Ordination de Jérémy Dewidehem
Homélie de Mgr Jaeger
Ordination presbytérale de Jérémy Dewidehem.
Deutérénome 8,2-3. 14-16; 1 Corinthiens 10, 16-17; Jean 6, 51-58
Même s’il faut remercier les aléas du calendrier, il n’est pas anodin de célébrer une ordination presbytérale le jour de la fête du Saint-Sacrement du Corps et du Sang du Christ. Cet événement liturgique nous place d’emblée au cœur du mystère de la foi, de l’identité et de la mission de l’Eglise et du ministère ordonné.
Je sais qu’immédiatement beaucoup d’images reviennent à la mémoire. Les plus anciens parmi nous se souviennent de l’époque où le rite de l’Eucharistie était absolutisé. Il servait presque d’unique référence pour déterminer la pratique de la foi.
Etait catholique celui qui assistait régulièrement à l’Eucharistie dominicale. Ce qui se passait en dehors cette heure hebdomadaire n’avait qu’une importante toute relative.
Quel prêtre n’a pas été, un jour, interrogé sur la manière dont il pouvait tuer le temps dès lors qu’il avait célébré, très tôt le matin, « sa messe. » Plus savoureuse encore était la réflexion qui fusait quand il était question de la durée de la formation dans les séminaires : « 6 ans pour apprendre à dire la messe ! »
Sous ces caricatures et ces déformations se cache une vérité profonde. L’Eucharistie ne constitue pas le tout de l’être et de la mission de l’Eglise, mais elle les rassemble et les unifie.. Elle remplit et remplira toujours une fonction vitale et irremplaçable. Sans elle, l’Eglise ne peut pas exister, s’acquitter fidèlement du mandat confié par le Christ à ses apôtres et annoncer l’Evangile du salut aux membres de l’humanité de tous les temps.
Une fois de plus, il faut rendre hommage aux Pères conciliaires de Vatican II qui, en divers textes, présentent l’Eucharistie comme "source et sommet de toute la vie chrétienne" (Lumen Gentium n° 11).
A son origine, une source ne laisse échapper qu’un filet d’eau qui va alimenter un ruisseau, une rivière, un fleuve lequel peut déverser ses flots dans l’océan par un large estuaire. Sur son trajet, l’eau a permis à l’homme et aux bêtes de boire, à la nature de verdir et de fleurir, aux arbres de porter leurs fruits. Elle a rendu la vie possible et lui a conféré un merveilleux éclat.
Au pied de la montagne, le randonneur sait qu’il devra dépenser beaucoup d’énergie, emprunter de nombreux chemins, consentir à bien des détours, ne pas ménager sa sueur. Il découvrira enfin sur la pointe ou l’arête d’un massif des paysages dont il ne pouvait pas soupçonner dans la plaine la splendeur et la majesté.
Ainsi en va-t-il de l’Eucharistie. Le rite, son déploiement, la qualité de la célébration, l’intériorité qu’elle sollicite et favorise ont bien évidemment leur signification et leur nécessité. Ils n’enferment toutefois pas l’Eucharistie dans leurs limites. Elle commence bien avant que la cloche ne rassemble les fidèles. Elle ne s’achève pas lorsque le prêtre ou le diacre envoient les fidèles.
Pour célébrer l’Eucharistie, il nous grimper vers un sommet. Il nous faut ensuite laisser couler une source. Ce sommet, cette source ne sont autres que le Christ Lui-même. Cet après-midi, nous ne sommes pas d’abord venus participer à une ordination. Nous avons répondu à l’invitation du Christ qui a demandé à ses apôtres de prononcer les paroles et de faire en mémoire de Lui les gestes et qui furent siens lors du dernier repas qu’il prit avec ses disciples.
Dans cet acte sacramentel, le Christ est réellement présent. Par le concours du Peuple de Dieu et le ministère de l’Evêque et des prêtres, il actualise le Sacrifice et l’offrande de sa vie par Amour pour son Père et pour tout être humain. Il n’est pas simplement avec nous, à côté de nous. Lorsque le Christ nous nourrit de son Corps et de son Sang, il demeure en nous. Il nous offre dans la prière et l’adoration la possibilité d’accueillir paisiblement, longuement et patiemment ces trésors dont Il nous révèle la force et le secret. Il nous fait entrer dans son mystère.
Faut-il encore s’étonner si dans notre foi, tout part de l’Eucharistie et tout nous mène à l’Eucharistie. La route quotidienne est balisée par l’Eucharistie. Nos engagements dans la vie familiale, sociale, économique, politique, associative sont irrigués par l’Eucharistie. Leur ferveur, leur sincérité comme leurs limites et leurs précarités nous disent alors qu’ils sont les premiers signes et le gage de la plénitude de vie que Dieu répand par la mort et la résurrection de son Fils.
Dans l’Eucharistie, tout effort de vérité, de paix, de justice, de fraternité trouve sa juste orientation et son accomplissement. Il n’existe plus aucun risque d’y voir une glorification déguisée de leurs auteurs. Ils deviennent moments et lieux de l’accueil d’un Amour plus fort que tout, plus fort que la mort elle-même. Ils sont les humbles et modestes pas du rassemblement de la famille humaine en Jésus qui la mène vers son Père.
