L'homme pose la question du Mal
Conférence de Mr Jean-Luc Blaquart
De nombreuses maisons d'évangile interrogent sur l'existence du Mal, son origine, le rapport de Jésus au mal. J'ai essayé de leur répondre, aux uns et autres, de manière trés succinte. Mr Jean-Luc Blaquart universitaire à la Catho de Lille a beaucoup étudie et publié à ce sujet. Voici les notes d'une conférence donnée à la Maison diocésaine d'Arras. Emile hennart
La réalité du mal
Réflexion philosophique et théologique
proposée par Mr Jean-Luc Blaquart, doyen de la faculté de théologie de Lille
lors d'une journée "Enjeux et Questions", le 6 novembre à Arras
Notes d'un participant
Nous sommes conviés à une démarche philosophique et théologique
1) Nommer le mal, le désigner : de quoi parlons-nous?
2) A qui s'en prendre? A qui la faute?
Les stratégies de l'humanité
3) Une lutte : des combats, des solidarités,
La voie de l'Evangile
4) A qui donner le dernier mot ? Au-delà,
le pardon
La question du mal surgit à nouveau aujourd'hui. Elle a été quelque peu éclipsée depuis 50 ans, dans une certaine euphorie du bonheur, et dans un contexte marqué par
des idéologies laissant croire que le mal disparaîtrait grâce à la science, à l'éducation, à la politique. Nous déchantons, parce que ces idéologies sont trop simples. Un processus de redécouverte
s'instaure, devant cette chose énigmatique, obscure, que nous n'arrivons pas à éliminer. Cela ne date pas d'aujourd'hui. Il y a une histoire du mal et du rapport au
mal.
1) De quoi parlons-nous ?
"Le mal" mot simple, banal et pourtant complexe. Comme le mot "Dieu". Il est difficile à définir : le contraire du bien, mais qu'est-ce le bien ? Le mot mal
ne vit que de ce qu'il blesse, meurtrit. S'il n'y a plus de bien, il n'y a plus de mal non plus !
Souvent on distingue deux sortes de mal :
le mal physique et le mal moral. Autre distinction :
le mal de peine, et le mal de faute. Le mal de peine, celui que l'on subit, la souffrance, à la différence du mal de faute, celui que l'on commet. On a trop réduit le
mal aux deux aspects : mal de peine et mal de faute. Et on liait les deux. On disait : ou bien l'on souffre, ou bien on fait souffrir... et chaque fois que l'on souffre cela viendrait d’une
faute....
Le mot peine a d’ailleurs un double sens, à la fois souffrance (" avoir de la peine ") et punition (" il purge sa peine "). Le mot mal est donc très ambigu :
parle-t-on de la souffrance, ou bien parle-t-on de la faute, comme si chaque fois que l'on souffre, c'était lié à une faute ? J'ai essayé de réfléchir à la question : "Y a-t-il autre chose que du
mal 'juste'? D'où le titre de mon livre : "Le mal injuste" . Y a-t-il un mal qui ne vient pas d'une faute ?
Cinq degrés dans notre expérience du mal.
a) Le mal suscité, voulu, utile. On le recherche volontairement, on se le donne... par exemple, "se donner la
peine de...".Lors d'un l'entraînement sportif, on "se défonce", on se fait mal volontairement, comme moyen pour un but à obtenir.
b) Le mal toléré, celui qu'on accepte : "on fait avec" ; "c'est moindre mal", etc. "On accepte d'être mortel",
"on se fait une raison !" Il y a là une notion de limite, on n'est pas tout puissant. Cela nous renvoie à la notion philosophique de finitude.
c) Le mal combattu. Le mal qu'on se donne comme ennemi, que l'on va combattre. Ce faisant nous affirmons
certaines convictions, et nous nous mobilisons contre certaines réalités, idées, pratiques. C'est la militance. Nous repérons ce mal comme adversaire et nous le combattons. Par ex. le terrorisme,
l'intégrisme... Nous avons des ennemis, qui ne sont pas forcément des personnes.
