qu'on peut maintenant obtenir d'elle, c'est qu'elle ne se défende pas, mais qu'elle s'abandonne. Tout se passe tellement sur une ligne moyenne qu'elle ne se sent pas du tout obligée de se demander si elle n'aurait pas mérité beaucoup plus et si elle ne devrait pas justement demander ce plus. Après un début d'épouvante et une certaine humiliation, elle s'abandonne moyennement à la procédure moyenne qui correspond à la prière moyenne de son âme (NB 6,367).

 

180. Une prière plus profonde

Une autre âme commence d’emblée au stade d'une prière plus profonde. C'est une prière dans une souffrance plus profonde, dans une surprise et une humiliation plus profondes. Et plus la souffrance devient insupportable, plus elle est vraiment ressentie, plus la prière se détache du processus du châtiment. Elle n'est pas non plus un dialogue avec la procédure du châtiment, car ce qui est important, ce n'est pas que celui-ci humilie, mais que l'âme prenne conscience de ce qui est honteux en elle. C'est comme une certaine expérience de la présence de Dieu quand l'homme a péché : plus est sûr le sentiment de cette présence, plus grande est l'humiliation et plus ardente aussi se fait la prière. Mais plus ardente est la prière, plus aussi le châtiment est bienvenu, plus on comprend sa nécessité. C'est au châtiment que l'âme se mesure elle-même. Plus le châtiment lui semble mérité, plus clairement elle comprend que c'est son châtiment pour son péché. Comme si quelqu'un s'était irrité de plus en plus pour un forfait commis par quelqu'un et finalement on le convainc que c'est lui qui l'a commis. Et au fond, pendant que le châtiment suit son cours, c'est la prière qui fait comprendre. La prière est norme, soutien, direction. C'est le Seigneur qui, invisiblement, guide cette prière, ne la laisse ni se relâcher, ni se dénaturer. L'état permanent est en quelque sorte investi par une direction, un courant, un progrès. Mais de même que le premier degré n'était qu'une introduction à un état, ce second degré n'est qu'une introduction à un développement. Le premier degré était en somme pour l'enfant l'invitation pressante à aller à l'école, le second degré est l'invitation pressante à apprendre quelque chose à l'école (NB 6,367-368).

 

PRIÈRE POUR LES DÉFUNTS

 

181. « Sauver les âmes du purgatoire »

La petite Thérèse demande dans sa prière de pouvoir travailler dans l’Église pour sauver les âmes sur terre et au purgatoire. C'est la manière dont elle veut contribuer à glorifier l’Église (NB 1/2, 77).

 

182. Prière de sainte Monique pour les défunts

"Épargne-leur l'enfer, réduis-leur le purgatoire, prends-les dans ta grâce" (NB 4,340).

 

183. La prière pour les âmes du purgatoire -

Est-ce que les prières pour les âmes du purgatoire les aide à comprendre ? Le désir sincère d'aider, la pureté du cœur sont ce qui est décisif, non le nombre de prières. En la matière, Dieu est libre autant dans l'évaluation que dans l'utilisation. Supposons deux personnes qui ont le même recueillement, la même bonne intention, la même prière, Dieu peut quand même utiliser leur intercession de manière toute différente. Pour l'une, faire comme si c'était peu, pour l'autre, comme si c'était beaucoup. Mais que cela ne soit pas une cause de tristesse, car on doit toujours partir du fait que c'est pure grâce d'une manière générale que Dieu accepte quelque chose, et il est essentiellement libre justement. Cela donne aussi une image beaucoup plus juste de la profusion des possibilités de Dieu. Cela ne veut pas dire que si la prière de A par exemple est reçue comme pleinement valable et importante, la prière de B par contre n'aurait que peu de poids ; l'importance de la première prière n'est pas peu affectée du fait que quelque chose du poids de B lui a été donné. Supposons que je prie pour la pluie, tu pries pour avoir du beau temps ; Dieu envoie du beau temps; ma prière pour la pluie a pu être ajoutée à ta prière pour le beau temps (NB 10, n. 2088).

 

SUBSTITUTION

 

184. Purgatoire de substitution

Durant ses derniers mois, Adrienne ne parlait plus que très peu, finalement presque plus du tout. Elle était occupée de sa souffrance et de sa mort. Pour combien de personnes a-t-elle assumé un purgatoire de substitution, je ne le sais pas, je posais le moins de questions possible (NB 10, n. 2360).

 

185. Un purgatoire pour les autres

(1943. Adrienne au P. Balthasar) : Le Seigneur m’a promis que si je passe un jour là-haut, je peux aller directement à lui. Mais je veux lui offrir que malgré cela il peut m’envoyer au purgatoire pour les autres (NB 8, n. 613).

 

L’AIDE DES ÂMES DU PURGATOIRE

 

186. Faire appel aux âmes du purgatoire ?

Se pose la question de savoir si d'ici-bas on peut faire appel aux "pauvres âmes du purgatoire". Pour le moment, elles ne peuvent rien faire elles-mêmes, elles ne sont même pas libres de leurs pensées. Elles ne le redeviendront que lorsqu'elles auront part à la liberté de Dieu dans une prière profonde et qu'ainsi elles seront parvenues, vis-à-vis de Dieu, à une liberté nouvelle. Ce n'est qu'alors, peut-être à la sortie du purgatoire, qu'elles pourront aussi ressentir à nouveau de l'amour pour les autres comme elles éprouvent de l'amour pour le Seigneur. Si on fait appel aux âmes qui sont dans le purgatoire proprement dit, elles ne l'entendent pas elles-mêmes car elles sont fixées ; mais le Seigneur entend la prière et il peut l’exaucer. Au purgatoire, l'âme est réellement isolée. Elle ne peut que regarder devant elle, non à côté d'elle. Il n'y a pour elle aucune possibilité de comparer : comment le Seigneur procède avec les autres âmes, sur terre ou au purgatoire. Elle est dans une sorte de solitude, totalement occupée de la relation que Dieu a avec elle. Ce n'est que lorsqu'elle est totalement purifiée et qu'elle est totalement détachée d'elle-même que s'ouvre à nouveau pour elle l'expérience de la communion des saints dont elle a dû auparavant se sentir exclue comme indigne (NB 6,340).