Sans humanité, sans Eglise, sans l’unique peuple de Dieu si riche et varié dans l’unité de ses membres et des dons qu’ils ont reçus, il n’y a pas d’Eucharistie. Sans prêtres unis à leur évêque, il n’y a pas d’Eucharistie. Pourquoi ? Parce sans Christ, il n’y a pas d’Eucharistie.
Jérémy, tu es ordonné prêtre au cours de la célébration de l’Eucharistie. Le ministère que tu recevras par le don de l’Esprit Saint et l’imposition de mes mains aura toujours sa source et son sommet dans l’Eucharistie. Tu l’as bien compris, il ne s’agira pas pour toi de n’être qu’au service d’un rite et sa minutie. Il sera encore moins question de te répandre en images dont sont friands les réseaux sociaux qui paient volontiers leur tribut à l’idolâtrie. Celle-ci renait toujours de ses cendres.
Comment seras-tu ministre de l’Eucharistie ?
Comme Moïse, tu feras route avec la part d’humanité qui sera confiée à ta charge de pasteur. Avec elle, tu seras parfois confronté à la traversée du désert « vaste et terrifiant », tu affronteras « les serpents brûlants et les scorpions », « la sécheresse et la soif. » Il n’est pas bien difficile de découvrir où quand et comment se vérifient aujourd’hui ces mots abrupts du livre du Deutéronome.
Aux frères humains qui font avec toi, d’une manière ou d’une autre, l’épreuve fondamentale de la pauvreté et de la faim, tu feras découvrir que « l’homme ne vit pas seulement de pain, mais de tout ce qui vient de la bouche du Seigneur. » Comme le répète Moïse, tu t’effaceras devant Celui dont tu deviendras le ministre et tu proclameras comme Moïse : « C’est Lui qui l’a fait ! »
Ce décentrement n’est pensable et possible que si Dieu lui-même te façonne et te pétrit. Il ne veut pas te formater et t’assujettir, mais libérer en toi la force et l’énergie de son propre amour. Comme le Peuple d’Israël, comme Moïse, Dieu t’éprouvera et voudra savoir ce que tu as dans le cœur. Tiens, tiens, revoilà le cœur ! Cette évocation ne te rappelle rien Jérémy ? Si le Père, le Fils, l’Esprit et l’amour tes frères humains envahissent ton cœur, tu pourras annoncer la Parole qui nourrit, offrir l’eau qui étanche la soif.
Jérémy, tu iras bien plus loin que Moïse. Tu prêcheras une Parole qui souvent brûlera tes lèvres et tu lui rendras témoignage. Pas plus que pour les Juifs de l’époque de Jésus, il n’est aisé d’aider nos contemporains à accueillir et vivre l’interpellation de Jésus : « Celui qui mange ma chair et boit mon sang a la vie éternelle ; et moi, je le ressusciterai au dernier jour … Celui qui mange ma chair et boit mon sang demeure en moi, et moi je demeure en lui… »
Tu sais que ces mots ont fait le vide autour de Jésus. Les apôtres eurent à se déterminer par rapport à eux. Ils choisirent de suivre Jésus. L’être humain, malgré la puissance de sa science, de ses découvertes, de ses capacités, de ses richesses, doute trop souvent de lui-même et des autres. Il cherche joyeusement ou désespérément le sens de la vie. Et voilà que le Christ se donne lui-même comme vivante réponse. Comment la découvrir, elle, comment le recevoir, Lui, dans le dédale des hypothèses et des désirs qui bousculent notre société ?
Jérémy, ton ministère indiquera et ouvrira la seule route de bonheur possible : le Christ lui-même, l’intimité avec lui jusque dans le partage de son Corps et de son sang. En lui, selon Saint Paul : « La multitude que nous sommes n’est qu’un seul corps. »
Non, l’Eucharistie ne nous éloigne pas des réalités, des combats et des épreuves de ce monde. Elle ne nous enferme pas là où les plus petits, les plus faibles, les plus abandonnés n’osent pas entrer ou ne sont pas reçus. Elle édifie l’Eglise partout où elle reçoit la mission d’apporter une Bonne Nouvelle, la Bonne Nouvelle du Salut en Jésus, le Christ. Par l’Eucharistie, l’Eglise reconnaît tous les frères de Jésus-Christ et les invite à l’unique table de famille.
Jérémy, ton ministère t’accordera la joie de la Présidence de l’Eucharistie. Il ne se limitera pas à elle, mais il sera tout entier eucharistique. Pour tout privilège, tu ne pourras que vivre le dépouillement du Christ et son don total, tout abandonner pour le suivre, n’avoir pour nourriture que sa Parole et son corps et son sang.
Pasteur, tu mèneras tes frères et sœurs sur le même chemin. C’est sur cette route que, à l’abri des applaudissements et de la séduction, le Seigneur t’accordera déjà la récompense promise au serviteur qui a tout quitté pour lui emboiter le pas. Dieu te donnera le centuple de tout ce que tu abandonneras et tu sais qu’il tient toujours ses promesses.
Jérémy, éveille en d’autres jeunes le désir de partager avec toi et les prêtres de l’Eglise dans notre diocèse cette mystérieuse et extraordinaire aventure de l’Eucharistie ! C’est en elle que l’histoire des hommes connaît son parfait achèvement.
+ Jean-Paul JAEGER