Semeurs de solidarité- 4ème dimanche- humanité
"Avec Jésus un nouveau monde est déjà né, qui inscrit le prodigue dans sa dignité d'homme et de fils " (Vivre le Carême 2019)
Quand Paul écrit "qu'un nouveau monde est déjà né" il signifie avant tout que Jésus, par sa vie, sa mort et sa résurrection a accompli le dessein de Dieu, dont Il révéle le vrai visage miséricordieux. L'évangile de Luc s'en fait l'écho dans la parabole de ce jour, qui est tout entière réponse de Jésus à ceux qui réprouvent l'accueil bienveillant qu'Il fait aux pécheurs.
C’est l’histoire d’un homme qui avait deux fils, et il faut s’intéresser à l'un comme à l'autre : ce sont là deux visages de notre propre humanité. Ils incarnent deux manières -différentes mais symétriques- de déraper dans nos relations à nous-mêmes, aux autres et à Dieu.
Les deux frères illustrent d'abord deux expériences de la liberté, et de la manière d’en user. Le cadet se croit libre parce qu'il a demandé sa part et pris le large pour faire "tout ce qu’il veut". Il dépense ce qu'il a et ce qu'il est sans trouver ce qu'il cherche. L’aîné fait ce qu'il doit faire, sans trop d'initiative, sans trop y mettre de soi - on le verrait bien dans le rôle du serviteur qui va cacher sa pièce d’or au lieu de la faire fructifier. Il n'exprime aucun désir et peine à assumer sa liberté. Si le cadet oublie papa pour "vivre sa vie", l’aîné colle à papa sans vivre sa vie.
S'ensuivent deux expériences de la solitude et de l’exclusion. Après avoir sorti de son existence son père et son frère, le cadet est de plus en plus seul - les cochons pour ultimes compagnons. L’éloignement de l’aîné est au début plus subtil : il est resté à la maison, mais dans sa bulle; et il ne se sent guère reconnu. Au retour du cadet, il récuse frère et père, et s'exclut lui-même en refusant de participer à la fête.
'Je ne mérite plus d'être aimé ' dit le cadet, qui s'examine et s'accuse; 'j'aurai bien mérité d'être aimé ' pense l'aîné, qui se fâche et accuse. Le ressentiment submerge l'un comme la culpabilité ronge l'autre. Mais au bout du compte, les deux frères partagent une frustration identique: ne pas mériter, s'éreinter vainement à mériter, çà ne fait jamais le compte ! Au-delà de leurs différences ils expriment un même sentiment de manque ("personne ne me donne rien"), une attente semblable (être assuré de son existence et de sa propre valeur), et une requête commune (être pleinement reconnu). Qui en ce monde pourrait combler tous ces vœux?
Le père accueille tout cela sans exclure ni l’un ni l’autre de ses fils, ni les accabler de reproches. Voilà que "deux fils avaient un père et le savaient pas", ou pas vraiment ...Un père prodigue qui donne sans calculer (le verbe revient plusieurs fois), plus que des biens matériels: la dignité et la liberté filiales symbolisées par l'anneau et la robe, ou la réassurance - "Mon enfant ..tout ce qui est à moi et à toi". Un père dont la miséricorde et la justice ne dépendent ni de nos sentiments de culpabilité, ni de nos «mérites».
L'attitude du père envers le cadet, est souvent commentée. Elle est présentée comme le visage du Père aimant, toujours près à accueillir et pardonner. Mais le père rejoint aussi l’aîné là où il se trouve (dehors), avec le même empressement qu’il a couru vers le cadet. Pas de réprimandes: il le « supplie ». Pas de grand discours, mais les mots simples de la compassion - «Toi, tu es toujours avec moi » - toi aussi, mon enfant, je t’ai dans le cœur et à l’esprit. Nulle leçon de morale, mais une invitation à se réjouir du retour à la vie de son cadet. Invitation qui résonne toujours comme une question: "comment pourrais-tu être vraiment fils si tu n’es pas frère"?
C’est pourquoi il « faut que nous nous réjouissions »…Parce que Dieu "nous réconcilie avec lui par le Christ et nous donne pour ministère de travailler à cette réconciliation » (Paul). Chaque année le temps du Carême nous est donné pour que nous renaissions comme fils et frères . Des semeurs d'humanité et de solidarité qui voudraient voir advenir un monde plus juste, plus soucieux de la planète et des vivants qu'elle porte.
Guy Aurenche [1] présentait les actions pour le développement et la solidarité comme "des rendez-vous d'humanité" à ne pas manquer. "Notre premier travail " ajoutait-il , "est de susciter des rencontres qui rendent les hommes plus humains, de repérer et créer des espaces de liberté où se construit la solidarité..."
Le développement lui-même n'est-il pas présenté par l'Eglise comme une "croissance vers un accomplissement de l'humain" (F.Euvé) -le "développement de tout homme et de tout l'homme" ? Ce travail se joue concrètement partout où l'on devient "mieux humain" par le refus de ce qui blesse ou détruit, l'invention de relations nouvelles, et une création continuée dans la justice et la dignité.
note:
[1] président du CCFD-Terre Solidaire de 2008 à 2016