d) Le mal injuste, mal plus obscur, insensé, difficile à identifier, encore plus à expliquer ou justifier ; un
mal injuste, ou scandaleux. C'est l'objet de cette réflexion. Pensons à tous les événements que nous vivons et pour lesquels nous ne voyons pas clair. C'est le mal qui nous échappe, qui met en
danger nos convictions et même nos facultés, nos ressources pour lutter contre ce mal. D'une maladie très grave, on dit qu'elle atteint le psychisme du malade et le rend sans ressources pour
lutter.
e) Le mal inaperçu. C'est le mal que nous censurons, que nous ne voulons pas voir. Mal dont nous n'avons même pas
conscience. Il y a des idéologies, des façons de penser qui luttent contre le mal en l'ignorant, le censurant, le mettant de côté (nous avons chacun nos propres idéologies).
Petite conclusion. Le mal ici évoqué ne s'identifie pas à la souffrance. Il peut y avoir mal sans souffrance, et souffrance bonne. Nous explorerons la frontière entre
le mal que nous repérons et combattons, un mal considéré "dans la norme", et ce mal "obscur, scandaleux", qui nous laisse sans voix, désarmés.
2) les grandes attitudes de l’humanité devant ce mal
Toute culture humaine essaie de se défendre devant ce mal, celui qui laisse sans voix. Une culture, c'est ce qui donne le sens de notre vie, de notre société, par des
convictions, des repères, des valeurs qui font que nous sommes humains. Nous avons des règles qui nous font humains. Le mal injuste risque de détruire cette culture. La culture se défend donc
devant ce mal. Collectivement, nous avons des façons de nous défendre, qui nous permettent de ne pas sombrer. Ces attitudes devant ce mal, je les appelle les stratégies, parce qu'il s'agit de
défendre l'ordre de la culture. Ces grandes stratégies, nous les retrouvons dans les textes anciens comme les grands mythes, les récits transmis de génération en génération qui expliquent pourquoi
les choses sont comme elles sont (par ex. celui de la création dans la Genèse). Les mythes en général montrent et utilisent un certain nombre de stratégies.
Je me suis inspiré de "Finitude et Culpabilité", livre de Paul Ricœur. Ce titre porte deux mots, qui expriment deux façons d'expliquer le mal : finitude, ou limite,
qu'il faut accepter ; culpabilité, quand le mal tient à des fautes, qu'il faut assumer et réparer. Ce sont deux explications possibles du mal.
Je propose la présentation de cinq grandes attitudes. Cela peut nous aider à repérer autour de nous ce qui se vit par rapport au mal, et aussi de situer le chemin de
notre foi chrétienne au milieu de ces attitudes.
Cinq stratégies (tentatives explicatives).
a) Le drame primitif. On explique le mal par la recherche d'un événement passé qui va expliquer l'inévitable que
nous devons accepter. Dans la mythologie grecque, par exemple la Théogonie d'Hésiode, le grand dieu Zeus envoie à Prométhée, pour le punir, la première femme, Pandore, et sa boîte, laquelle
contenait tous les maux du monde en germe. Pandore ouvre cette boîte et voilà, à cause de la femme, le monde accablé de tous les maux. Dans cette perspective, on sait d'où vient le mal, mais la
femme n'est qu'un instrument aux mains du dieu. Sous-entendu : Dieu l'a voulu, par vengeance pour l'acquisition du feu par Prométhée. Fatalité, destin, drame... on est impuissant. Derrière cela il
y a la figure d'un dieu méchant qui a voulu le mal, qui l'envoie. Une fois connue la cause du mal, cela "permet de l'accepter".
b) La stratégie du combat. Beaucoup de récits mythiques antiques sont des récits de combats. D'après ces récits ne faut pas s'étonner s'il y a
guerre, puisque dès l'origine il y a eu un combat. Il s'agit d'expliquer le pourquoi des choses en remontant à un combat primitif, qui oppose les forces du bien et celles du mal. Combat entre
l'ordre et le chaos, entre le bien et le mal. Beaucoup de théories sont bâties sur ce modèle, dont le manichéisme. Pour Mani, il y a un dieu du bien et un dieu du mal. Cette vision a été refusée
par l'Église, mais beaucoup de choses cependant sont passées dans le christianisme, à la faveur d'une présentation de Satan comme une sorte de dieu du mal. Nous-mêmes quand nous disons "il y a le
camp du bien et celui du mal", nous relevons d'une tendance manichéenne.
