Laissez les morts enterrer les morts

Etonnements devant une phrase dure de Jésus.

Bien des maisons d’Evangile restent perplexes devant cette phrase "Laissez les morts enterrez leurs morts", en Matthieu 8,21. Les lecteurs d’aujourd’hui reçoivent cet impératif comme si Jésus exprimait quelque allergie au devoir fondamental et filial, pour un fils, d’enterrer sa parenté.

 

Une regrettable habitude sélective


Il faut tout d’abord signaler ici une “mauvaise habitude” héritée des anciennes pratiques qui consistaient à retenir un mot, une phrase et à la méditer, la savourer pour en extraire tout le substantifique moelle. Extraire une phrase de l’ensemble dans lequel cet élément est situé est le meilleur moyen pour ne pas rejoindre ce que l’auteur a voulu exprimer. Cette pratique sélective retrouve une singulière actualité avec la manière dont les journalistes et politiques extraient d’un discours une phrase, une expression, comme s’il suffisait de tourner et retourner en tous sens cette phrase pour découvrir la pensée de l’auteur.

 

Un a priori favorable même pour ce dérange


Une seconde réflexion invite à avoir un esprit positif et accueillant envers ce texte comme envers tous les textes des Ecritures. Notre réaction légitime d’incompréhension n’est-elle pas le signe que nous n’avons peut-être pas tout bien compris ? Ne vaut-il pas mieux dire “je n’ai pas tout compris”, plutôt que de dire que Jésus exagère, ou bien que ce qu’il demande est impossible.

 

Situer une phrase dans un ensemble


Essayons de replacer cette phrase dans l’ensemble de la section (ch8 à10). Entre deux séries de guérisons et de rencontre de Jésus avec des personnes étrangères ou marquées par la maladie, voici que Matthieu propose sa réflexion en deux temps (8, 16-22) : au soir de la journée, Jésus se laisse encore approcher par une multitude de gens en attente de guérison. Jésus les guérit et Matthieu rappelle une parole d’Isaïe : C’est lui qui a pris nos infirmités et s’est chargé de nos maladies. Matthieu applique à Jésus les prophéties sur le serviteur, l’envoyé de Dieu, ce qui donne sens à l’activité de Jésus.

Alors que Jésus propose d’aller sur l’autre rive (c’est-à-dire chez les païens), voici qu’un scribe, disciple de Jésus précise son intention : “Maitre je te suivrai partout où tu iras”. Et un second ajoute une réserve : “permets-moi d’aller d’abord enterrer mon père”. A cette réserve, Jésus oppose une réponse déconcertante “Suis-moi et laisse les morts enterrer leurs morts”. Il est donc bien question de suivre Jésus et “Suis-moi” rappelle l’appel des premiers disciples. Parole qu’on retrouve au chapitre suivant, pour l’appel de Matthieu : “Jésus lui dit ‘suis-moi’. Il se leva et le suivit”, sans poser de conditions.

 

Continuant la lecture de cet ensemble, voici la réflexion de Jésus à propos des foules rencontrées : “harassées et prostrées comme des brebis qui n’ont pas de berger”, suivie d’un commentaire : “la moisson est abondante, priez le maitre de la moisson d’envoyer des ouvriers dans sa moisson”. Parole immédiatement suivie de la liste des Douze (10, 1-4) et de leur envoi. Jésus les envoya avec mission de proposer la paix aux maisons visitées. La Bonne Nouvelle, déjà proclamée par Jean-Baptiste (3, 2), puis par Jésus, après son baptême est simple : “le royaume de Dieu s’est approché de vous”. Elle est maintenant confiée à des disciples que Jésus commence à appeler.

 

La Bonne nouvelle ne peut attendre


J’en arrive à ma conclusion : après avoir commencé lui-même la proclamation de la Bonne Nouvelle, voici que Jésus s’entoure de disciples qui participeront à la mission. Parmi ces disciples, certains veulent s’y associer, mais avec réserve... Or la mission n’attend pas, d’où la réponse de Jésus à qui veut le suivre : “laisse les morts enterrer leurs morts”. Dans le même contexte on trouve chez Luc cette expression : “celui qui met la main à la charrue et qui regarde en arrière n’est pas digne de moi.” (Lc 9, 62). Phrase dure, elle aussi, mais qui signifie que le “suivre Jésus” comme disciples ne peut se contenter de la réponse “si j’ai le temps”. Ceci est vrai aujourd’hui comme hier.
Abbé Emile Hennart