VII. Œuvres posthumes d'Adrienne von Speyr
LA VIE ET L’ŒUVRE D’ADRIENNE VON SPEYR (1902-1967)
VII
Œuvres posthumes
"Œuvres posthumes" : c’est ainsi que Hans Urs von Balthasar présentait en 1968 ces volumes dans Adrienne von Speyr et sa mission théologique (2e édition en 1978 d’une traduction française, p. 90). Le P. Balthasar qualifiait de mystiques ces Œuvres posthumes : "Les œuvres ordinaires d’Adrienne ne sont pas foncièrement différentes de ses œuvres proprement mystiques. J’ai préféré toutefois ne pas publier ces dernières du vivant de l’auteur et de ses proches, mais d’en préparer posément l’édition en échelonnant les textes sur douze volumes qui paraîtront en temps opportun" (Ibid., p. 92).
En voici la liste définitive : 1. Le livre de tous les saints I-II. - 2. Le filet du pêcheur. - 3. La croix et l’enfer. Première partie : Les passions - 4. La croix et l’enfer. Deuxième partie : Enfers de mission. - 5. La Parole et la mystique. Première partie : Mystique subjective. - 6. La Parole et la mystique. Deuxième partie : Mystique objective. 7. Le mystère de la jeunesse. - 8-10. Journal I-II-III. - 11. Notes ignatiennes. 12. Théologie des sexes. - Au total douze tomes en treize volumes.
Patrick Catry
Plan
1. Le livre de tous les saints. Tome 1
2. Le livre de tous les saints. Tome 2
4. La croix et l’enfer. Tome II. Enfers de mission
5. La Parole et la mystique. Tome I. Mystique subjective
6. La Parole et la mystique. Tome II. Mystique objective
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1. Le livre de tous les saints. Tome I
Plan
Introduction
Quelques exemples : Jean, Paul, Thomas, Polycarpe, Irénée, Monique, Ambroise, Augustin, Tertullien, Judas Iscariote, Marie-Madeleine, Benoît, Scolastique, Grégoire le grand, Antoine le grand, Grégoire de Nazianze, Maxime le confesseur, François d’Assise, Claire, Dominique, Hildegarde, l’auteur du "Nuage de l’inconnaissance", Jeanne d’Arc, une religieuse du Moyen Age, une stigmatisée, Fra Angelico, Mozart, Péguy, Bernadette, Joseph, Benoît Labre, Monique, François-Xavier, Origène, Angèle de Foligno, Cécile, Newman.
Pour terminer ce choix de textes
Annexe : Thérèse de Lisieux et Adrienne dans les années 1940-1944
Introduction
Le livre de tous les saints figure parmi les œuvres posthumes d'Adrienne von Speyr (Nachlasswerke I/1 = NB I/1) dont la traduction française n'est pas encore publiée; il en existe une traduction anglaise parue aux États-Unis en 2008 (Book of All Saints). Pour le Père Balthasar, "Le livre de tous les saints est un cadeau merveilleux fait à l’Église parce qu'il montre comment les saints ont prié et parce qu'il invite à prier personnellement comme par contagion" (Adrienne von Speyr et sa mission théologique, p. 60-61).
"Aussitôt après sa conversion, commencèrent pour Adrienne des visions de la Vierge, puis de saint Ignace de Loyola; ensuite c'est avec une grande foule de saints qui lui apparaissent, seuls ou en groupes, dans des 'visions' ou des 'transports', qu'Adrienne est introduite dans le monde de l'au-delà. Bien des lois du royaume des cieux lui sont révélées par les différents saints : les apôtres, les Pères de l’Église, ou encore par la petite Thérèse, par le curé d'Ars (qu'elle aimait beaucoup), en paroles, en petites scènes symboliques, mais aussi sans paroles" (Cf. Adrienne von Speyr et sa mission théologique, p. 26-27).
"Par ses visions, Adrienne connaissait et aimait de nombreux saints même sans avoir jamais lu une ligne de leurs écrits, par exemple Catherine de Sienne, Élisabeth de Thuringe, Jeanne de Chantal, Hildegarde, Bernadette, Antoine d’Égypte, Pierre Claver, Benoît Labre, le curé d'Ars. C'est avant tout chez Jean l'apôtre qu'elle trouvait le point de départ de ses dictées" (Ibid., p. 33).
Dans son introduction au tome I de l'édition originale du Livre de tous les saints, le P. Balthasar nous explique la genèse de ce livre. "Il repose sur un charisme inconcevable... En tant que confesseur, me fut donné l'ordre - et avec l'ordre le pouvoir - de 'transporter' Adrienne par obéissance dans l'esprit de nombreux saints et d'autres croyants des temps passés (de grands artistes, des rois, des protestants) pour connaître de l'intérieur leur manière de prier. Il ne s'agit que de l'attitude de prière..., qui peut être très différente de la puissance intellectuelle" (NB I/1, p. 18-19).
"Charisme inconcevable!" Il y a trois sortes de naïveté (au moins). Il y a la naïveté de celui qui est trop crédule, il y a la naïveté du pense-petit qui n'a jamais pensé que Dieu avait plus d'imagination que lui et aussi infiniment plus de pouvoirs, il y a enfin la naïveté de celui qui pense pouvoir entrer par lui-même en communication avec l'au-delà, avec les défunts, avec le monde invisible. Au bout du compte (au bout du fil), c'est avec les démons qu'il entre en communication. Et là, ce n'est jamais pour un bien. "Nous ne sommes jamais assez forts pour mettre le diable dans notre poche", disait Bernanos. (Cf. L'ouvrage fort documenté du Père François-Marie Dermine, o.p., Vérités et mensonges sur l'au-delà. Mystiques, voyants et médiums, 2e édition, Paris, 2014).
Le livre de tous les saints est né en l'espace de plusieurs années (Pour ce qui suit, cf. NB I/1, p. 28-32; HUvB, Adrienne von Speyr et sa mission théologique, p. 58-61; L'Institut Saint-Jean, p. 56). Au début tel ou tel saint était montré à Adrienne à des moments où elle n'y pensait pas du tout. D'abord dans son attitude générale, puis souvent dans des prières qui le caractérisaient. Elle pouvait alors retenir son attitude jusqu'au moment où il lui était possible de la dicter; les mots de la prière lui étaient alors donnés à nouveau. Après avoir dicté quelque chose, souvent elle oubliait totalement tout ce qu'elle avait vu et entendu, comme toujours quand Adrienne avait accompli quelque chose dans l'obéissance; elle était ainsi disponible pour autre chose.
"Dans les premiers temps, il lui arrivait souvent aussi la nuit de voir un saint pendant qu'elle priait et elle me rapportait le lendemain qu'elle avait vu tel ou tel d'entre eux, elle me demandait si elle pouvait m'en dire quelque chose. Souvent il lui était donné de voir la nature d'une personne, mais sans en connaître exactement le nom. Une fois elle dit : 'Aujourd’hui j'ai vu Grégoire'. Je lui demande : 'Quel Grégoire?' Sur quoi elle avoua ne pas savoir qu'il y en eût plusieurs, elle n'avait aucune idée du Grégoire dont il s'agissait. Je lui demandai de commencer sa description et, dès les premières phrases, il fut pour moi évident qu'il ne pouvait s'agir que de Grégoire de Nazianze, ainsi que le montrera le passage de ce livre qui le concerne. Plus tard, vinrent encore Grégoire le Grand et Grégoire de Nysse".
"Une autre fois, elle me dit : 'Aujourd'hui j'ai reçu Catherine'; et quand je lui demandai de quelle Catherine il s'agissait, elle ne put que me répondre : 'Pas Catherine de Sienne; elle, je la connais'. De par sa description, je supposai qu'il devait s'agir de Catherine de Gênes, dont je n'avais pas lu la vie; une comparaison ultérieure avec sa biographie et surtout une comparaison de sa prière avec les visions qu'on lui attribue me confirma qu'il ne pouvait s'agir de personne d'autre".
"Plus tard, le choix des saints qui devaient être décrits me fut de plus en plus laissé. Je notais d'abord pour moi le nom sur une fiche et il pouvait arriver qu'en la montrant à Adrienne, elle me dise aussitôt : 'Celui-là, je peux le faire tout de suite'. Un autre, elle l'emportait dans sa prière nocturne et elle me le décrivait le lendemain. Plus tard encore, je pouvais lui demander n'importe quel saint ou n'importe quel personnage du passé; une courte prière la transportait au 'lieu' de la vision, elle fermait les yeux, pendant un instant elle regardait intensément et avec une attention soutenue ce qui lui était montré, et elle commençait alors la description, lentement, en termes bien frappés, puis plus vite, sans aucune hésitation, ne cessant de porter de nouveaux jugements, phrase après phrase... Tout s'accomplissait dans le plus grand calme et la plus grande discrétion. Entre deux descriptions, elle pouvait passer les commandes du ménage, prendre du thé, recevoir des visites, etc... Parfois elle voit le même saint prier à différentes périodes de sa vie. Il ne lui fut pas montré de personnes vivantes (sauf de rares cas) dont la destinée relevait encore de leur libre décision".
"Souvent le résultat de sa description était très étonnant, j'avais attendu tout autre chose. Je lui proposais aussi des noms qui, pour moi, n'étaient rien de plus que des noms; j'en tirais beaucoup d'une liste de stigmatisés (Cf. F. Schleyer, Die Stigmatisation mit Blutmalen, Hanovre, 1948) avant tout pour voir quelle piété ou quels sentiments se trouvaient derrière les phénomènes. J'ai emprunté aussi quelques noms au livre du P. Herbert Thurston (Die körperlichen Begleiterscheinungen der Mystik, Lucerne, 1956). Le choix des portraits demeure naturellement arbitraire; beaucoup d'autres portraits auraient pu encore être obtenus".
"Que pouvait être la vérité en ce qui concerne une Maria Castrera ou l'énigmatique Marie de la Visitation? La plupart du temps, je n'ai pas vérifié les réponses en les confrontant à d'éventuels documents existants; mais ce qui était montré, qui était extrêmement précis et si personnel qu'on ne pouvait prendre une personne pour une autre, mettait en ordre des traits particuliers, d'abord sans relation les uns avec les autres, pour en donner une image intérieurement plausible. Qu'en lisant, on garde présent à l'esprit que ne devaient être montrées que la prière et l'attitude de prière devant Dieu des personnages concernés. Cette attitude peut être fort différente de leur action autrefois dans le monde et aussi pour l’Église". "Surtout durant les premiers temps de ce travail, Adrienne avait un besoin tout à fait extraordinaire de pureté et de transparence. Presque avec angoisse, elle demandait chaque fois si elle était assez propre, si je pouvais lire parfaitement dans son âme. Elle aurait voulu se confesser chaque fois avant le travail, elle voulait en tout cas être dans un parfait état de confession".
"A ce sujet, elle m'a dicté ceci : Tant qu'on vit dans le monde, on est toujours attaché de quelque manière à ce qu'on a. Dans la confession par contre, on doit abandonner ce qu'on a, on doit quitter le monde, sortir tout ce qu'on a et le donner à l’Église. On devrait être comme un enfant. Alors on peut aussi laisser passer à travers soi tout ce que Dieu veut. Tout ce que dit l'Esprit. Dans la confession, on inclut tous les péchés comme Dieu les voit. On se dépouille de son propre jugement sur soi-même pour laisser à Dieu seul le jugement. Ce n'est que lorsqu'on laisse Dieu seul juger qu'on peut dire, quand un saint nous est montré, comment l'Esprit Saint le voit. Le jugement de l'Esprit Saint est souvent différent de ce que pensait le saint lui-même. C'est pourquoi il est parfois montré quelque chose qui était à peine connu du saint lui-même et de son entourage; l'Esprit souligne certaines choses que lui, l'Esprit, considère comme important dans l'âme du saint, aussi bien le positif que le négatif".
"L'état de confession dans lequel Adrienne voulait se trouver est un état de pure ouverture et de pure disponibilité, toute l'âme n'étant que comme une pellicule photographique qui peut recevoir et reproduire tout ce qui lui est donné. S'il n'y avait pas cette limpidité, Adrienne disait qu'on ne pourrait pas dire ce qui appartient au saint ou ce qui appartient à elle-même dans ce qu'elle transmet : 'Ce serait justement ce que j'aurais tenu en moi de caché qui serait amplifié excessivement dans ce que je transmettrais comme n'étant pas de moi, et qui rendrait impossible l'objectivité du portrait'. Plus l'obéissance exigée est absolue (et ici elle est exigée absolument), plus grande serait la faute si on voulait dissimuler quelque chose. Il est clair qu'un tel 'expériment' ne pouvait être opéré qu'en une âme totalement purifiée".
"Le total dépouillement de soi exigé ici n'a naturellement rien à voir avec le bouddhisme et le zen, il est une pure action de l'amour chrétien, l'approche la plus haute possible de l'attitude de l’Église en tant qu'épouse du Christ, dans le sein de laquelle et dans l'esprit de laquelle sont cachés ceux qui prient et tous les saints".
"Adrienne reçoit dans son âme les prières des saints et d'autres croyants en s'y associant totalement. C'est pourquoi, à l'occasion, elle éprouve de la gêne quand elle doit rendre une prière imparfaite : elle-même aurait préféré prier autrement. Quand, dans les prières, il y a des traces de vanité, elle se sent après coup comme souillée. Au contraire, elle a le sentiment de recevoir un cadeau personnel dans tout ce qui est bon dans ces prières. Si elle n'avait pas tant prié elle-même, elle n'aurait pu transmettre aucune prière, et si elle n'avait pas su quelque chose de toutes ces prières, elle n'aurait pas pu non plus les transmettre".
"Elle ne pouvait assurer cette transmission qu'à son confesseur parce que le tout était une œuvre d'obéissance. J'ai essayé un jour d'introduire un tiers; c'était un jeune jésuite de mes amis; ce fut pour Adrienne un tel tourment que je compris tout de suite que je faisais fausse route, et je n'ai jamais recommencé".
"Si, de la part d'Adrienne, c'est une œuvre d'obéissance, de la part des saints, c'est une œuvre d'humilité. Une humilité céleste qui ne craint pas de se montrer à l’Église de la terre dans une attitude de confession totale. Les saints du ciel consentent, en une sorte de confession publique devant l’Église, à mettre à nu leurs lacunes et leurs refus. Certains personnages, des stigmatisés par exemple, qui passent communément pour saints sans avoir jamais été canonisés par l’Église, furent en fait des imposteurs. Plusieurs cas de ce genre sont décrits par Adrienne. Les saints authentiques, eux aussi, ont souvent leurs défauts. Du ciel, ils ne craignent pas de révéler quelques-unes de leurs opacités de jadis pour contribuer à la totale transparence de l’Église à l'égard du Christ, de rendre visibles quelques-unes de leurs ombres d'autrefois. Mais ceci est secondaire comparé à l'extraordinaire plénitude de lumière et à la diversité étonnante des formes de prière qui se dégagent de ces quelque deux cent cinquante portraits. Les exemples montreront que rien ne se passe en dehors de l'amour et de la discrétion, pour la seule curiosité, que tout ce qui est montré aide d'une manière ou d'une autre les chrétiens de la terre".
"Les différentes séries de portraits se sont formées à différentes époques. La série qui contient des portraits avec un triple objet (attitude intérieure, attitude de confession et attitude de prière) et celle contenant des prières explicites se sont formées en une période relativement courte. Quand Adrienne avait fini sa description, j'avais la possibilité de poser des questions complémentaires. Il est significatif qu'Adrienne, qui se trouve sans aucun doute dans une sorte d'extase, entend aussi la voix de son confesseur en vertu de l'obéissance, comprend sa question et peut y répondre en fonction de ce qu'elle voit".
"La langue maternelle d'Adrienne est le français et elle ne trouvait pas toujours tout de suite le mot allemand précis; dans ces cas, les mots français ont le plus souvent été laissés. Pour juger de ces portraits, on prêtera davantage attention au centre qu'à la périphérie et aux détails. Des détails peuvent être unilatéraux, peut-être aussi mal reproduits. Qu'en lisant, on pèse au trébuchet l'esprit plutôt que la lettre".
"Aucun de ceux qui liront ce livre ne pourra nier que la force d'expression et la capacité d'analyse et de description manifestées dans ces pages supposent une intelligence naturelle tout à fait extraordinaire et un discernement des esprits d'ordre surnaturel également hors de commun".
"Manifestement cette œuvre a été donnée à l’Église d'aujourd'hui, fatiguée de prier, pour éveiller en elle un étonnement devant la richesse du 'monde de la prière' et une nouvelle joie à prier".
Les descriptions ci-dessous sont parfois des extraits ou des résumés du texte intégral.
