V. Aspects de la vie d'Adrienne von Speyr

 

 

LA VIE ET L’ŒUVRE D’ADRIENNE VON SPEYR (1902-1967)

 

 

V

 

 

Aspects de la vie d’Adrienne von Speyr

 

 

Plan

 

1. Pages de la jeunesse

 

2. L’exercice de la médecine dans les années quarante

 

3. Les stigmates

 

4. Madame Kaegi - von Speyr

 

5. Le quotidien

 

6. Le « trou »

 

7. Souvenirs d’une étudiante

 

8. Signification de la maladie

 

9. Adrienne von Speyr et le mariage

 

* * * * * * * * * * * * * * * * *

 

 

 

 

1. Pages de la jeunesse

 

Une longue recherche de Dieu (1902-1940)


 

(Une partie de ce texte a été publiée dans Renaissance de Fleury, décembre 2010)

 

La période protestante de la vie d’Adrienne von Speyr (1902-1940), c’est le temps d’une très longue recherche de Dieu. La deuxième étape de sa vie, c’est la période catholique (1940-1967) : une très longue découverte de Dieu. Parce que Dieu est toujours le Cherché, comme disaient nos Pères dans la foi.

 

Pour la période 1902-1940, le P. Balthasar en a dit brièvement l’essentiel dans Adrienne von Speyr et sa mission théologique (p. 14-26) et dans L’Institut Saint-Jean (p. 17-28). La mission ecclésiale d’Adrienne von Speyr. Actes du colloque romain 1985 (p. 11-37) offre quelques compléments. Mais il faut surtout parcourir les Fragments autobiographiques rédigés par Adrienne elle-même ; ces Fragments s’arrêtent au mois d’août 1926.

 

Au tome 7 des Oeuvres posthumes (Geheimnis der Jugend = Mystère de la jeunesse), « la recherche de Dieu apparaît plus saisissante encore » que dans les Fragments (Adrienne von Speyr et sa mission…, p. 13). De plus Mystère de la jeunesse poursuit le récit jusqu’à la rencontre d’Adrienne avec le P. Balthasar en 1940. Les lignes qui suivent relatent pas à pas en quelque sorte jusqu’en 1940 cette recherche de Dieu telle qu’on la trouve dans Mystère de la jeunesse.

Patrick Catry

Tél. 03 21 12 28 53

 

1. La Chaux-de-Fonds (1902-1918)

 

L’ange joue un rôle important dans la vie d’Adrienne enfant. La présence de l’ange est pour elle quelque chose de tout naturel. L’ange est là, elle ne le décrit pas. Il est là et il instruit la petite fille des choses de Dieu. C’est l’ange par exemple qui lui dit si « tout est en ordre avec Dieu ». On ne peut pas prier n’importe comment. Il faut d’abord mettre les affaires en ordre. « Je regarde les choses avec l’ange et ensuite on peut prier ». Et même quand elle ne verra plus l’ange, elle gardera l’habitude de parler avec lui le soir et de prier. L’ange aime bien qu’on lui dise ce qu’on a fait de travers. Mais il ne gronde pas. « On ne peut bien parler avec Dieu que quand tout est en ordre… Ma grand-mère m’a souvent prise sur ses genoux et j’ai appuyé ma tête contre elle, et elle me racontait une histoire quand dehors il faisait nuit ou qu’il faisait froid. Et quand on n’était pas sage, on avait le sentiment qu’on n’avait pas le droit. Et c’est comme ça aussi avec le Bon Dieu ».

 

Un jour, naïvement, Adrienne a demandé à sa grande soeur, Hélène, si elle avait déjà réglé les affaires avec l’ange. Et la grande soeur avait répondu : « Qu’est-ce que c’est que cette bêtise ? » … « Et donc j’ai dû rentrer rapidement dans ma coquille ». Il semble bien que la petite fille n’ait ensuite jamais parlé de l’ange à personne. L’ange lui fait penser aux histoires du « livre du Christ ». « Et alors on comprend mieux parce qu’il me les raconte dans le coeur. Il me montre aussi quand je n’ai pas été gentille. On doit lui dire chaque soir ce qu’on a fait. Il prie toujours avec moi. Des petites prières qu’il me dit dans le coeur ». Le Notre Père, c’est difficile. « Il y a beaucoup de choses que je ne comprends pas dans le Notre Père. ‘Pardonne-nous nos offenses’, ça, je le comprends encore. Mais ‘comme nous pardonnons aussi…’, je ne comprends pas du tout. ‘Et ne nous soumets pas à la tentation’, je ne saisis pas non plus. L’ange est simplement là, il n’explique pas à proprement parler ».

 

Mais parfois l’ange explique. « On dit un mot et l’ange montre quelque chose avec ce mot, il me le raconte dans le coeur… On dit par exemple dans la prière : ‘Je voudrais tout te donner’. On dit quelque chose comme ça. Et alors il me montre par exemple qu’on pourrait donner sa pomme ou son chocolat au Bon Dieu. Et parce qu’on ne peut pas les donner directement au Bon Dieu, dit l’ange, on peut à la place les donner à un pauvre. Et on convient avec l’ange qu’on les met de côté pour le lendemain ». Puis l’ange montre aussi qu’il y a encore beaucoup d’autres choses qu’on pourrait donner.

 

« Il n’est pas toujours simple, l’ange ». Elle a promis au Bon Dieu qu’elle ferait toujours ce que l’ange lui dirait. Par exemple, elle a marché longtemps avec des chaussures trop petites. « Il a dit : Le Seigneur aussi a marché dans une voie qui était difficile ». La petite fille ne doit « rien dire à la maison. Attendre qu’ils le remarquent eux-mêmes. Ce n’était pas très drôle. Cela a duré quelques semaines ». Chez la grand-mère, pour le goûter, on pouvait choisir le chocolat qu’on préférait. « L’ange a dit : Prends plutôt l’autre, celui qui est plus amer, celui qui n’a pas de noisettes. Le Seigneur a dû un jour prendre quelque chose de très amer… Ou bien je ne dois plus jamais dire quelque chose pour les robes. Je dois toujours user les robes d’Hélène. L’ange a dit : Cela ne fait rien. Au Seigneur aussi ils ont ensuite partagé sa tunique. Ou bien quand ils ont oublié de sucrer la semoule, le soir. Ne rien dire! Il sait toujours des choses comme ça. Mais je l’aime bien quand même. Et je ne veux pas le contrister parce que, quand il est triste, on ne peut pas bien prier ».

 

Et puis l’ange a dit aussi qu’on doit faire tout de suite ce qu’on voit être juste, car ce serait mal d’attendre. « Si on dit : demain je vais changer de chocolat chez ma grand-mère, mais aujourd’hui encore une fois le bon, c’est déjà mal ». Il dit aussi : « Le vendredi à table, on ne prend jamais deux fois ce qu’on aime. Et si on peut s’arranger pour ne pas en prendre du tout, c’est bien ».

Dans sa petite enfance, Adrienne a souvent été malade et obligée de s’aliter. « Je suis malade depuis si longtemps déjà. J’ai toujours mal au dos et au ventre. Je n’aime plus me lever. Je ne peux pas jouer beaucoup… Maintenant justement j’ai beaucoup pleuré… parce que je voudrais aller auprès du Bon Dieu… Je voudrais voir le Bon Dieu et le Seigneur Jésus »… L’ange dit aussi : « Avant Pâques, on est toujours malade maintenant ». Et ça ne manque jamais. Il a dit : « A cause du vendredi saint ». Et ce ne sont pas des maladies amusantes où on doit simplement rester au lit et où on peut lire. On a envie de vomir. On a tellement mal à la tête ou au ventre qu’on ne peut pas lire du tout. Ou bien on est si fatigué qu’on ne peut rien faire. On a mal simplement. Et on prie un peu plus que d’habitude ».

 

Pour le petit trait qui suit, il n’est pas dit que cela vient de l’ange, mais cela lui ressemble fort. A l’école, Adrienne est souvent première. « C’est ennuyeux ; les autres aimeraient bien aussi être un jour les premiers. Alors souvent, pour Charles et Charles-Henri, j’ai fait exprès une faute dans la dictée… L’ambition, ce n’est quand même pas très sympathique ».

 

L’ange lui avait appris que les jésuites sont ceux qui aiment Jésus. Et il a dit à Adrienne que, tant qu’elle était petite, elle pouvait aussi être jésuite. « Quand je serai grande, ça n’ira plus ». Les jésuites sont ceux qui aiment Jésus particulièrement. Dans leur coeur, ils n’ont de place que pour lui. Elle voudrait « qu’il y ait beaucoup de jésuites qui tous aiment le Seigneur Jésus ».

Une protestante trop catholique. – Vers 9-10 ans, Adrienne doit fréquenter l’école du dimanche, l’instruction religieuse pour les enfants. Cela ne l’intéresse pas beaucoup. « C’est ennuyeux. On y fait beaucoup de chahut. Et chanter. Ce n’est amusant que lorsqu’on peut jouer de l’harmonium ». De temps en temps elle doit pleurer quand elle doit aller à l’école du dimanche. Quand l’ange raconte les choses, c’est tout différent. Ce qu’elle sait de Jésus, elle le sait par l’ange.

 

Dans le milieu où elle vit, elle apprend que les catholiques « sont des gens qui sont pauvres et qui souvent ne sont pas lavés ». Et puis, il y a quelque chose qui est horrible, c’est Mathilde qui l’a dit, les catholiques mangent Jésus. Alors les jésuites ne sont certainement pas catholiques… L’année suivante, elle a eu une maîtresse qui était propre, mais pourtant catholique. Elle était gentille. Il y a donc des catholiques qui sont gentils. Et comme elle était gentille, la petite fille aimait bien être avec elle à la récréation. « Elle a dit que j’étais son petit ange… J’ai ri, parce que je pensais : elle voit mon ange »… Un jour elle a parlé des jésuites avec cette maîtresse. Et la maîtresse a dit : « On peut aussi aimer Jésus si on n’est pas jésuite. J’ai dit : Mais quand même on l’aime mieux si on est jésuite ». C’est alors que la maîtresse lui a demandé s’il n’y avait personne de catholique dans sa famille. Et puis la petite fille a dit un jour à sa maîtresse qu’elle aimerait aller un jour avec elle à l’église catholique, mais elle n’a pas voulu… Quand les enfants se moquaient des catholiques en sa présence, elle disait que ça n’allait pas, « parce que les catholiques ne sont pas plus bêtes ». Mais la petite Adrienne pensait qu’ils étaient quand même un peu bêtes « parce qu’ils doivent toujours interroger le curé quand ils veulent faire quelque chose ».

 

Plus tard, au lycée, elle demande un jour au pasteur s’il ne serait pas juste d’être catholique. « Il a dit non ». Chez elle, elle lisait un peu l’Écriture et elle trouvait que les choses qu’on lui enseignait de la religion étaient « un peu différentes, souvent même peut-être très différentes ». Elle en parle avec le pasteur qui se demande d’où vient cette inquiétude. Ne devrait-il pas en parler avec le père d’Adrienne « avant qu’il ne soit trop tard? » Il craignait que si elle rencontrait un jour un curé catholique convenable, il pourrait la faire « virer de bord ». Il trouvait qu’elle réfléchissait toujours aux choses de telle manière que cela devait aboutir au catholicisme. « Il n’aimait pas ça. Moi, il m’aimait beaucoup, il pensait que j’étais quelque chose de spécial… Il affirmait que si je devenais catholique, je deviendrais une sainte et que ce serait tout à fait bête, car c’était une conséquence tout à fait fausse du catholicisme. On adore les saints et c’est tout à fait faux. Mais j’étais quelqu’un qu’on pourrait très bien adorer ». Réflexion de la petite Adrienne : « J’ai trouvé ça extrêmement bête ».

 

Un jour, au cours de religion, elle a proposé d’étudier toute une année les différentes religions. « Alors ils ont dit : Ce serait le bouquet! » On ne l’a pas fait. Sur ce, elle a écrit quelque chose sur le thème des préjugés. Elle y expliquait « qu’on ne veut pas nous parler des autres religions pour que nous restions avec des oeillères. Les oeillères, c’est tout ce qu’ils laissent de côté dans l’Écriture ». Elle a montré ça aux autres. « Cela a fait un méchant raffut. Ils ont pensé que je ne l’avais pas écrit moi-même ». Mais on ne peut pas imaginer qu’à sa maison on aurait écrit quelque chose comme ça… « Je l’ai montré à papa. Il n’en a pas été très heureux ». Il a dit qu’il y avait là-dedans beaucoup de choses qui étaient tout à fait catholiques ». Et le pasteur, qui avait lu le topo : « Le catholicisme vu par les lunettes bleues d’une petite fille de treize ans ». La fille explique dans sa rédaction ce qui ne lui convient pas : c’est que « nous sommes toujours dépendants de ce qu’ils disent… Nous avons été créés libres et en même temps dépendants. C’est l’histoire de la création. Nous devrions toujours imiter Dieu, ce serait liberté et indépendance. Ne dépendre que de Dieu. Et maintenant nous sommes devenus dépendants de ce qu’ils nous disent. Quand le maître dit : rosa, rosae, etc. je crois ce qu’il dit, mais je peux contrôler dans le livre. Mais la grammaire pourrait être fausse… Il faudrait remonter plus haut et rechercher dans les vieux livres, on verrait finalement que rosa veut vraiment dire rose. Et maintenant on nous a appris à croire ce qu’on nous dit. Et il y a des cas où c’est juste, on peut contrôler. Quand par contre le pasteur dit : ‘C’est comme ça’, il ne me donne pas la possibilité de contrôler. Et on nous force à croire ce que croient les gens et non ce que Dieu dit. Si on voulait voir ce que Dieu dit, on aurait quand même une possibilité de contrôler… Ils disent : Rome est une ville maudite. Les curés catholiques mentent afin que Rome conserve son prestige. On bute là-dessus… Si Dieu veut que je sois libre et que je ne dépende que de lui, il y a ici quelque chose qui ne va pas… Il ne peut quand même pas vouloir qu’on croie simplement ce que le pasteur nous raconte, mais ce que Dieu dit. Je suis tombée dans une fausse dépendance. Les jugements des autres me sont imposés… Ce sont des préjugés ». Que faire alors? « Je fais de longues, longues prières où je demande au Seigneur de m’envoyer la solution. Chaque fois que je m’ennuie, je le lui demande, y compris à l’école du dimanche, la matière ne manque jamais ».

 

Le pasteur n’a pas été heureux du tout quand Adrienne lui a dit : « Je veux aller dans les missions comme jésuite ». Le pasteur lui a suggéré d’y aller plutôt comme médecin. Mais elle, elle voudrait y aller aussi bien comme médecin que comme jésuite. « L’ange l’a dit : Je peux être les deux à la fois ». Et elle voudrait aller dans les missions pour que tous croient.

 

A treize ans et demi, elle arrive à l’école des filles. Là encore d’éternelles histoires avec le pasteur. « Sans arrêt ». A quinze ans, elle retourne au lycée, et là elle a une histoire au sujet de la confession. Elle voulait demander pardon à tout le monde. Un condisciple catholique, Caldé (= Caldelari, futur jésuite) dit : « On fait cela quand on se confesse ». Elle commence par sa mère. (« Mais là, tout est allé de travers »)… Papa a dit que ce n’était rien. Hélène non plus ne fut pas de bonne humeur, elle a trouvé « que j’étais encore une fois un peu toquée ». La grande soeur dit aussi : « Au lit, j’ai toujours les mains sous le drap et je fais ce que font les catholiques, quelque chose de tout à fait déréglé. Mais je ne sais pas ce qu’elle veut dire ». Et puis elle veut demander pardon au lycée; elle commence le lundi après-midi, au dessin, parce que ailleurs « on n’aurait pas bien pu le faire. Je suis donc allée de l’un à l’autre et j’ai dit : Si j’ai fait quelque chose qui t’a blessé, je le regrette. Caldé a dit : Non, non, je ne dois pas faire ça, ça regarde le confessionnal ». Alors elle a prié. Elle sait qu’elle peut toujours demander pardon à Dieu. Car si elle a fait quelque chose à quelqu’un, elle fait quelque chose à tous. « Parce que Dieu a tous les hommes dans une communauté. Et son Fils représente toute la communauté à la fois ». C’est dans la prière qu’elle sait ces choses. « Beaucoup de choses me viennent dans la prière ». Elle se demande : « Pourquoi ne pas devenir catholique? »… « Les catholiques n’ont pas le droit de tout comprendre, c’est pour cela que c’est en latin chez eux. C’est ce que disent beaucoup. Le pasteur aussi l’a dit. Je l’ai cru et je ne l’ai pas cru… Il doit quand même y avoir quelque chose qui ne va pas si on ne peut pas se confesser ».

 

Marie. En novembre 1917 (Adrienne a quinze ans), elle a une vision de la Mère de Dieu. On possède deux versions françaises du récit qu’Adrienne en a fait plus tard (Fragments autobiographiques, p. 127, et Adrienne von Speyr et sa mission théologique, p. 391-392. L’original, en français, de la main d’Adrienne, se trouve dans les Fragments. Ce texte a été traduit en allemand pour le livre du P. Balthasar : Erster Blick auf Adrienne von Speyr. De là il a été retraduit en français dans Adrienne von Speyr et sa mission théologique ; d’où quelques variantes entre le texte original des Fragments et celui de AvS et sa mission théologique). A ce texte d’Adrienne, Mystère de la jeunesse ajoute une autre présentation et quelques commentaires par Adrienne elle-même : « Maintenant la Mère de Dieu arrive… Elle était belle ! Elle était là et, autour d’elle, il y avait quelques saints. C’était un grand tableau. Mais très vivant… J’ai su que je lui appartenais… On était follement heureux et on avait le sentiment que ce qu’il peut y avoir de plus captivant, ce n’était rien à côté ».

 

Prière. Ce chapitre sur La Chaux-de-Fonds se termine par une prière d’Adrienne. « Je m’agenouille toujours pour prier »… « Seigneur Jésus, je te remercie pour cette journée. Je te remercie pour tout ce que tu as fait, pour moi et pour tous ceux que j’aime, et je te demande de permettre que tous ceux que j’aime soient aussi ceux que tu aimes, c’est-à-dire tout le monde. Je te demande de me prendre toujours plus, de m’apprendre à faire ta volonté et à mettre entre tes mains tout ce que je suis et deviendrai. Je te demande de bénir ma famille, que je sois bonne avec maman, de bénir tous les copains, de bénir les maîtres, et que tous ceux qui ont du mal à comprendre, comme moi, arrivent quand même par ta grâce à mieux te comprendre jusqu’au jour où au ciel ils te comprendront totalement. Sois avec tous les pauvres, avec tous ceux qui souffrent, mais surtout avec tous ceux qui ne comprennent pas. Je te prie pour cela et je te demande aussi de bénir la sainte Vierge. Amen. » (Mystère de la jeunesse, p. 13-29).

 

2. Leysin (octobre 1918 – juillet 1920)

 

Adrienne séjourne au sanatorium de Leysin d’octobre 1918 à juillet 1920; elle a de 16 à 18 ans. Elle a perdu son père. « J’ai eu beaucoup de mal à continuer à vivre ».

 

Au sanatorium, on fait circuler un cahier dans un groupe d’une douzaine de malades. Chaque membre du groupe écrit quelque chose dans le cahier, quelque chose de sa propre vie, « qui peut consoler les autres ». Et on envoie ensuite le cahier à la suivante. Comment apprécie-t-elle ce qui est écrit? « Par-ci par-là, ce qu’elles écrivent est trop beau. Par-ci par-là, elles sont trop pieuses ». Mais peut-on être trop pieuse? « Oui, ça ne va pas en profondeur, ce n’est pas tout à fait authentique… On doit prendre ce que Dieu nous donne. Je n’ai pas besoin de me donner en exemple. On doit avoir fait l’expérience… On ne devrait dire sur le Bon Dieu que des paroles qu’on a embrassées, qu’on a mangées, ou comment dire? » Il faut prendre les choses dans la prière, « quand on regarde le Bon Dieu »… « Je ne prie pas beaucoup avec des mots… Souvent je ne prie pas avant le repas. Le matin, toujours. Peut-être aussi dans la journée de temps en temps… J’ai du temps (maintenant) le matin… Tout est calme. Et Dieu aime bien qu’on le regarde quand il fait calme »… Le soir, avant de s’endormir, elle lit quelque chose et elle garde en mémoire une phrase qu’elle a lue; puis elle dit encore merci au Bon Dieu juste avant de s’endormir. « Il aime bien cela, même si on ne va pas bien… Le soir où mon père est mort, j’ai dit merci au Bon Dieu ». Le matin, ce qu’elle a lu le soir lui revient à l’esprit, « et je le regarde alors avec lui. Je ne sais pas comment il faut dire ». Elle se souvient aussi alors qu’elle a vu la Mère de Dieu. « Je pense toujours : c’est quand même vrai que je l’ai vue. Et cela doit être quand même pour quelque chose de bon ». Adrienne note alors que, quand elle était petite, elle prenait toujours titti (sa poupée) avec elle pour aller au lit. « Et maintenant, c’est la Mère de Dieu! » Elle se demande ensuite si le rapprochement est convenable.

 

Au sanatorium, il y avait un garçon, Paul, qui était catholique. C’était un Autrichien; son père est venu le voir, trois jours seulement. En quittant Leysin, le père a confié son fils à Adrienne. Et Adrienne l’a veillé quelques heures par nuit. Et puis on a été chercher un prêtre pour Paul. « Je voudrais bien savoir ce qui s’est passé entre Paul et le prêtre ». Le père de Paul avait dit que c’était très important à cause du ciel. « Et je me suis beaucoup demandé si je n’aurais pas besoin moi aussi de ce dont Paul a eu besoin… Quand Paul est mort, j’ai pensé que le prêtre avait fait à Paul ce que le Bon Dieu avait voulu. Et alors j’ai demandé à Dieu de me montrer ce qu’il veut. Il veut l’amour… Et une fille comme moi ne sait pas grand-chose de l’amour. Alors on peut regarder Dieu longuement et réfléchir à l’amour, et qu’il le désire. Et alors on voit que le prêtre et Paul ont satisfait ensemble au désir d’amour de Dieu ». Et quand Adrienne apprend que Paul s’est confessé : « Je voudrais me confesser! Et puis mourir… Parce que je voudrais voir Dieu ».

 

Quand Adrienne allait déjà un peu mieux, elle a un jour donné à ses camarades une conférence sur les jésuites parce que, en classe, le pasteur avait dit que ce que Dieu avait fait de plus horrible c’était les jésuites. « J’ai su que ce n’était pas vrai ». Et alors elle a donné une conférence sur le désir de la vérité et les jésuites. « Dieu nous donne une vérité, et cette vérité a un désir… L’amour a toujours un désir. Si j’aime quelqu’un, je veux être avec lui. Si j’aime Dieu, je veux être avec Dieu. Je veux pouvoir exercer mon amour… Et Dieu me donne de l’amour. Et dans l’amour qu’il me donne, il veut être avec moi. C’est une exigence de l’amour de Dieu… Il y a en Dieu le désir d’être avec nous. Et ensuite l’amour fait naître mon désir d’être avec Dieu… Pour la vérité, c’est la même chose, seulement on doit développer un peu plus, parce que tout le monde sait ce que c’est que l’amour, mais tout le monde ne sait pas ce qu’est la vérité… On doit s’en référer à Dieu pour savoir ce qu’est la vérité… Et c’est à cause de la vérité que les jésuites ont combattu dans le monde entier, surtout ceux qui ont masqué la vérité. Ils voulaient mener un combat pour la vérité contre le mensonge… Ils avaient en eux le désir de la vérité, et plus ils en avaient le désir, plus ça brûlait. Tout ce que Dieu aime est comme du feu, ce qui est tiède n’est pas de Dieu. Il fallait bien dire cela aussi dans la conférence que le Bon Dieu vomit les tièdes ». Et puis elle a ajouté que « le Bon Dieu veut que nous devenions tous jésuites. Alors tous ont crié! Mais j’ai dit: Jésuite veut dire ‘ami de Jésus’. Et finalement ils ont quand même compris quelque chose. Les plus intelligents du moins ».

 

Elle a toujours des problèmes avec les pasteurs. On voudrait qu’elle se prépare à la confirmation (protestante). Mais « le pasteur présente toujours le Bon Dieu d’une manière très petite. Il n’a rien à faire avec mon Bon Dieu. Il le voit comme dans un miroir concave… Et si je me fais confirmer, cela veut dire que je crois à ce Dieu » (le Dieu du pasteur). Pour la confirmation, elle doit faire une dissertation dont le sujet lui semble stupide : « Que dirait le Sauveur s’il arrivait maintenant et nous rencontrait, vous et moi? » « Je trouve ça débile… Parce que le Sauveur comme je crois en lui et comme je le vois, je le vois tout autrement que le pasteur ». Mais il faut bien qu’elle écrive quelque chose! « Comment il nous verrait? Il serait très effrayé! Parce que nous ne lui sommes pas tous adaptés. Mais quand il me voit, il ne me dit pas ce qu’il pense de moi. Cela, il ne me le dira qu’au ciel. S’il est l’amour, il me voit dans son amour, et il me voit alors meilleure que je ne suis. Et cela, il ne me le dit pas… Et puis il attirerait certainement mon attention sur mes fautes, mais cela ne dit pas encore son opinion… Si je dis à quelqu’un : ‘Ne fais pas toujours cette grimace avec ta bouche’, cela ne veut pas dire que je ne l’aime pas et que je ne veux pas être avec lui ».

 

A la fin de sa dissertation, elle a écrit qu’elle préférerait renoncer à la confirmation. « J’avais peur de ne pas pouvoir voir Dieu comme ils le voient, c’est-à-dire de ne plus le voir finalement, et je voudrais être prête à pouvoir le voir comme il faut après cette vie ». Finalement, elle ira à la confirmation… Elle a maintenant dix-sept ans et elle doit souvent encore pleurer le soir. « Je n’ai presque plus la force de me défendre. Me défendre contre cette petitesse, contre cette caricature de Dieu… De temps en temps j’ai peur que mon péché… soit comme de la boue sur mes lunettes. On ne voit pas à travers. J’ai l’impression que je ne vois plus le Bon Dieu et que lui non plus ne me voit plus. Car il voudrait quand même nous regarder dans les yeux, non? » C’est que maintenant elle n’a plus l’ange.

 

En classe, le pasteur dit qu’il est dangereux de s’occuper du catholicisme. « On doit d’abord être totalement pénétré de ce qu’on a en propre. Je lui ai dit : Je ne crois pas qu’il soit bon d’attendre. C’est justement maintenant le bon moment pour apprendre à le connaître ». Pour le pasteur, les protestants n’ont fait que purifier ce que les catholiques avaient souillé. « Cela, je ne peux pas le croire. Le divin, on ne peut quand même pas le souiller ». Et puis le pasteur dit aussi que, pour la naissance de Jésus, Joseph a certainement joué un rôle.

 

Elle se plaint qu’elle ne sait presque rien des catholiques. Elle a une amie, Jeanne Lacroix, qui lui a dit récemment qu’elle donnerait tout pour qu’Adrienne devienne catholique. Jeanne dit toujours des choses très curieuses… Elle roule les yeux et elle dit : La communion, c’est ma vie ». Pour Adrienne, ça lui paraît fort exalté. Elle aussi, Adrienne , peut être exaltée, « mais alors ça doit venir tout à fait de l’intérieur. Quand j’aime follement le Bon Dieu, je suis aussi follement exaltée. Mais cela, je ne peux pas le dire à Jeanne… Je n’en parle jamais ». Quand Jeanne Lacroix est morte, Adrienne était alitée. Ce n’est qu’une semaine plus tard qu’elle a pu se lever. « Et alors je suis allée à l’église… Son cercueil y était resté une journée. Et ils ont fait une veillée… J’ai su que je serais chez moi dans une église. C’est ma maison… Mais c’est difficile à expliquer. Si on entre un jour dans un cimetière, on peut penser : je vais habiter ici après ma mort. Ce sera ma place. Ce fut comme ça dans cette église… Je suis donc dans l’église, il faisait froid, c’était l’hiver. Et je me suis agenouillée. J’ai commencé par regarder autour de moi, il était cinq heures du soir. Il y avait là beaucoup de camelote… Et puis il y avait aussi une petite lampe, et la petite lampe a toujours parlé de la vie éternelle. Il y a des choses qui nous parlent même si elles n’emploient pas de mots… J’avais l’impression qu’elle racontait tout ce que je ne savais pas… Que Jeanne est maintenant dans la vie éternelle, et c’est quand même une consolation. Et puis j’ai été triste parce que c’était une bonne amie ». Et alors elle a prié dans la chapelle. Pas pour Jeanne, « si elle est bien dans la vie éternelle! » Elle a prié pour la famille de Jeanne. Et pour elle-même, et pour son secret. Son secret, son mystère, c’est qu’elle a maintenant une maison comme ça… Et là, dans cette église, elle a aussi un peu pleuré. Il y a cette histoire de l’enfant qui est heureux et qui pense que toute la vie sera amusante. Et puis quelqu’un lève un rideau et il voit tout son avenir. Comment il devra avoir faim et froid, plus tard… » Et alors ça a fait peur à Adrienne de penser qu’elle avait une place dans l’église.

 

Puis Adrienne raconte comment elle a accompagné une autre Jeanne qui était gravement malade. C’était pendant le deuxième hiver à Leysin, « Jeanne se trouvait dans une maison à côté de nous. Elle est devenue très sombre, elle est à la mort. C’est pourquoi les autres n’aiment plus aller la voir. Auparavant c’était amusant d’être avec elle. Maintenant c’est comme si elle avait un bonnet noir sur la tête. Elle trouve que c’est si dur de mourir. C’est une Française. Elle aime bien que j’aille la voir. Quand je me lève, je monte vite chaque jour auprès d’elle. Et… je dois la consoler comme si j’étais moi-même catholique. Ce n’est pas le moment de lui expliquer : ‘Je ne crois pas ce que tu crois’. Mais je lui raconte des histoires sur le Bon Dieu et sur les saints et sur les anges…

 

J’ai lu un petit livre avec des extraits de saint François de Sales et de sainte Jeanne de Chantal. Quelques-uns aussi de saint François. Pour moi, ils sont un peu trop élevés. Avec un style si ‘choisi’ (en français). Mais je les traduis pour Jeanne… Elle est beaucoup plus âgée que moi, presque trente ans. Et puis je lui raconte toujours comment au ciel on se prépare à son arrivée, comment les jeunes se réjouissent qu’un nouveau jeune arrive au lieu que ce soit toujours des grands-mères de quatre-vingts ans. Jeanne ne demande pas si je suis catholique…

 

Chaque jour, la Soeur vient me demander si j’y vais. Mais je n’en ai plus le droit; quand j’ai de la fièvre, ça ne va pas. Je lui ai parlé aussi de la Mère de Dieu, mais je ne lui ai pas dit que je l’avais vue. Seulement un peu de l’amour de la Mère et comment elle est prête à parler de tout ce qui sur terre n’est pas résolu. Qu’il est bon de savoir qu’au ciel il n’y a pas que des hommes : Dieu et l’Esprit et le Seigneur Jésus et des papes et des curés. C’est ainsi que je dois égayer un peu le tableau pour Jeanne.

 

Mais maintenant elle doit descendre pour mourir. Elle a toujours prié avec joie et maintenant elle ne peut plus… Nous disons ensemble le Je vous salue Marie, je le dis aussi avec elle. Mais cela, je ne le fais que si elle le le veut; je ne m’impose pas. Et quand elle est trop faible, je dis en riant : « Je peux bien prier pour deux; vous n’avez pas besoin de tant penser »… (Pour prier), je m’agenouille à côté d’elle et je lui tiens un peu la main, elle a la main toute moite à cause de la fièvre… Mais maintenant (j’ai) … un problème de conscience. Elle a une tuberculose sévère et alors elle tousse dans sa main et elle me donne la main pour que je la tienne. Emilie, l'infirmière, a dit qu’on devait faire très attention! Je lui ai quand même donné la main. Je pensais qu’on ne pouvait quand même pas le lui refuser…

 

Comment nous avons prié? J’ai pris sa main dans mes deux mains et puis nous avons prié : « Seigneur Jésus, voici Jeanne, Jeanne qui est si fatiguée, malade, et qui ne peut pas prier elle-même. Mais elle prie quand même, son amie te dit tout ce qu’elle voudrait te dire. Donc elle te dit : Seigneur, tu m’attends au ciel, tu m’attends avec ta Mère, avec tous tes saints, dans la belle lumière de Dieu, et chaque fois que tu me vois, tu es heureux parce que tu penses : ma chère Jeanne sera bientôt là. Elle est maintenant si fatiguée qu’elle ne peut plus se réjouir. C’est pourquoi je dis au ciel entier qu’il doit se réjouir pour elle et lui montrer beaucoup, beaucoup de joie même si elle ne la sent pas. Et puis tu sais sans doute, Seigneur, quand Jeanne est seule et triste parce qu’il n’y a personne dans sa chambre et qu’elle a un peu peur, alors tu sais, Seigneur, que Jeanne pense à toi, qu’elle se souvient de sa première sainte communion quand elle était petite, avec une petite couronne sur sa tête : quelle joie elle a eue parce que le Seigneur était venu dans son coeur et comment elle t’a dit : Maintenant je ne suis pas encore toujours avec toi, Seigneur, mais je me réjouis pour plus tard, pour le jour où je te connaîtrai mieux, et je me réjouis de ce que tu viendras un jour pour toujours dans mon coeur, dans le ciel avec ta maman et tous les saints et les anges. C’est pourquoi je te prie, Seigneur, de regarder Jeanne comme si elle était cette petite fille qui se réjouit, et de la consoler et de lui donner de ta joie et d’être toujours, toujours auprès d’elle même quand elle pense être seule et de lui mettre sur les lèvres le mot de tes amis. Amen ». C’est comme ça que j’ai prié. Et elle s’est toujours apaisée. Chaque jour nous avons fait un peu autrement, mais toujours de telle sorte que ça l’a consolée ». Voilà pour l’histoire avec l’autre Jeanne.

 

Emilie, l'infirmière, a remarqué qu’Adrienne n’était pas allée à la Cène. « J’ai donc dû y aller le dimanche suivant, quatorze jours exactement après la mort de Jeanne Lacroix. Et alors on a dû manger un petit morceau de pain… et prendre un peu de vin. Je n’ai cru à rien en les prenant ». Si elle avait mangé un vol au vent au fromage avec une salade de fruits, ça ne lui aurait pas fait une autre impression. « Est-ce que ce n’est pas un peu triste? » Elle a eu très mauvaise conscience en repassant devant l’église catholique. Et le soir elle dit au Bon Dieu qu’elle n’avait pas eu du tout l’impression d’être chez elle en allant à la Cène. « J’ai encore une fois beaucoup pleuré ».

 

Elle a l’impression que ça irait mieux si elle pouvait se confesser. « Je pense que quand on s’est confessé Dieu nous voit de nouveau autrement et qu’alors on le voit aussi à nouveau autrement. Et tout est beaucoup plus clair. Je n’imagine pas que ce soit amusant de se confesser et pourtant je voudrais beaucoup ». Sa santé va mieux maintenant. Elle n’est plus « presque morte »… « Mais peut-être que mon âme est à la mort. Il me semble que le Bon Dieu est derrière un nuage ».

 

Pour finir ce chapitre, une question. « Pourrais-tu me donner ce que tu as de plus beau? Est-ce que tu ne te prépares pas à voir Dieu? N’est-ce pas ce que tu as de plus beau? » (Mystère de la jeunesse, p. 30-42).

 

3. Saint-Loup et la Waldau (1er octobre 1920 – 15 août 1921)

 

Puisqu’elle n’a pas assez de santé pour devenir médecin, Adrienne pense à la profession d’infirmière. En descendant de Leysin, elle va donc pour un stage à l’hôpital de Saint-Loup, dans le canton de Vaud, tenu par des diaconesses. Adrienne y fut du 1er octobre à la mi-décembre 1920. Là lui fut imposé un travail harassant, et son séjour en cet hôpital fut une alternance de périodes de travail et de maladie : dix jours de travail, trois semaines de maladie, dix jours de travail et encore une fois trois semaines de maladie. Elle a dû partir. « On était comme une machine, on ne pouvait plus ni penser ni prier ». Une diaconesse lui a dit un jour : « Devenir religieuse, c’est mauvais, parce que les religieuses pensent toujours à garder leur corps pur, sans homme. L’âme n’a plus d’importance ». Alors, le soir, Adrienne a prié, elle a demandé au Bon Dieu « qu’il permette aux religieuses de penser plus à leur âme et moins à leur corps ». A Saint-Loup, « quand on était en bonne santé, la prière était rendue impossible ». Elle n’a pu vraiment prier que lorsqu’elle était malade. « Jamais, jamais un repos, comme dans un moulin, on moud tout le temps ».

 

Puis elle est partie à la Waldau, hôpital psychiatrique de Berne dont le directeur était l’oncle d’Adrienne, le Professeur Wilhelm von Speyr. Adrienne a toujours aimé la Waldau. Elle y fut de la mi-décembre 1920 au 15 août 1921. Au début, elle a encore été malade et elle a « dormi terriblement ». Tante Jeanne, la soeur du directeur, n’en revenait pas qu’on pût dormir autant. Elle a peu prié durant cette période. « J’ai prié un peu, comme on dit à quelqu’un bonjour, bonsoir ». Un jour elle fut invitée à faire une randonnée en break avec des enfants, les enfants qui étaient « les chouchous de la Waldau… Le soir, j’ai dit au Bon Dieu : s’il ne permet pas que je le trouve, qu’il permette quand même que je le trouve dans les autres, dans les enfants et dans les malades ».

 

Puis Adrienne fut à nouveau très malade, 40° de fièvre et « des glandes partout, partout ». On pensa que c’était une tuberculose généralisée, on fit venir différents médecins. « Mais j’étais terriblement heureuse, parce que je pensais que je pourrais mourir… J’aimerais bien mourir. Une fois qu’on est au ciel, tout est en ordre alors… Simplement, je ne pouvais plus chercher plus longtemps. Je pensais : il est temps maintenant que ça se montre ». Puis Adrienne guérit. Et personne n’a compris.

 

De la Waldau elle est allée pour quelques jours à La Chaux-de-Fonds chez sa tante Marguerite, parce que sa mère est maintenant établie à Bâle avec ses autres enfants. Un lointain cousin d’Adrienne, pasteur réformé, nettement plus âgé qu’elle – il était pasteur depuis cinq ans – l’invite chez lui. Elle y va, remplie de joie, parce quelle avait toujours beaucoup aimé ce cousin. « Il me parla de mille choses et aussi de la foi. Puis il dit qu’il trouve que ce serait beau d’avoir une femme avec une foi solide afin que sa propre foi aussi soit affermie. Il avait besoin de cela, et sa paroisse aussi ». Adrienne ne voyait pas très bien ce qu’il voulait dire. « Il y a des moments où je pensais qu’il parlait de moi… » Elle était perplexe et elle lui dit alors qu’elle avait certainement une tout autre foi que celle qu’on pense. « Je ne suis pas du tout au clair avec ma foi ». Et l’affaire continue par une demande en mariage claire et nette; et la réponse est tout aussi claire et nette, elle est négative à cause du mystère qu’elle porte en elle, mais qu’elle ne comprend pas bien. Adrienne ajoute : « Il me fait vraiment pitié, parce qu’il a peut-être attendu toutes ces années… Je ne peux pas être femme de pasteur, parce que je crois autrement ». Et elle lui a dit carrément aussi qu’elle pensait qu’un pasteur devait être célibataire… Le soir, elle a dit au Bon Dieu : « Je crois que le mystère rend tout très difficile ».

 

Le cousin est revenu à la charge : il lui a téléphoné et lui a demandé s’il pouvait la revoir. Elle est retournée chez lui « et nous avons parlé de Dieu. Il disait que la première tâche du mari était de faire comprendre Dieu à sa femme. Mais je lui ai dit qu’il n’était pas nécessaire de me faire comprendre Dieu. Parce que je crois que Dieu se montrera avec le temps. Simplement attendre ». Finalement il demande à Adrienne si elle ne l’aime pas. « Si, mais je crois que je ne peux pas me marier. Lui : Pour des raisons de santé? Moi : Non, c’est un tout autre mystère. Lui : Mais des mystères de ce genre, il n’y a que les catholiques qui en ont. Moi, en riant : Alors c’est justement un mystère catholique. Lui : C’est très dangereux… »

 

Les condisciples d’Adrienne au Lycée de La Chaux-de-Fonds passaient le baccalauréat ces jours-là et ils avaient organisé une fête où elle fut invitée. « Ils étaient joyeux. Ils voulaient me faire promettre de me marier avec l’un d’eux, peu importait lequel, ils étaient solidaires. Mais j’ai dit non. Celui que je préférais, c’était Charles, mais je ne peux quand même pas me marier avec un juif. Et si ça avait été jusque là, que serait devenu le mystère alors »… Toujours le « mystère ». Elle a 18 ans.

De retour à la Waldau, un jeune médecin qui était marié lui propose une aventure. « Je lui ai seulement dit que le Bon Dieu ne voulait pas cela ». Dieu veut le mariage et l’amour d’un homme pour une femme. Autre chose, c’est l’adultère. Lui : Non, tout ça, ce sont des sornettes et des bêtises… » Alors elle a prié : pour la vérité et la paix, et aussi pour lui; « il me semblait qu’il était un esclave s’il voulait avoir des jeunes filles de cette manière. Ce doit être une passion qui le possède… Il ne croit pas le moins du monde en Dieu. Il dit qu’il croit à l’amour humain ».

 

Adrienne est perturbée par cette histoire et par une autre du même genre. « A cette époque, j’ai prié presque des nuits entières. Et mon oncle était fâché parce que j’avais très mauvaise mine ». Et voilà que ces méchantes histoires vont être enterrées. « Cette nuit, l’ange est venu. Quand j’étais petite, j’avais toujours un ange. Et cette nuit, il est venu et il a tout enterré… Comme si c’était une aventure qu’en fait on n’a pas eue du tout… Je n’ai plus jamais à penser que j’ai vécu ces choses. Je me suis rendormie et aujourd’hui j’ai recommencé à manger ». Elle va maintenant retrouver les siens à Bâle pour reprendre ses études. « Je crois que je dois beaucoup remercier le Bon Dieu pour les années de Leysin et aussi de la Waldau. Car abstraction faite de cette histoire, j’aime beaucoup la Waldau ». (Mystère de la jeunesse, p. 43-54).

