conférence de Michel Rossi

Moines et artistes :fécondités dans la solitude.

 

« Moines et artistes » : Fécondités de la solitude.
Sur les pas de saint Benoît, solitaire pour recevoir le don de Dieu.
 
« Ecoute, mon fils, prête l’oreille de ton cœur » (Prologue de la Règle de saint Benoît).
 
Avant-propos :
Benoît, solitaire est devenu « maître de civilisation ». Par sa diffusion, la règle du Mont-Cassin a grandement façonné le patrimoine spirituel de l’Europe.
En quoi la solitude est-elle créatrice ?
  
« Mon Bien-Aimé est descendu dans son jardin » Ct 6, 2
« Le Seigneur est descendu en chacun de nous ! Le Jardin, c’est l’Ecriture… Toute la Vie spirituelle se situe là ! Le Seigneur descend dans son jardin quand je descends dans son jardin, quand je descends dans les Ecritures ». François Cassingena Trevedy o.s.b..
 
Introduction : Qu’est-ce qu’un moine ?
Suivons pour commencer cette intervention, sans doute très, trop - ? -, ambitieuse, quelques bons guides pour nous ouvrir la route :
 
« Laissez-moi seul, enfermé dans ma cellule. Laissez-moi avec Dieu. » Syméon le Nouveau Théologien (949 – 1022).
 
« Le moine est un homme qui prie pour le monde entier…
[…] Le monde subsiste grâce à la prière, mais quand la prière faiblira, alors le monde périra. » Pensées du moine Silouane de l’Athos.
« Ce n’est pas la peur, ni le repentir, ni la seule prudence, qui peuplent les solitudes des monastères. C’est l’amour de Dieu. Qu’il y ait, au milieu des grandes cités modernes, dans les pays les plus riches, comme aussi dans les plaines du Gange ou les forêts d’Afrique, des âmes capables de se contenter toute leur vie de l’adoration et de la louange, qui se consacrent volontairement à l’action de grâces et à l’intercession, qui se constituent librement les garants de l’humanité près du Créateur, les protecteurs et les avocats de leurs frères près du Père des cieux. Quelle victoire du Tout-Puissant, quelle gloire pour le Seigneur ! Et le monachisme n’est pas autre chose dans son essence ». Pie XII, 11 avril 1958 (Discours aux membres du Congrès des études sur le monachisme oriental).
 
« Qu’est-ce qu’un moine à l’état pur, si l’on ose dire ? […]
Il ne suffit évidemment pas, pour les définir, de constater qu’ils lisent une même Règle ; qu’ils célèbrent, avec plus ou moins de solennité, à peu près le même office ; qu’ils sont habillés, avec quelques variantes, de façon identique. En faire une société d’intellectuels et d’érudits, ou même les spécialistes de la liturgie et du chant d’Eglise, serait une bienveillante exagération. Qu’est-ce donc qui justifie leur titre de moine, créé dès le début du 4e siècle, et qui signifie seul avec Dieu, le terme de cénobite étant réservé à ceux qui pratiquent la vie commune ? […]
Dans la paix active des cloîtres, ‘nous ne regardons pas, disait saint Paul, les choses visibles, mais aux invisibles : les choses visibles n’ayant qu’un temps, les invisibles étant éternelles ». Dom Augustin Savaton, abbé de saint Paul de Wisques, 
 
« Je crois que la prière est l’essence du monachisme » Dominique Ponneau. (Introduction à « Valeurs fondamentales du monachisme », Mame.)
 
«Il habitait avec lui-même. » Magnifique expression de saint Grégoire le Grand au sujet de saint Benoît !
 
L’appel du désert. Non pour se retirer mais pour faire retour à Dieu !
Sans le silence et la solitude, jamais ne sera perçue la brise légère en laquelle Elie reconnut l’esprit de Dieu.
 
« Au milieu de la confusion de ces temps où rien ne semblait résister, les moines désiraient la chose la plus importante : s’appliquer à trouver ce qui a de la valeur et demeure toujours, trouver la Vie elle-même.
Derrière le provisoire, ils cherchaient le définitif.
Quaerere Deum ! », Benoît XVI ( Discours au collège des Bernardins.)
 
I. Qui est saint Benoît ? Un solitaire… pour « écouter ».
 
Saint Benoît est un homme épris de solitude et d’absolu. Certainement il n’a jamais demandé à devenir « patron principal de l’Europe (Par le pape Paul VI, le 24 octobre 1964) » !
Benoît est un solitaire italien. Il est né vers 480 et mort vers 547. Sa vie entière s’est passée en Italie.
 