Patrick Catry
Quelques exemples
1. Jean
Je le vois prier. Il prie de telle manière qu'en chaque mot et en chaque aspect de sa prière le Seigneur se trouve toujours au centre, le Seigneur qu'il aime comme un ami et qui est Dieu. C'est de cet amour qu'il vit et il attiré par lui dans l'amour de Dieu, et son amour se transforme. Chaque fois qu'il se met à prier, il voudrait adorer, remercier, présenter sa requête; il s'abandonne, il s'offre, il se livre totalement. Cependant dès qu'il commence, il est tellement saisi par l'amour de Dieu qu'il n'a plus besoin de rien faire : il est accueilli, son offrande est acceptée par le Seigneur, son sacrifice est agréé. Il n'a plus besoin de faire d'effort, de vouloir quelque chose : la volonté de Dieu et son amour sont totalement en lui. Tout n'est plus qu'amour, unité, grâce. Et, pour lui, c'est comme si Dieu avait justement besoin de cette prière, comme si le Fils l'avait attendue pour remplir les autres d'amour, pour répandre chez les autres le don total de sa grâce. Il n'est jamais plus heureux que dans cette prière puisque, par la grâce, lui-même est distribué également à tous ceux qui attendent cette grâce.
(Et comment est son amour pour la Mère de Dieu?) Il aime la Mère par le Fils. Il l'aime d'abord parce que, ayant mis au monde le Fils, elle lui a procuré le don de cet amour; puis il l'aime plus personnellement et toujours plus fort; et quand enfin, sur la croix, le Seigneur lui donne sa Mère, toute la responsabilité de l'amour divin, dont il a tant appris auprès du Seigneur et par son amour pour lui, s'introduit dans ses relations avec la Mère. Maintenant il reçoit la Mère par le Fils comme il avait reçu le Fils par la Mère; et, par la Mère, il perçoit de manière neuve comment tout l'amour chrétien est répandu de manière eucharistique, comment aussi les hommes peuvent être confiés les uns aux autres pour qu'ils aiment davantage l'amour de Dieu, croissent en lui, accomplissent en lui la volonté du Père. Mais jamais un tel accomplissement de la mission de Dieu, jamais leur amour ne se limitera à eux-mêmes; leur amour réciproque veut se répandre sans cesse au-delà de manière débordante. Et ainsi, par Marie, Jean apprend à comprendre ce qui pour lui n'était pas aussi clair auparavant : que toutes les générations les proclameront tous deux bienheureux, et que tout ce qu'ils font ensemble, tout ce qu'ils représentent et tout ce qu'ils sont aura à vivre dans les générations futures, qu'ils sont des souches, des fondateurs, que par leur amour chrétien non seulement ils posséderont une éternité dans le ciel, mais que sur terre ils doivent remplir les temps, qu'ils n'ont pas le droit de mourir, qu'ils ont une mission qui dure et demeure jusqu'à la fin du monde et jusqu'au retour du Fils.
(Et quand plus tard il est seul?) Cela ne change rien. Il vit du même amour pour la Mère, pour le Fils; toute sa vie est amour : pur, divin, parfait.
2. Paul
Je vois sa prière. Elle est un peu agitée, affairée. Un tout petit peu forcée aussi. Elle est curieuse : c'est comme s'il y avait là deux hommes qui prient, c'est comme s'il était en contemplation, mais qu'il eût pris avec lui le Paul actif afin que le Paul actif ne s'écarte de lui à aucun moment et se fasse constamment représenter devant Dieu par le Paul contemplatif.
(Et son extase?) Il est emporté, entraîné dans l'extase. Mais celle-ci est ensuite tout à fait objective. Elle n'a rien d'extatique, si on comprend sous ce terme une agitation quelconque. Autant sa prière habituelle est agitée, autant ses extases sont complètement paisibles. Il n'est plus qu'un instrument tant que la révélation lui est montrée, il n'est plus que mission et obéissance. C'est ici qu'il a sa contemplation la plus paisible.
(Que lui est-il montré?) Le ciel et les secrets du ciel. Dans ses visions, il voit toujours plus les relations du monde céleste, les relations entre le Père, le Fils et l'Esprit, et surtout les relations entre l'éternité et le temps.
(Qu'est-ce que c'est le mystère dont il parle?) C'est le mystère de l'obéissance, c'est-à-dire de l'unique volonté en Dieu; peut-être mieux : le mystère de l'unité en Dieu de manière générale, entre le Père, le Fils et l'Esprit. C'est comme s'il lui était permis de contempler dans ce mystère de l'unité le mystère ultime de Dieu pour ainsi dire, et aussi le mystère ultime de la Trinité, là où n'est plus visible que la nature unique, là où l'unique essence est si une que la distinction des personnes n'apparaît pas.
(Et quand il est emporté au paradis?) Il voit alors les mystères du paradis qui sont en même temps ceux du ciel, les mystères de l'unité de la création de Dieu avant même qu'elle ne devienne deux par le péché : le ciel et la terre.
(Qu'est-ce qu'il appelle le septième ciel?) L'unité entre le ciel et la terre, mais surtout l'unité du Père, le fait que toutes les choses sont incluses dans le Père, au fond le mystère primordial de l'unité de Dieu.
(Et pourquoi justement sept?) A cause des dons du Saint-Esprit. Mais c'est le lieu où rien encore n'est différencié, où les sept sont inclus dans le don le plus haut, dans le don divin en général.
(Est-ce que sa vision est différente de celle de Jean?) Oui. Elle est plus pratique, plus fonctionnelle, plus active aussi. Elle aspire plus à la réception de la réponse.
(Mais il dit qu'il lui est impossible d'exprimer ce qu'il a vu?) On doit distinguer. Il reçoit la vision comme une partie de sa mission; elle est propre à donner un plus grand poids à sa parole, à ses interventions. Ici ses visions auraient donc plutôt leur but en Paul lui-même. Mais en outre il trouve aussi dans cette vision l'aspect plus johannique de la contemplation; et cela, il n'est pas en mesure de le traduire dans sa mission, cela lui paraît comme quelque chose qu'il n'a pas la possibilité d'y intégrer. Et ainsi il n'est pas non plus en mesure d'en parler.
(Et quand il dit : Dans mon corps ou sans mon corps?) "Dans mon corps", c'est tout ce qui est lié à sa mission, tout ce qui est traduisible, tout ce qui se rapporte à sa tâche. "Sans mon corps" : cela veut dire en quelque sorte au-delà de la mission, de son activité personnelle, dans une sorte de communion des saints, qui ne se laisse plus traduire, dans un écoulement vers le Père qu'aucune description ne peut exprimer.
(A-t-il toujours eu des visions?) Au début, la plus marquante, mais plus tard encore des visions authentiques. La première fut la plus marquante, elle lui a expliqué le contenu et l'extension de sa mission.
(A-t-il reçu sa théologie par ses visions?) Oui, en grande partie.
(Comment fut sa vision du Seigneur dans le temple?) Fort semblable à celle de Damas. Pour la raison surtout que son effet fut le même; sans doute la vision de Damas fut-elle une conversion, mais la vision dans le temple comporte une telle extension de sa mission qu'elle ressemble presque à une conversion. Les suites concrètes de la vision ont à peu près le même poids...
3. Thomas l’apôtre
Dans son attitude intérieure il fait partie de ceux qui ont une bonne contenance parce que, au fond, ils ne sont pas provoqués. Il suit le Seigneur, il croit, il ne connaît pas de conflits intérieurs. Mais il ne croit pas à tout ce qui peut survenir, il croit à tout ce qui est démontrable, à tout ce qui se montre clairement. Il n'a pas de raison de ne pas croire, il n'a aucune raison de se singulariser, de refuser l'obéissance; il ressemble aux novices qui suivent d'une certaine manière une vocation, se soumettent à une règle, font ce que font les autres et évitent les grands conflits : chaque jour avec ses exigences leur suffit. Finalement, avec la règle et ses exigences, ils se bâtissent une espèce de maison, d'abord les murs puis encore les portes et les fenêtres, et ils ne remarquent pas que ce sont eux qui dirigent, qu'ils limitent leur foi et leur obéissance. Ils n'ont jamais senti une impulsion intérieure à se jeter dans la foi. Le Seigneur a dit : Aime ton prochain. Eh bien, je vais aimer mon prochain que je rencontre justement. Mais de moi-même je n'ai pas besoin de faire un effort pour élargir ce petit cercle.
Après la résurrection, Thomas se trouve soudainement devant l'exigence de la foi absolue. Mais parce qu'il n'est pas habitué à se laisser dilater, il ne peut pas faire le saut, dire oui tout d'un coup à l'imprévu. (Quand, avant la Passion, il disait au Seigneur : "Nous voulons mourir avec toi", il le disait pour continuer à suivre le Seigneur. Mais il ne se représentait pas concrètement ce que mourir voulait dire. Car il ne savait pas non plus ce qu'était la vie du Seigneur. Il le disait avec une espèce de sécurité qui manquait de fondement, presque à l'intérieur d'un schéma prévu et d'un développement qu'il pouvait s'imaginer). Maintenant il ne peut pas croire parce que, sans bien le remarquer, il refuse d'accepter une foi toujours plus grande. Que les lois naturelles fassent maintenant éclater les lois naturelles lui paraît inacceptable. Auparavant il y avait, à ce qu'il semble, une relation précise entre nature et surnature. Dans les miracles du Seigneur aussi il y avait chaque fois deux points évidents, contrôlables : avant, l'homme était aveugle, maintenant il voit; avant il était mort, maintenant il est vivant. De sorte qu'aucun doute n'était possible. Mais Thomas ne croyait au miracle que lorsqu'il l'avait contrôlé. Au fond il croit à l'évidence du miracle, pas au Seigneur.
Seule la rencontre après Pâques le désarçonne. Peu après il recevra l'Esprit Saint et il deviendra un saint. Mais dans son incrédulité première, il représente beaucoup d'hommes, beaucoup de chrétiens, beaucoup de religieux : des hommes qui pensent avoir pris la grande décision et qui ne savent pourtant pas encore de quoi il s'agit.
Attitude de confession. Tant qu'il n'a pas été vaincu et qu'il n'apprend pas à croire d'une manière nouvelle, il adapte la foi à lui-même et, dans son attitude, il ne va pas au-delà d'une confession d'accommodation. Il sera prêt à reconnaître ceci et cela comme péché dans des limites étroites. Pour se confesser comme il faut, il doit d'abord faire sauter tout le cercle dans lequel il tourne en rond, par exemple en commençant à comprendre qu'il y a pour lui une faute justement parce que, en tant qu'apôtre, il est plus profondément responsable, qu'il doit porter aussi quelque chose de la faute des autres, etc. Sinon il resterait un appelé qui suit extérieurement son appel mais qui demeure intérieurement comme s'il n'avait pas été appelé. Il est le modèle qu'on peut montrer pour faire voir que la responsabilité grandit avec la mission.
Sa prière correspond à ce qui a été dit. Mais après avoir osé la percée, cela déborde en lui de toutes parts, maintenant il ne peut plus prier assez. Et toujours en partant du miracle qu'il y a un Seigneur et que vraiment il fait sauter toutes les lois. Sa prière a son point de départ dans l'infinie grandeur de Dieu et dans ses possibilités infinies. C'est une prière de l'amour, mais toute différente de celle de Jean. Jean dialogue, Thomas est seulement inondé. Chez lui, il est à peine question d'une réponse bien que son attitude soit quand même plus qu'une réponse.
4. Polycarpe (+155)
Il prie. Il fait une prière qui est beaucoup plus grande que ce qu'il peut imaginer..., pas une prière exaltée, mais une prière cependant qui s'adresse à la Trinité tout entière, qui pénètre dans l'amour tout entier et qui est saisie par l'amour tout entier. Une prière qui grandit et prend forme paisiblement en lui et jubile comme un chant et remplit tout. Et il vit de cette prière, et beaucoup des siens vivent de cette prière. Il ressemble un peu à saint François quand il introduit les plus petites choses dans sa prière, mais aussi les plus grandes, et qu'il ne s'occupe pas de les mettre en ordre selon leur importance, il ne sépare pas l'essentiel de ce qui est secondaire parce qu'il laisse entièrement à Dieu le soin de tout mesurer. Et sa prière rayonne et elle est reçue par Dieu et il n'y a aucune contradiction entre sa vie et sa prière. Il n'est pas très... intelligent ni très savant, et cependant sa prière est en quelque sorte intelligente et savante parce qu'il présente et offre simplement à Dieu toute son humilité, tout son être, tout son amour. Quand il a prié, il n'est pas seulement rafraîchi moralement, il a aussi l'esprit rempli d'inspirations nouvelles.
(Comment est-il avec son prochain?) Il aime son prochain, mais il l'aime en vertu de la prescription du Seigneur, il pense constamment à ce commandement; il aime les autres non seulement de lui-même, d'homme à homme, son amour a toujours aussi le Seigneur pour objet. Son amour lui sert aussi à accomplir la parole du Seigneur, de sorte que cet amour ne court jamais le danger de devenir égoïste.
(Et son martyre?) On doit distinguer des phases. Quand il sait que son martyre est chose décidée, il a peur, mais il n'a pas peur pour lui au fond, il a peur de ne plus pouvoir alors servir Dieu comme il faut, il pourrait commencer à penser à lui-même, il pourrait faiblir au dernier moment, dire non intérieurement ou crier..., et cependant il ne désire rien aussi ardemment que le martyre depuis l'instant où il voit qu'il n'y a plus d'issue. Maintenant il prie pour qu'il se conduise dans le martyre comme Dieu le requiert de lui. Et que Dieu accepte aussi ce martyre comme un signe de son amour pour lui. Son martyre est lui-même une prière.
(Quels sont ses rapports avec Jean?) Il l'admire. Dans l'amour il est totalement son disciple. Mais il y a des différences. Quand Jean fit l'expérience de l'Apocalypse, il fut dilaté par elle et il commença à penser plus profondément et plus lucidement, à concevoir pour ainsi dire Dieu Trinité avec plus de méthode. A partir de l'Apocalypse, on pourrait esquisser une image nette de la Trinité telle que Jean l'a comprise. Polycarpe par contre comprend au fond très peu de choses. Pour lui tout débouche dans l'amour sans que cela prenne une forme nette. Il se laisse dilater par l'amour sans que pour autant sa connaissance s'approfondisse dans le sens d'un savoir accru. Sa connaissance s'approfondit dans la dimension de l'obéissance.
(A-t-il connu Jean?) Oui.
5. Irénée (+ 202)
Beaucoup de foi, beaucoup de travail et de prière. Dans son travail, il ne cesse de toucher à des questions essentielles, mais il a toujours la tentation de prendre des chemins secondaires, de s'écarter. La prière alors le force à se raviser. Le chemin secondaire l'égare, il égare également sa prière; il remarque alors qu'il doit revenir en arrière. Il ne se lasse pas de voir chaque fois à nouveau ce qui est faux et l'énergie qu'il déploie pour revenir ne diminue pas. Le retour ne se produit pas d'abord par humilité, mais par suite d'une obéissance de prière des plus profondes. Il se heurte à des évidences qui lui montrent qu'ici il n'y a pas de chemin qui continue.
Il possède comme un truc pour la contemplation : il se place brusquement au centre de la foi avant de commencer à méditer. Du plus intime de lui-même il tourne autour de ce centre et, de là, il commence à réfléchir à la nouveauté qui l'occupe, et il voit alors que ce n'est peut-être pas tout à fait juste... A partir de ce centre, il doit alors examiner à nouveau. On devrait pouvoir vraiment déceler cela dans son œuvre.
Naturellement il n'a jamais approuvé l'hérésie. Mais quand il étudie les systèmes, le moment peut arriver où il se demande : n'y a-t-il pas ici une certaine vérité qu'on pourrait utiliser, qu'on pourrait intégrer? Mais il confronte ensuite l'idée à l'ensemble de la foi catholique et il revient à celle-ci sans la moindre concession. Le passage par les doctrines erronées l'a enrichi; à la fin, il en sait beaucoup plus qu'au début sur la vérité. Sa voie du milieu a été affermie par sa discussion avec la périphérie. Il comprend beaucoup mieux maintenant pourquoi ce qui est catholique est ainsi fait. C'est sa contemplation qui lui fournit la mesure. Elle contient elle-même cette mesure, elle est ce qui le stimule, presque comme de l'extérieur, comme une instance, comme un ami à qui on fait appel.
Chaque fois aussi son retour au centre à partir des branches extérieures signifie un acte évident de son intellect. Quand il s'éloigne et s'égare à l'extérieur, il risque de perdre Dieu lui-même. Il revient pour se livrer à l'évidence la plus grande. Non simplement par humilité devant le Dieu plus grand. Quand il sort, c'est comme une sorte de prétention à vouloir avoir raison, mais quand alors sa pensée doit être rattachée à ce qui précédait, il se laisse lui-même rattacher.