 

4. Bâle. Ecole supérieure de jeunes filles (1921-1923)

 

Adrienne a dix-neuf ans. Elle se présente à l’école supérieure de jeunes filles de Bâle. On la prend à l’essai pour six semaines. On a accepté de la prendre parce qu’elle s’était présentée seule, sans son père ou sa mère. Pour rattraper quatre années d’anglais, elle doit prendre des leçons particulières : trois semaines y suffiront. Pour l’allemand, elle ne connaît pas grand-chose alors que désormais ce sera la langue de tous les jours à l’école. « Je ne connaissais rien en allemand et je n’avais rien lu »… Pour lire correctement les deux premières pages d’un livre au programme, il lui avait fallu une heure. A part ça, « les filles ne savent absolument rien du Bon Dieu. Cela ne les intéresse pas ». Il y en a deux qui sont catholiques : il y a Josy qui dit qu’on ne doit pas en parler, elle va devenir religieuse, elle n’en parle pas avec les protestantes. L’autre fille catholique, c’est Hildegarde; elle dit : « Ce serait plus beau s’il n’y avait pas de prêtres ».

 

Pour aller à l’école, Adrienne fait souvent la route avec Hanni dont le père est pasteur. Hanni ne va plus à l’église parce qu’elle est brouillée avec son père. « Je lui ai dit que j’irai avec elle le dimanche suivant, je veux voir comment est son père ». Elle va donc à l’église avec Hanni : ça ne lui a pas plu et elle dit à Hanni : « Ton père prêcherait mieux si vous n’étiez pas brouillés chez vous ». Elle doit se réconcilier avec lui… Et elle le fait lentement. « Nous devons en parler ensemble continuellement ».

 

Arrive un jour la cousine Charlotte qui se sent toujours un peu responsable d’Adrienne. Cette cousine a l’art de mettre les pieds dans le plat. Elle fait une petite promenade avec Adrienne et elle devine bien que les relations de la fille avec sa mère ne sont pas excellentes. En rentrant à la maison, elle dit à la mère d’Adrienne, en présence de sa fille et en parlant d’elle, que sa fille était un trésor et « qu’on devait faire très attention, car le Bon Dieu a beaucoup de projets » sur elle. « Je suis comme une fleur qu’on doit arroser et affectionner, sinon cette fleur ne pourra pas se développer. Et il fait partie du dessein du Bon Dieu que toutes les fleurs se développent ». La mère d’Adrienne se défend comme elle peut; la cousine s’en va (« c’est toujours un météore »). « Quand elle fut partie, il y a eu naturellement une grande scène » entre Adrienne et sa mère. « Elle était furibonde. Je dois aller dans ma chambre et ne plus apparaître, elle ne veut plus me voir ». Adrienne est désespérée. Elle songe à se suicider en se jetant dans le Rhin du pont de chemin de fer. Elle se rend sur place. « Je savais que les protestants avaient le droit de se suicider. Puis j’ai pensé : je dois quand même encore un peu prier. On ne peut quand même pas se trouver comme ça tout d’un coup devant Dieu sans s’être annoncé ». Elle sait aussi que les catholiques n’ont pas le droit de se suicider : elle ne sait plus d’où elle tient cela. « Puis j’ai pensé : je ne veux jamais être protestante, mais maintenant où ce serait commode, là tout d’un coup? Cela ne va quand même pas très bien ». Et puis elle s’est assise encore une fois au bord du Rhin et elle a « prié très fort ». « Si le Bon Dieu veut que je me suicide, s’il le permet, il doit le dire très clairement. Sinon je vais plutôt faire comme si j’étais catholique. Peut-être qu’il ne le permet pas non plus aux protestants, ni même à personne… » Et puis lui est venu à l’esprit « qu’il y a encore le mystère avec le Bon Dieu ». Ensuite elle est rentrée chez elle avec le mystère en main… « La nuit, j’ai prié, longuement. Pour tous ceux qui se sont suicidés. Je suis sûre que le Bon Dieu n’aime pas cela. Sur ce point, le Bon Dieu est tout à fait catholique »… Est-ce que c’est un péché d’avoir voulu se suicider?

 

A l’école, elle est vite très à l’aise. « J’apprends facilement ». Au bout de six semaines, personne ne lui dit si elle peut rester. « J’ai pensé qu’il serait quand même plus prudent d’aller demander »… « Le directeur a dit qu’il était bon qu’il y ait dans la classe une fille de Suisse romande, que tous les professeurs étaient contents ». Avec cette réponse favorable, sur-le-champ, elle va s’inscrire à l’école de musique. On la prend à condition qu’elle s’engage à faire trois heures d’exercices par jour. « J’y suis à peu près arrivée ». Elle fait ses exercices surtout quand sa mère n’est pas là, ce qui arrive souvent. Sa mère aime bien la musique d’une certaine manière, mais pas les études ni les gammes.

 

A l’école, la vie est belle. « Je suis amie avec toutes. Je suis leur grand-mère, j’ai un an de plus qu’elles. Elles sont toutes sympathiques. Chacune à sa manière. Elles ne sont pas toutes précisément intelligentes et ainsi elles n’ont pas de problèmes ». (Elle se demande si ce n’est pas trop prétentieux de dire cela). Elle, de son côté, pense toujours que la vie a un sens. Les devoirs, les cours, tout est facile, « mais en fonction de quelque chose ». Et elle essaie de le montrer aux autres… « pendant la récréation quand on est ensemble ». Elle se retrouve bientôt déléguée de la classe; « elles ont trouvé que j’étais la plus culottée ». Et quand un professeur est malade, elles demandent au directeur qu’Adrienne puisse leur parler. « Elles lui ont dit que c’était une chose très importante… Alors je leur parle… du sens de la vie. Elles disent toutes qu’elles croient à quelque chose. J’essaie de leur montrer que Dieu vit réellement dans notre vie et qu’il a besoin du sens de notre vie et, pour qu’il puisse l’utiliser, nous devons le remplir… Les autres posent des questions. Nous parlons ensemble. Je fais comme si j’étais un vieux professeur. Nous faisons aussi d’autres choses amusantes ».

 

Elle a l’impression que quelque chose a changé dans sa vie. « Les gens ont maintenant pour moi beaucoup d’importance. Je voudrais supporter, souffrir pour eux. Mais Dieu est beaucoup moins proche ». Quand elle n’en peut plus, elle va faire un tour du côté de l’hôpital. Le soir. « Puis je regarde les lumières. Je me réjouis, quand je serai grande, de pouvoir aider. Et je prie un peu. Je vais un peu de long en large »… « Je commence à aimer l’hôpital… Derrière chaque fenêtre, une, deux ou dix personnes qui ont mal et qui sont malheureuses ». Et puis de temps en temps elle se demande si elle ne devrait pas étudier plutôt la théologie.

 

Un jour, elle a deux francs en poche et elle invite son jeune frère, Willy, à aller prendre un thé « en ville ». Ensuite elle propose à son frère d’aller faire un petit tour jusqu’à l’église du Saint-Esprit, une église catholique. Tout d’abord Willy ne voulait pas y entrer : il pensait ne pas en avoir le droit puisque cette église était celle des « autres ». A quoi Adrienne répond : « C’est justement pour ça que nous y allons, pour voir et pour prier ». En montant l’escalier au bras de sa soeur, Willy lui demande : « Tu pries tous les jours? » Réponse : « Oui. Et toi? »Lui : « Maman prie avec moi la plupart du temps ». Entrés dans l’église, ils s’assoient sur un petit banc parce que Willy ne peut pas se mettre à genoux du fait de sa poliomyélite. Puis Adrienne se met à genoux quand même pour que son petit frère voie quelque chose. « Je me suis agenouillée, et j’ai prié, prié autant que j’ai pu ». Et alors elle sait que quand on dit le Notre Père dans une église catholique, ça rend un tout autre son qu’ailleurs. Tous les morts prient avec nous, tous ceux qui sont au ciel ». Puis elle dit à Willy « L’église s’appelle l’église du Saint-Esprit, donc le Saint-Esprit doit y vivre. Tu peux donc t’imaginer qu’il vit dans l’église, qu’il vit dans la foi, mais aussi qu’il vit en chaque croyant. Et de là tu arrives aux saints, à ceux qui sont tout à fait saints… Dans cette église, il y a cinquante personnes; et parmi elles, il y a celles qui prient vraiment, en qui l’Esprit Saint vit réellement. Il y en a beaucoup d’autres pour qui l’Esprit Saint est souvenir. Et alors l’Esprit Saint doit être très, très, très fort en quelqu’un pour que les autres en soient touchés. C’est celui-là qu’on appelle un saint parce qu’il a tant d’Esprit Saint qu’il n’a pas besoin de le garder pour lui ». Dans cette église, elle a dit à Dieu dans sa prière qu’elle voudrait devenir une sainte. Seulement pour pouvoir donner. « Je voudrais aussi devenir médecin pour donner, mais il y a des choses beaucoup plus importantes que la santé. Je pense que l’Esprit Saint est quand même beaucoup plus important que la santé ».

 

Voici comment elle a alors prié secrètement : « Mon Dieu, je t’en prie, aie pitié de nous tous… Tu vois que nous avons tant de mal à te comprendre. Quand j’étais petite, tu étais tout proche, mais maintenant tu es souvent très loin. C’est peut-être de ma faute. Je t’en prie, mon Dieu, enlève de moi tout ce qui n’est pas à toi, arrache-le et mets à la place tout ce que tu veux… Et parce que je suis dans une église catholique et que je ne me peux pas me confesser, je voudrais te dire tout ce que j’ai fait de mal. Je sais que tu le vois, mais je voudrais quand même te le dire afin que tu puisses mieux me pardonner… Je ne sais pas bien ce que je dois faire de ma vie. Et maintenant, mon Dieu, s’il y a encore autre chose, alors je te prie de me le montrer et de tout enlever et alors de me pardonner. Et enfin, donne-moi ton Esprit. Donne m’en beaucoup, beaucoup, donne-m’en tellement que je puisse le donner à tous ceux qui en ont besoin. Donne-m’en tellement que je ne puisse le contenir, ni le comprendre, tellement, mon Dieu, que je puisse devenir une de tes saintes. Tu sais, je ne sais pas ce que je dis, mais quand même! Quand même!… Que je devienne réellement ta sainte, réellement une fille qui travaille pour toi dans la vigne du Seigneur. Mon Dieu, je t’aime beaucoup et, je te le demande, aime-moi, et aime aussi toute ma famille, ma mère, Willy qui m’a accompagné, mon école, et donne-moi d’aimer ceux qui seront plus tard mes patients, tous ceux que je connais et surtout tous ceux que je ne connais pas, mon Dieu! Et puis, je voudrais que tu me montres le véritable chemin, dès aujourd’hui… Donne à tous la vérité de ton Esprit Saint. Amen ».

 

Telle fut la grande prière secrète d’Adrienne dans cette église. Elle y ajouta des « petites » prières, par exemple : « Allume ton amour dans cette ville »… « Fais qu’en chaque église il y ait quelqu’un qui prie vraiment »… « Permets qu’en chaque maison il y ait une flamme qui fait penser à toi »… « Sois avec tous ceux qui prient ».

 

Adrienne a dix-neuf ans. Elle est protestante. Elle veut aller prier justement dans une église catholique. Et elle a cette prière merveilleuse. Elle est en route. (Mystère de la jeunesse, p. 55-67).

 

5. Le baccalauréat (Printemps 1923)

 

Pour les études en vue du baccalauréat, « pas grand-chose à en dire ». On apprend là qu’elle dessine beaucoup et qu’elle fait du piano avec beaucoup de plaisir. « Avec Münch (le chef d’orchestre), c’est merveilleux. Il joue, je joue, nous jouons. Tout ce qu’il y a. J’ai l’impression que nous faisons ensemble une curieuse école. Il dit toujours : Les études, les gammes, vous pouvez faire ça chez vous. Nous allons plutôt jouer à livre ouvert. Il aurait bien aimé que je me décide pour la musique. Mais ça, je ne voudrais en aucun cas. Je ne peux quand même pas donner de la musique aux autres. Puis je n’en connais pas assez ». Ce qu’elle voudrait, c’est « pouvoir donner de l’humain à toute heure ». Quand on entend un beau concert, on a envie d’être meilleur après. « Mais ça s’envole à nouveau… Et je voudrais donner quelque chose qui ne s’envole pas ».

 

Elle a une compagne, Bethli, qui a eu une histoire d’amour très ennuyeuse. Comme Bethli ne peut pas aller chez Adrienne pour qu’elles puissent se parler, Adrienne a commencé à sécher les cours. Comme elle le dit : « Le soin des âmes prend du temps ». Bethli aimait un homme beaucoup plus âgé qu’elle, il aurait dû divorcer pour se marier avec elle. Adrienne passe beaucoup de temps pour essayer de convaincre Bethli qu’on ne peut pas divorcer. Intérieurement, elle se dit que c’est là encore une fois une position catholique. D’ailleurs à l’école, « elles demandent toujours pourquoi je ne suis pas catholique ». Elles n’estiment pas le catholicisme « et elles disent aussi que je ne pourrais jamais devenir vraiment catholique parce que je suis trop personnelle ». Elle-même n’est pas tellement attachée à être personnelle. Mais il est vrai qu’elle s’entête souvent et impose son opinion, « mais cela ne veut pas dire que j’y tiens ». Pour Bethli, elle insistera le temps qu’il faudra « pour qu’elle croie ce que je crois » : on ne peut pas faire divorcer un homme. « J’y tiens si je vois que c’est juste, je ne tiens pas du tout à ce que mon opinion l’emporte, mais à ce que s’impose ce qui est juste ».

 

« Maintenant c’est Noël. Et les catholiques ont une messe à minuit. J’aurais aimé y aller. Je n’ai encore jamais été à une messe »… Elle va régulièrement le dimanche à l’église (protestante) avec Hanni. « On doit un peu l’accompagner ». Elle a eu cette dispute avec son père, mais c’est maintenant rétabli. Adrienne a demandé chez elle si elle pouvait aller à la messe de minuit, « mais ils n’ont pas voulu ». Sa mère lui a dit : « Tu vas encore finir par devenir catholique. J’ai dit : Non, non, certainement pas ». Mais la nuit, elle est restée éveillée exprès. Vers minuit, elle a allumé une bougie. « Je n’ai pas osé allumer la grande lumière ». Puis elle a fait une croix avec deux règles, elle l’a mise sur son lit et la bougie à côté, « et puis j’ai prié, prié comme une folle. Et j’ai dit au Bon Dieu que s’il voulait me faire catholique, il le pouvait bien ». Et pendant ce temps elle pensait : « Maintenant ils ont leur messe de minuit, j’ai prié avec eux et j’ai fait quelques phrases en latin parce qu’ils prient toujours en latin. J’ai pensé : si je prie avec eux, je prie aussi en latin ». Elle se sent très seule. « Dans l’église protestante, je suis bloquée…, verrouillée ».

 

Puis, toujours à Noël, elle est allée à la Waldau. Son oncle, elle pense qu’il ne croit à rien. « Mon oncle a joué de l’orgue, une fugue de Bach, il joue toujours à Noël. Il joue merveilleusement bien ». Il est si modeste qu’à Noël il joue du piano dans chaque service d’aliénés. Il y a toutes sortes de fous, les calmes et les agités. Adrienne n’a pas peur d’eux. Son oncle dit « que je suis le meilleur médicament pour les malades. Il m’envoie toujours les voir. Ils sont alors apaisés. Très souvent il dit : Il faut que je leur envoie Didi ». Un jour, alors qu’elle était encore petite, l’oncle lui avait tenu un grand discours : « Je ne devais pas être fière, c’est simplement un don. Et si je peux aider, je dois simplement y aller… Il ne m’a jamais envoyée auprès d’hommes trop déchaînés. Mais auprès des femmes, dans les salles de garde et les cellules. Et aussi dans les services calmes. Mais il disait que je devais lui dire tout de suite se cela me donnait de l’inquiétude. Nous avions un accord ensemble. Il ne me dit jamais non plus ce que je dois faire. De temps à autre, on doit les laisser raconter un peu quand ça va. Et de temps à autre, on doit simplement les caresser un peu… Mais je ne peux pas y aller très longtemps. Toute une après-midi, comme je le faisais souvent, mon oncle trouve que c’est trop ».

 

Il y a une malade, Paula, qui pleure ou qui rit toujours. « Elle dit qu’elle a perdu Dieu. Quand elle rit, elle ne pense plus à lui ». Adrienne lui dit « qu’on ne peut pas perdre Dieu parce que c’est lui qui nous trouve et pas nous qui le trouvons ». Et durant la nuit de Noël, il veut « être avec nous tous. Et il envoyé son enfant pour montrer qu’il veut prendre avec lui tout le monde, du plus petit enfant au plus grand des hommes. C’est ainsi que nous avons parlé. Alors elle s’est calmée ».

 

Au printemps 1922, elle a eu un grand entretien avec Barth, le directeur de l’école de jeunes filles. Il insista très fort pour qu’elle devienne professeur, et dans son école supérieure de jeunes filles évidemment. « Il était plein d’idées et il me montrait toutes sortes de choses. Mais j’ai dit non… A cause du mystère ». Elle pense que si un jour le mystère se dévoile elle « sentira tout de suite que ça y est »… « Je dois devenir médecin ». Barth lui a dit : « C’est dommage, c’était un si beau projet, et il avait déjà tout prévu avec précision »… « Pourquoi ai-je toujours l’impression que le mystère va s’ouvrir maintenant? Barth m’a dit tout ce qui était de travers dans sa vie. Pourquoi les gens font-ils ça tout le temps? »

 

Elle aura bientôt vingt ans. Elle se trouve très vieille déjà. « J’ai souvent l’impression que j’ai derrière moi toute ma vie, comme s’il n’y en avait plus devant moi. Maman aimerait tant que je me marie maintenant… Il y a longtemps que je ne sais plus ce que Dieu a en vue pour moi… J’ai beaucoup de mal à prier »… On pourrait »imaginer une fiancée; son fiancé n’est pas là et elle attend, attend et attend comme ça… fidèlement. Et puis réellement, elle n’entend plus parler de lui. Elle ressort ses lettres et, en les lisant, tout lui semble très différent : il a changé, elle a changé… »

 

A l’école, elle se trouve être la confidente de beaucoup de filles, non seulement de sa classe, mais aussi d’autres classes. Elle est retenue à l’avance toute la semaine, pour la récréation et la promenade. « Je trouve ça moins amusant qu’autrefois. A Leysin, je pensais encore que je donnais aux gens quelque chose de Dieu. Maintenant plus… Elles me racontent leurs histoires d’amour ou bien des histoires de chez elles ou de ce qu’elles veulent faire dans la vie… Je suis une vraie grand-mère ». Elle a l’impression maintenant qu’elle leur donne quelque chose qui vient d’elle; elle n’avait pas cette impression auparavant. « Comme s’il y avait là comme des restes des temps passés qu’on épuise. Il n’y a plus de provisions. Et puis j’ai un penchant répugnant pour la morale. Auparavant, il allait de soi que les choses devaient être telles parce que Dieu le voulait ainsi. Maintenant, plus j’avance, plus il me semble que tout est refroidi… Je suis devenue un peu une machine… Autrefois, j’ai donné de l’eau de source et, maintenant, tout est de l’eau qui n’est pas fraîche, et ce n’est que maintenant que je m’aperçois qu’autrefois c’était de l’eau de source ». Elle se demande s’il n’y aurait pas à nouveau de l’eau de source si elle étudiait de la théologie.

 

« Maman voudrait bien que je me marie. Elle pense que je serai ‘très difficile à écouler’ et que je vais lui rester. L’avis de la mère n’est sans doute pas l’avis de tout le monde. « A la fin du semestre d’hiver, les professeurs invitaient quelques élèves à un souper suivi d’un bal… Parmi les professeurs, trois m’ont demandé si je voulais devenir leur femme ». A l’un, elle a répondu : « Pouvez-vous y penser? » A un autre : « Non! Non! »

 

Dans le cadre d’une association, les Bartalerinnes, elle a assisté à une conférence de Walter Eichrodt, futur professeur de théologie vétérotestamentaire. « Il a blâmé la confession. N’est-ce pas curieux? Il a parlé de la grâce. On n’était pas nombreuses, seulement douze personnes. Je ne veux pas entrer chez elles… A cause du mystère. Je ne suis quand même pas protestante. Ne suis-je pas catholique? » Elle sait que le prêtre peut parler au nom de Dieu et effacer les péchés. Elle est étonnée de cette puissance. Eichrodt a dit qu’on n’a la grâce que si on est débarrassé de ses péchés. Elle lui a demandé s’il se confesse pour enlever ses péchés. « Là-dessus il a dit : Puis-je répondre avec une autre question? Êtes-vous catholique? Moi : Non. Lui : Alors je peux vous dire que, sur un certain point, vous avez peut-être raison. On devrait confesser ses péchés pour être dans la grâce. On devrait avoir la certitude qu’entre Dieu et nous il n’y a rien qui fasse de l’ombre. Et peut-être avez-vous encore une fois raison quand vous recommandez une confession réelle ». Et il a commencé alors à dire ses péchés; Adrienne a trouvé que ce n’était pas convenable de le faire devant quelques jeunes filles.

 

Hanni aussi était à la conférence, elle a dit à Adrienne : « Tu as eu beaucoup de succès; c’est tout à fait inouï que Eichrodt se montre aussi personnel ». Elle a répondu : « Je préférerais que le Bon Dieu réussisse tout à fait auprès de Eichrodt »… « J’ai l’impression que je n’ai jamais eu de foyer ». Il y a bien eu cette prière dans l’église de Leysin, mais c’est très loin maintenant. A cette époque-là, « je pensais bien que je serais vraiment là chez moi, que je trouverais là une demeure, un foyer ».

 

Le directeur Barth assure à Adrienne qu’on pourrait l’employer dans tous les domaines. Mais « maman dit : C’te enfant est déplacée partout (en français dans le texte original). Et je crois que maman a raison. Parce que je crois que ma place est là seulement où Dieu est visible ». Est-ce que c’est dans l’Eglise catholique?… Peut-être y a-t-il deux Eglises, celle où l’on est déplacé et où Dieu est trafiqué, et puis l’autre à côté »… « Si on pense qu’on n’est pas déplacé dans celle où Dieu est réellement, alors c’est juste ». Mais elle se demande si ce n’est pas trop subjectif. « Au fond il y a peut-être toujours le danger d’être subjectif ». Et voilà qu’elle voudrait étudier un peu de philosophie. Elle assiste à certains cours à l’université, ce qui est strictement interdit par l’école.

 

Un nouveau Noël. Pour elle, « Noël est toujours triste »… « Noël, c’est quand même le plus beau jour. Pâques, c’est pour les adultes »… « Si un jour je retrouve Dieu… » « A Noël, je suis triste. Je trouve que c’est si triste pour un petit enfant de n’être pas accepté par les siens. A toutes les fêtes, je trouve que tout devrait être autrement. Chaque fête de l’Eglise est pour moi un problème ».

 

Elle fait beaucoup de piano. Il lui semble qu’elle est tombée bien bas intérieurement. « La prière? C’est triste. Personne ne l’entend ». Elle se demande si « on peut revenir à Dieu grâce au piano ». Elle ne voit pas d’autre issue. « Je pensais toujours que Dieu était autrement, mais que viendrait bien le jour où Dieu apparaîtrait et qu’il me cueillerait et me montrerait comment il est. Et puis j’ai pensé qu’on reviendrait à lui par les autres s’il ne venait pas lui-même nous chercher. Et puis j’ai pensé qu’on reviendrait à lui par la philosophie. Et maintenant c’est peut-être le dernier essai que je fais par le piano ». Elle aurait beaucoup aimé aussi jouer du violon, mais ça n’a pas été parce qu’elle a été malade. Et elle aurait aussi beaucoup aimé chanter. Elle a pensé aussi qu’avec le chant elle « pourrait peut-être trouver Dieu et aussi le donner aux autres ». Une professeur de chant qu’elle avait été consulter lui a dit : « C’est une belle voix, mais pas du tout travaillée…Avec le temps, je pourrais remplir la cathédrale, a-t-elle dit ».

 

« Ce matin de Noël, j’ai été à la cathédrale (protestante) et j’ai pleuré. J’ai fait les promesses les plus folles. Avoir de la patience. Et c’est pourtant ça que je n’ai pas. Et j’ai encore promis quelque chose : que je n’allais pas chanter. Parce que je dois faire médecine… Je crois que je dois ». Récemment elle a entendu la professeur de chant interpréter l’Ave Maria de Gounod. Elle a trouvé que c’était « un peu sentimental », mais que c’était si bien chanté que « peut-être par là elle rapprochait quand même les hommes de Dieu ». Mais elle renonce au chant.

 

Arrive maintenant le baccalauréat. Ce qui l’enchante, c’est qu’après cela on peut faire un tas de choses : médecine, philosophie, théologie, n’importe quoi. Häberlin, le professeur de philosophie, voudrait pour elle la philosophie. « Et j’aimerais bien aussi la théologie. Je voudrais savoir un tas de choses sur le Bon Dieu. Je pense que si on savait un tas de choses, on pourrait le forcer à se montrer… »

 

Le bac est passé. Toutes les filles ont réussi. Elles ont été prendre un thé chez Pellmont.  » Le thé, c’est une façon de parler, nous avons pris une glace, et ce fut terminé pour les fêtes, et je suis rentrée à la maison ». Il y avait « un vase de roses préparé par maman ». « Mais j’ai été très, très, très triste. Parce que j’ai pensé que c’était maintenant la fin de quelque chose »… « Maman ne veut médecine à aucun prix ». Elle voudrait que sa fille entre à l’Union bancaire comme secrétaire de direction. « Mr X a dit qu’il la prendrait avec lui… Maman voudrait bien que je me marie » avec lui… Un vieux coucou! »

 

Puis elle a mis de l’ordre toute la soirée dans ses cahiers scolaires, elle en a retiré les feuilles vierges. Et elle a brûlé son journal. Elle ne souhaitait pas du tout que sa mère y mette le nez. « J’ai donc tout mis au feu ». Par bonheur, elle a pu en reconstituer un certain nombre d’éléments. (Mystère de la jeunesse, p. 68-81)

 

6. Le journal brûlé

 

Qu’y avait-il dans le journal brûlé? « Quand j’étais petite, j’ai écrit un tas de choses »… Par exemple, "une histoire en vers comme ça, je ne sais pas" :

 

Enlève les petites filles, les petites filles impatientes

Qui pourraient devenir méchantes.

Pose-les sur un grand nuage,

Fais-les jouer avec leur ange,

Mais ne laisse pas redescendre

Les petites filles impatientes

Qui pourraient devenir méchantes.

 

Enlève les mamans impatientes

Qui pourraient devenir méchantes.

Pose-les sur un grand nuage,

Fais-les parler avec leur ange,

Mais ne laisse pas redescendre

Les mamans impatientes

Qui pourraient devenir méchantes »…

 

« Le Bon Dieu aimerait bien que nous soyons tous gentils… Et je pourrais devenir méchante. Peut-être que déjà je suis méchante. Alors il vaudrait mieux que le Bon Dieu vienne me chercher avant qu’on soit méchante. Et quand il est venu chercher quelqu’un, il doit le garder. Mais on ne peut pas toujours dire ‘Enlève’ si le Bon Dieu ne le veut pas ». Alors, sur la page suivante elle a écrit : « Si tu ne veux pas ce que je veux, moi je veux ce que tu veux. Et si tu ne veux pas m’enlever, tu pourrais bien donner. Fais descendre l’ange et le glisser dans le coeur de la petite fille impatiente qui ne veut pas devenir méchante, et le glisser dans le coeur de la maman impatiente pour qu’elle ne devienne pas méchante ».

 

A sept ans, sur un tout petit carnet, elle a écrit « une toute petite histoire ». C’est sa rencontre avec saint Ignace; elle n’a compris que bien plus tard que l’homme qu’elle avait rencontré une veille de Noël dans une ruelle en escalier de La Chaux-de-Fonds c’était saint Ignace (Le récit de cette rencontre, rédigé par Adrienne devenue adulte, dans Adrienne von Speyr et sa mission théologique, p. 392-394 et dans Fragments autobiographiques, p. 23-25). Voici ce qu’elle a écrit dans son petit carnet : « J’ai vu un homme. L’homme a dit : Viens. J’ai dit non. J’ai pensé oui. Maintenant je dis oui, je pense oui. Je viens ». La petite fille a mis son carnet dans son cartable. « Maman l’a vu. Elle m’a grondée »… « Le soir, j’ai prié pour l’homme quand maman a déchiré le carnet ». La maman a pensé que cet homme aurait pu être méchant. Mais « le Bon Dieu a quand même fait le monde et il a vu que c’était bon, donc les hommes sont bons »…

 

« Maintenant je dois toujours penser à l’homme quand je pense au Bon Dieu. J’ai eu un carnet de prières. L’homme prie, Didi prie. Nous prions ensemble… Avec les petits moutons j’aime bien prier. Le Seigneur est avec les moutons. Je le vois toujours à la Waldau. Et alors ils ont un faux berger, les petits moutons ». Il faut imaginer le Seigneur… « Au ciel, le Seigneur est avec les moutons. Et à la Waldau, on ne voit que les petits moutons, mais parce que au ciel on sera un petit mouton, tante Jeanne vient toujours avec moi dans l’alpage, je ne peux pas y aller toute seule, c’est trop loin…, et là je prie. Je voudrais être au ciel et être aussi un petit mouton blanc. Ou bien je dis: L’homme et Didi demandent au Bon Dieu de faire beaucoup, beaucoup, beaucoup de moutons blancs… Jésus est l’ami des enfants. Je ne peux pas bien l’imaginer. A cause de l’école du dimanche… Quand je veux être gentille, c’est mon coeur gentil qui veut (parce qu’on a un coeur gentil et un coeur mauvais), celui en qui est Jésus, et puis tout d’un coup, je ne le sais plus, et alors vient l’autre coeur ».

 

Quand elle était encore très petite, elle avait fait quelque chose qui, plus tard, lui avait semblé tout à fait stupide : chaque fois qu’elle avait pleuré, elle faisait une croix dans son carnet. « Et si j’avais pleuré deux fois, j’en mettais deux, ou cinq. Plus tard, j’ai pensé que ça n’allait pas. A l’école, je suis gaie. Mais je pleure parce que tout est si faux ». Quand elle est triste, elle écrit quelque chose. Elle a écrit aussi beaucoup de prières. « Qu’il veuille bien dire un jour ce qu’il pense de la situation ».

 

« Qu’est-ce que c’est qu’une vie d’homme? D’une manière ou d’une autre, on pense : je suis une personne parmi beaucoup d’autres. Si ça pouvait aller mieux pour les autres si ça allait plus mal pour moi, alors je devrais dire qu’une vie humaine n’est pas si précieuse. Même si c’est la mienne, ça n’a aucune importance. Et d’autre part on pense qu’une vie humaine est un don de Dieu, quelque chose qui a beaucoup de valeur, quelque chose de beau, que je dois lui rendre. Et ainsi, ça se termine toujours par la constatation que je suis en même temps précieuse et de très peu de valeur. Et si nous disons à Dieu : ‘Prends’, est-ce que nous avons le droit? En tant que protestants… Donc je dis à Dieu : ‘Prends et fais-en ce que tu veux. Seulement ne fais pas une chose : ne me le rends pas tel quel »… Il y avait beaucoup de choses dans ce sens dans le journal. « Pendant tout un temps, j’ai dit chaque jour : Prends. Prends aussi mes bonnes notes à l’école. Et tout ce qui me distingue »… « Tous vantent mes dons. L’un dit :’Fais ça, tu es si douée’, et le deuxième… et le troisième… C’est alors une grande tentation de penser qu’on peut décider soi-même de sa vie, en fonction de ses talents. C’est pourquoi je dis : ‘Prends mes talents’. Je préférerais qu’il les garde. Mais alors je pense à nouveau : il ne s’agit pas de ce qu’on préférerait… Mais pourquoi ne montre-t-il pas ce qu’il veut? »

Dans le journal, il y avait aussi des petites histoires que l’adolescente avait inventées, des ‘nouvelles’.

 

La première histoire, c’est Chercher Dieu dans la forêt. « C’est mon histoire, rendue encore plus triste. Il y a une jeune fille (c’est la partie qui n’est pas vraie) qui a eu un grand amour, mais elle n’a pas obtenu le garçon. Elle est alors partie dans la forêt parce que la forêt est pour elle le symbole de la solitude… La forêt était pour elle une abondance et c’est seulement l’abondance des arbres et des branches et des racines, les feuilles qui tombent, la mousse sur les troncs… qui lui ont montré son propre vide et son propre état désespéré. Et puis… c’est une histoire très bête… Pendant qu’elle s’enfonce toujours plus dans la forêt et que l’abondance ne fait que croître, sa souffrance aussi s’est accrue : elle a voulu souffrir pleinement. Et maintenant elle souffre pleinement parce qu’elle ne trouve de réponse nulle part. Et maintenant elle devient affreusement sublime dans son sentiment : tout à fait seule et totalement remplie de souffrance, elle la laisse croître sans cesse. Et tout d’un coup, au moment où cela lui fait le plus mal, elle comprend à quel point toute cette affaire est stupide; on ne peut quand même pas rendre un culte à la souffrance, faire de la souffrance un Dieu, pour faire l’expérience d’une sensation parfaite. Elle voit maintenant que la forêt n’est pas conçue comme un but mais comme un lieu de passage. On peut aller dans la forêt, mais on doit retrouver le chemin qui va de la forêt aux hommes. Et quand alors elle va vers les hommes, elle remarque en quelque sorte que la forêt est aussi chez les hommes : trace de Dieu qui a créé aussi l’amour et la souffrance. Et alors ça livre ainsi le positif à la fin de l’histoire ».

 

Une deuxième histoire : Les trois filles. « Elles se promènent le long d’un ruisseau, et c’est un ruisseau curieux : d’abord une cascade, puis il y a un courant, et puis vient un ouvrage, par exemple un moulin. Les trois se promènent le long du ruisseau et savourent leur promenade, l’eau a tant de reflets jaunes.

Elles parlent de ce qu’elles vont faire dans la vie. L’une dit : tout pour Dieu. La deuxième : moitié, moitié. Les deux autres demandent : Qu’est-ce que ça veut dire : moitié, moitié? Elle dit : Moitié pour Dieu et les hommes, moitié pour moi. La troisième dit : Rien pour Dieu, tout pour moi.

Les trois sont tout à fait honnêtes, elles disent exactement ce qu’elles pensent. La dernière est jolie et riche et avide de plaisirs. Elle ne croit pas en Dieu, elle est ainsi obligée de dire : rien pour Dieu, tout pour moi. Elle a cette honnêteté. Elle veut simplement jouir. Celle du milieu aussi est totalement honnête. Elle connaît ce qu’on appelle les solennités où elle voudrait donner quelque chose à Dieu et au prochain, mais à côté de cela elle a besoin de détente pour elle seule. Et elle pense qu’elle doit organiser cette détente de telle et telle manière, et que ce que Dieu demande avant tout, c’est l’honnêteté. La première aussi est tout à fait honnête. Extérieurement, elle n’est pas beaucoup meilleure que les autres, pas excessivement pieuse, mais elle voudrait réellement tout faire pour Dieu. Elle sait que ce n’est qu’un début. Mais tout son avenir aussi devrait appartenir à Dieu sans qu’on sache comment.

Les trois regardent l’eau. Celle qui est 'tout pour moi', c’est la cascade : seulement la beauté. Celle du milieu, c’est le courant qui est toujours beau et lisse. Il y a là de l’eau pour boire, pour se baigner, etc. Et celle qui est 'tout pour Dieu' (ou aussi 'tout pour les hommes') , c’est au fond le moulin. Toute l’eau entre dans l’ouvrage, toute l’eau est utilisée. Et ce n’est plus une eau qui est 'belle'. Et elles voient que toute l’eau qui était dans la cascade et dans le courant est encore utilisable dans le moulin. Elles reconnaissent par là une espèce de nécessité de s’orienter totalement vers Dieu malgré tout. De quelque point de vue qu’elles la regardent, elles doivent regarder en face la réalité de Dieu ».

 

Troisième histoire : La vieille femme. Il était une fois une très vieille femme qui depuis longtemps déjà n’avait vécu que pour elle. Elle était tout à fait seule; chaque jour, elle devait préparer son bois elle-même et faire la cuisine et faire la vaisselle et s’occuper de tout le ménage, raccommoder ses affaires et s’occuper du chauffage en hiver et cultiver le jardin en été. Et tout cela pour elle, jour après jour. En même temps, elle a réfléchi à sa vie et elle a aussi prié. Mais le soir, elle se sentait toute drôle et elle disait au Bon Dieu : ‘Quel sens cela a-t-il, mon Dieu? Et tant de travail et de peine uniquement pour que la vieille femme continue à vivre encore et encore’. Et elle a senti quelque chose de ce genre dans son coeur, tantôt ça passait vite, tantôt ça s’arrêtait. Maintenant elle pense à la mort : c’est mon coeur. Maintenant le Bon Dieu va peut-être venir me chercher. Et que vient-il chercher? Une vieille femme qui ces derniers temps n’a utilisé tant de force que pour elle-même. Et pourtant elle a eu toute une vie. Et elle doit remercier Dieu pour toute cette vie. Et voilà qu’elle commence à penser à toute sa vie… Elle a eu un jour un mari, des frères et des soeurs et beaucoup d’enfants; elle a eu neuf enfants et là où elle habitait, c’était autrefois un grand village mais, dans un autre village, ils ont commencé une industrie et les gens alors sont partis si bien que peu de maisons sont encore habitées. Alors qu’elle pensait à tout cela et à la perte de ses enfants – quelques-uns ont émigré, d’autres sont morts, et il ne reste plus personne de sa famille -, alors qu’elle pensait à la manière étrange dont Dieu s’y était pris avec elle, comment il lui avait tout pris et comment elle ne devait plus vivre que pour elle-même bien qu’il lui restât encore beaucoup d’amour, un ange est venu à elle avec un grand, grand panier, et dedans il y avait des tout petits bouts de papier blanc; c’était un lourd panier parce qu’il était tout plein. Et c’était toutes ses bonnes pensées et ses bonnes prières, et le Bon Dieu lui a dit par l’ange : Voilà toutes les personnes que tu as connues, toutes les personnes pour lesquelles tu as prié, pour lesquelles tu as eu de bonnes pensées. Et parce que tu les as réellement aimées, maintenant dans la solitude tu penses encore à elles. J’ai maintenant un très grand trésor de pensées et de prières que je peux utiliser pour d’autres comme je veux. C’est pourquoi aucune de tes journées n’est solitaire et rien n’est perdu de tes actions et de tes pensées ».

 

Mariastein. La nuit où elle a brûlé son journal, Adrienne ne s’est pas couchée. « Je me suis assise au bord du lit. J’étais si triste que je ne pouvais pas dormir. Je ne voulais pas le faire non plus. Je lui ai dit : Prends ce que tu veux, en n’importe quel domaine. Mais fais que ce que tu prendras et ce que tu me laisseras ou me rendras soit à ton service »… Le lendemain, elle a décidé de faire un tour avec Hanni. Sa mère lui donne deux francs et de quoi pique-niquer. Mais Hanni était encore au lit et elle n’avait pas envie de l’accompagner. « Alors je suis partie toute seule et j’ai pensé : maintenant je peux aller à Mariastein ». Mariastein est un sanctuaire marial tout près de Bâle. « C’est une église là-haut… Les catholiques prennent souvent leurs décisions dans des lieux de ce genre. Ils y vont en pèlerinage. J’ai pensé que je pouvais aussi prendre mes décisions en un lieu où les gens vont en pèlerinage. Et je suis donc partie. Et je suis entrée dans l’église. Je ne sais pas exactement à quelle heure je fus là-haut, peut-être vers midi. J’avais faim, mais j’ai pensé : non, on ne mange pas maintenant; maintenant on va prier un peu et demander et prendre une décision… Et puis de temps en temps, il y a des gens qui sont venus et qui ont chanté; je suis restée dans l’église toute l’après-midi. Et entre temps j’avais une faim de loup et je voulais manger mes affaires. Mais alors : tu ne peux pas manger dans une église. Et quelque part il était écrit : ‘Les pénitents peuvent sonner ici’, ou quelque chose comme ça. C’était la tentation. Si je lui avais dit que je voulais me confesser, n’aurait-il pas accepté? Je suis restée ainsi toute l’après-midi, tantôt à prier, tantôt sans prier… Et puis j’ai fait mon offre au Bon Dieu. Et tout le temps, des choses très sérieuses ont fait surface. On adopte la médecine. Absolument… Dans le pire des cas, mon oncle paiera. Et s’il ne paie pas, on doit y arriver à la force du poignet. Donner des leçons particulières. Mais ne pas se laisser détourner pour devenir professeur. Et puis arrêter totalement la musique. Ne plus savoir qu’on aime la musique… Je l’ai vu trop clairement : on ne peut pas servir deux maîtres. Et si je veux sérieusement la médecine et si je la reçois de Dieu comme un cadeau, ce que je dois faire maintenant, c’est justement mettre la fille tout entière dans le cadeau, je dois honorer totalement le cadeau de Dieu… Tout d’un coup il a fait nuit. Et, naturellement, mes deux francs, je les ai mis dans le tronc… Je suis rentrée à la maison en courant, je suis arrivée très tard, maman était terriblement excitée parce qu’elle avait remarqué que je n’étais pas partie avec Hanni ». Adrienne eut droit à une grande scène de sa mère. « On revient avec des décisions très sublimes et paf! grande scène! » Quand sa mère fait de telles scènes, « peut-on encore savoir ce que Dieu veut? » (Mystère de la jeunesse, p. 82-91).

 

7. Trois fêtes de Noël

 

Noël à 10 ans. « Nous fêtons Noël dès aujourd’hui » (c’est-à-dire le 24 décembre). « J’attends un très grand cadeau. Je ne sais pas quoi. Un cadeau du Bon Dieu… Tous ceux qui prient en reçoivent un… Jusqu’ici je ne l’ai pas reçu. Je l’attends, et puis il n’arrive pas. Je suis toujours triste à Noël, un peu. C’est toujours quelque chose d’autre… Je suis heureuse quand je reçois une titti ou des couleurs pour peindre… Mais à chaque Noël je reçois une titti et des couleurs pour peindre. Et des jouets ennuyeux. Mais Noël, ce n’est pas ça. Combien y aura-t-il encore de Noëls? Maintenant, avant d’allumer l’arbre, nous allons nous promener avec mon père. Et il achète des marrons. Si on ne pense pas à Noël, c’est amusant. Mais on ne peut dire à personne que ce n’est pas le vrai Noël ».

 

Veille de Noël à six ans, rencontre avec saint Ignace (On en trouve le récit dans Adrienne von Speyr et sa mission théologique, p. 392-394 et dans Fragments autobiographiques, p. 23-25). La petite fille de six ans ajoute un petit commentaire à propos de l’homme qu’elle a rencontré : « Il a voulu se faire plaisir. Il y a beaucoup de gens qui ont plaisir à rencontrer une petite fille. Mon père dit : ‘Ma petite fille triste’. Mais je ne suis pas très triste ». Elle est triste à cause du Bon Dieu. « Il y en a tant qui ne l’aiment pas… Mais je ne lui fais pas plaisir. Je n’ai pas fait plaisir non plus au vieil homme. Je ne fais pas plaisir non plus à maman ».