c) La stratégie de la chute. Dans l'Antiquité, les courants gnostiques, courants qui se sont développés en même
temps que le christianisme, expliquent le mal par la chute. Cette chute serait due à un moment de faiblesse de Dieu qui a laissé naître ce monde, un monde mauvais. On retrouve dans certaines
paroles des chrétiens l'héritage de ces courants. Quand on porte un regard de pessimisme et de mépris sur l'ici-bas, ce sont les échos de cette tendance... : on évoque l'idée que le monde est
mauvais, qu'il aurait mieux valu qu'il n'existe pas ; le mal serait lié à la création, etc. Un jour heureusement, notre âme pourra rejoindre sa patrie, enfin libérée du corps... Mieux eût valu à
notre âme de rester auprès de Dieu… Certains de ces thèmes sont proches des croyances chrétiennes, et il est souvent difficile de séparer définitivement les convictions chrétiennes des
expressions gnostiques.
d) La stratégie du héros tragique. La tragédie grecque met en scène le récits de héros qui se battent avec des
forces divines. Par ex. Œdipe à qui on annonce le destin de tuer son père. Il passe toute sa vie à éviter de rencontrer son père qu'il devrait tuer... et finit par le rencontrer sans le savoir et
le tuer. Cette tradition entraîne à plaindre et admirer tout à la fois le héros, courageux devant son destin. Tel est le tragique : le héros est valeureux, courageux et pourtant le malheur
l'atteint malgré lui. L'homme n'est pour rien dans le malheur, il vit avec courage, vaillance, reste fier. Cette tragédie porte une vision pessimiste et belle tout à la fois ; elle cherche dans la
beauté et l'esthétique la force de rester humain et fier.
e) La stratégie de la rétribution. Elle est fort répandue dans notre culture. On cherche à expliquer le mal
en disant qu'il est utile, qu'il sert à quelque chose. Il vient d'une faute. On pense que le mal n'était pas à l'origine (vision optimiste du monde). Il est survenu à cause d'une faute humaine,
parce qu'on s'est écarté d'une loi qui régnait au commencement. C'est un appel à revenir à l'origine ; alors on reviendra au bonheur initial. C'est en réparant, en souffrant à nouveau que l'on va
annuler la faute, et revenir à la période d'avant. En christianisme, nous avons été très marqués par cette présentation. La rétribution, c'est une contribution à la restauration de l'ordre
antérieur qui est bon.
Schéma récapitulatif
Stratégies
face au mal
__________
|
tragique
|
drame
|
rétribution
|
combat
|
exil
|
L'idée de Dieu véhiculée
|
Dieu puissant
Dieu méchant
|
Dieu puissant
Dieu méchant
|
Dieu puissant
Dieu bon
|
Dieu puissant ?
Dieu bon
|
Dieu impuissant
Dieu bon
|
Explication du schéma. Tragique et exil, deux positions extrêmes : ou bien Dieu est puissant, mais méchant ; ou
bien Dieu est bon, mais il est impuissant, comme si l'on était acculé à deux extrêmes, mais tous deux opposés à notre foi, qui est celle d'un Dieu bon et puissant. Au milieu, la voie privilégiée
par notre culture (pas seulement le christianisme) : ne cherchons pas le mal du côté de Dieu, mais du côté de l'homme : le mal ne vient pas d'une volonté divine mais d'une faute. C'est une
conviction que l'on trouve dans la philosophie comme dans la Bible. C'est expliquer le mal par une faute.
Commentaire : Ces cinq stratégies tentent d'expliquer le mal. La plupart des civilisations, les cultures ont
puisé aux différentes explications. Dans la foi chrétienne, on accepte parfois des explications qui ne sont pas très "catholiques". Ces représentations se transmettent. Notre civilisation, depuis
2000 ans, s'est construite principalement sur la stratégie de la rétribution. Elle a cherché à expliquer le mal par une faute et la perspective d'une faute à réparer.