Il connaît le silence de Dieu. Quand il commence à prier, il y a d'abord un silence. Mais il y a quelque chose en lui qui se cabre pour ainsi dire contre ce silence : la joie de la connaissance qui est la sienne. C'est comme si chaque fois il disait : "Seigneur, tu sais que je voudrais ce que tu veux. Je voudrais absolument rester au centre de ton Église. Et je sais que ton Église est là pour te glorifier, et je veux faire le don de toute ma vie à toi et à ton Église, avant tout parce que tu m'as confié la tâche de veiller à ta doctrine et à sa forme et à sa pureté. Je sais aussi comment est le chemin qui va de ta doctrine à toi et, mieux encore, comment tu tiens ta doctrine elle-même entre tes mains. Chaque fois que tu nous la confies, c'est comme si tu mettais tes mains plus fermement autour d'elle et que tu la tenais avec plus de sûreté. Cependant tu permets aussi ce qui est mien. Si tu m'as appelé et si tu m'as chargé de me consacrer à ton œuvre d'élucidation des notions du dogme et de tout son relief, je dois quand même bien aussi ajouter mes propres connaissances. Je t'apporte aujourd'hui ce que j'ai trouvé depuis la dernière fois, mais cela ne se laisse pas encore intégrer dans l'ensemble. Au début de ma prière, je pensais au fond que je te rendrai seulement ce qui est à toi et ce n'est que maintenant que je vois que cela ne se laisse pas insérer de la sorte. Car je te sens pour ainsi dire plus loin comme si ce qui est nouveau se trouvait entre toi et moi comme une faute. C'est pourquoi je sais qu'il ne me reste plus qu'à rebrousser chemin jusqu'au tronc indubitable et à me tenir à toi dans mon œuvre. Je dois le faire contre moi-même parce que auparavant j'étais allé volontairement vers l'extérieur. Volontairement, et pourtant aussi avec l'Esprit que tu m'as finalement donné. Je sens que je dois maintenant recevoir à nouveau ton Esprit, rebrousser chemin malgré moi et pourtant consciemment et volontiers. Donne-moi d'insérer à nouveau chaque sentence et chaque mot dans l'unité de tes notions. Donne-moi aussi la combativité nécessaire pour y parvenir à nouveau pour qu'à la fin il ne reste rien d'autre que ta pure doctrine".
A la fin de sa prière, il y a une remise à Dieu de ce qui en lui n'était pas tout à fait en ordre, dont il ne peut pas s'occuper à fond, de ce qu'il doit confier simplement à Dieu. Et quand est réglé ce qu'il considère comme son éloignement de Dieu, son péché, tout aboutit à une prière rayonnante pour l’Église. Comme s'il devait entonner une hymne d'action de grâces pour le chemin qui lui est offert à nouveau, qu'il ne voit pas encore (c'est le travail seulement qui le lui révélera). Et à la fin, Dieu lui offre réellement la force nécessaire pour recommencer son travail.
6. Monique (331-387)
Elle est la prière qui ne se relâche pas, la piété qui ne s'amollit pas. Elle ne connaît pas de grandes fluctuations dans sa prière. Elle est très donnée à Dieu et aussi à l’Église. La caractéristique de sa prière, c'est surtout sa persévérance dans l'intensité. Pendant un temps très long, elle peut répéter une seule et même prière avec la même force. La prière vocale n'est jamais chez elle une prière des lèvres seulement. Elle a au fond la prière des enfants qui peuvent prier avec beaucoup d'intensité mais sans savoir qu'il s'ensuit une réponse de la part de Dieu, sans même en attendre une, sans penser cependant qu'il n'y en a pas. On présente à Dieu avec le plus grand soin possible ce qu'on a à lui dire. Cela ne va pas beaucoup plus loin.
C'est une femme énergique et avisée. Sa vie est remplie d'efforts et de contrariétés. Elle voudrait aider, mais avec quoi? Il ne lui reste que la prière. Alors elle prie comme elle le comprend : une prière uniforme, presque monotone. Elle ne peut pas se représenter l'aide de Dieu autrement que comme un exaucement de la prière et elle ne peut pas se représenter la volonté de Dieu pour elle autrement que sous la forme de la prière. Il lui manque ici certainement quelqu'un qui l'aurait aidée à donner une certaine forme à cette uniformité. Il lui manque un élargissement qu'un autre aurait dû entreprendre. Comme ses demandes sont sérieuses et justes, elle ne peut pas s'imaginer que Dieu pourrait vouloir autre chose qu'elle. Dieu va donc se laisser contraindre; et il se laisse aussi contraindre.
Elle n'a personne pour l'introduire dans la prière contemplative, quelqu'un qui lui explique qu'il n'est pas nécessaire de parler sans cesse à Dieu pour être en prière, qu'il y a une attitude de prière qui inclut tout le travail quotidien, qu'il y a un état dans lequel chaque acte de prière ne jaillit pas comme quelque chose de nouveau mais comme l'expression de ce qui est toujours présent. Cela, elle ne le sait pas; c'est pourquoi elle vit dans une certaine angoisse, avec le sentiment constant : je devrais encore prier, je devrais y aller à nouveau. De même la confession de ses péchés est aussi un peu angoissée : elle pense devoir tout exprimer en mots pour que Dieu l'accepte comme confession. Mais c'est aussi par sa singulière humilité et son don singulier d'elle-même qu'elle dit toujours les mêmes prières, qu'elle dit inlassablement les mêmes invocations. Elle souffre beaucoup; mais elle pense que cette souffrance n'aura de sens et ne sera efficace que si elle est introduite dans sa prière explicite et présentée ainsi à Dieu. Le gémissement inarticulé de la souffrance, elle le transforme aussitôt en prière explicite.
Sa contemplation se limite au fond à sa disponibilité qui se trouve entre chacune de ses prières explicites et qui jette un pont de l'une à l'autre : sa constante remise d'elle-même à Dieu. C'est une manière particulière de se donner qui représente dans l’Église quelque chose de tout à fait essentiel : un fondement qui porte tout le reste. La mission de son fils sera beaucoup plus différenciée, mais celle-ci ne serait pas pensable sans la sienne. Leurs deux missions s'interpénètrent. Quand il sera converti, il y aura chez la mère une sorte de lassitude. Comme chez quelqu'un qui a derrière lui un effort extraordinaire et qui, après, quand il s'est reposé, ne peut plus atteindre la même intensité d'effort.
Vis-à-vis de son prochain, elle est touchante. Là aussi elle cherche à tout introduire dans sa prière. Elle compte : une prière pour celui-ci, une pour celui-là. Elle ne comprend pas très bien l'interpénétration des grâces, de l'unique grâce qui porte tout et qui subvient à tout, dont on ne peut pas énumérer tous les détails. Mais elle, elle prend au sérieux toutes les personnes qui la rencontrent, pas seulement son fils. Cependant parce qu'elle n'a pas de vraie direction, elle donne à la prière la préséance sur l'amour actif : elle croit que c'est par sa prière qu'elle peut donner le plus. Et pour elle, ce n'est pas facile du tout de tant prier. Cela lui coûte beaucoup.
7. Ambroise (333-397)
Adrienne le voit d'abord quand il est adolescent. Il a de grandes difficultés dans la foi. Il s'occupe beaucoup de la foi, de chacun des dogmes, de leur ordre et de leurs relations réciproques, mais humainement il n'y arrive jamais. Il ressemble à un élève qui dit en classe qu'il a tout compris et pour qui, dès qu'il est seul, tout devient étranger et inassimilable. Il n'est pas en mesure de prier à ce sujet. Ce qu'il comprend tant soit peu ne va pas jusqu'à s'unifier dans la prière. Ensuite il a l'habitude de dire un Notre Père, peut-être aussi plusieurs; mais cela se fait sans aucune intériorité. On ne peut pas dire que c'est une sécheresse imposée, c'est plutôt une impossibilité de comprendre, une impossibilité de laisser pénétrer en soi. Comme si sa théologie était une pure étude et qu'à côté de cela sa prière était quelque chose de tout autre. Chaque fois qu'il essaie d'établir une unité, il n'y arrive pas. Il n'est pas en mesure non plus de demander à Dieu de le faire parce qu'il a trop le sentiment qu'il doit le faire lui-même.
Plus tard vient une crise; pas longtemps avant la conversion d'Augustin, semble-t-il. C'est un temps de réussite, de conversions. Mais cette activité ne s'intègre pas non plus avec le reste : une partie de son âme prie, une autre lit et étudie, une troisième parle et convainc avec succès. Lui-même sait bien que le tout devrait former une unité. Ce n'est plus la séparation douloureuse comme au temps de sa jeunesse, c'est devenu une sorte d'accoutumance. Ce n'est que le succès qui fait éclater la crise. C'est dans le succès qu'il comprend qu'il devrait accompagner de sa prière les personnes qu'il attire par ses paroles et par ses écrits. La crise est provoquée par le fait que tout d'un coup l'étude et la prière semblent comme dévalorisées, qu'il n'y a plus là que le succès, sans conteste et pourtant, de manière incompréhensible, d'une manière insensée sans le reste. Un bref espace de temps, quelques jours peut-être, une nuit peut-être, vient sur lui la grande tentation : l'orgueil. Mais il ne lui cède pas. Auparavant le succès lui avait paru comme ridicule. Puis tout d'un coup apparaît la possibilité de pouvoir disposer lui-même de ce succès. Mais au même moment, il se détourne. Pas comme ça! Et il renonce au succès et il prie Dieu, pour la première fois depuis longtemps, de lui faire le don de la prière. Une prière pour lui-même, pour obtenir l'adoration pure, anonyme. Il a fait abnégation de lui-même et Dieu exauce sa prière : il lui accorde ce qu'il lui a demandé. Et justement cette prière anonyme à laquelle il avait pensé dans sa demande. Ce ne sera jamais une prière très riche, mais une prière humble et pure. Dans la prière, il oubliera tout à fait que c'est lui qui prie. Par moments, l’Église joue chez lui un rôle très secondaire, presque celui d'un mal nécessaire. Il n'en a pas encore une vue d'ensemble. Puis tout d'un coup il la voit dans le besoin, il s'échauffe, il voudrait l'aider. Il la voit comme mal définie, sans contours clairs et sans structure précise, comme quelque chose à quoi il devrait collaborer. Pour lui, l’Église est ceci et cela et puis encore quelque chose d'autre, et toutes ces facettes semblent se développer dans tous les sens, il n'en ressort aucune unité. Mais il voudrait justement faire advenir cette unité de l’Église. Une unité qui embrasse tout. C'est par là que se comprend sa position vis-à-vis des souverains de ce monde. Il y a beaucoup de passages de la Bible qu'il interprète de telle sorte qu'il y trouve que la puissance séculière aussi devrait être intégrée dans le royaume de Dieu. Quand le Christ dit : "Mon royaume n'est pas de ce monde", Ambroise voit là une résignation, l'expression d'un fait non d'une nécessité. Si l'Empereur apportait volontairement son empire, celui-ci enrichirait le royaume du Seigneur, sa parfaite souveraineté sur le monde s'exprimerait mieux dès maintenant.
Dans sa jeunesse, il est sévère avec lui-même, non pas en fin de compte à cause de l'agitation entre prière et recherche. Au temps de ses premiers succès, il fait passer sa sévérité dans sa prédication. Ce n'est qu'après sa "conversion" qu'il devient beaucoup plus sévère vis-à-vis de lui-même et que sa sévérité vis-à-vis des autres laisse percer plus d'amour qu'autrefois.
Prière. Il commence toujours par le Notre Père. Après, il y a souvent un long moment avant qu'il entre vraiment dans la prière. Entre-temps, il fait souvent des exercices de pénitence; mais ceux-ci sont comme indépendants, ils ne font pas partie de la prière à proprement parler. Ou bien il réfléchit et il décide de la manière dont il jeûnera plus tard. La suite, Adrienne l'entend en latin, elle doit la traduire en esprit : Dieu, permets que tout ce que font les nôtres se fasse toujours plus en ton nom et fais que tout se passe dans l'unité que tu décides. Tu vois qu'il est toujours difficile pour moi d'accomplir mes actions en ton nom. Je projette toujours de mettre à ta disposition ma tâche quotidienne, mon service, de telle sorte qu'à aucun moment je ne t'oublie et que tu sois constamment présent à mon âme. Mais il me semble toujours, quand j'accomplis quelque chose dans une intention qui est liée à toi, d'oublier quand même tout à fait, quand je passe à l'acte, que je le fais pour toi. Comme si je restais collé à mes paroles et à mes actes et que je ne retrouvais qu'après coup l'intention originelle de te servir si bien qu'à présent ce qui s'est passé entre temps me semble étranger. Père, ce sentiment que cela m'est étranger n'est pas bon pour moi. Il me livre trop à moi-même et moins je pense à toi pendant que j'accomplis ta mission, plus je pense à moi. Ce n'est pas que la mission m'accaparerait totalement pour un moment et que, pour cette raison, je t'oublierais. Mais c'est que vraiment je me regarde moi-même, je m'écoute moi-même... Père, je t'en prie, éloigne cela de moi; cela pourrait devenir aussi un scandale pour mes auditeurs s'ils remarquaient un jour que je ne vis pas comme mes paroles leur prescrivent de vivre. Je ne cesse de leur prêcher qu'ils doivent agir comme si tu étais toujours présent; et tu l'es certes en vérité. Et moi-même, j'oublie ta présence!... Père, je voudrais te recommander chaque jour à nouveau mon ministère, mon travail, tout, oui, tout remettre entre tes mains afin que tu préfères tout me prendre plutôt que de me laisser devenir un grand pécheur. Père, reçois cette prière imparfaite! Écoute-la, je voudrais l'avoir dite dans l'Esprit de ton Fils. Tu sais que je l'aime, que j'aime ton Esprit et que, par ton Fils, j'apprends également à t'aimer, toi aussi, toujours davantage. Accorde-moi aussi que quelque chose de cet amour soit contenu dans la prière que ton Fils nous a apprise et, bien que je sois un tel pécheur, laisse-moi prier avec lui : Notre Père... Amen.
8. Augustin (354-430)
Adrienne le voit d'abord au temps de sa première ferveur, lors de sa conversion. Toute son âme est touchée par la nouveauté. Il se tient tout disponible, il veut ce que Dieu veut. C'est la vraie ferveur du converti qui le saisit au plus intime. Et le tout dans une grande humilité : il ne peut simplement pas concevoir qu'il croit vraiment! Que la grâce est si grande! Il ne cesse d'aller voir sa foi et il la considère comme une mère qui s'approche du berceau de son enfant, remplie d'admiration, d'étonnement, de gratitude, ne pouvant comprendre qu'une telle chose soit possible. Il ressent le caractère extraordinaire de la foi avec une force inouïe, il regarde les autres croyants et il voit que c'est la même foi. Et très vite il commence à souffrir de ce que les autres n'éprouvent pas et n'expérimentent pas tout cela comme lui, ne sont pas aussi touchés que lui, ne connaissent pas la même force intérieure que lui, ni le même don d'eux-mêmes.
Prière des premiers temps. Père, quand je me tiens devant toi et qu'il m'est permis de te donner le nom de Père, à chaque fois je ne peux me défendre du sentiment que c'est à peine possible que tu m'aies réellement fait le don de toute cette plénitude de foi qui m'accompagne jour et nuit et me fait voir dans une lumière nouvelle tout ce que je rencontre. Souvent il me semble qu'il m'est à peine permis de regarder les vérités de ta foi, elles sont tellement grandes et elles me sont encore si étrangères du fait de leur grandeur - bien qu'elles me comblent et dépassent tout ce que je pouvais attendre - que je crains toujours qu'elles pourraient crever devant moi comme des bulles de savon, qu'elles pourraient être entendues autrement que je le pense et surtout qu'elles ne m'étaient pas réellement destinées. Et puis je sais pourtant à chaque fois que c'est vraiment un cadeau de toi que tu m'aies vraiment donné la plénitude de la foi et que celle-ci, d'année en année, ne cesse de se compléter avec une connaissance qui s'accroît. Durant tant d'années je n'ai rien su de toi et si longtemps je me suis tenu devant toi comme un ennemi! Et maintenant tu as oublié tout cela et tu as fait de moi un croyant que chaque jour tu affermis à nouveau! Père, je voudrais te remercier, mais non sans te demander en même temps : fais que cette connaissance soit communiquée par moi à tous ceux auxquels tu penses. Accorde-moi de ne pas réduire ta Parole et de ne pas ternir tes vérités. Permets-moi de les transmettre réellement comme je les reçois. Permets aussi que je persévère dans l'attitude de celui qui adore et en même temps attend et, s'il te plaît de répandre la foi par moi, rends cette foi vivante, fais aussi que l'expérience que j'ai vécue dans ma conversion soit le lot de beaucoup et fais que je ne réduise pas, que je n'oublie pas, la force avec laquelle tu m'as fait le don de ta foi. Fais que j'aie toujours davantage part à la vie de ton Fils et permets que ce soit vraiment ton Esprit qui parle par moi. Amen.