 

Noël à Leysin. Adrienne a dix-sept ans. « Je suis heureuse à cause d'Emilie, l'infirmière; elle se donne tant de mal. Mais c’est le deuxième Noël sans mon père… C’est une belle fête. Je voudrais être un jour seule à Noël. Pour n’être qu’avec Dieu. Et avec la Mère de Dieu et l’Enfant. Et je voudrais vivre un jour de Noël où l’expérience serait que nous recevions l’Enfant… Nous qui voulons être enfants de Dieu. Peut-être que dans la solitude avec Dieu à Noël, on recevrait plus de foi… La Mère (Marie) est encore pour moi très étrangère. Je l’ai vue il y a un an ou deux… Et peu après avoir vu la Mère, je suis tombée malade ». Adrienne se demande si c’est exprès qu’elle est devenue malade, « pour avoir du temps pour penser à elle, pour devoir penser à elle… Je prie autrement depuis que je l’ai vue… A Noël maintenant, je prie toujours avec la Sainte Vierge ».

 

Voici comment elle prie : « Notre Père qui êtes aux cieux, voici Noël, vous allez nous donner votre Enfant Jésus. Et vous permettez que ce soit sa Mère qui nous le donne… A tous, à ceux qui croient et à ceux qui ne croient pas, et aussi à nous dont la foi n’est pas celle que tu attends de tes enfants. Mon Dieu, je sais que personne n’a jamais cru en toi comme ton Fils et qu’il vient pour nous donner sa foi. Et maintenant je pense à sa Mère que j’ai vue il y a deux ans et qui attend ton Enfant, qui le porte, qui va nous l’offrir et qui croit en lui comme lui croit en toi. Mon Dieu, permets-moi de m’agenouiller à côté de la Vierge et de prier avec elle afin que ton Fils accomplisse tout ce que tu attends de lui et que sa naissance apporte la foi à tous ceux que tu veux sauver par lui. Laissez-moi (sic) prier à côté de la sainte Vierge et laisse-moi (sic) dire trois fois avec elle le Notre Père que ton Fils nous a appris à dire » (Mystère de la jeunesse, p. 92-96).

 

8. Début des études de médecine (De Pâques à octobre 1923)

 

Le père d’Adrienne von Speyr est décédé en 1918. L’oncle d’Adrienne, le docteur Wilhelm von Speyr, directeur de l’hôpital psychiatrique de la Waldau, près de Berne, subvient avec générosité aux besoins financiers de la famille de son frère. Mais pour l’oncle, il n’était pas question que sa nièce fasse des études de médecine; sa mère non plus ne le voulait pas, alors que le père d’Adrienne, oculiste, n’y était pas opposé. Quand Adrienne évoquait les études de médecine avec son oncle, il renvoyait toujours à plus tard : qu’elle passe d’abord son bac. Maintenant qu’elle a le bac en poche, Adrienne arrive à la Waldau pour quinze jours de vacances. Son oncle la félicite d’avoir eu son bac aussi rapidement après ses trois années de maladie. Quand Adrienne lui parle d’études de médecine, il n’est pas content du tout. « Il ne voyait pas de raison pour que je fasse médecine. Pas un seul motif raisonnable. Mais il voulait en parler avec moi les jours suivants. Il avait toujours pensé : piano ». Les jours de vacances passent : le semestre commence dans dix jours, dans cinq jours, dans quatre jours… Adrienne : « Si je n’ai pas bonne mine, mon oncle, c’est sûrement parce que je ne peux pas parler avec toi et que je dois toujours attendre ». Lui : « Nous avons le temps ». Arrive une amie du docteur von Speyr; Adrienne fait quelques pas avec cette dame quand elle quitte la Waldau et cette dame lui dit : « Ce serait quand même gentil que tu suives simplement l’avis de ton oncle, car il ne donnera pas son accord ». Sur quoi Adrienne répond : « Finalement, je n’ai pas besoin de son accord. J’ai vingt ans ». Adrienne sait que cette dame répète tout à son oncle.

 

Le vendredi, l’oncle va en ville comme d’habitude; Adrienne l’accompagne. « C’est gentil que tu viennes avec moi, mais ne me parle pas de ton avenir, c’est mon après-midi de congé ». Il en parlera demain ou après-demain. Le samedi, Adrienne va le voir et il dit non. Le dimanche encore une fois. Elle : « Le semestre commence demain, je vais commencer ». Lui : « Je n’ai encore jamais vu un étudiant qui commence le premier jour ». Elle : « Mais je vais commencer ». Lui : « Mais pas avant que nous en ayons parlé ».

 

Le lundi matin, à six heures, la surveillante en chef vient la réveiller : « Monsieur le directeur vous attend ». L’oncle dit à Adrienne qu’il veut entendre ses raisons. « Alors je les lui ai dites… Mais que peut-on dire à un oncle pareil?… J’ai dit finalement que mon père aussi avait été médecin, et lui aussi. Je voudrais aider les autres et j’ai l’impression que, par la médecine, je pourrais le faire. Et que c’est quelque chose dont je suis capable ». Il n’a pas compris. « Il pensait que je n’aurais pas la santé. C’était l’une des raisons. Et puis il dit qu’on apprenait une foule d’affaires horribles quand on est médecin. Et jusqu’à présent j’ai été comme une enfant. Et il voit beaucoup d’étudiantes qui se sont corrompues. Tout ce qu’elles voient dans les hôpitaux, et tout ce que les étudiants racontent ». Finalement il pose la question : « Que penses-tu maintenant? » Elle : « Je commence ». Lui : « Ecoute, ta mère a bien sûr une pension pour toi. Tu peux vivre chez elle. Mais je ne paierai pas tes études. Qu’est-ce que tu imagines? Qui va te les payer? » Réponse : « Moi ». Lui : « Vraiment? Tu as de l’argent? » Elle : « Non. Je vais en gagner ». Lui : « Je voudrais bien savoir comment ». Elle : « Moi aussi ». Lui : « Finalement, c’est ta mère qui doit décider. Retourne maintenant à Bâle et parle-lui ». Elle : « Bien! Quelle est l’heure du train? » Lui : « A huit heures et des poussières si tu veux prendre le prochain ». Elle : « Oui, le prochain, ça fait assez longtemps que j’attends maintenant ». Lui : « Tu me fais de la peine, mais la décision doit être prise entre toi et ta mère, pas entre nous ». Elle : « Mais ce serait beaucoup plus facile si tu étais plus bienveillant en la matière ». Lui : « Cela, je ne le peux pas, car je ne le suis pas ».

 

C’est avec regret qu’elle quitte la Waldau : « J’aime bien ce monde de l’hôpital psychiatrique ». Quelle que soit la personne avec qui elle parle, elle a l’impression qu’elle peut donner quelque chose. Beaucoup plus que dans un autre monde, plus ouvert. Elle quitte la Waldau un lundi matin, elle commence à suivre des cours de médecine l’après-midi même, elle n’a que quatre francs en poche. Le soir même elle va trouver une amie, secrétaire à l’école des filles, pour qu’elle lui trouve des leçons particulières. « Toutes celles qui se présenteraient dans les prochains jours, elle me les réserverait ». Le soir même, elle avait déjà deux écolières à qui donner un enseignement. « Aussi quand j’ai rencontré un mendiant, je lui ai donné les quatre francs. J’ai pensé qu’il était vraisemblablement plus pauvre encore que moi ». Quand elle est rentrée chez elle le soir, le moins qu’on puisse dire est que l’accueil de sa mère n’a rien eu de réjouissant. « Je me suis agenouillée longtemps au pied de mon lit et j’ai pleuré. Et je me suis demandé si tout cela avait au fond un sens ».

 

Les études marchent bien. Le professeur de chimie voudrait qu’elle fasse de la chimie plutôt que médecine; le professeur de zoologie voudrait l’orienter vers la zoologie. Les deux la trouvent douée pour leurs branches… Elle devra bientôt pratiquer la dissection. « Je suis très heureuse de pouvoir bientôt pratiquer la dissection maintenant. D’une certaine manière, j’ai peur des morts, premièrement parce que moi-même je n’aimerais pas être disséquée… Cela me serait égale d’être morte, mais auparavant il devrait se passer quelque chose de tout différent. Je ne voudrais pas mourir avec tous les péchés que j’ai sur la conscience. Avant de mourir, je devrais changer de fond en comble… Je pense que pour le péché il y a quelque chose de très important à faire. Je suis tout à fait sûre qu’on peut en être débarrassé de manière palpable… Il faut sans doute qu’on soit éduqué à la mort d’une certaine manière. Et peut-être que toute la vie devrait être une éducation à la mort. La porte de la mort par laquelle on doit passer… »

 

Les séances de dissection ont commencé. « Les morts sont très contents, d’une certaine manière, dans la salle de dissection. De leur vivant, cela leur aurait peut-être été très désagréable, mais maintenant je crois qu’ils ont vu Dieu. Et je me demande si nous ne devrions pas comprendre par eux quelque chose du sens de la vie. Du fait qu’ils ont vu Dieu ».

 

« De temps en temps, on prie d’une manière désespérée… Les dernières heures, la nuit. Je prie toujours alors. Le matin, je n’ai pas le temps. Mais la nuit, une heure entière ». Dans sa prière, elle « demande des choses… Pour les études et pour que les études soient comme il faut, et pour l’aide qu’on devrait apporter aux autres, et pour les camarades qui ne veulent pas croire, et pour X qui est si triste parce qu’il ne croit plus, et pour les filles qui étudient. Il y en a beaucoup qui vont étudier uniquement pour être avec les étudiants. Cela ne fait pas de bien aux étudiants et encore moins aux filles… Le dimanche, je ne vais jamais à l’église… Premièrement, je dois dormir. Et deuxièmement, je n’aime plus aller à l’église… Je n’aime pas recevoir la sainte cène à l’église. Et je n’aime pas non plus m’en aller quand ils la reçoivent ». (Mystère de la jeunesse, p. 97-109).

 

9. Troisième trimestre (1923-1924)

 

A l’université, « nous avons maintenant beaucoup de conversations sur la religion ». Tel professeur, qui enseigne la physiologie, ne croit pas du tout. « Il dit : S’il pouvait respirer volontairement, il pourrait aussi vivre volontairement. A la mort, mes forces sont à bout, ma puissance d’autodétermination est épuisée, c’est pourquoi je n’ai plus de raison de continuer à exister ». Adrienne, dans son journal, a essayé de montrer, « à partir de la physiologie, qu’il y a un Dieu. Que nous ne nous multiplions pas simplement comme ça »…

 

« Par ailleurs je travaille beaucoup. Mais si seulement je savais ce qu’il en est du Bon Dieu ». Elle se réjouit de ce que, dans un an, elle sera auprès des malades. « On a l’impression qu’on va lentement de la matière aux hommes et, parce que ça avance, je devrais aussi avancer intérieurement. Et je prie le Bon Dieu pour cela. De temps en temps on a l’impression qu’on est terriblement riche et qu’on ne sait pas où répandre ses richesses. Et alors on essaie de tout donner au Bon Dieu ».

 

Mais qu’est-ce qu’on peut donner au Bon Dieu? Pour elle, c’est lui offrir des choses qui coûtent. Par exemple, elle a souvent mal à la tête, mais depuis qu’elle est à Bâle elle n’a jamais pris de calmant. « Je pense qu’on doit offrir la douleur ». Est-ce que Dieu peut en faire quelque chose? Pour elle, ce n’est pas sûr. « S’il n’en fait rien, tant pis; mais s’il pouvait en faire quelque chose… »

 

Que fait-elle encore dans ce genre? Quand elle est seule chez elle, elle ne cuisine rien pour elle. Cela peut sembler ridicule, mais elle a l’impression qu’elle doit apprendre à faire des choses de ce genre. Comme elle pense qu’elle est très riche, comme elle sait qu’elle est très riche, cela l’oblige à faire des aumônes plus généreuses. Et toute sa richesse consiste à faire des choses de ce genre. Sa richesse, c’est d’être tellement épargnée, c’est qu’elle puisse beaucoup prier, ou qu’elle ait de si bons amis, qu’elle ait en elle un amour fou… pour « l’autre Bon Dieu »… et pour les hommes et pour le monde. « Si bien qu’on voudrait simplement le crier, pousser des cris de joie… Quelque chose de catholique. Pendant tout un temps, j’ai toujours mis des cailloux dans mes souliers. Est-ce que c’est fou? Je le faisais quand je savais que je ne pourrais pas enlever les cailloux… Quand on est aux cours, je ne peux pas enlever tout d’un coup mes souliers et enlever les cailloux. Sinon tous demanderaient comment ils y sont entrés ». De temps en temps, elle a fait comme ça « des choses stupides »… « Pour que la souffrance dans le monde ne soit pas seulement une souffrance qu’on ne peut pas éviter. Mais aussi une souffrance volontaire ». Souvent elle a peur de faire trop de choses de ce genre. Elle se demande si ce n’est pas stupide. « Ou bien quand je rentre à la maison et que j’ai une soif terrible…, je ne bois pas. Ou bien quand je meurs déjà de soif, je mets encore beaucoup de sel dans la soupe. Mais ce sont toutes des affaires stupides »… (Mystère de la jeunesse, p. 110-113).

 

10. Le tour à vélo

 

Durant l’été 1924, Adrienne est en vacances à la Waldau. Elle est souvent invitée avec sa sœur Hélène à des bals. « Nous dansons comme des fous… Il y a eu trois bals au début des vacances… Nous y avons passé la nuit… J’aime terriblement danser ». Mais elle se demande si elle peut utiliser tant de temps à danser. « Je veux quand même vivre pour les autres. Est-ce que je ne devrais pas plutôt prier ces soirs-là? » … « De temps en temps je pense… que j’aurai une vie difficile ». Et elle voudrait bien être un jour quelque part – huit jours peut-être – « où l’on ne ferait que prier »…

 

Le soir, à la Waldau, elle va souvent chez une Russe qui est médecin. « Sympa. Mais elle ne croit pas »… « Qu’est-ce que c’est que la foi au fond? C’est quand même une force. Et si on n’a pas cette force, on vit néanmoins très bien. Alors quoi? On vit alors avec un semblant de force. Je ne cesse de penser à beaucoup de gens… Quand je prie maintenant, c’est triste parce que je le fais comme un devoir et non plus comme un amour… J’ai peur; si la prière est maintenant en quelque sorte comme un devoir qu’on accomplit, c’est qu’il y a quand même quelque chose de faux en moi… »

 

Encore une demande en mariage. « Il est follement amoureux »… Pour le décourager, parce que c’est un homme qui voudrait vivre toujours seul avec sa femme, elle lui a dit qu’elle voudrait avoir des enfants, et beaucoup d’enfants : quinze; mais seize, ce serait bien aussi… « Je ne lis plus du tout la Bible. Parce que je n’y comprends rien de rien ».

 

« Puis j’ai fait un grand tour en vélo » (toute seule). « Je suis partie pour trois semaines. Qu’ils me l’aient permis, c’est déjà beaucoup ». Première étape : Saint-Loup. « Là, je suis allée à la chapelle… Je n’ai pas pu y prier du tout… Je n’ai rien entendu, mais c’était comme si le Bon Dieu disait : ‘Non!’ Si bien que je pense qu’il ne me reste plus grand-chose de mes intentions de devenir diaconesse. Je n’étais pas venue précisément avec la question : dois-je entrer à Saint-Loup ou non? Mais je voulais régler Saint-Loup une fois pour toutes… Et parce que j’ai tant de problèmes, je voulais simplement aller prier là. Et ça n’a pas été. Maintenant je sais ».

 

Puis vers Genève, toujours à vélo, chez son amie Madeleine Gallet. »Qu’est-ce qu’on peut avoir soif quand on fait du vélo! » Mais quand on est dans cet état, « on pense à tous ceux qui sont dans le même état… Il y a eu quelqu’un qui a eu très soif sur la croix… » Mais elle se demande si elle peut se permettre cette comparaison. « Naturellement je ne peux quand même pas tout le temps descendre de vélo pour boire ». Elle ne mange que le soir parce qu’elle est trop pauvre pour prendre un repas le midi dans une auberge. Le soir, elle est toujours chez des gens de sa connaissance. Son oncle ne lui a rien donné quand elle est partie, mais elle a quand même une réserve à laquelle elle ne veut pas toucher parce que c’est une réserve. Son oncle lui avait donné un jour deux mille francs pour l’achat d’un microscope. « Je n’ai dépensé que 1200 francs et des poussières pour le microscope, j’ai donc fait un beau bénéfice ». Elle a pu s’acheter des souliers, des robes et un manteau d’hiver; il lui restait encore 370 francs, de quoi faire une aumône. Elle n’avait jamais été aussi riche. « Donc : liquider cet argent ». Elle a donné 100 francs, d’une manière anonyme, à un étudiant polonais, très pauvre. Puis elle a mis 50 francs dans trois églises catholiques : Sainte Marie, Saint-Esprit et Sainte Claire. « Je veux dépenser cet argent rapidement. Et le reste, les 120 francs, je les ai pris en voyage pour une aumône ». Elle a donc 120 francs sur elle lors de son tour à vélo, mais « c’est très bien d’avoir un tas d’argent quand on a faim et soif et qu’on n’a pas le droit de le dépenser ». Elle allait peut-être le donner à Saint-Loup parce que « autrefois ils ont eu avec moi plus de frais que je ne leur ai rendu de services. Mais le Bon Dieu ne m’a pas laissé prier, il ne veut peut-être pas non plus l’argent ». Maintenant je l’ai encore toujours avec moi ». Pourquoi a-t-elle mis de l’argent dans des églises catholiques? « Peut-être qu’autrefois j’ai pensé du mal des catholiques. A cause des cous sales et de choses du même genre ». Elle a sans doute maintenant une autre idée des catholiques, mais « les catholiques ‘me fatiguent’. Si je suis souvent si fatiguée, c’est sûrement aussi à cause des catholiques. Leurs miracles me fatiguent ». Il y a quelque temps, elle a ouvert la Bible exceptionnellement et elle est tombée sur la foi qui transporte les montagnes. Elle n’a jamais entendu dire qu’un protestant ait transporté des montagnes. Mais il y a des miracles catholiques, Lourdes, des guérisons de malades, des saints. La foi qui transporte les montagnes a disparu chez les protestants. C’est pour cela qu’elle a donné l’argent dans les églises catholiques.

 

Puis de Genève vers Bois d’Amont, dans le Jura français (en train puis àvélo), chez Pauline, qu’elle avait connue à Leysin. Pauline est catholique et « elle croit que je suis catholique, elle me l’a dit plusieurs fois… C’est extrêmement curieux parce que je ne me sens pas le moindre goût de devenir catholique ». Elle pense souvent à la Mère de Dieu qu’elle a vue autrefois, et aux miracles et aux pays catholiques, mais non à devenir catholique.

 

Elle continue son périple par Saint-Cergues, Nyon, le lac de Genève, Leysin où elle revoit Emilie, l'infirmière. A Leysin, il y a aussi une maison tenue par des religieuses catholiques et, curieusement, c’est là qu’elle donne « rapidement le reste de l’aumône, comme en passant. Pour les religieuses ». Et elle se pose la question : « Qu’est-ce que c’est que la virginité? Quelque chose d’éternellement jeune? Quelque chose qu’il n’y a pas dans le protestantisme? »

 

Elle passe encore par L’Etivaz où sa soeur Hélène dirige une colonie de vacances. Elle redescend par Lausanne, chez des cousins, puis Chalettaz-Gobat, Moudon, et retour à la Waldau. (Mystère de la jeunesse, p. 114-123).

 

11. La jambe cassée

 

Fin des vacances d’été 1924. Adrienne passe le premier examen de propédeutique. Elle se sentait mal préparée, mais ça a marché quand même. Reprise des cours; un jour, en allant d’une salle à l’autre, elle glisse. « Je ne savais pas qu’un pied pût faire si mal ». Elle va à l’hôpital pour se faire bander le pied. La Sœur qui la reçoit lui dit tout de suite qu’elle s’est cassé la jambe : fracture du péroné et du tibia. On veut lui faire une piqûre de morphine, elle refuse. Pourquoi? « Pour des raisons médicales! ». Elle ne pouvait pas donner le vrai motif. « Finalement, je suis quand même étudiante et j’ai le droit de savoir ce qu’est la douleur. J’ai pensé tout à coup à tous ceux qui sont déposés à l’hôpital et qui ne savent pas que c’est un temps pour le Seigneur ».

 

A l’hôpital pour la première fois, elle fait la connaissance d’un prêtre, l’aumônier. « C’est la première fois que je vois un curé. En tout cas, je n’ai encore parlé avec aucun… Il vient me rendre visite assidûment ». Adrienne espérait beaucoup de ces rencontres. « Je me suis dit : maintenant ou jamais!… Je voulais savoir une fois comment sont les catholiques ». Déception : il n’aime pas parler du catholicisme. « Il parle comme s’il venait d’avaler un petit pot de vaseline… Il a toujours dit : ‘Oui, oui, bon! Vous êtes une fille courageuse’. Finalement ça m’a énervée, j’ai quand même vingt-deux ans… J’ai dû lui dire exactement qui j’étais. Lui : ‘Ah! De cette famille aristocratique!’… Le curé vient souvent et il a dit qu’il irait me rendre visite à la maison quand je serai rentrée. Mais on ne peut simplement pas parler avec lui. Il parle souvent du Bon Dieu. Mais on sent toujours la vaseline dans ce qu’il dit. ‘Notre Seigneur est si bon!’ J’aurais voulu dire : ‘Aussi bon que la vaseline’. Je ne le hais pas. Il est terriblement bête et il se donne de l’importance, mais c’est un curé ».

 

Dans sa chambre d’hôpital, elle reçoit beaucoup de visites : des amis et des amies, des camarades d’études. « J’en ai souvent vingt ou trente autour de mon lit ». Et des fleurs et des cadeaux. « Chaque soir, on fait un paquet de mes cadeaux… Les livres, je vais les garder. Mais les autres choses, je les donne à côté, dans la troisième classe. Ce sont presque toutes des femmes pauvres ».

 

Et puis voilà encore un professeur qui lui demande si elle voudrait se marier avec lui!… « Je crois qu’il est très volage. Sympathique, mais on ne peut pas le prendre tout à fait au sérieux ».

 

« Je voudrais bien entendre la voix de Dieu et je ne l’entends pas ». « Quand on se réveille la nuit, on commence à penser à Dieu jusqu’à ce que le jour vienne, et souvent on introduit quelque chose d’humain dans les pensées… Dans mes trois semaines à l’hôpital, j’ai toujours pensé : Dieu qui a le pouvoir de faire que les gens soient bons, de les purifier, de les racheter, qu’il veuille bien leur apprendre à lui obéir afin que, quand ils seront sauvés, ils soient sauvés dans l’obéissance. L’obéissance, c’est ce que les gens ont à faire pour que Dieu puisse les saisir. Et quand je vis ainsi avec Dieu en aparté, il y a grand danger que je confonde ma volonté avec celle de Dieu. S’il n’y a personne pour m’arrêter ». Elle aimerait bien trouver quelqu’un qui lui explique tout ce que Dieu veut.

 

A l’hôpital, pour prier, elle ne peut pas se mettre à genoux à cause du plâtre. Alors, quand elle prie dans son lit, elle fait toujours une croix sur la paume de ses mains. « Parce que la croix, c’est le signe du Seigneur. Je ne fais cela que depuis que je suis à l’hôpital ». Sa prière : « Père très bon, cela fait presque trois semaines que tu m’as mise au lit, un temps qui devrait t’appartenir. Un temps qui pour moi fut très riche parce que j’ai appris à connaître vraiment les souffrances, parce que j’ai vu beaucoup de gens qui souffraient et parce que j’ai vu avec le Professeur Hotz comment on exerce la profession de médecin telle que je l’envisage. Extérieurement je suis peut-être restée la même… Je suis toujours la Spierli (Les Bâlois prononcent  » von Spir »; c’est pourquoi à l’université, Adrienne est appelée Spierli : diminutif affectueux) que tu connais, qui passe à travers tout, pétulante et contente, avec l’espérance incroyable que tu lui donneras un jour le tout qu’elle désire ardemment. Et pourtant, Père, je vois toujours mieux qu’il me manque l’obéissance. Je reste pétulante là où je devrais être humble. Je console et je donne des conseils là où je suis incertaine. J’apprends et je cherche à comprendre là où je ne sais pas très bien ce qu’il y a à comprendre parce que, au fond, je sais toujours moins ce que tu veux de moi. Et il me semble que je ne pourrais comprendre tout cela que dans une communauté qui m’apprendrait en premier lieu l’obéissance. Une communauté aussi qui en premier lieu enlèverait de moi tout ce qui n’a pas vraiment un désir ardent de toi. Père, je te le demande : apprends-moi à obéir. Et apprends-moi à être humble. Et apprends-moi à te chercher en tout ce que je vis. Mais à ne pas te chercher toute seule, à ne pas vouloir te goûter toute seule, mais à te chercher dans une communauté d’obéissants pour donner à une communauté d’obéissants de te goûter. Père, sois avec tout l’hôpital, sois avec tous les malades, avec toutes les infirmières, avec tous les médecins, et enfin n’oublie pas non plus d’être avec ta Spierli. Amen ».

 

Au bout de trois semaines d’hôpital, Adrienne peut rentrer chez elle. Elle avait refusé le taxi que sa mère lui proposait. Elle rentre toute seule, en tram, péniblement. « Quand je fus assise dans le tram, je fus prise d’une humeur noire. J’aurais pu pleurer!… Cela ne m’arrive plus très souvent. Nous sommes passés devant la librairie évangélique; il y a avait là une grande pancarte avec des lettres lumineuses : ‘Seigneur, reste avec moi, car le soir tombe’. Oui, vraiment, ce n’est pas seulement novembre et six heures du soir, mais dans mon âme aussi il faisait sombre ». A l’hôpital elle était « l’enfant gâté » de tout le monde. Elle rentre chez elle, l’accueil est glacial. « Maman est très mécontente, elle a terriblement peur que je puisse boiter toute ma vie ». Adrienne monte péniblement dans sa chambre, « pas chauffée, naturellement. Mais je n’avais plus de force… Alors j’ai voulu dormir, mais le sommeil n’est pas venu non plus. Puis tout d’un coup j’ai eu peur. J’aurais voulu appeler. Et puis j’ai pensé que peut-être ce que Dieu voulait, c’était vraiment ce tout : que je reste pour toujours estropiée. Et que j’aurai éternellement froid et que j’aurai toujours des douleurs à la jambe… et que je ne serai jamais nulle part chez moi. Et alors j’ai prié comme une folle. Toujours seulement : Oui!: Oui! Oui! De temps en temps, c’était très facile, comme pour faire un essai : Oui! Et de temps en temps, ce fut avec allégresse : Oui! Certainement!Volontiers! Et de temps en temps, j’avais à nouveau peur… Et puis c’était à nouveau l’allégresse. Quand on dit ‘tout’, on ne sait pas ce qu’est ce tout… Mais on ne veut en décider en aucun cas. Dieu seul le saura, je pense. Ce fut une longue nuit… » (Mystère de la jeunesse, p. 124-135).

 

12. Le deuxième examen de propédeutique

 

Le semestre est terminé. Vacances à la Waldau. « Il n’y a plus qu’un semestre avant le deuxième examen de propédeutique ». Elle ne fait rien parce qu’elle est trop fatiguée, elle a toujours des problèmes avec sa jambe qui est toujours enflée; « j’ai marché trop tôt ». Et puis autre problème : « Je m’énerve terriblement… à cause du Bon Dieu, et à cause des hommes, et à cause de moi. Je dis maintenant depuis presque vingt ans que le Bon Dieu est autrement. Et je ne sais pas du tout qui sont les hommes qui savent comment est le Bon Dieu. Il y a des moments où je pense : peut-être quelques protestants, quelques catholiques, quelques juifs… Mais comment, s’ils sont sur des terrains différents et que chacun affirme qu’il possède la vérité?… » Elle se trouve « devant une porte qu’on devrait ouvrir pour voir à quoi ressemble cette autre chose. Et je ne trouve pas la porte. Et ainsi je ne peux pas travailler comme il faut ». Elle prie quand même un peu, elle fait beaucoup de promenades dans les environs de la Waldau…

 

Elle assiste au mariage d’Adrienne de Quervain. Est-ce qu’on mariera un jour aussi l’autre Adrienne? « J’ai une quantité d’amis; presque chaque semaine, je pourrais me marier avec l’un d’entre eux »… Justement à ce mariage elle a dansé avec X. Le même homme est revenu la voir huit jours plus tard pour la relancer. « Je l’aime bien, mais il est mou comme du beurre, je n’aime pas ça chez les hommes ». Elle se fait alors cette réflexion qu’elle est plus à l’aise en compagnie des hommes qu’en compagnie des filles. « Je m’ennuie très vite avec les filles. C’est l’exception quand je ne m’ennuie pas. Et c’est l’exception quand je m’ennuie avec un homme. Pour la même éducation sociale, les hommes me plaisent beaucoup plus que les femmes et pourtant je ne trouve pas d’homme ».

 

Au début des vacances, elle a d’abord été « chez tante Marguerite à La Chaux-de-Fonds… Ce fut terriblement sympa chez elle »… Avec sa tante, elle a eu une très longue conversation sur le Bon Dieu. « Elle ne croit à rien. Elle respecte la foi des gens s’ils vivent selon leur foi. Mais elle-même ne croit à rien et, d’une certaine manière, je suis plus à l’aise avec des gens qui ne croient à rien mais qui sont quand même ouverts dans une certaine mesure qu’avec ceux qui sont bien engagés mais avec qui on a l’impression que tout est autrement ». De la Chaux-de-Fonds elle va pour quelque jours au Naz, un chalet un peu au-dessus de Klosters, où une amie bâloise l’a invitée en compagnie de deux autres amies. Son amie est « très sympathique tant que nous ne parlons pas. Mais nous parlons de temps en temps. On parle alors du Bon Dieu, du protestantisme, de la responsabilité qu’on a vis-à-vis du prochain ». Ce qui gêne là Adrienne, c’est qu’elle ne ressent pas les choses comme les autres. Son amie lui dit toujours qu’avec elle on ne sait jamais « où Dieu se muche ». « Elle dit que j’ai une ‘obsession de Dieu’. Au lieu que j’en suis contente tout simplement. Et ainsi la conversation se poursuit de manière curieuse ». Elle est restée dix jours à Klosters. Elle aurait pu rester plus longtemps, mais elle n’a pas voulu : « A cause du Bon Dieu. A la Waldau, on n’est pas comme ça sur mon dos ».

 

Prière. Elle demande qu’on prie pour elle chaque jour : non pas pour que ce soit plus facile pour elle, ou que ça aille bien pour elle, mais pour que Dieu puisse l’utiliser comme quand on vient de se confesser. « Mon Dieu, je voudrais connaître ta vérité! Seulement ta vérité et rien d’autre! Afin que je puisse servir ta vérité en vérité. Et c’est pourquoi je te le demande, enlève de moi tout ce qui n’est pas à toi, ce qui n’est pas vrai, ce qui n’est pas compatible avec ta vérité. Je te le demande : montre-moi qui tu es. Montre-moi, dans l’idée que je me fais de toi, ce qui est vrai et ce qui ne l’est pas. Ne te lasse pas de tout me montrer de telle sorte que je sois sûre que tu es le vrai Dieu et comment tu es le vrai Dieu. J’ai besoin de cette vérité non seulement pour moi, j’en ai besoin pour tous ceux qui viennent et pour tous ceux qui s’en vont, et pour tous ceux que je connais, et pour tous ceux que je ne connais pas. Je voudrais avoir cette vérité afin que la vérité du monde devienne ta vérité. Oh! Je t’en prie, montre-moi comment tu es autrement et révèle-moi cet autrement jusqu’à ce que ce soit la vérité de manière irrévocable, comme tu es véritablement la vérité. Amen! »

 

Elle rentre à Bâle pour le dernier semestre avant le deuxième examen de propédeutique. Elle espère réussir. « Je vais le passer de justesse, mais je vais l’avoir, et je pourrai déjà être médecin. Mais je suis fatiguée de l’existence »… Tout est si tard dans sa vie. « Tout. Dieu est tard. Et la profession est tard. Quand j’aurai terminé (les études), j’aurai vingt-six ans… Après cela, je dois encore être assistante, et Dieu sait quoi encore. Et quand je pourrai réellement aider, je serai une grand-mère ».

Elle ne se prend pas pour une « beauté fatale », mais elle trouve énervant que tant d’hommes la demandent en mariage. Et en même temps cela lui fait un problème de conscience : « Est-ce qu’on ne fait pas de tort aux gens quand ils sont tellement amoureux et qu’on ne veut pas? »… « Et puis arrivent encore toutes les étudiantes avec leurs problèmes; on doit toujours dire quoi et qu’est-ce, elle trouvent toutes qu’on étudie la médecine jusqu’à ce qu’on se marie ».

 

Enfin l’examen, qu’elle a passé avec X. Ils quittent ensemble à pied l’université. Il avait été collé et il pensait qu’Adrienne aussi l’avait été. Il s’en suivit une conversation assez pénible. Au début, elle ne comprenait pas qu’il pensait qu’elle avait échoué. Lui : « Que faites-vous maintenant? Comment direz-vous ça chez vous? » Elle : « Je vais dire simplement : c’est terminé ». Lui : « Mais ils vont quand même s’en apercevoir ». Tout à fait à la fin, quand ils furent à l’arrêt du tram, elle a pensé qu’il était plus raisonnable de dire qu’elle avait réussi. Lui, il avait échoué pour la deuxième fois. « Je ne pouvais plus le lui épargner. Mais c’était une situation stupide! J’ai dit que j’avais eu juste assez, que je l’avais quand même eu ». (Mystère de la jeunesse, p. 136-147).

 

13. Début du semestre clinique

 

« Je n’oublierai jamais la première matinée! Je me suis follement réjoui à l’avance du cours clinique ». Elle a des cours avec Hotz, Staehelin, Labhart. Et voici ce qu’elle ajoute : « Ce serait intéressant si l’on pouvait avoir quelques relations avec toutes les personnes qu’on doit examiner. Au cours de tuberculose, j’ai vu une dame du nom de Y; en recueillant son anamnèse, je me suis aperçue qu’elle était très seule; je vais donc aller un jour la voir avec une petite fleur »…

 

Les cours cliniques!… « Toutes ces portes qui s’ouvrent!… Chaque malade est comme une double porte qui s’ouvre. On voit sa maladie et on voit son être. Et nous, les médecins, nous ressemblons à des gens qui ne peuvent pas ouvrir assez de portes, qui ne peuvent pas aller assez loin. Nous ne faisons pas le lien entre la maladie et l’être des gens »…

 

Et Dieu maintenant, elle le cherche moins. « Le Bon Dieu est comme brisé en mille morceaux, et un morceau de lui serait en chaque personne à qui j’ai à faire. Et pour pouvoir parler de lui, peut-être devrait-on pouvoir rassembler les morceaux et en même temps être de telle manière vis-à-vis des personnes qu’elles soient heureuses en Dieu. Qu’elles ressentent que de voir Dieu serait une bénédiction et une dignité ».

 

Un jour, elle a un cours clinique avec Hotz. « Il avait montré un homme qui était sur le point de mourir, il est sûrement mort le jour même. C’était un accident, il était tombé d’un échafaudage et il avait les jambes fracturées, et aussi le crâne. On ne pouvait plus vraiment le soigner, ça n’aurait plus eu de sens de le tourmenter encore avec des pansements. Il n’était plus conscient ». Et cela la fait réfléchir. « Curieux de penser qu’on va à son travail, on commence à huit heures et, à huit heures et demie, on se retrouve inconscient chez Hotz et on va mourir inconscient. Et sa dernière pensée n’était peut-être pas des plus belles. On devrait quand même penser davantage à la mort,… à la rencontre de Dieu. On devrait quand même vivre de telle sorte qu’à aucun moment on ait à craindre de paraître devant Dieu ».

 

Adrienne a une cousine qui est très musicienne; elle lui explique qu’elle ne fait plus de piano. Pourquoi? « Je dois avoir du temps pour flâner ». Qu’est-ce que ça veut dire flâner? « Penser à Dieu, aux hommes, penser à l’amour. Comme ça ». Penser à Dieu, est-ce qu’on ne peut pas appeler ça prière? « Il y a des gens qui sont sûrs de croire, qui sont sûrs que leur foi est juste et qui sont convaincus que Dieu les exauce. ‘Exauce’ : cela ne veut pas dire qu’il fait tout ce qu’ils voudraient. Mais qu’il entend leurs prières et les reçoit dans sa grâce. Ils constituent une communauté de croyants. Et alors je me glisse un peu parmi eux… Je dis au Bon Dieu : Tu entends tous ceux qui croient. Permets que je joigne simplement ma voix aux leurs. Et si tu n’entends peut-être plus ma voix isolée parce qu’elle est recouverte, tu entends peut-être celle des autres et tu sais que ma voix recouverte se trouve parmi elles. Est-ce qu’on peut appeler ça prière? En faisant cela, on laisse un peu prier les autres. Mais quand on entre dans une communauté, on devrait quand même y apporter du sien »… Est-ce que Dieu lui donne de la joie? « De la joie! De la joie! J’aurais de la joie si je le connaissais ».

 

Et puis Noël. Elle est invitée à beaucoup de célébrations de Noël : hôpital des femmes, salle d’opération, clinique médicale. « Je ne peux pas aller à toutes ». « Dans la salle d’opération, je suis chez moi. J’y suis tous les jours ». C’est donc là qu’elle va. « Noël avec Sœur Hedi fut sympathique… On a fait un petit arbre, puis Sœur Hedi a lu un tout petit passage de l’évangile : l’histoire de Noël. Cela m’a impressionnée parce que j’ai pensé que c’était une véritable célébration de Noël, cette lecture de l’évangile; et Sœur Hedi a fait un effort sur elle-même. Parce qu’elle est timide ». C’était le 23 décembre.

 

Le lendemain, elle pense aux catholiques. « Les catholiques ont maintenant leur messe de minuit. J’aurais terriblement aimé y aller. Je n’y ai encore jamais été ». Elle en parle avec sa mère qui lui propose plutôt d’aller à dix heures à la cathédrale (protestante). Elle n’a pas voulu. (Mystère de la jeunesse, p. 148-156).

 

14. Gerhard Hotz

 

Amitié. C’est lorsque Adrienne eut la jambe cassée qu’elle fit la connaissance du Professeur Gerhard Hotz. Suite à un plâtrage trop serré fait par des assistants, son pied s’était gangrené si bien que s’était posée la question de l’amputation. Le Professeur Hotz est alors intervenu. Il a dit : « Encore une heure, deux au maximum, et il n’y aurait plus rien eu à faire ». Ensuite c’est Hotz lui-même qui s’occupa d’Adrienne. « Il vient tout le temps… Il vient toujours fumer sa cigarette avant l’opération ». Sa « grande amitié » avec lui commença alors.

 

Durant les trois semaines qu’elle fut à l’hôpital pour sa jambe cassée, on l’emmena chaque matin sur une civière en salle d’opération et elle put regarder Hotz opérer. « Il est comme un père… Il veille à ce que je puisse tout voir exactement. Et pendant l’opération, il m’explique tout. C’est un trésor. Il veut que j’étudie la chirurgie. Je voudrais bien, mais je ne lui ai pas promis tout à fait ». Ce séjour à l’hôpital fut donc pour elle très bénéfique.

 

Un certain temps après, alors qu’elle avait déjà repris les cours, il se passa entre elle et lui une petite scène qui la marqua profondément. Le Professeur Hotz était occupé à donner des certificats de présence à ses étudiants. Quand arrive le tour d’Adrienne, il la regarde et lui dit : « Spierli, j’ai encore un mot à vous dire ». Adrienne s’inquiète : ce doit être fichu! Lui, à mi-voix (parce qu’il y a des étudiants tout autour) : « Vous devez me faire une promesse ». Elle le regarde. Lui : « Je voudrais votre consentement avant que je vous dise de quoi il s’agit »‘. Elle : Oui, il peut l’avoir, elle a confiance en lui. Lui : « Vous devez me promettre que vous ne serez jamais infidèle à la médecine, quoi qu’il arrive ». Adrienne est un peu effrayée, elle répond qu’elle n’a pas l’intention d’être infidèle. Lui : « Non, mais il se pourrait qu’on essaie de vous en détourner. Et vous n’avez pas le droit de vous en laisser détourner. Et deuxièmement, vous devez me promettre de rester toujours comme vous êtes ». Adrienne rit : « Je ne peux quand même pas promettre ça! » Lui : « Vous pouvez au moins penser que votre professeur le souhaite »… Il s’est ensuite levé et il m’a serré la main. Puis il s’est rassis et il a continué à donner les certificats de présence. Je suis partie avec le sentiment d’avoir vécu un instant très solennel, un sentiment moitié dans le ventre, moitié dans le cœur ». Elle avait alors eu le pressentiment qu’elle ne le reverrait plus. De fait, quelque temps après Hotz eut une perforation d’estomac alors qu’il se trouvait en Autriche. Il fut d’abord soigné à Vienne, puis il fut ramené à Bâle en très mauvais état. Fin juin, il était mort. Il avait six enfants dont l’aîné avait huit ans. « C’est pour moi très dur. Je lui dois tant. Je l’ai beaucoup aimé. Le matin où l’on m’a annoncé qu’il était mort, j’ai quitté la clinique, je n’ai pas voulu rester, je voulais aller n’importe où ».

 

Piqûre. Entre autres choses, Adrienne a un cours d’interventions médicales : elle apprend à faire des piqûres, des ponctions, un lavage d’estomac. « C’est une sensation curieuse d’avoir une seringue en main et de faire une piqûre à quelqu’un d’autre ». Alors elle pense à se faire à elle-même sa première piqûre « pour voir comment c’est, au lieu de piquer tout de suite quelqu’un d’autre. On est malhabile. Mais je ne pensais pas que de l’eau distillée puisse faire mal… Je me suis donc piquée et ça m’a fait mal ». Le professeur X arrive et il lui dit : « Que faites-vous là? Cela fait quand même mal! Il n’en a jamais eu une pareille. Il me tiendra à l’œil. Dès lors je fus son chouchou ».

 

L’instigatrice d’un boycott. L’histoire du boycott concerne ce même professeur X, chargé de cours à l’université de Bâle. « Histoire pénible », commence-t-elle par dire. Lors d’un cours de ce professeur, Adrienne est désignée pour faire une ponction pleurale, en présence des autres étudiants bien sûr. Le Professeur X va faire l’anesthésie lui-même car, dit-il « cela, vous savez déjà le faire ». Le Professeur fait sa piqûre. Adrienne est là tout près du patient et elle s’exclame : « Qu’est-ce qu’il lui arrive? » Le patient s’affaisse. Il est mort. Le Professeur lui avait administré de la cocaïne au lieu de la novocaïne, une dose qui, en quelques secondes, avait provoqué la mort.

