Messe chrismale
Edito de Monseigneur Jaeger - Eglise d'Arras n°04
Messe Chrismale
Isaïe 61, 1-3a. 6a. 8b-9.
Apocalypse 1, 5-8
Luc 4,16-21
Tout être humain reste à jamais redevable d’une part de lui-même à la communauté au sein de laquelle il a été élevé. Cette certitude vaut également quand cet être humain est aussi le Fils de Dieu.
A Nazareth, dans la simplicité, le silence, la convivialité, la prière Jésus a grandi sous la vigilance de Marie et de Joseph. Il a probablement été éveillé à la vie sociale dans la proximité grouillante des villes et des villages orientaux.
La méditation de la Loi et des prophètes, la fréquentation de la synagogue l’ont sans doute ramené à son propre mystère, à la révélation de son être profond, de sa mission.
Jésus ne s’écartera jamais de cet enracinement dans l’histoire toute ordinaire. Elle le rendra toujours sensible aux joies et aux peines, aux espoirs et aux détresses, aux enthousiasmes et aux faiblesses des familiers ou des inconnus qui croiseront sa route.
Il est venu d’auprès de son Père pour le salut du monde, mais il a épousé la condition humaine. Il l’a expérimentée en toutes choses, à l’exception du péché.
Voici que Jésus est de retour au pays. Les membres de la communauté réunie dans la synagogue le connaissent. Lui-même sait à qui il s’adresse. Sa renommée l’a précédé. Il n’est pas bien difficile de comprendre pourquoi tous ont les yeux fixés sur lui.
Les regards étaient-ils admiratifs, interrogatifs, réprobateurs ? Les uns et les autres avaient sans doute leur opinion. Aucun parmi les assistants n’a probablement perçu le sens d’une affirmation pourtant décisive : « Aujourd’hui, s’accomplit ce passage de l’Ecriture que vous venez d’entendre. »
Le passage que cite Jésus évoque en quelques mots les drames majeurs de la famille humaine tels que peut les exprimer le prophète Isaïe à l’intention d’un peuple qui souffre. Il annonce de la part de Dieu la guérison, mais il faudra encore attendre pour qu’elle s’accomplisse pleinement.
C’est dans l’anonymat de Nazareth que Jésus proclame la réalisation de la nouveauté entrevue par Isaïe : la Bonne Nouvelle est annoncée aux pauvres, la libération est promise aux captifs, la liberté aux opprimés, les aveugles retrouveront la vue. Dieu accorde sa faveur.
Nous avons la chance de connaître la suite de l’Evangile. Nous savons par quels chemins étonnants et au prix de quels combats, Jésus va remplir une mission dont le seul énoncé devrait pourtant susciter une adhésion immédiate et unanime.
Entre l’espérance et la réalité, se faufile toute l’ambiguïté humaine qui rendent bien aléatoires et fragiles la liberté, la guérison, l’accueil de la Bonne Nouvelle et de la faveur de Dieu. Il faut compter avec la faille du péché. Elle brouille le joyeux message que Jésus est venu non seulement proclamer, mais surtout accomplir. Comment une si bonne nouvelle va-t-il finalement conduire celui qui la proclame et l’incarne à la mort infamante sur la croix ?
Le passage par la croix et l’amour fou qui a conduit Jésus à l’accepter librement mènent à la résurrection et à l’entrée dans la vie nouvelle qui détruit la mort et tous les visages qu’elle prend au fil de l’existence de tous les membres de l’humanité.
Comme Jésus lui-même, animée par le même Esprit, l’Eglise proclame que c’est encore aujourd’hui que l’être humain est restauré dans sa grandeur, sa dignité, sa filiation. A la demande de Jésus, elle proclame la Bonne Nouvelle. Par les sacrements, elle guérit, relève, pardonne, rassemble dans l’unité. Dans la charité, elle pose sur tout homme le regard de l’Amour de Dieu et le partage avec lui.
L’Eglise ne vit pas cette mission de haut et de loin. A l’exemple de Jésus, elle entre pleinement dans l’aventure humaine. Comme son Seigneur, elle découvre que l’Esprit de Dieu est parfois à l’œuvre là où l’ordonnancement de notre enseignement, de nos pratiques, de nos rites ne l’avaient pas spontanément imaginé.
La liberté de l’Esprit ne dispense pas l’Eglise d’annoncer l’Evangile et de le vivre tel que nous l’avons reçu du sauveur. Là est le cœur de sa mission. Mais, il n’y a aucune raison pour que l’Eglise ne rencontre pas les obstacles auxquels Jésus Lui-même s’est heurté. Le plus grand danger pour l’Eglise consiste à croire, agir et se gérer comme si elle pouvait faire l’économie de la croix.
A chaque fois que l’Eglise s’est établie comme une puissance pactisant avec d’autres puissances ou rivalisant avec elles, elle a vu s’affadir le sel qu’elle devait être, pâlir la lumière que le Christ faisait briller en elle et par elle.
