Jérôme Régnier, par Mgr Noyer

Conférence: Jérôme un guide pour des temps troublés

Jérôme, un guide pour des temps troublés.


Père Jérôme Regnier Père Jérôme Regnier    Ce titre est marqué par la relation personnelle que j’ai entretenue avec Jérôme. Si j’étais théologien je tenterais peut-être d’analyser l’apport de l’œuvre de Jérôme Régnier dans la théologie française d’après-guerre. Mon propos sera plus subjectif et guidé par la reconnaissance de ce que Jérôme a pu apporter aux générations de séminaristes, de prêtres et de laïcs qu’il a accompagnées au séminaire d’Arras, à l’EMACAS, à l’Université Catholique. Pourrait-on exposer le contenu de ses livres et productions pour en faire une synthèseoriginale de la foi pour aujourd’hui ? Peut-être ! Mais je crois que ce que nous voulons célébrer aujourd’hui c’est moins l’œuvre intellectuelle que l’accompagnement qu’il a assuré auprès de tant d’hommes et de femmes, tant de prêtres et de laïcs, tant de religieux et de politiques dans une époque particulièrement bousculée. Je sais que nous nous retrouvonsJerome Regnier Jerome Regnier   ici dans son souvenir alors que nous avons pris des chemins fort divers : c’est la preuve que son accompagnement n’était pas une direction imposée mais une libération respectueuse du mystère de chacun, une ouverture vers la Justice et la Vérité.

 

La débâcle et le sursaut gaullien

 

Il est difficile aux jeunes gens d’aujourd’hui de comprendre l’étendu de la débâcle que fut 1940. La défaite militaire avait mis notre pays dans un état d’humiliation qui touchait la politique sans doute mais aussi la civilisation elle-même. Comment relever la tête dans cette épreuve.
Les années de guerre ont été marquées par cette recherche. Deux directions se proposaient qui prenaient le nom de leurs leaders : Pétain et de Gaulle. Pétain, c’était le retour en arrière vers la France d’hier : en deçà du front populaire, en deçà de la séparation de l’Eglise et de l’Etat, en deçà de la révolution démocratique. On veut retrouver une certain vertu dans la purification : se débarrasser des communistes, des franc-maçons, des banquiers juifs aussi, des étrangers, des apatrides. De Gaulle c’était une idée de la France, un idéal de république, une unité de tous au delà des querelles partisanes, un respect de l’ennemi même. Ce n’était pas seulement un choix stratégique, pas même seulement politique. Il y allait d’une orientation philosophique, une conception générale de l’humanité.

Nous savons que le diocèse d’Arras pendant la guerre a été travaillé par cette question. Mgr Duthoit avait manifestement fait le choix de Pétain même si une réticence se rencontrait partout, y compris au séminaire. Il me semble pourtant que beaucoup de conscience chrétienne se trouvait blessée. C’est pas un acte de désobéissance aux lois légitimes que l’aventure gaullienne a commencé : cela ne suffisait-il pas à le condamner ? La victoire en 1945 suffisait-elle pour la justifier. Jérôme nous a aidés à voir l’enjeu qui méritait sans doute une désobéissance. C’est auprès de son frère Marcel et des jésuites de Vals, me semble-t-il que Jérôme va choisir clairement son camp. Il me semble que la vie de Jérôme a été marqué par cela : il faut rester vigilent car l’obéissance peut-être lâcheté.

Mais Jérôme a vite fait de voir derrière ce choix un autre plus profond. Voilà plus d’un siècle que Rome se bat contre le modernisme. Tous ceux qui veulent lire l’évangile avec l’esprit moderne, riche des exigences des « lumières », soucieux d’une critique scientifique sérieuse, soupçonneux du non-dit caché derrière les mots, sont condamnés et interdit d’enseignement. Le Syllabus de Pie IX et l’Infaillibilité de Vatican I voulaient mettre au pas ce qui est condamné par le terme de modernisme. Dès que Jérôme apparaît au séminaire, par des boutades ironiques souvent puis par des déclarations plus explicites va défendre une réflexion chrétienne en harmonie avec l’esprit du temps. Pour des raisons intellectuelles mais surtout pour des raisons missionnaires, il n’est pas possible de laisser l’Eglise se scléroser au point de devenir insignifiante.

