Vie de Saint Benoît
Extraits des Dialogues de Saint Grégoire le Grand
Introduction
1. Il y eut un homme de sainte vie, Benoît, béni par la grâce et par le nom. Dès le temps de sa jeunesse, il portait en lui un cœur digne de celui d’un vieillard : dépassant son âge par ses mœurs, il ne livra son âme à aucune jouissance, mais alors qu’il vivait encore sur cette terre et qu’il avait la possibilité d’en user librement pour un temps, il méprisa d’emblée le monde avec sa fleur comme un sol aride.
Issu d’une très bonne famille libre de la province de Nursie, on l’envoya à Rome pour s’y livrer à l’étude libérale des lettres. Mais il s’aperçut que c’était l’occasion pour beaucoup de tomber dans l’abîme des vices : aussi – pour ainsi dire – à peine avait-il mis les pieds dans le monde qu’il les retira, de peur que, pour avoir pris quelque contact avec ladite science, il ne soit en contrepartie précipité tout entier dans l’abîme. Méprisant donc l’étude des lettres, il se mit en quête d’un genre de vie sainte. Aussi se retira-t-il, savamment ignorant et sagement inculte.
2. Je n’ai pas pris connaissance de toutes ses actions, mais le peu que je raconte, je le tiens de quatre de ses disciples : Constantin, un saint homme, qui lui a succédé dans le gouvernement de son monastère, Valentinien qui, pendant de longues années, fut à la tête de celui du Latran, Simplicien qui fut le troisième à diriger la communauté après lui ; Honorat, enfin, qui gouverne encore le petit monastère où il vécut tout d’abord.
I - Le vase brisé.
1. Ayant donc abandonné l’étude des lettres, il avait décidé de gagner le désert, et sa nourrice qui l’aimait passionnément fut seule à le suivre. Comme ils étaient arrivés à un endroit qu’on appelle Effide et que plusieurs personnages fort honorables les retenaient charitablement, ils séjournèrent dans l’église saint Pierre. La dite nourrice ayant demandé à ses voisines un crible pour purifier le grain, elle le laissa imprudemment sur la table : il vint à tomber, se brisa, et le voilà en deux morceaux ! A son retour, dès qu’elle le vit dans cet état, la nourrice se mit à pleurer à chaudes larmes en voyant que le crible qu’elle avait emprunté était maintenant brisé.
2. C’est alors que Benoît, qui était un enfant religieux et dévoué, voyant sa nourrice en larmes, fut ému de compassion : il emporta les morceaux du crible et se mit à prier en pleurant. Sa prière achevée, il se releva et découvrit à ses côtés le vase en bon état au point qu’on ne pouvait y voir aucune trace de l’accident. Alors aussitôt, il consola sa nourrice avec tendresse et lui remit en bon état le crible qu’il avait emporté en morceaux. La chose fut connue de tout le monde dans le pays et elle suscita une telle admiration que les gens du coin accrochèrent l'objet à l’entrée de l’église afin que tous, présents et à venir, apprennent à quel degré de perfection se trouvait le jeune Benoît, à peine avait-il reçu la grâce de conversion.
Pendant bien des années, l’objet demeura là, sous les yeux de tous, suspendu à l’entrée de l’église, et cela jusqu’à l’époque des Lombards.
3. Mais Benoît, plus désireux de souffrir les maux du monde que ses louanges, de se fatiguer dans les travaux de Dieu plus que d’être promu aux faveurs de cette vie, quitta sa nourrice en secret et gagna une retraite située dans un lieu désert appelé Subiaco à quelques 40 milles de Rome : de là émanent des eaux fraîches et transparentes lesquelles, grâce à leur abondance, forment au début un grand lac qui, à la fin, poursuivent leur chemin en rivière.
4. Alors que dans sa fuite, il était parvenu à cet endroit, un certain moine, du nom de Romain le découvrit en train de marcher et lui demanda où il allait. Ayant pris connaissance de son désir, d’une part il garda le secret, d’autre part il lui accorda son aide, lui donnant l’habit de sainte vie et lui rendit tous les services qu’il était en droit de lui rendre. Parvenu à ce lieu, l’homme de Dieu, quant à lui, gagna une grotte très exiguë où, pendant trois ans, il demeura inconnu des hommes, à l’exception du moine Romain.