 

14. La durée


 

187. Nous ne savons rien de la durée de notre purgatoire (NB 3,198).


 

188. On ne peut se faire aucune idée de la durée

Quand, dans le purgatoire, l'âme commence à s'apercevoir de la victoire du Seigneur sur le serpent, quand elle remarque que toute sa durée est enclavée dans la durée du Seigneur, elle pense alors qu'elle est déjà près de la sortie. Mais elle sous-estime aussi bien son péché que son aptitude à subir le châtiment. Elle s'attend à nouveau à pouvoir prévoir par elle-même le terme du temps et de la mesure. Elle s'attend à ce qu'une mesure déterminée de péché lui soit remise par un châtiment déterminé pour un temps déterminé. Mais pour le Seigneur il ne s'agit pas d'une relation de ce genre. Il a certes déjà expié le péché sur la croix. Il s'agit moins pour lui d'une juste pénitence que de changer l'homme pour le rendre capable de l'amour céleste. Justement cette purification ne peut être atteinte que si l'homme reconnaît son impureté et que grandit en lui le désir de la pureté du Seigneur. Mais, pour cette procédure, la mesure et le poids se trouvent totalement entre les mains du Seigneur. C'est pourquoi aussi l'essentiel de la durée se trouve dans la vie éternelle et non dans le sentiment de la durée éprouvée par celui qui expie, celui-ci doit seulement être éduqué à cette vie éternelle. L'idée qu'il se fait de la durée s'avère inutilisable, il ne peut se faire aucune idée du "déroulement" réel. C'est pourquoi il peut s'inquiéter de la manière dont le Seigneur va le libérer de son désarroi parce que, de son point de vue à lui, cette manière de faire lui semble ne faire qu'accroître son désarroi (NB 6,338).

 

189. Je n’ai pas la mesure de la durée

Quand commence pour moi le purgatoire ? Je ne peux sans doute pas le dire. Car la mesure de la durée ne se trouve pas plus en moi que la mesure de l'action. Ce que je saisis de la relation du Seigneur à moi est si limité que je ne peux pas insérer dans mon expérience le moment de son intervention. Celui qui doit être opéré et qui se trouve sur la table d'opération les yeux bandés pourrait s'écrier au bout de quelque temps : Continuez donc ! Mais on n'aurait pas encore du tout commencé réellement, on n'aurait fait que les préparatifs. Ou bien j'entre dans une pièce où mon ami joue du piano ; je pense : je ne vais pas le déranger, et je sors ; au bout d'un instant, il me suit et il me dit d'un ton bourru : Cela fait si longtemps que je t'attends ! Moi : Mais tu jouais du piano quand même ! Lui : C'est pour ça que ça ne va pas, j'attendais et réfléchissais à la conversation que nous devons avoir. C'est donc tout différent de ce que je pensais, jouer du piano était pour lui purement secondaire. La vérité telle que je la voyais ne correspondait pas du tout à la réalité. Mon ami s'occupait de moi avant que je le remarque et d'une autre manière que je l'imaginais (NB 6,336-337).


 

190. Le temps au purgatoire

L’éternité de l’enfer : plus on avance dans l'enfer, plus il y a d'enfer devant soi. C'est le contraste le plus fort avec le toujours-maintenant dans le ciel. En enfer, c'est au fond comme ceci : à chaque seconde que je vis en lui, les années que j'ai encore à y rester se multiplient. Naturellement ce n'est qu'une image humaine pour cet état. Au purgatoire, il y a peut-être la possibilité de deviner que ça avance. En enfer, la situation est toujours plus désespérée (NB 3,174).


 

191. Incertitude totale en ce qui concerne l'évaluation du temps

La longueur du chemin à parcourir dans le purgatoire pour parvenir à l'intelligence complète peut être très variée. C'est à la fin que l'âme comprendra pourquoi justement il a dû être si long. Tant qu'elle est en chemin, elle ne le voit pas, parce que la mesure du temps qu'elle a n'est plus valable. Elle est dans l'incertitude totale en ce qui concerne l'évaluation du temps tout autant qu'en ce qui concerne sa faute. Ce n’est qu’au moment de l’absolution qu’elle voit véritablement que c’est l'Esprit qui évalue comme il faut le péché (NB 6,374).


 

192. On ne peut pas suivre le déroulement

On n'a aucune vue d'ensemble. Quelque chose commence et semble s'arrêter ; autre chose ne fait toujours que commencer, à l'infini. On ne peut pas suivre le déroulement. Supposons que, dans une opération, on extraie de l'organisme du péché de mon âme l'organe central de l'orgueil, les organes du péché qui restent seront complètement troublés dans leur fonctionnement intérieur, ils en deviendront d'autant plus pesants et gênants. Ce qui se produit, c'est le contraire d'un soulagement sans que, paradoxalement, je puisse le comprendre comme un progrès. Plus l'organisme du péché est désintégré, moins l'homme s'y reconnaît en lui-même (NB 6,344).