Nous sommes encore quelques uns à avoir connu le séminaire d’Arras à ce moment là. Les professeurs taisaient leurs opinions politiques. Nous les devinions plus ou moins. Mais c’est la venue de Jérôme à ce moment là qui a fait circulé sans complexe un esprit nouveau. Dans sa désinvolture, son humour décapant, sa jeunesse d’esprit il apportait un esprit tout neuf. Relayé par une partie des séminaristes qui avaient connu dans les camp de prisonnier, le STO, la clandestinité, la résistance, des expériences bouleversantes, Jérôme donnait sens évangélique à des options humaines restées souvent de l’ordre du réflexe instinctif. Grâce à lui l’évangile n’avait plus seulement le goût doucereux d’une piété individuelle mais l’émerveillement d’une lumière pour l’histoire.

 

La découverte de l’homme

 

La première année de son enseignement, Jérôme suivra encore le manuel. Mais très vite il est remplacé par des polycopiés qui constitueront un cours très personnel. La théologie morale qu’il enseigne ne descend pas du ciel à travers les articles du Dentzinger. Elle suppose une analyse minutieuse de la réalité concrète et Jérôme se lance dans la sociologie et l’économie politique, dans la psychologie et l’histoire. Il découvre que tout est historique et que chaque jour réclame un nouveau jugement. Il écoute les pasteurs qui parlent des gens avant de dire des choses. Il préfère dire son doute et ses hésitations plutôt que d’affirmer hâtivement. Il se met toujours au service des personnes à « sauver » plutôt que des situations générales à trancher.

Sa propre expérience dans l’armée ou dans les camps, enrichie par les témoignages des autres prisonniers rentrés et par des livres comme celui de l’abbé Godin , vont nous aider à voir le peuple autrement que ce que nos traditions familiales trop souvent nous en disait. Nous découvrions le courage, la vérité, la solidarité, la générosité d’un peuple où la foi elle-même n’était trop souvent qu’une tradition accessoire. C’est à ce moment là où il pousse au plus loin l’opposition entre foi et religion qui va devenir un de ses thèmes préférés. Il ne voit dans le religieux que des traditions un peu naïves axées sur une providence interventionniste et capricieuse. Il relaye aussi souvent l’idée que la religion ne pense qu’au ciel et se désintéresse de la terre. La foi, elle, est lumière pour la vie concrète d’aujourd’hui et répond aux questions que posent tous les philosophes, croyants ou incroyants.

 

Il nous a aidé à devenir des hommes et pas seulement des clercs. L’image aseptisée et mutilante que la tradition voulait nous donner comme modèle sautait sous son regard. Donner son humanité à l’Evangile suppose qu’on ait une vraie humanité aussi riche que possible. Il ne s’agissait pas de jouer à l’ange mais de s’intéresser à tout ce qui est humain. Si nous avons quitté avec autant d’empressement tout ce qui dans nos vêtements et notre style de vie ce fut pour être homme et partager la vie des hommes. Cette mutation que nous faisions au séminaire parfois, dans le ministère souvent, a engendré des difficultés immenses et remettait en cause les choix de vie que nous avions faits. Des histoires personnelles toujours hésitantes ont débouché sur des ruptures, des crises, des souffrances qu’il est difficile de rendre compte. Jérôme fut le témoin et le compagnon de tous ces itinéraires bouleversés. Son amitié résistait au choix de chacun et beaucoup je sais ont pu être sauvés par ce sourire de confiance qu’il gardait sur l’homme hors de tout jugement. On sait les critiques que Jérôme a dû supporter : l’EMACAS devenait le sas de ceux qui voulaient quitter le ministère.