 

Ce Professeur est en très mauvais termes avec les infirmières à cause de son caractère. Sœur Marie est une vieille diaconesse qui se donne beaucoup de mal. Elle dirige le service de médecine des femmes et elle prépare tout pour le cours. Elle a préparé de la novocaïne pour l’anesthésie. Le Professeur regarde la bouteille et, parce qu’il ne peut pas sentir la Sœur, et qu’il doit toujours trouver à redire, il lui lance: Non, ce n’est pas ‘ma solution’. Il pique toujours avec du 1% et c’était du 2%. La Sœur s’en va en courant et revient avec une autre bouteille; et parce que d’habitude il dit toujours ‘ma solution’ pour de la cocaïne, elle lui a donné de la cocaïne. Il ne regarde pas l’étiquette et il pique. « Ce fut un malheur » (en français dans le texte allemand).

 

Le Professeur X a toujours dit que le médecin portait seul la responsabilité de ce qu’il injecte; il ne peut pas dire qu’il pense autrement. Alors il a tout de suite renvoyé tous les étudiants. « Tous s’en allèrent, sauf moi », dit Adrienne. Et elle ajoute : « J’ai remercié Dieu quelque part de ne pas avoir fait l’anesthésie ». Le Professeur lui demande pourquoi elle ne s’en va pas. Elle : « Je veux voir ce qui va se passer; finalement je ne suis pas tout à fait étrangère à l’affaire ». Le Professeur fait alors venir Staehelin, le grand patron, et il lui dit qu’il n’y peut rien : la Sœur Marie, cette cruche, etc.

 

Staehelin et le Professeur X convoquent tous les étudiants concernés et leur donnent une consigne de silence sur l’affaire : c’est un secret médical dont on ne doit pas parler en dehors de l’hôpital. Cela, Adrienne peut le comprendre, mais que le Professeur rejette sur la Sœur la responsabilité, elle trouve ça « parfaitement dégoûtant ». Il y aura une enquête et les personnes directement concernées, qui se trouvaient au premier banc, et Mademoiselle von Speyr, seront convoquées. Et tout le monde devra dire que le médecin n’est pas responsable. Alors Adrienne s’est levée devant tout le monde et elle a dit au Professeur X : « Monsieur X, ce que je vais déclarer, ce ne sera pas cela du tout. Je dirai exactement ce qui est à dire dans un cas de ce genre selon votre propre enseignement ». Naturellement le Professeur pique une colère et il dit : « J’aurai encore à vous parler ». Adrienne : « C’est tout à fait inutile, je ne veux plus échanger un mot avec vous ». On avait espéré qu’elle serait un témoin à décharge. Deux amis d’Adrienne lui disent qu’il feront exactement comme elle. D’autres étudiants par contre pensent : on est quand même dépendant de lui parce qu’on a un examen à passer avec lui. Ils disent : « On n’accorde pas d’importance à sa condamnation ». Adrienne : « Moi non plus, mais il doit savoir que je le considère comme une espèce de cochon ». Puis Adrienne et ses deux amis décident aussi de ne plus aller au cours de ce Professeur.

 

Adrienne est convoquée par le magistrat instructeur « qui est un monsieur très aimable ». Le magistrat : « N’est-ce pas que le médecin doit toujours pouvoir se fier à ce qu’on lui tend? » Elle : « Ha! Ha! Vous dites ça comme ça! Monsieur X a toujours dit le contraire ». Le magistrat : « Vous êtes la première qui parle comme ça ». Elle : « Les autres parlent selon les instructions qui leur ont été données après coup par Monsieur X tandis que je dis la manière dont il nous a parlé auparavant dans l’éthique médicale ». Ses deux amis furent convoqués ensuite chez le magistrat. Le Professeur fut acquitté. La Sœur reçut d’abord quelque chose sous conditions, elle fut ensuite acquittée.

 

Adrienne n’est plus jamais retournée au cours de ce Professeur. La première fois, seuls Adrienne et ses deux amis n’y étaient pas, mais ils l’ont fait savoir bruyamment aux autres. Et ces trois amis étaient par hasard les meilleurs. Les autres ont pensé d’abord qu’ils pourraient en profiter. Mais le Professeur n’a pas osé faire faire des choses difficiles par des gens peu sûrs. Puis le Professeur fit savoir que si Adrienne retournait, elle pourrait faire des choses formidables. Elle : « Désolée! J’aurais encore d’autres occasions! » Finalement plus personne n’est allé à ce cours. Ensuite le Professeur annonça un nouveau cours pour l’été : éthique médicale. Un jour qu’Adrienne était en pathologie, il vint s’asseoir à côté d’elle et il lui dit : « Nous devons faire la paix ». Elle : « Je ne peux pas, nous n’avons pas la guerre; pour moi, vous n’existez plus ». Lui : « Que comptez-vous faire si je donne un cours d’éthique médicale? » Elle : « Le saboter ». Lui : « Mais je suis plus fort que vous ». Elle : « On verra bien; en tout cas, pour le cours j’ai été plus forte que vous ». Puis il a annoncé : « Maladies du sang ». Deux ou trois juifs polonais seulement y sont allés. Et elle dit : « Nous les avons achetés. Nous leur avons donné vingt francs pour qu’ils puissent s’acheter des livres d’hématologie. Ils les ont bus, naturellement, ça m’est égal ». Puis le Professeur a écrit une lettre à Adrienne. Elle ne l’a pas ouverte. L’expéditeur était indiqué. Elle a seulement écrit : « Retour à l’envoyeur ». Encore une fois le Professeur l’a contactée, lui disant combien cela lui était pénible de devoir traiter avec elle. Elle a répondu qu’elle ne souhaitait pas discuter avec lui. Lui : elle l’oblige à renoncer à son poste de chargé de cours. Elle : « Bien! Bien! » Intérieurement elle se dit qu’elle ne savait pas qu’elle pouvait être aussi opiniâtre. Elle se dégoûte un peu elle-même. Finalement, il a quitté Bâle.

 

Adrienne fut absolument bouleversée par l’événement. L’après-midi où l’accident s'était produit, elle n’eut pas le courage d’aller aux cours. Elle est allée chez une amie. « Tuer simplement comme ça un homme! Et j’ai choisi une profession où ça peut se produire… La mort si proche… Récemment celui qui était tombé de l’échafaudage, et maintenant celui qui se fait tuer par le médecin… Ce n’est pas ma mort maintenant qui est importante, le Bon Dieu s’en occupera bien. Mais les autres! Mais comment se fait-il que j’aie peur pour les autres et pas pour moi? Là où d’autre part on doit quand même toujours se considérer comme le plus grand des pécheurs! » (Mystère de la jeunesse, p. 157-168).

 

15. Sous-assistante

 

Juillet 1926. Adrienne est sous-assistante en chirurgie. « C’est follement passionnant… La vie ». Les opérations sont faites par les médecins assistants et les médecins chefs. « On n’a pas de patron parce que Hotz est mort ». De quatre heures du matin à dix heures ou onze heures du matin, elle est sans arrêt en salle d’opération. « C’est assez fatigant ».

 

Elle adore rencontrer les patients à l’hôpital. « Dans chaque salle de patients, on est tout à fait chez soi. On doit toujours veiller à ce qu’on dit aux gens parce qu’ils y croient. Pour les gens, on est mademoiselle le docteur, les médecins m’appellent aussi comme ça parce que c’est mieux pour les patients. Ils me racontent les histoires les plus impossibles, tout ce qu’ils ont vécu, tout ce qu’ils ont ou tout ce qu’ils n’ont pas, et leurs familles… »

 

« Les catholiques doivent tous recevoir les derniers sacrements avant de mourir… De temps en temps on doit préparer les gens pour qu’ils permettent au prêtre de venir… Si on voit quelqu’un qui est très mal, je demande à la Sœur si cette personne est catholique; souvent cela ne se trouve pas dans l’histoire de la malade ». Parce que la Sœur est diaconesse, ça ne l’intéresse pas beaucoup. Adrienne va donc trouver les gens eux-mêmes, « et on parle avec eux jusqu’à ce qu’ils soient d’accord. Les catholiques croient que c’est une manière d’ouvrir à l’âme les portes du ciel… Je pense que c’est sympa la manière dont les catholiques accompagnent les gens. Quand on va recevoir les derniers sacrements, on se confesse d’abord. C’est ce qui me plaît toujours le plus dans le catholicisme parce que je crois que l’obligation de se confesser est comme un petit rappel que nous sommes toujours accompagnés : je devrais réellement commettre moins de péchés. Et si les catholiques peuvent tenir pour vrai qu’après la confession on est tout propre, cela doit être incroyablement beau! »

 

Elle aime toujours beaucoup aller dans les salles. « C’est intéressant parce qu’on peut toujours parler avec les gens. J’ai toujours l’impression que quand on est au lit – et j’y ai été assez longtemps -, on a du temps pour penser à des choses auxquelles on ne pense pas d’habitude ».

 

Elle a des journées fort chargées, elle ne dort pas beaucoup en semaine, elle se rattrape le dimanche. Mais elle trouve le moyen de prier quand même, au laboratoire par exemple, « pendant que les choses se passent », ou la nuit, ou en faisant des oraisons jaculatoires. Mais il y a une foule de choses qui lui semblent curieuses. « Qu’est-ce que c’est que la grâce?… Il y a quand même un tas de morts à l’hôpital. Et un tas de souffrances. Un tas de séparations et aussi des souffrances physiques. Et pourtant ce n’est pas un lieu triste. Parce qu’il y a autre chose. J’ai pensé que c’était peut-être la grâce »… Merke lui a dit : « Quand on opère quelqu’un, on doit ensuite aller le voir. Il voulait parler de l’obligation du chirurgien… Le chirurgien a sa responsabilité… Et je pense : parce que je suis à l’hôpital, j’ai aussi ma responsabilité. Pas seulement parce que je suis à l’hôpital sur mes deux jambes, mais parce que j’ai dans le cœur un mystère qui est très vivant et qui grouille de vie ». Qu’est-ce que c’est que ce mystère? « Cela n’a pas de nom ». Mais elle va essayer de dire l’application. « Le soir, avec la responsabilité que j’ai (parce que j’ai quelque chose dans le cœur), je passe souvent dans les salles très doucement, et je ne réveille personne. Mais ceux qui ne peuvent pas dormir et ceux qui souffrent, je les tranquillise. Ils aiment ça. Je vais dans mon service auprès de tous ceux qui viennent d’être opérés et auprès des vieux qui sont plus ou moins agités, et auprès de ceux qui sont gravement malades, et beaucoup disent qu’à partir de ce moment-là ils ont été tranquilles. A l’un, on donne un peu la main; ou bien on la met toute fraîche sur le front; à un autre, on donne une goutte de thé… L’amour a beaucoup plus d’effet la nuit que le jour. Le jour, les autres sont là. La nuit, ne sont éveillés que ceux qui ont besoin d’amour. Il se crée ainsi une communauté de ceux qui ont besoin et de ceux qui savent. C’est vers minuit que je fais mon tour. Il n’y a que le samedi que je rentre à la maison. Sinon, tous les jours depuis que je sais… qu’on doit, qu’on en est capable ». En passant dans les salles, elle prie un peu. « Je demande au Bon Dieu de bien vouloir aider ici, de donner un instant de sommeil à cette pauvre femme, de donner à cette autre, là, quelques bonnes pensées, ou bien de montrer à celle-ci qu’il y a de l’amour dans le monde, que l’existence a un sens ».

 

Il lui semble parfois que quelque chose n’est pas juste dans la profession de médecin : c’est que le médecin ne peut pas prendre sur lui la souffrance de ses malades. Elle pressent déjà qu’on peut offrir à Dieu une souffrance. Dans son service, il y a une patiente qui a un cancer du sein, un « cancer en cuirasse », une cuirasse qui écrase pour ainsi dire de l’extérieur la cage thoracique. « C’est très angoissant parce qu’on n’a plus d’air et qu’on souffre terriblement ». Alors elle a un jour dit au Bon Dieu que s’il voulait avoir d’elle quelque chose comme ça, « simplement comme cadeau’, il pouvait l’avoir. Mais aussitôt, elle a dû rire un peu de sa témérité. « Il pourrait tout d’un coup me prendre au sérieux ». Et alors serait-elle capable de porter convenablement ce fardeau? « Il ne s’agirait pas de se plaindre toute la journée. On devrait avoir de la tenue ».

 

Dieu n’est jamais loin de ses pensées. « Au fond, je vais bien et je suis triste… Je vais bien parce que je suis heureuse à l’hôpital. J’aime bien les patients, je m’entends aussi très bien avec tout le monde. Les gens m’aiment bien… C’est toujours un peu la fête quand je suis là. Et à part ça, nous avons toujours beaucoup de travail, et il se passe beaucoup de choses tristes, on voit beaucoup de tragédies ». Et pourtant elle sait qu’elle fait quelque chose à quoi elle est destinée. « De temps en temps c’est comme si on avait un très, très grand panier à linge plein de soleil et qu’on pouvait distribuer ce soleil. Et c’est triste parce que je sais que le Bon Dieu pense au fond à beaucoup plus qu’à un panier à linge ». Elle a toujours l’impression qu’elle ne donne pas à Dieu la bonne réponse parce qu’elle ne sait jamais où elle se trouve. « Il y a donc quelque chose d’inaccompli vis-à-vis de Dieu ».

 

A la mi-septembre, elle part en vacances pour quinze jours. D’abord chez son amie Pauline, à Bois d’Amont. Elle dort beaucoup, jusqu’à midi… L’après-midi, vers quatre heures, elle part seule prendre des écrevisses. « J’y vais toujours seule… Cela m’a fait plaisir d’être toute seule dehors comme ça pendant des heures… Quand j’avais le panier plein rapidement, j’ai arrêté et j’ai regardé un peu le Bon Dieu. Pendant le sommeil, c’est souvent aussi comme ça… Souvent on dit : ‘J’ai dormi’, et en fait on était simplement auprès du Bon Dieu en toute vérité ».

 

Après Bois d’Amont, elle va à Genève, chez son amie Madeleine qui a un mignon petit garçon. Avec son amie, il lui arrive d’aller dans une pâtisserie, « puis nous tournons autour de la cathédrale, nous parlons du catholicisme parce que Madeleine me demande si je sais encore que je dois entrer dans un monastère. Elle me pose la question d’une manière totalement inattendue. Je ne m’en souvenais plus. Elle l’a toujours dit. Mais moi et entrer dans un monastère! Je ne sais même pas ce que c’est qu’un monastère ». Alors son amie lui suggère d’aller à Fribourg pour voir un monastère, parler avec la supérieure pour voir ce que c’est. Adrienne lui répond : « Je ne peux quand même pas simplement y aller et dire à la supérieure que mon amie m’a dit que je devais parler avec elle. Elle deviendrait malade du simple fait que je suis protestante. Madeleine dit que je ne suis pas du tout protestante. ‘Tu es, dit-elle, à la disposition du Bon Dieu’. Ce n’est pas particulièrement précis : disposition ».

 

Nouveau semestre : elle est en médecine. Elle regrette toujours son temps de chirurgie. « En chirurgie, je pensais toujours qu’on sentait le Bon Dieu dans chaque salle… On savait pourquoi on travaillait ». De temps en temps elle croise l’aumônier, « il me fait toujours des compliments : Oui, on vous a bien aimé en chirurgie, mais on vous aimera aussi en médecine ». Réflexions de la jeune protestante sur le prêtre : « Le prêtre a le droit de porter le Sauveur dans ses mains. J’aurais une peur bleue de le laisser tomber’ ».

 

Elle est allée pour deux jours à la Waldau pour les soixante ans de sa tante. « Hier à la Waldau, j’ai pensé que ma tante était si gaie parce qu'elle ne pense pas du tout peut-être qu’elle va bientôt mourir… J’ai pensé alors que chaque jour je voudrais être prête à mourir. Mais aujourd’hui déjà ». Le catholicisme? « Je pense de temps en temps qu’il est comme un rocher tout à fait escarpé, ce catholicisme… Je ne suis pas sûre que je deviendrai catholique. Tout est encore si étranger… J’ai souvent l’impression, très souvent – cela provient peut-être de Leysin – qu’il y a sur ma route un rocher tout à fait escarpé. Et on n’a pas le droit ce creuser un tunnel en dessous, il faut qu’on grimpe ». Elle n’a pas l’impression que le rocher est là maintenant, ou que dans un an il sera plus proche qu’aujourd’hui, ou bien qu’il apparaîtra dans deux ans, qu’il y a quelque part un sentier : ça reste immuablement la même chose. « C’est un cauchemar »… Je n’ai pas réfléchi à l’idée que le rocher pouvait venir de Dieu ». Elle a pensé peut-être quand même : destin. « Quand je dis destin, je pense quand même naturellement : destin donné par Dieu ».

 

Adrienne a réussi à devenir assistante d’une femme médecin, Marti, qui est à la médecine des femmes à l’hôpital. L’ambiance n’est pas particulièrement gaie, mais au moins là, elle apprend toutes sortes de choses. Marti est protestante et Adrienne lui trouve depuis longtemps un visage très malheureux. Le protestantisme occupe une grande place dans la vie de Marti. Et en regardant vivre Marti, Adrienne se demande « si le Bon Dieu, quand on s’occupe beaucoup de lui, ne vous met pas des œillères qui sont toujours plus étroites ».

 

Elle voit toujours beaucoup de gens qui meurent très lentement : des tuberculeux, des cardiaques. « On voit comment pour quelqu’un ça va de plus en plus mal, très lentement. On peut imaginer qu’ils sont de plus en plus dans la main de Dieu; peut-être qu’auparavant déjà ils étaient aussi solidement dans la main de Dieu, mais on ne le voyait pas très clairement; maintenant on le voit; plus ça va mal pour eux, plus visible est la main de Dieu. Il leur donne encore un délai, mais il leur envoie cette maladie pour qu’ils le remarquent… J’essaie toujours de me rendre compte très prudemment s’ils ont conscience de la gravité de leur état. Je n’ai pas le droit d’aborder moi-même le sujet. Je dois toujours l’amener par des détours. Et alors je leur raconte des histoires du Bon Dieu. Par exemple, le Bon Dieu a pensé maintenant que mademoiselle Müller est une bonne couturière et il voudrait faire d’elle maintenant une bonne couturière dans le ciel parce qu’il a décidé de ne plus vouloir être plus longtemps sans elle. Il décide d’un jour, mais il ne lui dit rien… Si j’allais chercher mademoiselle Müller très brusquement, elle serait quand même trop étonnée. C’est pourquoi je dois aller la chercher tout doucement pour qu’elle ait le temps de s’habituer. Que pendant un certain temps elle ait un peu des battements de cœur et qu’elle ne soit plus en état de coudre comme il faut, qu’il lui vienne à l’esprit qu’elle pourrait bien être malade et qu’elle aille chez le docteur et que celui-ci prenne une mine sérieuse et dise : Écoutez, mademoiselle Müller, maintenant vous devriez quand même aller un peu à l’hôpital. Et alors elle est surprise et elle pense : de quoi s’agit-il? Maintenant je suis couchée à l’hôpital, je ne peux plus coudre, je ne vais pas très bien et finalement j’ai soixante-treize ans, peut-être que le Bon Dieu a frappé un peu à ma porte ». Et Adrienne regarde alors si mademoiselle Müller rit et si elle peut continuer à raconter. « Peut-être que maintenant ce ne sont plus les clients qui sont importants, mais le Bon Dieu. Et c’est justement ce que le Bon Dieu avait voulu : qu’elle commence à ne plus voir ses journées comme des journées de machine à coudre, mais comme des journées du Bon Dieu ». Évidemment Adrienne ne peut pas faire la même chose avec tout le monde… « Des histoires très simples sur le Bon Dieu. On n’a pas idée comme le Bon Dieu peut être simple… Je le vois auprès des mourants… De temps en temps je parle vraiment avec Dieu. Ce n’est pas une prière. C’est lui parler. Dans la prière, on ne sait jamais ce que pense le Bon Dieu. Quand on lui parle, on le sait ».

 

Et puis voilà, elle voudrait « être bonne avec les gens ». Encore un professeur qui voudrait sortir avec elle. L’intention du professeur est bonne. Mais elle a dit non pour ne pas lui donner l’impression qu’il y avait quelque chose. Et puis elle pourrait se laisser prendre très vite par la compassion : un type sympathique, un peu ridicule, un peu désarmé. Elle voudrait être bonne avec les gens et elle regrette de devoir dire non.

 

Nouveau Noël à la maison : comme d’habitude. « Pourquoi est-on si plein de désirs à Noël? Chaque année, la nuit, je ne peux pas dormir ». Elle est toujours un peu déçue. « Comme si on avait attendu un cadeau énorme et on est servi avec cinq centimes ».

 

Elle a eu trois jours de congé à Noël et deux jours pour la nouvelle année. Elle aime bien le Bon Dieu. « Mais je sais si peu de choses sur lui. Je parle avec lui ». Quelques jours après Noël, toute seule dans sa chambre, elle a fait « quelque chose comme une célébration avec le Bon Dieu ». Elle a allumé les bougies rouges du petit arbre de Noël que lui avait donné sa tante. Elle s’est d’abord assise, et elle aurait voulu se confesser. « Et puis je n’ai pas pu le faire comme ça en restant assise, et je me suis mise à genoux par terre. Et au moment où je voulais tout dire, je n’ai plus rien su. Combien de péchés on peut avoir, une personne normale comme ça? » Et puis elle a senti que le Bon Dieu le savait déjà. Et puis « j’ai compris que le Bon Dieu veut simplement qu’on se réjouisse de son enfant. Puis j’ai imaginé comment la Mère de Dieu tient son enfant sur ses genoux et prie. Mais peut-être ne prie-t-elle pas, elle lui chante plutôt, des berceuses comme ça, pour qu’il s’endorme et soit heureux. Et cela aussi est une prière, je ne le savais pas du tout… J’ai donc un peu chanté, plus avec l’âme qu’avec la voix, et j’ai imaginé comment elle a son enfant. J’étais toute seule, mais il me sembla que je n’étais pas particulièrement seule. Entre-temps, les bougies de l’arbre de Noël se sont éteintes. Ce fut une célébration de Noël comme ça ».

 

Un jour, en l’absence de sa famille, elle a pris terriblement froid. « J’ai toussé à faire pleurer le Bon Dieu ». Marti, avec qui elle travaille, a voulu l’examiner. « Elle fut convaincue que j’étais sérieusement malade. Tuberculose ». En fait ce n’était qu’une bronchite aiguë pour laquelle elle est restée quatre jours à l’hôpital. « Je n’ai pas eu peur du tout, je n’ai jamais pensé que j’avais la tuberculose. J’ai seulement pensé au Bon Dieu durant ces journées. Je ne l’ai pas fait intentionnellement. Simplement, pendant quelques jours, je n’ai vécu qu’avec Dieu. Un peu prié et, entre-deux, pensé à lui… Naturellement c’était beau, mais infiniment triste… Peut-être à cause de mon péché qui m’empêche de sentir le Bon Dieu totalement. Il y a pourtant des gens qui sentent le Bon Dieu. Je ne veux pas dire sentir avec les sens. Comment dire? Ils s’approchent de lui… parce qu’ils font exactement ce qu’il veut. Et il y a les autres. Dont je fais partie… Et si l’on faisait ce qu’il veut totalement, totalement, totalement, est-ce qu’on le sentirait? » Ne pas le sentir, c’est un peu comme si elle était aveugle, pense-t-elle.

 

Elle a eu un jour une longue conversation avec Marti, le médecin dont elle est l’assistante. Elles ont parlé religion. « Je lui ai dit qu’il y avait sans doute quelque chose de faux dans sa piété, car celle-ci devrait quand même la rendre abordable. Si j’aime le Bon Dieu, cela m’oblige aussi à aimer les gens ». Marti avait dit à Adrienne : « Les patients t’aiment bien ». Adrienne lui avait répondu : « Je ne veux plus que les gens m’aiment bien ». Elle ne voulait pas se mettre devant Marti. Mais Marti est sans doute moins aimable qu’Adrienne avec les patients. Marti a beaucoup de mal à être ouverte avec les gens… Pour Adrienne, Marti voudrait faire le bien, seulement elle n’en est pas capable. « Elle a une foi très curieuse ». Adrienne se demande si Marti ne serait pas plus heureuse, plus comblée, si elle ne croyait pas. Mais peut-on rectifier la foi de quelqu’un?

 

Elle se demande si elle ne devrait pas arrêter la médecine pendant un semestre pour faire de la philosophie et de la théologie. « Je voudrais mieux comprendre les autres, mieux comprendre aussi l’état de maladie, et apprendre à connaître certaines nécessités de Dieu et des hommes que, pour le moment, je ne fais que deviner »… « Du Bon Dieu, je ne sais presque rien. Et du désir de Dieu qu’ont les gens, je ne sais presque rien non plus. Et du désir que Dieu a des hommes, je ne sais rien non plus »… « Je comprends toujours mieux le bien-fondé de mes études; je dois devenir médecin, mais plus je le vois, et plus je saisis l’exigence et la profession, moins je comprends le pourquoi ».

 

Nouveau semestre d’études. « Naturellement, je dois beaucoup turbiner ». Le Bon Dieu dans tout ça? « On peut l’emmener partout avec soi… De temps à autre je désespère de lui »… Et elle prie : « Il y a là un étudiant qui ne croit plus, là une femme malade… Qu’il veuille bien rendre la foi à cet étudiant ou aider cette femme ». Elle emmène aussi le Bon Dieu avec elle pour une autre raison : « S’il trouve qu’il doit d’abord être sévère (avec quelqu’un), qu’il doit d’abord punir », il est important qu’il « ne soit pas seul avec la personne concernée, mais qu’il puisse aussi se servir de moi ». Elle pense qu’on peut souffrir pour les autres, à leur place. « Je suppose qu’il y a certaines tristesses que le Bon Dieu me donne : une certaine horreur du péché, l’impossibilité de supporter certaines brutalités, etc… Lors d’une opération, on ne peut pas éviter aux gens de souffrir. Quand je fais une injection difficile, je pense qu’il faut bien que j’enfonce l’aiguille. Il y a quelque chose de très imparfait dans la médecine : le fait qu’on ne puisse pas prendre sur soi ce qui incombe de souffrances aux autres. Et pourtant il y a quelque chose qu’on peut prendre sur soi… Et avec le Bon Dieu, c’est possible dans une mesure beaucoup plus grande encore sans qu’on puisse préciser exactement ».

 

Sa prière actuelle : chaque jour, deux ou trois Notre Père. « Et de plus, quelques prières que j’invente moi-même. Mais maintenant justement je parle peu dans ma prière. Souvent pas du tout ». Comment expliquer ça? « Quand mon père vivait encore et que j’étais une toute petite fille, souvent, comme tout d’un coup, il m’arrivait de languir de lui. Il était dans sa chambre, occupé à lire, ou bien il faisait ses comptes ou autre chose. Alors j’entrais, toute seule, il y était habitué et ne disait rien. Et je restais là simplement. Sans parler, parce qu’il était occupé. C’est ainsi que je pense souvent : je m’approche un peu du Bon Dieu, tout doucement. Je ne veux pas le déranger, seulement être un peu avec lui. Parce que je me languis de lui ».

 

« Il y a un mystère dans ma vie et je ne peux pas y toucher ». Elle pense très souvent à la confession. « Et je pense qu’il serait bon de pouvoir confesser ses péchés, de pouvoir les dire à quelqu’un qui les écoute en Dieu, qui les écoute sur mission et qui a, par le Bon Dieu, l’expérience de me dire ce qui est à faire »… « La nuit, quand je suis dans ma chambre et que je prie… On voit le sérieux de ce que Dieu demande et on lui fait sérieusement une promesse… On sait qu’il veut quelque chose, mais on ne sait pas ce qu’il veut; on sait qu’il attend quelque chose, mais on ne sait pas quoi. Et chaque fois qu’après la prière on dit à la fin : ‘Et tout’, avec ce ‘tout’ on pense à ce qu’on ne voit pas, à ce qu’il sait, à ce qu’il voudrait en quelque sorte. On lui promet cela, un peu comme la promesse que fait une fiancée à son fiancé pour la vie, et elle ne sait pas au juste ce que sera cette vie, elle se remet seulement entre ses mains… Et pourtant on ne peut pas promettre seulement lorsque Dieu a déjà montré ce qu’il veut, on doit promettre avant ».

 

Amitié. Son amitié avec le chirurgien et futur Professeur Merke a commencé par beaucoup de froideur. « Je ne m’entends pas particulièrement bien avec Merke. Il est très raide. Je crois qu’il n’aime pas les filles ». Quelque temps après, les relations se sont améliorées. « Ce matin, j’ai dû assister Merke; jusqu’à présent toujours des affaires de ventre. Maintenant le premier goitre, et justement avec Merke… Je me demandais comment ça allait se passer. Ce type est d’une sobriété inouïe. Il me plaît beaucoup maintenant. Nous avons opéré toute la matinée; ensuite encore deux hernies et puis encore une affaire d’os. Il ne s’énerve pas le moins du monde. Il opère comme on coud une robe, de point en point. Si on ne voit pas quelque chose – ce n’est pas facile la première fois -, il vous l’explique d’une voix paisible. Pas le moindre théâtre. Je crois que je n’ai plus peur du tout de lui maintenant. Il m’en impose énormément ». Elle voudrait bien l’aider un peu dans son travail de recherche. Elle pense à le lui demander si un jour elle en a le courage.

 

Et puis un beau jour, c’était le premier août, l’occasion se présente. C’est la foire commerciale. Il y a un bateau qui est un lieu de détente. Tous voudraient bien y aller ce soir-là. Merke est de service. A quatre heures, Adrienne rencontre Merke tout seul dans un couloir. Elle : « J’aurais aimé vous poser une question ». Lui : « Moi aussi. Posez d’abord votre question ». Elle : « Est-ce que je ne pourrais pas vous aider un peu dans votre laboratoire? » Lui : « Si. Il y a justement quelque chose d’intéressant qu’il pourrait lui donner : un contrôle de métabolisme directement sur le tissu de la thyroïde des rats, etc ». Il explique les choses à Adrienne très clairement et très précisément. Elle le ferait très volontiers. Merke lui pose alors sa question : Est-ce qu’elle accepterait de faire le service avec lui cette nuit? Tous les autres voudraient aller sur le bateau ce soir. « Et il a pensé que si je voulais faire le service, nous pourrions nous en sortir à deux. Il ne se passera peut-être rien, on ne sait pas. J’ai dit oui, mais j’ai pensé : Mon Dieu, fais qu’il ne se passe rien ». A huit heures, tous les autres sont partis parce qu’ils voulaient aussi souper sur le bateau. A huit heures cinq, on apporte le premier cas… Ensuite ils ont opéré de huit heures dix le soir jusqu’à quatre heures du matin. Une urgence après l’autre. A quatre heures, ils vont à deux dans la salle des assistants pour se restaurer un peu et c’est Merke qui fait le service. « J’ai mangé comme une enragée après huit heures d’opération ». Puis ils sont repassés par l’hôpital. « Quand on a des cas aussi graves, on ne va jamais au lit sans les revoir encore auparavant ». Ensuite il a voulu accompagner Adrienne à pied jusque chez elle. Il ne voulait pas la laisser en plan toute seule au milieu de la nuit. Comme adieu, il dit à Adrienne : « Et avant huit heures, je ne veux pas vous voir à l’hôpital ». Et lui? Il doit y être à nouveau à six heures.

 

Dans les jours qui suivent, elle commence son travail au laboratoire de Merke, l’après-midi, la plupart du temps jusqu’à minuit. Merke maintenant lui en impose « d’une manière incroyable. Mais d’autre part il a besoin d’une femme. Il a besoin d’amour. Il a besoin de quelqu’un qui l’attend, qui est à la maison quand il rentre fatigué, quelqu’un avec qui il peut parler de ses soucis et de ce qui l’intéresse. Il a besoin au fond de se donner lui-même et il a besoin d’enfants. Et toute la question est de savoir si on ne devrait pas lui donner tout ça… On pourrait travailler ensemble. Nous travaillons très bien ensemble. Je peux très bien m’adapter à sa manière. Nous avons un rythme de travail qui peut très bien s’accorder… Naturellement il est plus âgé et il a une autre développement que moi. Mais si un jour j’ai une idée qui est juste quelque part, il ne se présente pas du tout comme celui qui l’aurait eu lui-même… » Mais il y a peut-être quand même le mystère qui fait obstacle… « Il y a toujours le mystère avec le Bon Dieu ». Merke est catholique, cela signifie quelque chose pour lui; « il croit vraiment ». « Je serais très heureuse de pouvoir me marier avec un catholique. Parce que je crois que c’est l’unique forme possible de christianisme. Ce serait très beau d’arriver au catholicisme par son mari ».

 

De temps en temps, elle travaille tard le soir avec Merke dans son laboratoire. Et parfois il l’a emmenée avec lui dans sa chambre. La troisième fois, elle a compris le sens de ces rencontres et elle n’a plus voulu l’accompagner. Toujours le mystère. « C’est donc arrêté avec Merke… Il vient souvent au laboratoire, peut-être plus qu’auparavant, mais il ne m’invite plus à monter. Il a sans doute compris. Mais ce n’est pas fini, nous sommes de très bons amis »… (Mystère de la jeunesse, p. 169-204).

 

16. San Bernardino

 

L’une de ses cousines lui a donné un chèque daté du dix juillet « pour qu’elle soit sûre que je ne l’emploie pas autrement… Je dois prendre des vacances, je n’ai pas le droit d’utiliser l’argent autrement ». Elle décide d’aller dans la montagne, quelque part où il y a aussi un lac « parce que c’est plus beau ». Elle aurait aimé partir avec une amie; finalement celle-ci se désiste. Elle se retrouve à San Bernardino, dans les Alpes suisses. Juste en face de l’hôtel où elle est logée, il y a une petite chapelle. Chaque matin, ça sonne à cinq heures. A l’hôtel, il y a des Bâlois, mais elle ne connaît personne. Elle commence par de petites promenades. Pour la première fois de sa vie, elle a vu des marmottes. « Cela m’a aussi donné des pensées amusantes au sujet du Bon Dieu. Il est justement là aussi auprès des bêtes que personne ne voit… Ce sont des bêtes pleines d’humour. Et il faut aussi de l’humour pour les créer ».

 

Puis, rapidement, elle fait connaissance avec tous les gens en pension à l’hôtel où elle loge et aussi avec quelques autres qui logent ailleurs: « Uniquement des gens qui ont une certaine vie. Je ne peux pas dire qu’ils sont proches de Dieu, mais ils veulent quelque chose et ils sont intelligents et amusants ». Parmi les vacanciers qu’elle rencontre, il y a Emil Dürr qui, dès le premier jour, s’éprend follement d’Adrienne. Dürr est professeur d’histoire à l’université de Bâle; il était veuf et avait deux petits garçons. Adrienne se réfugie dans sa chambre et elle prie « comme une folle ». « J’ai supplié le Bon Dieu de bien vouloir donner à Dürr une femme pour son chemin de vie. Mais est-ce que ce Dürr sur sa route, cela ne viendrait-il pas de Dieu? « Je ne voudrais pas dire non aussi simplement par moi-même alors que Dieu pense oui. Et je ne voudrais pas dire oui si ce n’était pas prévu comme ça… Seulement je ne crois pas que si Dieu veut un mariage il exige qu’on décide tout le même jour ». Pendant quelques jours elle fait des promenades, des randonnées, elle est là aux repas bien sûr, il y a du champagne, de la danse parfois jusque très tard dans la nuit, et puis des conversations, des discussions et des échanges à n’en plus finir : elle est toujours très entourée par les Bâlois. Finalement, pour fuir Dürr, elle décide de partir plutôt qu’elle ne l’avait prévu sous prétexte qu’elle n’a plus d’argent. Pour ne pas mentir en disant qu’elle n’a plus d’argent, elle met deux cents francs dans la petite chapelle. « Pas par générosité. Simplement pour prendre la décision de partir. Après, c’est irrévocable… Le prêtre paraît si pauvre, il en aura peut-être besoin pour lui ou bien il le donnera peut-être aux pauvres ». Il lui reste donc cinquante francs pour rentrer à Berne (et la Waldau) àvélo et en train, en passant par le Tessin.

 

A Locarno, elle monte à la Madone del Sasso. « J’ai voulu y aller parce que j’y avais été avec mon père… J’ai pensé : là on peut prier. Et la Mère de Dieu doit un peu m’aider et me montrer ce qu’on doit faire maintenant. Car je ne sais pas… Puis j’ai laissé encore vingt francs à la Madone del Sasso ». A San Bernardino, Dürr lui avait dit un jour qu’il croyait qu’elle deviendrait catholique. Elle avait répondu qu’elle n’y pensait pas. Lui : « Cela m’étonnerait que vous n’y pensiez pas ». Et il avait ajouté qu’il n’y mettrait aucun obstacle et qu’à tout moment lui-même pourrait devenir catholique si elle le voulait. Elle ne pense pas devenir catholique, elle pense au Bon Dieu, elle veut faire ce qu’il veut. « Et je pense que s’il était catholique il le montrerait ».

 

Quand Adrienne est arrivée à la Waldau avant le jour fixé, tout le monde s’est demandé ce qui s’était passé. On l’interroge et chacun y va de sa petite hypothèse; finalement la tante Jeanne conclut : « Nous saurons un jour la raison, nous n’avons pas besoin de nous casser la tête à l’avance ».

 

Pour essayer d’y voir clair, Adrienne se décide à parler avec son oncle de ce qui la préoccupe. Avec qui pourrait-elle en parler sereinement puisque ses relations avec sa mère sont plus que difficiles? Pour l’oncle, il pensait que c’était l’inactivité des vacances à San Bernardino qui avait poussé Adrienne à écourter son séjour là-bas. Réponse d’Adrienne : « Oui, mais il y a encore autre chose, mon oncle. Je voudrais un jour t’en parler ». Pour l’oncle, pas question d’attendre; il signifie à sa secrétaire qu’on ne doit pas le déranger. Adrienne : «  Écoute, je ne sais pas ce que je dois faire. Il y a quelqu’un qui voudrait se marier avec moi ». L’oncle alors taquine la nièce : « Quelle place a-t-il sur ta liste? » Parce qu’il a entendu dire que partout où va sa nièce, que ce soit à Bâle ou à Berne, il y a toujours beaucoup de prétendants autour d’elle. Et il sait aussi qu’elle a toujours refusé leurs avances. Adrienne : « Et tu crois à tout ça? » Lui : « Tant qu’on ne parle pas avec moi, il faut bien que je le croie ». Mais la moquerie avait quelque chose d’aimable et de paternel. Alors Adrienne : « Mais cette fois-ci, c’est différent. Il faut que je donne une réponse rapidement. J’ai l’impression que, pour lui, c’est une nécessité de se marier parce qu’il a des enfants ». L’oncle : « Pour les autres, tu n’as pas trouvé de raison de te presser. Cette fois-ci, tu sembles vouloir toi-même conclure bientôt l’affaire ». Adrienne parle un peu des amis de son prétendant, qui étaient également à San Bernardino, entre autres de son meilleur ami, le journaliste Oeri. L’oncle en conclut, en entendant ce nom, que le prétendant ne devait pas être quelqu’un de médiocre. Mais cela, Adrienne ne l’avait pas tellement remarqué parce qu’elle avait trouvé que le prétendant, si follement amoureux, s’était comporté d’une manière stupide avec elle. Et elle ajoute : « Il a vingt ans de plus que moi et il a deux enfants ». L’oncle : « Mon Dieu! Des enfants! » Elle : « Pourquoi dis-tu cela? » Il avait toujours pensé que la vie pour Adrienne serait plus simple sans enfant. Et l’oncle continue à lui dire des choses aimables qu’il n’avait jamais exprimées jusque-là. Il lui parle simplement pour dire ce que comprend un vieil oncle. « Et les vieux oncles sont toujours d’une certaine manière amoureux de leurs nièces et ils voudraient être aux petits soins avec elles ». Adrienne lâche alors le nom du prétendant : Dürr. Lui : « Tiens! Tiens! » Il vient de lire le premier tome de son histoire de la Suisse : « C’est vraiment un ouvrage remarquable »… « Tu es pressée de lui dire oui? Alors que d’habitude c’est toujours non! » Adrienne : « Je peux très bien dire non ». Lui : ce n’est pas à lui de décider. Il voudrait en parler un peu avec le meilleur ami de Dürr dont Adrienne lui avait parlé. Le soir même son oncle téléphonait à Oeri.

 

Oeri est donc venu, il a parlé longuement avec l’oncle. Et ensuite Oeri a raconté à Adrienne tout l’entretien. 1. L’oncle (qui est célibataire) ne recommanderait jamais à personne de se marier. 2. Il a toujours pensé qu’Adrienne serait tout autre chose qu’une femme au foyer. 3. Si Adrienne disait oui, l’oncle ne saurait jamais pourquoi (mais tout le monde sait qu’il dit cela chaque fois qu’Adrienne fait quelque chose). 4. L’oncle serait bien aise d’avoir Dürr comme neveu…

 

Il fallait aussi qu’Adrienne en parle à sa mère; elle le fait à la Waldau même. Quand elle le fait, c’est d’un trait, en une phrase : il y a quelqu’un qui la demande en mariage, « il a vingt ans de plus que moi et il amène avec lui deux enfants ». Sa mère a failli se sentir mal et elle a eu tout juste la force de dire : « Quelle horreur! »… « C’est simplement stupide de se marier avec un vieil homme qui a deux enfants! »

 

Après la conversation avec son oncle et avec sa mère, Adrienne n’est pas plus avancée. « Je ne sais pas où j’en suis. S’il n’y avait pas les enfants, je dirais certainement non. Mais les enfants semblent toujours l’exiger ». Se marier changerait pour elle tellement de choses dans sa vie! « J’ai l’impression que je ne peux plus prier. Je peux encore un peu crier et soupirer, pas plus ». Et puis il y a toujours ce mystère qu’elle porte en elle…

 

Oeri va rentrer à Bâle et il va voir Dürr. Est-ce qu’il peut lui transmettre quelque chose? Adrienne : « Non, merci, je lui écrirai à l’occasion ». Adrienne rentre dans sa chambre, elle pleure et prie longtemps : elle est « restée une heure avec le Bon Dieu ». Elle envoie une carte à Dürr et lui donne rendez-vous, elle lui indique le train qui arrive à Berne à telle heure l’après-midi, et le tram qu’il doit prendre et l’endroit où il doit descendre; elle lui indique aussi le train qu’il pourra reprendre le soir. Elle pense qu’en deux heures l’essentiel pourra être dit. Elle va le chercher à l’arrêt du tram. Sa réflexion : « J’ai été terriblement effrayée en le voyant. Il est indiciblement laid ». Et puis elle a « horreur des moustaches »… Mais elle avait conclu un pacte avec le Bon Dieu : s’il veut vraiment qu’elle se marie avec cet homme, elle le ferait et fermerait les yeux sur l’extérieur. Lors de cette rencontre, ils ont parlé ensemble de « choses intéressantes » : l’université, la reprise des cours… « Pendant un moment j’ai oublié qu’il n’était pas beau et que je devais me marier avec lui ». Ce même jour, Dürr est reçu à la Waldau par l’oncle et la tante. Adrienne avait demandé à Dürr de ne pas rester pour le souper même si on l’invitait. Adrienne parle encore avec lui un moment dans le jardin avant que son oncle le reconduise en ville. Dürr: « Quand puis-je revenir? » Elle : « Je vous écrirai ». Lui : « Je ne peux donc pas emporter une promesse? » Elle : « Non ». Lui : « Vous ne m’aimez pas du tout? » Elle : « Je ne sais pas »… Adrienne rentre dans sa chambre : elle a mauvaise conscience d’avoir pu le laisser partir si bredouille. Elle se précipite alors à la gare en courant tout le long du chemin. Dürr avait été rendre visite à un ami. Quand enfin il arrive, il y a un autre homme avec lui. En voyant Adrienne, Dürr était tout sourire : « Comme c’est gentil que vous soyez venue ». L’autre est professeur de musique d’église à l’université de Berne. Il a le malheur de dire : « Ah! C’est la fiancée? » Cela met Adrienne dans une rage terrible : « Je ne lui avais quand même pas donné le moindre droit de me considérer comme sa fiancée… On ne peut pas me forcer comme ça! » Dürr : il n’a jamais dit à Graf qu’Adrienne était sa fiancée. Seulement qu’il aimait bien quelqu’un et qu’il espérait pouvoir un jour l’épouser. Quelques jours plus tard, elle reçoit un gros bouquet de roses : à nouveau cela l’agace. « J’ai toujours peur qu’on spécule sur mon don d’attendrissement ».