5. Ce Romain vivait non loin de là dans un monastère sous la règle du Père Adéodat, mais il dérobait pieusement des heures aux yeux de son Père, et le pain qu’il pouvait soustraire à sa propre portion, il le portait, certains jours, à Benoît. Il n’y avait pas de chemin de la grotte au monastère de Romain, car un rocher très élevé la surplombait. Cependant, du haut de ce rocher, Romain avait l’habitude de descendre le pain à l’aide d’une très longue corde sur laquelle il avait mis une petite sonnette attachée par une ficelle afin qu’en entendant la clochette, l’homme de Dieu soit averti que Romain lui apportait du pain : alors il sortait pour le prendre. Mais l’antique ennemi, jaloux de la charité de l’un et du repas de l’autre, voyant un jour qu’on faisait descendre le pain, jeta une pierre et brisa la sonnette. Romain cependant n’en continua pas moins de le servir en usant de moyens adéquats.
6. Mais le Dieu tout-puissant résolut désormais que Romain se reposerait de son labeur et que la vie de Benoît serait offerte en exemple aux hommes afin que brille la lumière posée sur le chandelier pour tous ceux qui sont dans la maison : Il daigna apparaître en vision à un prêtre qui demeurait un peu plus loin et Il lui dit : " Toi, tu te prépares un délice et mon serviteur, en ce lieu, est torturé par la faim ". Il se leva incontinent, en cette même solennité de Pâques, avec les aliments qu’il s’était préparés, il se dirigea vers l’endroit et se mit en quête du serviteur de Dieu à travers les monts abrupts, les vallées encaissées et les terres défoncées ; il le trouva enfin qui se cachait dans la grotte.
7. La prière faite et après avoir béni le Seigneur, ils s’assirent et ils échangèrent de doux entretiens sur la Vie. Après quoi, le prêtre qui était venu dit : " Lève-toi et prenons de la nourriture car c’est Pâques aujourd’hui ". A quoi l’homme de Dieu répondit : " Je sais que c’est Pâques puisque j’ai mérité de te voir ". En effet, demeurant loin des hommes, il ignorait qu’en ce jour, c’était la solennité de Pâques. Mais le vénérable prêtre affirma de nouveau : " En toute vérité c’est aujourd’hui le jour pascal de la Résurrection du Seigneur. Il ne te convient nullement de faire abstinence. Et c’est pour ceci que j’ai été envoyé : pour que nous prenions ensemble les dons que les dons du Seigneur tout-puissant ". Alors, ayant béni Dieu, ils prirent de la nourriture. Et puis, ayant achevé le repas et l’entretien, le prêtre revint à l’église.
8. A la même époque également, des bergers aussi le trouvèrent, se cachant dans la grotte, et comme ils le voyaient couvert de peaux au milieu des fourrés, ils crurent que c’était une bête féroce. Mais ayant reconnu en lui un serviteur de Dieu, beaucoup d’entre eux passèrent d’une mentalité bestiale à la grâce de la piété. C’est pourquoi son nom fut connu dans tout le voisinage, et il advint qu’à partir de ce moment-là, beaucoup se mirent à le fréquenter : on lui apportait de la nourriture pour le corps, et on remportait, sortis de sa bouche, des aliments pour son propre cœur.
II - La tentation
1. Un certain jour, alors qu'il était seul, le tentateur se trouva là. Un petit oiseau noir, vulgairement appelé merle, se mit à voleter autour de sa tête et à insister avec importunité près de son visage à tel point qu'on pouvait le prendre à la main, si du moins le saint homme avait voulu le saisir. Mais, sur un signe de croix, l'oiseau s'en alla. Cependant, l'oiseau parti, il s'ensuivit une telle tentation de la chair que jamais l'homme de Dieu n'en avait connu de si grande. En effet, il avait vu une certaine femme autrefois que l'esprit malin lui ramena devant les yeux de l'âme et la beauté de celle-ci alluma un si grand feu dans l'esprit du serviteur de Dieu que la flamme de l'amour pouvait à peine se contenir dans sa poitrine, et déjà, presque vaincu par la volupté, il songeait quitter le désert.
