Homélie de Monseigneur Jaeger - Messe Chrismale
Cathédrale d'Arras
Messe Chrismale
Isaïe 61, 1-3a. 6a. 8b-9.
Apocalypse 1, 5-8
Luc 4,16-21
En 1917, il n’est pas possible de célébrer la messe chrismale à Arras. La cathédrale, comme une grande partie de la cité, montre au grand jour les gigantesques plaies infligées par les tragiques bombardements de 1915. Monseigneur Eugène JULIEN vient d’être nommé pour succéder à Monseigneur Emile LOBBEDEY décédé à Boulogne en décembre 1916. La mort dans l’âme, il s’y était réfugié pour continuer à remplir sa mission au bénéfice de tout le diocèse. C’est dans cette même ville que le nouvel évêque prend, au mois de mai 1917, possession de sa charge.
Le lundi de Pâques, 9 avril, sortant des tunnels patiemment creusés dans le sous-sol de l’Artois, plus de vingt mille hommes engagent les combats contre l’envahisseur pendant que les troupes canadiennes livrent une bataille décisive sur la crête de Vimy.
Cent ans plus tard, notre cathédrale est debout. Elle a accueilli, samedi dernier, plusieurs centaines de jeunes canadiens venu participer à l’Eucharistie. Elle a servi de cadre à une rencontre de prière et de réflexion interreligieuses. Nous nous y retrouvons pour célébrer la Messe Chrismale, grand moment de la vie sacramentelle et missionnaire de l’Eglise dans notre diocèse. Quel beau signe ! L’épreuve ne terrasse pas la vie.
Il est normal de dire notre reconnaissance à ces victimes qui ont mêlé leur sang à celui de la foule des militaires et des civils qui, en France et en Europe, ont payé du prix de leur vie leur attachement à la paix, à la liberté, à la justice et à leur pays.
Il est bon d’accueillir les descendants des soldats d’hier pour nous engager avec eux à fortifier l’humanité et à la faire grandir dans ses aspirations les plus belles et les plus fraternelles !
La prière monte de nos cœurs pour que le Prince de la Paix guide les hommes de bonne volonté, purifie leurs désirs et leur ouvre le chemin de la véritable concorde. Que les victimes militaires et civiles trouvent près de Dieu la vraie richesse de l’Amour infini et éternel !
Quand un conflit prend fin, les protagonistes jurent de façon unanime qu’il sera le dernier. L’histoire révèle qu’hélas, il n’en est rien. Nous n’en finissons jamais avec les guerres, les haines, les ambitions, les dominations et les mépris. Les antagonismes trouvent toujours leurs justifications.
A l’heure où je vous parle des hommes, des femmes, des enfants meurent. Ils sont souvent les cibles de la tyrannie, du terrorisme, du fanatisme, de l’ambition. Ils ont parfois le seul tort d’appartenir à une minorité religieuse dans une société qui confond l’hégémonie avec la fidélité à Dieu.
L’atteinte à la vie prend aussi dans les cultures contemporaines un visage plus sournois. Elle n’hésite pas à invoquer les ressources et de la science et de la technique pour décider ou tenter de décider du début de la vie, de son interruption, de sa prolongation, de son terme. Il devient presque impossible de professer que la vie est fondamentalement un don sur lequel, fût-ce au nom de la liberté, nul ne peut s’arroger le moindre droit.
Certes, il est difficile et exigeant de respecter la dignité et la grandeur de la vie, de les promouvoir, de les servir selon le projet de l’amour créateur de Dieu. Mais n’est-ce pas pour affronter cette difficulté, cette exigence que le Fils de Dieu est venu livrer sa propre vie ?
Le développement de nos capacités personnelles et collectives devrait logiquement faire converger tous les efforts pour développer et enrichir la vie. Il arrive, trop souvent, à la restreindre et à la limiter au risque de la supprimer ou de l’abréger au bénéfice d’intérêts étroits, immédiats et partiels.
Les détresses et la limite des moyens n’expliquent pas tout. Les sociétés qui ne peuvent plus ou ne veulent plus accueillir l’enfant, le faible, le pauvre, l’étranger, l’autre, l’immigré, la personne malade ou handicapée donnent une bien triste image d’elles-mêmes. Nous pensons particulièrement ce matin aux migrants de Grande-Synthe dont le campement a été, la nuit dernière, la proie des flammes.
La perfection n’est pas une donnée immédiate de la réflexion, d’une analyse, d’une méditation et même d’une homélie. Il nous faut cependant constamment et inlassablement chercher le chemin du dépassement, de la conversion, de l’achèvement. Les évêques de France nous ont demandé de ne pas perdre de vue les failles personnelles et sociales que je viens d’évoquer dans les débats et les choix de la campagne électorale qui approche de son terme.
Chaque année, les mêmes textes de la Sainte Ecriture retenus pour la célébration de la messe chrismale nous renvoient à notre propre actualité. Elle a soif d’entendre Jésus proclamer : « l’Esprit du Seigneur est sur moi parce que le Seigneur m’a consacré par l’onction. Il m’a envoyé porter la Bonne Nouvelle aux pauvres, annoncer aux captifs leur libération et aux aveugles qu’ils retrouveront la vue, remettre en liberté les opprimés, annoncer une année favorable accordée par le Seigneur. »
Plus que jamais, nous accueillons comme un souffle d’espérance l’affirmation du Christ : « Aujourd’hui s’accomplit ce passage de l’Ecriture que nous venons d’entendre. »
Le renouveau de l’Evangélisation souhaité par le concile Vatican II et les papes successifs qui en ont éclairé la mise en œuvre met pleinement en lumière l’aujourd’hui de la Parole de Dieu. L’Eglise a reçu l’héritage de la prédication des apôtres. A certaines époques, l’Eglise a pu imprudemment croire qu’elle était définitivement établie en certains points du monde et qu’elle allait progressivement s’établir partout ailleurs.