Suivons Basil Hume o.s.b., dans une conférence donnée à Londres pour le 1500e anniversaire de la naissance de saint Benoît (Ealing Abbey, 21 mars 1980. In « Eloge de saint Benoît”, collection Monastica, Edition de Solesmes, 2010. ).
 
« Une fois établi dans sa grotte, saint Benoît dut penser que telle devait être enfin sa vocation. A aucun moment il ne se serait pris pour un grand réformateur, ni considéré comme ce genre de personne qui pourrait refaire le monde. Il aurait souri, je pense, si vous lui aviez dit qu’un jour il serait considéré comme le ‘Père de tous les moines d’Occident’ ; qu’un jour un pape, Paul VI, le proclamerait patron de l’Europe. Effectivement, il aurait ri de bon cœur sans y croire ! Et pourtant, c’est ainsi que cela devait se passer. Ce ne sont pas nos plans et nos idées, mais le plan de Dieu qui importe. Nous pouvons réfléchir et établir un programme ; Dieu arrange généralement les choses tout autrement. Benoît n’est pas resté seul et solitaire pendant longtemps. Sa réputation grandissait – se propageant grâce aux bergers des environs. D’autres voulaient mener une vie consacrée à Dieu ; des disciples le dénichèrent. Finalement, près du lac de Subiaco, Benoît fut contraint de fonder son premier monastère – douze groupes d’hommes qui consacrèrent leur vie à la prière. C’était une sorte de village monastique. Il y demeura jusqu’à l’an 529, quand, après des ennuis avec un prêtre de la région, il partit et alla vivre sur le Mont Cassin pour y fonder un monastère. Là, il gouverna et donna à ses moines une règle de vie. »
 
 
 Il est devenu le patron d’une Europe qui alors n’existe pas !
Né environ quatre ans après la déposition du dernier empereur romain d’Occident (476), Benoît grandit dans une péninsule italienne encore morcelée et agitée. Rome n’a pas unifié l’ensemble du continent mais s’est centrée sur la Méditerranée. Le mot « Europe » n’est pas employé à l’époque.
Comme l’observe Adalbert de Vogüé, bénédictin à l’abbaye de La-Pierre-qui-Vire, « sa vie se [passe] hors du temps politique, à l’écart de l’histoire ». Au mieux on relate quel roi des Ostrogoths, Totila, lui rend visite en 542 au Mont-Cassin avant que son monastère ne soit ravagé par les Lombards vers 580, une trentaine d’années après sa mort.
 
Benoît et son abbaye auraient pu tomber rapidement aux oubliettes de l’Histoire, d’autant plus qu’il n’est pas le premier moine du monde ! En Gaule, saint Martin a déjà fondé un monastère près de Tours, saint Honorat a fait de même sur l’île de Lérins.
Quant à la célèbre « Règle des moines » que Benoît rédige entre 530 et 547, elle serait une version abrégée de l’anonyme et trois fois plus longue « Règle du Maître », un peu antérieure…
Elle n’est pas non plus la seule règle monastique. L’Irlandais saint Colomban a aussi écrit la sienne et pendant plusieurs années, les deux règles cohabitent dans les monastères.
 
A qui donc Benoît, connu au départ de son seul entourage, doit-il cette postérité à travers les siècles ?
 
C’est un autre saint et ancien moine, de la génération suivante, le pape Grégoire le Grand (v. 540 – 604) qui dans un livre sur les récents saints de la région, consacre une biographie à « l’homme de Dieu ».
  
Saint Grégoire le Grand
Grégoir(540 – 604) est né à Rome dans une famille sénatoriale. Il renonce à tous les honneurs et vend ses biens pour être moine. Mandaté par le pape auprès de l’empereur romain d’Orient, il réside plusieurs années à Constantinople en poursuivant son expérience monastique. Il rédige alors les « Moralia in Job », commentaire du livre de Job qui exerce une grande influence sur tout le Moyen Age. Il rentre à Rome en 585. A la mort de Pélage II, en 590, dans une période de troubles (épidémie, invasion), il est élu pape en raison de ses qualités d’administrateur. C’est le premier moine qui fut préfet… Ce qui ne sera pas sans conséquence sur le développement du monachisme. Soucieux d’évangéliser, Grégoire envoie en Angleterre vers 595 une mission de moines conduits, par Augustin.
Saint Grégoire le Grand brosse dans ses « Dialogues » un portrait édifiant du « patriarche des moines d’Occident ».
 
