Vivre le carême-3 : se lier
Troisième dimanche de Carême
Ex20,1-17- Ps 18- 1Co1,22-25- Jn2, 13-25
Vivre le Carême : se lier
Qu’est-ce qui lui prend à Jésus ? L’esclandre qu’il vient de déclencher interroge les gens du temple -« mais qu’est-ce que tu fais, et au nom de qui ou de quoi ?! »- et les apôtres eux-mêmes en restent ébahis. C’est en relisant leur expérience après la mort et la résurrection du Christ qu’ils en ont réalisé la signification profonde. Jésus chasse du temple les bœufs et brebis, renverse les comptoirs parce qu’ils sont inutiles et dépassés. Voici que vient un culte « en esprit et en vérité » qui sera célébré au nouveau temple, qu'Il incarne. Désormais le lieu de la rencontre entre l’homme et Dieu ce n’est plus un endroit ou un bâtiment, mais quelqu’un- la personne du Christ. Alors, comme dira Saint Paul, il n’y a plus qu’un seul sacrifice rédempteur ; et il n’y a plus rien à marchander parce que le salut est gratuit.
Il n’empêche …l’attitude de Jésus nous trouble; elle remet en cause l'image reçue et suave qu'on s'en fait. Pourtant son verbe pouvait être tranchant, et il y a bien dans les Evangiles des épisodes qui le décrivent comme « vivement irrité », « indigné », ou « emporté », sinon en colère. Dans le cas présent, son éclat égratigne les grandes familles sacerdotales qui ont fait transférer quelques années plus tôt le marché du mont des oliviers (où il se trouvait) jusqu’au parvis du temple, ainsi transformé en champ de foire. Ce fut sans doute une bonne opération financière... mais l'indignation de Jésus vise d'abord un ritualisme desséché, un cléricalisme qui dénature la rencontre avec Dieu, et fausse son image.
A vrai dire, tout ce qui obscurcit ou fait obstacle à une relation libre et vraie avec Dieu l'irrite. Quand Jésus avant de guérir l’homme à la main desséchée un jour de sabbat regarde les pharisiens «avec colère, navré de l’endurcissement de leur cœur » (Mc 3,5) , il se désole de leur prétention à décider du bien et du mal : la loi a été donnée comme la charte d'un peuple libre [1] et l'on en fait une prison ou une machine à juger.
On le voit aussi gronder les disciples qui empêchent les enfants de l’approcher, ou rabrouer vertement Pierre (« loin de moi, Satan, tu me fais tomber! ») .Manière de dire: "Ne cherchez pas à me plier à vos conceptions ou à vos intérêts. Je vous appelle à me suivre mais je ne vous appartiens pas".Dans la relation de l’homme à Dieu -comme dans la relation entre frères- que personne ne "mette la main" sur l'autre.
Aux Corinthiens divisés qui se réclament de tel ou tel apôtre particulier et mitonnent leur religion chacun à sa convenance, Paul redit que le vrai Dieu se révèle d'une façon qui contredit les représentations ou les désirs du moment. Un Messie crucifié, c'est un défi pour la raison ou un scandale pour ceux qui mesurent les choses de Dieu à l'aune du visible et de l'humain.
La communauté de Corinthe elle -même dans sa diversité n'est-elle pas l'illustration de cette folie? A rebours des prétentions du monde, Dieu choisit chez ces païens ce qui est mal né, sans grande valeur reconnue; il appelle à la dignité des hommes et des femmes qui n'en ont pas, les arrache au néant social et existentiel. Du coup, des gens que tout sépare se retrouvent à la même table et participent d'une même vitalité redonnée d'en haut..
Aujourd'hui encore "il y a de la folie à se lier à ce qui est extérieur à soi, à ce qui ne semble pas aller de soi. Folie du risque avec et pour l'autre, folie de la solidarité, folie d'accueillir un étranger dans sa maison, folie d'ouvrir son cœur et de tisser de nouveaux liens". Mais à tout prendre ,"s'engager et faire alliance avec le Christ , n'est-ce pas aussi folie?"[2]
Accueillir l’attitude du Christ indigné peut nous permettre d’accueillir nos propres sentiments et ceux des autres. Aujourd’hui les indignés ne manquent pas de par le monde, ni les motifs d’indignation. On peut légitimement s’indigner de ce qui se passe en Syrie, de la persistance de la faim et de la malnutrition, du travail des enfants; de la spéculation sur les produits alimentaires , de l’inconscience arrogante de la finance, et bien d’autres choses encore…
On dira peut être que ces motifs prosaïques nous éloignent de la noble indignation du Christ, qu'ils ne sont pas de nature spirituelle ; mais est-ce si sûr ? La réaction devant un excès intolérable -trop d'iniquité, trop de violence- ou un manque insupportable- un repas quotidien, un toit, une vie libre- prend racine et se nourrit de convictions plus ou moins explicites sur la dignité humaine et le sens de la vie...
La vraie question, c’est plutôt de savoir qu'en faire. A quoi bon cet élan du cœur s’il retombe comme une émotion sans lendemain et sans effet ? Sans doute faut-il d’abord l’accueillir et le nommer, lui donner le temps de se décanter . Notre indignation peut alors s’incarner. Le champ d’action paraît limité et nous ne pouvons pas tout ; cela ne veut pas dire que nous ne pouvons rien. A chacun de chercher -et trouver- les engagements à sa portée : apprendre à voir les détresses alentour et substituer la sollicitude au jugement, s’informer, repenser nos comportements de consommateurs et d’épargnants, faire un don, s'engager dans un mouvement ou une association ...se lier , en somme!
GJ , aumônier diocésain
[1] Première lecture : "Je suis le Seigneur ton Dieu, qui t'ai fait sortir du pays d'Egypte, de la maison d'esclavage". La première parole de Dieu est de Révélation (et non de "commandement") : "je suis votre libérateur"... C'est pour garder libre son peuple et lui éviter tout autre esclavage que sont prononcées les deux séries de paroles qui régissent le rapport à Dieu , et le rapport à l'autre.. A la jointure des deux tables se trouve le sabbat.
[2] Vivre le Carême : " se lier" , page 16.