Cette présomption a probablement minoré ou peut-même occulté l’imprévisibilité de l’Esprit Saint et la versatilité du cœur humain. Nul n’est maître de l’Esprit-Saint. Il déjoue tous les plans. Le fruit des semailles lui appartient La mission n’est pas une rente. Elle est un chantier perpétuellement ouvert, indéfiniment repris.
Nous nous demandons quelquefois quel cataclysme a pu s’abattre sur l’Eglise en Occident pour que sa visibilité s’affaiblisse et que son rayonnement diminue à ce point. Nous examinons alors l’Eglise sous toutes ses coutures et nous culpabilisons, nous dénonçons, nous accusons. Si nous ne le faisons pas nous-mêmes, beaucoup de nos contemporains se chargent de cet inventaire tantôt lucide, tantôt ravageur.
Aux disciples, il est demandé d’assurer l’aujourd’hui de la Parole de bienveillance et de libération prononcée par le Christ. Son efficacité et sa fécondité sont garanties par la mort et la résurrection de Jésus. Il est important que l’Eglise s’examine elle-même à certains moments, mais elle ne doit pas alors se préoccuper de sa situation institutionnelle, de l’opinion qu’on a d’elle, de la matérialité de son enracinement. Il lui faut s’en remettre sans cesse à l’Œuvre de Salut voulue par le Père, réalisée dans le Fils, transmise par l’Esprit.
La vie sacramentelle accomplit la Parole de Dieu dans l’aujourd’hui de l’existence humaine, de ses lumières, de ses ombres. Elle en offre la grâce que chaque bénéficiaire est appelé à accueillir pour en goûter et en manifester les fruits. La consécration du Saint Chrême et la bénédiction de l’Huile des catéchumènes et de l’Huile des malades nous disent que cette œuvre divine se poursuit de façon mystérieuse et, pourtant, tellement réelle.
L’histoire des hommes ressemble plus que de raison à un champ de bataille permanent. Elle est, cependant, travaillée par l’Amour du Christ mourant sur la croix et ressuscitant au matin de Pâques. La source souterraine est là. Elle irrigue l’humanité qui est invitée à revêtir « l’habit de fête au lieu d’un esprit abattu. »
Dans cette patiente imprégnation, désirée et initiée par Dieu, les ministres ordonnés, remplissent une fonction particulière. Elle n’est en rien supérieure à celle de l’ensemble des baptisés. Elle ne procure aucun privilège, aucune suprématie, aucun moyen susceptible d’assurer un rang social, aucune prétention à enjoindre et à contraindre.
Les prêtres entendent un jour l’appel à prendre leur croix et à suivre le Christ. Ils sont suffisamment familiers de l’Evangile pour savoir où cela les mènent. Ils sont dans le monde. Ils en connaissent les codes et les références. Ils risquent, de temps en temps, de s’y rapporter pour apprécier la nature de leur ministère, en atténuer l’exigence, en mesurer les résultats. Il faut reconnaître qu’ils sont en cela souvent menés par les attentes multiples formulées par les fidèles.
Aux heures des fastes trompeurs, il est tentant d’oublier la Parole de Dieu, l’exemple du Christ, la stimulation des apôtres, l’enseignement des Pères de l’Eglise et de l’histoire. Il est rassurant de penser et de se dire, qu’après tout, Dieu ne doit pas en demander autant.
Chers frères prêtres, diacres, religieux, religieuses, consacrés, frères croyants, personne, hormis Jésus et vous, ne proclamera que celui qui perd sa vie la gagne.
Personne, hormis Saint Paul et vous, ne dira que c’est dans la faiblesse que vous êtes forts.
Personne, hormis l’Eglise et vous, ne criera qu’il est possible d’aimer totalement dans la pauvreté, la chasteté et l’obéissance.
La radicalité de la Parole de Dieu, de la marche à la suite du Christ, de l’offrande de votre vie sont des voies de l’avenir. Elle ne résonne pas comme un bon conseil aussi édifiant qu’irréaliste. Elle trace l’étonnant chemin ouvert par le Christ lui-même.
Pour beaucoup, cette route mène à la mort. C’est bien ce pensaient les prétendus purs et parfaits qui conduisaient Jésus vers le calvaire. Ils ne savaient pas qu’ils annonçaient, en fait, le triomphe de la vie.
Consacrés par le don de l’Esprit-Saint, chers frères prêtres, vous êtes signes et instruments spécifiques du triomphe de cette vie, plus forte que la mort. Que rien n’érode en vous cette mission pour laquelle vous êtes ciselés par l’ordination à la vivante ressemblance du Christ ! Contre vents et marées, ne perdez pas de vue que le Seigneur est « l’Alpha et l’Oméga, Celui qui est, qui était et qui vient, le Souverain de l’univers. » Qui et quoi, pourriez-vous craindre ?
+ Jean-Paul JAEGER