La culpabilisation n'est pas seulement le produit du christianisme, celui-ci a été influencé par la Bible mais aussi par la philosophie, la pensée grecque trouvant
chez les philosophes l'assurance que ce n'est pas la divinité qui est à accuser, mais le cœur de l'homme, d'où l'appel à la conversion.
La stratégie de rétribution est une stratégie optimiste, ressort de l'humanisme, qui renvoie à chacun la possibilité d'agir. Cette vision est positive, elle donne à
chaque humain l'idée qu'il y peut quelque chose. Ce faisant, elle limite la notion de destin. Nous avons un travail à faire pour éliminer le mal. Ce travail peut prendre deux formes.
Deux formes de conversion : celle de la philosophie, celle de la Bible.
Boèce était un homme important de la société romaine (480-524) qui se battait pour la justice. Victime de complot, emprisonné par l'empereur, il se retrouve seul dans
le cachot. Il sait qu'il va mourir. Dans le malheur il écrit ce petit livre, "Consolation de la philosophie", pour comprendre ce qui lui arrive avec les ressources de sa culture. Marqué par la
philosophie grecque, il cherche les raisons de sa situation. Avec lui, nous sommes du côté d'une conversion de l'intelligence, qui cherche à comprendre. C'est la voie de la sagesse, qui cherche à
être heureux par delà le malheur, qui cherche à découvrir le bien par delà le mal. C'est la voie de la connaissance, celle qui cherche la lumière par delà l'obscurité. Ceci a beaucoup influencé le
christianisme. Dans les exercices spirituels par exemple on retrouve quelque chose de cette sagesse.
La Bible propose une autre tradition. Dans la Bible aussi, on lutte contre
le mal, mais non principalement avec des connaissances : on lutte contre le mal, dans l'histoire, grâce à l'espérance. On s'appuie sur une promesse, sur un appel à être tendu vers ce qui vient,
vers l'avenir, appel à sortir de nos espaces fermés d'aujourd'hui. C'est une autre façon de combattre le mal, mais là aussi, on est dans une perspective de rétribution, avec l'idée du mal lié à une
faute. Le jour où cette faute aura disparu, on sera dans le bonheur avec Dieu.
3° La voie de l’Evangile
La stratégie de la rétribution a dominé notre civilisation, qui a largement répudié les autres stratégies. Du coup cette stratégie a dû être retravaillée. Dans
la stratégie de rétribution, on faisait retomber le mal sur des individus ; on cherchait des responsables, des boucs émissaires. C'est encore fréquent aujourd'hui !
La philosophie a fait évoluer face à cette attitude, en faisant comprendre que ce ne sont pas des individus qui sont les seuls ou les premiers responsables, mais la
culture elle-même. Les germes du mal sont en effet dans nos règles, nos manières de penser, la façon dont on pense être dans la vérité. C'est la culture elle-même qu'il faut changer, au-delà
des personnes.
Dans la Bible aussi, si parfois il y a la recherche de bouc émissaire, il y a eu évolution au cours des siècles de vie de foi. Ce qu'il y a de plus profond, c'est la
prise de conscience que ce ne sont pas quelques individus qui sont les coupables, et une invitation à chercher la racine du mal dans la façon même dont on croit. Une réflexion en profondeur
parcourt la Bible sur ce qu'est la vraie foi : comment distinguer le vrai Dieu du faux dieu ? Pensez au rôle des prophètes pour discerner entre foi et idolâtrie. Le péché se cache au fond de la foi
! Les prophètes appellent à une conversion incessante de la foi pour rechercher qui est le vrai Dieu. L'Evangile se situe au cœur de cette démarche de la foi juive, pour démasquer au cœur de cette
histoire un faux visage de Dieu. Déjà le livre de Job montre une certaine évolution par rapport à la doctrine classique de la rétribution.
Le livre de Job.
