De la petite à la grande histoire
Histoire d'un bulletin paroissial
L’incroyable voyage du bulletin paroissial de Richebourg
Quand l’histoire familiale rejoint l’Histoire…
C’est en janvier 2015 que Roberta Hamond prit pour la première fois contact avec moi, via le site internet des Archives diocésaines. Elle m’expliqua avoir en sa possession des bulletins paroissiaux de Richebourg des années 1911 à 1914, que son beau-père officier britannique, le Major Philip Hamond, avait ramené de France durant la Première Guerre mondiale, et dont sa famille souhaiterait faire don au diocèse…
S’ensuivit une correspondance de plusieurs mois entre Arras (France) et Norfolk (Angleterre) qui nous amena à nous rencontrer le samedi 26 septembre à Ypres (Belgique).
Nos échanges m’avaient suggéré que les Hamond étaient très concernés par les commémorations en lien avec le centenaire de la guerre 14-18. Je ne m’étais pas trompée…
C’est une tablée d’une dizaine de personnes qui nous fit un accueil chaleureux à notre arrivée à leur hôtel. Rapidement cependant la conversation se réduisit à Roberta, notre interlocutrice « numérique », et son époux Ned (Edmund). Le Major Philip Hamond est le père de Ned. Ce dernier, discret, laisse son épouse mener la conversation mais, lorsqu’il évoque son père, les souvenirs sont précis, et il semble fort ému et heureux de partager son histoire avec nous…
Le Major Philip Hamond
Le Major Philip Hamond (1883-1953) est un officier décoré de l’armée britannique. Il reçut la DSO (Distinguished Service Order, récompense en reconnaissance de services méritoires ou distingués individuels en temps de guerre) en Afrique du Sud, durant la Seconde Guerre des Boers où il fut grièvement blessé à la bataille de Rooiwal en avril 1902, puis une deuxième DSO (DSO & bar) et la Military Cross pour son service durant la Première Guerre mondiale. D’abord incorporé au Norfolk Regiment, il rejoindra ensuite le Tank Corps, où il se fera rapidement un nom : en 1918, il est envoyé aux États-Unis comme officier de liaison britannique pour former aux techniques des chars d’assaut au Camp Colt, Pennsylvanie. Le commandant de cette installation militaire n’était alors autre que le Major Dwight D. Eisenhower... [Photo 2 : Les Majors Hamond et Eisenhower (à gauche) au Camp Colt, coll. familiale.]
De mars 1915 à novembre 1917, il se trouve dans le Nord-Pas-de-Calais. Arrivé au Havre le 28 janvier 1915, il participe aux batailles de Neuve-Chapelle (mars), Aubers (mai), Festubert (mai), Loos-en-Gohelle (septembre). En juillet 1916, on le retrouve dans la Somme, après avoir passé une partie de l’année à se former et s’entraîner au maniement des chars de combat. Enfin, en 1917, il sert dans la troisième bataille d’Ypres (Passchendaele) en juillet-août, passe par Auchy-les-Hesdin pour les réparations et l’entretien des chars de combat en octobre, avant de s’illustrer à la bataille de Cambrai en novembre. En effet, lors de cette offensive, les Britanniques utilisent pour la première fois en masse des chars d’assaut, dits Mark IV.
Passage à Richebourg (1915)
C’est vraisemblablement en 1915 qu’il se retrouve en possession du bulletin paroissial de Richebourg et qu’il l’envoie à sa famille. Son fils rapporte qu’il expédiait régulièrement chez lui des colis renfermant divers objets et documents, souvenirs des endroits où il était passé. Pour lui, c’était aussi une manière de préserver la mémoire, au milieu des ruines qu’il côtoie quotidiennement.
Mais pourquoi Richebourg ? Et pourquoi ces bulletins paroissiaux ? Philip Hamond est un anglican pratiquant, la religion et l’Église sont importantes pour lui. Par ailleurs, il semble avoir porté un intérêt particulier à Richebourg car elle lui rappelle sa ville natale (Twyford, Dereham, comté de Norfolk). Enfin, Roberta émet une autre hypothèse : le bulletin paroissial, comme source d’informations de premier ordre sur la population locale (naissances, vie paroissiale, etc.), qu’il pouvait être utile aux officiers anglais de détenir… Écho aussi de la vie réelle de l’époque, écho que la vie est plus forte que la haine, que la mort…
Roberta a une manière très poétique de voir les choses et notre entretien a été d’une grande richesse. Selon elle, l’Église doit avoir un rôle de transmission, être là où les hommes l’attendent dans ce qu’ils vivent. Ainsi, le curé de Richebourg, par la rédaction de son bulletin, se trouve au cœur de l’humanité, au cœur de la vie de ses paroissiens pour les rejoindre et rendre l’amour de Dieu présent au plus près d’eux. Il est aussi le gardien de la mémoire de cette humanité, en en écrivant tout ce qui constitue sa vie. Par extension, ici, l’église en tant que bâtiment a aussi joué un rôle de gardien de mémoire, en préservant physiquement ce bulletin que Philip Hamond a littéralement tiré des ruines de l’église. [Photo 3 : Ruines de l’église de Richebourg, 6 août 1915, coll. H.D.Girdwood, commons.wikimedia.org ] L’église bâtiment n’existait plus, mais la mémoire qu’elle a laissé la rendait toujours présente.