Au fond, elle ne veut pas. Mais à côté de cela, il y a quelque chose qui parle en faveur de Dürr : les enfants et lui-même. Elle pèse le pour et le contre. Est-il juste de n’être que médecin? Et si elle se marie, elle serait alors le médecin, la mère de ces enfants et l’épouse de Dürr, avec un tas d’obligations mondaines. Comment alors trouver encore du temps pour s’occuper de Dieu et des autres comme il faut. Mais si Dieu le veut…

 

Nouvelle carte à Dürr : « Je vous attends demain matin »… Je ne peux pas le laisser languir éternellement. Il écrit des lettres interminables auxquelles elle ne répond pas. Dürr ne peut venir au jour et à l’heure proposés : il doit participer à une réunion de la Société d’historiens dont il est le président. Le rendez-vous est donc déplacé. Elle va le chercher au lieu de rendez-vous. Pour aller à la Waldau, ils font le détour par la forêt. Là, il se met à pleurer. Adrienne ne supporte pas ça. « Un homme ne peut quand même pas pleurer à cause de moi! » Dürr : si elle ne veut pas se marier avec lui, il voudrait quand même pouvoir garder son amitié… Dürr ne comprend pas pourquoi elle n’est pas mariée depuis longtemps et il a toujours pensé qu’elle était peut-être restée libre pour lui. « Il m’aime prodigieusement et il pense que ses enfants m’aimeraient bien ». Adrienne a « terriblement pitié de lui ». « Je l’aurais presque embrassé de pitié ». Dürr demande s’il peut rendre visite à la mère d’Adrienne. « Il s’imagine sans doute que je fais ce que maman me dit. Là, il se trompe ». (Mystère de la jeunesse, p. 205-227).

 

17. Fiançailles et mariage

 

Elle hésite toujours entre le oui et le non pour le mariage, elle pèse le pour et le contre. Il y a toujours ce mystère qui veut quand même dire « une vie pour les autres ». « Et si je me marie, ma vie sera si pleine que je n’aurai plus de temps de m’occuper des autres comme il faut. Peut-être est-ce une lâcheté de fuir de la sorte. Mais si Dieu le veut, encore une fois ce n’est pas de la lâcheté… Je pense toujours que le Bon Dieu ne veut justement pas cela de moi ».

 

Quelques jours plus tard, un vendredi, Adrienne rentre à Bâle. Elle téléphone à Dürr : « Je suis là ». Il voulait venir tout de suite, Adrienne l’en dissuade. « Je n’ai simplement pas le courage ». Finalement elle rassemble quand même tout son courage; à deux heures, elle appelle Dürr : « Dans dix minutes je serai Aeschenplatz ». Elle reconnaît que ce n’est pas une manière de donner rendez-vous… Ils se promènent ensemble. Et alors « arrive toujours un moment où je ne pense plus que je dois me marier avec lui… Je suis à nouveau normale, je peux parler avec lui de tous les sujets possibles. Et quand on parle comme ça, il est chaque fois tout à fait sympathique ».

 

Quelques jours se passent, ils se rencontrent tous les jours pour faire une promenade, prendre un thé ou une glace quelque part. Durant ces journées, un mardi, « il m’a terriblement peinée parce qu’il pensait sans doute que nous nous fiancerions aujourd’hui ». Le mercredi, Dürr est allé souper au restaurant avec son ami Altwegg et il est rentré chez lui à pied pour voir s’il y avait encore de la lumière chez Adrienne. Altwegg lui a dit : « Ici habite ta dulcinée ». Et il a ajouté : « Elle a fait de l’allemand avec moi, elle n’était pas particulièrement appliquée ». A quoi Dürr a répondu : « A cette époque, elle donnait des quantités de leçons particulières ». Altwegg : « Tu es bien au courant! » Le vendredi, Dürr raconte l’épisode à Adrienne : elle est horripilée par la « dulcinée ». Et c’est ce soir-là qu’elle lui dit « oui ». Dürr : « Cela vous semble plus dur de me dire oui que de passer un examen, n’est-ce pas? » Elle : « Certainement, mais je le dis quand même. C’est oui ».

 

Il faudrait que le mariage se fasse rapidement avant le début du semestre universitaire. Tout de suite Dürr demande à Adrienne ce qu’elle préférerait comme voyage de noces : Paris ou l’Italie. Elle préfère l’Italie et la mer : « parce que je pensais qu’on pourrait encore faire des promenades et penser à Dieu. Mais j’aurais aimé aller à Paris, que je ne connais pas ».

 

Elle va faire la connaissance de la maison de Dürr, place de la cathédrale. Dürr lui fait tout visiter. La chambre à coucher lui fait se demander : « Comment prie-t-on la nuit quand on est à deux? Et j’ai quand même un tas d’expériences la nuit. Je ne sais pas comment il faut dire… J’ai une vie la nuit. Comment ce sera maintenant? C’est comme si le Bon Dieu me laissait maintenant tout à fait de côté… Si je savais que je dois me marier, que Dieu veut que je me marie! Au fond je n’ai pas l’impression de faire ce que Dieu veut. Et pourtant je ferais encore moins ce que Dieu veut si je ne me mariais pas maintenant ». Adrienne entendait bien cacher à Dürr toutes ces pensées. Et voilà que la veille du mariage, Emil lui dit tout d’un coup : si elle veut renoncer, elle peut très bien le faire. Et si elle veut se marier sans devenir sa femme, il est aussi d’accord. Il lui promet qu’il ne fera usage d’aucun droit s’il en était ainsi décidé. Adrienne : « Il n’en est pas question ». Mais Adrienne est effrayée de ce qu’Emil voie en elle si profondément. Elle pensait qu’il n’avait rien remarqué. « J’ai dit que je voulais être pour lui une véritable épouse ». Adrienne a été très touchée quand même de ces déclarations d’Emil la veille du mariage. « C’est un homme qui est bon ».

 

Le mariage civil eut lieu le 27 septembre, le mariage religieux le 3 octobre. Adrienne avait dit à son oncle (soixante-quinze ans maintenant), qui en fut épouvanté : « Je veux me marier à la Waldau. C’est à prendre ou à laisser. Je ne veux me marier nulle part ailleurs ». Et l’oncle avait cédé « une dernière fois à son esprit buté ». La nuit précédant le mariage, elle a prié, « prié en pleurant, pleuré en priant ». Le Bon Dieu? Elle ne sait pas s’il existe encore. « Je pense que les martyrs ne savaient peut-être pas non plus où il était ». Il y eut un cortège jusqu’à l’église. « Et puis on fut marié devant Dieu et devant les hommes ». Aucun commentaire de plus.

 

Voyage de noces. Au bout de quelques jours en Italie, elle peut dire : « Ce n’est que peu à peu que l’amour de Dieu est revenu. Une fois à Sestri, dans l’église : tout d’un coup le sentiment qu’il était là, devant. Je ne le voyais pas, mais je sentais sa présence… Nous sommes allés plusieurs fois dans l’église de Sestri ». Ensuite à Florence. « les églises ne sont pas différentes des maisons; seulement au lieu d’y vivre chez soi, on y vit chez le Bon Dieu. Et les habits que portent les prêtres pour les litanies ou les prières! Les litanies me parlent au fond plus que la messe, car celle-ci, je ne la comprends pas, mais je peux très bien comprendre qu’on invoque un saint après l’autre si on a un souci, et chacun va ensuite au Bon Dieu avec mon petit panier ».

 

Au retour à Bâle, elle reprend sa vie d’étudiante, mais une vie fort chargée : il y a les études, beaucoup de couture en plus des études, en plus les garçons (d’Emil), en plus le ménage, et le soir il y a souvent des invitations. Et le Bon Dieu dans tout ça? Emil lui dit maintenant qu’elle est pour lui un cadeau du Bon Dieu. Ensemble ils parlent de Dieu, de l’amour de Dieu pour les hommes, de la Providence de Dieu. Depuis Florence, elle pense souvent au catholicisme. Les églises là-bas sont très belles. « Et parce qu’elles sont toujours ouvertes. Et à cause des saints et des litanies et parce qu’elles donnent quand même quelque chose sur la pureté ». Ce qu’elle entend par pureté, c’est « qu’on est créé avant tout pour le Bon Dieu et ensuite seulement pour les autres. Et qu’on est créé pour ce que Dieu veut et non pour ce que je veux ». (Mystère de la jeunesse, p.. 228-241).

 

18. Entre l’examen d’Etat et le début de l’exercice de la médecine

 

Premier Noël place de la cathédrale. Adrienne prépare les cadeaux et l’arbre et tout ce qu’il faut pour que ce soit une fête à la maison, surtout pour les enfants. Elle fut heureuse de la joie des enfants, mais « ne disparaît pas pour autant la pensée qu’au fond Noël, c’est autre chose. Je me suis demandé un instant si je ne devais pas lire l’histoire de Noël. Mais je ne peux pas le faire. Et alors justement tout est différent. La Vierge Marie, par exemple, qu’est-ce qu’elle signifie? Pour le comprendre, on devrait peut-être avoir un esprit que je n’ai pas ». Le soir quand même, elle a raconté l’histoire de Noël aux enfants alors qu’ils étaient au lit, elle a allumé quelques bougies dans un silence total. « Mais j’aurais préféré inclure cela dans une fête… La vie est très difficile, je ne le pense pas pour moi seulement, mais pour nous tous. Pour Emil, pour maman, pour les garçons, pour nous tous. Nous sommes tous en quelque sorte à côté de la vérité. J’aimerais bien un jour sauter à pieds joints dans la vérité ».

 

Aux vacances de printemps 1928, Adrienne et Emil vont au lac de Constance. « Vu un tas de châteaux et d’églises du côté de l’Allemagne… Les églises baroques sont très belles… Presque comme une tentation. Parce qu’elles sont une expression de l’amour de Dieu, un amour un peu exalté. J’aimerais bien aussi être tout feu tout flamme en quelque sorte dans l’amour de Dieu. Mais auparavant je devrais mettre en ordre beaucoup de choses ». Elle pense à la confession. Quand on s’est confessé, elle pense qu’on doit être comme ces églises : « La joie de ne plus être pécheur, on aimerait faire une culbute devant le Bon Dieu, avec tout son art, avec tout ce qu’on a… Les églises romanes ou gothiques me sont beaucoup plus compréhensibles, mais le baroque est tellement drôle, tellement joyeux. Je ne savais pas cela jusqu’à présent… J’imagine que je pourrais très bien y prier » si je venais de me confesser. Et dans ces vacances, entre deux, « on pouvait toujours penser à Dieu. Et j’ai parlé aussi du Bon Dieu avec Emil ».

 

Adrienne passe ensuite huit jours à la Waldau avec les enfants, « Emil avait à faire à la maison ». Elle se demande comment ça finira avec le Bon Dieu. « Est-ce qu’on va mourir sans trouver? Ou bien est-ce que cela me sera montré tout d’un coup? » Puis vient l’examen d’Etat. Rien n’est noté au sujet de Dieu durant cette période.

 

Arrive Noël. Comme l’année précédente, Adrienne raconte aux enfants l’histoire de Noël dans leur chambre. Elle se pose la question : « Est-ce qu’on pourrait essayer de vivre sans Dieu? » Toute réponse lui semble fausse. « Je suis persuadée qu’il est tout autre que ce que je pense. Et je suis surtout persuadée qu’il est encore beaucoup plus différent de ce que les gens pensent. On devrait donc dire : je vais au moins essayer de le servir dans ses créatures. Et pour le moment le laisser tranquille. Ce ne serait plus cette éternelle inquiétude. Tout serait alors moins faux peut-être. Il y a des moments où je suis tout à fait désespérée. Souvent, quand je suis seule, je prends ma tête dans les mains… et je doute de tout… Prier, c’est terriblement difficile. Très souvent, c’est comme un devoir. Et dès que c’est comme ça, ça perd tout son sens… Quand la prière est pour moi un devoir, je la compte comme avec un compte-gouttes. Je prie chaque jour. Mais quand je me rappelle mon enfance ou certaines années de ma jeunesse, où chaque minute au fond était un cadeau de Dieu, ou du moins une relation avec lui! Tout cela semble comme effacé ».

 

Mais quand même « de temps en temps un point lumineux… Je peux défendre Dieu mordicus quand on en vient à parler de lui. Et chaque fois il y a ensuite le moment où on a la paix. Mais reviennent ensuite d’autres moments où on est désespéré. J’ai dit quelque chose de Dieu à l’un ou à l’autre, mais je n’ai pas pu lui donner le dernier argument parce que je ne le possède pas et j’aurais sans doute mieux fait de me taire et de laisser parler quelqu’un qui est calé. Naturellement je sens encore que si je ne laissais plus aucun espace à Dieu dans ma vie, tout serait encore plus étriqué et vraisemblablement encore plus faux ». Elle se demande si, quand on est catholique, on peut vivre et prier en plénitude. « Je crois que cette plénitude existe, mais je ne sais pas où elle est ».

 

Parfois, quand elle est à l’hôpital et qu’elle voit un lit par une porte ouverte et un malade qui s’y trouve, elle se dit : « Ah! Si on pouvait être pour celui qui est là, ou pour le prochain qui s’y trouvera, ce que Dieu voudrait, ce qu’on devrait être pour chaque personne! Et si on pouvait, à partir de là, enflammer tout l’hôpital, pour que chacun devienne plus confiant en Dieu, les mourants comme ceux qui sont presque rétablis! » Elle voudrait écrire des livres. Sur l’amour. « De cette manière, on pourrait enflammer beaucoup de gens. Mais on devrait d’abord brûler mieux soi-même. Je pense de temps en temps que je serais apte à brûler. Mais il y a là un enduit qui ne permet pas d’y arriver avec une allumette ».

 

Avant le mariage, Emil avait promis à Adrienne qu’il ne mettrait aucune entrave à l’exercice de sa profession. Au début de l’année, Emil presse un peu Adrienne de mettre quelque chose en route, maintenant qu’elle a son examen d’Etat; Emil lui avait dit cela un matin de bonne heure. Mais ensuite, toute la journée elle avait essayé de prier longuement, « de tout étaler devant Dieu, surtout cette inquiétude, ce sentiment de ne pas être dans la vérité. Mais j’avais l’impression que tout devenait plus douteux ». Elle ne pouvait plus que balbutier: « Seigneur, reste avec nous ».

 

Elle est embauchée par Labhardt du 1er février au 1er août 1929. « C’est très intéressant de travailler au pavillon. Une foule de vieilles femmes qui approchent de la mort. On apprend beaucoup à voir la mort et à parler avec les malades de la vie et de la mort… Je suis peut-être encore un peu jeune et inexpérimentée, mais j’essaie, là où ça va, de les libérer de l’angoisse, de leur montrer quelque chose de l’amour de Dieu, de leur inspirer une certaine gratitude pour leur existence. Elles ont connu aussi une foule de choses qui étaient belles, et maintenant elles vont passer à une vie qui sera encore plus belle. Elles doivent emporter avec reconnaissance ce qu’elles ont reçu. Il y a tant de gens qui vivent leur vie comme si la vie se trouvait encore toujours devant eux ». Et là, elle apprécie une fois encore la manière de faire des catholiques; chez eux, « les gens sont préparés à la mort; le curé vient un jour et alors on sait que l’heure a sonné. Pas chez nous (les protestants). Le problème est de savoir dans quelle mesure nous, médecins, nous pouvons faire ce que fait le curé pour les catholiques. Et l’autre problème : dans quelle mesure avons-nous le droit de nous attacher les gens? Qu’ils s’attachent un peu à nous, on ne doit pas l’éviter afin qu’ils n’aient pas l’impression qu’on leur dit quelque chose sans les soutenir vraiment. Il y a aussi tous ceux qui n’ont pas l’habitude de penser à Dieu, mais cela les soulage si quelqu’un leur apprend à penser à Dieu ».

 

Vacances d’été à Porquerolles. « Les enfants font des tas de sable… Emil nage beaucoup plus vite que moi et il lit beaucoup sous un pin… Je pense surtout à Dieu… Je pense surtout à sa grandeur, à l’infini, à la vie éternelle. La mer est une image de la vie éternelle. Elle ne coule pas, elle s’étend toujours plus loin de tout côté. Elle est toujours différente et pourtant toujours belle et toujours plénitude ».

 

Adrienne revient ensuite sur les mois de l’hiver précédent. « J’ai eu beaucoup de temps pour moi. Et peut-être fort l’impression que je devais prendre en main les relations entre Dieu et moi, et y mettre de l’ordre. Ensuite, à l’hôpital, j’ai eu très fort le sentiment que je devrais avoir davantage le souci que les autres aient une relation avec Dieu. Personne ne devrait venir dans mon service sans que quelque chose change dans sa relation à Dieu. Et maintenant je regarde Dieu sans penser à moi… On court par exemple dans la pinède ou dans le maquis, et c’est rempli… de Dieu, d’une plénitude de Dieu qu’on ne peut pas saisir, mais par laquelle on est toujours davantage entraîné dans la prière et par laquelle on sait qu’on peut justement s’y reposer, mais qu’on doit ensuite revenir au quotidien quand il s’agit à nouveau du travail »…

 

Elle rentre à Bâle et elle revient en pensée sur ses vacances. A Porquerolles, « il y avait Dieu et tout ce qui faisait penser à Dieu ». A côté de la pension où elle logeait, il y avait une église catholique. « Je n’y suis pas entrée, elle était très petite, il me semblait qu’elle était trop petite pour le Dieu impressionnant de Porquerolles ». Et puis elle sait aussi que, dans l’Eglise catholique, il y a une autorité. « J’ai pensé que j’aimerais aussi vivre avec une autorité, mais peut-être que je la voyais trop peu dans le petit édifice. J’ai pensé que je devais être d’abord introduite par le Bon Dieu dans la grande Eglise et qu’ensuite seulement je pourrais entrer dans une église si petite ». Et voilà que Noël est là. « Je languis de Dieu. Il y a une messe de minuit; on entend sonner les cloches. Je voudrais faire partie de ceux pour qui sonnent les cloches ». Elle pense une fois de plus à la confession et au rôle du prêtre : « On doit alors être rempli de la grandeur et de l’amour de Dieu et donner aux pénitents quelque chose de la plénitude ». (Mystère de la jeunesse, p. 242-257).

 

19. Remplacements et début de l’exercice de la médecine

 

Aux environs de Pâques 1929, elle fait un remplacement à Heiligenschwendi. Jusqu’aux environs du 10 juin. Elle abandonne ce remplacement parce que le directeur de l’hôpital où elle travaillait s’était épris d’elle. « Il m’invitait continuellement, il voulait sans cesse que je sois avec lui ». C’était un homme qui avait beaucoup de qualités, mais « à part ça, aucune trace de foi. Cela ne me choque pas à vrai dire qu’il ne croie à rien ».

 

Puis remplacement d’une femme médecin à Thoune; ensuite, aux Diablerets, remplacement du mari de Suzanne, une ancienne camarade d’école. « Les Diablerets sont terriblement étendus. Pour chaque affaire, on doit faire une course en montagne… Pas une très grande clientèle. Entre temps on peut prier. Et les paysans trouvent sympathiques d’avoir une femme comme médecin. On est un peu la sorcière, la bonne sorcière en quelque sorte… On prie autrement qu’en ville. Plus lentement. Pendant les déplacements, j’ai dû souvent penser au Seigneur : comment il traversait la campagne, et je pensais : je prends ce chemin parce que là, à un coin de rue, il y a un aveugle qui est assis et qui m’attend. Et on essaie d’imiter un peu le Seigneur. Et lui aussi a pris son temps. Mais il était tout le temps avec le Père… Suzanne assure que je suis une moitié de catholique… parce que je suis tellement emballée par la confession ». Dans son entourage, elle entend dire : « Ah! Les catholiques sont les gens qui se confessent ». Et ça a une tonalité méprisante. Mais elle, elle pense que ce sera un mystère qu’elle partagera avec tous ceux qui se confessent aussi. « Quand on s’est confessé, après, on n’est plus aussi solitaire… Il se constitue une sorte de famille de tous ceux qui se confessent ».

 

Puis des vacances, dans le Valais et le Tessin, à Caslano. Entre autre choses, elle fait du canotage avec Emil… « Puis je me couche sous un arbre : un peu de lecture, un peu de tricot, un peu regarder le Bon Dieu. Emil travaille le plus souvent aussi dans le jardin ».

 

Elle évoque les trois fausses couches qu’elle a faites. A chaque fois, elle a été « affreusement triste, parce que chaque fois j’étais tellement heureuse. Et après cela je pense qu’ils sont peut-être beaucoup mieux choyés auprès du Bon Dieu… Il y a des moments où je pense que j’aurai une vie extrêmement difficile et la vie que j’aurai à transmettre sera aussi une vie extrêmement difficile ».

 

De retour à Bâle, elle trouve rapidement quelque chose qui lui convient pour en faire un cabinet médical, rue Eisengasse. Ce qui la réjouit fort, c’est alors « de pouvoir parler avec les gens… Pour moi, il est plus important de parler que de soigner. Pas du bavardage… Je voudrais aider… Je voudrais leur inspirer confiance… en Dieu et en la vie »… « Si je connaissais un bon curé, j’irais un jour le voir pour parler avec lui ».

 

Un soir qu’elle est au cinéma avec un ami, elle fut tout d’un coup très inquiète. Elle quitte le film. Emil s’était couché parce qu’il avait mal au ventre. Elle diagnostique une appendicite. Le Professeur Merke arrive et ne trouve rien. Elle force pour ainsi dire Merke à opérer. On emmène Emil en salle d’opération. Une infirmière vient demander à Adrienne si pendant l’opération elle aimerait avoir quelqu’un avec elle ou si elle préférait être seule. Elle : « Je préfère être seule… J’ai prié terriblement et j’avais toujours mauvaise conscience d’avoir forcé Merke à opérer. J’ai prié devant le crucifix qui se trouvait au mur de la chambre… C’était une prière comme si je devais appartenir pour toujours à Dieu, comme si la seule chose juste était que je devienne religieuse… Et le crucifix devant moi, comme quelque chose qui m’est encore étranger, que je devrais apprendre à connaître autrement ». Au bout de dix minutes à peine, on vient chercher Adrienne. Pourquoi si vite? Parce que tout s’est très bien passé… « Merke me montre l’appendice : encore deux heures et il aurait crevé. Une très méchante affaire ».. « A l’hôpital, nous avons souvent parlé du catholicisme et nous avons lié amitié avec Sœur Annunziata ». (Mystère de la jeunesse, p. 258-268).

 

20. L’exercice de la médecine

 

Ouverture de son cabinet de consultation en avril 1931. Le démarrage est lent : « C’est comme ça pour tous la première année ». D’abord surtout des cas d’avortements. « On parle avec tous ces gens… Il y en a qui ne veulent pas parler… Il y a les autres qui veulent réfléchir. Et un certain nombre d’entre eux au moins se décident contre l’avortement. Il y en a peu avec lesquels on ne réussit pas du tout. Aux autres, on essaie d’expliquer quelque chose du sens de la vie. Que le Bon Dieu nous donne la vie comme un cadeau et qu’il s’attend à ce que chacun gère sa propre vie comme celle de l’enfant attendu comme un cadeau, selon ses vues. Qu’on sait constamment qu’on vit en relation avec lui. Et sans doute m’offre-t-il la vie de l’enfant, mais surtout il offre la vie à l’enfant si bien que je n’ai pas le droit d’en disposer. Lui seul a ce droit; ce qui m’est confié, c’est de le garder. C’est sa manière à lui de prendre soin de nous : il nous donne une fonction de providence… Et même si certains ne veulent rien savoir de Dieu, on peut parler du respect de la vie, de la vie de l’enfant, exactement comme de sa propre vie ». On demande aussi à Adrienne des conférences sur les questions du mariage, sur l’enfant et sa mère, sur l’éducation sexuelle… « Chaque fois, j’essaie de parler aussi un peu de Dieu ».

 

En septembre 1931, vacances à Porquerolles… « Un jour, j’ai parlé longtemps du Bon Dieu avec Emil »… « J’ai une prière tourmentée ces derniers temps. L’impression qu’on pourrait exercer toute la médecine à partir de la prière. Je dois pouvoir me donner totalement à Dieu. Et cela, je ne le fais pas encore maintenant ». Elle ne veut rien refuser à Dieu, mais elle trouve qu’elle ne lui donne rien non plus. Elle se demande une fois de plus si la clef de tout n’est pas la confession. Elle sait bien qu’elle ne peut pas se confesser sans devenir catholique, mais elle trouve qu’elle n’a pas la moindre occasion de devenir catholique. Les entretiens qu’elle a dans l’exercice de la médecine, elle essaie de ne pas les mener au plan humain mais en Dieu. « Mais pour pouvoir le faire tout à fait, je devrais être totalement en Dieu et, pour que je sois totalement en Dieu, il devrait se passer quelque chose ». Mais elle ne sait pas quoi. « J’ai l’impression que de temps en temps dans ma vie le ciel s’est ouvert. Quelque chose de très sûr s’est montré qui venait de Dieu. Mais je n’ai pas la possibilité de rester dedans totalement. Il reste un obscur malentendu entre moi et le Bon Dieu ».

 

A un certain moment, elle a dit plus souvent le Notre Père et, dans ses promenades, elle a pu aussi « regarder Dieu »… « Mais ensuite je retombe aussitôt ». Elle explique ensuite ce qu’elle veut dire par « retomber ». « Auparavant, je pensais qu’on pouvait présenter à Dieu les malades et leurs soucis, et que Dieu alors me montrerait exactement sa vérité ». Elle prie par exemple pour Madame Haller. « Les problèmes qui me sont montrés en soignant Madame Haller, je les présente au Bon Dieu. Auparavant, c’était comme s’il prenait le problème en lui et le problème était alors dégagé parce qu’il avait la solution du problème même s’il ne me la révélait pas totalement. C’était alors comme si le problème de Madame Haller, après l’avoir ainsi présenté, continuait à se développer et si, le lendemain ou le surlendemain, je regardais le Bon Dieu à nouveau, je pouvais revenir sur le sujet, comme si j’avais trouvé auprès de Dieu une nouvelle place intime, un nouveau chez-moi. Maintenant par contre, il me semble toujours que ça ricoche, que ça retombe. Comme si le Bon Dieu laissait tomber la conversation ». Elle se demande si cela ne provient pas de sa tiédeur…

 

Autres réflexions en passant. Elle évoque « les gens qui croient au Bon Dieu lors des enterrements »… Elle parle encore de « chercher Dieu et sa volonté »… Elle n’a rien contre l’obligation pour elle de devenir catholique « si c’est la volonté de Dieu ». Mais Dieu semble absent. Elle a des ‘élans’ vers Dieu, mais c’est comme s’il n’y avait pas de réponse. Comme s’il n’y avait personne pour recevoir ces élans. « Je suis comme une balle qu’on jette en l’air et il n’y a pas de filet ». La balle retombe. C’est ce qu’elle ressent à ce moment-là dans sa prière. « Le Bon Dieu ne fait pas de filet pour me retenir auprès de lui. J’ai l’impression que si ça se passait normalement, le Bon Dieu dirait : On peut l’admettre, on la garde. Et si on jette en l’air la deuxième ou la quatrième ou la septième balle, il pourrait renvoyer à celles sui sont déjà auprès de lui. L’une ou l’autre, il pourrait sans doute les laisser tomber encore une fois – celles qui n’ont pas été envoyées habilement -, mais pas toutes. Quelques-unes ont quand même dû toucher juste ».

 

1932. Peu à peu elle a plus de monde à ses consultations, elle a plus de visites à faire. « Tout ce qui est possible : des naissances, de petites opérations, toutes sortes de maladies ». Elle est heureuse.

 

Avril 1933. Double pneumonie. Au professeur Staehelin venu chez elle pour l’examiner, elle pose la question : « Est-ce que je vais m’en sortir ou non? » Lui : « Voulez-vous absolument le savoir? » Elle : « Oui, tout à fait, à cause de mon mari (qui n’était pas là) ». Lui : « Je ne crois pas que vous en sortiez ». Il lui donne deux jours environ. Elle lui demande s’il pense qu’elle serait consciente encore aussi longtemps. « Car ça ne me servirait pas à grand-chose de ne mourir que dans deux jours si je suis dans le coma dans une demi-heure ». Lui : Non, il y aurait des signes précurseurs. Il ne croit pas réussir, mais il veut lutter contre la maladie. Quand Emil rentre, le Professeur l’informe de la gravité de la situation : « On ne doit la laisser seule à aucun moment. Surtout pas la nuit ». Deux ou trois jours plus tard, « on remarque tout d’un coup que ça allait mieux ». « J’ai beaucoup pleuré, comme encore jamais dans ma vie, quand le samedi matin je me suis aperçue que je revenais à la vie. Maintenant ce serait quand même passé pour moi… Si on continue à vivre, on devra quand même reprendre à frais nouveau tout le problème avec le Bon Dieu; par contre, si on meurt… Elle pense que les catholiques croient toute leur vie qu’ils pourraient aller en enfer. Elle, elle n’a pas pu se voir dans ce cas extrême. « Je pensais en effet que si je pouvais mourir maintenant, je pourrais alors voir de quelle manière Dieu est autrement et alors mon tourment serait terminé… C’était pour moi parfaitement naturel de mourir. Quand j’étais malade, nous avions du temps l’un pour l’autre, le Bon Dieu et moi. Je ne sais pas si on appelle ça prière. Je veux dire : je pouvais être heureuse avec lui ». Elle pensait au Titanic : « Plus près de toi, mon Dieu ».

 

Vacances à la mer, à Alassio, en Italie. Beaucoup de repos après sa pneumonie. « On avait le temps toute la journée de regarder le Bon Dieu comme ça dans le prolongement de la maladie… Je n’ai plus besoin maintenant de pleurer sur ma vie On la prend comme elle vient… On pouvait beaucoup prier à Alassio… Tous les gens là sont catholiques. Et tout près de l’hôtel, une chapelle… Emil dit qu’il ne sait pas encore quelle confession est la bonne. S’il y en a une d’ailleurs qui est bonne. Mais il sait avec certitude maintenant qu’il y a un Dieu qui nous exauce ». Elle lui demande s’ils n’iraient pas un jour à la chapelle pour remercier de ce qu’ils soient à nouveau ensemble. Il veut bien. « La première fois, ce fut comme un événement. Ensuite nous y sommes allés chaque jour ».

 

Au cours de ces vacances, ils visitent beaucoup de petites villes aux alentours d’Alassio et ils parlent beaucoup avec les gens. « Quand on parle tant avec les gens, comme maintenant dans ce petit voyage, on découvre une richesse merveilleuse dans l’esprit catholique. Nous louons souvent une petite calèche pour la journée, avec un cocher qu’on peut amener facilement à bavarder; il connaît les gens et leurs usages, et il en parle sans arrêt, il nous transporte dans cette vie. J’écoute ça volontiers parce que j’aime les gens ».

 

Puis Turin… Entre autres choses à voir : « de vieilles églises… dans lesquelles il y a une vie, mais on ne s’y sent guère chez soi, on pense à peine que c’est maintenant un lieu où les gens pensent à Dieu; on voit encore une fois le luxe et on a l’impression que même ce qui est religieux n’est qu’une question d’affaires ». Et puis la Superga, la grande église au-dessus de la ville. « Là, tout est terriblement conventionnel. On y entre pour visiter, personne n’y prie. Dans les vieilles églises de la ville, c’est différent : les gens y entrent avec l’impression que c’est leur maison ».

 

Puis un certain temps encore à la Waldau sur le chemin du retour. Elle pense à Dieu. « Je voudrais seulement savoir… Je crois fort que nous deviendrons un jour catholiques, Emile et moi. Il connaît un tas de choses que je ne connais pas. S’il devient catholique, cela voudra dire qu’il sait exactement ce qu’il fait. D’une manière historique en quelque sorte. Pour lui, l’Eglise est un édifice historique. Naturellement je n’ai aucune idée de tout cela. En tout cas, il est maintenant convaincu que si une confession est la vraie, ce doit être elle… Il ne prie pas encore, mais ça vient ».

 

Elle pense toujours à faire pénitence. Par exemple, elle se « refuse bien des choses ». Quand elle a eu sa pneumonie, elle n’a rien dit quand elle avait soif. « J’ai pensé : sur la croix, il a eu encore plus soif. Et avec sa soif, on se joint un peu à lui ». Ou bien elle reste à la disposition de sa tante pour un tas de petites choses à voir ou à faire, « bien que ce soit horrible de ne pas avoir de temps pour soi ».

 

Noël… « A minuit, j’ai peut-être moins pensé à la messe qu’autrefois, mais davantage à l’enfant qui vient au monde et à sa mère qui est auprès de lui. Et que pour Dieu et l’Esprit Saint, ce doit avoir été quelque chose de singulier de voir devant eux le Fils éternel devenu un enfant. L’Esprit dit au Père : Tu vois maintenant, j’ai accompli ce que tu m’avais demandé de faire. Le Père est heureux, mais il a aussi… des scrupules; c’est quand même une exigence pour le Fils, toute cette aventure. Et donc, de manière indirecte, pour lui aussi et pour l’Esprit ». Adrienne a toujours cru à la Trinité, et elle y a aussi pensé. « A chaque naissance, je dois y penser…Quand je fais des accouchements, c’est quand même toujours la naissance d’un enfant qui portera, avec ses propres traits de caractère, ceux aussi de son père. Et l’Esprit Saint me semble être celui qui a mis en relation le Père et la Mère. Quand des parents se sont mariés avec une foi vivante, c’est l’Esprit Saint qui a conclu le mariage… Le père humain est quelque chose de très curieux : d’un côté, cette créature qui attend là dans les couloirs en faisant les cent pas, et puis aussi quelque chose de tout différent qui ne peut se déployer que dans l’enfant. Cependant, au cours de l’accouchement, souvent il perd quand même un peu contenance, il transmet pour ainsi dire sa contenance à l’enfant; l’enfant par contre crie avec une merveilleuse détermination. Et ce n’est que lorsque le Père voit cette conscience de son Fils, le Seigneur, qu’il retrouve sa contenance et se voit un peu comme l’auteur de toutes choses. Pour le Père éternel, la naissance de son Fils dure au fond de Noël à la résurrection, car celle-ci, c’est quand même le moment où on lui met l’enfant dans les bras ». (Mystère de la jeunesse, p. 269-285).

 

21. Mort d’Emile (12 février 1934)

 

Vacances d’été 1933 à Caslano, sur les bords du lac de Lugano. Adrienne a très peur : elle pourrait perdre son mari. Il suffit qu’Emil entreprenne quelque chose avec les garçons et que, lorsqu’ils rentrent, elle ne voit d’abord que les garçons et pas encore Emil, elle est saisie d’effroi. « Je me dispute terriblement avec Dieu pour cela. Et je lui offre des choses ». Il y a des nuits et des jours où elle n’a pas une seconde de paix. « J’avais l’impression que Dieu voulait de moi une réponse. Je n’avais pas précisément le sentiment que si je disais oui à Dieu je précipiterais pas là la mort d’Emil, mais il y avait quand même quelque chose dans ce sens. Je ne veux pas donner cette réponse, et je devrai quand même la donner. Tout d’un coup, dans la courbe d’un viaduc, je me suis dit : maintenant je dois la donner. Avant cet instant, je savais seulement que je devais dire oui à quelque chose, mais je ne savais pas avec certitude à quoi je devais dire oui. Peut-être que je résistais trop pour le voir clairement. Et à cet instant, j’ai essayé de dire sans réserve : Que ta volonté soit faite. Alors j’ai trouvé la paix, comme une prière ». Et elle a pu recommencer à parler avec Emil d’une manière naturelle, et à être toute naturelle avec Dieu et avec Emile et avec les enfants. « Avant le oui, je pouvais à peine parler de la mort avec Emil, maintenant c’est facile, bien que je ne dise rien naturellement de ce qui le concerne ». Elle sait que c’est peut-être dans cinq minutes ou dans un an.

 

Automne 1933. Vacances à Riccione (Italie). Adrienne est très fatiguée. « Je suis presque toute la journée allongée au bord de l’eau ». Emil va souvent à Rimini, il y étudie quantité de choses dans les églises. « Il y a un horrible petit train; deux fois, Emil est rentré avec un gros retard. Les deux fois, j’ai eu une terrible angoisse. J’ai pensé : maintenant ». Elle a avec Emil « des conversations interminables sur le Bon Dieu et le catholicisme. Maintenant il croit fermement en Dieu. Mais il ne peut pas encore prier. Il a pour Dieu respect et considération. Il pense que l’amour vrai de Dieu ne peut être donné qu’à un catholique ». Elle-même pense que c’est sans doute juste. « Je sais depuis toujours que quelque chose devrait être autrement. Si j’étais sûre que c’était ça, je le ferais tout de suite ».

 

A Rimini et à Riccione, elle est allée plusieurs fois à l’église avec Emil. Ils y étaient un jour avec un couple ami qui est catholique. « Ils se sont présenté l’eau bénite l’un à l’autre, je me sentais comme exclue ». Emil a eu le même sentiment si bien qu’ils décident de faire la même chose quand ils iraient seuls à l’église. « Et c’est aussi ce qui se passa. Et également le signe de croix. Mais pas de génuflexion »… La messe, elle n’y comprend rien. « Je ressens bien quelque chose de curieux, mais peut-être plus par l’assemblée que par la messe elle-même. Comme si on était dans la prière des gens ».

 

Puis visite de Ravenne. « Magnifique. Je devais toujours penser à l’authenticité de la foi de ces hommes, comment chaque petite pierre de la mosaïque avait été posée dans la foi, dans la prière. J’ai beaucoup prié aussi à Riccione, j’avais beaucoup de temps pour cela; j’ai beaucoup pensé à Dieu, au Père surtout et au Seigneur, et pas tellement à l’Eglise et aux confessions ».

 

Le jour de la mort d’Emil, 12 février 1934, elle était « terriblement inquiète »… « J’ai eu une grande crainte pour l’après-midi ». Emil voulait sortir avec l’un de ses amis, Büchi, et avec Niggi. Quand elle partit pour ses consultations, Emil l’a embrassée en lui disant combien il serait heureux de la revoir le soir : « Nous serons alors à nouveau ensemble »… « C’est ce qu’il y a de si beau dans notre vie : on ne cesse d’être à nouveau heureux, on ne fait qu’être heureux. Cela m’a beaucoup émue qu’il m’ait dit cela ».

 

Adrienne commence ses consultations. A deux heures un quart environ, coup de téléphone de Louise Büchi. « Je dis aussitôt : Emil est mort. Elle : Pour l’amour de Dieu, non, mais il a eu un petit accident et on l’a transporté à l’hôpital Sainte-Claire ». Le Professeur Dürr avait été renversé dans une courbe en tramway. Il est tombé, il a perdu connaissance. Le Professeur Merke est à l’hôpital; la radio montre une fracture du crâne. « Merke me dit qu’il est rempli d’espoir. Cela m’a semblé horrible de voir l’os fracturé. Merke : Non, non, c’est un os si gros que le cerveau n’a pas été touché ». On conduit Emil dans une chambre. « Je n’ai presque pas supporté d’être à côté de lui, je n’ai pas cessé de sortir. De douleur, au fond. Parfois je lui donne la main et je la caresse. Mais on ne voit pas qu’il est conscient ». Finalement à onze heures, Merke dit à Adrienne de rentrer chez elle : elle aura encore besoin de forces, car ça va prendre du temps pour qu’il se remette. Le lendemain, dimanche, elle est auprès d’Emil toute la matinée et, entre deux, elle va à la chapelle. « Je ne supportais pas l’idée que je devais le donner maintenant ». Merke ne cessait de lui dire : « Vraiment ça ira bien. Il sera deux ou trois jours sans connaissance, mais la conscience n’est pas partie très loin ». Le midi, comme tous les dimanches, elle va prendre le dîner chez son oncle (de la Waldau autrefois) : elle ne peut rien manger. Retour à l’hôpital. « Merke vient de temps en temps, je ne crois plus rien de ce qu’il me dit. Et à la chapelle, je promets tout à Dieu si seulement il me le laisse. Redit sans cesse le Notre Père. Les Sœurs que je connais, je leur demande de m’aider en priant ». Le soir, elle passe un moment chez les Büchi où se trouve Niggi : il ne faut pas qu’il se sente abandonné. Quant à Noldi, l’autre fils d’Emil, il est à La Chaux-de-Fonds; elle lui téléphone. Quand elle revient à l’hôpital, l’interne lui dit comme si ça allait de soi : « La respiration est maintenant irrégulière ». Adrienne suggère à Merke d’appeler le Professeur de Quervain. Dès qu’il arrive, les deux Professeurs examinent Emil. « Pendant qu’ils l’examinaient, je suis restée dehors. Je ne pouvais pas supporter cela ». En sortant de la chambre d’Emil, Merke dit à Adrienne que l’affaire s’était de fait aggravée, il faut l’opérer. « De Quervain me demande si j’ai le courage de perdre mon mari sur la table d’opération. Sans opération, aucune chance; avec opération une chance sur cent ». Elle : « Alors il faut l’opérer ». Lui : « Je pourrais me faire des reproches toute ma vie ». Elle : « On doit risquer ». Lui, c’est aussi son avis. Ils l’ont donc opéré pendant deux heures et, à une heure, ils vont annoncer à Adrienne qu’il était mort. Les chirurgiens ne veulent pas qu’Adrienne aille le voir tout de suite. Elle va passer la nuit chez sa mère. « Maman ne voulait pas que je sois seule chez moi ».