Le livre de Job est consacré tout entier à cette question du mal. Comment se fait-il que quelqu'un qui est bon et innocent se trouve ainsi, de façon caricaturale
(le livre est en forme de conte), sous le scandale d'un malheur qui ne devrait pas arriver, qui met en question la foi ? C'est un cri de la foi, un cri dans la foi : " Comment est-ce possible, si
tu es un Dieu bon, que je vive cela ? " C'est le cri de quelqu'un qui prend avec le plus grand sérieux la réalité du mal dans l'existence, le mal vécu par tant d'hommes et femmes.
Des amis de Job l'accompagnent et lui donnent des explications : " Voilà la cause de ta souffrance : si tu souffres, c'est que tu as péché ! " C'est l'explication par
la rétribution. " Regarde-toi, regarde ta faute et convertis-toi. Et tu seras à nouveau heureux ". L'épilogue du livre est en forme de happy end, où Job retrouve plus qu'il n'avait. Mais les
dialogues qui précèdent ont ouvert la question : comment comprendre la bonté de Dieu face à un malheur injuste qui frappe l'innocent ?
Le livre de Job avec son côté mystérieux est une balise, une étape dans la foi d'Israël pour deviner, discerner que la rétribution n'est pas le dernier mot devant le
mal.
L'Evangile: un chemin paradoxal.
L'attitude de Jésus est paradoxale. Jésus paraît avec la figure de quelqu'un qui vient libérer du mal, guérir, éliminer les souffrances, en particulier de ceux qui
sont exclus de la société, il lève les obstacles les plus sacrés au bonheur. Il annonce un Dieu qui ne veut pas le malheur, il vient annoncer que la souffrance n'est pas normale. Il vient annoncer
un royaume où la souffrance n'est pas une fatalité.
Et en même temps, Jésus doit sans cesse lutter contre la tentation d'être un messie qui ne souffre pas. Il nous apparaît avec la figure d'un crucifié, d'un souffrant.
Contradiction : comment peut-il vouloir libérer du malheur et apparaître comme un homme souffrant ?
Développement:
A/ L'Evangile annonce un Dieu qui n'est pas celui de la rétribution.
D'un côté le Nouveau Testament prend ses distances par rapport à l'idée que le malheur serait la punition d'une faute. Luc 13, 1-5 : les Galiléens massacrés par
Pilate, ou les 18 personnes touchées par la chute de la tour de Siloé... non, répond Jésus, ce n'est pas une punition. Ou encore: l'aveugle-né en Jean 9 : "ni lui, ni ses parents n'ont
péché".
Il nous faut donc cesser de penser le malheur comme rétribution d'une faute. Le cœur de l'évangile n'est pas révélé par la punition de la faute. " Ni lui ni ses
parents n'ont péché, mais c'est pour qu'en lui se manifestent les œuvres de Dieu ". J'aurais tendance à penser que les œuvres de Dieu manifestées dans l'aveugle-né, ce sont les œuvres de Jésus, la
guérison, l'accès à la lumière. Ce qui manifeste Dieu, ce n'est pas la punition de la faute, mais la guérison, le salut, la libération.
Quand on regarde le cœur de la foi chrétienne, il nous faut regarder l'interprétation de la mort de Jésus. Dans les récits de la passion, l'interprétation de la
mort de Jésus donnée par les premiers chrétiens, c'est le refus de considérer que la mort de Jésus est quelque chose de juste, la punition de quelqu'un qui aurait transgressé la Loi (c'était la
position des autorités juives : il a péché, il est normal qu'il soit condamné. Dieu l'a abandonné !). La foi chrétienne dit l'inverse : non seulement la mort de Jésus n'est pas normale ni juste, ni
sanction correcte, mais il va falloir retourner les choses : sa mort vient mettre en question la conception que l'on se fait de ce qui est juste, et montre qui est Dieu. C'et la façon de comprendre
Dieu, de voir son visage qui doit changer. La mort de Jésus doit cesser d'être regardée comme quelque chose de normal. Il faut cesser de la regarder comme un châtiment. Sa mort ne vient pas montrer
un Dieu qui punit celui qui a péché, mais annonce un visage de Dieu qui est au-delà de la punition et de la mort. On ne peut enfermer Dieu dans le rôle de celui qui fait les comptes, attribue
bonheur et malheur en fonction des mérites de chacun.