2. Mais, bien vite, sous le regard de la grâce d'en haut, il revint à lui-même et, avisant tout près de lui un fourré épais d'orties et de ronces, il se dépouilla de son vêtement et se jeta tout nu au milieu de ces épines acérées et dans le feu des orties : s'y étant roulé longtemps, il en sortit le corps tout meurtri et grâce à ces blessures de la peau, il fit sortir de sa chair la blessure de l'âme, car la volupté se traduisit en douleur ; en souffrant d'une brûlure externe, il éteignit celle qui le consumait illicitement à l'intérieur.
3. A partir de ce moment-là, et il en témoignait lui-même à ses disciples, la tentation de la volupté fut à ce point domptée en lui qu'il ne ressentit plus jamais rien de tel. Beaucoup dès lors commencèrent à quitter le monde et s'empressèrent de le prendre pour maître. C'est pour cela d'ailleurs que Moïse prescrit que les lévites soient employés comme serviteurs à partir de 25 ans et plus, et comme gardiens des vases sacrés à partir de 50.
4. (…) Il est clair que dans la jeunesse la tentation charnelle est ardente, mais à partir de 50 ans, la chaleur du corps diminue. Les vases sacrés, ce sont les âmes des fidèles. Lors donc que les élus (de Dieu) sont encore sujets aux tentations, il est nécessaire qu'ils servent, soient soumis et se dépensent dans les travaux et les obédiences, mais lorsque l'esprit s'apaise avec l'âge et que la chaleur de la tentation s'éloigne, les voilà gardiens des vases sacrés, car ils deviennent docteurs des âmes.
III - Le vase de verre brisé par un signe de Croix.
1. Grégoire : La tentation s'étant éloignée, l'homme de Dieu, comme dans une terre débarrassée de ses épines, produisit un fruit plus abondant provenant de sa moisson de vertus. C'est pourquoi on célébrait les louanges de sa vie parfaite et son nom devint célèbre.
2. Non loin de là était un monastère : le Père de la communauté venant à mourir, toute la communauté se rendit auprès du vénérable Benoît, lui faisant un devoir de se mettre à leur tête, lequel pendant longtemps différa de leur donner satisfaction en leur opposant son refus et en leur prédisant qu'il ne pourrait s'accommoder de leurs mœurs ni de celles de leurs frères ; mais un jour enfin, vaincu par leurs prières, il leur donna son assentiment.
3. Néanmoins, comme il prenait garde à la vie régulière dans le monastère et qu'il n'accordait licence à personne comme auparavant de poser des actes illicites en déviant à droite ou à gauche du droit chemin, les frères ainsi repris, devenus fous de colère, commencèrent à se faire des reproches mutuels parce qu'ils avaient demandé que cet homme soit à leur tête, car il était clair que leur vie tordue venait buter contre ses normes de droiture. Et comme ils voyaient qu'avec lui l'illicite n'était plus licite, qu'ils s'affligeaient d'abandonner leurs habitudes et qu'enfin il était dur pour un esprit vieilli d'être contraint d'envisager la nouveauté, car la vie des bons est toujours un poids pour les dépravés, ils s'appliquèrent à rechercher ensemble un bon moyen pour le faire mourir.
4. Lesquels, ayant tenu conseil, mélangèrent du poison au vin. Et comme le récipient de verre contenant ce funeste breuvage avait été présenté au père qui se mettait à table afin qu'il le bénisse selon la coutume du monastère, Benoît étendant la main fit un signe de croix et le récipient qui était tenu à distance se brisa à ce signe : le vase de la mort fut mis en pièces comme s'il avait reçu une pierre au lieu du signe de croix. Benoît comprit tout de suite qu'il avait contenu un breuvage de mort puisqu'il n'avait pu supporter le breuvage de vie, et, se levant aussitôt, avec un visage placide et un esprit tranquille, il s'adressa aux frères qu'il avait convoqués en leur disant : "Que le Dieu Tout-puissant ait pitié de vous, frères! Pourquoi avez-vous essayé de perpétrer une telle chose à mon endroit ? Ne vous avais-je pas dit dès le début que vos mœurs ne pourraient s'accommoder avec les miennes ? Allez donc et trouvez-vous un père selon vos mœurs, car après cela, vous ne pouvez plus du tout compter sur moi."
