Fête du Dieu Père

Conte philosophique sur la fête de la Trinité

En guise d’homélie pour la fête de la Trinité,

 

 

Sur la place du village, à l’ombre du chêne séculaire, le Vieillard méditait sur la vanité des jours. Il sentait en son corps monter la mort. Il avait dans la gorge son goût immonde. Il avait pu aimer la vie. Il avait pris plaisir à se battre. Il avait construit et démoli, engendré et tué, ri et pleuré. Mais les ténèbres doucement envahissaient ses yeux, le silence ses oreilles, l’immobilité ses membres. Il avait hâte que cette histoire dont il tentait encore de garder quelques bribes, s’achève dans le néant.

 

C’est alors que son fils devina l’angoisse de son père et vint s’asseoir à ses côtés. Il vit dans les yeux du vieillard une lueur de vie répondant à sa présence. Timidement le père releva la tête et rassembla ses dernières forces pour lui parler. La curiosité du fils encourageait le père qui commença son récit. Ces épreuves, ces anecdotes, ces batailles, ces victoires et ces défaites, ces joies et ces souffrances il décidait de les sauver du néant en les évoquant. Le propos était successivement tragique, comique, émouvant ou épique. « Je revis, dit il, un instant satisfait de son récit »

 

Mon fils, dit le vieillard, je comprends que c’est pour te raconter tout cela que j’ai vécu. A l’horizon de mes jours, c’est ta présence, ton regard qui me donnait courage pour me battre au delà de ma fatigue. Je devinais sans vraiment y penser que j’avais quelqu’un à séduire, que c’était pour quelqu’un que je bâtissais, qu’un regard admirerait mon courage ou ma vertu. Fils, j’ai besoin de toi. Sans toi je ne suis rien qu’un souffle sans lendemain. Avec toi, la mort ne me fait plus peur. Ma vie n’est pas perdue si tu la gardes dans ta mémoire, si tu y trouves quelque chose à admirer, si tu ne me rejettes pas comme un inutile encombrant. Mon fils sauve moi du néant !

 

Père, je n’oublierai jamais ce que tu as été pour moi. Je sais que tout, ma vie et ma maison, mon savoir et mes admirations, je les reçois de toi. Depuis toujours c’est sous ton regard que je suis devenu qui je suis. Tes exemples me montraient la route. Tes encouragements m’ont fait grandir. Pour obtenir ton admiration, j’étais capable de tout. Celui qui m’a donné la vie ne m’a rien donné qu’un semblant d’être. Mais  celui qui m’a posé sous son regard m’a donné l’éternité.

 

Pourtant déjà le soleil tombait et l’ombre avalait la place. Les yeux du père et du fils frissonnaient de larmes. Ils savaient la fragilité de l’instant qu’ils vivaient. Le Vieillard se souvenait de certains jours difficiles. Il grandissait trop vite, cet enfant. Il n’était pas toujours à son goût. Il l’aurait aimé différent. Il n’avait pas été un bon père. Le fils de son côté ne pouvait éviter lui aussi de reconnaître que le Père avait été souvent encombrant, qu’il avait parfois voulu échapper à son autorité abusive. Combien de fois aujourd’hui encore il le trouve d’un autre âge, démodé et inutile. Les mots qu’ils venaient d’échanger étaient vrais pourtant.

 

Doucement la main du fils et la main du père se rejoignirent sur le banc qu’ils partageaient. Ils avaient besoin de signifier quelque chose qui les dépassât tous les deux. Ils n’osaient pas dire, le Mot. Ni le vieillard qui ne voulait pas être sentimental, ni le fils qui ne voulait pas être un enfant. C’est à ce moment là que l’Ami arriva. Il les avait vus sous le chêne. Il apporta un siège et s’invita dans leur silence. Il risqua quelques mots : « Vous faisiez un joli tableau tous les deux. Un père et un fils si proches, si complices ! » « Oui, nous nous aimons » dirent d’un même mouvement les deux hommes. Il avait fallu ce tiers pour qu’ils parviennent à nommer ce mystère qui justifiait leur vie. « Tout le village le sait depuis longtemps » conclut l’Ami.

 

 

Des mois plus tard, le vieillard quand vint l’heure de mourir, la main dans celle de son fils, murmura à l’Ami : « Merci, l’Ami, de m’avoir révélé le Dieu que je vais rejoindre. Ils sont déjà trois sous le chêne à m’attendre: le Père, le Fils et l’Esprit. Je ne meurs pas puisque nous nous aimons. »  Les trois fermèrent les yeux. Il n’y eut pas de larmes.

 

 

                                                                       Jacques NOYER

Article publié par Michèle Leclercq • Publié • 1904 visites