B/ Dimension paradoxale de la vie de Jésus.
Alors que Jésus vient annoncer le bonheur, vient lutter contre le malheur, il est quelqu'un qui doit échapper à la tentation d'être un messie qui ne souffre pas. Se
rappeler le de défi qui lui est lancé sur la croix : "Sauve-toi toi-même si tu es le fils de Dieu et descends de ta croix. ... Il en a sauvé d'autres et ne peut se sauver lui-même, qu'il descende
de la croix et nous croirons en lui...."
Ce qui serait normal c'est qu'un fils de Dieu soit messie puissant, qu'il montre l'exemple d'être heureux et ne pas souffrir. Un juste ou la justice, çà doit triompher
et apporter le bonheur. C'est la même logique de rétribution et de défi qui s'exprime dans les tentations en Mt 4 : " Si tu es le fils de Dieu, change ces pierres en pain, saute du mur et tu ne
mourras pas " Or cela est une tentation, celle d'une toute puissance, celle d'échapper à la souffrance.
Les disciples sont tentés de même ; ce qui les intéresse, c'est d'avoir une sorte d'assurance, de garantie d'échapper à toutes les menaces et souffrances, tentation de
la réalisation d'un idéal d'ordre qui serait définitif. On trouve cette tentation chez les zélotes dans leur violence politique d'établir le règne de Dieu définitivement. Tentation que l'on
retrouve chez les pharisiens, de faire respecter la Loi jusque dans les moindres détails : alors le mal devrait disparaître. On retrouve aussi cette logique chez les sadducéens : un culte du temple
qui soit parfaitement réglé, des rites parfaitement observés, ainsi le mal disparaîtra.
Jésus, face à toutes ces idéologies, apparaît comme quelqu'un qui vient casser ces idolâtries, idolâtries du juste heureux. Ces idolâtries, c'est la nôtre quand nous
avons cette idée que, si seulement on était juste, alors le bonheur serait assuré. S'il y avait un ordre parfait, il n'y aurait plus de mal ; c'est ce que l'on attend de Dieu. Or Jésus n'apporte
pas cela. La souffrance du messie vient donc briser les rêves des disciples, et celui d'avoir un messie qui apporte le bonheur définitif. N'est-ce pas aussi un rêve de notre foi?
Cela veut dire deux choses : d'abord que la souffrance ne sauve pas, qu'elle n'est pas une punition, qu'elle n'est pas voulue par Dieu. Mais cela veut dire aussi
: "n'espérez pas vivre sans souffrance ! N'espérez pas un salut sans souffrance". N'espérez pas à arriver à une sorte de justice qui supprime toute souffrance, parce que la justice serait une sorte
de toute puissance, et que Dieu serait obligé de rétribuer celui qui est juste.
En elle-même la souffrance ne sauve pas, n'a pas de valeur en elle-même, contrairement à ce qu'on a pu dire, cf. la souffrance rédemptrice. Le Dieu de Jésus-Christ
vient pour le bonheur de chacun. Mais, en même temps, ne faisons pas une idole du bonheur ou de l'absence de souffrance. Cette pensée est symétrique de celle qui dit que le juste, lui, ne devrait
pas souffrir. Ne demandez pas à Dieu le rôle d'assurer le bonheur des justes ; ce serait là le Dieu de la loi, de la règle, de l'ordre moral. Je ne pense pas que l'Evangile vienne annoncer ce Dieu
là. Non pas que la morale, que la justice soient mauvaises, mais ne demandez pas à Dieu de rendre sacrée cette loi, cette règle ! Assumons nous-mêmes cette loi, cette règle comme un devoir humain,
n'en chargeons pas Dieu.
4) Au-delà du pardon
Dans cette partie, J-L Blaquart donne son approche personnelle, fruit de sa longue réflexion sur la réalité du mal. Fruit de sa méditation de l'évangile.