 

193. Aucun progrès

On ne constate aucun progrès à mon état (qui ne m'appartient plus), tout au plus une modification du Seigneur par le fait que son amour pour moi est plus évident. On commence à voir sa prière. Elle ne fait pas encore qu'un avec la mienne. C'est son affaire, elle est en opposition à la mienne qui jusqu'à présent était trop mon affaire. Je n'ai ni la liberté de dire au Seigneur : "Éloigne-toi de moi, je suis un pécheur", ni la liberté de l'appeler. Ma prière n'est pas libérée, elle est dosée. On se sent comme dans un plâtre : la jambe est cassée, le bandage est indispensable, mais il irrite la peau et m'empêche en même temps de me gratter. Je n'ai pas d'autre choix que de le laisser et de le supporter (NB 6,359).

 

194. Impression que rien n’avance

Au début, il y a comme un avertissement sévère qui est donné : le châtiment doit être entièrement éprouvé. L'Esprit Saint exige de l'esprit humain de vouloir le subir. Pour le moment, celui-ci est incapable d'y consentir ; il est alors "travaillé" jusqu'à ce que cette volonté lui vienne. Mais on ne peut pas dire si le temps que cela se fasse lui est imposé en plus au début : on ne peut pas non plus compter comme ça. En tout cas, celui qui expie ne peut pas avoir l'impression qu'une partie de sa faute est enlevée et qu'on peut passer à ce qui reste. Il peut tout aussi bien avoir l'impression que son mensonge sera "travaillé" éternellement, que rien n'avance. Dans l'état où il se trouve, il a tout à fait perdu l'impression d'avancer, que quelque chose est passé, si bien qu'il ne peut pas savoir où il en est dans ce qu'il expérimente (NB 6,342).

 

195. Un long purgatoire

Les grands pécheurs n'apprendront à comprendre qu'après un long purgatoire l'urgence de la foi, le gâchis de leur propre vie, la profondeur de leur faute, mais aussi la grandeur de la grâce (NB 6,285).

 

196. L’incertitude concernant l’heure

L’incertitude qui concerne l'heure ne fait pas partie seulement de la méthode de purification, elle nous met à l'avance en contact avec la Passion du Seigneur. "Personne ne connaît l'heure, pas même le Fils". Le Fils a voulu avoir part à notre incertitude. A l'époque du péché originel, le diable prend les devants. Le Seigneur, lui, assume l'époque du péché originel en n'entrant pas prématurément dans sa Passion. Il aurait pu souffrir tout de suite pour tout régler. Mais non : il attend que vienne l'heure du Père. Le temps qui est toujours prêt, c'est le temps du péché, le temps qui est attendu, c'est le temps du salut. L'heure du diable précède, celle du Seigneur suit. Je sais que le temps du Seigneur viendra et je pourrais m'accorder au temps futur du Seigneur par-delà le temps présent qui est celui du péché. Dans le monde, j'ai la possibilité de me décider pour le temps du diable ou pour le temps du Seigneur. Dans le purgatoire, aucune décision n'est plus possible, je suis saisi dans l'état précisément où j'arrive (NB 6, 360-361).

 

15. L’acceptation

 

 

197. Le Seigneur veut le tout

Si je suis un pécheur qui a péché contre l'Esprit de la grâce - je ne veux pas croire que le Seigneur est mort pour nous, je veux me construire ma propre religion - et que j'arrive au purgatoire, je serai tout d'abord très occupé de moi, la purification s'accomplit totalement à l'intérieur de moi. Ce n'est qu'ensuite qu'arrivera le moment où je percevrais que d'autres sont là et qu'à la limite du purgatoire il y a aussi le sang des martyrs qui sont morts pour le Seigneur. Je comprendrais alors tout d'un coup qu'ils étaient tous des humains comme moi, mais aussi des frères qui ont tellement donné leur vie pour le Seigneur qu'il s'est servi de leur sang pour me sauver. Le sang des martyrs a frayé pour l'autre au purgatoire une voie vers Dieu et a barré pour lui la voie de l'enfer. Le martyr n'est pas en mesure de ne donner que la moitié de son sang, parce que l'autre moitié par exemple serait liée par le péché. Par la grâce, c'est tout son sang qui est pris. Et dans le purgatoire j'ai besoin aussi de voir totalement la grâce parce qu'il s'agit pour moi de la totalité, il n'y a plus de relativité dans le don de soi. Le Seigneur veut maintenant le tout (NB 4,332-333).


 

198. Devenir un moi qui appartient à l’Esprit

Dépouiller l'homme de son moi et le faire passer à un moi qui appartient à l'Esprit. Ce chemin est emprunté définitivement au purgatoire (NB 6,448).

 

199. Désirer que le Seigneur s’occupe de nous

L'état de celui qui vient de mourir n'est pas une prolongation de ce qui était auparavant, ni un déplacement dans quelque chose de tout à fait inattendu. Ce qui prédomine, c'est le sentiment de ne pas s'en sortir. Si le défunt était un bon chrétien, son état ressemble à celui d'un converti qui vient d'entrer dans l’Église. Il était heureux, il était prêt à tout accueillir avec une âme neuve, mais il sent soudainement qu'il a besoin d'être dirigé pour vivre les choses comme elles doivent être vécues. Dans un premier temps, il pourrait peut-être décider de mener une existence en marge et à l'ombre, essayer de se faire remarquer le moins possible, de faire dans le service divin ce que font les autres et, pour le reste, s'habituer peu à peu à sa nouvelle vie. Mais celui qui vient de mourir n'a plus du tout le sens du temps, il ne peut plus compter sur lui. Il n'a pas le temps de s'adapter ; d'emblée il est contraint de désirer que le Seigneur, qui est la vérité, veuille bien s'occuper de lui. Ce qui domine tout, c'est un désir de correspondre, d'être transformé, d'être purifié. Si l'homme connaît Dieu et l'a aimé, très vite il le priera instamment de bien vouloir s'occuper de lui. C'est sans doute la première chose : ce geste de supplication. Avec une certaine liberté et une certaine indépendance, avec une certaine capacité à inclure le passé et à désirer s'approcher de Dieu tel qu'on était (NB 6,334-335).