Puis quand il commence à agir et à se dépenser, sa foi intime perd un peu d'intensité. Ses prières ont une prolixité incroyable, mais elles n'ont plus tout à fait la force de la réponse intérieure d'autrefois. Il ressemble à un orateur célèbre qui doit constamment donner la même conférence et qui peu à peu se dégoûte de lui-même. Augustin en arrive ainsi à un certain dégoût de son propre discours, qui est si fréquent; il ne cesse de vivre de sa première impulsion sans en garder totalement la fraîcheur par une contemplation suffisante. Ses premières prières étaient certes plus maladroites, mais elles étaient plus appropriées que ses dernières, elles étaient peut-être plus abstraites mais en même temps plus intenses : il avait besoin de toute sa force pour assimiler ce qui était nouveau et qui était provisoirement encore abstrait. Il était comme le penseur qui cherche à maîtriser un nouveau concept : encore frappé profondément par son contenu immense, il ne possédait pas encore les moyens de développer logiquement ce contenu. Plus tard, quand il en est davantage capable, il n'en est plus autant touché intérieurement.
Vis-à-vis de sa mère, il est plein de gratitude et d'affection. C'est par elle qu'il acquiert de nouvelles relations avec les femmes. Sans doute s'adresse-t-il volontiers aux hommes d'abord, mais il comprend maintenant le véritable amour de la femme. Ses relations avec le prochain dans la vie quotidienne sont plutôt fluctuantes. Il essaie sans doute d'aimer les autres, il les aime aussi vaille que vaille, mais souvent ce n'est qu'avec peine et à contrecœur.
Au début, il doit faire un effort sur lui-même pour parler, plus tard plus du tout. Au début, il est si bouleversé par la grâce qu'il lui est difficile de communiquer, que le travail lui est pénible; plus tard c'est beaucoup plus facile. Il peut écrire ou dicter un nombre incroyable de choses sans s'interrompre, sans se fatiguer. Dans l'étude, il reste appliqué; par l'étude, il a contact avec beaucoup de personnages importants. Son ardeur ne diminue pas, mais sans doute un peu sa chaleur intérieure. Il se sent fort poussé à écrire ses professions de foi. Cela aussi lui coûte beaucoup au début et cela ne devient possible que par beaucoup de prière et en faisant un effort sur lui-même. Mais plus le travail avance, plus il lui devient facile et indifférent. Finalement, il ne s'y intéresse plus guère.
A la fin de sa carrière, il est beaucoup plus cultivé, beaucoup plus habile qu'au début. Il sait maintenant comment on doit faire. Surtout aussi il connaît mieux l'Eglise. Mais personnellement il est comme épuisé. Au début, il y avait une puissance énorme, une impatience, qui devait faire éruption. Par la suite, c'est comme un écoulement, c'est comme s'il se vidait.
Prière vers la fin de sa vie. Je me présente devant toi, Père, comme quelqu'un de fatigué et je te demande de te faire entendre en toutes mes préoccupations de telle sorte que je comprenne ce que tu veux de moi et comment je peux le réaliser. Et que je comprenne aussi que toute la force provient de toi, m'est constamment transmise par toi, est toujours à toi, bien qu'elle demeure en moi. Tu vois ce que je fais et tu vois aussi combien tout me devient pénible. Je voudrais toujours pouvoir encore mesurer au succès que tu es content et que je fais réellement ce qui est tien. Et le succès est douteux. Mes prédications et mes assemblées sont plus fréquentées que jamais, et pourtant il me semble souvent que mes paroles ne peuvent plus pénétrer, qu'elles ne sont plus vivantes, qu'elles sont mortes à l'instant où elles sont entendues. Et je vois moi-même que je suis chargé de concepts et que ce qui est vivant et qui constituait ma foi en ses débuts s'est évanoui lentement au fil des années et a été remplacé par des concepts, des connaissances, des définitions. Et je ne connais pas le chemin pour revenir en arrière; mais toi, Père, tu le connais, non parce que ton Fils aurait rebroussé chemin - car il ne s'est jamais éloigné -, mais parce qu'il est toujours resté comme quelqu'un qui ne reçoit que de toi toute sa foi et toute sa force et n'y ajoute de lui-même rien qui pourrait altérer quoi que ce soit. Père, je t'en prie, fais que ma parole redevienne vivante. Fais qu'elle atteigne ceux qui te cherchent, fais qu'elle éveille la foi et fais-la aussi avoir comme effet que je sois moi-même à nouveau humilié. Car tu sais : fatigué et découragé, je ne suffis plus à la tâche. Et pourtant je voudrais y suffire, je voudrais être l'un de ceux qui te restent fidèles et je sais que fidélité ne veut pas dire être chaque jour le même, mais chaque jour être nouveau en toi. Fais-moi le don de cette nouveauté de ta foi, fais m'en le don au nom de ton Fils qui voudrait voir en nous, son Eglise, la preuve chaque jour nouvelle de sa mission reçue de toi. Je te le demande pour l'amour de son nom, je te le demande pour l'amour de tes saints et je te le demande aussi pour l'amour de ceux que tu m'as confiés : donne-le moi! Amen.
9. Tertullien (160-220)
Il aime Dieu, mais d'une manière particulière. Il voudrait faire abstraction de lui et il ne le peut pas. C'est pour lui comme si, vis-à-vis de Dieu, il devait en quelque sorte se tenir au premier rang. Quand il a dans la prière le sentiment de pouvoir rencontrer Dieu ou d'être reçu par lui, il laisse pour ainsi dire à sa place quelque chose de lui-même qui opère avec lui la rencontre suivante avec Dieu, une sorte de mariage... Mais les premiers pas de sa prière sont toujours une recherche volontaire, forcée, comme s'il manquait à sa foi la consistance nécessaire. Pour s'approcher de Dieu, il compte toujours sur la prière particulière, non sur un état constant de proximité. Il connaît des instants où Dieu lui est totalement étranger. Et pourtant Dieu est le fond de sa vie, de ses études, de ses pensées et de ses écrits.
(Et l’Église?) Ses relations à l’Église passent par les mêmes oscillations que ses relations avec Dieu. Quand il la présente à Dieu, comme individu, péniblement, en souffrant, de manière forcée, en se faisant violence, et en même temps comme en se heurtant aux obstacles qui font barrière, il se présente aussi en même temps à l’Église; car à maints égards, l’Église et Dieu forment une unité, là où l’Église justement est mariée avec Dieu, où Dieu est si occupé par son Église qu'on ne peut plus séparer les deux, que si on veut avoir l'un on doit aussi prendre l'autre. Et puis il sombre à nouveau parce que quelque part il s'est rencontré lui-même une fois encore, il se donne à nouveau de l'importance, il se cherche à nouveau lui-même. (Adrienne soupire fort). Puis l’Église lui est étrangère, il ne voit plus que ses fautes, ses insuffisances, et c'est pour lui comme si une prostituée s'était faufilée à la place de l'épouse légitime dans les appartements du Seigneur. Et alors il hait l’Église, et le Christ aussi lui devient étranger parce qu'il permet des choses de ce genre. Et alors il se débarrasse à nouveau de tout et il cherche à commencer à neuf, à voir tout à neuf.
(Et les hommes?) Vis-à-vis des hommes, il est plus intéressé qu'aimant. Il les analyse constamment, il les place dans ses plans comme les pièces d'un jeu d'échecs. Il veut les avoir parfaits, dans un service parfait et une obéissance parfaite à Dieu. Il y a des moments où il est le guide entraînant et où il présente en lui-même une sorte d'obéissance parfaite. Il doit ensuite se retirer d'une certaine manière pour ne pas révéler qu'il ne peut garder cette conduite. Et parce qu'il ne peut jamais se libérer d'un reste d'orgueil et d'amour-propre, cela ne dure justement que des moments. Il retombe en lui-même.
(Après avoir repris conscience, Adrienne est très fatiguée, elle se sent comme spirituellement violentée et elle a de forts maux de tête. Elle dit : C'est comme si on devait mettre des souliers trop étroits, on n'entre presque pas dedans...)
10. Judas Iscariote
Attitude intérieure. Il est choisi par Jésus et il se laisse appeler. Et Jésus sait à qui il a à faire. Et cependant il veut agir en homme vis-à-vis de Judas, malgré sa connaissance divine - c'est une partie de la croix qu'il porte d'avance. Il sait que Judas le trahira. Mais il n'utilise pas ce savoir. Il le met de côté. Il se comporte vis-à-vis de Judas comme quelqu'un qui ne sait pas. Il l'appelle parce que Judas est sur la voie de la vocation, parce que, du point de vue de Dieu, Judas est l'un de ceux qui peuvent être appelés. L'un de ceux qui ont en eux certaines conditions pour accueillir la vocation et la réaliser. Dès l'appel, le Seigneur voile la prescience qu'il a de Judas. Et ainsi les deux se situent l'un en face de l'autre comme supérieur et subordonné, et l'appel de celui-ci se décide et s'accomplit selon des considérations et des perspectives humaines. Le Seigneur ne veut pas en savoir plus qu'un supérieur qui ne dispose pas de connaissances extraordinaires. Sur ce point, la relation de Jésus avec ses possibilités surnaturelles de connaissance est particulièrement nette. Il dispose librement de ce qu'il veut savoir et de ce qu'il ne veut pas savoir. Il ne veut pas non plus enlever aux futurs supérieurs ecclésiastiques la possibilité d'une erreur non coupable. On est sincèrement convaincu que quelque chose va marcher et, par la suite, ça n'a pourtant pas été. Le Seigneur a voulu ressentir cette expérience ecclésiale dans son propre corps.
L'attitude Judas est celle d'une opposition croissante au Seigneur. Et ça le rend mal à l'aise. Mais c'est Jésus surtout qui ressent un malaise vis-à-vis de Judas. Il laisse ce malaise se passer exactement dans l'espace de sa nature humaine. Il ne le laisse ni augmenter ni diminuer par sa science divine, il ne hait pas Judas comme traître, mais il ne peut pas non plus mettre simplement son malaise de côté et l'ignorer jusqu'au temps de la Passion... Il le laisse exister et se développer selon les lois de la psychologie humaine. Judas a en quelque sorte part à ce malaise sous la forme d'une rancune grandissante. Il voit toujours plus que ça ne va pas. Pourquoi le Seigneur n'intervient-il pas alors qu'il voit que ça ne va pas? Et comme il n'intervient pas, il n'est peut-être pas du tout le Messie. Mais Jésus ne fait pas d'exception pour Judas. Il lui donne, comme aux autres, la leçon entière du christianisme; pas plus et pas moins. Judas ne reçoit pas de "leçons particulières". Jésus n'est pas en mesure de faire des efforts particuliers pour le convertir, car ils auraient pour fondement ses connaissances divines, surnaturelles, non ses connaissances humaines. Mais il ne peut employer ses connaissances divines contre ses connaissances humaines; il ne pourrait justifier une intervention extraordinaire que par ses connaissances globales et donc aussi par ses connaissances humaines. Il lui arrive d'utiliser ses connaissances supérieures, par exemple quand il prédit à Pierre son reniement. Mais ce qu'il fait pour Pierre, il ne le fait pas pour Judas. Il ne lui prédit rien, il ne l'avertit pas. Vis-à-vis de Pierre, il vit sa divinité et son humanité dans l'unité. Il se sert ainsi de ses connaissances divines pour l'avertir. Vis-à-vis de Judas, il ne le fait pas par principe. Il ne tourne vers lui que ses connaissances humaines. Un peu comme s'il ne fallait pas pousser à l'extrême la faute de Judas, presque comme si Judas en avait bien assez à supporter comme ça sans que, par une grâce extraordinaire, on éveille en lui une foi extraordinaire qui ne ferait qu'aggraver sa trahison. En se taisant, le Seigneur épargne Judas. Certes un abîme s'ouvre ici pour nous : nous ne sommes pas capables de saisir la loi selon laquelle le Fils de Dieu dispose de ses connaissances divines, quand il s'en sert et quand il ne s'en sert pas.
Intérieurement Judas se fait de plus en plus étranger et obstiné. Il joue pour ainsi dire avec son attitude intérieure : il se raccroche au fait que malgré tout le Seigneur l'a appelé, puis il se remet à penser que le tout est impossible; tout ce qu'il a saisi de l'enseignement du Seigneur lui sert à refuser encore plus nettement cet enseignement. Et cependant il est engagé. Il ressemble au religieux qui a prononcé ses vœux et qui ne peut plus revenir en arrière. En fin de compte il ne croit pas. Il fait seulement comme s'il hésitait entre foi et manque de foi. Il considère comment ce serait de croire... Mais le plus important est qu'il n'a pas d'espérance. Et donc pas d'amour, et donc pas de foi. Il n'espère pas que, par sa vocation, il pourrait devenir un autre homme, que Dieu pourrait l'enraciner en lui, qu'il pourrait accepter l'enseignement de Jésus. Il n'espère pas parce qu'il pense se connaître.
Il n'y a pas d'attitude de confession. Il ne croit pas au pardon parce que en fin de compte il ne croit pas au péché. Quand par exemple il ment, il sait très bien qu'il ne dit pas la vérité. Il le sait même avec une très grande évidence. Il serait même souhaitable que la plupart des chrétiens voient aussi clairement leurs péchés! Mais Judas ne les reconnaît pas comme des péchés, il les reconnaît comme des faits qui sont rangés quelque part dans son système de vie, dans le système de son autodéfense.
La prière, il ne la connaît pas. Quand les autres prient, il blasphème intérieurement. A l'instant où il trahit le Seigneur, jaillit en lui, l'espace d'un éclair, quelque chose comme la possibilité d'une espérance. C'est la première fois qu'il pense qu'il était peut-être quand même réellement le Seigneur. Du désespoir est né quelque chose comme de l'espérance : "Si c'est le Seigneur, alors il appartient à Dieu, et alors la vérité est en lui et pas en moi". Ici il y aurait de l'espérance, car ici il serait libéré de son moi, il reconnaîtrait que Dieu a raison. On ne peut pas dire que Judas n'a pas connu cette "espérance". Bien qu'il aille se pendre. La situation est de toute façon trop monstrueuse, trop brutale pour qu'il y trouve une solution pour lui. Mais il voit peut-être une solution pour le Seigneur. Parce que sa trahison ne peut pas éliminer le Seigneur s'il est Dieu. Et même c'est peut-être pour cela qu'il est devenu son Seigneur..., comme les mauvais vignerons le disent: "C'est le Fils, c'est pourquoi nous voulons le tuer..." Et l'espérance pour Jésus, pour la possibilité qu'il pourrait l'être réellement, est quelque part en Judas si toute-puissante qu'elle ne laisse en quelque sorte plus aucun espace à une espérance pour lui-même... Le "repentir" qui le pousse à rendre l'argent dans le temple est un fruit de cette espérance; il ne pourrait pas manifester ce repentir s'il n'avait pas cette espérance. Et quand il se pend, c'est parce qu'il ne peut plus vivre étant donné qu'il a trahi le Seigneur! Si l'espérance - une espérance - s'était fait jour avant la trahison, elle aurait été là aussi pour lui. Il est comme un Abraham qui a réellement tué Isaac et qui remarque après seulement que l'ange était là pour le retenir... Et ainsi Judas fait périr son individualité totalement négatrice, son acte lui paraît si digne d'extermination qu'il s'extermine lui-même. Il ne connaît pas d'autre voie pour que ce qui a été fait n'ait pas été fait.
11. Marie-Madeleine
Attitude intérieure. Elle a péché; le Seigneur l'a relevée; mais au fond il a pris son péché en lui. De manière croissante : plus elle est libérée, plus il porte, et elle en est aussi consciente. Elle croît pour ainsi dire dans le Seigneur parce qu'il a assumé tout ce qu'elle était auparavant et qu'il lui donne tout ce qu'elle sera à l'avenir. Il se forme ainsi en elle une étrange humilité : elle ne peut plus rencontrer le Seigneur sans rencontrer en même temps son propre péché en lui, et son propre péché en lui est immergé dans la faute de tous. Le Seigneur est maintenant pour elle celui qui porte sa faute en portant en même temps les péchés du monde. Elle s'est confessée une fois, elle s'est repentie une fois. Mais il demeure en elle une confession fondamentale : ce qui lui est propre s'étend dans l'amour à l'affaire de tous. Elle ne pourra plus jamais rencontrer le Seigneur sans prier pour tous les pécheurs. Sans qu'il lui soit rappelé que c'est maintenant à son tour de pardonner aux autres. Car il lui a montré comment on fait pour porter les péchés des autres.
