Homélie de Mgr Olivier Leborgne, évêque d'Arras, à l'occasion de l'ordination presbytérale d'Allan Azofeifa

 

« C’est pour que nous soyons libres que Christ nous a libérés. » Le christianisme est par excellence la religion de la liberté. Nous ne sommes que très rarement compris par ce prisme. C’est même généralement le contraire qui est perçu. Les participants à la marche des fiertés sexuelles que j’ai croisé hier à Paris perçoivent sans doute plutôt l’Eglise comme moralisatrice et castratrice que comme servante de la liberté.  Il y a sans doute un malentendu profond avec la pensée mondaine sur ce qu’est la liberté, il y a aussi une grave infidélité au témoignage que le Seigneur attend de nous au cœur du monde. 

 

« C’est pour que nous soyons libres que Christ nous a libérés. » La visée de l’incarnation est donc la liberté à laquelle introduit un événement de libération. » Un événement de libération pour une aventure de liberté. Les deux s’appellent l’un l’autre, mais il faut noter qu’une chose est d’être libéré, autre chose est de devenir libre. Quelques temps après la chute du mur de Berlin 1989, Vaclav Havel, ancien dissident et premier président de la république Tchèque libérée, avait eu ces mots cinglants : « nous espérions la liberté, nous avons trouvé la consommation. » Ce qu’il avait pressenti quelques années auparavant se réalisait : de la dictature marxiste à la dictature du marché et de la consommation, ils avaient vécu un événement de libération qui ne leurs avait pas donnés d’être libres mais de se soumettre à une autre oppression, de « se mettre sous un autre joug » (pour reprendre l’expression de Saint Paul), d’autant plus délétère pour Vaclav Havel qu’il était plus sournoise.

 

Le cadre d’une homélie ne permet pas de faire un long développement sur la liberté, et ce n’en est pas le lieu. En revanche, il peut nous donner de contempler le Christ vivant, Serviteur et Seigneur, le seul véritable homme libre porteur de la liberté même de Dieu et de sa puissance de salut pour nous. 

 

« Comme s’accomplissait le temps où Jésus allait être enlevé au ciel, Jésus, le visage déterminé, prit la route de Jérusalem. » Ce verset apparemment anodin est décisif. Une étude attentive de l’évangile selon Saint Luc montre qu’il est comme un pivot, un point de bascule dans la composition de son Evangile : avant, l’évangéliste rapporte le ministère public de Jésus en Galilée, après, il tout se concentre sur la montée vers Jérusalem. « Il prit résolument la route de Jérusalem », disait l’ancienne traduction liturgique, la nouvelle essayant de rendre compte de ce qui, mot à mot, pourrait se traduire ainsi : Jésus « durcit sa face comme pierre et prit la route de Jérusalem. » Nous voilà témoin de ce moment extraordinaire où toutes les énergies qui habitent Jésus, énergies humaino-divines, se concentrent pour poser cet acte de la suprême liberté de Dieu : prendre la route de Jérusalem, c’est-à-dire le chemin de l’amour jusqu’au bout, de la vie de Jésus, vrai Dieu et vrai homme, livré par amour pour notre salut et le salut du monde.

 

La liberté de Dieu n’a rien à voir avec l’arbitraire des trop nombreux potentats qui ont traversé l’histoire. Elle ne s’identifie aucunement non plus avec l’aliénation de la pulsion et du ressenti à laquelle notre époque est tentée trop souvent réduire la liberté. Jésus durcit sa face comme pierre : concentration de toutes les énergies divines en Jésus pour manifester une décision claire, déterminée, absolue, pour toujours, et donc infiniment fidèle. Et cette décision est de prendre le chemin de Jérusalem, c’est-à-dire d’aimer sans retour, d’aimer quoiqu’il arrive, d’aimer sans se dérober quand tout se dérobe. Engagement total et plénier, livraison totale pour libérer l’homme de ce qui l’aliène et lui permettre de vivre de la vie même de Dieu. 

 

En Dieu, la liberté n’est pas « prétexte pour justifier l’égoïsme » (cf. 2ème lecture). Au contraire, elle se fait, « par amour » « service des uns et des autres. » 

 

Il n’est de liberté que d’aimer. Contrairement à ce qu’on croit et dit trop rapidement, le mal n’est jamais le fruit de la liberté : en détruisant l’autre il nous détruit et ne fait que refléter l’aliénation de l’inhumain en nous, celui que nous avons subi et qui laisse ses traces par trop de blessures qui abiment notre liberté, celui dont nous sommes complices et qui, objectivement, nous décrée, ce que la Bible appelle le péché. Seul l’amour, accueilli de Celui qui en est la source parce que c’est son être éternellement jaillissant, peut nous rendre à nous-mêmes et nous permettre de poser des actes d’humanité dont nous soyons pleinement auteurs. 

