Un évêque au feu du Concile !
Mgr Noyer présente Mgr Leuliet lors des 100 ans
Introduction
Permettez-moi de préciser tout de suite le sens de mon propos et particulièrement de ce titre. Je n’ai pas l’intention de me substituer au Père Leuliet pour rendre témoignage de ce que le concile Vatican II a représenté pour lui. Je ne peux même pas prétendre décrire de l’extérieur tous les changements engendrés dans la vie d’un évêque qui, comme lui, est devenu évêque en Mai 63 alors que le Concile s’était ouvert en octobre 62.
Ce qui m’intéresse est de chercher à comprendre ce qui s’est passé dans l’Eglise Catholique au cours de cet évènement inattendu que fut le Concile Vatican II. Les évêques n’ont pas seulement reçu le Concile, ils l’ont fait. Et ils l’ont fait en étant les premiers surpris de ce qu’ils faisaient. La grande conversion que l’Eglise a opérée a commencé par leur propre conversion.
L’évêque dont je vais parler est sans doute Géry Leuliet mais pas seulement. La collaboration avec Gérard Huyghe, l’amitié que je portais à Joseph Wicquart, le travail avec les évêques du LAC, la proximité des évêques auxiliaires et les confidences reçues des évêques que j’ai rencontrés par la suite contribueront à enrichir le portrait que je veux esquisser. Par ailleurs je négligerai les détails biographiques pour retenir ce que je crois connaître de ces évêques du Concile. Mgr Leuliet n’est pas celui dont j’ai été le plus proche mais il est, grâce à Dieu, celui dans la lignée duquel j’ai exercé mon propre ministère épiscopal, porté par l’esprit du concile qu’il avait incarné dans le diocèse d’Amiens.
Sans grande surprise je partagerai mon propos en trois chapitres : l’attente d’un changement (fin des années 50 à 62) , la surprise du concile (62-65), les crises douloureuses de l’après-concile. Si je parle du « feu » du concile c’est pour évoquer l’enthousiasme, la lumière et la chaleur de l’expérience partagée au premier chef par les évêques, devenus acteurs de premier plan, dans l’histoire de l’Église et du monde. Mais le feu, c’est aussi les modifications, les remises en cause, les débandades parfois très douloureuses du paysage ecclésial et politique qui obligent les évêques à endosser le rôle de pompiers de l’incendie qu’ils avaient eux-mêmes allumé.
1- L’attente d’un changement
L’évêque de l’après-guerre a résolu dans sa tête le dilemme qui a longtemps divisé l’Eglise de France. A quelques nuances près le ralliement à la République est général. Certes la rupture avec l’ancien régime n’est pas encore évidente ni dans la liturgie qui garde parfois pour l’évêque des rites proches de la cour de Versailles, ni dans la vie publique où, même dans une réelle pauvreté, l’évêque croit de son devoir de garder le palais (ou du moins la grande maison bourgeoise qu’il hérite de ses prédécesseurs), le train de vie, et le cérémonial des Seigneurs. Nous savons bien qu’aujourd’hui encore tout n’a pas complètement disparu. Cette contradiction pourtant entre la démocratie de la conscience et l’aristocratie du personnage est une première source de déséquilibre qui jouera son rôle dans l’histoire qui s’ouvre.