Il va surtout changer notre regard du « pauvre ». Celui qui nous faisait pitié, celui qu’il était bien de visiter, celui qu’on regardait de haut ou de loin, celui qui n’était pas chez nous, est une caricature que notre société bourgeoise a fabriquée. L’homme le plus démuni a une dignité, une force, une espérance avec qui il faut se solidariser pour changer leur vie réelle. Le pauvre n’est pas un étranger, il est un frère. Le caritatif risque toujours de revenir sur le pauvre d’hier et Jérôme veillera toujours, en s’appuyant sur les encycliques sociales, à poser la question des pauvres en d’autres termes. Il ne peut y avoir de charité sans une justice préalable. Le politique devient le champ de la vraie charité.

 

Hiérarchie et intelligence

 

Jérôme avec son humour corrosif et ses formules sans pitié a usé et abusé de la critique à l’égard de Rome et des évêques en général. Il n’était pas tendre avec ces « pauvres gars » qui acceptaient un titre dont les us ecclésiastiques raffolent. Si nous imaginons que c’est la jalousie qui le faisait parler ainsi nous ne serions pas sérieux. Même si on peut trouver ses remarques critiques répétitives et exagérées, si on peut penser que les quelques coups de crosse qu’il a reçus n’ont pas arrangé les choses, le cœur de sa critique s’enracine dans une théologie de l’Eglise que le Concile a pour une bonne part accueillie positivement même si beaucoup de textes sont resté au milieu du chemin. Les commentaires qu’on lui demandait souvent soulignaient avec joie ce mouvement de métamorphose qui s’y esquissait. Peuple de communion, ministres serviteurs, partenaire de l’histoire du monde, souffle de renouveau partout et toujours, telle devrait être l’Eglise. Il est difficile de dire ce qu’il a apporté de neuf dans ces débats qui nous ont tant enthousiasmés pendant ces années de grâce. Mais on a toujours reçu de lui une lecture positive de ces travaux.

Il n’était pas un liturge très attentif, ni dans sa vie personnelle ni dans son enseignement, mais il était un pasteur. Tous les commentaires qu’il nous a donnés sur les Sacrements allaient dans le sens des gestes signifiants et des mots intelligibles. L’Eucharistie et la Pénitence ont reçu de lui leur charge de fraternité et de réconciliation. Le Ministère des prêtres ne se définissait pas par les règles canoniques et les rites liturgiques mais d’abord par la rencontre de l’Evangile et des gestes de Jésus. Le Mariage était à ses yeux une réalité humaine riche d’amour et de vie plutôt qu’un geste administratif tel que le Droit Canon le présentait. Il ne me semble pas qu’il ait eu dans tous ces domaines une théologie parfaitement construite. Il avait surtout une réflexion attentive à la réalité de chaque cas particulier. Il cherchait la lumière dont il avait besoin chez Thomas d’Aquin ou St Augustin mais pas davantage que chez Emmanuel Mounier ou Marc Oraison.

La question posée par les prêtres ouvriers rejoignait évidemment ses préoccupations. Il fut souvent un accompagnateur très aidant pour beaucoup d’entre eux. Il me semble pourtant qu’il fut toujours prudent pour encourager un prêtre à entrer dans cette situation nouvelle. Il ne se faisait pas d’illusion sur la difficulté de vivre sa foi dans les conditions de la vie ouvrière. Il me semblait plus à l’aise pour accompagner des prêtres aumôniers d’Action Catholique. Certains de mes auditeurs de ce soir pourraient m’aider à préciser ce point sur lequel j’hésite : avait-il des objections théologiques à cette plongée dans le monde ouvrier ? Avait-il seulement une prudence en voyant la fragilité des hommes qu’il connaissait.

 

Dans un monde en conflit

 

Quand j’ai rencontré Jérôme, la guerre était encore toute proche. Le désir de Paix qui avait conduit à Munich en 38 restait comme une tare pour le pacifisme. Nous pensions tous alors que continuer la guerre avait été une bonne chose… puisque cela avait débouché dans l’euphorie de la libération. Jérôme partageait cette évidence. Son patriotisme profond justifiait la guerre de résistance au mal. Sa théologie de la « guerre juste », je crois,, était assez classique.