 
Si la conservation, puis la diffusion de la Règle de saint Benoît est due à l’initiative d’un moine devenu pape, la mise en valeur de cette Règle comme norme de la vie monastique revient aux promoteurs de la Renaissance carolingienne. C’est un autre Benoît, saint lui aussi, dit d’Aniane (près de Montpellier), qui, à la fin du VIIIe siècle, applique la règle du saint italien dans les abbayes qu’il ouvre, appréciant cette règle qui fait la synthèse.
A partir d’un concile d’abbés réuni à Aachen, en 817, elle s’impose dans tout l’empire carolingien.
 
Voilà bientôt que dans les contrées reculées d’Espagne, de Hongrie, d’Italie, de Scandinavie, en passant par l’Angleterre, les moines deviennent bénédictins, psalmodiant aux mêmes offices dans la même longue latine et s’adonnent au travail manuel, tout en ruminant les mêmes Ecritures.
Avec sa règle devenue « charte du monachisme », saint Benoît inspire directement les grands ordres monastiques comme les Clunisiens, les Cisterciens…
Les monastères organisent les campagnes et des bourgs s’y adossent. Saint Benoît devient « maître de civilisation » résume Paul VI. Que de titres pour celui qui selon saint Grégoire le Grand ne cherchait qu’à « plaire à Dieu seul », seul dans sa grotte de Subiaco.
 
La possession des reliques de saint Benoît fait toujours l’objet d’un débat entre Monte Cassino et Fleury-sur-Loire. Mabillon en 1685 a imprimé le « bevis narratio », document qu’il date du VIIe siècle et qui parle de déplacement des reliques du saint en l’abbaye de Fleury. Ce voyage aurait été fait à l’initiative de l’abbé Mummolus, vers 660. Au cours des derniers travaux de reconstruction de l’abbaye du Mont-Cassin, qui débutèrent dès 1946, l’urne contenant des ossements du saint et de sa sœur fut retrouvée ; ils se trouvent maintenant dans la crypte sous l’autel consacré par Paul VI. 
 
  
Dans le deuxième livre de ses « Dialogues », saint Grégoire le Grand nous donne une vie de saint Benoît sous forme de petits tableaux expliqués à un interlocuteur, le diacre Pierre. Cette biographie est une illustration de la Règle. Quelques extraits :
 
* La rencontre de Benoît et de sa sœur Scholastique.
Benoît allait voir sa sœur, moniale non loin du monastère du Mont-Cassin, une fois par an. Ils passaient la journée ensemble. Le soir venu, Benoît voulait quitter sa sœur pour retourner au monastère avant la nuit. Mais Scholastique, sentant sa fin prochaine, demanda à son frère de rester encore auprès d’elle. A quoi Benoît répondit qu’il ne pouvait pas, par respect pour la Règle, et que son devoir était de revenir au monastère. Scholastique se mit en prière et bientôt un violent orage survint empêchant Benoît de sortir…
 
* Face à la tentation de la chair.
« Un jour qu’il était seul, le tentateur se présenta. Un petit oiseau noir, dont le nom vulgaire est merle, se mit à voltiger autour de sa figure, approchant de son visage de façon agaçante, si bien que le saint homme aurait pu le prendre dans la main s’il avait voulu. Il fit un signe de croix, et l’oiseau s’en alla. Mais alors, l’oiseau parti, survint une tentation charnelle telle que ce saint homme n’avait jamais ressenti rien de pareil. Quelque temps auparavant, il avait vu une femme, que l’esprit mauvais lui remit sous les yeux de l’âme. Celui-ci alluma un tel feu dans l’esprit du serviteur de Dieu au souvenir de cette beauté qu’il n’en pouvait plus, de contenir cette flamme d’amour dans son cœur. Il était presque décidé à quitter le désert, vaincu par la volupté. Soudain, touché par la grâce d’en haut, il revint à lui, et apercevant tout près des buissons touffus d’orties et de ronces, il se dépouilla de son vêtement et se jeta nu dans ces épines piquantes et ces orties brûlantes. Il s’y roula longtemps et en sortit tout blessé. Ces blessures de l’épiderme servirent d’exutoire à la blessure de son âme, la volupté devenant douleur. En brûlant au dehors par un châtiment bienfaisant, il éteignit ce feu intérieur qui ne convenait pas. Il vainquit le péché en changeant d’incendie.
 