Une question, également lourde, interroge sans doute ces évêques même si je dois dire qu’elle ne venait guère dans les conversations. La dérive d’un épiscopat qui pendant la guerre avait glissé dans une complaisance et une collaboration avec l’ennemi nazi demeurait une plaie ouverte. Le cas de Mgr Duthoit, l’un des évêques les plus attentifs au peuple, ne pouvait pas ne pas interroger ces évêques dont les origines, la formation, les valeurs n’étaient pas différentes de celles de leurs aînés. Cette pensée chrétienne se retrouvait toujours dans le « Travail, Famille, Patrie » du Maréchal. Elle continuait à prôner l’humilité, la confiance, l’obéissance et avait quelque peine à intégrer la révolte, la désobéissance, la violence de la Résistance. L’aristocrate chevaleresque et le révolutionnaire marxiste ouvrait un nouveau monde où les pieux démocrates trouvaient mal leur chemin. Sans doute ces questions appartenaient à tous les catholiques de France et le MRP de l’époque leur a offert une solution. Les évêques ne pouvaient guère échapper à cette logique qui les situait sur l’échiquier politique et faisait d’eux les soutiens des initiatives de cette « démocratie chrétienne », l’Europe par exemple. Mais cela les entraînait également à défendre les écoles, les œuvres de jeunesse, les syndicats et les partis qui faisaient référence à la doctrine chrétienne. Parfois avec naïveté, parfois avec souffrance, les évêques se retrouvaient à la tête d’une église qui ne représentait plus qu’une moitié du peuple, et pas forcément la plus « populaire ». Ils riaient, mais un peu jaune, d’être devenus des Don Camillo engagés dans des disputes de bas étages avec les Peponne de l’époque.
Comme beaucoup de prêtres, la plupart d’entre eux avaient connu le brassage de l’armée et la longue expérience des camps de prisonniers. Ils avaient découvert un autre peuple que celui qu’ils imaginaient moins religieux mais plus solidaire. Ils avaient découvert une manière nouvelle d’être croyant et d’être prêtre, sans prestige, sans apparat, sans privilège. Ils avaient célébré dans la plus austère simplicité. Ils avaient prié dans l’inconfort d’une chambrée et dans la vulgarité apparente des hommes. La nostalgie de ces moments de vérité faisait flotter un doute sur la réalité du jeu ecclésial auquel ils participaient. Ils avaient l’impression de vivre dans une citadelle coupée de la réalité du monde. Le livre de l’abbé Godin, « France, pays de mission ? » interroge l’institution en lui parlant de ceux qui sont à la fois si près et si loin. La démarche des prêtres ouvriers reçoit une assez large approbation malgré les réticences des directives romaines. Beaucoup de prêtres et d’évêques partagent cet appel missionnaire, comprennent les audaces de certains, même si beaucoup timidité et prudence les retiennent.
On ne saurait oublier l’importance que prend à ce moment là la sociologie religieuse et, à travers elle, l’autorité du chanoine Boulard. La carte de pratique religieuse a impressionné les évêques en mettant sous leurs yeux un diocèse qu’ils croyaient connaître et qu’ils découvraient différent. Ce qu’on appelait la « pastorale d’ensemble » invitait à regarder l’église non plus selon ses structures traditionnelles mais à travers la réalité de la vie des gens. On ne dira jamais assez ce que fut cette révolution : les paroisses étaient invitées à travailler ensemble sur un territoire sociologiquement homogène ; et surtout les mouvements d’action catholique déjà plus attentifs à la vie, devenaient les forces essentielles de la pastorale. Mgr Leuliet, comme la plupart des nouveaux évêques du moment, est habité par cette dynamique. On peut même penser que cette orientation est un élément important dans le choix qui le fait appeler à l’épiscopat.
Il est important sans doute de rappeler aujourd’hui qu’à cette époque le clergé était encore pléthorique. Chaque année les jeunes prêtres étaient ordonnés par dizaine. Le séminaire était plein même si on pouvait déjà supposer un avenir un peu moins assuré. En tout cas les diocèses se pensent nécessairement à travers leurs prêtres. Même si l’action catholique s’efforçait de former des laïcs, les aumôniers restaient les responsables ultimes : la théologie du mandat allait de soi. L’Eglise demeurait cléricale. La première préoccupation des évêques est évidemment leurs prêtres. Tout le reste passe après et, surtout, à travers eux.