Et comme tout le monde sait ce que le Seigneur a fait en elle, elle devient une sorte d'apôtre. Elle est une parabole vivante, un mémorial. Elle doit maintenant mener réellement la vie que le Seigneur exige d'elle et qu'il a rendue possible en elle par son pardon. La surabondance de la grâce doit être lisible en elle. Et elle le devient aussi parce que, à aucun moment, elle ne s'attribue quelque chose à elle-même : elle veut seulement montrer ce que lui est, ce que lui peut faire. Son attitude intérieure résulte du fait que la question ne lui a pas été posée de savoir si elle voulait suivre le Seigneur. Dès l'instant où elle est libérée de son péché, il n'y a plus de problème : elle doit maintenant le suivre. Ce qui est arrivé est tellement un miracle qu'aucun appel n'est plus nécessaire. L'appel est inclus dans ce que le Seigneur a fait. Tous ceux en qui s'est opéré un miracle ont reçu cette sorte d'appel.
Attitude de confession. Marie-Madeleine ne cesse d'être confessée. Sans doute le Seigneur a-t-il posé un acte unique. Mais dès lors elle se tient comme disponible pour que, par elle, la confession continue, pour que les autres voient en elle l'absolution du Seigneur et soient ainsi incités à se repentir et à se confesser. Afin que le Seigneur puisse tous les accueillir et les sauver. Elle devient un objet de démonstration. Mais le mystère de la démonstration se trouve totalement dans le Seigneur, non en elle. Cela la distingue fondamentalement de tous les "convertis" dans les sectes. Son œuvre à elle vis-à-vis du Seigneur se limite à ne pas se dérober.
Sa prière fait partie de sa mission. Par sa prière, elle cherche à gagner au Seigneur d'autres pécheurs et pécheresses. Et elle sait qu'aucune prière n'est jamais perdue. Elle est peut-être la première dans l’Église qui prie "à une intention particulière". Quand le Fils dit: "Que ta volonté soit faite sur la terre comme au ciel", toutes les volontés du Père sont incluses dans cette prière. Quand Marie-Madeleine prie ainsi, elle le fait à l'intention des pécheurs qu'elle voudrait conduire à Dieu. Mais elle dit clairement : "Que ta volonté soit faite". Elle a très bien saisi l'essence de la prière chrétienne. La plupart de ceux qui, en ce temps-là, priaient à une intention précise pensaient à quelque chose de particulier, de concret, une guérison par exemple, un miracle. Chez Marie-Madeleine, l'intention est spirituelle, elle présume déjà le miracle.
12. Benoît (vers 480 - 543)
Je le vois dans une cellule. Il travaille tout en priant. Il a de la peine à prier et à travailler tout à la fois. Il a beaucoup de mal à persévérer, il a beaucoup de mal à rester là avec sa volonté. Il y a quelque chose qui l'inquiète, mais il ne sait pas ce que c'est et, au fond, il ne veut pas le savoir. Il a un livre devant lui; il contient des versets de la Bible toujours accompagnés de textes des Pères; et chaque fois qu'il arrive à la fin d'un chapitre, son trouble augmente. Puis il continue. Tout à coup il ne peut plus. Il ne lui est plus possible de continuer à prier. Jusqu'à présent il a lu les textes comme un "travail" et, entre deux textes, il a toujours inséré de la "prière". Il l'a fait avec une sorte de simplicité. Maintenant il comprend tout d'un coup d'où vient son trouble. Il y a en lui un point où il refuse. De l'avoir reconnu lui fait très mal. Mais rien ne l'oblige à oser essayer de faire toute la lumière. Il constate simplement avec douleur : il y a quelque chose en moi qui refuse encore. Jour après jour, sa difficulté à prier s'accroît. Le matin, il est toujours dispos, il pense que ça ira. Mais ça va chaque jour un peu moins bien. Finalement la chose est claire pour lui : ça ne peut plus continuer comme ça. Il faut foncer pour arriver à la pleine lumière. C'est Dieu qui le lui suggère. Et en se préparant à saisir ce que Dieu veut, il comprend que Dieu veut quelque chose de nouveau, un nouvel Ordre... Et maintenant il comprend après coup ce qui le troublait quand il lisait les vies des Pères et des moines : il y avait toujours là comme une place vide qui aurait dû être occupée et il pressentait qu'une tâche lui était réservée à lui-même. Maintenant il comprend qu'il doit écrire une Règle et il dit oui à Dieu bien qu'il ne voie rien. D'autres fondateurs partent d'un plan. Ils voient exactement ce qu'ils veulent faire. Lui, il ne le voit pas du tout. Et il se charge ainsi d'une tâche extrêmement pénible. Il recommence ses lectures en cherchant les passages où pourrait se faire jour une exigence. Et à partir de là, lentement, il commence à ébaucher sa Règle. Maintenant il peut à nouveau prier.
Il est très obéissant. Mais il est souvent fatigué, souvent hésitant. Quand il voit les autres, il pense volontiers : ils en seraient beaucoup plus capables que moi. Mais comme il a dit oui et qu'il s'est engagé dans sa nouvelle obéissance, il n'a plus d'empêchements intérieurs. Pas beaucoup d'empêchements extérieurs non plus. Même si beaucoup de choses se mettent en travers de sa route, l’Église ne s'oppose pas à son œuvre. Elle laisse faire. A l'époque où il commence sérieusement à s'y mettre, il est déjà âgé, il est déjà comme transfiguré. Qu'il n'ait pas dit oui plus tôt n'était pas une faute; il ne comprenait pas.
Vis-à-vis du prochain, il est enclin à vouloir le gagner trop vite à l'absolu. Si les gens lui tournent le dos, c'est souvent alors pour des motifs très compréhensibles. Il leur a promis superficiellement plus qu'il ne pouvait tenir. Il vit trop intensément à un autre niveau pour pouvoir partager entièrement les besoins des autres. Mais il aime les hommes comme il aime Dieu. Dans son amour de Dieu, il possède une grande régularité. Dans la prière, il connaît des moments de certitude surnaturelle inébranlable. Le fait que Dieu l'ait chargé d'une mission est pour lui presque plus important que le comment. Il n'a que très peu de visions. Il fait beaucoup d'exercices de pénitence; il a vraisemblablement commencé très tôt à mortifier son corps et ses convoitises. Il lutte surtout aussi contre le sommeil, il se force à se lever, etc., ce qui est pour lui une grande pénitence.
Prière des premiers temps. Au nom du Père, du Fils et du Saint-Esprit. Seigneur, jusqu'à présent j'ai eu tellement de mal à comprendre que tu attends de moi quelque chose de nouveau. Et je me sens tout à fait incapable d'en venir à bout. Et cependant, tout en disant cela, je sais que tu veux que je le fasse. Et que, si c'est ta volonté, je n'ai pas le droit de m'en tirer avec des échappatoires. Je sais que je dois continuer. Je sais aussi que tout ce qui ne cessait de me frapper dans les livres ces dernières années, ce n'était pas pour rien. Je découvrais beaucoup à redire dans ce que je lisais et je savais exactement que cela devait être autrement. En ton nom, avec ton aide, je dois donc faire quelque chose de nouveau dans l'Ordre à venir. Seigneur, je dois te prier : change-moi! Change-moi de fond en comble! Rends-moi tel que je puisse réellement te servir! Tu connais bien toutes mes résistances intérieures. Tu connais mon inconstance, mon manque de confiance : je ne cesse de me mettre en route et je pense que je ne pourrai pas aller plus loin. Et si je dois faire quelque chose de nouveau en ton nom, cela doit quand même porter la marque de ta constance. Cela doit t'appartenir. Mais si c'est moi qui dois le faire, il y a grand danger que dès le début cela trahisse partout mon manque de confiance et que cela ne porte pas clairement ta marque. Seigneur, change-moi! Seigneur, renouvelle-moi en toi! Fais de moi l'instrument dont tu as besoin! Et parce que je suis sûr que tu veux te servir de moi et qu'aucun doute n'est possible, je t'en supplie : quoi qu'il m'en coûte et même si c'est très dur, fais de moi à tout prix celui dont tu as besoin, que la nouvelle Règle soit ta Règle, et dispose de toutes mes forces, de tout mon esprit, de tout mon corps, de tout ce que j'ai, de tout ce dont tu pourrais avoir besoin en moi. Bénis tout ce qui doit arriver en ton nom, je t'en prie au nom du Père, au nom de l'Esprit et en ton propre nom. Amen.
2e prière, vers la fin de sa vie. Père, l’œuvre que ton Esprit m'avait inspiré d'entreprendre est commencée. Tu vois les difficultés que je rencontre bien que je me donne du mal. Et je sais que cela dépend beaucoup de moi : je n'ai pas assez d'amour, et mes éternelles hésitations et mon désir éternel de mieux faire sont toujours plus difficiles à supporter par ceux qui me sont confiés. Leur confiance vacille parce qu'ils voient combien moi-même je possède si peu de confiance et de foi. Et pourtant, depuis que j'ai reçu ta mission, je n'a pas douté un seul instant de son authenticité. Parce que tu le veux, je veux continuer ce qui a été commencé. Et parce que tu le veux, je veux devenir l'instrument qu'il faut pour cette œuvre qui a été commencée. Il m'est difficile d'établir moi-même la mesure de prière et la mesure de pénitence que j'ai à t'offrir pour la nouvelle œuvre. Je ne vois pas très bien non plus ce que je dois encore apprendre dans tes livres, dans ton enseignement, pour fixer vraiment selon ta volonté la Règle et la vie des futurs disciples. En moi vit l'incertitude; et cependant, je pourrais aussi bien dire : en moi vit la certitude que j'ai foi en toi. Père, aie pitié de moi! Père, aide-moi! Non seulement moi, mais aussi chacun de ceux qui vont venir plus tard. Conforme leur vie et la mienne à la vie selon la nouvelle Règle comme tu l'attends de nous et comme tu en as besoin pour apporter à ton Église une nouvelle vitalité. Je t'en prie, Seigneur, que ta Mère aussi nous aide, qu'elle soit avec nous. Permets-lui d'agir de telle sorte que, par l'unité qu'elle a avec toi et par l'unité que tu connais avec le Père et l'Esprit Saint, nous fassions l'unité pour ce que nous commençons, une unité dans laquelle ne soient visibles que la foi que tu nous donnes et la volonté qui nous anime de faire ta volonté. Amen.
13. Scolastique (vers 480 - 542)
La femme sensée par excellence, avec beaucoup de talents, vraiment bonne. Elle est très pure, la parfaite pureté de l'enfant. Elle pourrait se trouver dans les situations les plus impossibles sans subir aucun dommage. Elle fait confiance simplement. Bien qu'elle soit très éveillée, elle a été absolument préservée dans sa vie. Quand elle doit ensuite donner la nouvelle Règle dans son monastère, cette Règle est pour elle l'occasion d'une transformation. Mais partout elle laisse agir la saine raison selon que celle-ci, dans la prière, lui semble utilisable. Elle prie beaucoup. Tout enfant déjà et avant d'entrer au monastère. Son entrée fut pour elle la suite naturelle de sa prière. Elle ignore ce qui ressemble à un combat pour sa vocation. Elle vit dans une sorte d'obéissance priante qui la conduit sans cesse et à laquelle elle se fie comme un enfant.
En Benoît elle voit deux choses : d'abord celui qui a donné forme à sa Règle à elle et qui est pour elle et son monastère l'autorité. Mais aussi celui qu'elle a à aider; d'où des relations de grande réciprocité. De même qu'il est beaucoup pour elle, elle doit être aussi beaucoup pour lui. Elle distingue très bien les deux choses. Elle prie beaucoup pour lui; elle est le type de la moniale priante. Elle sait aussi que la prière dans un monastère est autre chose que la prière hors du monastère : ici, toutes les sœurs prient aussi. Elle a une haute idée de la vocation de Benoît et, dans la prière, elle en obtient une telle certitude qu'elle ne doute jamais de sa mission. Quand un jour tout semble perdu et qu'il ne voit plus d'issue, elle est pour lui une consolatrice inébranlable. Elle sait que ça ira. Quand elle lui apporte l'encouragement dont il a besoin, elle ne le fait pas simplement au plan humain mais avec tout le poids de l’Église et de l'institution monastique. Elle lui apporte cette consolation comme le fruit de sa prière et avec toute sa féminité. Benoît, avec son Ordre, est comme abrité et caché dans sa maternité comme un enfant. Et elle doit être pour lui l'expression de la maternité parce que quelque chose de cette maternité doit passer dans sa Règle et dans ses relations avec ses frères. Il a souci des frères, mais à sa manière à lui, qui est très austère. Par sa féminité, elle doit ici le dilater, l'enrichir, le libérer, pour qu'il comprenne mieux les autres et aussi pour qu'il ait l'assurance que ses propres tentations érotiques sont tout à fait derrière lui. Il doit apprendre qu'il y a une féminité et une maternité qui ne sont pas touchées par l'érotisme. Si Benoît n'avait pas connu Scolastique, la femme lui serait beaucoup plus apparue comme l'incarnation de la puissance tentatrice. Et, dans sa prière, elle offre à Dieu pour lui ce que lui tout seul n'aurait pu offrir. A part cela, elle est toujours prête à tout accepter de Benoît. Elle est très obéissante; elle ne lui donne jamais tort même quand elle ne comprend pas tout de suite ce qu'il dit. Les relations de Benoît avec ses sœurs lui apprend quelque chose, comme lui-même apprend quelque chose de ses relations à elle avec les frères. Non seulement chacun enrichit l'autre, mais il enrichit aussi l’œuvre, le monastère de l'autre.
1ère prière, dans les premiers temps. Seigneur, je t'en prie, donne-moi part à l'esprit de ta Mère dans sa jeunesse afin que je puisse être jeune avec mes sœurs. Tu vois combien elles sont toutes différentes les unes des autres et combien elles ont besoin d'être affermies dans leur vocation. Si elles sont affermies, la vie de chacune en devrait être allégée dans la mesure où toutes comprendraient que leur entrée au monastère et l'adoption d'une nouvelle Règle sont quelque chose de très simple et de bien défini, voulu de toi, que cela doit t'être utile, être utile également à ta Mère dans sa jeunesse qui eut le courage de t'accueillir et aussi de t'élever. Nous toutes, nous devrions être animées de cet esprit juvénile. Et nous croyons davantage encore : nous savons que ta Mère possédait cet esprit dont nous avons justement besoin maintenant. Nous en avons besoin pour ne pas reculer constamment devant les difficultés de la tâche, nous en avons besoin pour obéir, obéir à toi et à ce que tu nous prépares pour l'avenir. Pour l'amour de ta Mère, accorde-nous cet esprit que tu lui as donné; comme chacun de tes dons, il ne s'épuise pas dans un don unique, il se multiplie au contraire si bien que, si ta Mère a reçu de toi cet esprit, tu veux montrer par là que tu es assez riche pour nous le donner à nous aussi. C'est pourquoi je te le demande au nom de tout le monastère par amour pour toi et par amour pour ta Mère. Amen.
2e prière, dans ses derniers temps. Voici l'heure pour nous, Seigneur, de nous présenter devant toi, Benoît et moi, pour que chacun de nous te montre à sa manière où nous en sommes, ce dont nous avons besoin, ce que nous avons à t'offrir. Comme toujours, j'ai à t'offrir mon obéissance, ma disponibilité à faire ta volonté, ma vie. Comme toujours aussi, j'ai à t'offrir l'obéissance de mon frère Benoît, sa disponibilité à faire ta volonté et toute sa vie. Ce dont nous avons besoin tous les deux, c'est de force pour insuffler ton Esprit à nos monastères. Nous avons besoin de force pour ne pas te perdre de vue dans les contrariétés de chaque jour. Nous avons besoin de force pour vivre dans la petite fidélité quotidienne sans oublier la grande fidélité de notre engagement. Nous avons besoin de force pour insérer davantage dans nos Règles ton Esprit et ta vie afin que la Règle soit ta Règle en toute vérité et que son observance soit un signe que nous t'obéissons réellement. Nous avons besoin de ton aide, nous avons besoin de ta grâce. Chacun de nous en a besoin pour lui-même et pour l'autre, pour son monastère et pour le monastère de l'autre. Seigneur, par ta grâce qui nous a accompagnés si visiblement jusqu'à présent, nous sentons que la vie s'affermit dans nos monastères, nous sentons que cette vie a part en tout à ta vie. Nous deux, qui sommes les guides de nos monastères, nous voyons les progrès qu'ils font dans l'ensemble, non pas des progrès extérieurs mais des progrès intérieurs : dans un affermissement de la force des vœux, de la disponibilité et de la simplicité, qui permet à toutes nos sœurs et à tous nos frères d'accepter comme des enfants de leur supérieur ce que tu veux lui donner à lui et, par lui, à tout le monastère. Je t'en prie, Seigneur, bénis tout ce que tu fais par nous, bénis nos monastères, bénis-les avant tout au coeur de l’Église et avec toute l’Église. Ils se veulent tout entiers au service de l’Église. Accorde-leur cette grâce pour qu'ils accomplissent ta volonté dans ce service et puissent vivre pour la plus grande gloire du Père, de l'Esprit et de toi-même. Amen.