 

200. Un désir d’arriver à Dieu

Au commencement, il y a une sorte de coup d'œil sur le but : ce que cela signifierait de retrouver les bonnes grâces du Seigneur. Ce but m'est en quelque sorte décrit de telle manière que quelque chose en moi se met en mouvement vers ce but. Mais je sais que si je le désire, j'aurai quelque chose à payer. Une fois qu'on a commencé à payer, il n'y a plus d'objection valable, il n'est plus question de dire : "Assez". On considère que ma première velléité est un oui et un accord pleinement valables. Dois-je me faire opérer, oui ou non ? Le médecin dit : "C'est nécessaire". D'une certaine manière, je voudrais retrouver la santé, et pourtant avant même que j'aie ajouté quelque chose, toute la machinerie s'est mise en route et je ne peux plus rien faire pour l'arrêter. Ainsi, au début du purgatoire, le Seigneur éveille en moi un désir d'arriver à Dieu. Un petit oui, une étincelle de bien est stimulée ; puis on avance sans qu’on fasse attention à une protestation (NB 6,351).

 

201. Consentir à ce qu'on soit pris pour suivre la cure de Dieu

Le purgatoire est le chemin par lequel la liberté terrestre de l'homme (en tant que capable de pécher) doit passer pour parvenir à la liberté céleste (de ne plus pécher). Dans le purgatoire, la première liberté est en quelque sorte vaincue et terrassée étant donné que le purgatoire tout entier est la victoire de l'amour du Seigneur sur notre égoïsme. Et pourtant la liberté céleste, qui consiste à ne vouloir que ce que Dieu veut (et participer ainsi à l'absolue liberté de Dieu), n'est pas encore atteinte pour autant. Il y a certes un début de liberté : consentir à ce qu'on soit pris pour suivre la cure de Dieu. Je veux qu'on m'opère de mon cancer. Une fois l'opération commencée et que le médecin est à l'œuvre, personne ne se soucie plus de mes protestations. Au purgatoire, on est opéré sans anesthésie pour ainsi dire, et le patient est pour ainsi dire attaché. Il ne peut échapper au bistouri. La comparaison est valable pour le premier stade et le stade intermédiaire, elle ne l'est plus guère pour la fin du purgatoire parce que le patient qui, en fin de compte déborde de gratitude, exprime le souhait de rester sous le bistouri aussi longtemps que le veut le médecin. Le pénitent comprend alors que l'opération qu'on lui a faite l'a libéré de son égoïsme et lui a donné un amour désintéressé qui est prêt à souffrir pour les autres (NB 6,340-341).

 

202. La reddition de mon intelligence aux vues de Dieu

L'exigence maintenant se fâche. Elle représente la colère de Dieu qui veut rentrer dans ses droits. Elle demande, mais je ne peux pas répondre. La colère de l'exigence m'intimide aussi. C'est alors que s'élève ma prière : "Rends-moi docile". Le oui qui est là inclus n'est pas un oui qui comprend, c'est la reddition de mon intelligence aux vues de Dieu. C'est comme un mouvement de la puissance de Dieu dans mon impuissance. Il y a sans doute là un minimum d'intelligence, car je sais finalement qu'il y a une nécessité qui guide le tout, que je suis placé sur un chemin qui doit aboutir à Dieu. "Donc c'est pour mon bien". De laisser ainsi place à Dieu est comme une première toute petite ouverture sur le ciel, une espérance inavouée au milieu de la loi d'airain de la nécessité (NB 6,344-345).

 

203. Un acquiescement

En sentant le regard du Seigneur pénétrer toujours plus profondément en moi, j'ai l'impression que cela ne sert à rien, que je reste exactement celui que je suis. Qu'il se tourne vers moi est peine perdue, c'est un effort de son amour, et je comprends toujours mieux qu'il est la bonté même. Je ne refuse pas que le Seigneur continue - dans une durée qui paraît infinie parce que non mesurable, une durée que j'ai renoncé à contrôler -, et cette passivité devient à un certain moment un acquiescement, une espérance que, malgré tout, va s'établir quand même peut-être une relation entre tout ce qu'il y a de mauvais en moi et sa bonté. Cette espérance se trouve entièrement dans le Seigneur. Elle ne repose pas sur la constatation d'un rapport entre lui et moi. Il y a ici un commencement. La fin de ma manie de vouloir tout savoir mieux que les autres et le commencement de ma capitulation. Le moi est tellement décomposé que le toi reçoit prend forme peu à peu. Ce n'est que lorsque le toi l'emportera que sera parcouru le dernier bout de chemin. C'est pour ainsi dire la grande astuce du purgatoire qu'avant d'apprendre à voir tout ce qu'il y a de mauvais en nous et tout notre péché, nous expérimentions la bonté du Seigneur. Ainsi ce n'est pas de notre point de vue que nous prendrons conscience de nos actes mais du point de vue de la bonté et de l'amour du Seigneur (NB 6,350).

 

204. En arriver au oui

J'obéis à la contrainte du Seigneur parce qu'elle est plus grande que mon refus. Et quand il m'aura suffisamment inspiré pour que je dise oui, il m'arrachera un oui volontaire. Il est en mesure de le faire du fait de sa qualité absolue d’Époux et, d'une âme récalcitrante, il peut faire une âme épouse (NB 6, 362).