L’Eglise dans notre pays passe par l’épreuve de la pauvreté, du dépouillement, du renoncement. Ces trois caractéristiques ne signifient nullement qu’elle est à l’agonie. L’évolution des cultures qui n’attendent pas ou n’attendent plus l’Eglise pour orienter leurs choix nous déconcerte. Sa présence et sa mission ne sont pas systématiquement marginalisées, mais doivent cohabiter avec d’autres sources de valeurs quand ce n’est pas avec le refus ou la relativisation de valeurs communes au bénéfice de l’affirmation d’un moi qui n’accepte ni maître ni dieu. La générosité, la solidarité, le partage ne disparaissent pas, mais ils ne doivent surtout pas engendrer la frustration de chaque individu et de ses aspirations.
Dans ce contexte, l’Eglise transmet ce qui lui vient d’ailleurs qu’elle-même, enseigne ce qu’elle croit, appelle au service de Dieu et du frère, promeut le bien commun, propose la conversion, le changement du cœur, la transformation des relations. Une telle Eglise ne peut aujourd’hui que rencontrer de fortes résistances.
Ne pensons pas pour autant que l’Eglise ne sera fidèle aujourd’hui qu’en s’opposant au monde contemporain. Comme son Seigneur, elle prend la route. Elle n’est sûre de que de Lui, de son Père et de l’Esprit qu’Il promet et envoie.
L’Eglise ne juge pas, elle ne condamne pas. Elle propose avec douceur et bienveillance une Bonne Nouvelle. Elle en donne les signes. Elle n’a rien à défendre pour elle-même. Si elle devait encore perdre quelques-unes des sécurités qui lui donnent l’impression d’avoir malgré tout pignon sur rue, elle ne serait pas démunie. Le Christ ne l’abandonnera jamais. Elle est son Corps, il en est la tête.
Dans les débats contemporains – ils ne manquent pas actuellement – l’Eglise peut être tentée de reconquérir la place qui lui fut naguère reconnue en qualité, selon les mots du Bienheureux pape Paul VI « d’experte en humanité. »
Dans le jeu des discours et des opinions, il y a de fortes chances pour que la voix de l’Eglise se perde parmi d’autres et ne suscite plus l’adhésion commune. C’est après tout le sort apparemment final qui a été réservé à la voix de Jésus qui avait pourtant à certaines heures et à certains moments drainé les foules !
L’Eglise ne doit pas se taire. Elle doit témoigner et montrer que le chemin du Christ conduit à la vie, à l’amour, au bonheur, à la joie, même s’il passe par la croix. Il faut dire, par exemple, que le respect et l’intégrité sont dus à l’être humain dès sa conception, jusqu’à sa mort naturelle.
La parole est indispensable, mais il est encore plus bénéfique de vivre cette conviction de notre foi et, je l’espère, de notre raison. Tant de circonstances entre la conception et la mort naturelle qui vérifieront l’authenticité de nos affirmations.
La lutte contre la misère, l’engagement pour la justice et la paix, le développement des soins, l’attention au troisième, au quatrième âge, la reconnaissance des personnes handicapées, la réflexion sur les mouvements de population, l’accueil des migrants et réfugiés, la sauvegarde de la planète participent d’une même et unique approche de la vie. C’est toute cette vie que l’Eglise promeut quand elle récuse toute suppression, toute manipulation de la vie au nom d’aspirations et d’attentes, même légitimes, qui feraient d’une vie ou d’une personne un instrument à la disposition d’une autre vie ou d’un autre individu.
Si l’Eglise, au plus près des personnes, donne ces signes à tous les niveaux de sa présence, elle peut et doit parler. Elle n’a pas besoin de grands moyens, d’organisations sophistiquées, d’intervenants nombreux. Elle trouvera sa force dans le Christ.
Cette fermeté s’accompagne de la tendresse, de la bienveillance, de la miséricorde, du pardon, de la patience, du soutien, du compagnonnage. Elle ne les refusera jamais aux hommes, aux femmes aux jeunes qui cherchent, qui peinent, qui doutent, qui chutent. Elle ira toujours au-devant des humains qui dans leur détresse s’écrient : « Qui nous fera voir le bonheur ? » L’Eglise et ses ministres portent toutes les croix et les mènent à la résurrection.
Chers frères prêtres, dans des temps difficiles se soyez pas les croisés d’une forteresse assiégée. Ne rêvez pas d’une époque idéale de l’Eglise qu’il faudrait retrouver. Allez comme le Christ sur les routes et les chemins. N’ayez pas peur d’un contact parfois rugueux avec la société. Le pasteur n’est pas celui qui impose sa vie. Il perd et donne sa vie. Ne proclamez pas seulement l’Evangile, puis-je vous suggérer d’être l’Evangile avec Jésus.
Avec nos frères diacres, les religieux, religieuses, consacrés et fidèles diversement engagés, gardez, comme vous le récitez chaque jour de ce carême, les yeux fixés sur Jésus-Christ. Imitez-le quand il annonce la Bonne Nouvelle et guérit toutes les blessures. Comme dans la synagogue de Nazareth, tous pourront avoir les yeux fixés sur vous. Ils sauront alors qu’aujourd’hui s’accomplit l’Ecriture.
+ Jean-Paul JAEGER