* Le vénérable Benoît, dans cette solitude, habita avec lui-même en ce sens qu’il se maintint dans le cloître de sa pensée ; mais chaque fois que l’ardeur de la contemplation l’enleva vers les hauteurs, il se laissa au-dessous de lui-même…
 
 
II. Les déploiements de la vie bénédictine : une création toujours renouvelée…
 
On peut parler de déploiement, de dilatation, d’alliance toujours renouvelée avec l’Histoire des Hommes. « Aucun organisme non sclérosé et bien vivant n’échappe à une certaine évooution… » Dom Augustin Savaton.
 
1 - La vie bénédictine : « une école où l’on serve le Seigneur (Règle, chapitre 1, v. 45) » !
 
« Nous autres, moines, nous sommes faits pour la vie solitaire et pour la vie intérieure. » Dom Emmanuel André (1826 – 1903).
 
Retrouvons Basil Hume o.s.b (Basil Hume o.s.b., Introduction à « Eloge de saint Benoît », Editions de Solesmes) 2010 pour guide :
« Et tout cela est l’œuvre d’un laïc – car saint Benoît n’était pas prêtre et n’écrivait pas pour des prêtres. La plupart des premiers moines n’étaient pas ordonnés. […] Ainsi sa Règle fut écrite pour aider des groupes de chrétiens à s’unir dans leur recherche de Dieu, et ce faisant, à se soutenir et à s’encourager mutuellement, pour former une ‘école du service du Seigneur’. Il voyait le monastère comme une unité autarcique, qui subvient à tous ses besoins, sous la garde spirituelle et paternelle de l’abbé. […]
Dans la famille du monastère, on exerçait trois activités : la prière, la lecture spirituelle et le travail. Saint Benoît voyait en toutes trois des manières de servir Dieu ; mais la place d’honneur « à laquelle nul autre travail ne doit être préféré »
revenait à la louange quotidienne de Dieu, le chant public de la prière de l’Eglise. C’était l’Opus Dei par excellence, l’œuvre de Dieu, que chacun devait exécuter fidèlement, sans tenir compte de ses humeurs du moment ».
 
« Au monastère, l’organisation de toutes choses est faite en fonction d’une Présence partout invisible, mais qui, dans le service et l’obéissance mutuelle, se fait tangible… Nous allons à Dieu les uns par les autres. »(Gilles Baudry o.s.b., moine à l’abbaye bénédictine de Landévennec, Etudes, mars 2009.)
 
 
 « Seigneur, ouvre mes lèvres,
Et ma bouche publiera ta louange. » Psaume 50, 17
« Sept fois le jour, je te loue » Psaume 118, 164
 « Que ma prière soit l’encens placé devant toi,
Et mes mains levées l’offrande du soir. » Psaume 141, 2
« Au milieu de la nuit, je me levais pour te célébrer » Psaume 118, 62
 
Au cœur de la vie monastique, Benoît place l’œuvre de Dieu. Le monastère permettra de réaliser cette tâche essentielle. Le service du Seigneur devient la tâche quotidienne de la communauté et s’exprime par la prière de tous.
« Sept fois le jour… », c’est-à-dire sans cesse. Dans la symbolique biblique, sept évoque la plénitude, la totalité. Ce chiffre correspond aux sept offices : Laudes, Prime, Tierce, Sexte, None, Vêpres et Complies. A ceux-ci s’ajoute l’office de nuit : les Vigiles ou Matines.
A partir de la période carolingienne, un son de cloche convoque les moines à la prière commune.
 
« Il revient à l’abbé d’annoncer l’heure du service de Dieu, de jour comme de nuit. Qu’il s’en charge lui-même ou qu’il charge de cette fonction un frère assez vigilant, pour que tout se fasse aux heures appropriées ». Règle chapitre 47, v. 1. « A l’heure de l’office divin, dès qu’on aura entendu le signal, on laissera tout ce qu’on avait en main et l’on accourra en toute hâte avec sérieux toutefois pour ne pas donner prise à la dissipation. Rien ne passera avant le service de Dieu. » Règle chapitre 43, v. 1 à 3.
 
Chaque semaine, on psalmodie tout le psautier de cent cinquante psaumes.
 