La question s’est posée en termes nouveaux avec la guerre d’Indochine déjà et surtout avec les « événements » d’Algérie. Des séminaristes étaient appelés pour des services ambigus : il s’agissait parfois de tuer des fellaghas, tantôt de faire l’école dans les villages reculés. Les communistes condamnaient cette guerre et cherchaient à s’opposer à l’envoi des militaires du contingent. La découverte de la torture qu’on avait tant reprochée aux nazis donnait à cette guerre un visage particulièrement hideux. Fallait-il déserter ? Un certain pacifisme se développait dans la ligne de la non-violence de Gandhi et cherchait à se justifier par l’évangile même. Nous étions tous reconnaissants à Jérôme d’accompagner nos hésitations et nos choix sans jamais avoir eu, me semble-t-il, une position personnelle tranchée. Ses analyses sur le bilan de la colonisation furent souvent assez balancées pendant longtemps avant que l’histoire fasse son choix que la France a fini par accepter.

La question de la Paix se posait aussi d’une façon plus mondiale à travers la guerre froide qui menaçait en permanence de glisser dans une apocalypse atomique. La guerre avec la Bombe changeait de nature : elle menaçait la Planète entière. Là encore les communistes et certains partis de gauche faisaient une campagne très active pour le désarmement atomique. Ils condamnaient avec plus de vigueur la Bombe américaine que la Bombe Soviétique. Le Général de Gaulle en France réclamait la Bombe dans une stratégie de dissuasion. Les circonstances m’avaient conduit à Boulogne dans un dialogue avec les partis de gauche à l’intérieur du Mouvement de la Paix où des chrétiens partageaient le « pacifisme » du Parti. Je n’ai trouvé nulle part ailleurs que chez Jérôme un encouragement à poursuivre ce dialogue délicat. Enfin Jean XXIII publia sa lettre Pacem in Terris . Nous avions là une réflexion officielle particulièrement éclairante. Personnellement j’ai vécu comme un instant de bonheur une conférence à Boulogne où Jérôme, à côté de Jacques Madaule alors président du Mouvement de la Paix, présenta l’encyclique devant une salle où beaucoup de militants politiques de gauche étaient venus les écouter.

Un autre conflit nous a aussi beaucoup travaillé : celui de la lutte des classes. Le marxisme avait doucement manifesté à l’opinion l’existence de ce conflit latent dans toutes nos sociétés. Jérôme, avec d’autres, sut reprendre beaucoup de ces analyses et acceptait d’y reconnaître l’un des moteurs de l’histoire. La tentation dans le monde chrétien était grande de considérer ce combat des prolétaires contre les bourgeois comme un chemin d’évangile. Tous les intellectuels français ou presque allaient dans ce sens. L’amour des pauvres n’exigeait-il pas un choix décisif et clair dans ce conflit ? On sait que beaucoup de chrétiens ont fait ce choix même si le peuple chrétien dans sa majorité continuait à voir dans le communisme le diable lui-même. Je veux témoigner ici aussi de l’aide que Jérôme nous a apportée dans ces moments humainement difficiles. Il fut la rare voix qui restait au cœur de la question sans pour autant prendre parti. Il sut toujours garder l’esprit critique pour dénoncer les sophismes subtils qui conduisaient à défigurer le véritable amour évangélique dans des simplismes politiques. Un homme est toujours plus qu’un prolétaire ou un bourgeois !