5. Il revint alors au lieu de sa chère solitude et, seul sous le regard de Celui qui voit d'en-haut, il habita avec lui-même.
Pierre : Je ne vois pas très clairement en quoi consiste habiter avec soi-même.
Grégoire : Si le Saint avait voulu continuer à tenir de force sous sa direction des individus unanimes à conspirer contre lui et menant une vie totalement dissemblable avec la sienne, sans doute cela aurait excédé ses forces et bouleversé son genre de vie paisible ; cela aurait détourné l'œil de son âme de la lumière de la contemplation ; en se fatiguant à les corriger, il aurait moins bien veillé sur lui : alors il se serait peut-être perdu lui-même sans pour autant les trouver, eux. En effet, à chaque fois que par une présomption excessive nous sommes tirés hors de nous-mêmes, nous "sommes", mais nous ne sommes pas "avec nous-mêmes", car on ne se regarde plus guère mais on se fourvoie dans ces activités aliénantes.
6. Peut-on dire qu'il était avec lui-même, celui qui est parti vers une contrée lointaine, qui a dévoré la part qui lui était échue, s'est attaché à l'un des concitoyens de l'endroit, a nourri les porcs, les a regardés manger des caroubes et a eu faim ? Mais après un certain temps, il se mit à réfléchir aux biens qu'il avait perdus, et il est écrit de lui : "Faisant retour sur lui-même, il dit : "Nombreux sont les mercenaires dans la maison de mon père qui ont du pain en abondance !" S'il avait déjà "été avec lui", comment serait-il "revenu à lui" ?
7. Si donc j'ai dit que cet homme vénérable avait habité avec lui, c'est parce qu'il veillait sans cesse à sa propre garde, qu'il se voyait toujours sous les yeux de son Créateur, qu'il s'examinait sans cesse lui-même et ainsi il n'a pas avili le regard de son âme en le promenant partout à l'extérieur de lui-même.
8. Pierre : A propos, que dire de l'apôtre Pierre dont il est écrit lorsque l'ange le fit sortir de sa prison : "Revenu à lui, il dit : " Maintenant je sais vraiment que le Seigneur a envoyé son ange et m'a soustrait à la main d'Hérode et à toute l'attente du peuple Juif".
9. Grégoire : Il y a deux façons, Pierre, d'être "conduit hors de soi" : ou bien par l'abaissement de nos pensées nous rétrogradons en-dessous de nous-mêmes, ou bien par la grâce de la contemplation, nous sommes élevés au-dessus de nous. Et ainsi, celui qui a nourri les porcs, par l'égarement de son esprit et la malpropreté de sa vie, est tombé au-dessous de lui-même, mais celui que l'ange a délié et dont il a ravi l'esprit en extase, celui-là s'est bien trouvé "hors de lui", mais c'était "au-dessus de lui". L'un et l'autre sont "revenus à eux", le premier lorsqu'il s'est recueilli dans son cœur en s'éloignant des actions erronées, le second, lorsque, du sommet de la contemplation, il est revenu au sens commun et à son état normal antérieur. Le vénérable Benoît, donc, "habita avec lui" dans sa solitude en ce sens qu'il se maintint lui-même dans le cloître de sa pensée.
10. Pierre : Parfait ce que tu dis ! Mais réponds-moi s'il te plaît : devait-il quitter ses frères une fois qu'il les avait assumés ?
Grégoire : Je pense qu'il faut supporter avec égalité d'âme un groupe de mauvais sujets lorsqu'il s'y trouve quelques-uns de bons qui peuvent être secourus. Mais là où le fruit qu'on peut espérer des bons fait absolument défaut, tout à fait vain est le labeur qu'on entreprendrait, d'aventure, pour ces mauvais sujets surtout si d'autres affaires nous sollicitent à proximité, susceptibles de donner un fruit meilleur pour le Seigneur. Pour lequel d'entre eux le saint homme aurait-il persévéré dans son office de veilleur, alors que tous, comme un seul homme, s'acharnaient contre lui ?
