Au revoir Véronique (09/2019)
Homélie de l'abbé Xavier Lemblé lors des funérailles de Véronique Colmart, animatrice en pastorale dans le doyenné de Béthune-Bruay
Lundi 9 septembre 2019
Funérailles de Véronique COLMART
Véronique
Il y a une dizaine de jours, à la Malassise, lors de la rentrée des services de la catéchèse et du catéchuménat, nous recevions une formation sur la Parole de Dieu. L’intervenant avait insisté sur plusieurs points, notamment sur le fait que l’on n’utilise pas l’Écriture pour lui faire dire ce que l’on aimerait qu’elle dise. On ne choisit pas un texte pour une circonstance particulière et encore moins pour faire passer une idée à laquelle on tient. C’est l’Écriture qui doit nous saisir. En la méditant, en prêtant attention aux différents détails d’un passage d’Évangile, nous devons nous laisser transformer, emmener par elle. Au lieu de chercher un passage dans la Bible qui soutiendrait notre propos, il est préférable de se laisser interpeller par l’Évangile du jour proposé par la liturgie de l’Église. Et donc, si j’avais suivi l’enseignement reçu il y a quelques jours, nous aurions dû entendre ce matin un autre épisode que le baptême de Jésus.
Contrairement aux apparences, je n’ai pas choisi ce texte. Il s’est imposé à moi. Véronique a accompagné tellement d’adultes que l’image de Jean baptisant Jésus dans le Jourdain m’est apparue comme une évidence. En recevant le cadeau, je ne savais pas quelles surprises ce texte archi-connu me réserverait. Je vous livre quelques-unes de mes découvertes, tout en soupçonnant Véronique d’avoir été l’auteure de ce choix. Il est vrai que notre amie ne manque pas d’humour.
Tout d’abord, l’évangéliste précise que Jésus arrive de Galilée. Il arrive de quelque part. D’une terre. L’homme a vécu une histoire dans une région particulière. Comme pour tout homme, son caractère et ses idées se sont aussi forgés à partir du contexte dans lequel il a baigné. La présence romaine, la foi juive, la culture paysanne… Tout cela a fait de Jésus l’homme qui se présente au Jourdain. Avant de recevoir le baptême, l’adulte a une histoire. Cette histoire n’est pas qu’individuelle. Elle est marquée par un environnement.
Il me semble que lorsque Véronique accompagnait une personne, elle prenait d’abord le temps d’écouter la provenance du candidat au sacrement. Elle permettait au catéchumène de relire son histoire et, ensemble, ils se rendaient compte que la demande trouvait sa source dans la vie, dans des rencontres. Plus tard, le sacrement sera un acte spirituel, parce qu’avant même d’être désiré, il s’ancre dans la réalité. La spiritualité chrétienne ne nie pas le réel. Elle l’habite. Elle l’assume. Nous appartenons à la religion de l’Incarnation. Si la foi peut être nourrie par la contemplation d’un nuage éphémère, ou dans un signe abstrait, elle s’éprouve et se développe dans un temps, un espace, une dimension matérielle, objective. Avant de recevoir le baptême, nous arrivons tous d’une Galilée particulière. La foi chrétienne nécessite une histoire. Il n’y a pas d’adhésion au Verbe incarné sans l’acceptation de cette histoire.
Ensuite, saint Matthieu écrit que Jésus paraît sur les bords du Jourdain. Il n’entre pas tout de suite dans l’eau. Serait-il hésitant ? Je pense à un très beau commentaire écrit par l’abbé Vincent Blin (qui est uni à nous ce matin, tout comme notre évêque et beaucoup d’autres personnes). Dans les livrets du Louvre-Lens, Vincent propose une méditation à partir de la statue d’une baigneuse. La sculpture taillée dans le marbre représente une femme dont la jambe droite est dénudée. Elle avance le pied et son orteil effleure l’onde. La femme semble tester la température de l’eau. Elle veut faire le pas, mais elle reste sur le bord. On devine son désir de se baigner, mais il lui faut encore du temps pour se décider. Bientôt, elle quittera son vêtement et son corps sera immergé. Nue, sans défense, elle pourrait se noyer. Mais elle veut se laver. Se purifier. Elle désire porter une nouvelle robe...