2 - La diffusion de la vie bénédictine ne cesse de renouveler la création.
Quelques repères historiques, parmi tant…
 
Le XIIe siècle déborde de vitalité spirituelle. Dans une Europe chrétienne, les monastères, telles des sources, jaillissent dans les montagnes, les vallées, les forêts. Ces demeures de l’Esprit font partie de la beauté de la nature, reflets de la suprême splendeur. Vasteté harmonieuse, pierres nues des abbayes cisterciennes respectant la loi des nombres et de l’acoustique. (M-M Davy)
 

 D’abord Cluny…

 

Le « nouveau monastère » 

Le " nouveau monastère" à Cîteaux dont le rayonnement est dû notamment à la forte personnalité de saint Bernard (1090-1153), abbé de Clairvaux. Bernard est un moine cistercien qui transforma l’Occident, promouvant un art, un chant liturgique, une alliance entre l’activité manuelle et le travail intellectuel, et plus encore une spiritualité de l’amour dans laquelle le sensible sert de tremplin à l’intelligible. (M-M Davy)

L’accélération de l’expansion cistercienne est bien connue : 25 monastères en 1124, 50 en 1131, 100 en 1136, 200 en 1145, 300 en 1150, 343 à la mort de Bernard en 1153, pour se ralentir ensuite. Ces centaines de monastères se retrouvaient dans toute l’Europe. Dès 1120 l’Italie est concernée, en 1123 l’Allemagne, en 1129 c’est l’Angleterre, en 1130 c’est l’Autriche… Les moniales seront encore plus nombreuses.
 
 

Les renouveaux modernes et contemporains :

 
L’abbé de Rancé (1626-1700) renouvelle l’idéal de vie cistercienne à l’abbaye de La Trappe. Rappelons-nous que la devise de La Trappe est la phrase de saint Bernard : « O beata solitudo, O sola beatitudo » !
L’œuvre de Dom Guéranger (1805 – 1875), la fondation de Solesmes en 1833, s’insère dans un vaste mouvement de renaissance religieuse.

La vie monastique est supprimée par la Révolution française avec les décrets du 13 février 1790 de la Constituante et du 18 août 1792 de la Législative.
 
Le rachat du prieuré de Solesmes et l’installation des premiers moines le 11 juillet 1833, en la fête de la translation de saint Benoît s’insère dans un mouvement de restauration des anciens ordres monastiques : les Chartreux réintègrent la Grande Chartreuse dès 1816.
 
3. La quête de Dieu est celle du veilleur, tel est le moine, tel est l’artiste, attentif pour « voir avec les yeux de Dieu ».
 
Pressentir que la création artistique a une dimension prophétique… C’est vivre en espérance.
 
Des modèles de veilleurs, de « priants » :
Elie : Elie a vécu au 9e siècle avant Jésus, après la mort de Salomon. Il est l’archétype du moine, par sa vie pauvre, son célibat, l’épreuve du désert avant la rencontre avec Dieu. C’est à l’Horeb (1 R 19), après une longue marche de quarante jours et quarante nuits, avec pour seule nourriture le pain et l’eau apportés par un ange, qu’Elie rencontre Dieu, dans le silence. La rencontre à l’Horeb ne s’arrête pas à une jouissance théophanique : Elie est envoyé oindre les rois et le prophète Elisée. Il est le porte-parole inspiré de la volonté de Dieu en face du dieu des Cananéens.
 
« Il partit et agit selon la parole de Seigneur ; il s’en alla habiter dans le ravin de Kerith qui est à l’est du Jourdain. Les corbeaux lui apportaient du pain et de la viande le matin, du pain et de la viande le soir ; et il buvait au torrent. » 1R17, 5 - 6 .
 
N’ayant pas de fondateur, les Carmes ont trouvé en Elie leur guide et leur père. Elie est le modèle des priants dans le calme intérieur, au-dessus des passions et des soucis du monde.
Sur la montagne de la Transfiguration, devant les apôtres, Pierre, Jacques et Jean, Elie apparaît avec Moïse dans la lumière glorieuse du Christ.
 
Les pères de l’Eglise nous proposent une lecture très spirituelle de cette Transfiguration. Au Thabor, le Seigneur ne se serait pas transformé, il n’aurait pas changé d’apparence. Ce n’est pas Lui qui a changé. Quand il était parmi les apôtres, une lumière surnaturelle émanait toujours de son visage, mais leurs yeux étaient retenus de Le voir tel qu’Il était. Un jour, les apôtres ont suivi Jésus dans la solitude, ils l’ont accompagné sur la montagne silencieuse, loin des foules où d’habitude ils faisaient les importants, les empressés, les intermédiaires, les influents. Là, sur le sommet, leurs yeux s’ouvrirent et ils L’ont vu tel qu’Il était toujours parmi eux…
 
Comment transmettre le mystère de Dieu présent dans le monde…  « Pour que le monde ait la Vie »… Telle serait la mission du moine et celle de l’artiste, chrétien. Etre en retrait et demeurer en communion !
 