Rappelons aussi la théologie officielle du moment. Même si les évêques ont des diplômes en théologie, ils partagent cette approche doctrinale et parfaite d’une doctrine « sûre ». Ce savoir acquis au séminaire devait suffire jusqu’à la fin de la vie. Pourtant des choses commencent à bouger : l’exégèse a ses premières audaces après la terreur engendrée par le modernisme, la théologie se distend dans une approche historique, des théologiens comme Congar, Chenu et bien d’autres comme Joseph Ratzinger jettent un souffle nouveau qui fait fondre la banquise. Les évêques que je connais regardent tous avec intérêt vers cette nouveauté. Quelques uns - je pense surtout ici à Gérard Huyghe, mais il n’est pas le seul- témoigneront de ces mouvements nouveaux. Mais la ligne jaune à ne pas franchir reste une obsession pour chacun dans sa responsabilité.
On peut donc dire que l’évêque de ces années 60 aspire à du nouveau dans l’Eglise. Je ne suis pas certain qu’il attende cette nouveauté du sommet. La sainteté que les diverses spiritualités développent dans le clergé le pousse à la générosité, au courage, au don de soi, mais toujours dans l’obéissance. Il y a eu déjà quelques confits avec Rome, par exemple au sujet des prêtres ouvriers, mais l’opinion publique n’est pas prête à accepter un affrontement et les évêques préfèrent des compromis douloureux. Et quand les cardinaux désignent Angelo Roncalli comme Pape, ils ne le font sans doute pas pour secouer l’institution ! Surtout, personne ne parle de Concile : le dernier avait contribué à les rendre désormais inutiles puisque le pape pouvait, seul, engager l’infaillibilité de l’Eglise.
En quelques mots Mgr Leuliet exprime en 2003 son attente d’alors : Avant le Concile, j’avais été témoin et participant actif d’un renouveau méconnu, discuté, parfois suspecté, au point de vue biblique, liturgique, dans l’action catholique, dans la recherche pour rejoindre les réalités humaines, dans la prise en charge de l’Église. Et nous ne sommes pas surpris par cette confidence : J’ai été séduit par la parole de Jean XXIII disant que ce Concile «était réuni pour un « aggiornamento ».
2- La surprise du Concile
Et voilà que Jean XXIII annonce un Concile. Surprise mais surtout embarras de la plupart des évêques. Que peut-on attendre d’un Concile ? la condamnation de quelle hérésie ? Va-t-on officialiser la sévérité de certains épiscopats contre le communisme ? Contre qui va-t-on se mobiliser ? Ou alors quelle doctrine préciser, définir, solenniser ? Va-t-on trouver une nouvelle perle à ajouter au collier déjà bien riche de Marie ? On pourrait peut-être ouvrir un traité de « Josephologie » ? Car telle est l’image que l’on a d’un concile. Et quand on leur demande les sujets qu’ils souhaiteraient voir aborder, les évêques ont bien des difficultés à faire rejoindre leur attente pastorale et l’outil doctrinal qu’on leur propose.
Personne n’imagine en tout cas que le Concile va s’étaler sur plusieurs années. On pense que Rome va préparer des textes à partir des suggestions faites et qu’après une discussion plus ou moins formelle on s’empressera de signer et d’applaudir. C’était sans doute ce que la curie romaine imaginait. C’était sans compter avec la réaction des cardinaux présidents de la première séance dont Mgr Liénart nous était le plus proche : les évêques demandaient à se saisir de l’ordre du jour, acceptaient de prendre du temps pour se connaître, envisageaient de rédiger eux-mêmes les textes qu’ils voteraient.
Tout change ! Les évêques vont être invités à une conversion qui va les marquer profondément. Les voilà en responsabilité de l’Église Universelle et pas seulement les serviteurs d’une Église diocésaine. Eux que certains considéraient comme les préfets du Pape, devenaient ses frères portant ensemble le poids de l’aggiornamento de l’Eglise comme le leur demandait Jean XXIII. Il faudra à certains sans doute de longs mois avant de réaliser la mission qu’ils devaient assumer.
