Ecologie et création Enhjeux et Questions

François Euvé; Pasteur Robin Sautter

Ecologie et création,

François Euvé, sj

 

Le tournant écologique

 
François Euvé François Euvé  Indéniablement, nous vivons une époque de mutation. On parlera de « transition énergétique » ou, plus largement, de « transition écologique ». L’humanité cherche un nouveau rapport à la nature que l’on peut qualifier de « nouvelle alliance ». La logique productiviste de l’ère industrielle est de plus en plus contestée, comme l’est le modèle de la « technoscience » qui sous-tend la civilisation des temps modernes.


Cette civilisation a toujours été critiquée par divers groupes (pensons aux Romantiques du 19e siècle) mais, surtout depuis que la Révolution industrielle a entraîné une hausse du niveau de vie, le recul des famines et des épidémies, la baisse de la mortalité infantile, au moins pour l’Europe, cette critique était restée minoritaire. Quelques événements marquent un changement dans les mentalités.


Il suffira de se souvenir du 6 août 1945. L’explosion de la bombe atomique sur Hiroshima a montré la capacité qu’avait acquise l’humanité de se détruire elle-même. Quelques années plus tard, l’Américaine Rachel Carson publie Un printemps silencieux (1962), où elle dénonce les effets nocifs du DDT et d’autres substances chimiques. En France, Jean Dorst publie en 1965, Avant que nature meure, un cri d’alarme sur la disparition de la nature du fait des activités humaines. Au niveau international, la Conférence de Stockholm de 1972 fait prendre conscience des dangers de la population. Elle sera suivie par d’autres conférences internationales, dont le célèbre Sommet de la terre (Rio, 1992). Il faudrait ajouter l’émergence des partis « verts », surtout dans les pays du nord, et quelques événements qui manifestent la fragilité de la nature.
L’écologie est donc abordée d’emblée sous la forme de menaces pesant sur l’avenir de la terre : pollutions, déforestation, croissance démographique qui met en péril les ressources, épuisement à plus ou moins court terme de réserves énergétiques (pétrole), alimentaires (poissons), réduction de la biodiversité, et, plus récemment, réchauffement climatique du fait des activités humaines.


Il faut se souvenir que l’écologie désigne au départ une discipline scientifique qui étudie les organismes dans leur milieu de vie. L’idée de base est que l’on ne peut pas comprendre un système vivant sans l’intégrer dans un ensemble dont il est dépendant. À l’encontre de la spécialisation qui conduit à décomposer les systèmes de manière analytique pour les comprendre, l’écologie procède plutôt de manière synthétique ou globale. Elle devient une discipline vraiment scientifique dans la première moitié du 20e siècle.

 

Dans le monde chrétien, des pionniers ont montré la voie de la quête d’un nouveau rapport avec la nature. Un événement, d’autant plus marquant qu’il fut œcuménique, fut le rassemblement à Bâle des Eglises chrétiennes d’Europe, dont le thème était « Paix, justice et sauvegarde de la création » (1989). Le 1er janvier de l’année suivante, Jean-Paul II consacre sa traditionnelle lettre sur la paix au thème de la création. D’autres textes suivront (voir en particulier le Compendium de la doctrine sociale de l’Église catholique).


La prise en compte, en particulier dans le monde catholique, se fait d’une manière inégale. L’une des raisons en est que le concile Vatican II avait voulu « réconcilier » l’Église avec le monde moderne. De ce fait, il portait un regard plutôt positif sur l’activité technique par laquelle l’homme transforme la nature. Alors que l’Église préconciliaire était volontiers critique à l’égard de la culture technoscientifique de la modernité (les grandes figures romantiques étaient à la mode), la dominante a basculé dans l’après-Concile, au moment même où la société ambiante commençait à prendre ses distances à l’égard de cette culture…


Un autre facteur, sur lequel il faudra s’interroger, est la mise en cause du christianisme par un certain nombre de courants écologiques. Un article est fréquemment cité, celui de l’histoire des techniques médiévales Lynn White (1967), « Les racines spirituelles de notre crise écologique », où il identifie une composante spirituelle fondamentale dans la crise écologique présente. À ses yeux, est en question la lecture dominante de l’injonction divine de « soumettre et dominer la terre », adressée au premier couple humain. Plusieurs historiens estiment que la modernité technoscientifique a des racines chrétiennes (ce qui ne manque pas de piquant quand on se souvient que la modernité était mise en opposition radicale au christianisme…) et que, pour en soigner les effets, il faudrait se tourner vers des spiritualité préchrétiennes ou extra-chrétiennes (orientales, en particulier).

 

Pour conclure ce premier moment, on pourrait caractériser l’évolution actuelle autour de trois notions : limites, interdépendance et histoire.
Nous prenons de plus en plus conscience que nous sommes dans un monde limité. Les ressources naturelles s’épuisent, ainsi que les capacités de la nature à absorber les déchets. Nous faisons vite le tour de la terre.


L’écologie – on l’a dit – attire l’attention sur les interdépendances, autrement dit, les relations qui unissent les organismes entre eux. On ne peut plus penser l’« individu » abstraction faite de son environnement. Il faut prendre en compte les systèmes dans leur globalité. On peut aussi parler de « complexité ».
La conséquence d’une approche « systémique » est que nous ne sommes plus dans le monde de la permanence. La limite est aussi temporelle : l’univers, le soleil, la terre ont commencé. Ils finiront un jour. Déjà la vision évolutive du vivant avait montré que les espèces n’étaient pas stables mais en perpétuel changement. « L’histoire envahit toutes les disciplines », écrivait Teilhard en 1925.