 

205. Un oui nouveau

Que quelqu'un arrive au purgatoire, cela suppose certainement ici-bas une grâce et un début de oui. Mais maintenant rien n'est rattaché sciemment à ce oui ; il est d'abord totalement absent parce que l'homme doit voir maintenant son non. Quand le non est consumé par le feu, le oui réapparaît comme un oui nouveau ; pas simplement comme le vieux oui qui serait rendu, mais comme un oui que le Seigneur lui-même a façonné et qu'il fait naître en moi. Les "mérites" terrestres ont pour effet d'abréger le feu, éventuellement de le rendre inutile ; mais dans les souffrances de la purification, ils ne sont ni un soulagement ni un contrepoids (NB 6,362).

 

206. Comprendre à quel point j’ai offensé l’amour

Je vois maintenant l'amour, mais avec un absolu qui ne m'est pas encore totalement compréhensible. Il est l'inattendu, le totalement autre. Je ne suis pas en mesure d'essayer d'établir par moi-même une relation avec lui. La bonté que j'ai rencontrée ne commence pas par m'élever, elle fait s'enfoncer mon moi. Je dois m'immerger totalement dans le Seigneur pour arriver peu à peu à comprendre à quel point j'ai offensé l'amour, c'est-à-dire le Seigneur (NB 6,350).

 

207. Mon envie de revenir au Seigneur

Il s'agit toujours d'une relation entre vouloir et ne pas vouloir. Mais dans le purgatoire, la relation est tout autre qu'ici-bas. Ici-bas rien ne peut en quelque sorte m'empêcher de me tourner vers le Seigneur si je le veux vraiment. Après une long temps de tiédeur, je peux me reprendre et recevoir à nouveau les sacrements. Pour cela, je dois me soumettre à certaines formes, par exemple à la confession, que mon consentement intérieur demande ; je le fais, bien que j'en aie peu envie, parce que justement mon envie de revenir au Seigneur est plus fort que l'aversion que j'ai à me confesser ou à abandonner mon péché. Naturellement il peut se faire que plus tard j'aie à nouveau une faiblesse et que je retombe dans le péché. Dans le purgatoire, ce qui domine, c'est un impératif : mon envie de revenir au Seigneur - tel est le but - doit devenir plus grand que l'aversion que j'ai à m'attendre à être châtié. Une fois ceci atteint, le pas décisif est fait (NB 6,350-351).

 

208. On ne voudrait que ce qu'il veut

Tout d’un coup on est replacé totalement devant le Seigneur aimant, livré surnaturellement à sa présence surnaturelle. On ne voudrait que ce qu'il veut, pour ensuite constater à nouveau qu'on en est incapable et retomber dans la dialectique du châtiment et de l'amour. Cette dialectique nous paraît à nouveau si réelle et si concrète que l'instant surnaturel semble incompréhensible. C'était comme une anticipation ; je n'étais qu'abandon et je priais : "Seigneur fais que je reste en ce lieu. Aussi longtemps que je pourrais expier ici pour quelqu'un". A cet instant aussi châtiment et amour coïncidaient, mais les deux sous le signe de la volonté divine de l'amour. Mais maintenant on s'enfonce à nouveau dans la confusion terrible : est-ce la conséquence de la prière ou est-ce le signe que je ne suis pas encore de taille pour faire cette prière ? (NB 6,355).

 

209. Aller partout où le Seigneur le veut

Quand la purification a atteint un certain stade, l'âme est absolument docile. Elle n’est plus que confusion, elle s'est débarrassée de toute conduite honteuse, elle ne se regarde plus elle-même ni ses mérites, elle est prête à aller partout où le Seigneur le veut. Elle n'a plus de secret pour lui, il peut la regarder par devant et par derrière, d'en bas ou d'en haut, aucun accès ne lui est interdit, il n'a pas à briser de résistance pour en faire ce qu'il veut (NB 6,356).

 

 

210. Une première capitulation

Arrive le mot d'ordre : "prière". On dit quelque chose qu'on a en mémoire et il s'ensuit alors une première capitulation globale. Peut-être écoute-t-on la prière avant de la dire soi-même : on l'entend comme une mélodie qui remonte de l'enfance, dont on ne sait pas très bien où elle est à sa place. On se dit : je devrais au fond la connaître. Et pourtant on ne peut pas la reconnaître ; c'est manifestement une mélodie qui ne se fait entendre qu'ici. Comme une improvisation. Malgré cela quelque chose m'en est connu. Au plus profond de moi, je sais que c'est un morceau d'un nouvel ensemble, mais des parties m'en ont déjà été offertes assez souvent. Seulement je ne savais pas l'écouter ; au fond, je n'en avais pas envie (NB 6,365).

 

211. La résistance a disparu

Maintenant c'est une obligation. On est "poursuivi" par la mélodie. Dans cette prière, il y a une première recherche, une première participation, sans enthousiasme, un ton penaud, presque neutre. Une sorte de mécanisme s'est emparé de nous qui nous contraint à continuer. "Ça" avance et on y consent. Quelque chose a disparu : notre résistance. On se sent en quelque sorte dépassé. Au début, on mesurait encore un peu ses forces et on pensait : dommage que l'autre ait plus de poids ; on était méfiant vis-à-vis de cette supériorité. Maintenant on devient méfiant vis-à-vis de soi-même : on a sans doute mal compris. Et finalement on accepte de suivre (NB 6,365-366).

 

212. Désir que le châtiment aille jusqu'à son terme

Quand la prière s'approfondit, grandit aussi la compréhension du châtiment et par là le désir que le châtiment aille jusqu'à son terme. Encore très lié au châtiment, le regard s'ouvre à la sublimité de Dieu qui contraste avec notre propre insignifiance. Bien des choses demeurent étranges, mais on ne peut pas les rejeter, car qui sait si elles ne font pas partie de la vérité de Dieu (NB 6,367).

