Il a tué la haine
Édito de Monseigneur Jaeger - Eglise d'Arras n°3
Il y a quelques mois seulement, personne n’aurait imaginé à quel point la haine peut encore pervertir les relations sociales dans notre beau pays de France. Ce sentiment destructeur semblait relégué dans les oubliettes du passé, de la barbarie, de la sauvagerie.
Des siècles de christianisme ont offert à notre civilisation le creuset de la charité et de la fraternité. Les sciences, les technologies ont mis en œuvre de puissants moyens de connaissance et d’action susceptibles de donner corps aux plus beaux élans de notre humanité. La raison, la culture avaient, semble-t-il, vaincu les instincts les plus bas pour laisser émerger la paix, la justice, la solidarité.
De semaine en semaine, nous prenons conscience que le combat est loin d’être achevé et la partie gagnée. La haine qui a nourri tant de conflits, de guerres, de divisions, d’exterminations, de rejets n’a pas été éradiquée. Elle ne manque pas une occasion de ramener les individus, les groupes et les peuples à leurs propres limites et de colmater les ouvertures en direction de l’autre et des autres.
Nous avons bien conscience que l’amplification médiatique accentue et généralise les événements. L’expérience quotidienne n’a pas assez dans l’opinion les échos qu’elle mérite. Dans les villages, les quartiers, les associations, les communautés, elle est pourtant le lieu de tant de gestes de rapprochements entre les personnes, de mobilisations pour le service, la reconnaissance et le mieux-être de chacun.
Les coups de poing et les jets de projectiles à destination des forces de l’ordre n’ont, sans doute, pas fait oublier les applaudissements et les embrassades du 12 janvier 2015, mais ils rappellent la fragilité de l’édifice humain. Tous les progrès ou les conquêtes considérées et désignées comme tels le laissent toujours en état de chantier permanent.
A l’heure où nous allons entrer dans le temps du Carême, la manifestation publique de la haine nous renvoie à notre condition de pécheurs. Elle nous rappelle la blessure qu’aucune force humaine livrée à ses seules ressources ne peut guérir. Les plus belles aspirations, les plus grands succès se heurtent indéfiniment à cette condition douloureuse.
Nous voilà ramenés à une longue marche toujours à reprendre. Elle nous conduit de l’esclavage à la liberté. Elle nous mène au Christ qui restaure l’œuvre créatrice de son Père. Il annonce la proximité du règne de Dieu. Il en donne les signes. Il guérit. Il livre sa vie par amour. Il nous introduit dans la vie nouvelle du matin de Pâques.
Membres de l’Eglise de Christ, nous savons, cette année plus que jamais, que cette route est d’abord la nôtre. Il nous arrive trop souvent de nous situer en face de la société, à côté d’elle, au-dessus d’elle. Nous sommes pressés de partager avec elle le Bonne Nouvelle que nous avons reçue. La mission est bien réelle. Elle n’est, cependant, possible et féconde que si les envoyés vivent eux-mêmes la conversion et la libération annoncées par les prophètes et accomplies en Jésus.
Les apôtres ne peuvent semer le bon grain de l’Evangile qu’après un long et patient compagnonnage avec le Christ. Il a été difficile pour eux de se laisser façonner et modeler par lui. La mission commence quand Pierre renonce à savoir et à dire ce qu’il peut ou veut faire pour le Christ et confesse humblement : « Seigneur, toi, tu sais tout : tu sais bien que je t’aime. [1]»
Le cléricalisme que dénonce si vigoureusement le pape François n’est pas un mot magique qui, comme tant d’autres, permet de ranger dans une case celles ou ceux qui n’auraient pas la même approche que la nôtre de l’Eglise. Il est d’abord cette forme de supériorité de caste revendiquée ou inconsciente qui occulte tout le chemin évangélique qu’il faut nécessairement parcourir avec le Christ.
L’Eglise a largement perdu son rôle de référence reconnue dans la gestion des questions matérielles, sociales, économiques, politiques, morales et sociétales. L’histoire dira si c’est une bonne ou une mauvaise chose ! La tempête qui souffle en elle et sur elle en ce moment ne peut que renforcer la désaffection qui la frappe. La pseudo-puissance dont les siècles et ses membres l’ont trop souvent habillée ne trompe plus.
Quand les Hébreux quittent l’Egypte, ils partent à la hâte, ne se fiant qu’à la Parole de Dieu transmise par Moïse et Aaron. Ils lâchent prise et entrent dans l’inconnu. Au désert, il leur arrivera à plusieurs reprises de regretter leur condition d’esclaves. Dieu leur redira qu’il est leur seule force, leur unique guide, leur entière sécurité. Il l’affirme aujourd’hui encore à l’Eglise.
Pierre ne veut pas entendre parler d’un Christ, Fils du Dieu vivant qui fait route vers Jérusalem pour souffrir, mourir et ressusciter. Il a sa petite idée, et il n’est sans doute pas le seul à l’avoir, sur le but auquel qu’il doit parvenir et la méthode qu’il doit appliquer pour l’atteindre. La réaction de Jésus est cinglante : « Passe derrière-moi, Satan ! Tu es pour moi une occasion de chute : tes pensées ne sont pas celles de Dieu, mais celles des hommes. [2] » Jésus va affronter la haine. Elle va causer sa mort. Tout l’Evangile nous explique, cependant, comment le Crucifié a tué la haine. Lui seul l’a vaincue.
Lorsque nous recevrons les cendres au cours de la cérémonie d’ouverture du carême, nous nous entendrons dire : « Convertissez-vous et croyez à l’Evangile. » N’est-ce pas l’invitation la plus appropriée que nous pouvons adresser à nos semblables toujours guettés comme nous par la haine ? L’urgence nous contraint, cette fois, à ne pas nous contenter de répéter une formule à l’usage des autres. Il s’agit bien d’entrer nous-mêmes dans l’humilité et le renoncement de la conversion et de laisser l’Evangile et donc le Christ, pétrir nos personnes, nos faits et nos gestes. Alors nos frères et nos sœurs verront, comprendront et pourront rendre gloire à Dieu !
Bon Carême !
+ Jean-Paul JAEGER