 

Le lendemain, des amis se relaient auprès d’elle pour régler un tas de choses, des formalités, recevoir les visites. « C’était de plus en plus l’obscurité et l’hébétude… C’était horrible de penser à tous les Notre Père que j’avais dits ces derniers jours et qui étaient tous faux. Au fond, j’avais pensé : que ma volonté soit faite ». Elle songea sérieusement à se suicider : tout mettre en ordre, « et puis m’en aller… Il n’y avait plus qu’une seule pensée : m’en aller ». Le soir, quand les visites furent finies, elle commença à écrire les adresses pour les faire-part. Et voilà qu’à neuf heures moins le quart une nouvelle visite s’annonce. « C’était Merke. Il n’avait pas voulu que je sois seule le soir; il était donc venu un instant ». Première chose qu’elle demande à Merke : « Est-ce que vous croyez vraiment en Dieu? Etes-vous vraiment catholique? » Lui : « Oui, je crois en Dieu. La vie tout entière n’aurait aucun sens autrement. Tout ce que nous ferions ou ne ferions pas serait totalement dépourvu de sens ». Et Merke se mit alors à parler de la mort de son père, et comment sa mère était restée seule avec deux garçons et que les deux s’en étaient sortis. Il était convaincu que ce n’était pas dû seulement aux qualités de sa mère mais aussi à l’aide que le Bon Dieu lui avait apportée. « J’étais très impressionnée que quelqu’un en chair et en os à côté de moi croie en Dieu. Je ne peux pas dire que ce fut plus clair pour moi. Mais quelque chose avait changé ». Tout d’abord cela ne changea rien à sa décision précédente. Merke lui propose d’aller le lendemain au cimetière avec elle pour choisir l’endroit de la sépulture. « Il allait encore m’appeler auparavant. A sept heures. Il dit ensuite d’une manière étrangement insistante : Et vous viendrez au téléphone. Moi : Oui. Lui : Vous et personne d’autre ne répondra. Moi : Oui. Lui : Vous comprenez donc que c’est une promesse que demain matin vous viendrez au téléphone. Moi : Oui. Ce n’est que lorsqu’il fut parti que je compris ».

 

Le lendemain, à sept heures, téléphone de Merke. Deux jours de suite il a laissé tomber ses consultations. Il est allé chercher Adrienne. D’abord pour aller voir Emil. « Là, il a prié. Silencieusement, mais on voyait ses lèvres remuer. Je ne pouvais pas prier ». Ensuite ils sont allés ensemble au cimetière pour choisir une place. « Moi : Peu importe où. Lui : Non, on doit faire les choses avec amour. Quelque part près du petit bois, il y avait une place que Merke trouva convenable. Emil aimait se promener dans la forêt quand il avait un problème, et maintenant il reposerait à la lisière d’un petit bois ».

 

L’enterrement eut lieu le lendemain, un mercredi. « Ce fut dur. Un cauchemar ». L’église, puis le cimetière. « Merke m’a aussi accompagnée pour l’enterrement. Il a pour ainsi dire tout pris en main ». Il y a eu les discours de circonstances. « Je n’ai rien entendu ». Le soir, quand tout le monde fut parti : « Je ne peux pas prier. Rien. Ce n’est pas une prière si on dit : Que ta volonté soit faite, et qu’on pense : Que ma volonté soit faite. Cela ne va pas. On pense à Dieu comme dans une obsession, mais on ne trouve pas le chemin qui mène à lui ».

 

Adrienne va ensuite à Paris pour un certain temps. « Je veux être seule… Je vais presque chaque matin à la messe et, la plupart du temps, je reste à l’église toute la matinée. Je ne peux pas prier… J’attends. Comme dans une salle d’attente. Et quand le temps est passé, je pars. De temps en temps je reste à genoux pendant des heures. Je vais toujours à Notre-Dame le matin. L’après-midi dans une autre église ». (Mystère de la jeunesse, p. 286-295).

 

22. Deuxième mariage (29 février 1936)

 

Après la mort d’Emil, Adrienne est restée six semaines à Paris. « Plus aucun ressort pour vouloir quelque chose… Rien ne m’attire à Bâle à part les garçons mais, pour le moment, les deux sont en bonnes mains ».

 

Retour à Bâle. En septembre, décision de se marier avec Werner Kaegi… « Les doutes les plus grands au sujet de ce mariage malgré un réel attachement ». Elle ne veut pas se marier avant que deux ans se soient écoulés depuis la mort d’Emil. Celui-ci lui avait recommandé de prendre soin de Werner. Huit jours avant la mort d’Emil, Werner avait été présenté comme chargé de cours d’histoire à l’université de Bâle. Après la mort d’Emil, il aida à ranger sa bibliothèque. « Il croit en Dieu absolument, foncièrement. Et moi, depuis la mort d’Emil, je ne sais plus bien si je crois en Dieu. Je ne peux plus dire le Notre Père, tout est si creux, et je prie mal autre chose. Cela me touche qu’il croie en Dieu bien que, du reste, il n’ait aucune confession. Il va sans doute à l’église protestante, mais d’après sa nature il n’y est pas. Il parle beaucoup de Dieu, je ne peux lui répondre que peu de choses parce que je ne sais plus ».

 

Adrienne n’avait pas pensé se remarier. Elle voyait sa tâche auprès des enfants et à son cabinet médical. « Peut-être n’ai-je pas suffisamment pensé au fait que depuis la mort d’Emil je me trouvais dans une solitude terrible parce que je ne pouvais pas prier. Naturellement je ne me suis pas mariée à cause de la solitude, certainement pas ».

 

Vacances à Sorrente en Italie avec les garçons. De là, elle écrit beaucoup à Werner. Elle lui écrit un jour : « Télégraphie-moi tout de suite pour me dire si réellement tu peux être le père de ces enfants ». Il répond aussitôt : « Avec ton aide et l’aide de Dieu, oui ».

 

Elle passe à Rome. Ce qu’elle a vu d’abord à saint-Pierre, c’est la pietà. « Tout d’abord elle fut tout. Et longtemps après seulement, Saint-Pierre. Elle a tout donné… Et néanmoins elle continue. Ce serait follement bon de pouvoir un jour prier à nouveau. Et puis ces quantités de gens qui viennent à l’église et même si, souvent, ils ne prient qu’avec les lèvres, leur intention est quand même bonne. Et j’en suis exclue parce que je ne peux plus prier du tout. Je ne peux que penser à Dieu ». On lui fait alors comprendre que si on désire prier, c’est déjà une prière… « De temps en temps je meurs de désir ». Si elle arrivait à prier, elle serait peut-être en situation de faire ce qu’elle veut. « Je ne veux quand même pas mentir au Bon Dieu »… « Si seulement je pouvais recommencer à prier! J’aimerais terriblement recommencer à prier ». Un pasteur lui avait conseillé un jour de dire « d’autres choses » que le Notre Père avec ces mots brûlants : Que ta volonté soit faite. Elle avait essayé, « mais avec une affreuse mauvaise conscience. Il y a comme un vide, une absence de Dieu, presque comme si Dieu n’existait pas ». … Durant l’été 1934, Werner lui a donné à lire « Le vrai visage du catholicisme » de Karl Adam.

 

En 1935, pendant les congés, elle va en Angleterre avec deux amies. Un dimanche, elles passent à l’abbaye de Westminster. Elle dit à l’une de ses amies : « Vous savez, je préfère quand même quelque chose de tout à fait catholique plutôt que cette chose entre deux ». Et c’est alors, dans cette église, quelle a « su à nouveau tout d’un coup » qu’elle devait devenir catholique.

 

Sur le chemin du retour vers la Suisse, les trois amies s’arrêtent à Paris. Adrienne retourne à Notre-Dame et là, « j’ai dû pleurer dans un coin. Et j’avais l’impression que maintenant ça avançait en quelque sorte. Et maintenant je suis à nouveau au même endroit, j’attends encore et toujours, mais au moins je sais à nouveau que Dieu est présent ici »… Elle retourne chaque jour à Notre-Dame. « La première fois… j’y fus entourée d’un tas de bonnes sœurs qui voulaient de l’argent. Mais ça ne m’a pas agacée parce que je suis arrivée tout de suite au Bon Dieu. Et la lampe du Saint-Sacrement est toujours la même. Autrefois je pensais : ici je dois attendre et attendre. Et cette fois-ci, c’est le Bon Dieu qui m’attend ».

 

Elle est persuadée qu’il n’y a qu’une vérité. « Et je pense qu’elle se trouve dans le catholicisme… Pas dans les personnes qui sont catholiques, mais dans la foi, en Dieu. Quand on voit les catholiques comme ça, ces prélats et ces princes de l’Eglise et je ne sais quoi encore, tout ce qui pullule ici à Notre-Dame, on a l’impression qu’ils possèdent la vérité mais qu’ils ne lui laissent pas de place dans leur vie. Mais pourtant Dieu est là… J’ai pleuré à Notre-Dame parce qu’il y a vraiment la possibilité que Dieu soit là… C’est comme s’il rayonnait à partir de l’autel. Mais je ne peux pas indiquer un point. Je sais seulement qu’il remplit toute l’église. C’est presque comme si on avait entièrement rempli d’air ses poumons. Et on a alors quelque chose qu’on peut transmettre… C’est le Père surtout qui me dit quelque chose. J’ai l’impression qu’il attend… Et si ce n’est pas effronté : je dois pour ainsi dire m’expliquer avec lui. Me laisser cueillir par lui. Et j’imagine qu’ensuite le Père me fera le don de son Fils ». Avec des mots qui tâtonnent elle essaie de dire ce qu’elle fait : « Adorer plus que prier… Comme si on regardait une lumière et qu’on se laissait remplir par elle. Et la lumière est beaucoup plus forte que mon obscurité… Si on laisse la lumière nous inonder, on ne peut pas dire après : cette obscurité, là, c’est moi; car tout est dans la lumière et on est soi-même emporté. Quand on adore, on ne peut pas en même temps penser à soi… L’essentiel seulement, c’est que Dieu existe ». Ce qu’elle ne comprend pas, c’est qu’on puisse se laisser « remplir par la lumière » et être toujours incapable de dire le Notre Père.

 

Mariage avec Werner le 29 février 1936. Voyage de noces en Espagne… Là-bas, « les chauffeurs de taxi qui nous montraient les églises nous disaient toujours : Il y a sans doute encore des églises en Espagne, mais ce sont des musées. Plus personne ne croit à ce bazar. Il n’y avait personne dans les églises »… La guerre civile éclata dix jours plus tard.

 

Automne 1936 : Rome et Sorrente. « Quand j’ai vu Saint-Pierre le premier matin, je me suis demandé s’il était possible que la vérité fût là ». Et puis dans les églises elle voyait surtout le clergé et moins les fidèles et les laïcs. « Les prêtres s’affairaient, mais ils n’étaient pas avec Dieu ». Et puis il y a toujours le Notre Père qu’un pasteur qui lui avait conseillé d’éviter. « Je craignais de le dire parce que je ne voulais pas être fausse. Mais justement il n’y a pas moyen de remplacer le Notre Père, et aucune prière ne pouvait sonner juste. J’ai pensé que je n’avais pas confiance en Dieu si je ne pouvais pas dire la prière de son Fils. Je me suis construit ma propre religion qui n’a de valeur que pour moi et c’est pourquoi d’emblée elle est fausse »… « Durant ces vacances, j’ai beaucoup pensé à Dieu… La grandeur de Dieu me semble tellement moins méconnaissable que dans un quotidien fort chargé. On voit qu’il est le point de repos ». Jusqu’en 1940, sa prière vocale n’existait plus, mais « il y avait sans doute des instants de très grande plénitude, on se trouvait devant une porte qui était tout près, tout près de s’ouvrir, et tout était sur le point de se répandre. Et pourtant la porte ne s’ouvrait pas ».

 

Durant l’automne 1936, elle fait un effort sur elle-même et elle décide d’aller parler avec un prêtre. « Je lui ai téléphoné, il fut très courtois, mais j’ai eu l’impression que ce n’était pas l’homme avec qui je pourrais avancer… J’ai donc pensé que ce n’était pas le chemin ». Au cabinet médical, les histoires de ménage lui donnent de plus en plus de soucis. « Mon irritation contre le protestantisme s’est accrue quand j’ai vu la facilité avec laquelle il permettait les divorces, si bien que le même pasteur pouvait marier à nouveau la même personne peu après le premier mariage… J’avais l’impression que la foi de l’Eglise catholique constituait un rempart plus solide contre toutes sortes d’immoralités ».

 

1938 et l’affaire de la Tchécoslovaquie. « Je n’en pouvais presque plus : la situation du monde, la religion, tout était confus; moi-même qui ne me décidais pas clairement, ça ne pouvait pas continuer comme ça. Je ne savais pas de manière sûre que la décision que je devais prendre s’appelât le catholicisme. Mais je voulais savoir ce que Dieu voulait exactement de moi! »

Fin du printemps 1938, mort de son beau-père qui était pasteur. Elle a été auprès de lui pour ses derniers jours « avec une étrange impression : ici meurt le pasteur d’une paroisse; celle-ci se tient respectueusement à distance, mais elle le laisse mourir seul, il n’y a pas d’Eglise qui l’accompagne. Je n’avais jamais ressenti aussi fort qu’à ce moment-là que les protestants n’ont pas d’Eglise ». Il y avait bien un nouveau pasteur qui était là depuis quelques années, il était très sympathique pour le beau-père, « mais il n’avait pas de rapports avec la mort ». En pensant à ma propre mort, ça m’a plongé dans une espèce de panique. Aucune continuation n’est établie entre la vie terrestre et Dieu ».

Automne 1938. Il y a eu Munich… « Pas de guerre encore cette fois-ci. Mais vis-à-vis de Dieu, je me demandais : est-ce encore une fois un délai pour que je puisse m’occuper de lui plus sérieusement? Ou bien suis-je déjà si embourbée qu’il n’existe plus de chemin vers Dieu? Que puis-je entreprendre? Est-ce que Dieu interviendra un jour dans ma vie? C’est un tourment continuel ».

 

La confession est toujours comme une obsession. « Mais maintenant c’est plutôt à partir des consultations : je vois combien elle est nécessaire pour les gens. Non plus tellement : je devrais absolument me confesser maintenant, tout de suite. Mais : je devrais absolument connaître la confession pour pouvoir aider. Parce que je ne la connais pas, je ne peux pas transmettre la lumière. Je devrais pouvoir montrer à mes patients la lumière de Dieu et, pour cela, je n’ai pas moi-même la lumière ».

 

Été 1939. « Je suis souvent tourmentée à cause de Dieu. Parce que je ne sais jamais si je dois entreprendre quelque chose pour arracher une décision ou si je dois simplement attendre. Il y a des moments où je pense que je dois devenir catholique, ou du moins que je dois apprendre à connaître le catholicisme afin que je voie clairement si c’est ça ou non ». Elle ne connaît personne avec qui elle pourrait en parler… « De temps en temps, des prières instantes (des oraisons jaculatoires). Pour la guerre qui arrive, pour tous les gens qui vont mourir ». Elle voudrait arriver à la vérité. « Et faire ce que Dieu veut. Et ne mettre nulle part de blocage. Et je voudrais me confesser. Et je voudrais être de ceux qui peuvent être dans la véritable Eglise du Seigneur. Et je voudrais être de ceux qui obéissent au Seigneur comme il a obéi à son Père… pour ainsi dire. Et je voudrais que rien de personnel ne m’empêche de prendre la décision que Dieu attend de moi. Au cas où je devrais devenir catholique, je voudrais ne m’en laisser empêcher par aucun motif de famille, de bienséance, etc. Mais est-ce que tout cela veut dire que je voudrais devenir catholique, je ne sais pas ». Elle voudrait pouvoir dire sincèrement : Que ta volonté soit faite. « J’ai l’impression que tout dépend de cela… Si Dieu veut absolument que nous fassions sa volonté, il se fera aussi connaître de nous d’une manière différente et nouvelle… Je pense que tout dépendra de la réalisation de la volonté de Dieu. Je ne voudrais formuler aucun désir. Mais tout cela est un terrible tourment que je porte en moi année après année; je voudrais souvent l’oublier, mais justement il en devient ainsi plus lancinant encore. Chercher à oublier ou essayer de tirer les choses au clair ne fait qu’agrandir la plaie ». Deux ans auparavant, elle a assisté à une ordination épiscopale qui lui a fait une « impression monstre ». Elle avait le sentiment que là se trouvait la tradition la plus ancienne et même si bien des aspects extérieurs de la cérémonie n’étaient pas de son goût, « le cœur était absolument juste ». Là, « le Seigneur est mis en relation avec l’humanité et on voudrait pouvoir participer à cette unité. Et d’autre part quand on veut si fort y participer, on a toujours peur que ce qui est personnel puisse être prédominant. On devrait pouvoir s’effacer totalement pour qu’il n’y ait plus que Dieu en nous et qu’il rayonne par nous. Je ne voudrais pas être conduite par quelque réflexion subjective sur un chemin qui, objectivement, ne serait pas le chemin de Dieu. Je voudrais que toute ma subjectivité provienne foncièrement de l’objectivité de Dieu ».

 

Avril 1940. Adrienne a été hospitalisée à l’hôpital Sainte-Claire pour « une affaire au cœur assez méchante ». Les infirmières sont des religieuses. « J’ai l’impression en partie que les religieuses qui sont là sont absolument heureuses, ouvertes, dans la vérité ». Habituellement, dans cet hôpital, le prêtre passe voir les malades chaque semaine. « Je l’ai attendu impatiemment. J’ai espéré que j’aurais le temps de parler avec lui. Il me donnerait une initiation et je pourrais ensuite envisager les choses. Mais personne n’est venu ». Elle a su après coup qu’un Professeur avait interdit au prêtre d’aller lui rendre visite : « il avait peur que je devienne catholique »… Quand je suis arrivée à l’hôpital, j’ai dit au bureau qu’on ne devait pas m’inscrire comme protestante, en tout cas pas sur la liste de ceux à qui le pasteur protestant rend visite. Et comme le Professeur… a dit la même chose au prêtre catholique, je suis restée sans visite ». Et pourtant elle estime que ce temps à l’hôpital aurait été très favorable pour une rencontre avec un prêtre catholique. (Mystère de la jeunesse, p. 296-313).

 

Postface de Hans Urs von Balthasar

 

Le Mystère de la jeunesse se termine par une Postface du P. Balthasar. En voici l’essentiel en résumé. Le temps d’attente qui semblait infiniment long pour Adrienne prit fin durant l’été 1940. La première rencontre du P. Balthasar avec Adrienne, place de la cathédrale, fut peu heureuse. Adrienne commença à parler des avortements à l’hôpital des femmes; Balthasar n’avait pas grand-chose à en dire. Quelques semaines plus tard, il téléphona à Adrienne, et il fut invité le soir même. La conversation tourna autour de Claudel et de Péguy que le P. Balthasar était occupé à traduire. « Adrienne prit son courage à deux mains et me dit : Je ne sais pas si je ne devrais pas devenir catholique ». Le P. Balthasar fut « peu intéressé à la chose », mais il donna quand même à Adrienne des indications pour la prière. Ils parlèrent aussi ensemble du Notre Père et des mots si difficiles pour Adrienne à ce moment-là : « Que ta volonté soit faite ». Le conseil que lui donna alors le P. Balthasar pour prier ces quelques mots est beaucoup plus clair ici que ce qui en est dit dans Adrienne von Speyr et sa mission théologique (p. 24-25). « Quand je lui eus dit qu’elle devait dire ces mots dans la foi et la confiance, toute résistance disparut aussitôt. Les mois qui suivirent, jusqu’à sa conversion le 1er novembre, furent un unique flux de prière, souvent si envoûtant qu’Adrienne était à peine capable d’aller dans la rue ». Au bout de trois ou quatre entretiens, Adrienne fut totalement sûre de son affaire. Le P. Balthasar lui donna de la matière pour sa méditation. Il apparut alors qu’elle ne fréquentait guère la Bible jusque là. Quand elle était étudiante, elle avait lu une fois tout le Nouveau Testament et des morceaux choisis de l’Ancien. Pas plus. « C’était un domaine réservé ».

 

Après les vacances d’été, elle annonça au P. Balthasar qu’elle était toute prête. Le baptême fut fixé au 1er novembre. « Immédiatement après le baptême commença pour Adrienne la vie nouvelle : une vie ‘au ciel et sur la terre’, dans une plénitude inouïe de prières, de dons de l’Esprit et de charismes ». (Mystère de la jeunesse, p. 314-315).

 

Pour conclure

 

Au terme de cette longue recherche de Dieu, peut-on relever quelques points saillants? D’abord cette longue marche est remplie de l’Esprit Saint, même si l’Esprit Saint n’est pas nommé. L’Esprit Saint travaille dans le secret, sans se faire remarquer, sans dire son nom. Faut-il d’ailleurs chercher des points saillants?

 

Au centre de ces pages, il y a Dieu, bien évidemment. Un grand désir de Dieu, un grand désir de le voir, de le comprendre. Elle aime le Bon Dieu, mais elle sait si peu de choses sur lui! Très souvent Adrienne le « regarde », elle « pense » à lui. Dieu lui semble parfois très loin, Dieu lui semble absent. Il est comme derrière un nuage. Elle ne sait plus s’il existe encore. Elle voudrait bien entendre la voix de Dieu, mais elle ne l’entend pas. Ne pas le sentir, c’est un peu comme si on était aveugle. Puis revient le moment où elle sait à nouveau que Dieu est présent, que le Bon Dieu « l’attend ». Elle ne le voit pas, mais elle sent sa présence.

 

La grande question qui se pose sans cesse à elle, c’est qu’elle voudrait savoir ce que Dieu attend d’elle. Elle voudrait faire la volonté de Dieu, elle voudrait que Dieu lui montre ce qu’il veut, ce qu Dieu a en vue pour elle. Elle sait que Dieu veut quelque chose d’elle, mais elle ne sait pas quoi. C’est ce qu’elle appelle parfois le mystère. Elle a conscience qu’elle porte en elle un mystère, un secret, qu’elle ressent comme un appel. Un jour, elle a vu la Mère de Dieu : ce fut un grand bonheur. Rien ne lui a été dit dans cette vision. Pourquoi cette apparition de la Mère de Dieu à une jeune protestante de quinze ans? Rien ne lui a été dit alors, mais elle a su qu’elle « appartenait » à la Mère de Dieu.

 

Si elle aspire à la confession, c’est qu’elle pressent que par elle on peut faire disparaître tout ce qui peut faire écran entre elle et Dieu. Elle a horreur de tout ce qui sent le faux dans les relations avec Dieu, aussi bien chez protestants que chez les catholiques (et chez les prêtres). Aucun doute que, dans ses années d’enfance, Adrienne a beaucoup reçu de l’ange. Et cela aussi fait partie de son secret. Souvent son entourage se demande – et lui demande – d’où elle tient telle ou telle idée qu’elle exprime et qu’on trouve fort catholique : on ne comprend pas que cela puisse lui venir de son entourage qui est protestant.

 

Toute sa recherche de Dieu s’exprime dans sa prière : si belle, si juste, si ouverte. A certaines époques, elle prie presque des nuits entières. « J’ai prié, prié autant que j’ai pu ». Mais elle connaît aussi les nuits de la prière, une prière devenue comme machinale, une prière comme un devoir et non plus comme un amour, une prière où elle ne peut plus que balbutier : « Seigneur, reste avec nous ». Puis elle connaît à nouveau la prière qui consiste pour ainsi dire à se laisser remplir par une lumière : adorer.

 

Enfin on reconnaîtra facilement que ces pages du Mystère de la jeunesse sont extrêmement riches d’informations également sur la personnalité d’Adrienne von Speyr, sur ses qualités humaines, son quotidien, tout le réseau de relations et d’amitiés où elle vivait.

 

La suite de cette longue recherche de Dieu se trouve dans les quelque soixante volumes de l’oeuvre d’Adrienne von Speyr et en particulier dans le Journal de Hans Urs von Balthasar (Oeuvres posthumes 8, 9, 10). Mon article Dieu dans le journal de Hans Urs von Balthasar et Adrienne von Speyr (ci-dessus sur Internet. – Article paru d’abord en grande partie dans la revue Mélanges carmélitains 3, 2005, p. 84-114) a essayé de dire comment Adrienne parlait de Dieu dans sa période catholique, de 1940 à 1967.

 

En lisant ces Pages de la jeunesse, on pourrait se souvenir de Newman présentant la vie de saint Philippe Neri : « Découvrir un saint qui joue aux cartes, ou qui lit un auteur païen, ou qui écoute de la musique, ou qui prise, est souvent un soulagement et un encouragement pour le lecteur, car cela le convainc que la grâce ne remplace pas la nature, et qu’il est en train de lire la vie d’un enfant d’Adam et de son propre frère ». (Newman, Fragment d’une vie de saint Philippe (Neri), dans Newman, Saint Philippe Neri, 2010, p. 134-135).

 

 

*

 

2. L’exercice de la médecine dans les années quarante

 

Introduction

 

Après ses études de médecine, Adrienne von Speyr avait ouvert un cabinet de consultation en 1931. « Il fut bientôt rempli à déborder ». Il lui arrivait de recevoir soixante ou quatre-vingts patients en une journée et « chacun pourtant trouvait ce qu’il était venu chercher ». Les pauvres (la majorité) étaient soignés gratuitement. Adrienne avait choisi la profession de médecin parce qu’elle ne voyait pas de meilleur chemin pour servir Dieu dans le prochain. Vers la fin des années quarante, elle dut renoncer à ses visites de malades à domicile parce qu’elle ne pouvait plus monter les escaliers. Et vers 1954 elle dut cesser complètement l’exercice de sa profession pour raison de santé. (Cf. Hans Urs von Balthasar, Adrienne von Speyr et sa mission théologique, p. 25-26, 30; La mission ecclésiale d’Adrienne von Speyr. Actes du colloque romain, p. 13).

 

Dans l’exercice quotidien de sa profession, il se produisait des choses insolites  (guérisons soudaines et inexplicables) dont le bruit se répandait en ville et dont sa famille elle-même entendait parler. « De nombreuses guérisons étonnantes s’opèrent par ses mains ». Pour le P. Balthasar, tous les charismes et les phénomènes mystiques qui abondent dans la vie d’Adrienne n’avaient pour elle, et ne doivent avoir pour nous, qu’une importance secondaire. (Cf. AvS et sa mission théologique, p. 27; L’Institut Saint-Jean, p. 38; Mission ecclésiale d’AvS, p. 190).

 

Où est l’important alors? L’important, c’est son « don de prophétie » au sens paulinien du terme, c’est-à-dire le don « de pouvoir énoncer clairement en concepts et paroles humaines ce que Dieu veut lui montrer de ses mystères » (Mission ecclésiale, p. 188).

 

Mais on voudrait quand même en savoir un peu plus sur ce qui se racontait en ville à propos de ces guérisons inexplicables. Elles sont secondaires peut-être, mais elles ne sont quand même pas inintéressantes puisque le P. Balthasar a pris le soin de les consigner par écrit. Elles peuvent éclairer aussi ce qui est « important ». La présente fenêtre voudrait jeter un coup d’œil dans le Journal du P. Balthasar (Nachlassbände 8-10 = Œuvres posthumes).

Patrick Catry

*

1. 11 mai 1941

A l’église, durant la messe, elle entend une voix claire et distincte, sans voir personne, qui lui dit : « Il se feront des miracles aussi par tes mains » (Sic en français; sic également pour l’orthographe). Sa première réaction fut un violent : »Non! Pas cela! » exprimé de tout son être ou pour mieux dire : crié. Elle se hérissait contre cela de toutes les fibres de son être. Elle aurait presque crié tout haut, raconta-t-elle après. Elle resta dans un état de totale hébétude, comme « effarée » (c’est son mot); cependant aussitôt, toujours dans cette hébétude, elle dit le Fiat, récita un Suscipe. Mais ce n’est qu’à la communion, au moment de la recevoir, que se dénoua le combat intérieur et elle s’enfonça dans une mer de bonheur. Par la suite, à la réflexion, elle craint que cela aurait pu être, peut-être, une voix démoniaque qui voulait se jouer d’elle. Je lui demande si, au moment où elle l’avait entendue, elle aurait aussi pu le croire. Elle répond absolument par la négative.

 

2. 14 mai 1941

Le soir, elle raconte l’histoire suivante : elle a été appelée auprès d’un garçon d’environ quatorze ans. Depuis une journée à peu près, il avait de terribles douleurs, il hurlait si fort que ses parents dans la maison ne pouvaient plus le supporter et ils étaient dehors, devant la maison, avec plusieurs personnes. Elle entra dans la chambre du garçon, lui ordonna de cesser ces cris, ce qu’il fit aussitôt, sur quoi les douleurs aussi cessèrent. Elle donna encore pour la forme quelques indications et quelques remèdes bien qu’elle n’eût aucune idée de ce qui pouvait avoir manqué au garçon. Le soir, elle téléphona encore pour demander de ses nouvelles; le garçon était rétabli.

 

3. 17 mai 1941

A l’hôpital Sainte-Claire se trouve une jeune patiente d’Adrienne. Au début, son mal était tout à fait anodin. Le 14 mai, Adrienne avait décidé, en raison de certains symptômes – mauvaise odeur, etc. – de faire un lavage d’utérus. Par la suite, la fièvre monta brusquement au-delà de 40 degrés (sans doute en raison d’une maladie qui n’avait pas complètement disparu et qui n’avait pas été dite au médecin); le vendredi après-midi, plus de 41; une péritonite aiguë se déclara, d’abord localement limitée, puis gagnant tout l’abdomen qui était dur comme pierre au toucher. La patiente était presque inconsciente. Adrienne l’ausculte, lui palpe le corps. Puis dans une sorte d’anxiété et sans la moindre « pieuse » pensée ou le moindre sentiment « pieux », presque avec une sorte de scepticisme et d’exigence : « Mon Dieu, montre maintenant s’il est réellement vrai, s’il est réellement possible… », et elle pria. La paroi abdominale s’assouplit sous ses doigts, s’affaissa. Durant la courte scène, la Sœur était occupée dans un coin de la pièce. Très excitée et troublée, Adrienne se rendit aussitôt à la chapelle de la maison et se mit à prier. L’après-midi, elle revint à l’hôpital sans oser se risquer dans la chambre de la patiente. Elle resta une heure entière à la chapelle, pria pour toutes sortes de choses, en proie à une forte angoisse avant la visite des malades. Puis elle entra. La patiente était guérie, elle avait mangé tandis que jusqu’alors elle avait tout vomi, la fièvre était descendue à 37,3. Le samedi, la fièvre avait disparu et la patiente était assise dans son lit. La Sœur, qui accompagne Adrienne hors de la pièce, lui demande entre deux portes : « Vous ne trouvez pas que c’est un miracle? » Adrienne tressaille intérieurement au terme, mais elle se reprend vite et dit : « Des choses de ce genre arrivent de temps en temps ». La Sœur : « Mais c’était quand même une vraie péritonite? » « Oui, c’en était une, mais elle est maintenant passée ».

 

4. Samedi 24 mai 1941

Après un refroidissement qui se traîne depuis des semaines, J. (un ami du P. Balthasar et d'Adrienne) est hospitalisé depuis quelques jours à l’hôpital Sainte-Claire. Il a beaucoup de fièvre. Jeudi, après l’avoir examiné, Adrienne était vraiment soucieuse; cela pouvait bien se passer, mais cela pouvait aussi donner un abcès pulmonaire ou un empoisonnement du sang. Subjectivement, J. se sent très mal, il est fatigué et plus encore déprimé. Cette nuit du vendredi au samedi, elle prie pour l’amélioration de son état subjectif. Que l’angoisse et l’inquiétude lui soient enlevées. Elle ne voulait pas demander plus, c’est comme si elle n’osait pas être importune et prier directement pour sa guérison.  Là-dessus elle a elle-même – pour J. – une très mauvaise nuit. Le matin, nous allons en voiture ensemble à l’hôpital comme la veille. J. a 37,2 de fièvre après en avoir eu plus de 40 des journées entières. Il a eu une bonne nuit et se sent dispos. Mais l’examen objectif de la maladie, comme il en résulte de l’auscultation, est encore exactement celui de la veille : une sévère pneumonie. Lors de l’examen médical auquel j’assistai, Adrienne a de la peine à ne pas crier et pleurer, comme elle le dira après. J. demande si la fièvre va remonter. Elle est troublée et répond un peu agacée qu’elle ne sait pas, qu’on doit en tout cas s’attendre à tout. Elle est hors d’elle-même parce que, dans sa pratique médicale, elle n’a encore jamais vu un tel écart entre le subjectif et l’objectif. Dimanche 25 mai. J. n’a plus de fièvre, se sent guéri. Je vois la radio faite trois jours avant, qui montre avec toute la netteté désirable une sévère pneumonie. A l’hôpital circule la rumeur que des miracles se produisent. La pensée que l’affaire pourrait être ébruitée est pour Adrienne insupportable.

 

5. Dimanche 25 mai 1941

Les événements de l’hôpital ne l’accablent plus autant depuis que je lui ai recommandé une attitude filiale sans bornes qui laisse faire à Dieu ce qui lui semble bon. « C’est, dit-elle, vraiment la seule pensée qui me console : qu’au fond je n’ai absolument rien à faire avec toute la chose ».

 

6. Vendredi du Sacré-Coeur 1941

Deux vieilles femmes à l’hôpital Sainte-Claire, toutes deux atteintes d’une grave maladie du cœur, agitées et angoissées; chaque fois qu’Adrienne leur a rendu visite, elles ont ressenti un apaisement et ont passé une nuit tout à fait calme. Une troisième patiente dans la même chambre, qui n’est pas traitée par Adrienne, a très bien remarqué la chose et elle lui demande si elle ne pourrait pas être traitée aussi par elle. Comme Adrienne refuse parce que cette femme a son propre médecin, la malade lui demande de passer au moins près de son lit et de lui tenir un instant la main. La bénédiction opère, cette malade se sent aussi soulagée et pour la première fois se remet à bien dormir. Je demande si elle a prié pour la guérison de ces deux  vieilles femmes. Elle dit que non, et qu’il serait mieux pour ces vieilles si elles pouvaient mourir. Elle ne peut faire usage de ces « moyens » que lorsqu’elle voit un cas d’absolue nécessité, que tout le lui indique clairement, la situation extérieure et la voix intérieure.

 

7. Dimanche 22 juin 1941

Les deux personnes âgées de l’hôpital sont toujours en vie bien qu’elles soient arrivées tout à fait « à échéance ». Elles vont manifestement mieux. Mais Adrienne ne croit pas qu’elles s’en sortiront.

 

9. 7 juillet 1941

L’une de nos connaissances, célèbre pour son indiscrétion, avait été chez Adrienne et lui avait dit que tout le monde savait qu’elle faisait des miracles. Ce monsieur l’avait taquinée avec une joie diabolique et il avait insisté sur le fait qu’un deuxième et un troisième le savaient aussi. Elle avait eu bien du mal à supporter de ne pas mettre un terme à la conversation. Depuis lors l’angoisse avait grandi en elle.

 

8. 8 juillet 1941

Toutes sortes de choses étonnantes à l’hôpital Sainte-Claire… Il semble qu’Adrienne en effet passe dans les chambres des malades comme une sorte d’esprit bénissant. Une patiente a une tumeur cancéreuse et elle affirme aujourd’hui qu’elle ne la sent plus. Adrienne l’ausculte, la tumeur est encore là. Donc pour le moment, rien qu’une amélioration subjective.

 

10. Vendredi 11 juillet 1941

Hôpital Sainte-Claire. Une dame Me., qui depuis huit ans souffrait d’une fistule à l’oreille, avait une plaie ouverte; personne n’avait pu l’aider et elle allait de médecin en médecin; elle se trouve là depuis quelques jours et fait partie des patientes d’Adrienne. Après la première consultation, à laquelle la patiente avait apporté en plus une éruption aux mains et aux pieds, cette dernière avait disparu. Adrienne avait examiné la malade mais n’avait pas encore discerné le foyer de la maladie. Elle est en observation à l’hôpital Sainte-Claire. Aujourd’hui la plaie est fermée  sans laisser de cicatrice.

 

11. Dimanche après-midi, 31 août 1941

(D’une lettre d’Adrienne)… Mais maintenant le téléphone sonne : un enfant gravement malade. Je dois partir…

 

12. Le 13 septembre 1941

(D’une lettre d’Adrienne)… Mardi après-midi arrive un train de quatre cents enfants belges; je suis requise « militairement » pour examiner les cas douteux; je m’en réjouis bien que je sache déjà qu’il y aura des choses pénibles…

 

13. Mardi soir 30 septembre 1941 à 11 H 1/2

(D’une lettre d’Adrienne).  Je reviens tout juste de l’hôpital, le cœur lourd. Mme Zf, qui a perdu un petit enfant il y a quatre mois, vient de faire une fausse couche; cela aurait été un petit garçon. C’est pour elle si horrible! Dans de tels moments, il n’est pas facile d’être médecin; techniquement on surmonte les difficultés, on est content de pouvoir agir logiquement, et après on est là les mains vides et avec une consolation également vide en ce moment… - Le P. Balthasar : A l’hôpital Sainte-Claire, il se passe beaucoup de choses que j’ignore. Ainsi la femme atteinte d’un cancer, dont il a été question plus haut, a depuis longtemps été renvoyée guérie…

 

15. Mercredi 4 et jeudi 5 février 1942

Adrienne vient me voir, agitée. Une patiente a été transportée à l’hôpital Sainte-Claire avec une grosse méningite et une pneumonie. En soi, elle devrait être considérée comme perdue… Adrienne a seulement le sentiment qu’une tâche l’appelle ici. En même temps elle est angoissée à l’idée de demander quelque chose de particulier. « Que dois-je faire? » Je dis : « Offrir ce qui est nécessaire ». Elle : « Offrir n’est pas suffisant. On ne peut pas toujours être simplement passif, attendre que Dieu agisse et décide ». Moi : « Si vous devez devenir active, Dieu vous le donnera bien à comprendre. Priez pour qu’au moment voulu vous n’ayez pas d’angoisse ». Elle : « Je ne peux pas prier pour cela, mais seulement pour que, malgré l’angoisse, que j’aurai certainement, je ne renonce pas ». Elle me quitte pensivement et intérieurement agitée. Elle raconta que les Sœurs chuchotent : « Que va-t-il se passer au 151? Va-t-il se passer quelque chose cette fois-ci encore? » – La nuit de jeudi, elle est à l’hôpital. Elle arrive vers 23 H après quelques aventures en voiture à la batterie avec beaucoup de neige : elle a dû marcher longtemps pour trouver un téléphone et se faire remorquer. Elle est morte de  fatigue. Elle va à la chambre 151; la patiente ne va pas mieux; depuis quatre jours elle a 40 de fièvre. Adrienne va à la chapelle… A la fin de sa prière, elle sait que c’est « en ordre »; et elle rentre chez elle… Elle ne ferma pas l’œil de toute la nuit. Le matin elle se traîne à l’hôpital, morte de fatigue. La Sœur du service n’est pas là; elle entre dans la chambre de la malade, voit seulement la courbe de la température mise à jour : 36,8. La malade sourit en remerciant, elle a dormi. La Sœur attend devant la porte : « Que pensez-vous de cela, Docteur? » Adrienne : « Pour le moment il n’y a rien à penser. On doit voir plus tard »… La malade est définitivement guérie, la pneumonie a disparu. L’après-midi, le rapport d’analyse du sang : sans aucun doute méningite grave. La fièvre ne revient pas.

 

16. 19 février 1942

Le soir, je suis chez Adrienne avec Mlle Z. Elle est appelée chez une malade, revient excitée une heure plus tard. La malade avait saigné sans arrêt pendant deux jours, d’abord faiblement puis plus fort. Il y avait quatre bassins pleins de sang près du lit quand elle est arrivée; la mère changeait serviette sur serviette, mais tout cela ne servait à rien, le saignement ne faisait que s’accroître. A l’instant où Adrienne entra dans la pièce, l’hémorragie cessa. La femme resta guérie.

 

17. Août 1942

Hôpital Sainte-Claire. Mme Z. est enceinte : d’abord un siège. La veille de l’Assomption de Marie, téléphone de la Sœur : elle ne comprend plus rien, l’enfant est maintenant dans la bonne position. Adrienne avait seulement posé brièvement les mains sur le corps de la femme enceinte.

 

18. 22 août 1942

Adrienne est appelée à la police : une jeune fille a été victime d’un accident.. . Elle ausculta la jeune fille et l’emmena avec elle à l’hôpital… De là elle va à sa consultation… De sa consultation elle est appelée auprès d’une employée malade, Mme Z., à la batterie. Elle la trouve couchée par terre, râlant, à la mort. Elle avait été piquée par une guêpe à un endroit fâcheux. Elle la conduit à l’hôpital, lui fait une injection qui ne fait pas d’effet. La Sœur dit qu’elle va vers sa fin. Adrienne pose sa main sur le front de la femme. En faisant cela, sa main lui fait terriblement mal… Elle dit à la patiente qu’elle n’a qu’à rester tranquille, que tout sera bientôt terminé. Au bout de quelques minutes, il en fut ainsi et la femme aurait pu rentrer chez elle, mais Adrienne veut la garder deux jours encore à l’hôpital pour qu’elle puisse se reposer. Les femmes de ménage sont reconnaissantes quand elles peuvent souffler un peu…

 

19. Août 1942

Une dame Kl. (du service de Sœur Cantalizia), qui est venue exprès de La-Chaux-de-Fonds pour accoucher auprès d’Adrienne, se trouve à l’hôpital avec une sérieuse phlébite. La Sœur est très angoissée, ne se risque plus guère dans la chambre. Adrienne y entre, regarde les jambes. L’une a au genou un abcès rouge de la grosseur d’une pêche. L’autre genou est dur au toucher. Adrienne pose les mains aux deux endroits, sans prier (elle dit qu’elle le fait « par bêtise »), sans penser à rien. Dans la même minute, les deux enflures disparaissent. La femme est étonnée, elle ne sent plus rien. L’après-midi, elle se promène dans le jardin.

 

20. Août 1942

Après une guérison ou quelque autre prodige, Adrienne ressent toujours une angoisse inexplicable et un sentiment de honte comme si elle devait se cacher. Chaque fois elle voudrait courir chez moi pour y trouver refuge. Elle sait et elle dit que ces guérisons, qui sont encore peu connues, sont des entraînements, des exercices pour plus tard.