 

L’amour humain dans les laboratoires

 

Quand il devait parler dans son cours de morale du mariage il n’hésitait pas, on s’en doute, à remettre en question l’approche uniquement juridique dans laquelle on s’enfermait d’ordinaire. Il n’hésite pas à renverser l’ordre des fins du mariage en mettant l’amour entre les époux comme un but antérieur à la procréation. Il sut parler de la sexualité comme un langage entre les personnes et non comme une simple technique naturelle de procréation. Il avait suivi les premières recherches sur la contraception et se réjouissait de la notion de « paternité responsable »lancé par le Pape. L’Encyclique Humanae vitae de 68 déclencha la bagarre intellectuelle que l’on sait. La « non réception » de cette encyclique par le peuple en fit un texte de discorde. Jérôme n’était pas des moins engagés. Il me semble que sa réflexion critique visa surtout la notion de « morale naturelle » : notion utilisée pour imposer son point de vue à tous les hommes mais construite sur une idée de nature que la culture humaine a toujours transgressée.
 

Certains, dans cette salle même, pourraient mieux que moi parler de ce combat que Jérôme avec la Catho de Lille a livré sur le terrain nouveau de la Procréation Médicalement Assistée. Les médecins attentifs à la détresse de couples stériles cherchent une aide technique pour les aider à réaliser leur souhait légitime d’avoir des enfants. Les techniques de plus en plus audacieuses risquent toujours de dépasser les objectifs de leurs initiateurs. La fécondation in vitro, les embryons surnuméraires, le choix des embryons à réimplanter, les gamètes étrangères, les mères porteuses, les utérus artificiels posent des questions de plus en plus délicates. Rome cherche à « tuer dans l’œuf » si j’ose dire une série de problèmes difficile en interdisant toute PMA. Les hôpitaux catholiques doivent donner l’exemple . Jérôme est alors engagé dans cette question moins comme théologien moral que comme responsable ecclésiastique entre l’autorité de Rome et les initiatives de la base. Ce conflit interrogeait plus sa conception de l’Eglise que sa théologie morale. Avec Michel Falise, il se voulut le défenseur d’une liberté encadrée. Mais l’institution n’a jamais été un exemple de dialogue. La réalité de l’Institution s’imposait malgré les belles déclarations du Concile. Je crois que Jérôme a tiré de ce conflit, de cet échec en fait, une aigreur, une blessure qui a donné à la fin de sa vie une tonalité que certains ont pu lui reprocher.

Hélas cette déception touchait beaucoup d’autres acteurs de l’Eglise. On se doutait bien qu’il faudrait beaucoup de temps pour que le renouvellement de l’Eglise amorcé par le Concile aille jusqu’à son terme. Mais l’attitude qui doucement s’est imposée avec la complicité des Papes eux-mêmes n’était pas seulement la patience mais le regret. Il fallait limiter, voire rectifier, les audaces du Concile. Doucement l’enthousiasme a cédé la place à la tristesse. Toute une génération de militants se décourageait. La foi des prophètes devenait plus précieuse mais plus discrète. Jérôme a connu cette « acédie », ce découragement spirituel, dont a parlé plusieurs fois déjà le Pape François.

 

Une société chrétienne ?

 

Pourtant il est un domaine où la foi de Jérôme s’est toujours nourris de la pensée des papes : ce qu’on appelait la « doctrine sociale » de l’Eglise. Dès son enseignement au séminaire les encycliques sociales avaient une place centrale. Il considérait comme d’autres qu’il y avait dans ces textes qui s’enrichissaient les uns les autres une « doctrine sociale » qui permettait à l’Eglise de proposer un modèle idéal vers lequel toute politique devait s’avancer. On peut dire qu’il trouvait là un projet d’Eglise pour le temps présent qui le passionnait. Alors qu’il fut si souvent critique dans les autres domaines, il fut un ardent défenseur des positions pontificales dans ces questions au moins jusqu’à Sollicitudo rei socialis . On peut dire qu’il trouvait là, selon son goût, une Eglise non religieuse, confiée au soin des citoyens laïcs, féconde dans le champ politique. Ses conférences et ses interventions sur ces questions ont été les plus fameuses. Sans proposer une pensée personnelle il transformait ces textes épars et parfois incohérents en une vision globale d’une société chrétienne.