11. Et souvent - on ne doit pas le passer sous silence - il se passe ceci dans l'âme des justes : considérant que leur labeur est infructueux, ils émigrent dans un autre lieu pour y faire un travail qui porte des fruits. Voilà pourquoi, également, ce glorieux héraut de la Bonne Nouvelle qui désirait "mourir et se trouver avec le Christ" et pour qui "vivre c'était le Christ et mourir un gain", qui, non seulement recherchait pour lui-même le combat et ses souffrances mais encore enflammait les autres du désir d'en supporter de semblables, voilà pourquoi, dis-je, cet homme persécuté à Damas et ayant la possibilité de s'évader, se mit en quête d'une corbeille avec une corde et voulu se faire déposer secrètement au pied de la muraille : Dirons-nous que Paul avait craint la mort alors qu'il déclarait la rechercher pour l'amour de Jésus ? En fait, comme il voyait qu'en cet endroit il y avait un maigre fruit pour un grand labeur, il se réserve la possibilité de faire ailleurs un travail fructueux. Le brave combattant de Dieu, se refusant à être circonscrit dans le "cloître" de ces murailles, se mit à la recherche d'un champ de bataille ouvert.
12. Même chose, également pour le vénérable Benoît - et tu le comprendras vite si tu m'écoutes bien - il abandonna, toujours vivant, quelques sujets indociles, pour en relever ailleurs combien d'autres de la mort spirituelle !
Pierre : Que tes dires correspondent à la vérité, cela est évident et le témoignage scripturaire invoqué leur apporte une pleine confirmation, mais, je t'en prie, reviens à la vie d'un tel Père et à la suite de l'histoire.
13. Grégoire : Comme dans cette solitude, le saint homme croissait en vertus et en miracles, beaucoup attirés par lui, se rassemblèrent en ce lieu en vue de servir le Dieu Tout-puissant, si bien qu'il y construisit douze monastères avec l'aide de Jésus-Christ le Seigneur Tout-puissant, dans lesquels il établit douze moines en leur assignant un Père, mais il en garda quelques-uns avec lui, jugeant que sa présence était encore nécessaire pour leur formation.
14. Rapidement, quelques nobles et pieuses personnes de la ville de Rome se mirent à converger aussi vers Benoît et à lui confier leurs fils pour qu'ils soient nourris sous les auspices du Seigneur Tout-puissant. C'est à ce moment-là qu'Euthicius confia son fils Maur et le patricien Tertullus, son fils Placide: des enfants pleins d'espoir. Le jeune Maur, déjà fort d'une bonne éducation, commença à être un auxiliaire pour son Maître, tandis que Placide avait encore l'âge et le tempérament d'un enfant.
XX- Benoît lit des pensées d'orgueil dans le cœur d'un religieux.
1. Un certain jour, alors que l'heure était déjà vespérale, le vénérable Père prenait des aliments pour le corps : Il y avait là un de ses moines qui avait été auparavant fils d'un "Protecteur" et qui lui tenait la lampe devant la table. Mais comme l'homme de Dieu mangeait et que l'autre restait là debout accomplissant son service, il se mit à rouler silencieusement des pensées dans sa tête ; il se disait en cogitant : "Qui est-il donc celui-ci que, moi, j'assiste pendant qu'il mange, à qui je tiens la lampe, auquel je rends ce service ? Et qui suis-je, moi, pour servir cet être-là ?". Là-dessus, l'homme de Dieu s'étant aussitôt retourné, se mit à lui faire de violents reproches en disant : "Signe ton cœur, frère ! Qu'est-ce que tu dis là ? Signe donc ton cœur !". Et sur-le-champ, appelant les frères, il prescrivit qu'on lui retire la lampe des mains ; quant à lui, il lui ordonna de quitter son service et d'aller s'asseoir - tranquille - à l'heure même.
2. Questionné par les frères pour savoir ce qu'il avait dans le cœur, il leur raconta point par point de quel esprit de superbe il s'était enflé et les paroles qu'en pensée, il avait prononcées contre l'homme de Dieu en secret. Alors, avec une évidence limpide, il devint patent pour tous qu'on ne pouvait rien cacher au vénérable Benoît à l'oreille de qui résonnaient même les mots de la pensée.