 

213. Je veux commencer à voir avec tes yeux

(Du purgatoire d'une fille de dix-huit ans). D'une manière générale, je veux ce Dieu veut, mais je ne pense pas beaucoup à la distance qu'il y a entre ma volonté approximative et étroite, et sa volonté divine et infinie. Quand commence l'examen, je ne suis pas opposée à son caractère désagréable parce que je comprends que la volonté de Dieu s'exprime maintenant au-delà de ce que je comprends. C'est comme si tu me lisais une poésie qu'au début je ne comprends pas, mais je te fais crédit : je la trouve belle parce que tu la trouves belle. Que je me déclare d'accord avec toi, cela a davantage affaire à mon sens de la beauté qu'à ma raison : je veux commencer à voir avec tes yeux (NB 6,386-387).

 

214. Des âmes qui ont un grand désir de Dieu

Le jour des trépassés (1941) est pour Adrienne une expérience singulière. Elle a une vision pénétrante et détaillée du purgatoire. Elle voit les pauvres âmes : toutes sont occupées d’elles-mêmes, elles n’ont pas de rapport avec le monde extérieur, ni non plus avec les humains qui sont sur la terre. Elles sont plongées dans deux atmosphères ou deux milieux différents. En haut se trouve le milieu céleste, en bas le milieu de feu qui ne semble pas être un feu sensible. Les unes sont presque tout entières dans la partie inférieure et n’émergent dans la partie supérieure que par une petite partie. Elles ont en quelque sorte la forme d’une poire dressée sur une table. D’autres sont à moitié dans la partie supérieure et à moitié dans la partie inférieure ; d’autres sont déjà presque entièrement dans le milieu céleste et ne sont plus attachées au feu que par un petit bout. A l’intérieur des âmes, cela travaille et bouillonne énormément. Elles sont entièrement occupées à se purifier. Elles ont un grand désir de Dieu, un élan vers le haut, mais elles ne veulent pas quitter le feu avant d’être totalement pures. Au début elle sont comme poussées dans le feu, passivement. Quand elles sont dedans, elles ne peuvent aucunement agir ou s’activer ; quand elles sont absolument pures, elles se libèrent du milieu inférieur, elles montent verticalement, et l’enveloppe qui les entoure crève ; elles sont libres alors de se joindre aux autres au ciel et sur la terre. Adrienne vit aussi l’état intérieur des âmes. Celles qui sont encore totalement dans le feu sont en grande détresse, car elles ne savent pas encore que cela les mène vers le haut ; quand la partie purifiée s’agrandit peu à peu, l’élan vers Dieu se fait plus fort. Adrienne pense que les âmes du purgatoire n’ont pas de contact avec nous ; mais nous, nous pouvons avoir contact avec elles quand nous les aidons. Elle comprend très bien aussi la doctrine de l’Église selon laquelle au purgatoire on ne peut plus acquérir de mérite (NB 8, n. 223).

 

215. En arriver à crier vers Dieu

En 1944, Adrienne a été conduite plusieurs fois au purgatoire. Elle cherche à exprimer la manière d’être particulière du temps au purgatoire, qui n’est rien d’autre qu’un souvenir de la faute commise. C’est un temps qui est fait tout entier d’une seule ligne, qui va droit vers l’éternité comme d’un trait. Le purgatoire commence avec la croix et finit avec elle. Il commence comme ceci : on est placé sous la croix, et ce qu’on a fait dans la vie ou ce qu’on a négligé, on doit apprendre à le connaître du plus profond du cœur. Toute la vie est placée sous une unique formule, par exemple : “Je n’ai pas aimé le Christ”. Tout le reste n’existe plus. Puis cette parole commence lentement à se marquer dans l’âme comme un fer rouge. C’est d'abord une connaissance toute théorique, quelque chose qu’on semble savoir depuis longtemps. Jusqu’à ce que l’affaire devienne toujours plus brûlante, toujours plus proche, toujours plus inéluctable et accablante. Et à l’instant où l’âme n’en peut plus, où tout en elle crie vers Dieu, où tout n’est plus qu’un espace vide et brûlant, où la croix est devenue en elle vérité, cela se termine et Dieu apparaît. Maintenant l’âme sait ce qu’est la grâce (NB 8, n. 1040).

 

216. Avoir envie de faire plaisir à Dieu

Le feu du purgatoire s'adapte aux différents stades de la vie. L'enfant de quatre ans aussi qui arrive dans l'éternité avec l'état de conscience qui est le sien doit être éduqué pour Dieu selon ses capacités de compréhension jusqu'à ce qu'il soit mûr pour l'éternité avec la maturité de conscience qui est la sienne. (Cela contribuera certainement à la variété du ciel que tous n'y arrivent pas avec la même expérience du monde). Un enfant de cet âge, qui ne peut pas encore se confesser, doit aussi être préparé pour Dieu : se réjouir de Dieu, avoir envie de lui faire plaisir, être devant lui propre et net, avoir l'espérance de le voir, tout cela peut être éveillé en lui (NB 6,386).

 

16. La sortie


 

217. Une préparation à la vie éternelle

Comme le purgatoire est une préparation à la vie éternelle, tout doit être parfaitement en ordre. Cela ne se fait pas sans qu'on y soit poussé d'une manière désagréable. On ne nous laisse aucun répit. Pour le recueillement contemplatif, on avait eu tout le temps de sa vie. On ne peut pas arriver au purgatoire en exigeant d'avoir maintenant du temps pour se recueillir intérieurement. Au contraire, on est toujours inexorablement arraché quand on ne s'y attend pas. La mesure et la manière de ce à quoi il faut réfléchir ne sont pas fixés par l'homme mais par le Seigneur ; à cause de mon état de pécheur, mes perspectives sont absolument fausses et le plus souvent stériles. A y regarder de plus près, il faut qu'on m'arrache beaucoup plus de choses que je ne me l'étais imaginé (NB 6,347).