Au moment de me remettre officiellement les documents, elle me confie être émue de se représenter qu’il y a cent ans, son beau-père tenait ces documents en main à Richebourg et les envoyait chez lui en Angleterre, et qu’aujourd’hui, cent ans plus tard, après avoir à nouveau traversé la Manche, elle les a elle-même en main pour les remettre aux Archives diocésaines où elle sait qu’ils seront conservés pour les générations futures… [photo 4 : Roberta et Ned Hamond me remettant les documents, coll. Arch. dioc. Arras. ]
Le bulletin paroissial de Richebourg [Photo 5 : Bulletin paroissial, coll. Arch. dioc. Arras]
Intitulé Le Messager de Saint-Laurent, il se présente sous la forme d’une feuille recto-verso hebdomadaire, et reprend les informations pratiques de la paroisse (heures des messes…) aussi bien que les annonces de naissances, mariages, décès ou bien encore des grands événements de la vie de la paroisse (processions, fêtes). Il contient aussi des petits billets humoristiques, des historiettes ou des dessins [Photo 6 : dessin humoristique du bulletin paroissial, coll. Arch. dioc. Arras.], sous la plume de l’abbé Maurice Tabary, curé de Richebourg de 1909 à 1950. [Photo 7 : Abbé Maurice Tabary, coll. Arch. dioc. Arras.]
Les 77 numéros du bulletin (du 11 juin 1911 au 1er mars 1914, collection incomplète) que constituent le don de la famille Hamond, forment un ensemble homogène. Ils témoignent de la vie quotidienne de la paroisse de Richebourg, mais aussi des préoccupations de l’époque. Dans le n° 85 du 10 septembre 1911, par exemple, l’abbé Tabary s’adressant aux conscrits écrit : « L’avenir est sombre, les bruits de guerre sont de plus en plus menaçants. »
Les documents présentent un bon état de conservation général. Cependant, certains sont relativement fragiles, ayant notamment été « visités » par les rongeurs et l’humidité. Ned Hamond les a récupérés il y a quelques années seulement, au décès de son frère, et n’a pu nous éclairer sur leur conservation durant la majeure partie de leur vie.
Ils sont dès à présent consultables par le public aux Archives diocésaines (sur rendez-vous). À des fins de conservation préventive, les Archives diocésaines envisagent la numérisation de cette collection. Ce sont d’ailleurs ces technologies modernes qui ont aidé les Hamond à faire don des originaux de ces documents alors même qu’ils y sont très attachés de par leur histoire familiale.
La présence des Hamond à Ypres les 26-27 septembre 2015
La famille Hamond n’avait bien sûr pas fait le déplacement outre-Manche uniquement pour me remettre ces bulletins paroissiaux. Ils y avaient un autre rendez-vous important pour l’histoire de leur famille (cette fois, du côté maternel de Ned) : l’inauguration au musée « In Flanders Field », d’une exposition réalisée par son petit-cousin, Andrew Tatham, intitulée « Photo de groupe » (visible du 26 septembre 2015 au 3 janvier 2016). L’exposition – et la réflexion – de l’auteur britannique commence par une photo de groupe, celle des officiers du 8th Battalion Berkshire Regiment dont fit partie son arrière-grand-père (le grand-père maternel de Ned) avant qu’ils ne partent en guerre en septembre 1915. Et les questions qui viennent inévitablement à l’esprit : qu’est-il arrivé à chacun ? Avaient-ils une idée de ce qui les attendait ? Qui ont-ils laissé derrière eux ? Quel a été l’impact de la guerre sur eux et leurs familles ? Qui, parmi eux, est revenu ?... [Photo 8 : Invitation à l’inauguration.]
Vingt-et-une années de travail et de recherches dans le monde entier ont été nécessaires pour tenter de répondre à ces questions. Sur les traces des ancêtres et descendants de chacun de ces 46 officiers, et par le biais d’une vidéo, d’une forêt d’arbres généalogiques et de 46 projets de vitraux pour chacune de ces vies, Andrew Tatham nous livre un récit saisissant de l’impact de la guerre sur ces vies, et sur ce qu’il demeure de ces hommes cent ans plus tard… Une manière aussi de laisser leur empreinte au-delà de la mémoire familiale.
J’ai eu le privilège de bénéficier d’une visite privée de cette exposition, réservée aux familles des 46 officiers. Là encore, l’analyse de Roberta m’a paru très juste, et je lui laisse volontiers le mot de la fin…
« Ils ont fait la guerre les uns contre les autres, mais la guerre reste une histoire commune à l’humanité. Tout ce travail d’Andrew, tout comme le fait pour nous de vous remettre les bulletins paroissiaux, cela me paraît très important pour créer des ponts, des liens, pour créer une histoire commune de l’humanité à la rencontre des jeunes générations. Pour ne pas qu’ils soient motivés par des sentiments d’animosité, de haine, mais plutôt de rapprochement et de partage. Au regard de tout ce qui se passe aujourd’hui (en Irak, en Syrie…), ce n’est pas parce que c’est loin de chez nous que cela ne nous concerne pas, au contraire. Mais comment conscientiser les nouvelles générations pour favoriser un climat de paix ? J’ai le sentiment que moi, à mon tout petit niveau, aujourd’hui, j’ai tenté de le faire… »
Audrey Cassan
Archiviste diocésain
Rm: Cette rencontre n’aurait pu être aussi riche et complète sans l’aide apportée par Mme Sourour M Oda, qui a été une précieuse interface entre les deux pays, les deux langues, et que je tiens à remercier tout particulièrement.