Solitude et présence à autrui ne s’excluent pas dans la vie chrétienne. L’ermite, figure par excellence de la solitude, n’est jamais vraiment seul : « Il a une vraie vie de communion intérieure : il porte dans sa prière l’Eglise et les hommes (Fr. Gilles Baudry o.s.b. )».
 
La solitude permet d’entrer en résonnance plus profonde avec le monde. Toute solitude est visitée ! C’est le moment d’être « entraîné dans une relation nouvelle au monde » 
 
« De même, l’homme qui s’ouvre au don de la vie divine se trouve entraîné dans une relation nouvelle au monde : dans une relation amoureuse et dramatique où il se voit affronté, comme le Christ, à l’univers tourmenté des hommes. Il perçoit la détresse du monde. Son mensonge aussi. Mais loin de le mépriser et de le maudire pour autant, il se sent pris d’une sainte compassion. A ce monde triste et défiguré, il voudrait tant apporter la joie, la grande joie divine d’exister. »
Eloi Leclerc, « Chemin de contemplation », pages 79 – 80, DDB, 1995.
 
La personne qui se laisse créer par Dieu peut, à son tour, créer ! C’est dans la solitude que s’engendrent toutes les grandes créations, que ce soit celles de l’artiste ou du contemplatif. Le contemplatif se laisse engendrer avec Dieu, en travaillant sur la matière qu’est sa propre vie. En communion avec Dieu, il crée cette œuvre d’art par excellence qu’est une vie spirituelle réussie. De la rencontre de Dieu jaillit la création.
 
De la manipulation de l’argile par Dieu dans la solitude primordiale de la création naquit l’être humain. Cette créativité – Création, dure six jours et à la fin de chacun on devrait pouvoir dire que « c’était bon ». Le septième jour est celui du Repos… Temps d’Adoration.
L’artiste cherche à se libérer de tout ce qui est petit, mesquin en lui (son amour-propre, de ses petites ambitions, de ses impatiences…). Et plus il se dépouille de ses étroitesses, plus il s’ouvre à la grande force communiante qui est à l’origine de toutes choses - et qui se manifeste pleinement dans le Christ.   Il peut alors percevoir la Création comme une communication d’amour. L’énergie d’amour qui a crée le monde l’envahit et l’entraîne dans son élan. Le contemplatif et l’artiste coopèrent à l’accomplissement du monde. Il entre dans le grand « jeu créateur ». Eloi Leclerc.
 
Notons qu’il est impossible de trouver l’équilibre dans l’expérience spirituelle personnelle, créatrice sans l’inscription dans une lignée de mémoire… Tels sont les voies monastiques et artistiques, toujours nouvelles, enrichies d’une alliance personnelle, inscrites dans la Tradition du peuple de Dieu…
 
Conclusions :
« L’œuvre d’art est une œuvre de l’esprit, faite pour transmettre la vie de l’esprit » rapporte Dom Bellot dans une de ces conférences données dans les années 1930. Une œuvre d’art est une rencontre  imprimée dans la matière… Dieu ne se révèle jamais à l’état pur mais ‘à travers’ ; on ne peut jamais avoir la mainmise sur Dieu.
           
« Pour peindre les choses du Christ, il faut vivre avec le Christ » Beato Angelico. Ainsi, l’art sera témoignage, et « Dieu sera glorifié en toutes choses ! » (saint Benoît).
 
Pour cela, l’artiste comme le moine part au désert, pour être, être seul avec Dieu. Il désire saisir le surgissement de Dieu, dans sa simplicité, sa luminosité, sa vérité et sa plénitude. Pour redescendre de la montagne et partager un peu dans le secret, dans un regard, la Vie véritable.
 
Pour poursuivre, on lira avec joie :
 
  • « Eloge de saint Benoît », Basil Hume o.s.b., Editions de Solesmes, 2010.
 
 
                                                          Michel Rossi, Conférence abbaye saint Paul, Wisques.
Le samedi 29 janvier 2011.
 


 

 

Article publié par Ouvertes Eglises • Publié • 5191 visites