14. Grégoire le Grand (540-604)
Le temps qui précède son élection comme pape. Il ne veut pas croire vraiment qu'il sera élu et cependant il le sait. Il règne en son âme une effroyable confusion. Il a le sentiment que s'il est élu ce sera faux et que, s'il n'est pas élu, ce sera encore plus faux parce qu'il pourrait réellement aider l’Église. Il ne cesse de tout remettre à Dieu et il est convaincu que finalement Dieu fera le choix. Il prie.
Prière lors de l'élection : Père, je sais que c'est ton Esprit qui décidera de l'élection. C'est ton Esprit qui désignera pour ton Fils dans son Église le successeur de saint Pierre. Tu vois, Père, le nombre de ceux qui sont pour moi, tu vois aussi ceux qui sont contre moi. Tu sais que j'ai peur de cette responsabilité; je voudrais te supplier : "Écarte de moi cette coupe", et en même temps te dire : "Père, que ta volonté soit faite, non la mienne". Si c'est ta volonté que je sois élu, je te demande d'approfondir dès maintenant mon intelligence, de te servir dès maintenant beaucoup mieux que par le passé, d'avoir dès maintenant tellement part à ton Esprit que j'accomplisse en tous points ta volonté, pas à pas, dans le temps qui précède l'élection comme aux jours de l'élection et que rien de ta volonté ne soit par moi empêché, déformé ou altéré de quelque manière que ce soit. Père, grande est ma demande car tu vois quel pécheur je suis. Tu me vois tomber continuellement dans les mêmes fautes, tu vois que je ne fais aucun progrès dans la persévérance, que je perds toujours si facilement courage. Et pourtant de celui qui est la tête de l’Église tu attends courage, persévérance et confiance. Comment les posséderai-je plus tard si je ne les ai pas maintenant? Et je suis incapable de me les procurer moi-même. Je t'en prie, Père, éclaire-moi, donne-moi de ton Esprit tout ce qui est nécessaire pour exercer ce ministère difficile, si réellement il devait m'être confié; donne-moi par ton Fils la grâce mystérieuse du ministère, dont personne n'a un si urgent besoin que celui qui doit s'asseoir sur le trône papal à la vue de toute la chrétienté. Père, sois avec tous ceux qui voteront, sois avec celui qui sera élu, et sois dans les prières de ton Église tout entière et de tous les croyants. Amen.
Plus tard, devenu pape, en un temps très agité, il est entouré de tout un filet de grandes et de moyennes intrigues. Lui-même a une image de l’Église qui est devant lui. Il comprend l'unité du Christ et de l’Église, il comprend la croix et il comprend qu'il doit être pris dans ce mystère et cela se fait aussi. Mais alors s'interposent entre lui et cette Église les mille intrigues et obstacles, et ils embrouillent l'image. Et tous ensemble, les plus petits comme les plus grands, ils se fondent sous son regard en un tragique général ou, mieux encore, en une situation déplorable, sa situation : toutes les difficultés le réduisent, lui, à la même situation, elle lui apparaît peinte des mêmes couleurs. La compassion qu'il éprouve pour l’Église dans son ensemble, il l'éprouve aussi pour lui-même. Il cherche alors à saisir l’Église en ce qu'elle a de premier pour la guérir à partir de là. En tant que pape, il voudrait tenir en main les fils qui le relient à ces éléments premiers, par exemple à chaque communauté, à chaque pasteur.
C'est à partir de là qu'il faut aussi comprendre sa relation à la mystique. Il serait pensable qu'à partir de la confession de quelqu'un un confesseur puisse voir où se trouve en lui le point de départ d'une expérience plus profonde de Dieu. Là par exemple où fait défaut un ensemble précis de péchés ou bien là où cet ensemble peut être amené à disparaître... De la même manière, Grégoire voit pour lui-même, à partir de sa propre confession, le point de départ possible pour la mystique, pour des dispositions mystiques possibles, et ce point, il le projette ensuite sur les autres. Il est au fond convaincu que chacun peut être un mystique si seulement il se défaisait de certains péchés. Il y a là comme un calcul : si je pouvais placer mes titres de telle et telle manière, je pourrais devenir millionnaire... Pour Grégoire, le tout résulte de l'opposition entre mystique et péché. Il pense moins à des montées par degrés dans la vie spirituelle qu'à une certaine imperméabilité du péché dans l'âme, empêchant qu'y transparaisse la lumière divine. Mais, par la purification de l'âme, cela peut toujours être plus réduit. Et il pense qu'un certain visage de l'âme tourné vers Dieu doit être totalement pur pour que la vue de Dieu soit claire. Et comme il est convaincu que ceci vaut pour l'individu, il est convaincu aussi que cela vaut pareillement pour l'Ordre donné, pour tout Ordre en général même et, par celui-ci, pour l’Église comme tout, l’Église comprise comme totalité de toutes les missions individuelles dirigées vers la vision de Dieu ou comme leur complément réciproque. C'est le but dernier de sa mission de pasteur. Et il commence par lui-même très sérieusement, il se prépare à la vision. Il cherche à se libérer de tout ce qui peut empêcher la vision. En ce domaine, il est magnifique : il élimine les impuretés. Il ne voit pas seulement en lui le péché là où il est, mais là aussi où il pourrait être. Chaque faute, chaque omission, chacune de ses plus petites négligences lui paraît d'autant plus grave qu'il détient le ministère papal. Ce qu'il dit à ce sujet n'est aucunement rhétorique, mais pure expérience vécue. Son zèle est sans limites : partout il voudrait purifier, créer des situations claires. Ses efforts et ses desseins sont d'une totale générosité. Il ressent chaque insuffisance de l’Église comme une tare personnelle. Il est entièrement pénétré de la responsabilité qui pèse sur lui. Il sait qu'il doit essayer d'être digne bien qu'il reste indigne.
La mystique n'est pas pour lui seulement théorie; il a expérimenté beaucoup de choses. Mais parce qu'il est si convaincu de sa théorie, il ne dira jamais de lui-même : "J'ai vu", mais : "J'aurais vu si j'avais été plus pur". Il peut y avoir des passages imperceptibles entre les formes de la vision : de penser à Dieu à penser en Dieu, de se représenter comment est Dieu (et c'est Dieu qui donne là le sens et le contenu de la représentation) à une espèce de vision comme en rêve, jusqu'à finalement la claire évidence de la vision. Il existe des passages de ce genre, des degrés de ce genre et, quand Grégoire voit quelque chose, ce qui est clair pour lui c'est qu'il pourrait voir encore plus clairement, d'une manière encore plus évidente. C'est pourquoi ce qui lui arrive, il ne le qualifie pas de vision proprement dite. C'est pourquoi il n'est jamais tout à fait sûr non plus en lui-même qu'il voit vraiment ou non. Cela le préoccupe beaucoup, mais il n'arrive jamais à en avoir tout à fait le coeur net. Souvent aussi c'est comme s'il était sûr d'avoir vu certaines choses. Mais il pressent qu'il les a vues dans un certain contexte, et ce contexte n'est pas clair pour lui. Il y voit la preuve à nouveau de son impureté. Il s'inquiète beaucoup lui-même avec des questions. Il lui manque aussi d'avoir un homme au-dessus de lui, et même quelqu'un qui se tiendrait à côté de lui. Il n'a personne à qui il pourrait vraiment se confier. Il pense aussi que, si quelqu'un voyait réellement ce qu'il en est de son âme, sa confiance en la papauté pourrait en être ébranlée. Il ressemble à un médecin qui craint de penser tout haut devant le patient.
2e prière. Notre Père qui es aux cieux, que ton nom soit sanctifié. Qu'il soit sanctifié par toute ton Église. Qu'il soit sanctifié par chacun d'entre nous. Et qu'il soit sanctifié par ton indigne serviteur qui est maintenant pape et qui a tant de difficultés. Père, j'étais autrefois pusillanime, je le suis resté! Souvent les difficultés m'accablent presque et je ne peux même pas les clarifier avec toi dans la paix de la prière de telle sorte qu'elles deviennent supportables pour ton Église et que j'apprenne de toi le chemin à suivre. Je me vois sans cesse obligé d'en parler avec d'autres, peut-être même avec certains qui sont incompétents, non seulement pour leur demander un conseil amical, mais aussi pour recevoir d'eux une certaine compassion. Et cela parce que je n'ai pas la force de recevoir des instructions de toi seul, parce que je ne nourris pas l'espoir de pouvoir te servir comme tu le désires. Cependant, Père, tu m'as si souvent donné des preuves de ta grâce, tu m'as si bien accompagné jusqu'à aujourd'hui à travers toutes les difficultés que je vois par là combien tu regardes ton Église avec bienveillance. Et que tu ne laisses pas tes serviteurs seuls. Tu es vraiment là, tu aides. Et je devrais souvent m'en tenir à ton aide divine et paternelle. Mais je ne cesse d'oublier que tu es prêt à ouvrir quand on frappe; je frappe à d'autres portes, j'attends qu'on ouvre et je suis déçu si les choses se passent autrement que les gens me l'avaient annoncé ou qu'ils avaient promis de le faire. Père, enseigne-moi à mettre toujours plus ma confiance en toi. Enseigne par moi à toute ton Église à mettre toujours plus sa confiance en toi. Enseigne-nous d'une manière toute nouvelle le Notre Père, la prière de ton Fils, de sorte que nous nous sentions bien en sécurité auprès de toi dans la prière de ton Fils et que nous essayions de faire avec plus de vigueur et plus d'honnêteté tout ce que tu attends de nous. Voilà ce que je te demande, Père, au nom de ton Fils, au nom de ton Esprit, au nom de la Vierge bienheureuse, au nom de tous tes saints et de tous ceux qui ont mis en toi leur pleine confiance. Amen.
15. Antoine le grand (251-356)
Il prie avec un amour débordant, un amour rare. (Elle sourit). Un amour qui se transforme pendant qu'il prie, comme si au cours de sa prière cet amour se renouvelait sans cesse, comme si au début de sa prière Antoine était là avec son amour et qu'après il n'y eût plus que Dieu avec ses propres paroles, avec tout ce qui appartient à Dieu, comme si Antoine disparaissait à l'intérieur de sa prière, comme s'il ne restait plus que de l'amour dans l'amour et qu'il n'y eût plus rien qui pût être un obstacle à cet amour.
(Et les hommes dans cette prière?) Il les aime et il ne perd jamais de vue l'apostolat. Même quand il se retire très loin, il n'oublie cependant jamais qu'il emporte avec lui les hommes et leurs préoccupations et leurs péchés, il demeure conscient qu'en se retirant du monde, le fait d'être seul avec Dieu n'est pas une solitude dernière mais une existence pour les hommes et pour Dieu, et il demande à Dieu d'accueillir en lui et par lui la prière des hommes. Il brûle pour Dieu de l'amour le plus saint, mais dans cet amour est inclus l'amour des hommes.
(Et ses tentations?) Elles sont provoquées par son amour. Le diable s'essaie sur lui; Antoine n'en sort pas vainqueur avec son propre amour mais avec l'amour de Dieu.
(Quelles sortes de tentations a-t-il à endurer?) Tentations de la chair, tentations de la foi, tentations de l'amour. Dans ses tentations, il ressemble beaucoup au curé d'Ars, comme il a par ailleurs beaucoup de points communs avec lui : dans son amour pour les hommes et aussi dans sa manière de voir l'intérieur des hommes; et si le curé d'Ars entend surtout les hommes en confession, Antoine les entend surtout dans une sorte de totalité, il les voit dans leur totalité et il les porte à Dieu dans leur totalité.
(A-t-il des visions?) Oui. (De quelle sorte?) Il voit surtout. Il entend peu de choses, mais il voit vraiment beaucoup. Et il y a des moments, surtout dans la prière, où toutes ses paroles s'unifient en une sorte de vision, et tout ce que Dieu veut lui apprendre lui est clairement montré. Ce sont des visions qui le fortifient dans la foi et qui lui découvrent les mystères du ciel. Ce ne sont pas des visions prophétiques, ni des visions de mission au sens large. Il l'est l'une des plus grandes flammes de l’Église.
16. Grégoire de Nazianze (330-389)
C'est le temps de la grande hérésie. On discute sans fin au sujet d'un demi mot. Il doit fournir un travail théologique, élucider des concepts. Il combat et il ne cesse pourtant de se sentir attiré par l'opinion contraire, malgré tout. Il possède un tempérament incroyable. Il préférerait de beaucoup défendre sa vérité avec une hachette et il doit utiliser sa force à couper des cheveux en quatre à ce qu'il semble! Il le fait pourtant avec plaisir et élégance. Tant que ce sont des discussions chrétiennes, tout va bien. Dès que cela devient des discussions de personnes, cela devient plus dur. Le plus dur, c'est quand il a affaire à d'anciens adeptes qui ont fait défection, dont il comprend qu'il ne peut plus compter sur eux. Il se fait alors des ennemis et il les repousse alors qu'il aurait pu se montrer conciliant avec une bonne parole personnelle. Quand il a le temps de réfléchir, de relire ce qu'il a écrit, le violent du début devient tout tendre. Il comprend qu'il a blessé trop vite son adversaire. Il aurait dû s'y prendre autrement avec lui. Il réfléchit alors sérieusement. Il élimine ce qui n'était que son tempérament, ce qui était dur et cassant, ce qui n'aurait ni rendu service ni nui à la vérité du dogme parce que cela ne concernait pas l'affaire. Il devient objectif, il fait passer à l'arrière-plan sa propre personne et l'impression que l'affaire fait sur lui. Comme écrivain, il est élégant et subtil.
Sa prière ne va pas sans grands combats intérieurs : ils proviennent de son tempérament qui lui fait enfoncer si facilement les portes. Sa prière a quelque chose de sa violence mais aussi de son humilité et de sa finesse. Il veut alors s'adapter à la volonté de Dieu même si les autres sont contre lui. Si, dans une querelle, il a eu objectivement raison, mais que son adversaire ait eu raison au moins selon la forme, un abandon tout particulier de lui-même à la volonté de Dieu est alors requis de lui pour qu'il reconnaisse aussi cette volonté dans son adversaire. Sa passion n'est pas sans vanité. La résistance de ses adversaires lui donne l'occasion - qui ne lui déplaît pas -, au sujet d'une proposition qu'il a à défendre, d'exercer sa faconde, et c'est cela qui, intérieurement, le réconcilie en partie avec ses adversaires.
Chaque fois qu'il a fourni la preuve qu'il est capable de plus que ce qu'on avait supposé et que lui-même l'avait supposé dans son humilité, il utilise l'espace qui vient de s'ouvrir pour s'y promener. Mais sa foi est totalement authentique. Et bien que certaines doctrines erronées aient pour lui une certaine force d'attraction, il tend quand même de toute son âme vers la vérité. D'autre part il est reconnaissant à la vérité de pouvoir rayonner lui-même dans sa lumière. Mais il aime aussi le risque de l'esprit; il aime un peu ébahir le simple citoyen et, quand il peut le faire dans le cadre de la vérité, il est content. De temps à autre, cela lui demande un combat pour ne pas glisser jusqu'à la limite de l'hérésie, qui le ferait briller davantage. Une tentation caractéristique pour lui : "Si, le cas échéant, je devenais quand même hérétique, je paraîtrais peut-être plus intéressant. Mais la postérité le découvrirait et il vaut donc mieux, pour ma gloire, de demeurer dans la vérité". Sa vanité est souvent naïve. Il est capable de remercier Dieu de pouvoir faire ainsi parade de sa vérité. Chaque fois qu'il retrouve son prochain, il est toujours bien à nouveau. Dans ses lettres par exemple, il peut être touchant.
Prière. Je me tiens devant toi, Père, et je sais qu'avec toi sont aussi ton Fils et ton Esprit Saint, et que vous trois, dans l'unité de l'être trinitaire, vous posez votre regard sur moi, que vous êtes témoins aussi du combat que j'ai mené en votre nom, vous avez vu comment une sainte colère m'a saisi à nouveau parce que votre doctrine ne pouvait se révéler avec sa pleine splendeur dans les paroles de mon interlocuteur. J'ai péché en me laissant entraîner plus loin que ne pouvait le permettre une juste colère. Je me suis renié moi-même et je me suis montré à moi-même une fois de plus tel que je suis : prompt et irréfléchi pour offenser mon adversaire. Et pourtant, Père, quand je réfléchis à ta majesté, à l'impénétrabilité de ton essence trinitaire, à l'incompréhensibilité de ton être caché, dont nous ne pouvons nous faire qu'une si faible idée, souvent je ne peux plus supporter d'avoir agi ainsi avec toi. Je t'en prie, accepte aussi ma colère comme un signe de mon amour pour toi, de mon impatience quand on te fait l'offense de te voir plus petit ou autre que tu n'es. Et je te remercie pour la mission que tu m'as donnée et qui se résume ainsi : combattre pour ta gloire en un endroit exposé même si ce n'est pas sans qu'un petit rayon de ta gloire ne tombe sur ton serviteur à qui il est permis de lutter pour toi. Amen.