XXV - Le moine qui voulait toujours sortir du monastère.
1. Un de ses moines s'était laissé aller à l'esprit de "bougeotte" et il ne voulait pas rester tranquille dans le monastère. Sans se décourager, l'homme de Dieu l'avait repris et lui avait donné maints avertissements, mais il n'y avait aucun moyen pour lui faire admettre de rester dans la communauté; au contraire il faisait pression sur Benoît et l'importunait de ses prières pour qu'il lui donne du large : A la fin, excédé par son insistance, le vénérable Père se mit en colère et lui ordonna de s'éloigner.
2. Mais à peine fut-il sorti du monastère qu'il se trouva confronté à un dragon posté sur son chemin, la gueule grande ouverte ! Et comme ce dragon qui lui était apparu cherchait à le dévorer, tout tremblant et le cœur battant, il se mit à pousser de grands cris : "Accourez ! Au secours ! Ce dragon-là veut me dévorer !" Les frères accoururent, mais de dragon, ils n'en virent point ; ils ramenèrent donc au monastère le moine tremblant et palpitant, lequel promit aussitôt qu'il ne quitterait jamais plus le monastère et à dater de ce jour, il tint sa promesse : en effet, il avait vu le dragon dressé contre lui, alors qu'auparavant il le suivait sans le voir.
XXVIII - La bouteille d'huile jetée sur les rochers.
1. Au temps, également, où la disette d'aliments frappait lourdement la Campanie, l'homme de Dieu avait distribué tout ce qu'il y avait dans son monastère à diverses personnes dans l'indigence, si bien qu'il ne restait presque plus rien à la Dépense, si ce n'est un peu d'huile dans une bouteille de verre. C'est alors que survint un certain sous-diacre du nom d'Agapit demandant avec insistance qu'on lui donne un petit peu d'huile. L'homme de Dieu qui avait résolu de tout distribuer sur terre pour tout garder dans le ciel, ordonna de donner au quémandeur ce peu d'huile qui était de reste. Le moine responsable de la Dépense entendit bien l'ordre donné par Benoît, mais il en différa l'exécution.
2. Un petit moment après, comme il s'enquérait auprès du moine, demandant si ce qu'il avait ordonné avait été donné, il répondit qu'il s'était bien gardé de le faire, car s'il l'avait donné, il ne restait plus rien du tout pour les frères. Alors il se mit en colère et donna l'ordre à d'autres de jeter par la fenêtre cette bouteille de verre dans laquelle il restait, semble-t-il, un peu d'huile, afin de ne pas garder dans le cellier une chose due à la désobéissance. Ainsi fut fait. Or sous cette fenêtre s'ouvrait un grand précipice hérissé de rochers acérés. Le vase ainsi jeté tomba sur les rochers mais il resta intact comme s'il n'avait jamais été jeté, de sorte qu'il ne se cassa pas et que l'huile ne put se répandre. Alors l'homme de Dieu ordonna de le ramasser et puisqu'il était en bon état de le donner au quémandeur. Ensuite, ayant réuni les frères, il reprocha au moine, devant tous, son infidélité et son orgueil. (…)
XXXIII - Le ciel vient au secours de sainte Scholastique pour empêcher saint Benoît d'interrompre un entretien.
1. Grégoire : Qui donc, Pierre, sera plus sublime en cette vie que Paul, lequel, par trois fois, pourtant, a prié le Seigneur pour être délivré de l'aiguillon dans sa chair, et cependant il ne put obtenir ce qu'il voulait ? A ce propos, il faut que je te raconte ce qui est arrivé au vénérable Père Benoît, car il y a une chose qu'il voulut faire mais qu'il ne put accomplir.