Et bien entendu la plupart réalisent qu’ils sont bien ignorants pour porter une telle responsabilité : que connaissent-ils des autres pays ? Ils n’avaient pas souvent traversé les frontières ! Quelle formation théologique avaient-ils pour oser une parole neuve alors qu’ils avaient l’angoisse de déformer la doctrine ? Quel savoir était le leur en exégèse, en histoire, en économie, en politique ? Qu’il était déjà loin le latin qu’ils devraient parler s’ils voulaient dire quelque chose dans l’assemblée plénière ?
Cette « inquiétude » va les amener à se rencontrer, à se parler, à partager. Ils vont éprouver le besoin de s’attacher les services de spécialistes : des théologiens vont vite prendre une place très importante qui ne leur était pas familière. Les évêques enfin avaient besoin d’eux ! Ils avaient besoin de leur connaissance des sources. Ils les aidaient à fonder, à justifier, à argumenter pour convaincre, à nuancer pour rassembler. La théologie sortait de l’université ou du séminaire et venait travaillait sur les chantiers de la pastorale. Cette fécondation réciproque des pasteurs et des théologiens est peut-être la plus grande réussite de ce concile et le secret de sa fécondité.
Inévitablement des « courants » vont se dessiner, des clubs s’organiser, des leaders se manifester. Et surtout l’opinion publique va s’intéresser au jour le jour à tous les débats même lorsqu’ils portent sur des sujets très spécialisés. Les évêques intéressent les journalistes comme les premiers témoins et acteurs d’un évènement planétaire. Ils sont parfois surpris quand ils découvrent que leur présence dans telle rencontre, leur amitié avec tel leader, les quelques mots prononcés dans l’aula ont été rapportés et commentés dans les journaux locaux de leur lointaine province.
Mais cette conversion les touche au plus profond. Ils découvrent qu’un concile « se célèbre » comme une liturgie, que la Bible préside aux débats et que l’écoute de l’Esprit est au cœur de la démarche. Tous ont fait part de l’expérience spirituelle qu’ils ont vécue à cette occasion. Aucun n’est revenu comme il était parti. Quand il rentrait dans son diocèse l’évêque rayonnait de cette profondeur spirituelle et les diocèses, en premier lieu les collaborateurs les plus proches, en étaient tous marqués. Le Concile était une expérience mystique.
Chacun vivait une histoire qu’il maîtrisait mal. Il partait à une session avec des convictions et il rentrait avec des espérances. Il partait avec l’audace de proposer la lecture de l’évangile en français et il revenait avec la prière eucharistique en langue vulgaire. Nous assistions de loin à un mouvement dont le dynamisme nous étonnait. L’audace missionnaire, la sincérité de la parole, la capacité d’écoute, la largeur de la problématique faisaient respirer autrement. Certes il y avait des dissensions. Il y avait même parfois des petites manœuvres. On m’a dit qu’un texte n’est passé que grâce à la main levée d’un cardinal qui avait mal compris la question, ce qui montre qu’il n’y a pas que les mains des footballeurs qui peuvent avoir des conséquences importantes ! On savait les réticences et on les comprenait. Mais le mouvement spirituel changeait la face de l’Eglise.
Il n’est pas dans mon intention de reprendre ici les grands textes que ce Concile a produit. Je crois en vérité qu’on pourrit passer à côté de la réalité de l’évènement conciliaire si on ne retenait que les textes. C’est me semble-t-il ce que l’on tente aujourd’hui. Avec les textes, il y a une continuité et il est bien normal, comme le réclame le Pape, qu’on les lise dans la continuité de l’enseignement de l’Église. La nouveauté de son contenu doctrinal peut toujours être discutée tant chaque texte garde des traces de l’enseignement traditionnel.