Pour moi, l'attitude la plus parlante dans l'évangile est celle du pardon. A condition de bien le situer. Ce n'est pas un rite de politesse, ni un complément à la
justice. Le pardon doit être compris autrement. Le pardon dans l'évangile signifie que l'ordre n'est pas souverain. C'est une autre manière de dire et de vivre la réalité que celle de la règle :
les normes ne sont pas tout : un visage de Dieu qui ne se réduit pas à l'application des règles ni à l'organisation d'un ordre juste qui apporterait le bonheur. Le pardon est comme une brèche qui
annonce qu'en dehors de l'ordre de la société, de la morale, de nos connaissances, il y a une autre dimension que nous ne faisons qu'entrevoir.
Le pardon nous fait faire l'expérience d'autre chose. " Pardonne-nous comme nous pardonnons " Ceux qui pardonnent font l'expérience de quelque chose de la réalité de
ce Dieu annoncé par Jésus, une forme de gratuité. Cette gratuité n'est pas une réponse, mais une façon de dépasser la question du mal. Le mal n'a pas de sens, il arrive "pour rien", gratuitement !
Il faut laisser cela sous forme de scandale : " pourquoi m'as-tu abandonné ? ". Çà doit rester une question, et en même temps on peut vivre cela, parce que nous avons en nous quelque chose
d'autre, qui est aussi "pour rien", qui est au-delà du sens déjà là, c'est le don. C'est la gratuité de ce que Jésus nous annonce, quelque chose qui dépasse nos règles et comptes de ce qui doit ou
ne doit pas arriver. L'Evangile annonce à la fois que le mal n'a pas de sens, qu'il arrive gratuitement, et que l'amour aussi est gratuit. Le pardon est cette façon de vivre, de faire l'expérience
de cette gratuité qui doit déborder notre compte de ce qui est juste et pas juste. Dans mon livre (page 248 et suivantes) je prolonge cette réflexion sur l'importance du pardon, jusqu'à la
question : est-on appelé à pardonner même à Dieu ? Qu'est-ce que cela signifie ?
Ainsi nous avons à faire des comptes pour vivre, mais en même temps à expérimenter l'au-delà de l'ordre juste, de l'ordre de la règle, de la rétribution. L'Evangile,
tout en s'appuyant sur ce qu'il y a de bon dans la stratégie de la rétribution, invite à ne pas s'enfermer dans cette logique ; et nous n'avons pas à identifier Dieu avec celui qui rétribue. Il y a
un au-delà de la rétribution. Le mal qui nous arrive échappe en partie à la logique de la rétribution, mais le bien qui nous arrive échappe aussi à cet ordre-là. Il y a et il y aura dans nos vies
un bien, plus grand que ce que nous pourrons compter et escompter, tout ce à quoi nous aurons droit ou croyons avoir droit.
Cela interroge en partie notre culture et notre société d'aujourd'hui fort bâtie sur l'idée de droit, le droit de chacun, le droit du citoyen. Autant cette perspective
est légitime, et elle est progrès sur le passé et l'arbitraire des rapports de pouvoir, mais autant elle risque de nous enfermer et d'être idolâtrique, pour répondre à la question du mal. Quel sens
peut avoir la question "Est-ce que nous avons droit au bonheur ?" La notion de droit n'est-elle pas très limitée ? Le Dieu auquel nous croyons ne brise-il pas la toute puissance du droit et de
la règle ?
Prolongement de la
réflexion en réponse aux questions des auditeurs.
On peut obtenir le texte de l'intervention auprès du Service diocésain de Formation,
BP 1016, 103, rue d'Amiens, 62008 Arras-Cedex Tél. 03.21.21.40.40.
Quelques titres en référence :
Le concept de Dieu après Auschwitz, Hans Jonas, coll. rivages poche Payot, 1984
La consolation de la philosophie, Boèce, coll. rivages poche Payot, 1989
Finitude et Culpabilité, Paul Ricœur, Aubier 1960
La souffrance, Bertrand Vergely, Gallimard 1997
Dieu bouleversé, J-L Blaquart, Cerf 1999. présentation du livre
Le mal injuste, J-L Blaquart, Cerf 2002. présentation du
livre
Texte du Manuel
d'Epictète (philosophe stoïcien)