17. Maxime le confesseur (580-662)
Je le vois prier. Il demande à Dieu de le purifier. Il voit devant lui une grande tâche, et il ne se sent pas les forces pour la réaliser. Il pense que les forces lui manquent parce que sa foi est trop petite, parce qu'il n'est pas assez pur. Il est fermement décidé à essayer tout ce que Dieu veut de lui, et il croit à une volonté absolument précise de Dieu. Il croit que ce qu'il a à faire ne peut être fait par personne d'autre, parce que Dieu lui a donné la mission à lui personnellement et à personne d'autre, parce que Dieu l'a choisi et que, s'il refusait, ce serait pour Dieu une vraie déception et, pour lui, Maxime, l'occasion de la déception humaine la plus profonde. Dans cette situation, c'est comme s'il voyait comme secondaire sa relation à l’Église, c'est-à-dire qu'il la voit comme découlant totalement de sa relation à Dieu. Il doit s'arranger avec Dieu afin que l’Église ait quelque chose de lui. Et il ne peut s'arranger avec Dieu si Dieu ne le purifie pas lui-même pour sa tâche. Il ne veut se laisser empêcher par rien, il veut faire tout ce que Dieu exige de lui. Mais il lui semble que sa volonté dépasse ses capacités. Il a bien l'intention de le faire. Qu'il en soit aussi capable est une affaire qui dépend de sa purification par Dieu. Son opinion est celle-ci : qu'il soit disposé à le faire est un petit commencement et Dieu réalisera ensuite son dessein par lui ou contre lui, il fera que sa volonté devienne un fait réel. Il doit se présenter à Dieu comme une coquille. Tout ce qui est requis de lui dans cette prière est que la coquille s'ouvre et reste dans cette proximité de Dieu qui lui est destinée. Et qu'il ne s'effraie pas si la procédure divine est douloureuse. C'est ainsi que je le vois dans sa prière.
(A-t-il eu aussi des visions?) Oui.
(De quelle sorte?) C'est difficile à décrire parce qu'elles sont comme des instruments.
(Qu'est-ce que cela veut dire?) Elles sont des instruments du sens qu'il doit comprendre. Il prie : "Je suis faible, tu es ma force", et au même instant il voit les armes qui viennent de Dieu et expriment la force de Dieu... Et il les voit offertes à lui par Dieu... Ses visions se trouvent pour ainsi dire à l'intérieur de sa théologie. Elles lui donnent souvent les expressions, les comparaisons dont il a justement besoin, mais aussi l'assurance et la promesse. Qu'il voie les instruments de la force de Dieu lui donne une tout autre conviction au sujet de la phrase qu'il croit et comprend : "Je suis faible, tu es ma force".
(Comment est son martyre?) Il est donné comme sa prière. Il cherche là à être comme Dieu veut l'avoir, à ne pas redouter sa proximité et à accepter le martyre comme la dernière purification que Dieu lui offre dans sa grâce.
(Comment est sa piété?) Elle varie. Le Christ, la Trinité... Comme Ignace il a des périodes où il s'occupe davantage de ceci et puis à nouveau davantage de cela. Son travail théologique et sa piété également forment à chaque fois une unité. Quand il traite des questions de la Trinité, il prie plus de manière trinitaire; quand il traite des questions de l'Incarnation, le Seigneur passe aussi au premier plan dans sa prière. S'il décrit l'une ou l'autre vertu, il cherche à la mettre en pratique et il prie à ce sujet.
(Comment sont chez lui action et contemplation?) La contemplation se trouve quelque part au service de son travail théologique. Il a peu de temps pour la pure contemplation. Ses visions aussi sont pour lui une indication et un rappel pour sa contemplation. S'il avait plus de temps pour la contemplation, il pourrait s'y donner plus profondément et alors ses visions aussi seraient plus complètes, du moins le pense-t-il. Il voudrait bien y entrer, mais comme il a une marche lente dans la contemplation, il est toujours temps à nouveau de s'arrêter avant qu'on y soit très profondément.
18. François d'Assise (1181/2 - 1226)
J'ai d'abord vu saint François avancé en âge : priant et maladif, d'une sérénité, d'une pureté et d'une humilité indicibles. Tout en lui, tout ce qui a fait sa vie, tout ce qu'ont été ses difficultés est maintenant transfiguré et transparent. Et cela par la prière. Dans ce qui l'occupe, il n'y a plus rien de purement personnel, pas une trace d'irritation, d'offense ou de ressentiment à cause d'une injustice qui lui a été infligée. Il n'y a que Dieu qui est là et le service parfait dans la sérénité indicible du service et dans une contemplation qui ne s'interrompt jamais.
Sa contemplation est assez particulière. Elle connaît de grands moments, tout à coup, qui tombent verticalement du ciel, tout le temps, et qui lui communiquent une surabondance de visions; et entre temps son esprit s'occupe de ces hautes pensées et inspirations. Il les utilise, mais en demeurant constamment à une certaine hauteur. Comme si de temps en temps on lui présentait de la nourriture et qu'on lui laissât ainsi de quoi vivre le reste du temps. Il reçoit ce qui lui est montré avec l'esprit qui correspond à ce qui lui est montré, et il est toujours particulièrement reconnaissant de recevoir ce qui lui est montré. Telle est sa contemplation vers la fin de sa vie.
Mais il y a toujours eu chez lui des impulsions de ce genre. Et sa première réaction était toujours d'action de grâce. En tout ce qui arrive dans sa vie, il s'est toujours habitué d'abord et avant tout à louer et à remercier, avant même qu'il sache ce qu'il a reçu, avant même d'accepter et de regarder et d'arranger ce qu'il reçoit.
(Quand Adrienne vit la stigmatisation de saint François, elle fut effrayée au plus profond d'elle-même. Elle pensait que tout le monde devrait en être effrayé comme elle). François, qui au fond ne sait pas ce que c'est, qui sait seulement que cela a un rapport très intime au Seigneur, commence d'abord par remercier. Auparavant il avait beaucoup pensé à la croix, toujours avec des sentiments d'action de grâce. Sans se douter de rien, il avait aussi médité sur les plaies du Seigneur. Et il voit maintenant les stigmates à ses mains. Elles sont pour lui comme une chose étrangère qui ne lui appartient pas. Comme si par hasard les plaies du Seigneur étaient tombées sur ses mains comme deux pétales de rose pendant qu'il contemplait le rosier. Et comme si les pétales ne servaient qu'à mieux contempler les roses. Il n'a pas l'impression d'être un "stigmatisé". Pour lui ses plaies ne sont là que pour mieux voir les plaies du Seigneur, pour les comprendre plus intimement. Il n'est pas inquiet. Il a la certitude que tout ce qui arrive là n'a pour but que de mieux louer Dieu. Ce n'est que lorsqu'il remarque que les plaies lui restent qu'il perçoit qu'elles sont un présent que le Seigneur lui fait. Mais à ses yeux, ce n'est pas du tout une distinction. Plutôt une aide pour lui apprendre à prier d'une manière nouvelle, pour mieux louer le Père par un souvenir plus vivant de son Fils.
Il offre toujours à Dieu ses mains et ses pieds. Il ne leur permettrait jamais de faire quelque chose qui ne serait pas au Seigneur. Il a pour ainsi dire prêté et livré au Seigneur ses mains et ses pieds. Ils ne lui appartiennent plus. Le Seigneur lui a retiré ses membres pour son usage personnel. François a une espèce de respect vis-à-vis de ses membres, comme des parents devant leur fils prêtre. Il ne lui vient pas à l'esprit de se comparer au Seigneur, en quelque point que ce soit. Au contraire. Il s'est perdu lui-même.
Quand il était jeune, quand il fonda son Ordre dans la force de l'âge, tout déjà alors était service, reconnaissance et humilité. Il avait cependant beaucoup de travail sur le dos. La pauvreté qu'il louait, il devait commencer par l'apprendre lui-même. Il devait acquérir l'unité de sa vie et de son chant. Sa prière court pour ainsi dire devant lui, plus vite que lui. Elle se meut à une hauteur à laquelle il doit se hisser lui-même avec peine. Il est d'une telle humilité qu'il apprend quelque chose de chacun de ses frères, de chacun de ceux qui viennent à lui. Dans toutes les difficultés qu'il rencontre, il commence par louer Dieu; et quand il a loué Dieu, il est certain que la difficulté doit avoir son sens. Alors seulement il commence à réfléchir à la manière de lui faire face.
Sa chasteté et son obéissance sont entièrement le fruit de sa pauvreté. Depuis le temps où il commence à croire d'une manière totalement vivante, c'est la pauvreté qui lui a tout donné. C'est comme si c'était la pauvreté du Christ qu'il avait d'abord en vue; c'est d'elle qu'il apprend à louer, à prier, à méditer, à vivre. Son humilité aussi apparaît comme la conséquence de sa pauvreté : quand quelqu'un est si pauvre, il n'a rien d'autre à faire qu'à être humble.
Les hommes lui réservent beaucoup de difficultés parce qu'il les aime tant qu'ils ont du mal à correspondre à cet amour. Il est capable de les aimer tous comme si chacun était le Christ lui-même. Il va vers les autres avec une telle ambition de pouvoir les aimer qu'ils n'y comprennent rien. Il ne peut s'habituer à tempérer son exigence. Cela répugne à beaucoup et il en souffre. Mais il est très engageant et les bons commencent peu à peu à comprendre. Tant qu'ils n'ont pas compris, il souffre parce que, dans sa simplicité, il ne conçoit pas que quelqu'un ne puisse pas considérer le commandement de l'amour du prochain comme le plus pressant.
Par sa pauvreté il apprend à voir en chacun une sorte de pauvreté qui l'attire. Partant de la pauvreté extérieure, corporelle, son regard s'élève jusqu'à toutes les autres pauvretés : pauvreté de foi, d'amour et d'espérance. Et quand il offre à un pauvre son amour personnel, il offre aussi en esprit en même temps l'amour du Christ. Mais pas plus qu'il ne confond ses mains avec celles du Seigneur, il ne confond son amour avec celui du Seigneur. Il est si bien en mission qu'il sait que l'amour qu'il a à offrir n'est pas du tout le sien mais l'amour du Seigneur. Cela ne le fait pas vivre d'une manière impersonnelle, au contraire; et son amour n'en devient pas général et moyen. Il se tient proche de l'amour de Jean pour le Seigneur. Ceux qui le blessent le plus sont ceux qui ne veulent rien savoir de la pauvreté.
La hiérarchie catholique, il la reconnaît, mais au milieu de difficultés extérieures grandissantes. Les difficultés à l'intérieur de son Ordre augmentent aussi et sont transmises à Rome, et Rome ne fait qu'à contrecœur ce qu'il désire. Il y a des empêchements, des obstructions... Il aurait beaucoup aimé planter là aussi son idéal et il sent bien une certaine opposition entre cet idéal et l’Église ministérielle, hiérarchique. Il voudrait bien aussi atteindre dans son Ordre une sorte de niveau égal pour tous les frères. En ceci, il se distingue nettement de saint Ignace. Il voudrait au fond que chacun obéisse à chacun. L'obéissance à un supérieur établi élève celui-ci au-dessus du rang et le fait ou bien plus riche ou bien plus pauvre. François est si pur dans sa simplicité qu'il fait trop confiance aux hommes.
19. Claire (1194-1253)
Comparée à François, elle est la femme sage, claire, pratique, qui fait honneur à son nom. L'entrée de François dans sa vie signifie pour elle quelque chose de totalement nouveau. Elle lui doit de ne pas rester seulement une femme de tête mais, par son amour pour lui - un amour qu'il lui rend -, de devenir son disciple. Elle est croyante et de bonne volonté, mais elle conçoit d'abord son service comme un service pratique. En soi, elle serait la Marthe née. Qu'elle reçoive aussi la part de Marie, elle le doit à François. Mais, dans l'obéissance, elle doit de plus rester Marthe : comme supérieure qui comprend et réfléchit et organise. Elle a vu maintenant que la contemplation est mère de l'action. Par François elle a appris ce qu'est l'amour personnel donné; son amour est une réponse à ce qu'elle a rencontré en François. ce n'est que parce qu'elle a appris de lui à comprendre la prière que son amour pour le Seigneur devient un amour vraiment personnel. Tout dans sa relation au Seigneur devient maintenant concret, alors qu'auparavant c'était plutôt un moyen en vue d'un but. Au début, elle ressemblait à quelqu'un qui voudrait améliorer les mauvaises mœurs, qui découvre que le Christ a institué une bonne règle morale et qui, pour cette raison, s'engage pour le christianisme. Mais sur cette voie, Claire a trouvé réellement le Seigneur et pour l'amour de lui.
Elle a des prières charmantes qui sont d'une parfaire virginité. Parce qu'elle découvre l'amour authentique relativement tard, elle est dans la prière comme une jeune amoureuse. Sa prière a à peu près la même naïveté que les expressions amoureuses d'une jeune fille qui connaît pour la première fois l'amour. Elle est pleine de trouvailles. A part cela, elle a bien du travail dans son monastère. Mais cela ne l'empêche pas d'avoir encore toujours du temps pour de nouvelles inventions dans la prière. Elle introduit aussi ses sœurs dans cette manière de prier. Elle leur décrit le Seigneur de manière si réelle, avec un amour si senti, que les autres apprennent par cet amour à voir et à aimer le Seigneur. Quand on l'entend prier, aimer, lire, on mesure combien d'originalité a perdu la vie des monastères aujourd'hui. Elle aime très purement, mais de manière extrêmement expressive.
Alors que la petite Thérèse par exemple développe tout à fait normalement sa piété : à douze ans, elle prie comme une fille de douze ans, à vingt ans comme une jeune fille de vingt ans, chez Claire, c'est une éclosion soudaine. Dans son amour, il y a aussi un homme, ce qui n'était pas le cas pour la petite Thérèse. C'est par François que l'amour devient pour Claire une réalité concrète. Parce que François est un homme complet et parfaitement pur, Claire voit le Seigneur à travers lui. François et Claire possèdent une mission commune de concrétiser l'amour pour le Seigneur. Les stigmates que François reçoit sont une forme de cette concrétisation. Claire n'en a pas besoin car François déjà les a. Et leurs missions se touchent.
Avec le prochain, elle a beaucoup moins de difficultés que François; peut-être parce qu'elle voit les difficultés de François et aussi parce qu'elle est femme et qu'elle n'offre pas son amour avec autant d'ostentation que lui.
En apprenant à prier de manière franciscaine, elle a fait un grand renoncement : il lui en a beaucoup coûté de renoncer à son besoin d'activité et au résultat dans l'action, et de devenir une contemplative. Il lui fut demandé beaucoup plus qu'à François un travail sur elle-même parce qu'elle dut renoncer au trait distinctif de son caractère : le raisonnable qu'elle possédait et qu'elle possédait comme à juste titre, la facilité qu'elle avait pour aider et servir. Il est plus difficile de renoncer à quelque chose qui est bon et utile qu'à quelque chose de peccamineux. Au commencement de sa vie contemplative, elle aurait souvent volontiers laissé à d'autres la contemplation, non seulement par inclination, mais aussi pour des motifs de raison; mais elle se laisse transformer en ce que Dieu veut faire d'elle.
20. Dominique (1170-1221)
Adrienne le voit d'abord sous l'impression immédiate d'une prédication qu'il a entendue et qui portait sur l'enfer et la grâce. Il est ensuite dans une sorte de cellule, mais qui n'est pas une cellule de couvent, du moins pas au sens propre. Et il réfléchit : grâce ou enfer... La prédication entendue louait la grâce, mais pourtant elle laissait apparaître derrière elle l'enfer comme une menace permanente pour ceux qui ne veulent pas accepter la grâce; et la prédication s'était achevée par un appel pressant à ne pas se fermer à la grâce. A cet instant, Dominique prend une décision toute positive et claire : il décide de donner à l'avenir davantage la grâce à ceux qui sont ouverts à la grâce autant que le permettent tous les chemins de clémence que possède l’Église; mais ceux qui ne sont pas accessibles à la grâce, ceux qui la nient et la refusent, ceux-là, il veut dès maintenant les maudire... Il voudrait séparer plus nettement, également aux yeux de l’Église, ceux qui sont dans la grâce et ceux qui sont perdus, afin que l’Église apprenne à mieux discerner en la matière. Il ne veut pas pour autant anticiper le jugement de Dieu : Dieu pourra toujours encore les sauver s'il le veut.