 

218. Entre l’enfer et le ciel

Le purgatoire est un état intermédiaire entre le ciel et l'enfer. Tout comme la frange d'écume que laisse la vague sur le sable du rivage appartient aux deux : à l'eau et à la terre – et aussi encore à l'air (NB 5,225).


 

219. La partie du purgatoire qui est la plus proche du ciel

Que, le samedi saint, le Père montre son enfer au Fils, c'est un mystère de l'amour du Père. Il le fait avec amour : il ne fait pas tomber le Fils tout de suite dans l'enfer le plus profond, il le conduit pour ainsi dire à partir d'en haut et il commence par la partie du purgatoire qui est la plus proche du ciel. Le Fils rencontre ici ceux qui sont déjà purifiés par son amour rédempteur. Le Père montre au Fils que, dans sa justice, il n'est pas insensible à la miséricorde du Fils ; il lui montre, avant même l'achèvement de l’œuvre de la rédemption, les effets de l'amour à l'intérieur du domaine de la justice. Il lui ouvre le cachot du côté où l'amour est visible. Le Fils voit ici que les âmes se trouvent entre la justice et l'amour, il voit comment les deux coïncident dans la procédure de purification. Elles doivent apprendre à saisir le sens de la justice et de l’amour dans leur unité. Elles marchent pour ainsi dire à tâtons des deux côtés, vers la justice et vers l'amour (NB 3,92-93).


 

220. Un passage définitif vers le Seigneur

Il se peut que sur terre déjà on a été racheté ; racheté dans le sens d’un passage définitif vers le Seigneur, non la rédemption que nous recevons par le baptême et la confession, et qui ne nous garantit pas que nous ne renierons pas le Seigneur. Celui qui est racheté définitivement ne sait pas seulement que ses péchés lui sont pardonnés, mais aussi que la place qui lui était réservée en enfer est supprimée. Le moment de cette « rédemption » dépend du Seigneur : elle peut se produire à la fin du purgatoire ou à la mort ou déjà dans la vie terrestre (NB 4,55).


 

221. Au ciel, chacun a une place personnelle qui l’attend

Le Seigneur connaît la place personnelle qui m’était réservée en enfer, il la prend pour lui en quelque sorte. Mais il voit aussi ma place dans le ciel. On s'imagine toujours que quelqu'un arrive au ciel par la grâce du Seigneur, soit directement, soit en passant par le purgatoire. Au ciel, chacun a d'avance une place personnelle qui l’attend (NB 4,184-185).


 

222. Marie, l’hôtesse du ciel

A la sortie du purgatoire se trouve la Mère de Dieu, en quelque sorte comme l'hôtesse du ciel qui introduit les invités dans la salle (NB 3,85).


 

223. La fin du purgatoire

La Mère se trouve exactement à la fin du purgatoire ; avec un art incomparable, elle accueille dans le ciel les nouveaux arrivants. Toutes les formes de gêne sont aussitôt emportées par cet amour sans prévention (NB 9, n. 1315).


 

224. Le ciel s’ouvre

Quand le ciel s'ouvre, le Seigneur ne s'occupe plus des pécheurs, il est accessible, il invite. On a une vue sur un morceau de ciel, des anges sont là et ils semblent préparer une fête. L'âme ne sait pas : "Y a-t-il une fête ? Pour le Seigneur ? " Et ce sera vraiment une fête du Seigneur, une fête tout à fait personnelle, parce qu'il a sauvé cette âme. Elle entre et elle est reçue par les saints, et elle voit pour la première fois la Mère du Seigneur, et tous la conduisent au Seigneur (NB 6,381).

 

225. Mûr pour la vision de Dieu

Au ciel, nous verrons Dieu et nous le connaîtrons. Le début de cette connaissance se trouve au purgatoire, quand on comprend que le Seigneur est le feu et qu'il est consumé par le feu, et cela de telle manière qu'il souffre avec moi dans le feu de la souffrance ; je suis ainsi inclus dans son feu en tant que feu de l'amour qu'il est en tant que Dieu. Quand on a fini de brûler, on est mûr pour la vision de Dieu. On fait déjà l'expérience de Dieu avec une telle proximité qu'elle est la porte de la vision (NB 6,384).

 

226. Entrer dans le repos de Dieu

Entrés dans le repos de Dieu, nous entendons sa parole. Non plus troublée comme ici-bas par l'agitation de nos desseins terrestres, par notre manque de volonté et de compréhension, mais directement telle qu'elle est dite. Nous ne pouvons pas nous y dérober. Nous lui sommes livrés afin que la vérité de son action se vérifie en nous. Elle est là plus aiguisée qu'une épée à deux tranchants ; elle est donc une épée à laquelle on ne peut pas échapper parce qu'elle frappe avec chacun de ses côtés. Elle le fait si bien que le sens de notre entrée dans le repos de Dieu semble avant tout celui-ci : fournir un objet à l'efficacité infaillible de la Parole de Dieu (NB 6,324-325).

 

227. La phase terminale du purgatoire

Quand le Seigneur révèle son amour comme but et comme force motrice, c'est peut-être la phase terminale du purgatoire ; mais il se peut aussi qu'il le révèle dès son stade initial. C'est une relation à lui immédiate qui est créée, une relation en quelque sorte sponsale. Dans la confession, l'amour du prochain joue toujours un rôle déterminant ; dans le purgatoire, on est tourné totalement vers le Seigneur. Mais, dans cette relation, une souffrance inattendue peut être requise. De quelle durée et de quel genre, c'est le Seigneur qui en décide. Il peut se faire que j'aie commis peu de fautes et que le Seigneur veuille être indulgent : je dois pour ainsi dire arriver au ciel en faisant l'expérience de son amour. Le Seigneur prend tout en lui, il est si grand qu'il n'est pas gêné par nos limites (NB 6,388).