Certains vont même jusqu’à négliger Vatican II sous le prétexte qu’il n’est pas dogmatique. Ce ne serait selon eux qu’un concile pastoral. Il me semble qu’il ne faut pas répondre à cette objection en tentant seulement de souligner les avancées théologiques incontestables portées par ces documents. Oui, c’est un Concile Pastoral ! Et c’est là sa grande nouveauté ! Et c’est là sa richesse ! et c’est à cause de cela qu’il est un évènement séparant un avant et un après ! Bien sûr on parlait déjà de pastorale avant le concile. Il s’agissait simplement de l’art de présenter, d’expliquer, de faire comprendre la vérité éternelle que l’Eglise portait depuis toujours. Or maintenant les évêques se voulaient tous ensemble des pasteurs et pas seulement des docteurs. Ils comprenaient que le dialogue l’emportait sur l’orthodoxie. Ils découvraient que la mission de l’Eglise n’était pas seulement de donner un témoignage fidèle du passé mais d’apporter aux hommes d’aujourd’hui une Parole de Vie, d’Espérance et d’Amour. L’Eglise n’avait pas à s’enorgueillir de sa vitalité séculaire et à survoler l’histoire des hommes au nom de l’éternité de Dieu. Elle avait à servir humblement les hommes en partageant les joies et les espoirs, les tristesses et les angoisses des hommes de ce temps, des pauvres surtout et de tous ceux qui souffrent Gaudium et Spes §1.
Quand ils rentrent dans leurs diocèses, les évêques rapportent des textes mais surtout, mais essentiellement une nouvelle conscience d’être l’Eglise. Tel est ce feu dont ils brûlent désormais et qui de proche en proche change en profondeur la vie de l’Eglise. On nous change l’Eglise, disait le paroissien de base et on parvenait mal à lui expliquer ce qui arrivait. Seuls ceux qui ont été brûlés eux-mêmes de ce feu peuvent témoigner de ce que l’Esprit Saint a fait de son Eglise.
3- La suite du Concile
Quatre sessions de deux mois sur quatre ans n’ont pas coupés les évêques de la réalité de leur diocèse. Pourtant leur séjour à Rome était assez long pour qu’à chaque retour se ressente un décalage entre le monde rêvé à Rome et l’Eglise concrète dont ils étaient responsables. Leur enthousiasme était communicatif et une grande partie des prêtres et des laïcs le partageaient. Mais faire une église missionnaire d’un diocèse hiérarchisé, très habitué, très endormi dans ses certitudes demandait un très grand effort. De plus, il fallait bien réendosser le personnage préconciliaire que l’opinion attendait d’eux.
On a pu caricaturer l’Eglise atteinte de réunionite aigüe et de fureur polycopiante. Ce fut la condition pour que l’esprit du concile comme on disait passe dans le clergé d’abord et chez tous ensuite. Chacun devait à nouveau retourner au séminaire ou au catéchisme. Chacun surtout devait apprendre, non pas seulement à répéter, mais à inventer. La pastorale exigeait qu’on regarde la réalité du lieu et du moment pour y risquer une parole qui parle, que ce soit dans la liturgie, dans la pastorale des sacrements ou même dans l’actualité collective. Il faut bien reconnaître que cette mutation semblait impossible pour certains. Des années après, nous le savons tous, la mutation est loin d’être réalisée.
Géry Leuliet est dans cette dynamique particulièrement exemplaire. Pierre Guerville qui a vécu près de lui cette époque a décrit les audaces pastorales initiées alors. Les secteurs apostoliques, les comités d’évangélisation, la suppression des titres honorifiques pour des fonctions missionnaires, l’appel à la Mission de France, l’envoi de Prêtres ouvriers, tout cela a bousculé bien des habitudes et secoué bien des inerties. La bonne société amiénoise se voulait perfide en évoquant l’œillet rouge. Ceux qui étaient proches étaient touchés par la profondeur de la révolution spirituelle et apostolique qui se réalisait.
Tous les évêques ont cherché à faire, d’une église encombrée des oripeaux de son ancienne puissance, une église servante et pauvre. Dans leur tenue vestimentaire, dans leur train de vie, dans leur habitat, dans leur style de rencontre, ils voulaient montrer l’exemple. A ce sujet l’audace de Mgr Leuliet a été tout à fait exemplaire. En abandonnant tous les immeubles de prestige que le diocèse possédait en ville d’Amiens pour s’engager dans le programme immobilier de Beauvillé, il manifestait, aux yeux de tous, le renversement qu’il voulait obtenir de l’Eglise. On devine que ce ne fut pas au goût de tout le monde et les méchancetés qui furent exprimées à cette occasion dans certains milieux bien-pensants montrèrent bien que le Concile n’avait pas encore modifié le peuple chrétien attaché à l’image traditionnelle de l’Eglise.