 

Une théologie de la création


Ceci nous invite à aborder la question théologique de la création sous un angle historique. La théologie, elle aussi, a une histoire. Si la Bible nous raconte la création du monde, il revient aux premiers penseurs chrétiens de mettre cela sous une forme qui pourra être communiquée aux cultures environnantes.
La théologie chrétienne de la création s’élabore dans un contexte marqué par la philosophie grecque. Celle-ci postule que le monde est éternel, à l’image du ciel (tel qu’on peut l’appréhender à l’époque). Le « sage » contemple les principes permanents du monde, ce que l’on peut approcher en contemplant un ciel nocturne. La terre est le lieu des changements, des naissances et surtout des morts. Une vie accomplie cherchera, dans la mesure du possible, à se libérer de cette pesanteur (« corporelle », « matérielle », « charnelle ») au profit de la légèreté divine de l’« âme », dont le lieu naturel n’est pas la terre, mais le ciel.


Marquée par l’incarnation de Dieu et la résurrection corporelle de Jésus, le christianisme ne peut se désintéresser de la terre (on se souvient du scandale provoqué par la déclaration de saint Paul devant l’Aréopage d’Athènes : comment proposer comm un idéal la résurrection du corps ?). Par ailleurs, l’activité divine ne peut se contenter à mouvoir indéfiniment les sphères célestes. Dieu est créateur au sens fort : non seulement l’univers dépend de lui, mais Dieu le crée « sans modèle ». Il crée « à partir de rien » (une expression qui se trouve dans la Bible, dans un texte relativement marginal, et qui n’est pas directement induite par le récit de la Genèse).


Disant cela, la théologie affirme la totale liberté créatrice de Dieu. « C’est par [le Verbe et la Sagesse, le Fils et l’Esprit] et en eux que [Dieu] a fait toutes choses, librement et en toute indépendance » (Irénée, Contre les hérésies, IV, 20, 1). Dieu est « tout-puissant ». C’est sa décision volontaire qui est créatrice.

Une autre composante importante de la théologie de la création est le rôle spécifique de l’humanité. L’homme et la femme sont créés « à l’image de Dieu » (Gn 1,26). À l’image d’un Dieu libre, l’humain jouit de cette liberté qui le rend indépendant des « éléments du monde » (d’où le rejet de l’astrologie qui postule que la destinée humaine est inscrite dans les astres). « Sache combien le Créateur t'honore, plus que le reste de la création. Le ciel n'est pas à l'image de Dieu, ni la lune, ni le soleil, ni les astres si beaux, ni rien de ce qui apparaît dans la création. Toi seule es l'image de la nature qui dépasse toute intelligence, toi seule ressembles à la beauté incorruptible, tu es la marque de la vraie divinité, le réceptacle de la vie bienheureuse, l'empreinte de la véritable lumière » (Grégoire de Nysse, Homélie sur le Cantique).

L’intérêt pour le cosmos va revenir au Moyen Age avec la redécouverte d’Aristote. Le monde chrétien va renouer avec l’intérêt scientifique pour le monde, que les Pères de l’Église n’avait pas vraiment cultivé (l’Antiquité chrétienne ne compte pas de vrais savants, sauf un certain Jean Philopon à Alexandrie : l’exception qui confirme la règle). On peut noter, par exemple, une différence entre l’âge roman, où Dieu se manifeste dans l’extraordinaire, voire l’exotique (cf. les chapiteaux des églises), et l’âge gothique qui met l’accent sur l’ordre, les proportions, l’harmonie.


Il n’empêche que la tension existera entre une vision qui insiste sur la permanence des lois de la nature (héritage grec validé par Thomas d’Aquin) et une autre qui sera plus sensible à la contingence, à la toute-puissance divine, aux changements, à l’histoire (héritage plutôt biblique).
L’idée d’une transformation possible de la nature par la liberté humaine se développe au début des temps modernes (Francis Bacon). Les arguments en sont souvent théologiques : c’est le Dieu créateur qui a donné mandat à l’humanité de participer à l’achèvement de cette création.

 

Ce très bref parcours historique nous conduit à la situation actuelle, où nous prenons conscience des effets pervers d’une telle aventure. La libération de l’humanité à l’égard des déterminismes et des menaces de la nature (rappelons-nous que, pour l’homme du 17e siècle, la « nature » n’est pas d’abord sous le signe de la beauté, de l’harmonie, du bénéfique ; elle est dangereuse car imprévisible) a conduit à un nouvel asservissement à ce que Jacques Ellul appelait « le système technicien ».


Faut-il alors se fondre dans la « mère nature » ? Faut-il que l’humanité se fasse oublier ? Dans la perspective biblique, l’humanité garde une responsabilité de « faire réussir » la création. Elle n’est sans doute pas seule. Mais elle conserve son mandat de « soumettre et dominer » la terre. Non pas l’exploiter à son seul profit mais, comme un bon jardinier, la transformer au profit d’une meilleure fécondité.

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Pour aller plus loin :


François Euvé, « Théologie de la nature », Recherches de Science Religieuse, 98/2, 2010, p. 267-290.
—, « Écologie et théologie : une alliance salutaire et universelle », in Écologie et christianisme : les chantiers de l’avenir, Éric Charmetant, dir., Paris, Médiasèvres, 2012, p. 77-102.
—, « Principes d’une écologie chrétienne », Études, avril 2012, p. 495-506.

 

Article publié par Véronique Baudelle - Formation Permanente • Publié • 4671 visites