2. En effet sa sœur, qui s'appelait Scholastique, consacrée au Dieu tout-puissant depuis sa plus tendre enfance, avait pris l'habitude de venir vers lui une fois par an et l'homme de Dieu descendait vers elle, au-delà de la porte, mais pas loin, dans la propriété du monastère. Or, un certain jour, elle vint comme à l'accoutumée et son vénérable frère, accompagné de ses disciples, vint vers elle. Ils passèrent tout le jour dans les louanges de Dieu et dans de saints entretiens et, tandis que les ténèbres de la nuit commençaient à s'étendre sur la terre, ils prirent ensemble leur nourriture. Comme ils étaient encore à table et que leurs saints entretiens se prolongeaient, l'heure se faisant plus tardive, la sainte moniale, sa sœur, lui fit cette demande : "Je t'en prie, ne me laisse pas cette nuit, mais reste jusqu'au matin pour que nous puissions parler encore des délices de la vie céleste. Il lui répondit : "Que dis-tu là, ma sœur ? Passer la nuit hors de la cellule ! Je ne le puis nullement."
3. Or la sérénité du ciel était telle qu'aucun nuage n'apparaissait dans les airs, mais la sainte femme de moniale, après avoir entendu les paroles négatives de son frère, joignit ses doigts, posa les mains sur la table et elle s'inclina, la tête dans les mains, pour prier le Seigneur Tout-puissant. Comme elle relevait la tête de dessus la table, éclairs et tonnerre éclatèrent avec une telle force et l'inondation fut telle que ni le vénérable Benoît, ni les frères qui l'accompagnaient ne purent mettre le pied dehors et franchir le seuil du lieu où ils siégeaient. C'est que voilà ! La sainte moniale, en inclinant la tête dans ses mains, avait répandu sur la table des fleuves de larmes qui, dans un ciel serein, avaient attiré la pluie. Et ce n'est pas un peu plus tard, après la prière, que l'inondation s'ensuivit mais il y eut une telle concomitance entre prière et inondation qu'elle leva la tête de la table alors que le tonnerre éclatait déjà, à tel point que lever la tête et faire tomber la pluie, cela se produisit en un seul moment.
4. Alors, au milieu des éclairs, du tonnerre et de cette formidable inondation de pluie, voyant qu'il ne pouvait retourner au monastère, contrarié, il commença à se plaindre en disant : "Que le Dieu Tout-puissant te pardonne, ma sœur, qu'as-tu fait là ?" Elle lui répondit : " Eh bien, voilà ! Je t'ai prié et tu n'as pas voulu m'écouter. J'ai prié mon Seigneur et lui m'a entendu. Maintenant, si tu le peux, sors donc, abandonne-moi et retourne à ton monastère." ... Mais ne pouvant quitter l'abri du toit, lui qui n'avait pas voulu rester spontanément, demeura sur place malgré lui et ainsi se fit-il qu'ils passèrent toute la nuit à veiller et que dans un échange mutuel, ils se rassasièrent de saints entretiens sur la vie spirituelle.
5. Je t'avais bien dit qu'il avait voulu une chose mais n'avait pu l'accomplir, car si nous considérons l'état d'esprit de cet homme vénérable, il est hors de doute qu'il aurait désiré ce temps serein qu'il avait eu pour descendre, mais à l'encontre de ce qu'il voulait, il se trouva confronté à un miracle sorti d'un cœur de femme avec la force du Dieu tout-puissant. Pas étonnant qu'en cette circonstance, une femme qui désirait voir longuement son frère ait prévalu sur lui. En effet, selon la parole de saint Jean : "Dieu est amour", c'est par un juste jugement que celle-là fut plus puissante qui aima davantage.
XXXVI - La Règle des moines.
Grégoire : Je voudrais bien, Pierre, te raconter encore une foule de choses au sujet de ce vénérable Père ; mais j'en passe certaines, non sans peine, dans ma hâte à révéler les faits et gestes d'autres saints personnages. Du moins, je ne veux pas que tu l'ignores : cet homme de Dieu, entre tant de miracles par lesquels il a brillé dans le monde, n'a pas laissé de resplendir aussi par les paroles de son enseignement : en effet, il a écrit une Règle monastique qui l'emporte par son esprit de discernement et la clarté de son discours. Quelqu'un voudrait-il connaître plus à fond ses mœurs et sa vie : il pourra trouver dans ce code de la Règle tous les actes du Maître, car, en aucune façon, le saint homme n'aurait pu enseigner autre chose que ce qu'il vivait.