Dans son allocution du 12 mai 1963, et donc avant la session où sera préparé Lumen Gentium, Mgr Leuliet écrivait : l’Eglise d’Amiens, ce sont les prêtres, les religieux, les religieuses, les militants, les fidèles baptisés en union avec leur évêque. On notera comment déjà l’aspect hiérarchique de l’Eglise s’estompe derrière une unité de communion. Le Concile ne dira pas vraiment autre chose. Mais ce qui frappe c’est à l’époque la place des militants. Les militants d’Action Catholique, le texte le précise un peu plus loin, ne sont pas de simples fidèles baptisés, même si on ne parle plus de mandat. Le Concile va ignorer cette réalité locale et une sourde opposition entre le Peuple de Dieu et le Laïcat va longtemps constituer une tension dans toute la vie de l’Église de France. Le militant évidemment se reconnaissait volontiers dans la démarche conciliaire et les simples chrétiens de nos paroisses n’en constataient que les retombées liturgiques. Les rapports entre la « boutique », c’est-à-dire la paroisse et sa religion populaire, et l’Action Catholique Générale et surtout Spécialisée n’ont pas souvent été pacifiques. Pour un évêque, viscéralement attaché à l’Action Catholique, la gestion de cette tension fut et est peut-être encore parfois une tâche difficile.
La tâche est d’autant plus difficile quand les militants, encouragés par les orientations conciliaires s’engagent dans les problèmes politiques et sociaux. Car la société de l’époque respire le marxisme comme celle d’aujourd’hui respire l’écologie. Les mouvements, mal à l’aise dans le sage équilibre de la doctrine sociale de leurs aînés, sont contraints de choisir leur camp dans cette « lutte des classes » qui de plus en plus s’impose comme une réalité et pas seulement une idéologie. Une Église de gauche peut-elle coexister avec un Peuple de Dieu de droite ? La question est plus tranchée qu’ailleurs dans le monde rural. C’est là que Mgr Leuliet, dans le diocèse mais aussi au plan national, va se heurter à des crises, oh combien !, délicates à gérer.
Aucun évêque de France n’a pu échapper aux ébranlements de 68. Il était difficile de reconnaître dans les jeunes qui réclamaient la fin de toute autorité et la liberté sexuelle, le feu qui quelques années auparavant s’étaient emparé de nos sages évêques. Certains prophètes ont osé le faire. Dans l’incendie qui se généralisait, les évêques pouvaient difficilement refuser de jouer aux pompiers. Le feu est agréable quand il brûle dans la cheminée mais quand il s’en prend aux rideaux et menace la maison…Malgré tout la plupart des évêques, et en tout cas, Mgr Leuliet, n’ont jamais accepté de renoncer à cet élan que le Concile avait confirmé en eux. Mais leur tâche ne fut pas facile.
La souffrance de tous fut la grande crise des années 70 et d’abord le départ de nombreux prêtres, parfois parmi leurs collaborateurs les plus proches. Freud et Marx s’unissaient souvent pour révéler aux prêtres l’ambigüité de leur choix du sacerdoce. Des mouvements comme « échange et dialogue » ont mené la vie dure aux évêques. Ils s’appuyaient sur l’esprit du concile pour remettre en cause leur vie, leur formation et leur ministère. Ils ne quittaient pas l’église pour des problèmes de foi, ils ne partaient pas par désintérêt pour leur mission. Au contraire ils attendaient que l’Église aille jusqu’au bout de sa nouvelle logique conciliaire. En partant certains choisissait l’âpreté de la transgression, non par facilité mais par prophétisme, pour annoncer et faire advenir une Eglise vraiment présente au monde. Beaucoup d’évêques ont souffert devant ces frères généreux qui partaient et ont gardé des liens discrets et amicaux avec certains d’entre eux. Au-delà des prêtres c’est l’ensemble des partisans les plus sincères du concile qui se trouvaient divisés et donc affaiblis.