 

Ce fut pour lui un passage un peu difficile quand les chrétiens éclatèrent dans des partis politiques contradictoires. La crise de l’ACO, la question du C de la CFTC, le choix socialiste de la JOC lui ont posé des problèmes pour lesquels la doctrine sociale de l’Eglise ne répondait plus avec la pertinence qu’elle avait jusque là. Jérôme voulait accompagner les hommes et respecter leur choix mais constatait la faillite de la vision synthétique qu’il aimait présenter. Sa voix devint plus discrète.

Pourtant dans les dernières années de sa vie c’est bien sur les questions « sociales » qu’il va de nouveau s’exprimer. Il renonce à ce terme de doctrine sociale de l’Eglise qu’il utilisait auparavant et parle de l’enseignement social de l’Eglise. Il travaille avec d’autres (Michel Falise, Jean-Claude Sailly, Jean Moussé) comme s’il n’était plus assuré de connaître lui-même la réalité si mouvante des choses. Il renonce à un discours globalisant pour accompagner des acteurs en situation concrète dans le monde de la santé ou dans les responsabilités politiques. Nécessairement son travail est plus humble, plus discutable, plus hésitant. Le temps des synthèses enthousiastes est révolu. Pourtant partout se retrouvent les conceptions du début : c’est dans les affaires du monde qu’on vit sa foi, c’est dans le dialogue avec tous qu’on approche la vérité, c’est dans la démocratie que s’instaure la justice, c’est l’amour qui doit avoir le dernier mot.

 

En conclusion, un homme de foi

 

On le voit, la foi de Jérôme fut un va et vient permanent entre le religieux et la politique. Il refuse le tout religieux mais aussi le tout politique. Il est critique à l’égard du religieux de son enfance très axé sur l’au-delà. Il est critique à l’égard du politique où les intérêts privés prennent trop souvent le pas sur le bien commun. On pourrait craindre que sa foi ne soit qu’une philosophie de l’homme. Il suffit de l’avoir fréquenté pour savoir que sa conception de l’homme est reçue de la rencontre de la personne de Jésus de Nazareth. C’est en écoutant et en regardant Jésus que l’on comprend la dignité de tout homme et que se dessine un projet historique dont l’horizon est le Règne de Dieu où tous les hommes trouveront leur vraie dignité .

 

 Certes Jérôme n’a pas la piété très démonstrative. Il reste discret très souvent sur l’intimité de sa foi. Il refuse de la confondre avec cette émerveillement devant le miracle qu’on trouve même dans les récits de l’Evangile. Il s’agace devant les histoires surchargées de légendes, à ses yeux inutiles, dont la piété populaire a surchargé la confiance au Christ. Le culte marial et son désir de sortir Marie de la condition de toutes les femmes ordinaires lui paraissent une dérive qui fait obstacle à la foi de l’homme moderne. Il dénonce une lecture de la Rédemption de type mercantile à travers la logique sacrificielle. Sa « pratique » peut paraître minimaliste. On peut être tenté d’y voir les restes d’une purification imparfaite. Il est plus un prophète qu’un pasteur et ses critiques font plus de bruit que son humble accueil de la grâce.

 

Mgr Jacques Noyer Mgr Jacques Noyer  Dans les ultimes rencontres dont j’ai bénéficiés j’ai aussi découvert que s’il nous avait si bien aidé à vivre, il se trouvait assez désemparé devant le moment de mourir. Il avait davantage voulu une théologie pour aujourd’hui qu’une sagesse pour demain. Refusant de demander à l’Evangile des discours sur l’au-delà, il se trouvait un peu démuni devant le mystère de la mort. Plusieurs l’ont accompagné dans le Sacrement des Malades, ultime geste religieux où l’enfant qu’il restait malgré tout, cherchait le secret de la rencontre finale. Des saints sont morts avec plus de certitudes. Nous savons bien que ce Dieu dont il a défendu le vrai visage contre toutes les idoles que nous fabriquons si souvent était là dans ce dernier abandon à l’inconnu. Nous savons bien que l’Eglise du Christ qui l’avait reçu dans son baptême restait sa maison même s’il l’avait souhaitée si différente.

 


Arras, le 8 octobre 2013
Mgr Jacques Noyer