 

228. Des personnes longtemps attendues

Ceux qui sont au ciel ne considèrent pas que ceux qui se trouvent dans le purgatoire doivent passer par une juste purification, ils les voient plutôt comme des personnes qui accomplissent un voyage pénible, à qui il est arrivé un malheur, dont on désire depuis longtemps l’arrivée et, quand enfin ils sont là, ils sont aussitôt entourés et introduits comme des personnes longtemps attendues (NB 9, n. 1315).

 

229. Être « digne » du ciel

La vision de Dieu au ciel n’est jamais quelque chose de terminé. Il y a la plénitude dont on est rendu « digne » par la vie terrestre et le purgatoire et la rédemption ; mais cette plénitude qui est atteinte n’est pas un point final ; elle est un point de départ de la vie céleste. Seulement, au ciel, le désir ne va plus jamais dans le vide, il va toujours dans une nouvelle plénitude (NB 9, n. 1562).

 

230. Un chemin vers le ciel

Le purgatoire n'est pas une descente mais une forme de chemin vers le ciel. Le point le plus bas est dès lors la terre, pas étonnant alors que celle-ci ressemble parfois à l'enfer (NB 10, n. 2183).

 

231. Entrer au ciel

On ne peut pas entrer au ciel si on n'amène pas le ciel avec soi. Pour cela, le purgatoire est une préparation (NB 3,260).

 

232. L’entrée au ciel

Le purgatoire est comme une distance limitée entre la mort et l'entrée au ciel (NB 10, n. 2287).

 

233. Les différences au purgatoire et au ciel

Ce n'est pas le but du purgatoire de nous faire là-haut tous égaux comme si le feu éduquait chacun aussi longtemps qu'il faudrait pour qu'il arrive aussi loin que les saints. Là-haut, Dieu laisse à chacun son caractère et ses proportions. Mais le tout sur la base commune de l'amour (NB 3,78).


 

234. Absolution définitive

Lors de l'absolution définitive, il n’est pas possible qu'on soit absous d'un péché qu'on ne reconnaît pas suffisamment. Il y a des gens qui, ici-bas, après l'absolution, sont encore accablés, probablement parce qu'ils ne peuvent pas se pardonner à eux-mêmes leur chute. Mais un chrétien, du fait de l'incandescence de l'amour dont Dieu l'aime, devrait si bien se laisser terrasser par l'indivisibilité du pardon de Dieu qu'il ne puisse recevoir le pardon de son péché que dans sa totalité (NB 6,373).

 

235. Avant l’entrée au ciel

Dans le purgatoire, mon prochain, c'est uniquement le Seigneur ; il ne m'est pas donné d'autre prochain. Ce n'est que tout à fait à la fin, avant l'entrée au ciel, que le prochain m'est rendu - seulement par le Seigneur -, car maintenant je peux le rencontrer de la manière dont le Seigneur et Dieu l'aiment (NB 6,386).

 

236. Apprendre les mœurs du ciel

Le salut de l'âme consistera aussi dans l'accomplissement des vœux. Au ciel règne la pauvreté parfaite parce que chacun ne possède tout que pour l'offrir à tous. Tout ce que nous possédons, nous le possédons pour les autres, et le donner sera notre joie parfaite. De même la virginité aussi sera accomplie dans le ciel ; tout ce qui ici-bas ressemble en elle à un renoncement sera au ciel un enrichissement, non par la suppression de la virginité mais par son accroissement. Au purgatoire, celui qui n'est pas vierge devra acquérir la maturité qu'apporte celui qui est vierge, de même que le riche de ce monde devra apprendre au purgatoire la joie de la pauvreté véritable pour pouvoir arriver dans le ciel au royaume des pauvres en esprit. Dans l'obéissance parfaite enfin nous aurons la parfaite liberté parce que nous n'accomplirons plus en tout que la volonté du Seigneur (NB 11,342-343).

 

237. Initiation à la vie dans le ciel

C'est une opinion fausse de croire que l'être humain naît dans le monde et que plus tard peut-être il entrera au couvent. Il naît pour ainsi dire dans l'état religieux. On ne lui a pas demandé s'il voulait naître. Il a fait preuve d'une obéissance absolue en venant au monde. On l'y a mis nu et pauvre. Manifestement ce n'est pas un "état séculier", c'est pour l'être humain un état religieux. Et celui qui meurt retourne à cet état : il doit abandonner le mariage et ses biens, on ne lui demande pas s'il veut mourir, il doit faire preuve d'une obéissance de cadavre. Et, au purgatoire, il est définitivement initié aux manières de voir de la vie religieuse pour arriver au ciel (NB 11,346-347).

 

238. « Venez, vous, les bénis de mon Père »

Le purgatoire est institué par le Fils à la limite de l’enfer. C'est à partir de cette limite qu'il accueille et rejette. Cette double action, c'est le purgatoire. La décision du Fils éprouve l'homme : ce qui est insupportable et qui brûle, il le jette en enfer. L'enfer est tout proche, il est visible et sensible. Et mon purgatoire, c'est que je perçois l'enfer, que justement je me suis décidé pour l'enfer : c'est dans le feu que je dois reconnaître que je lui appartiens de droit. Il y a l'instant où je le comprends si clairement que je n'entreprends plus rien pour échapper à ce sort. La vie que j'ai vécue m'en convainc clairement. Ainsi la décision du Seigneur passe au beau milieu de l'homme pécheur. Et chaque pécheur devra entendre les deux paroles : "Allez au feu éternel", et "Venez, vous, les bénis de mon Père" (NB 6,332-333).

 

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Mise à jour 18/10/2022