 

« C’est pour que nous soyons libres, que Christ nous a libérés ». Mon cher Allan, dans quelques instants j’aurais la grande joie de t’ordonner prêtre. Serviteurs du salut de Dieu. Passeur de libération, amant de liberté. 

 

Il me semble qu’il y a là l’essence même du sacerdoce, quand bien-même il est rarement entrevu et décrit par cette porte. La crise des abus et le cléricalisme l’ont plutôt suspecté d’être du côté du pouvoir jaloux qui domine ou de la manipulation. Allan, même si ces critiques agacent et usent un peu, il nous faut savoir les entendre. L’histoire du sacerdoce est marquée de trop de dérives. La conversion est toujours devant nous et le Seigneur doit sans cesse nous polir pour naitre à ce que l’ordination fait de nous et qui n’est pas toujours, sans doute même jamais complètement, dans la forme historique d’un moment. 

 

Tu ne l’oublieras jamais, Allan, mais pas pour t’y enfermer. Au contraire, pour aller plus profond, pour aller à la source. Par l’ordination, tu vas être configuré au Christ pasteur, à celui qui donne sa vie pour son peuple afin non seulement de le libérer mais de lui donner de devenir durablement libre, de l’authentique liberté des fils et des filles de Dieu qui, se laissant aimer jusque dans leurs aliénations pour en être libérés, se laissent réconcilier avec eux-mêmes et deviennent libres d’aimer de l’amour même de Dieu. C’est pour le prêtre l’action de grâce fondamentale.

 

Configuré au Christ pasteur, le prêtre est associé de manière toute particulière à cette liberté de Dieu que Luc 9,51 nous permet de contempler de manière extraordinaire. Il est par l’ordination entrainé au cœur même de cette concentration nucléaire des énergies divines rassemblées en Jésus pour le salut du monde. 

 

Prêtre configuré au Seul qui est véritablement libre, tu prendras les moyens de te laisser construire comme prêtre par l’unique prêtre qu’est Jésus. Tu demanderas sans cesse la grâce de « marcher sous la conduite de l’Esprit Saint » pour reprendre encore les mots de Paul. Tu deviendras alors prêtre, avec délicatesse et chasteté mais avec grande force, serviteur de la liberté.

 

Tu le seras par la célébration des sacrements : le baptême par lequel ceux que Dieu aime sont plongés dans le mystère pascal, unique événement de notre libération fondamentale ; l’eucharistie, mémorial de notre libération et nourriture structurante de notre liberté ; le sacrement de réconciliation, guérison de notre liberté et passeur de miséricorde ; le sacrement du mariage, source vive ou l’amour humain peut trouver dans l’engagement de Dieu sa plénitude et retrouver sans cesse sa liberté d’aimer en vérité ; et encore le sacrement des malades qui rend espérance et dignité à ceux que la souffrance pourraient écraser.

 

Serviteur de la liberté de tes frères et sœurs, tu le seras en annonçant la Parole à temps et à contretemps, cette parole qu’est le Christ lui-même, notre libérateur, notre libération et notre liberté. 

 

Serviteur de la liberté, tu le seras en exhortant à la sainteté, liberté plénière qui se déploie dans l’épaisseur de nos chairs si souvent abimées et pourtant tellement aimées et sauvées par Dieu. 

 

Serviteur de la liberté, tu le seras encore par le ministère de gouvernement ordonné à construire la communauté autour du Christ vivant. Tu le seras dans l’attention à toutes les collaborations qui tisseront ton ministère. La synodalité peut devenir ici une formidable école de liberté pour tous : non pas ce que je veux mais ce que Dieu veut, dans la motion de l’Esprit Saint.

 

Tu le seras en laissant progressivement l’Esprit faire de toi un éducateur de la liberté dans la vérité, aimant ce monde comme Dieu l’aime, c’est-à-dire à la folie, mais profondément libre par rapport aux injonctions d’un pensée mondaine parfois déstructurante. 

 

Serviteur de la liberté, tu le seras plus que tout en accueillant pour maitres et en servant tous « ces petits qui sont les frères et sœurs de Jésus » et qui nous le révèlent pour que nous en devenions témoins. 

 

Serviteur de la liberté… Si le monde savait comme il est beau d’être prêtre et le don que le Seigneur veut lui faire par les prêtres…

Frères et sœur, dans quelques instants j’ordonnerai Allan prêtre. Comment ne pas rendre grâce à Dieu ?

« C’est pour que nous soyons vraiment libres que Christ nous a libérés. » Qu’il soit béni !

 

Mgr Leborgne, cathédrale d’Arras, le 26 juin 2022