 

21. Septembre 1942

Samedi dernier à l’hôpital. Mme Sch. malade à mourir. Elle ne fait plus que râler. Une double pneumonie et de plus une embolie. La Sœur vient à la rencontre d’Adrienne, elle pense que c’est sans doute la fin. Adrienne entre. La femme est sans connaissance, à l’agonie. Adrienne est saisie d’un terrible effroi. Elle voudrait s’enfuir. Les quatre pas jusqu’au lit sont comme un long et pénible voyage. Elle ressent le cas comme plus extrême que les précédents. Elle ausculte la poitrine, constate la pneumonie, tient une main sur la poitrine et pose l’autre sur le front. La femme ouvre les yeux et dit en souriant : « Mais maintenant ça va mieux ». Adrienne, d’une manière toute mécanique : « Alors il faut aussi commencer à manger ». Puis elle sort, bouleversée; elle n’ose pas se rendre à la chapelle, elle s’enfuit. Elle n’ose pas se mettre sous le regard de Dieu. Elle va d’abord en voiture à l’église Sainte-Claire, ne peut pas entrer… Je ne vois Adrienne que le surlendemain; alors seulement l’angoisse disparaît.

 

22. Conclusion provisoire

1. Beaucoup de guérisons insolites ont eu des témoins, entre autres à l’hôpital Sainte-Claire. Y aurait-il là des traces écrites de tous ces événements? Ou dans la communauté des Sœurs de l’hôpital?

2. Ces guérisons insolites, qui sont de vrais miracles, comment les expliquer sinon par le fait qu’Adrienne von Speyr devait être très proche de Dieu. Une amie privilégiée à qui on ne peut rien refuser?

 

*

3. Les stigmates


 

Introduction

Dans Adrienne von Speyr et sa mission théologique (p. 28), le P. Balthasar mentionne brièvement la stigmatisation d'Adrienne von Speyr : c'était en juillet 1942.  Pour Adrienne, ce fut "un motif de terrible angoisse, tant elle redoutait que d'autres remarquent le phénomène. Malgré ses mains bandées, beaucoup ont vu ces plaies qui n'étaient pas grandes. Ce fut surtout pour elle une cause d'humiliation et presque de honte : comment était-il possible qu'elle, la pécheresse, la rejetée, pût ainsi mériter d'être reliée à la Passion du Christ? Dans les années qui suivirent, à sa prière instante, l'aspect visible des plaies s'effaça, pour réapparaître parfois aux jours de la Passion; mais la douleur est telle qu'Adrienne s'étonne qu'on ne voie pas, par exemple, le sang qu'elle sent couler de la couronne d'épines sur son front".

 

Ailleurs le P. Balthasar note encore plus brièvement que la stigmatisation fut "une chose particulièrement dure" pour Adrienne. Le phénomène fut soudain et totalement inattendu; il remplit Adrienne d'une "confusion sans bornes et la plongea dans des angoisses horribles; ici encore, c'est auprès de son confesseur qu'elle chercha un refuge" (L'Institut Saint-Jean, p. 72).

Pour en savoir davantage, il faut ouvrir ici à nouveau le Journal du P. Balthasar (Nachlassbände 8-10). Ci-dessous simplement quelques échantillons des pages qui évoquent ces stigmates.

Patrick Catry

*

1. 10 juillet 1942

Le soir à 20 H 30, Adrienne me téléphone à Salin. Voix tremblante, presque éteinte d'angoisse : il s'est passé quelque chose d'effroyable. Sa main gauche a été percée... Après onze heures du soir, je vais encore la voir. Elle est éperdue d'angoisse, elle est à genoux par terre, en larmes, elle tremble. Au début, n'arrivent que des exclamations d'où je déduis de quoi il s'agit exactement : elle est remplie d'une confusion sans borne parce que la contradiction est si insupportable. Elle implore :"Vous devez m'aider à ne plus pécher". Je ne peux pas lui rappeler le rapport de la plaie avec le Christ. C'est justement cela qu'elle ne supporte pas. Elle sait naturellement très bien ce qu'il en est. Mais justement le regard en direction du Christ la renvoie à elle-même et à son indignité. Quand je lui dis : "Vous n'avez pas le droit de tant penser à vous", elle répond :"Si, c'est justement maintenant que je le dois. L'autre chose, je n'en suis pas capable maintenant".

 

Puis elle raconte avec hésitation comment c'est arrivé. Toute la journée, elle avait eu une angoisse unique pour X. Le soir, pendant l'orage, elle s'était couchée un instant sur le divan pour se reposer. Alors sa main fut tout à coup percée. Elle sursauta, vit un peu de sang à l'extérieur et à l'intérieur, le lécha. Puis, un très court instant, une joie indescriptible la traversa jusqu'au plus intime. Mais aussitôt le rideau se ferma et l'angoisse inonda tout à nouveau. La plaie faisait très mal. Elle saigna l'équivalent d'un dé à coudre. Elle fit un rapide pansement qu'elle défit rapidement à mon arrivée (Dans un premier temps, elle cacha sa main : il n'y avait que très peu de sang sur la gaze. La plaie à la surface de la main était très petite, presque imperceptible, elle ne saignait plus. Dans la paume de la main, à peine visible. Mais elle faisait très mal à l'intérieur). Je cherchais à la tranquilliser un peu; pourtant nous savions tous les deux le genre de commencement que cela signifiait pour quel genre de choses. Quand je la quittai, elle ne pouvait toujours pas prier, d'angoisse et de honte. C'était la main gauche qu'elle voulait offrir pour B... Nous disons ensemble le Suscipe et Anima Christi.

 

2. Samedi 11 juillet 1942

Le soir, J.F. est là, et K.B. J'étais chez elle dans l'après-midi. Sa main droite est bandée. Elle a été percée peu de temps auparavant dans la salle de bain. Le soir, les pieds. Pendant que nous jouons de la musique, elle se tord de douleur. C'est une soirée terrible, entre la musique de Mozart et la croix... Je rentre chez moi avec K.B... Durant cette soirée, Adrienne avait les mains bandées. J.F. pensa involontairement à une stigmatisation.

 

3. 12 juillet 1942

Dimanche après-midi, J.F. s'en retourne. Je peux enfin parler avec Adrienne en tête-à-tête. Angoisse et honte sont les seules choses qu'elle éprouve. Elle se sent comme au pilori, réellement "marquée". Entre-temps quelque chose comme de la haine et de la révolte contre ceux qui l'ont amenée là. En regardant ses plaies à la main, à l'intérieur et à l'extérieur : "Maintenant vous m'avez enfin conduite jusque là. C'est là que vous vouliez m'amener depuis toujours. Et vous êtes content que ce soit allé si loin. Tout le monde me regarde maintenant. Et je suis tout à fait seule et vous me laissez seule dans cette honte. Il ne me sert à rien de parler avec vous". Devant les plaies, elle n'éprouve que de l'horreur : le sang qui en coule (il y en a peu) n'est pas son propre sang. Il lui semble si étranger. La douleur, surtout à la main gauche, est insupportable; elle va et vient et ne cesse de se faire tout à coup poignante. Elle peut décrire exactement le clou, le genre d'arêtes qu'il a, etc. Où il passe entre les os. Il perce violemment; la tout petite plaie qui est visible n'est aucunement comparable à la douleur. Les pieds également font mal. Mais elle peut quand même marcher. Elle a les deux mains dans un grand pansement par peur qu'elles ne se mettent à saigner en présence d'invités. De temps en temps elle oublie, puis elle voit soudainement ses mains en faisant un mouvement, s'effraie et les cache derrière son dos. A la gare, elle veut faire signe de la main à l'ami dont le train démarre, elle lève la main et s'effraie à nouveau : c'est chaque fois faire à nouveau l'expérience qu'elle est proscrite. "La lèpre", dit-elle.

 

4. Juillet 1942

... Elle doit porter des gants. Le lundi, elle porte des gants pour s'occuper de ses clients, oublie un instant ses plaies, retire ses gants. Une femme, catholique, cause avec elle. Tout d'un coup elle fixe longuement ses yeux sur les deux mains et reste muette. Adrienne avait mis ses deux mains l'une à côté de l'autre. Elle prit peur et chercha à les cacher comme si rien ne s'était passé... Plus tard, de temps en temps, les plaies se font presque invisibles. Ce n'est que si on connaît l'endroit qu'on peut remarquer un petit point rouge. Leur apparition et leur disparition sont totalement imprévisibles.

 

5. Août 1942

Je suis absent jusqu'au 18 août... En rentrant, j'apprends l'apparition de la plaie au front. De nouveau beaucoup d'angoisse. A l'hôpital, les Sœurs chuchotent. On voit les mains d'Adrienne quand elle les désinfecte à l'alcool. Les plaies sont alors cuisantes, mais sans correspondance avec la douleur intérieure... Werner rentre chez lui; le deuxième jour, il découvre les plaies des mains. Cela ressemble à des stigmates! ... Sur son ordre, elle lui montre ses mains... La nuit après qu'elle eut montré ses mains à Werner, elle se leva très agitée pour ouvrir la fenêtre. C'était très tôt le jour de l'Assomption de Marie. Elle était perplexe sur le fait qu'on puisse voir les plaies sans les comprendre comme signe de la grâce.

 

6. 20 août 1942

Adrienne connaît une forte angoisse du fait que la plaie au front pourrait rester nettement visible. La main gauche fait toujours très mal. La plaie grandit peu à peu et laisse apparaître au bord une sorte de lèvre...

 

7. 22 août 1942

Adrienne est appelée à la police : une jeune fille a été victime d'un accident. Un policier la reçoit en disant : "Ô docteur, vous êtes vous-même blessée!" Les pieds saignaient à travers ses bas sans qu'elle l'eut remarqué. Elle s'en effraya beaucoup car c'était la première fois. Elle ausculta la jeune fille et l'emmena avec elle à l'hôpital. Là elle voulut faire une suture. Alors ses mains commencèrent à saigner. (Cela était déjà arrivé à plusieurs reprises à la consultation : elles saignaient justement quand Adrienne travaillait, souvent avec des gants en caoutchouc transparents, ce qui causait de grandes taches bien visibles). De là, elle va à sa consultation. Elle avait oublié que ses bas étaient encore pleins de sang. Cet oubli lui semble un signe que Dieu ne veut pas que tout soit anxieusement caché.

 

8. Août 1942

Les douleurs à la main, très particulièrement à la main gauche, sont insupportables. C'est un perçage de la main, comme si le clou n'arrivait pas à passer tout simplement. Cela va infiniment lentement, comme au ralenti. Comme si quelqu'un voulait passer son doigt à travers sa main en appuyant et en perçant. Cela s'accompagne d'une souffrance toute "morale", pleine d'angoisse. La couronne également la fait souffrir la plupart du temps toujours au même endroit.

 

9. Septembre 1942

Les plaies des mains saignent maintenant souvent et de manière très différente. Une fois la gauche seule. Puis de nouveau la droite seule. Souvent lentement et continuellement. Puis formant des sortes de boules de sang qui tombent quand elles ont atteint une certaine grosseur...

 

10. Octobre 1942

La nuit, son front saigne à nouveau. L'oreiller est plein de taches... Les taches sur le front sont grandes et nettes. Elle a de l'angoisse de rencontrer les gens. Mais à midi tout a de nouveau disparu.

 

11. Novembre 1942

Un dimanche, vers minuit, Adrienne a eu une conversation avec sa cousine Md. qui vit chez elle depuis quelque temps. Adrienne s'était levée une fois encore et n'avait pas fait attention au fait qu'elle était nu-pieds. Md. regarda tout à coup ses pieds : l'un saignait fort, l'autre était cicatrisé. Elle demanda effrayée : "Qu'est-ce que c'est?" Adrienne chercha à éluder la question, mais elle était elle-même effrayée. Md. n'insista pas. En fait, il y quelque temps, les plaies des pieds avaient été totalement ouvertes. Presque toute la longueur du dos du pied était ouverte et faisait très mal. Puis les plaies se refermèrent peu à peu, elles sont maintenant plus petites...

 

*

 

4. Madame Kaegi - von Speyr

 

Introduction

En 1936, Adrienne von Speyr avait épousé un élève d'Emil Dürr, Werner Kaegi, professeur d'histoire comme lui à l'université de Bâle. (Cf. Adrienne von Speyr et sa mission théologique, p. 24). On peut trouver sur Internet des indications sur l’œuvre d'historien de W. Kaegi.

 

Dans ce second mariage, "malgré une véritable affection, l'union ne sera pas facile. Le mariage ne sera pas consommé, si bien qu'Adrienne pourra faire plus tard le vœu de virginité" (Cf. Hans Urs von Balthasar, L'Institut Saint-Jean, p. 24-25). Et le P. Balthasar ajoute, reconnaissant : "Sans l'hospitalité de Werner Kaegi, mon travail avec Adrienne, et plus tard, mon logement, place de la cathédrale (chez les Kaegi - von Speyr), n'auraient pas été possibles"(Ibid. p. 25).

 

On ne doit pas trouver beaucoup d'autres renseignements sur le couple Kaegi - von Speyr dans les livres de théologie et de spiritualité du P. Balthasar. Pour en savoir un peu plus, il faut feuilleter le Journal (Nachlassbände 8-10). Quelques échantillons de ce Journal voudraient donner ici une idée concrète de cet aspect  de la vie quotidienne d'Adrienne von Speyr. Ils éclaireront à leur manière toute sa mission et celle du P. Balthasar.

Patrick Catry


 

*

(1940-1941)

Adrienne se sent malheureuse de ce qu'elle ait si peu à offrir à Dieu pour ses grâces surabondantes. Comme l'être humain est capable de peu de choses! Il ne peut même pas jeûner trois jours! Un soir, au lit, cette pensée l'a vaguement effleurée. Le lendemain, par hasard, elle arrive trop tard pour le dîner, elle n'a pas faim et donc ne mange pas. Le soir non plus elle ne mange pas. Ce n'est que le deuxième jour qu'elle saisit le rapport entre cette absence d'appétit et ce désir. Elle ne mange pas jusqu'au soir du troisième jour sans qu'elle soit touchée par un sentiment de faim ou de faiblesse. Comme elle arrive souvent trop tard à table et qu'elle mange peu à l'ordinaire, son jeûne n'est pas remarqué. Ce n'est que le soir du troisième jour que son mari lui demande accessoirement si vraiment elle ne mange plus rien. Elle répond qu'aujourd'hui justement elle n'avait pas vraiment faim. Le matin du quatrième jour, le sentiment normal de la faim lui revient, mais sans rien d'excessif (5).

 

25 mai 1941
Longue conversation avec son mari sur des questions religieuses, surtout sur la Mère de Dieu. Elle sent qu'intérieurement il ne comprend rien à la chose et elle est malheureuse de ne pouvoir la lui faire comprendre (85).

 

Juillet 1941

Peu après le 22 juillet nous partons en vacances. Elle avec son mari et le plus jeune de ses fils à Riffelalp, moi à Sitten, où je vais travailler au livre sur Karl Barth (135).

 

30 juillet 1941

(D'une lettre d'Adrienne). Werner s'est demandé tout à coup s'il pouvait venir demain à la messe; il n'a pas pensé que c'était une messe de communion; il ne peut quand même pas communier et il ne veut pas non plus rester seul en arrière; je lui dis que je pouvais très bien ne pas aller à la communion non plus, mais seulement assister à la messe et rester près de lui. Je ne veux pas forcer, bien sûr. Ne pas communier justement le jour de saint Ignace ne me serait évidemment pas très facile, mais c'est cependant juste; si Werner vient, je reste auprès de lui (138).

 

Août 1941

(D'une lettre d'Adrienne). Il est cinq heures. Mes hommes (son mari et Niggi, l'un des fils d'Emil Dürr, élevé par Adrienne), H.V. et une amie font une excursion sur les glaciers (140).

 

(D'une lettre d'Adrienne). Werner et Niggi font des exercices avec un guide dans un lieu appelé "Idiotenhügel" (la colline des idiots) pour se préparer à une ascension dans le Mont-Rose la semaine prochaine. Je vais faire maintenant une promenade qui s'allonge chaque jour (141).

 

24 août 1941

L'après-midi, elle a une conversation assez longue avec Werner. Dans la fièvre, mais cependant tout à fait consciente, elle lui raconte qu'elle voit parfois des anges. Elle a tout à coup le sentiment qu'il doit quand même en savoir quelque chose, "en avoir quelque chose". C'est la première fois qu'elle parle à un tiers des apparitions... Werner est étonné et songeur. Il pose des questions sur les anges. Est-ce qu'elle ne les voit que depuis qu'elle est catholique? Est-ce qu'elle croit que lui aussi les verrait s'il devenait catholique? Etc (157).

 

Lundi 1er septembre 1941

(D'une lettre d'Adrienne). Elle a assisté à des funérailles dans l'église du Saint-Esprit... Werner l'accompagnait et, bien que nous fussions assis avec les professeurs, il s'agenouilla sur le sol en quittant le banc; je ne l'avais encore jamais vu faire (169).

 

28 novembre 1941

Adrienne ne s'est endormie que vers sept heures du matin. Vers neuf heures, son mari entre (dans sa chambre) pour lui souhaiter le bonjour. En entrant, il s'étonne : Qu'est-ce qui sent ici comme ça, si fort et si bon? S'est-elle lavée avec un nouveau savon? Il revient la voir vers onze heures alors qu'elle-même ne sent plus rien : cela sent encore toujours très bon, qu'est-ce que ça peut être? (234).

 

1er novembre 1940

Ce jour de son entrée dans l’Église, elle devait dire la profession de foi tridentine. Son mari l'avait lue et il s'était heurté aux mots : "extra quam nulla salus". Malgré plusieurs conversations avec Adrienne et moi, il était resté sur le jugement qu'il ne pourrait absolument jamais accepter ces termes (235).

 

Wengernalp

Elle monte là-haut parce que son mari s'y trouve. Il lui est très dur de rester quinze jours sans communier. Mais elle dit qu'ici elle ne peut avoir aucune volonté propre. Werner a d'ailleurs récemment expliqué qu'elle était certes une bonne personne, mais pas une personne pieuse (288).

 

Cantimori

Le Professeur Cantimori était invité chez les Kaegi. En les quittant, il dit à Werner qu'il voudrait revenir à l’Église. Tout son séjour à Bâle n'avait été que pour Adrienne - Werner : Oui, c'est une bonne épouse. Cantimori : il ne comprend pas sa femme. Un amour d'en haut perce ici... Werner est très songeur (329).

 

Abcès

Werner a un grand et très douloureux abcès qui le gêne dans son travail. Il n'est pas encore mûr et il ne s'ouvrira que dans quelques jours. Adrienne le touche et, au moment même où Werner quitte la pièce, tout s'épanche soudainement avec du sang et du pus; c'est totalement guéri sur-le-champ. Werner est surpris; il ne savait pas qu'il suffisait à Adrienne de toucher des endroits malades pour les guérir (396).

 

Parfum

(Un matin) Werner vient lui dire bonjour et, en entrant dans la chambre, il dit : "Oh! Qu'est-ce qui sent si bon ici?" Adrienne dit qu'elle ne remarque rien. Werner : Si, c'est comme autrefois quand elle a senti si merveilleusement bon pour la première fois (419).

 

Gigon

(Une nuit, sous le coup de douleurs insupportables), elle monta chez son mari pour le réveiller. Celui-ci appela Gigon (un professeur de médecine). Il vint et s'occupa d'Adrienne pendant une heure. Il expliqua finalement que c'était un spasme vasculaire. On ne pouvait rien y faire (431).

 

Janvier 1943

L'après-midi, Adrienne eut soudain le sentiment que la couronne d'épines se déplaçait sur son front et glissait dans sa chevelure. Le soir, elle était assise avec Werner dans sa chambre; à un certain moment, elle se prit en main la tête qui lui faisait très mal et elle vit, très étonnée, que sa main était pleine de sang. Werner le remarqua et examina son front. Effectivement tout le cuir chevelu par devant  était plein de taches de sang et de petites plaies qui ne faisaient mal que si on les touchait (509).

 

Février 1943

L'après-midi, elle avait parlé du diable avec son mari. Celui-ci s'en moquait et pensait que cela appartenait à la "piété populaire", qu'un chrétien éclairé ne pouvait pas croire à ce genre de chose (560).

 

Juillet 1943

Il est vraisemblable qu'Adrienne ne prendra pas de congés cette année. Elle dit qu'elle ne peut se permettre d'interrompre ses consultations. Elle n'a plus d'argent. Elle a dit récemment à Werner qu'elle voyait des anges. Cela s'est fait comme allant de soi et elle en a parlé longtemps. Werner fut intéressé et amical (729).

 

20 juillet 1943
Werner remarque qu'Adrienne, depuis qu'il est rentré, n'a rien mangé. Adrienne m'explique  en fait qu'elle n'avait plus mangé pendant plusieurs jours. Elle ne mange pas maintenant pour jeûner, mais parce qu'elle ne sent pas la faim. Elle s'en porte bien (745).

 

Août 1943
Hier elle dit à Werner que le lendemain les Allemands subiraient de nouveau en deux endroits une défaite décisive. Cela lui avait échappé sans qu'il y pensât et elle le regretta aussitôt. Catane et Orel tombèrent; Werner fut hors de lui et il lui demanda comment elle savait cela. Elle dit qu'on parle si souvent maintenant de choses de ce genre (769).

 

19 octobre 1943
Le midi, Werner l'avait un instant embrassée tendrement. Il pressa la plaie du coeur qui faisait déjà très mal sans cela. Adrienne ressentit de telles douleurs qu'elle en perdit presque connaissance (837).

 

22 octobre 1943
Les plaies saignent et sont nettement visibles. Werner a pris ce matin sa main et a baisé longuement la plaie (851).

 

9 novembre 1943
Le soir, elle ne sait jamais quand Werner viendra lui dire une bonne nuit pour la dernière fois; il a l'habitude de venir plusieurs fois pour une bagatelle; parfois quand elle a déjà commencé à prier à genoux au pied de son lit ou à se donner la discipline, elle l'entend s'approcher à nouveau (886).

 

11 novembre 1943
Le soir, Werner lui dit qu'il y a des gens qui affirment qu'elle est une sainte. Porte-t-elle aussi une auréole? Adrienne dit : "Naturellement"; elle la garde dans le tiroir du dessus de l'armoire à linge parce qu'elle est si grande. Werner rit, demande si c'est vrai. Adrienne dit : "Si tu me poses de sottes questions, j'ai bien le droit de répondre des sottises. Mais tu peux vérifier si elle est là ou non". Werner : "On doit bien la voir briller à travers la fente quand on éteint la lumière?" Adrienne : "Le mieux est que tu ailles vérifier toi-même". Werner va jusqu'à l'armoire et reste debout devant le tiroir. Il pense que c'est trop risqué de l'ouvrir (888).

 

Novembre 1943
(Le soir, Adrienne est au lit quand Werner vient la voir). Elle a de l'angoisse parce qu'elle sent si fort la croix à ses épaules qu'elle pense involontairement qu'il doit la voir dépasser (906).

 

Mardi soir. Décembre 1943
Elle donne un grand souper avec le Recteur Henschen, Muschg, Béguin et moi. Elle est totalement muette dans sa souffrance. Quand je lui demande comment ça va, elle dit : "N'attirez pas l'attention sur moi, personne ne remarque que je ne suis pas bien". De fait elle n'a rien mangé pendant ce grand souper, ce que personne n'a remarqué sauf moi (954).

 

Décembre 1943
La plaie au côté saigne et tout le côté est ouvert sur la largeur d'une main environ. Le soir, alors qu'elle changeait le pansement tout en sang, Werner entra; il demanda effrayé ce qu'elle avait là; il comprit, sortit et revint plus tard; il lui demanda seulement d'une manière amicale si cela lui faisait fort mal (992).

 

Mars 1944
Chaque nuit, elle dort (si elle le peut) sur la planche qu'elle glisse sous le drap du dessous. Le matin, quand son mari vient lui dire bonjour, rien n'est visible. Elle se donne souvent la discipline. Ce qu'elle invente encore d'autre, je ne le sais pas, elle n'aime pas en parler. Pendant la journée, elle se domine d'une manière étonnante (1056).


 

*


 

5. Le quotidien

 

Introduction

Un an après la mort d'Adrienne, survenue en 1967, le Père Balthasar livrait à l'édition un Premier regard sur Adrienne von Speyr, devenu en français Adrienne von Speyr et sa mission théologique. L'édition française comportait, dans sa première partie, un aperçu sur la vie et la mission théologique d'Adrienne von Speyr. "Portrait trop rapide certes, premier contact seulement, mais fondé sur un grand nombre de notes encore inédites" (p. 7).

 

En 1984, pour préparer le colloque de Rome sur Adrienne (1985), le P. Balthasar complétait un peu son premier "portrait trop rapide" dans un volume ayant pour titre dans l'édition allemande : Notre mission (Unser Auftrag), devenu dans l'édition française : L'Institut Saint-Jean. Genèse et principes. Ce titre de l'édition française ne laisse pas soupçonner que le livre contient de nouveaux aperçus très riches pour une connaissance plus profonde d'Adrienne von Speyr (p. 17-28; 37-75).

 

Pour ce deuxième volume, le P. Balthasar a surtout puisé dans son Journal (trois volumes et un total de 1300 pages environ).  Le premier "portrait trop rapide" comptait à peu près 70 pages, le deuxième portrait, plus approfondi, 50 pages environ : il y a donc encore beaucoup à puiser dans les 1300 pages du Journal pour se faire une idée un peu plus complète  de la vie quotidienne d'Adrienne von Speyr.

 

Quel est le quotidien d'une mystique stigmatisée, docteur en médecine, épouse d'un professeur d'histoire à l'Université, mère de deux enfants, maîtresse de maison, fondatrice d'un institut séculier, auteur d'une soixantaine de livres de théologie et de spiritualité? Comment était-elle dans la vie quotidienne? De le savoir un peu plus précisément, avec des détails au jour le jour, peut apporter un certain éclairage sur sa personnalité, ses expériences et son œuvre. La fenêtre qui s'ouvre ici voudrait le prouver par quelques échantillons.

Patrick Catry

*

(1940-1941)

Un jour, place de la cathédrale, alors qu'elle s'approche de la porte de sa maison, un inconnu l'aborde. Il lui demande s'il pourrait lui baiser les pieds. Elle le regarde, mortellement effrayée et embarrassée, et lui demande pourquoi. Lui : parce qu'on ne rencontre habituellement de telles personnes que dans les légendes. Quelque chose en lui rayonnait. Dans son trouble, elle ne peut que dire : "Nous allons nous serrer la main". Elle le fait et s'en va rapidement. L'épisode lui sort complètement de la mémoire; elle s'en souvient par hasard deux semaines plus tard et me le raconte (6).

 

(1940-1941)

Un jour, elle est chagrine et de mauvaise humeur. Cela lui arrive rarement; depuis sa jeunesse, elle est toujours joyeuse et d'humeur enjouée (14).

 

(1940-1941)

Elle me charge avec insistance, lors de ses funérailles (car naturellement elle mourra avant moi), de dire à ceux qui seront là "quelque chose de juste". Car il y aura certainement beaucoup de monde et on devrait saisir l'occasion; il y a beaucoup de gens qu'on ne pourra plus atteindre plus tard. Il est d'usage de louer les défunts; je ne devrais pas le faire. Je devrais louer la bonté de Dieu, célébrer sa miséricorde qui avait agi ainsi envers elle. Les gens devraient sentir ce à quoi il leur est permis d'avoir part (15).

 

Le 16 avril 1941

(D'une lettre au P. Balthasar) ... Et à côté de cela, la vie quotidienne avec tous ses détails, les petits et les plus petits, et de temps à autre un étonnement presque amusé des exigences du prochain, du ménage, etc. Pas toujours très facile de mettre en harmonie les deux vies, et cependant ce que nous appelons le quotidien fait presque partie aussi d'une prière ininterrompue. Quand, il y a presque onze mois, j'ai pu m'agenouiller pour la première fois, je n'imaginais pas combien j'allais pouvoir m'agenouiller. - Dormez bien, mes prières vous accompagnent, vous ainsi que les jésuites. Votre A. (56).

 

Septembre 1941

Le Professeur Gigon a organisé une session suisse pour la formation continue des médecins; plus de deux cents sont réunis. Parmi eux, une amie de jeunesse d'Adrienne, qui autrefois avait été hyper-catholique, mais qu'elle n'avait plus revue depuis vingt ans : Mlle le Dr F., avec une grosse clientèle à R. Elle salue Adrienne en faisant la remarque qu'elle a entendu dire qu'elle était devenue catholique. Adrienne réplique : oui, mais entre-temps elle, l'amie, a perdu la foi catholique. Adrienne l'invite à souper et, dans la suite de la conversation, Mlle F. reconnaît qu'en fait elle ne pratique plus; mais toute cette période lui fait tout à coup l'effet d'un mauvais rêve et, depuis ce moment-là, tout est changé et la foi de jadis est retrouvée... Ensuite elles vont toutes deux à la réunion du soir. Cela se passe de manière étrange : un Professeur qu'elle connaît bien et qui a pour spécialité d'être panthéiste s'arrache une place auprès d'Adrienne : il doit absolument s'asseoir à côté de son "médecin des âmes"; qu'est-ce qu'ils ne feraient pas tous s'ils n'avaient pas leur "catholique Adrienne". Tout prochainement il doit parler un jour avec elle de choses religieuses, etc., etc. Peu après, une femme médecin se pousse entre Adrienne et le Professeur : elle doit absolument s'asseoir à côté de son amie, il émane d'elle de telles forces, elle a un besoin d'elle si urgent. Au bout de quelque temps, c'en fut trop pour Adrienne et elle rentra chez elle (208).

 

15 octobre 1941

Ce matin, conférence de deux heures de John Staehelin sur la psychiatrie... Entre deux, remarques sur les conversions; aujourd'hui justement on voit de nouveau comment des professeurs et des médecins, y compris des femmes, "fuient" dans la conversion. Pause de la conférence. Puis : de toute façon il ne fait pas allusion directement à des conversions d'une religion à l'autre, mais ..., etc. Adrienne dit qu'elle ne peut pas se souvenir d'avoir jamais autant rougi. A la fin, John montra un cas de folie religieuse et expliqua de long en large les hallucinations religieuses. Il expliqua que l'affaire commence à devenir dangereuse quand les prétendues voix commencent à exiger des choses très précises. Adrienne conclut son récit en disant qu'elle s'était sentie très mal à l'aise (209).

 

18 juin 1943

Le soir elle me dit : "Je veux bien être damnée pour toujours si vous croyez que c'est Sa volonté" (678).

 

Octobre 1945

Je fais part à Adrienne que je conclus... qu'elle vivrait sans doute jusqu'en mars-avril 1950. Elle est très étonnée..., elle trouve le temps vraiment long et soupire (1366).

 

21 octobre 1945

Le soir, Adrienne me fait savoir qu'elle aurait compris qu'elle ne vivrait plus que deux ans tout au plus. Je lui réponds : il peut se faire qu'elle meure à cause de moi (1373).

 

Mars 1946

Tout à fait en passant, parce que le sujet était venu sur le tapis à propos de la pauvreté du P. de Lubac, Adrienne dit qu'elle ne veut plus rien posséder elle-même. C'est étrange la rapidité avec laquelle fond un trousseau si on ne fait rien pour cela. Il y a quelques années, elle avait encore vingt chemises, et maintenant elle n'en a plus que deux. Elle voudrait quand même expérimenter ce que cela veut dire être tout à fait pauvre, savoir comment se sentent ceux qui le sont. La plupart du temps, elle n'a pas d'argent. Et s'il lui arrive d'en avoir un peu, elle le donne sans scrupule à l'une ou l'autre bonne cause... Souvent cet hiver, je l'ai vue avoir froid, mais uniquement parce que sous ses vêtements usagés, elle ne portait rien de chaud, seulement une chemise légère; de la laine ou de la soie, qui pourrait la réchauffer, elle n'en possède pas. Elle ne veut rien avoir (1518).

 

Mars 1946

Adrienne parle de sa méditation. Il va de soi pour elle que celle-ci se poursuit toujours. Dès qu'elle se réveille, sa première pensée, c'est Dieu, sans effort. Elle se souvient encore précisément d'un jour, il y a quelques années, où il y eut une exception : elle avait dû d'abord se recueillir pour penser à Dieu... D'ordinaire toute sa méditation est conduite de telle sorte que, l'une après l'autre, les images défilent devant elle, et ce n'est que rarement qu'elle s'arrête, qu'elle retient pour ainsi dire une image pour s'en imprégner plus exactement parce qu'elle pense qu'elle ne l'a pas encore reçue tout à fait comme elle est présentée (1523).

 

19 mars 1946

Quand nous revînmes d'Einsiedeln, où nous étions pour la Saint-Joseph, je la laissai seule dans le hall de la gare parce qu'un ami venait me prendre. Elle traversa le hall. Un homme s'approcha d'elle tout d'un coup et lui dit : "Permettez au moins ceci"; il se mit à genoux dans la cohue et baisa le bord de ses vêtements, tout comme il y a quelques années, place de la cathédrale. Elle se promettait de me raconter la scène, mais elle l'oublia complètement durant plusieurs jours (1524).

 

11 mai 1946

(Adrienne passe une nuit en prière). Jusqu'aux environs de sept heures du matin, elle prie à genoux par terre.  Je la désapprouve pour cela. Elle dit : "Je crois que je ne peux rien y faire. Deux fois, par réflexion, j'ai voulu me coucher, mais les deux fois j'ai dû aussitôt sortir de mon lit pour continuer à prier" (1540).

 

18 août 1946

L'Abbé d'Engelberg qui lit depuis longtemps le commentaire d'Adrienne sur saint Jean souhaite la voir. Elle monte là-haut le dimanche 18 août. La conversation est bonne. Elle lui dit des choses qu'elle ne peut pas savoir, sur sa mission à lui et la gestion de sa charge. Il est étonné et ne cesse de répéter que l'affaire est manifestement authentique. Ensuite il commence aussi à parler de choses personnelles, ce qui ne plaît pas à Adrienne, cependant elle lui donne là aussi une réponse et l'Abbé en semble très satisfait. Elle dit qu'après cela elle avait été totalement épuisée et qu'elle avait compris le passage où le Seigneur dit qu'il avait senti qu'une force était sortie de lui. Il en est toujours ainsi à vrai dire quand on fait quelque chose vraiment dans sa mission (1575).

 

Août 1946

Adrienne a utilisé le temps de mon absence pour répondre à un souhait du P. de Lubac : elle a traduit en français "Le cœur du monde". Des nuits entières elle fut à son bureau jusqu'à 4 heures du matin. Si je l'avais su, je le lui aurais interdit (1584).

 

31 mars 1947

Il y a quelques jours, Adrienne était invitée pour le soixantième anniversaire de son amie, Pauline Müller. Il y avait là beaucoup d'invités; son voisin de table était le Professeur Heinrich Barth... Elle devait prononcer un toast... Elle prononça son toast qui déclencha une hilarité générale parce qu'il était très original et plein d'humour. Elle se livra à une amusante mystique des nombres avec les dates de la vie de Pauline. Barth lui dit ensuite qu'elle devrait faire l'exégèse de l'Apocalypse. Ils en parlèrent pendant un certain temps... Quand Adrienne fut partie, on parla beaucoup d'elle. Quelqu'un dit que c'était quand même dommage qu'une femme si intelligente soit devenue catholique. Barth répliqua : "C'est peut-être justement pour cela qu'elle est devenue catholique" (1780).

 

Octobre 1949

Adrienne a été au Rigi. Au début, tout alla mal à cause de l'altitude. Avec cela, un rhume... Puis cela alla mieux, elle fit un jour, seule, une longue promenade de Staffel à Kaltbad. Je ne comprends pas comment cela se fit, elle non plus. Mais elle en savoura le plaisir. En fin de compte, elle n'aime pas la montagne. Elle aspire à l'eau, surtout la mer. Le mouvement, la lumière, l'infini. Elle a particulièrement aimé les nénuphars de Monet à Paris parce que le monde entier est là dans l'eau, monte de l'eau. Elle regrette que l'hôtel de Vitznau était déjà fermé cette fois-ci. Elle ne cesse de dire : je comprends maintenant que la mer m'a appris à méditer. Porquerolles. Elle parle de l'affinité de l'Esprit Saint avec l'eau : fluidité, incompréhensibilité, transparence, lumière. Elle séjourna deux jours à l'hôtel palace de Lucerne : elle en a goûté le plaisir parce qu'elle avait une vue directe sur le lac. Les montagnes lui semblent bornées, imposant des limites (2068).

 

Décembre 1949

Elle raconte quelque chose de la Saint-Nicolas de son enfance. Elle se souvient d'une fois quand elle était encore toute petite. Elle avait dit à saint Nicolas, tout net et sans malice : "Mais tu ressembles terriblement à oncle Lucien". Sa mère alors l'avait prise par le bras et entraînée dehors. Elle fut grondée, reçut une correction et n'eut aucun cadeau; ce fut très triste (2083).

 

Avant la Pentecôte 1952

"Souvent dans la prière on est interrompu par un motif extérieur : on est dérangé, on doit terminer un travail ou on est trop fatigué. On s'engage alors dans un monde clos de réflexions, de raisonnements, d'attentes. Et tout d'un coup on se souvient qu'on a le droit de prier et, pour un instant, tout le reste disparaît. La prière vous envahit de tous côtés comme le parfait rafraîchissement de l'esprit sans qu'on ait médité quelque chose de particulier, sans qu'on y ait pensé, ni même sans qu'on ait eu un thème précis de prière. C'est simplement le monde de Dieu qui fait irruption dans le monde de l'homme, qui fait sentir qu'on est un être humain et qu'on a un corps et des sens, qu'on est et signifie quelque chose qui a le droit de vivre dans l'amour de Dieu, et qui fait maintenant l'expérience d'être immergé dans le monde de Dieu. Peu à peu quelque chose se fait jour : ou bien on prie avec le cœur ou les lèvres dans une intention précise, ou bien on entend quelque chose, ou bien on trouve une nouvelle prière, ou bien on en dit une très ancienne... Et on voit que le monde où l'on était auparavant et qui semblait très éloigné de tout divin n'en était quand même pas tellement exclu. Il pouvait sans doute paraître pour quelques instants comme coupé de Dieu. Mais ensuite la grâce du bain de prière est si grande qu'on sait qu'on a le droit de demander, d'adorer, de se reposer, on peut tout en quelque sorte, inséré dans ce qui est offert et qui dépasse tout ce qu'on pouvait attendre ou chercher. C'est un bonheur inouï qui dépasse tout espérance et qui n'a de place que pour la béatitude. - Étrange que souvent voir, sentir, entendre, tâter deviennent une perception unique de la beauté. Récemment j'ai eu à nouveau la mer sous les yeux; je cherchais dans des livres ce qu'il y a comme coraux, poissons, plantes aquatiques, mais tout d'un coup ce fut comme si tous les animaux et toutes les plantes et toutes les formes jolies et le jeu des vagues et des lumières provenaient immédiatement des mains de Dieu, comme si la mer elle-même était une main de Dieu infinie qui livrait constamment tous ses secrets pour réjouir l'être humain. Du plus petit détail d'un coquillage sur le rivage on parvient tout de suite à l'immensité de Dieu. On se sent parfois proche du panthéisme, et pourtant Dieu reste le Dieu Trinité, il engendre le Fils et fait procéder l'Esprit, et il reste ce qu'il est. - Et à travers toutes ces choses, la prière conduit à lui, on voudrait retenir des mots et des contours, mais cela nous immerge dans une plénitude; on voudrait partager avec d'autres, mais les mots ne sont pas à la hauteur..." (2166).

 

Mars 1955

"Il y a maintenant des périodes où tout ne semble plus que douleur; tous les sens et toutes les pensées semblent aboutir là comme si on avait un esprit, une âme, un corps uniquement pour y avoir mal. A proprement parler des souffrances pour elles-mêmes! On ne peut pas dire : l'âme maintenant est troublée parce que le corps souffre; ce n'est pas se chagriner pour quelque chose qui devrait être autrement, ce n'est pas se poser des questions sur le sens de la souffrance, c'est simplement une manière d'avoir mal qui est répandue dans tout son être. De longs moments peuvent en être remplis.

 

Parfois on veut se reprendre pour enfin offrir les douleurs ou pour réfléchir au sens de la souffrance, mais alors c'est faux parce que la souffrance est déjà acceptée. Souffrir et offrir ne font qu'un, et il n'y a pas de réflexion à ce sujet, ni non plus de distance spirituelle à cet égard. L'effort de créer une suite n'est peut-être là que pour nous montrer qu'une volonté de ce genre est inutile. Rien ne se laisse classer, rien ne peut sortir de ce chaos. Souvent même, c'est comme si la prière n'existait pas, elle a perdu toute forme, on doit être si pauvre dans la souffrance que même l'esquisse de la prière disparaît avec tout le reste. - Et cependant ce n'est pas simplement s'appliquer à ces choses, c'est laisser faire. En laissant faire, c'est parfois comme si une partie de mon moi regarde ce qui se passe et que l'autre partie laisse faire; dans cette souffrance par contre, toute observation ou toute vérification est exclue. Si la permission d'examiner est donnée ou si l'exigence de le faire est imposée, le pire est déjà passé bien qu'on ne puisse pas dire quel état a plus de prix ou moins de fruit que l'autre. Tout est tel qu'il est (2216).

 

11 avril 1961

"Je me disais : je ne suis plus capable que de prier, car mes forces ne peuvent faire davantage. D'un côté, ce serait déjà très beau de pouvoir seulement encore prier. D'un autre côté, je ne fais plus déjà que des oraisons jaculatoires, non plus des prières entières. Comment donc font les autres malades? Peuvent-ils encore prier comme il faut quand ils sont si faibles et si fatigués et si affligés de tant de souffrances? On pense : ça devrait pourtant aller! On se stimule, on prie un tout petit bout, et la pensée nous saisit : seulement du repos! Du sommeil! Un lit! Chacun de ceux qui entrent dans la chambre dit quelque chose de désagréable, nous met quelque chose sur le dos, se décharge de quelque chose. Beaucoup de ces choses, on les laisse couler; d'autres, on les reçoit; et quand après cela on parle avec la Mère, on a honte d'arriver avec de pareilles broutilles, on avale ça, on la vénère et on la prie pour ceci et cela. - Parfois aussi, à partir des attentions de l'entourage, à partir des joies quotidiennes, on essaie de tracer des lignes qui vont jusqu'au Seigneur et à ses saints. On remercie pour des fleurs, on remercie pour la foi, pour la constante présence de Dieu, pour l'existence du Seigneur parmi nous; par lui, on pense au Père qui nous l'a donné. C'est une joie. En état d'apesanteur pour quelques instants; puis reviennent les choses difficiles et on essaie d'être content malgré tout (2294).

 

14 mai 1964

Pendant que je me trouvais à Lausanne pour l'exposition nationale, Adrienne a perdu un œil par suite d'une hémorragie. Peu après, la même chose est arrivée pour l'autre œil. Elle dut renoncer totalement à la broderie qu'elle aimait faire à son bureau, et ce n'est qu'avec peine qu'elle put encore tricoter un peu jusqu'à ce qu'en ses derniers mois elle fut totalement clouée au lit. - Le soir, elle aimait écouter un peu de musique classique ou moderne, par exemple Rameau, Bach, les messes de Haydn et de Schubert, tout de Mozart, et la musique plus récente jusqu'à Bartók et Schönberg (2231).