Beaucoup de critiques, de mauvaises humeurs, de querelles explosives se sont souvent atténuées avec le temps. Mais d’autres se sont agrégées autour de Mgr Lefebvre et de la Communauté St Pie X. Assez peu nombreux, mais très habiles pour faire beaucoup de bruit, les opposants au Concile ont trouvé là l’organisation qui a pu synthétiser la Vieille France aristocratique, l’extrême-droite politique, les esthètes du chant grégorien, les nostalgiques d’une Eglise de combat, les spiritualités jansénistes et les conservateurs de toute sorte. On pourrait ici raconter les injures, les humiliations, les désobéissances, les campagnes de presse, les mobilisations agressives des partisans de ce mouvement du refus. On a pu penser que le temps peu à peu éroderait tout cela. Benoît XVI tente une nouvelle stratégie à leur égard. Il n’est pas de mon intention de porter ici un jugement sur ces initiatives nouvelles. Mais je ne peux éviter de témoigner de la souffrance que ressentent beaucoup des évêques encore brulant du Concile devant des concessions qui semblent remettre en cause le feu même qui les habite toujours.
Conclusion.
Depuis 25 ans, Mgr Leuliet a quitté la responsabilité directe du diocèse d’Amiens. Même si, peu à peu, le temps a éloigné son souvenir dans le diocèse, je sais que son long passage y a laissé des traces définitives. Combien de fois, par maladresse ou par ignorance, des prêtres, des habitants, voire des officiels, m’ont appelé Mgr Leuliet. J’hésitais à les détromper car ce nom exprimait toujours vénération et confiance.
Je sais par ailleurs que le diocèse d’Amiens restait et reste toujours au cœur des prières et des préoccupations de Mgr Leuliet. Même si par discrétion il y revenait rarement, son attention aux événements, son accueil des visites, ses réponses au courrier que je lui faisais de temps à autre, tout montrait qu’il était toujours un peu pasteur d’Amiens et de son diocèse.
Les années passaient, les centres d’intérêt se sont modifiés, la société a évolué mais à l’horizon la haute et droite silhouette de Géry Leuliet ne s’est pas effacée. Il continue aujourd’hui encore par sa vigueur et sa rectitude à nous rappeler la densité, la richesse spirituelle, l’audace et le courage de ce temps conciliaire. Dans son sourire qui a effacé tant et tant de souffrances, de coups et de mensonges, chacun d’entre nous aujourd’hui est encouragé à maintenir, malgré les oublis, les pesanteurs, les replis de notre temps, cette flamme que l’Esprit Saint a allumé au cœur de notre Eglise.
Successeur dans la responsabilité du diocèse d’Amiens, je tiens à dire, en mon nom mais sans doute aussi au nom des deux autres successeurs de Mgr Leuliet, combien nous lui savons gré d’avoir ouvert les chemins essentiels de notre ministère épiscopal. Il a donné les coups nécessaires, et il a reçu les contrecoups inévitables, pour faire tomber les murailles millénaires et permettre à notre Eglise de retrouver son vrai visage pour annoncer l’Evangile au monde.
Résumant 40 ans après, ce que nous avions vécu au Concile, il dit : « On passait d’une Église société à une Église Mystère du Christ, d’une Église hiérarchique à une Église Peuple de Dieu. » Il me semble que ce centenaire n’est pas une tendre opération où des jeunes en bonne santé se penchent sur un vieillard diminué. Il me semble au contraire que c’est le témoin de l’éternelle jeunesse de l’Eglise qui réveille les petits vieux de tout âge que nous risquons de devenir sans nous en apercevoir.
Merci pour votre écoute. Jacques Noyer