Jésus est au bord du Jourdain. Est-il au bord de la noyade, au bord de la mort ? Lui faut-il du temps ? Va-t-il faire marche arrière ? Renoncer à sa mission ? Imaginons un instant que Jésus n’entre pas dans l’eau. Qu’il reste sur le bord, spectateur. Qu’il refuse de plonger tout entier dans l’aventure oblative ? Imaginons qu’il se contente du vêtement ancien de la première alliance. Que devient notre foi si le maître refuse de
montrer le chemin ? Si le chef se laisse prendre par la peur ? Si, conscient des conséquences et des dangers, il laisse son cousin prêcher un baptême d’eau, seulement d’eau, un baptême fluide, coulant, liquide, sans grande consistance, si ce n’est qu’une temporaire repentance ? Le baptême donné par Jean est sans la matière. Sans la terre. Sans le poids de la peur assumée, déjà vaincue par la volonté de Jésus. Sans la force du feu : la colère du ciel plantée dans le coeur de Jésus. L’acharnement à lutter contre toute misère, toute injustice, tout mensonge. Sans le souffle des origines. Sans la tempête qui, durant sept jours, organisait la mise en place des astres et du vivant. Si le Christ Jésus, le Verbe incarné, reste au bord de l’eau, notre baptême perd son sens et sa puissance. Jésus le sait. Bientôt tout son corps, tout son être, son humanité, sa divinité, vont descendre dans la rivière et le courant va s’agiter. Les cieux vont s’ouvrir. La terre va s’alléger. Toute l’histoire des hommes sera réconciliée. L’humanité sera sauvée. Jésus le sait : en lui, une nouvelle ère commence. Lorsque Jésus paraît au bord de l’eau, au ciel c’est Dieu qui apparaît.
C’est pourquoi Jésus plonge. C’est pourquoi Jésus se déshabille, se dépossède. Nu. Offert. Ses bras tendus vers le ciel dessinent la mort, la folie de la croix. Mais un vêtement blanc resté sur la berge préfigure le linceul plié au fond d’un tombeau dont la pierre est roulée.
Quant à toi, ami catéchumène, vas-tu encore longtemps hésiter ? Vas-tu encore longtemps douter ? Quant à nous, baptisés, allons-nous vivre la folie de notre baptême ? Allons-nous aimer comme aime le Maître ? Allons-nous offrir notre vie ? Allons-nous oser tremper notre orteil, notre pied, notre jambe, notre corps, notre coeur, notre tête, notre esprit, notre vie dans l’eau tumultueuse de l’amour ? Allons-nous prendre la défense des souffrants, des pauvres, des mendiants, des derniers ? Serons-nous du côté de ceux qui ont peur, abrités derrière des principes ? Nous contenterons-nous de paroles ? D’un baptême de bonnes intentions ? Ou bien serons-nous des apôtres ? Des défenseurs de la justice ? Notre foi sera-t-elle lourde de conséquences ? Sera-t-elle engagée ? Notre baptême apportera-t-il un feu sur la terre ?
On comprend la réaction de Jean : « C’est moi qui ai besoin de me faire baptiser par toi. » dit le prophète à Jésus. Il est humble. Jean ira jusqu’au bout de ses convictions. Il donnera sa vie pour Dieu. Il est humble et fidèle. Pourtant l’évangéliste nous invite à poser davantage notre regard sur Jésus : « Laisse-moi faire, c’est de cette façon que nous devons accomplir parfaitement ce qui est juste. » La veille de sa mort, Jésus dira des paroles semblables à Pierre, lors du lavement des pieds : « Ce que je fais maintenant, tu ne peux le comprendre. » Il faut du temps pour comprendre les desseins de Dieu. Lorsque Véronique accompagnait les personnes vers les sacrements, elle leur disait combien le temps est un ami. Que Dieu dévoile son identité et sa volonté au fur et à mesure d’un chemin. Tout ne vient pas d’un coup. Il faut goûter chaque instant, chaque étape. On ne devient pas disciple du Christ sur un coup de tête. Ce serait plutôt un coup de coeur, mais ce coup-là est comme un galet rebondissant sur les eaux d’un lac : les ondes se propagent. On ne perçoit pas les dernières qui pourtant existent. Seul le temps permet de les reconnaître. Dieu se dit par tant de signes, et souvent si discrètement. Il faut du temps, sans doute une vie entière.
La vie de Véronique semble se terminer brusquement. Semble seulement. Les dernières ondes maintenant sont célestes. Invisibles. Mais réelles. L’amour produit de perpétuels remous. Ceux qui aiment accompagnent toujours, mais ils nous suivent depuis le ciel.
Dans l’Évangile dont j’aimerais parler encore longtemps, il nous est dit que : « Jésus vit l’Esprit de Dieu descendre comme une colombe et venir sur lui. Et des cieux une voix disait : ‘Celui-ci est mon Fils bien-aimé ; en lui j’ai mis tout mon amour’. » Il n’est pas nécessaire d’être très long pour comprendre que Véronique a souvent vu les cieux s’ouvrir lors des veillées pascales. À chaque baptême d’adulte, les sourires, les complicités, les larmes, la joie… La paix. Tout indiquait l’amour que Dieu dépose dans le coeur de ceux qui osent tremper toute leur vie dans les flots de l’Evangile. Mais aujourd’hui, sa joie est plus intense encore, plus puissante… Aujourd’hui les cieux s’ouvrent totalement pour elle. Le Christ est sorti des eaux du Jourdain, les eaux de la peur et de la mort. Il est ressuscité, et Véronique est en train de le contempler.
Abbé Xavier