 

*

 

6. Le «trou»

 

Le P. Balthasar donne une définition de ce qu'Adrienne von Speyr appelait le "trou " quand le terme apparaît pour la première fois dans le "Journal" (Tagebuch , 127), le 17 juillet 1941 : "Le 'trou' est l'expression formée et conservée par Adrienne pour l'état d'abandon par Dieu. On reconnaîtra que cet état peut prendre des formes et des degrés d'intensité divers, mais il est toujours davantage qu'une habituelle absence de consolation". Dans l'introduction de Kreuz und Hölle (I, p. 13), le P. Balthasar en propose une autre description : Adrienne "appelle 'trou' à peu près ce qu'on entend par l'expérience d'un abandon de Dieu imposé par lui. Adrienne est assez souvent dans le trou au cours de l'année et surtout pendant l'Avent et le carême; elle y est aussi très souvent quand elle s'est offerte à souffrir pour l'une ou l'autre cause". Le trou a donc un certain rapport avec le "désert", la "nuit" (saint Jean de la croix) et le "tunnel" (Mère Teresa). Un certain rapport seulement.

Patrick Catry

 

17 juillet 1941

Adrienne ressent très fort les stigmates aux mains et aux pieds, ils lui font très mal, mais aussi le dos et surtout le front avec les trois épines. Et le P. Balthasar ajoute : "Tout cela cependant n'est que l'extérieur d'un intérieur beaucoup plus douloureux"...  Elle voit que tout est "faux". Tout ce qu'elle a fait, tout ce qu'elle fait à présent et peut encore faire, tout lui semble tout à fait de travers. De quelque manière qu'elle s'y prenne, de toute façon c'est faux. Et cela non d'une manière générale, mais très concrètement dans le détail : son premier  et son deuxième mariage par exemple, son comportement, sa profession, l'éducation de ses fils... D'une manière générale, elle n'est pas capable de faire quelque chose de bien.

 

Le P. Balthasar lui raconte qu'une connaissance commune, à Lucerne, considère ses états comme des illusions. Bien qu'en même temps il explique à Adrienne pourquoi cette personne se trompe, l'épine demeure plantée en elle plus profondément que le P. Balthasar ne l'eût cru. Justement maintenant elle est portée à croire à l'illusion. Elle comprend très bien qu'on peut tout considérer de la sorte. Elle est dans le trou. Elle ne peut plus prier de tout son être. Elle peut tout au plus encore porter, porter jusqu'au bout passivement, et cela sans aucun goût ni aucune force.

 

Par elle-même, elle n'a pas la possibilité de voir que ce "sans goût ni force" fait partie du caractère de sa souffrance. Je prie en sa présence, elle l'entend sans doute, mais elle comprend à peine, bien qu'elle affirme qu'elle a bien senti l'effet de cette prière. Elle n'a prié qu'avec ma foi, non avec la sienne, car elle n'en a aucune. Il faut souvent une longue conversation pour que tout à coup, à un tournant du dialogue, elle croit de nouveau pour un instant que cette souffrance a un sens : "Si c'était vraiment pour B., oui,  ce serait beau! Alors encore plus! Alors je voudrais être martyrisée lentement jusqu'à la mort".

 

Mais la plupart du temps elle ne voit rien. Elle ne comprend pas du tout comment cet état peut être une participation à la Passion du Christ, d'autant plus que tout là-dedans est directement contraire à son état naturel (comme elle l'écrivait récemment). Il n'y a que des lueurs momentanées; puis elle pense de nouveau que tout n'est qu'hystérie. Seule la remarque que beaucoup de choses déjà ont été obtenues par cette souffrance et le rappel aussi de guérisons indubitables, la laissent rêveuse.

 

C'est une souffrance qui la sépare de Dieu. Que, dans cette séparation, elle est davantage unie à Dieu, elle ne le comprend pas. Car créature pécheresse, pécheresse sans mesure et sans courage dans la soufrance, elle est séparée de Dieu, tandis que le Christ justement n'était pas cela. Sa souffrance avait donc un sens, mais pas la sienne. C'est justement cela : que toute la souffrance du Christ ne l'ait pas portée plus loin!

 

Samedi 19 juillet 1941

Elle est dans le plus profond abandon de Dieu. Le matin, l'après-midi, je la vois longuement. C'est un combat et une souffrance sans lumière. Mais au milieu de l'impuissance, avec une vaillance sans pareille. Je ne cesse de lui dire que je voudrais pouvoir porter avec elle, ne fût-ce qu'une toute petite chose... Je la quitte vers sept heures du soir, complètement épuisé de mon côté. Devoir être présent sans pouvoir aider me laisse fatigué et désolé. Je voulais y retourner après le souper pour continuer à exercer le ministère impossible.

 

J'arrive vers neuf heures... (A ce moment-là, Adrienne avait été délivrée par le ciel de son "trou"). Après plus d'une semaine où elle était perdue, pour la première fois, elle émergeait vraiment. Elle me sembla curieusement étrangère. Comme si la vie revenait très, très lentement dans un cadavre. Comme si pour la première fois elle était de nouveau un moi. Elle dit qu'elle avait totalement disparu d'elle-même durant ces jours. Lentement elle sut de nouveau qu'il y avait un but et un sens, une vie et une action. Et à l'instant même, elle commença à demander : "Si c'est nécessaire, donne plus". Toute la soirée, elle fut très fatiguée, mais heureuse. Elle ne pouvait pas encore prier comme auparavant. Mais tout son être devint une unique prière. Elle avait l'impression d'être comme une huître ouverte. Elle ne pouvait même pas s'offrir maintenant : "Trop offerte pour s'offrir soi-même". Mais elle était prête pour toute nouvelle action. Je lui interdis quoi que ce soit cette nuit-là. Elle doit dormir. Elle le promit, à contrecœur. Elle voudrait enfin pouvoir de nouveau prier et elle a tant à demander maintenant.

 

Octobre 1941

Le P. Balthasar avait été absent de Bâle pour une retraite qu'il devait prêcher. "Durant la semaine de la retraite, elle avait été bien sûr 'dans le trou', c'est-à-dire dans la désolation de la souffrance. Elle n'avait rien signalé de cela dans ses lettres pour ne pas me distraire. Mais même cette souffrance n'avait été en quelque sorte qu'un 'ersatz' du vrai trou".

 

Mercredi 25 février 1942

Depuis trois jours, elle est tout à fait 'dedans' (dans le trou). Violents maux de tête, les mains également font très mal. Le matin, elle est si mal que pendant trois jours elle ne peut pas communier. Chaque fois elle essaie de se lever, mais cela ne va pas, elle doit s'allonger à nouveau. Elle en est honteuse car elle pense qu'elle se prend trop au sérieux et qu'elle se dorlote. Avec cela elle a une grande soif, physiquement aussi, de la communion.  Ce qu'elle ressent et expérimente surtout, c'est la turpitude et la futilité du péché, ce qu'il a de grossier. Elle peut se tourner comme elle veut, se regarder de tout côté, elle ne voit toujours que la minable créature qu'elle est. On lui met un verre d'eau sur sa table de nuit; toute la nuit elle endure une soif terrible, surnaturelle... Elle comprend qu'elle ne doit pas voir le péché seulement pour elle, mais aussi pour les autres... Elle veut le porter, non y échapper... Elle veut être fidèle; non comme si à présent elle voyait un sens à cette souffrance, mais parce qu'elle en avait vu un auparavant; parce que, s'il y a un Dieu, elle veut faire volontiers la volonté de ce Dieu. Qu'à présent elle doute de l'existence de ce Dieu, elle ne le ressent pas comme péché. C'est simplement un état. Elle ne doute pas du Christ, ni de la Mère de Dieu... Prier est impossible... Elle ne peut pas non plus 'offrir' vraiment car tout ce qu'elle entreprend est comme paralysé par le péché qu'elle voit et dans lequel elle est plongée.

 

La nuit fut horrible et pleine d'angoisse. Angoisses de toutes sortes. Angoisse aussi de la mort, car se présenter devant Dieu avec cette 'boue', devrait être destructeur. Elle reconnaît le poids du péché. Et qu'elle-même à chaque instant serait capable de tout péché si Dieu, par sa grâce, ne voulait pas l'en protéger. Et ce sont sans doute les circonstances extérieures, non les intérieures, qui l'en empêchent. Si tel ou tel l'avait provoquée suffisamment longtemps, elle l'aurait sûrement tué, etc. Par elle-même, elle n'aurait rien empêché.

 

Les hommes ne voient pas ce qu'est vraiment le péché. Ils ne savent réellement pas ce qu'ils font. Pour les "petites gens", cela peut passer pour une excuse. Mais nous, nous devrions quand même savoir... Elle ne voit à présent aucun bon mouvement en elle. Il y a un an, quand elle a dit oui au catholicisme, il y avait eu peut-être quelque chose comme un mouvement vers Dieu... Mais depuis lors elle n'a rien fait pour suivre vraiment l'appel de Dieu...

 

Février 1942

Encore toujours le sentiment que tout ce qu'elle a fait est faux, qu'elle n'a répondu à aucune grâce. Puis-je lui montrer ne fût-ce qu'un seul acte où elle aurait vraiment fait ce que Dieu voulait? Totalement? Ou bien est-ce que cela n'a pas toujours été accaparement et marché, marchandage et comptage? Et c'est quelqu'un de ce genre qui doit maintenant conduire les autres à Dieu! A part cela, ces jours derniers, elle a eu plusieurs bonnes conversations, car dès qu'elle a quelqu'un à rencontrer, elle est tout à fait l'ancienne Adrienne. Elle peut se donner comme si elle n'était pas dans le trou.

 

Veille de l'Ascension 1942

Elle est tout à fait dans le trou. Elle vient me voir toute triste et effrayée. Est-ce que l'Eglise, avec sa messe pleine d'alléluia, ne sait pas toute la tristesse de ce jour? Je demande pourquoi. "Parce que demain le Seigneur s'en va. Parce que les quarante jours sont passés et nous ne savons pas le temps exceptionnel qu'il était pour nous. Le Seigneur séjournait parmi nous sans écran et sans distance; nous n'en avons pas profité. Et maintenant il s'en va; certes il n'est pas loin, mais ses rapports avec nous sont cependant tout autres qu'auparavant". La tristesse qu'elle éprouve n'est pas désespérée comme le vendredi saint. Mais elle est profonde et douloureuse. Les sept plaies sont de nouveau enflammées, comme grattées et élargies.

 

Mercredi des quatre-temps 1942

Commencement d'une longue désolation... Elle n'a jamais rien fait de désintéressé... Elle voit ses insuffisances, elle ne voit plus que cela, elle ne peut plus prier ni s'offrir. Tout est misère et souillure. Le jour suivant, elle voit le monde : son non à Dieu...

 

Vendredi

Solitude insupportable remplie de doutes. Je suis avec elle jusqu'à la consultation. Elle dit que c'est simplement à s'enfuir. Elle devrait en réalité se jeter par la fenêtre. Elle sait bien qu'elle ne le fera pas. Mais cela correspond tout à fait à son état. Nous prions ensemble. Elle pressent un instant la possibilité de croire.

 

Samedi

Les doutes ont disparu, mais le trou continue. Elle a dormi la nuit avec le chapelet comme je le lui avais conseillé. L'après-midi, grosse obscurité : "Le pire est tiré", me dit-elle au téléphone. Les quatre jours lui semblent sans fin et terribles. Le jeudi, elle se trouvait sur sa terrasse dans un complet désespoir...

 

Samedi avant la Trinité

Durant la nuit, encore dans le trou. Elle tente la discipline, mais ne la sent pas. Se couche par terre : cela non plus ne va pas. S'agenouille près de son lit et veut prier : cela ne va pas. puis viennent lentement, uniquement, sans cesse, les mots : "Que ta volonté soit faite". Elle tient le chapelet seulement dans les mains...

 

Lundi 8 juin 1942

Elle sort du trou. Le soir, de nouveau dedans.

 

Samedi 20 juin 1942

Pour peu de temps, hors du trou. Elle a comme des vacances.

 

Lundi 24 août 1942

Point le plus bas absolument. Rien ne va plus. Tout s'est conjuré contre elle. Le matin, à l'hôpital, deux fois elle s'est sentie mal. Elle essaie de se tenir au mur. Les mains, qui à part ça ne saignent plus, laissent là deux taches de sang visibles. Elle est pétrifiée d'angoisse : tout ce qu'elle touche est taché... Tout paraît menaçant et elle est au bout de ses forces. Également de la force de sa foi.

 

Jusqu'à mercredi (août 1942)

Jusqu'à mercredi, constamment dans le trou. Longue conversation, le soir. Je lui fais promettre qu'elle va essayer de rester fidèle et de prier à nouveau. Le lendemain, cela va mieux. Le trou est passé.

 

5 septembre 1942

Dans le trou. Nouveaux doutes. Avant la communion, la foi lui est totalement retirée. Elle fait comme si elle croyait; elle chercherait toujours à conduire les hommes à la foi même si elle-même n'était plus capable de croire. Elle regarde la cérémonie comme une affaire qui lui est étrangère, se voit au banc de communion en grande angoisse parce qu'elle pense communier de manière sacrilège. Puis en un clin d’œil tout disparaît et quand le prêtre montre l'hostie, ... la foi lui est rendue.

 

*

 

7. Souvenirs d’une étudiante

 

(Texte paru dans Bulletin de l’amitié Adrienne von Speyr n° 4, janvier 1977, avec la présentation suivante : « Une sœur nous rapporte ses premières rencontres, comme étudiante à Bâle, avec Adrienne ». L’étudiante est devenue par la suite cistercienne à La Maigrauge, en Suisse).

 

Première rencontre : c’était en hiver 1943. Madame Kaegi faisait pour le cercle des étudiantes catholiques une conférence suivie d’une discussion sur la femme mariée exerçant une profession universitaire. Elle y montra par son expérience personnelle combien c’était tout à fait possible de garder sa profession à côté de la vie conjugale et familiale, sans nuire à l’une ou à l’autre. Du reste, faisait-elle remarquer, il fallait en être soi-même vraiment convaincue, sinon ça n’irait pas. A une jeune étudiante en médecine qui se montrait fort sceptique, elle expliqua brièvement que si ça lui apparaissait comme un problème, il fallait regarder cela comme un signe certain que pour elle ça ne marcherait pas, et qu’elle devait donc renoncer soit au mariage soit à sa profession.

 

Dès cette première rencontre j’éprouvai une grande sympathie pour cette femme qui maîtrisait la vie d’une manière si naturelle, si simple, qui apparemment possédait un don particulier pour mettre à leur vraie place toutes les choses et les questions de la vie sans couper les cheveux en quatre, qui par là gagnait beaucoup de temps et qui témoignait dans tous les domaines d’une riche expérience. Il m’apparut aussi bien vite qu’au centre et à la source de cette vie il devait y avoir quelque chose d’absolu qui orientait tout le reste, qui mettait tout dans sa vraie lumière et dans ses justes proportions. Bientôt j’appris que Mme Kaegi était une convertie, et quand à l’automne 1942 je la rencontrai à Mariastein, à la retraite des étudiantes catholiques, je compris que Dieu était réellement pour elle l’origine, le centre et le but de toute sa vie.

 

A cette époque et dans les deux ou trois années qui suivirent, je me posais moi-même toujours plus clairement la question de la vocation et du choix d’un état de vie ; mais avec personne je n’osais en parler. Quand il ne me fut vraiment plus possible d’éviter la question et qu’il fallut m’exprimer à ce sujet, je me heurtai dans la famille et auprès des connaissances à des critiques et à une profonde incompréhension. Combien c’était alors bienfaisant et encourageant de parler de temps à autre avec Mme Kaegi qui, elle, regardait une vocation au couvent comme quelque chose de parfaitement normal. Elle m’invitait alors souvent à lui rendre visite dans son cabinet. Je prenais toujours avec moi un livre, pour laisser passer avant moi tous les autres patients. A peine m’avait-elle aperçue dans la salle d’attente qu’elle me saluait d’un sourire et d’un clin d’œil presque espiègle et à partir de ce moment tous les patients se succédaient en un instant… à croire que chacun n’avait besoin tout au plus que d’un petit sparadrap ou d’une nouvelle pilule. Au début j’avais presque mauvaise conscience, mais je remarquai ensuite que malgré cela tous s’en allaient apparemment satisfaits et que chacun avait trouvé son compte. Quand c’était mon tour, je pouvais poser toutes les questions, ou tout simplement ‘me décharger’, raconter les difficultés que me faisaient alors mes parents ; et à chaque fois je me sentais soutenue, encouragée, heureuse de n’être pas seule. Très souvent Mme Kaegi m’emmenait simplement dans sa voiture pour les visites aux malades. Je restais bien entendu dans sa voiture et en route nous causions de tous les sujets possibles et imaginables (le pas de tortue de l’électromobile permettait de toute façon de pareilles conversations).

 

Je rencontrais alors aussi Mme Kaegi chaque dimanche à l’église Sainte-Marie, à la messe universitaire de 11 heures et demie. Nous nous retrouvions le plus souvent sur le même banc, près de la chaire de vérité. Je reconnaissais de loin son large chapeau bleu foncé (un chapeau de cardinal, plaisantions-nous B.C. et moi!). Après la messe (en ce temps-là ce n’était pas possible pendant la messe!) nous allions également souvent ensemble à la communion. Ensuite il me fallait presque toujours partir très rapidement pour ne pas faire attendre mes parents. Et c’est ainsi que se noua entre nous une discrète intimité – au sujet de laquelle nous ne parlâmes jamais explicitement – qui me fit toujours sentir, même lorsque nous parlions de choses sans importance, à quel point l’intimité avec Dieu, simulait tout chez Mme Kaegi.

 

Que cette relation prenait chez elle des formes tout à fait extraordinaires, je ne pouvais alors le deviner.

 

Le Bulletin de l’amitié Adrienne von Speyr n’a vécu que trois ans : d’avril 1976 à janvier 1978, il compte 12 numéros. Les jésuites de Namur étaient chargés par le P. Balthasar de la publication en français des œuvres d’Adrienne. Le Bulletin fut lancé par eux dans le but de promouvoir l’étude et la diffusion de l’œuvre d’Adrienne von Speyr. Dans l’éditorial du premier numéro (avril 1976), le P . Servais notait ceci : « Permettez-moi, en ouvrant ce Bulletin, de faire appel à votre collaboration pour les prochains numéros. Tout témoignage, toute lettre de sympathie, toute information concernant Adrienne seront bienvenus et trouveront ici un écho ». Dans le dernier numéro de ce Bulletin, l’éditorial du P. Dejond disait ceci : « Nous avons à vous faire part d’une triste nouvelle. Nous avons renoncé à poursuivre la publication de ce Bulletin. Ce numéro 12 est donc le dernier. Outre les raisons financières, des raisons de temps aussi ont motivé notre décision. Il nous a paru plus urgent de consacrer toutes nos forces à la traduction des œuvres d’Adrienne von Speyr et à leur publication ».

 

*

 

8. Signification de la maladie

 

« Signification de la maladie », tel est le titre d’un article, signé Docteur Adrienne Kaegi-von Speyr, paru dans un volume de Mélanges offerts à Albert Oeri (Festschrift Albert Oeri) paru à Bâle en 1945. Une traduction en a été publiée dans le Bulletin de l’amitié Adrienne von Speyr (N° 9, avril 1978, p. 4-8).

 

*

 

9. Adrienne von Speyr et le mariage


 

Adrienne von Speyr était mariée, elle l’a même été deux fois. Mais au départ, elle n'envisageait pas du tout de se marier.

A l'âge de quinze ans, Adrienne encore protestante a une vision de Marie. Aucune parole ne fut dite alors. Adrienne regardait, émerveillée, comme dans une prière sans paroles. A ce moment-là, elle ignorait totalement qu'elle deviendrait un jour catholique (Cf. HUvB, L'Institut Saint-Jean, p. 19). Mais "depuis cette vision, Adrienne porte sous le sein gauche, près du cœur, une petite plaie. Sans approfondir ce 'mystère', elle voit dans ce phénomène étonnant le signe de son appartenance à Dieu" (HUvB, AvS et sa mission théologique, p. 23).

Dans ce qui ressemble fort à un journal spirituel (Mystère de la jeunesse), Adrienne écrit : "Je croyais très fort être destinée au célibat, mais je n'en voyais pas la forme ; il me semblait qu'un engagement était absolument nécessaire ; je le considérai comme un engagement envers Dieu, comme dans le mariage, mais comment ?" (Geheimnis der Jugend - Nachlassband VII = NB 7, p. 120). C'est ainsi qu'elle fit un essai de trois mois chez les diaconesses de Saint-Loup à la fin de l'année 1920, elle avait dix-huit ans. Elle sut très vite que ce n'était pas sa voie (NB 7, p. 43). Ci-dessous quelque jalons dans la vie d’Adrienne.


 

1. Une étudiante très demandée

 

Adrienne a connu deux années de sanatorium et de convalescence, du mois de juillet 1918 au mois d'août 1920, d'abord à Langenbrück puis à Leysin, et enfin à La Waldau. Après ces deux années entre les mains des médecins, elle repasse un jour à La Chaux-de-Fonds, elle y retrouve les camarades de classe qu’elle avait connus autrefois : ils passaient le baccalauréat et ils voulaient lui faire promettre de se marier avec l'un d'entre eux : "peu importe lequel, ils étaient solidaires, mais j'ai dit non" (NB 7, p. 49). A la même époque, un jeune pasteur lui propose de devenir sa femme. « Je ne pouvais pas à cause du ‘mystère’ en moi... Un homme qu'on aimerait beaucoup, beaucoup, ce serait beau aussi. Mais le ‘mystère’ m'empêcherait de l'aimer totalement" » (NB 7, p. 47).

A 19-20 ans, Adrienne est au lycée de jeunes filles de Bâle. Son cousin Fichter y était professeur. A la fin du semestre d'hiver, les professeurs avaient l’habitude d’inviter quelques élèves à un souper suivi d'un bal. Adrienne fit partie des « élues ». "Parmi les professeurs, trois m'ont demandé si je voulais devenir leur femme... X m'a demandé ma main. J'ai dit : 'Quelle idée !' Il est plus petit que moi, ça ne m'intéresse pas du tout. Et qu'auraient dit les filles au lycée ?"... Et puis un autre, beaucoup plus âgé qu'elle, "un type très comique". "Naturellement j'ai dit : 'Non ! Non !' Il n'a fait que demander ma main pendant trois-quarts d'heure" (NB 7, p. 72).

« Il y a longtemps que je ne sais plus ce que Dieu a en vue pour moi... J'ai beaucoup de mal à prier. Pourquoi ? Imaginez une fiancée : son fiancé n'est pas là et elle attend, elle attend, elle attend comme ça... fidèlement. Et puis réellement, elle n'entend plus parler de lui. Elle ressort ses lettres et, en les lisant, tout lui semble si différent : il a changé, elle a changé... » (NB 7, p. 74-75)

"Maman voudrait bien que je me marie. Elle pense que je serai 'très difficile à écouler' et que je vais lui rester. Pourtant elle m'a toujours dit que j'étais laide ; elle affirme maintenant que j'avais un certain charme, mais qu'il s'évanouissait si vite qu'il était grand temps. Comme une marchandise qui n'était plus très fraîche et qu'on doit vendre le plus vite possible... Quand elle voit un homme, elle pense que c'est lui" (NB 7, p. 75). Aussitôt après avoir été prendre connaissance des résultats du baccalauréat (elle est reçue), Adrienne rentre chez elle. "Maman ne veut médecine à aucun prix. Elle a dit que je pouvais entrer à l'Union bancaire comme secrétaire de direction, je recevrais tout de suite un très bon salaire. Monsieur X a dit qu'il me prendrait avec lui, je pourrais devenir sa secrétaire. Maman voudrait bien aussi que je me marie avec ce monsieur X. Un vieux coucou !... Maman est très en colère parce que je ne veux pas entrer pas à l'Union bancaire" (NB 7, p. 81).

Adrienne est étudiante en médecine, elle a vingt-deux ans, elle est en vacances à La Waldau. (La Waldau, c'est le grand asile psychiatrique des environs de Berne dont le directeur était son oncle, le professeur Wilhelm von Speyr. La sœur de ce dernier tenait la maison). Un jeune médecin l'a demandée. « Il est follement amoureux. Il m'a apporté des roses comme personne encore auparavant. Et il est encore joli ». Elle a dit à cet homme qu'elle pensait qu'il était tel qu'il voudrait toujours rester tout seul avec sa femme. "C'est l'impression qu'il me donne. Mais moi, je voudrais avoir des enfants. Quinze, lui ai-je dit. Seize, ce serait bien aussi. On devrait y penser très vite, car si je ne mariais qu'à quarante ans, je n'en aurais plus qu'un ou deux" (NB 7, p. 116). Quelque temps après, le même revient encore à la charge : "Il a dit qu'il était venu me voir pour savoir si j'avais changé d'avis. Moi : Non, non ! Je l'aime bien, mais il est mou comme du beurre, je n'aime pas ça chez les hommes" (NB 7, p. 141).

Les prétendants se succèdent aussi à la faculté de médecine. "X (chirurgien et professeur) m'a demandé si je voulais me marier avec lui" (NB 7, p. 128). "C'est quand même énervant que tant d'hommes me demandent en mariage" ! (NB 7, p. 142). Elle se pose cependant une question : "Est-ce qu'on ne fait pas du tort à ces gens qui sont tellement amoureux et à qui on refuse ?" (NB 7, p. 143). Un étudiant en médecine, sans gêne, lui fait une cour effrénée. Il s'invite chez les Speyr. "Il vient pour convenir de la date de notre mariage. Moi : Il n'en est pas question ! Lui : 'Il a toute sa vie pour attendre'. La mère d'Adrienne est follement excitée : le père de ce garçon est directeur de banque, 'c'est une chance incroyable !' La mère est enthousiaste : Un si beau type!" (NB 7, p. 164-165).

Par ailleurs, Adrienne éprouve beaucoup de sympathie pour un chirurgien avec qui elle travaille. "Il m'en impose d'une manière incroyable (pour son travail, sa manière d'être). Mais d'autre part il aurait besoin d'une femme. Il aurait besoin d'amour. Il aurait besoin de quelqu'un qui l'attend le soir à la maison quand il rentre fatigué, avec qui il peut parler de ses soucis et de ce qui l'intéresse. Il a au fond besoin de se donner lui-même et il a besoin d'enfants. Toute la question est de savoir si on ne devrait pas lui donner tout cela". Mais il y a toujours pour elle le ‘mystère’. Il est catholique. "Je serais très heureuse de me marier avec un catholique. Ce serait très beau d'arriver au catholicisme par son mari" (NB 7, p. 198-199). Quelque temps après, sa décision est prise : "C'est fini avec lui" (NB 7, p. 200).

 

2. Premier mariage (1927)

 

"Durant l'été 1927, grâce à l'appui financier d'une cousine, Adrienne (25 ans) peut partir en vacances seule pour la première fois de sa vie. A San Bernardino (dans la montagne), elle trouve une joyeuse bande de Bâlois, dont le journaliste Oeri et sa famille, le peintre Pellegrini et un professeur d'histoire à l'Université de Bâle, Emil Dürr, resté veuf avec deux petits garçons" (HUvB, Adrienne von Speyr et sa mission théologique, p. 23).

Quand Adrienne arrive à l'hôtel, elle ne connaît personne, mais au bout de quelques jours, elle connaît tout le monde. On l'invite à des soirées dansantes qui durent jusqu'à trois heures du matin. L'un des hôtes, le peintre, l'invite un jour à faire une ascension avec lui, elle est toute heureuse : "Ce serait mon premier quatre mille mètres".

Un matin, Dürr lui propose de faire avec elle une petite sortie. Elle : "Je préfère aller seule". Lui : "Puis-je au moins vous accompagner un bout de chemin ?" Elle : "Une demi-heure !" Elle rentre ensuite à l'hôtel pour treize heures. Et dans sa chambre elle prie : "J'ai supplié le Bon Dieu de bien vouloir lui donner (à Dürr) une femme pour la vie". Le même jour, dans l’après-midi, quand elle va prendre le thé, Dürr la rejoint et l'invite à aller jouer aux boules avec un autre hôte dans un café des environs.

Un soir, la femme du journaliste veut absolument faire une petite promenade avec Adrienne. La femme : "Vous êtes toute seule ici. Êtes-vous heureuse ?" Adrienne : "Non, je ne suis pas heureuse, votre ami Dürr me fait la cour, ça me répugne. Je ne suis là que pour très peu de jours et je ne peux pas faire ce que je veux, on dispose tout le temps de moi". La femme lui explique que son mari et Dürr sont très amis depuis l'époque de leurs études.

Dürr avait dit au journaliste qu'il était follement amoureux, et le journaliste en fait part à Adrienne. Réponse d'Adrienne : "Qu'est-ce que c'est que ce type qui a quarante-quatre ans et qui tombe amoureux comme ça tout de suite dès le premier jour !" Le journaliste dit alors à Adrienne qu'il a reçu de Dürr la mission de lui demander si elle voulait se marier avec lui. Elle : "Il n'en est pas question, et pas du tout !". D'autre part, elle trouve Dürr émouvant.

Quelques jours après, Dürr lui-même entreprend Adrienne : "Je voudrais vous demander si vous voulez devenir ma femme... Je vous aime beaucoup et je sais que non seulement vous me rendriez heureux, mais aussi que vous seriez une bonne mère pour mes enfants". Elle : "Non, je ne peux pas l'imaginer". Il l'invite quand même pour une fête avec les Oeri le lendemain 1er août.

Deux ou trois jours après, Adrienne annonce qu'elle s’en va, elle en a assez. Le peintre, ami de Dürr, sait aussi que son ami est amoureux d'Adrienne. Il en parle à Adrienne. Elle : "Il a vingt ans de plus que moi. Il est trop vieux pour moi". Elle annonce à Dürr qu'elle part. Lui : Est-ce qu'il peut aller lui rendre visite à La Waldau ? … Pour son départ, tous sont là : le journaliste, le peintre, une autre famille encore, Dürr et ses enfants, et même la gouvernante des enfants. Elle part à vélo. Les jours suivants, elle réfléchit : "Puis-je me marier uniquement pour que ces enfants aient un mère ?". Quelques jours après : "S'il n'y avait pas les enfants, je dirais certainement non. Mais les enfants semblent toujours l'exiger. Et pourtant je trouve que c'est totalement dément".

Son oncle de Berne avait refusé de lui payer ses études de médecine parce qu'il voulait la protéger de leur crudité "qui pourtant ne lui fit jamais impression" (Cf. HUvB, L'Institut Saint-Jean, p. 25). Il lui a maintenant pardonné ses études de médecine. Elle se sent à l'aise avec lui. Elle : "Je ne sais pas ce que je dois faire. Il y a quelqu'un qui voudrait se marier avec moi". L'oncle se met à rire : "Ainsi tu en arrives aussi un jour à ce thème. Quelle place a-t-il dans ta liste ?... De Bâle et de Berne et de toutes les villes où ma nièce va se promener, on m'informe toujours qu'elle aurait pu en avoir tant et plus et qu'elle a toujours refusé". Adrienne : "Cette fois-ci, c'est différent. Je dois donner une réponse bientôt. J'ai l'impression que c'est pour lui une nécessité parce qu'il a des enfants". L'oncle trouve qu'elle est presque trop maternelle, il a peur qu'elle se laisse dévorer par le soin des enfants.

Elle en parle à sa mère (il faut bien!). Sa mère : "C'est simplement stupide de se marier avec un vieil homme qui a deux enfants !"... Elle pense beaucoup à dire non... Et puis il y a toujours le ‘mystère’. Est-ce compatible ? Pour finir, elle invite Dürr à La Waldau : deux heures, pas plus, parce que, "au bout de deux heures, j’aurai certainement dit tout ce que j'ai à dire". Elle va le chercher à l'arrêt du tram. Première réaction intérieure : "Il est indiciblement laid". Ils se promènent ensemble, ils se parlent de l'Université, des cours... Au moment de partir, lui : "Quand puis-je revenir ?" Elle : "Je vous écrirai". Lui : "Je ne peux donc pas emporter une promesse ?" - "Non". - "Vous ne m'aimez pas du tout ?" - "Je ne sais pas". Puis elle regrette de n'avoir rien dit.

Il lui envoie un gros bouquet de roses. "Et cela m'a de nouveau vachement agacée... J'ai toujours peur qu'on spécule sur mon don d'attendrissement... A côté de cela, il y a quelque chose qui parle en sa faveur... Les enfants et lui-même... Et il y a toujours ce ‘mystère’, une vie pour les autres... Si je me marie, ma vie sera si pleine que je n'aurai plus de temps de m’occuper des autres comme il faut"... Dürr lui écrit des lettres interminables auxquelles elle ne répond pas... "Un grand amour : je pense toujours que le Bon Dieu ne veut justement pas cela pour moi".

Dürr revient à La Waldau. Sur le chemin de la maison, lui et elle font un détour par la forêt et dans la forêt il a commencé à pleurer. "Je ne supporte pas ça. Un homme ne peut quand même pas pleurer à cause de moi !" Il dit que si je ne veux pas me marier avec lui, il voudrait au moins garder mon amitié. Il ne comprend pas pourquoi je ne suis pas mariée depuis des années. Et ainsi il a toujours pensé que j'étais peut-être restée libre pour lui. Il m'aime prodigieusement et il pense que ses enfants aussi m'aimeraient bien... Il ne mettrait jamais d’obstacle à l’exercice de ma profession, lui-même se chargerait le plus possible de l'éducation des enfants. Le tout d'une manière si douloureuse. "J'ai terriblement pitié de lui".

Elle rentre à Bâle. Elle va le voir, ils vont se promener ensemble. "Il y a toujours un moment où je ne pense plus que je dois me marier avec lui. Alors je suis à nouveau normale, je peux parler avec lui de tous les sujets possibles. Et quand on parle comme ça, il est chaque fois tout à fait sympathique". Ils se rencontrent chaque jour ou presque. Des amis les rencontrent dans la rue. Tout de suite le bruit se répand qu'ils sont fiancés. Finalement, un jour, "dans la Hardstrasse, j'ai dit oui". Dürr : "Ça vous semble plus dur de me dire oui que de passer un examen, n'est-ce pas ?" Elle : "Certainement, mais je le dis quand même, c'est oui".

Lui : "Il faudrait que nous nous mariions le plus vite possible afin que nous soyons de retour (du voyage de noces) pour le début du trimestre". Il demande ce qu'elle préfère : Paris ou l'Italie ?... Et très vite toute la machine se met en route : les faire-part, les alliances, etc. "Maman est ravie. Et c'est vrai qu'il a des qualités. Je lui avais suggéré de se marier avec maman ou avec Pauline (une amie) ou avec Hélène (sa sœur), mais sans succès. Pour lui, maman est trop âgée et pourtant elle n'a que sept ou huit ans de plus que lui. Ça n'aurait pas été mal. Le mariage eut lieu en septembre 1927.

Quand Emil a annoncé la chose à ses fils, Noldi lui a dit : "C'est tellement un amour que j'ai pensé que j'allais me marier avec elle".... "Je trouve les enfants gentils et sympathiques. Noldi est très drôle. Il est comme je m'étais imaginé les enfants que j'aurais voulu avoir". Et toujours encore des pensées lui reviennent : "Je n'ai pas l'impression de faire ce que Dieu veut. Et cependant je ferais encore moins ce que Dieu veut si je ne me mariais pas maintenant" (NB 7, p. 205-233).

Sur ce mariage d’Adrienne, le P. Balthasar note ceci : « Elle apprendra à beaucoup aimer Emil Dürr pour sa noblesse d'âme et son amour ». Pendant ce premier mariage, Adrienne fit trois fausses couches, chaque fois par excès de fatigue. Son "expérience du mariage lui fut utile non seulement pour sa profession, mais encore pour ses découvertes concernant la théologie des sexes" (Cf. L'Institut Saint-Jean, p. 24-28).

 

3. La mort d'Emil (1934)

 

Longtemps à l'avance, Adrienne a pressenti la mort d'Emil. "Ce jour-là (un samedi), j'étais terriblement inquiète. J'ai eu une grande crainte pour l'après-midi... Emil voulait sortir avec Niggi... Quand je me suis levée pour aller au cabinet médical, il s'est levé lui aussi, il m'a embrassé et il a dit qu'il serait heureux quand le soir serait venu : nous serions alors à nouveau ensemble. C'est ce qu'il y a de plus beau dans notre vie : on ne cesse d'être heureux, on ne fait qu'être heureux. Cela m'a beaucoup émue qu'il m'ait dit cela...

Puis j'ai commencé les consultations et, à deux heures un quart environ, Louise Büchi me téléphone. Je dis aussitôt : "Emil est mort". Elle : "Pour l'amour de Dieu, non, mais il a eu un petit accident et on l'a transporté à l'hôpital Sainte-Claire. (Le professeur Dürr avait été renversé par un tramway). Il est tombé, il a perdu connaissance". Adrienne va tout de suite à l'hôpital en taxi ; quand elle arrive, Emil est à la radio. Le professeur Merke lui dit ensuite que la radiographie montre une fracture du crâne et il ajoute qu'il est rempli d'espoir. Adrienne retrouve Emil dans sa chambre...

"Toute la matinée de dimanche, j'ai été auprès d'Emil (toujours inconscient) et, entre deux, j'ai été à la chapelle. Je ne supportais pas la pensée que je devais le perdre maintenant". Merke lui dit toujours que ça ira bien... "Je ne crois plus à rien de ce qu'il me dit. Et à la chapelle, je promets tout à Dieu si seulement il me le laisse". Elle demande aux sœurs qu'elle connaît de l'aider par la prière.

Au bout d’un certain temps, Merke lui dit que l'affaire s'était aggravée, on doit opérer. Le chirurgien De Quervain lui demande si elle a le courage de perdre éventuellement son mari sur la table d'opération : sans opération, aucune chance ; avec opération, une chance sur cent. Elle : "Alors il faut l'opérer... On doit risquer... Ils l'ont donc opéré pendant deux heures et, à une heure du matin, ils vinrent m'annoncer qu'il était mort"... Puis toutes les formalités, tous les visiteurs à recevoir. "C'était de plus en plus l'obscurité et l'hébétude. Je pensais : maintenant il faut que je prépare tout pour que l'enterrement soit correct. Et après, je ne pourrai plus rien faire, ni élever les garçons, ni vivre seule, ni non plus prier. C'était horrible de penser à tous les Notre Père que j'avais dits ces derniers jours et qui étaient tous faux... Au fond, j'avais pensé : Que ma volonté soit faite. J'ai pensé sérieusement à me suicider. Mettre tout en ordre et puis m'en aller. Je n’y voyais plus rien. Je n’avais plus qu'une seule pensée : m'en aller".

Tout d'un coup, le soir, alors que les visites étaient terminées, on sonne : c'était Merke. "Il n'avait pas voulu me laisser seule le soir ; il était donc venu un instant... La première chose que j'ai demandée à Merke : 'Est-ce que vous croyez vraiment en Dieu ? Êtes-vous vraiment catholique ?' Lui : 'Oui, je crois en Dieu, la vie tout entière n'aurait aucun sens autrement. Tout ce que nous ferions ou que nous ne ferions pas serait totalement dépourvu de sens'. Il commença alors à parler de la mort de son père, et comment sa mère était restée seule, et qu'elle avait aussi deux garçons, et que les deux s'en étaient sortis, et qu'il était convaincu que ce n'était pas seulement dû aux qualités de sa mère, mais aussi à l'aide que le Bon Dieu lui avait apportée. J'étais très impressionnée que quelqu'un en chair et en os à côté de moi croie en Dieu. Je ne peux pas dire que ce fut plus clair en moi. Mais quelque chose avait changé".

Le lendemain, Merke est allé au cimetière avec Adrienne pour "chercher un emplacement". Elle : "Peu importe où !" Lui : "Non, on doit faire les choses avec amour". Quelque part, près du petit bois, il y avait une place que Merke trouva convenable. Emil aimait se promener dans la forêt quand il avait un problème et, maintenant, il reposerait à la lisière d'un petit bois. Le lendemain eut lieu l'enterrement. "Ce fut dur. Un cauchemar" (NB 7, p. 290-293).

 

4. Deuxième mariage (1936)

 

Restée seule avec les deux garçons, Adrienne épousa, en 1936, Werner Kaegi qui avait passé son doctorat avec Emil. Elle n'avait pas voulu se remarier avant que se soient écoulés deux ans après la mort d'Emil. Celui-ci lui avait demandé un jour de prendre soin de Werner. Pour l'enterrement d'Emil, il vint exprès à Bâle et il s'éprit d'Adrienne lors de l'enterrement.

Par la suite, il aida Adrienne à ranger la bibliothèque d'Emil ; il se rendit alors chez Adrienne une fois par semaine. "Puis il n'a cessé de venir à la maison, souvent pour le souper. Il demandait toujours : 'Puis-je revenir demain... après-demain ?' J'aime bien qu'il soit à la maison, j'ai passé des soirées sympathiques avec lui, nous avons parlé de mille choses et, curieusement, il croit en Dieu absolument, foncièrement. Et moi, depuis la mort d'Emil, je ne sais plus bien si je crois en Dieu. Je ne peux plus dire le Notre Père, tout est si creux, et je prie mal autre chose. Cela me touche qu'il croie en Dieu bien que du reste il n'ait aucune confession. Il va sans doute à l'église protestante mais, d'après sa nature, il n'y est pas. Il parle beaucoup de Dieu, je ne peux guère lui répondre parce que je ne sais plus... Et tout est si pénible".

Se remarier ? "J'avais l’impression, d'une manière tout à fait impersonnelle, qu'il avait besoin de quelqu'un, d'une femme. Il veut le bien, mais il est si peu sûr dans la vie. L'idée ne m'est pas venue qu'il aurait besoin de moi comme femme. Je me suis plutôt vue comme sa protectrice parce que cela fait déjà sept ans que je suis en relation avec l'Université et que je connais les gens et aussi les ficelles".

Puis un beau jour, ils se sont fiancés. Elle n'avait jamais pensé à se remarier. Elle voyait sa tâche auprès des enfants et au cabinet médical... Et puis voilà : "Il avait besoin d'une femme. Et s'il m'aime, pourquoi ne devrait-il pas m'avoir ? Et puis il y a les enfants qui sont là et il les aime bien". Le mariage eut lieu le 29 février 1936 (NB 7, p. 296-300).

Pour ce deuxième mariage, le P. Balthasar note ceci : "Malgré une véritable affection, l'union ne sera pas facile. Le mariage ne sera pas consommé" (L'Institut Saint-Jean, p. 24-25).


 

5. Sens

 

Ces aspects du mariage dans la vie d’Adrienne von Speyr nous ouvrent une perspective de plus sur sa personnalité. C’est avec cette expérience qu’à partir du 1er novembre 1940 elle sera plus à même de recevoir tout ce que le monde de Dieu lui avait réservé et qu’elle pourra en exprimer quelque chose.

Patrick Catry


 

*
 

Mise à jour 18/03/2023