Il se fait nuit, et quand Dominique maintenant embrasse d'un coup d'œil la journée et la soirée, il est clair pour lui qu'elles ont été totalement sous l'impression des paroles de prédication qu'il a entendues. Et tout d'un coup il s'aperçoit de la force de la parole. Combien la parole dite en chaire peut être source de grâce. A partir de cette découverte, il décide de fonder sa nouvelle communauté. Il remarque aussi combien il a été stimulé dans son intelligence par cette prédication, à quel point il a reçu une nouvelle connaissance des mystères de Dieu. Il ne sait pas exactement dans quelle mesure le prédicateur lui-même a compris ces mystères, mais il est clair pour lui que ses frères prêcheurs devront avoir absolument des connaissances étendues, philosophiques et théologiques... Ils doivent pouvoir puiser dans un trésor de science et de sagesse pour que leur parole soit efficace.
Puis Adrienne le revoit, beaucoup plus tard; l'Ordre existe déjà et, entre temps, Dominique est devenu beaucoup plus doux, après des années d'un combat acharné avec lui-même, avec le monde, avec son Ordre. Cette douceur a commencé pour lui à l'intérieur de son Ordre, avec ceux qui étaient du même avis que lui, qui avaient la même orientation, tandis qu'il rejetait sévèrement tout ce qui ne concordait pas avec ses vues : ce qui se trouvait hors de l’Église ou bien ce qui, dans l’Église, n'était pas tout à fait orthodoxe, ou bien ce qui, dans l'Ordre, n'était pas totalement docile.
Il chercha ensuite à tempérer ses manières raides, et la douceur dont il fait preuve à l'égard de ceux qui ont les mêmes idées que lui, il l'étend aussi aux autres d'une certaine manière. L'intransigeance, toute l'agressivité qui le caractérisent, il les dirigea désormais avant tout sur lui-même. C'est comme s'il avait découvert la douceur comme une arme nouvelle, efficace, et il cherche maintenant à s'en servir.
Adrienne le voit dire le chapelet. Il voit si parfaitement en Marie celle qui est pleine de grâce, la douceur, qu'il ne tourne pour ainsi dire vers elle que ce qui en lui est doux, qu'il pense à elle lorsque lui-même est plein de mansuétude tandis que, dans le combat, la nécessaire rudesse l'empêche de penser à elle. La Mère du Seigneur n'est pas faite pour le combat. Au cours de sa vie, il y a des années où il dit très souvent le chapelet, comme si c'était sa prière essentielle.
Prière. Seigneur, tu as dit: "Qui n'est pas pour moi est contre moi". C'est comme si cette vérité qui est tienne me remplissait toujours davantage, comme si elle m'incitait toujours plus à utiliser cette division en deux parties pour tous les hommes que je vois et tous les jugements que j'entends et tout ce que je perçois. Je t'en prie : permets que tout notre travail soit fait de plus en plus pour augmenter le nombre de ceux qui se décident pour toi. Fais que tout ce que nous faisons, tout notre travail de recherche, toute notre prière et chaque parole de notre prédication reçoivent tant de vie et possèdent tant de force que cela conduise toujours à toi de nouvelles âmes. Mais, dans l'allégresse de la conversion, dans cette joie de travailler pour toi, ne nous laisse pas oublier ceux qui sont contre toi. Nous devons mener le combat contre eux, nous devons les anéantir, utiliser aussi toute la rigueur dont nous sommes capables, nous devons aussi, dans la rigoureuse persécution, montrer la doctrine que nous avons à transmettre à ceux qui sont pour toi. Car peut-être que quelques-uns, par l'effroi provoqué chez eux quand ils sauront ce que cela veut dire être contre toi, se déclareront pour toi. Seigneur, je t'en prie, bénis ce travail, augmente-le et montre-nous nos fautes. Car nous savons que beaucoup de ce que nous faisons n'est pas à la hauteur à tes yeux. Nous ne voyons pas ce qui, dans ce travail, ne peut pas réussir, ce qui ne cesse de nous éloigner de toi; c'est pourquoi montre-le nous, nous t'en prions, montre-le à nos fils, montre toujours plus à tous ceux qui nous sont confiés comment nous pouvons être à toi. Bénis-nous, sois avec nous et avec toute ton Église, et donne ton amour et l'amour de ta Mère à tous ceux qui t'en prient. Amen.
21. Hildegarde (1098-1179)
Dans son activité professionnelle, elle procède très méthodiquement : elle guérit, elle utilise pour cela la science de son temps, elle fait ce qui est en usage dans son pays, avec toute son intelligence, sa prudence, sa lucidité, ses capacités d'évaluation. Elle a une certaine thérapeutique, une échelle des chances de réussite, qu'elle consulte. Mais dès le début, il y a beaucoup d'intuition dans son activité. Elle s'en aperçoit elle-même : quand elle a un cas qui est peut-être plus compliqué que le remède qu'elle connaît, elle ajoute d'elle-même quelque chose à sa méthodologie comme si elle obéissait à une voix intérieure. Elle comprend que sa manière propre d'agir réside dans cette sorte d'intuition qui la guide dans l'utilisation de sa science. Elle n'est pas loin de penser qu'une certaine "force" doit sortir d'elle. Qu'en tout cas son intuition lui donne chaque fois la réponse adéquate au cas qui se présente.
A côté de cela, il y a la pieuse Hildegarde, croyante, humble, qui prie pour ses malades et son entourage, qui mène une authentique vie de prière. Et cela non comme quelque chose qui va de soi mais comme quelque chose qu'elle acquiert de haute lutte. Dans sa foi aussi elle doit sans cesse lutter pour sa foi. On ne lui facilite pas les choses; et sa foi reçoit ainsi quelque chose de tout à fait personnel.
A côté de cela, il y a encore sa mystique comme un troisième champ de son existence, quelque chose de tout autre. Et souvent elle a l'impression de vivre en même temps plusieurs vies dont chacune garde sa singularité. Puis encore un autre secteur : elle-même dans ses difficultés! Comme médecin, elle a une connaissance presque trop grande du corps. Et elle a à lutter pour sa pureté. Mais pas du tout comme la grande Thérèse; rien n'est sublimé et intégré dans sa prière et sa mystique. La connaissance d'Hildegarde est nourrie d'une part par ses propres pulsions, d'autre part par ses expériences médicales. Par ailleurs elle est lucide : elle sait l'image qu'on se fait d'elle. Elle sait qu'elle fait sensation, qu'elle a une réputation de médecin, mais qu'elle se heurte aussi à une forte résistance. Cela la préoccupe beaucoup. Du dépit se fait jour en elle quand elle rebute, et de la joie quand elle rend service; l'espérance d'être mieux connue. Mais entre-temps elle fait tout d'un coup une découverte, qui ne lui est pas donnée dans une vision mais qui survient comme par hasard : elle découvre que cette intuition professionnelle n'était pas un don naturel mais une grâce. Et donc que son activité médicale ne se trouve pas en dehors de sa vie de prière, que les deux ne font qu'un et doivent ne faire qu'un. A partir de ce moment-là, sa vie de prière est totalement transformée. La grâce qu'elle laissait couler dans sa vie professionnelle, elle la laisse couler aussi maintenant dans sa vie de prière. C'est comme si elle s'avouait vaincue dans la prière parce qu'elle comprend que déjà dans sa vie professionnelle elle a été vaincue par Dieu; alors qu'elle se croyait maîtresse de son art, elle était déjà une servante du Seigneur. Et ce qu'elle considérait comme l’œuvre de son intelligence et comme une subtilité de sa technique était déjà l'action de Dieu. Dieu était entré par une porte qu'elle n'avait pas ouverte. Il y a là pour elle une humiliation marquée. Elle comprend l'unité de sa profession et de sa foi, non pas dans un espace abstrait mais en elle-même. C'est pourquoi elle doit maintenant intégrer aussi dans la synthèse toute sa personne avec ses pulsions; tout en elle doit être mis au service de sa profession et de sa vie de foi. Et ce n'est que maintenant que les visions, elles aussi, deviennent la réponse de Dieu au oui qu'elle a donné à cette unité : au oui qui abandonne à Dieu sa profession. Par là, ses visions reçoivent une toute nouvelle place dans sa vie, désormais elles sont toujours plus incorporées dans l'unité. En abandonnant tout à Dieu, elle peut devenir la grande et célèbre femme qui est en mesure de conseiller tout le monde, etc. Cela ne lui coûte pas beaucoup non plus puisque toute la gloire appartient maintenant à Dieu seul.
(En contemplant ses visions, Adrienne se sent tout à fait transportée au temps où elle-même commentait l'Apocalypse).
Dans sa manière de rendre ses visions, et déjà dans sa manière de les comprendre, les visions d'Hildegarde sont fortement marquées par sa science et sa profession. Plus son existence tout entière devient une unité en Dieu, plus les visions deviennent pour elle d'une exigence démesurée. Car elle doit s'adapter toujours plus totalement et tout lui est montré avec toujours plus de logique. C'est comme si Dieu voulait lui prouver que son système à lui dépasse le sien. Et pourtant il est requis d'elle qu'elle comprenne ce qui est montré. Mais les visions qui lui sont montrées sont compliquées, souvent même infiniment compliquées et détaillées. Elle voit mille détails qui ont tous une signification et qui veulent toujours dire encore un peu plus que ce qu'elle a déjà saisi et exprimé. Il reste ainsi dans sa vision et dans ses descriptions beaucoup de choses qui restent non résolues. Par cette sorte de tableaux, Dieu veut lui révéler qu'il est toujours-plus : non seulement parce qu'elle a un bon œil pour voir ce qui peut être vu mais parce qu'elle en a encore un meilleur pour ce qui, dans le tableau, dépasse la vision elle-même. C'est pourquoi le fait qu'elle ne puisse pas tout interpréter n'est pas blâmable, c'est une forme particulière de la communication du toujours-plus. Elle doit savoir continuellement que, malgré la complexité de ses visions et malgré son propre manque de simplicité - qui est un reste nécessaire de son esprit scientifique et impliqué par lui - elle n'arrivera jamais à trouver une formule qui serait suffisamment vaste et scientifique pour exprimer la totalité de ce qu'elle a vu. De cette manière, au fond, ce n'est pas seulement le toujours-plus de Dieu qui doit lui être inculqué, c'est aussi le caractère toujours concret de ce qu'elle voit et par lequel elle est totalement dépassée dans son âme scientifique. Elle n'est pas en mesure de décrire dans le concret tout ce que Dieu lui montre, et encore moins dans son sens spirituel, dans son interprétation.
Il lui manque de plus le confesseur qui assumerait sa part de la tâche. (Adrienne dit qu'elle deviendrait "folle" si elle devait assumer en tant que médecin l'interprétation de ses visions; elle laisse cela à son confesseur. Celui-ci lui épargne le tourment de l'auto-diagnostic: "Où suis-je à ma place?") Hildegarde n'a pas ce second dans sa mission; c'est pourquoi il lui arrive de ne pas savoir où est sa place. Ceci a certaines conséquences: elle ne cesse d'être elle-même un obstacle à l'interprétation de ses visions. Dans l'obéissance, on est déchargé de toute réflexion y compris de celle que requiert l'interprétation. Hildegarde n'a pas l'obéissance qui sert de gérance. C'est elle-même qui doit faire la synthèse entre son état naturel et son état de visionnaire, elle n'est pas en mesure de laisser naïvement les deux l'un à côté de l'autre.
Avec sa science préalable et son intuition subséquente, elle se trouve en quelque sorte au point de passage entre l'ancienne et la nouvelle Alliance. Au premier stade, elle était comme "juive", l'intuition lui confère le souffle chrétien de la nouvelle Alliance sans qu'elle en soit consciente. Après coup, elle reconnaît l'unité des Testaments que crée le Seigneur et qu'elle aussi soit établir en elle-même. Mais elle ne connaît pas exactement la transition étant donné qu'entre sa science et son intuition il y a tout un intervalle ou une tension d'expérience qu'on ne peut jamais mesurer exactement.
22. "Le nuage de l'inconnaissance" (14e siècle)
Oui, je le vois. Je le vois prier tout à fait paisiblement. Comme s'il avait déposé à côté de lui le fardeau du quotidien, le fardeau qu'il est lui-même, le fardeau du péché du monde sous lesquels il souffre habituellement, comme si maintenant ces fardeaux ne le concernaient plus en rien. Comme si l'instant était venu de parler avec Dieu et d'avoir part à une sorte d'adoration éternelle de l’Église, de s'enivrer de tout ce que l’Église offre, de tout ce que Dieu offre, sans rien viser d'autre, seulement prier pour l'amour de la prière. Être heureux, connaître, aimer, s'étonner. Et tout cela en toute quiétude et avec un parfait naturel. On ne peut pas dire qu'on est consolé par la prière car on n'a pas emporté de souffrance avec soi. On ne peut pas dire non plus qu'on est fortifié parce qu'on n'a pas emporté de faiblesse avec soi. Tout repose en soi-même, tout est tel que c'est.
Puis peu à peu il se souvient de lui. Il a conscience à nouveau de tous ses fardeaux. Il les apporte à Dieu. Sa prière devient alors peut-être un gémissement, sans paroles. Ou bien à l'occasion quelque chose qui ressemble à une discussion : Pourquoi? Pourquoi? Pourquoi? Comme s'il accusait d'une manière tout à fait précise et comme s'il envisageait - pour un instant - la contrepartie : il y a tant de douleurs et de souffrances dans le monde; mais nous, nous vivons pour toi, nous aimons pour toi, ne peux-tu pas faire quelque chose pour nous? Presque d'une manière rebelle. Et en même temps pourtant quelque chose d'un peu "programmé", comme s'il l'avait projeté.
Il peut ensuite revenir à la prière paisible. Chaque prière se termine au fond par un merci. Pour le fait qu'on a le droit de prier, que Dieu ne nous repousse pas mais qu'il nous prend avec lui dans le combat, et que Dieu nous permette de l'aimer, de l'acclamer.
(Le nuage, qu'est-ce que c'est?) C'est sans cesse ce qui rend invisible, ce qui sépare, ce qui nous laisse deviner quelque chose au-delà de ce qu'on est en mesure de connaître. Cela peut être à prendre d'une manière très littérale : un obscurcissement du ciel, non comme un obscurcissement de la relation à Dieu, même si peut-être ces accusations pouvaient être ainsi qualifiées, quelque chose même de troublant, de gênant, entre Dieu et l'humanité, par suite du péché. Également une manière pour la connaissance de ne pas apparaître, une manière de se dérober; à chaque progrès dans la compréhension le sentiment qu'on ne comprendra pas au-delà. Si bien que tout ce que nous voyons serve en même temps à faire apparaître le non-vu comme plus grand. Par moments, c'est pour lui très important. C'est au fond une âme tout à fait simple, elle est pourtant aussi raffinée et intelligente. Il se sent fasciné par le nuage.
(Son entourage?) C'est un moine. Cela va tout à fait de soi. Mais je ne vois pas de règle, je ne vois pas non plus le sens d'une règle. La règle est en lui. Mais moine, il l'est bien.
23. Jeanne d'Arc (vers 1412 - 1431)
Adrienne la voit d'abord dans son enfance : elle est tout fait naïve, ingénue, enfant, mais en même temps avertie et finaude, une vraie fille de paysan. Il y a une foule de choses qu'elle connaît parce qu'elle a grandi à la campagne et que là on connaît ces choses. Mais elle les connaît dans une parfaite virginité. Elle est toute naturelle, sans pruderie, sans coquetterie. Sa virginité est la dernière chose dont elle se soucie. Même dans les dernières années de sa jeunesse, sa prière demeure celle d'un petit enfant. Elle aime beaucoup prier, les prières prescrites, le matin, le soir. Entre deux aussi, et cela lui fait plaisir. Elle est un peu comme les enfants qui racontent des histoires, qui ont le besoin de raconter des choses à leurs parents ou à leurs frères et sœurs. Elle raconte ses histoires à la Mère de Dieu et aux saints. Et parce que les histoires dans les prières lui semblent plus belles que les histoires inventées d'habitude, elle raconte des histoires priées. Elle a environ dix ans alors.
Quelque temps après, quelque chose en elle est changé. C'est comme s'il y avait en elle quelque chose qu'elle ne veut pas s'avouer à elle-même. A certains moments, elle prie encore comme autrefois, à d'autres moments, le soir par exemple, elle ne prie plus. Peut-être prie-t-elle un peu plus durant la journée pour avoir le soir la permission de moins prier. Cela paraît trop fort; elle-même ne pourrait exprimer ce qui se passe. Quelque chose est éveillé, quelque chose qui se rapporte à son avenir. Il ne lui est pas possible de regarder ce quelque chose en face; elle fait un détour pour l'éviter. Cela la remplit de désir et en même temps d'angoisse. Quand elle pense à la Mère de Dieu et à l'Enfant Jésus, l'angoisse est là. Avec les autres, elle aime prier la Mère de Dieu mais, dès qu'elle est seule, la gêne est là. Un obscur pressentiment. Avant, elle aimait beaucoup être seule. Maintenant elle préfère de beaucoup être avec les autres enfants. Car, quand elle est seule, d'étranges idées l'envahissent. Elle n'en parle jamais à personne. Tout est mis de côté; on ne peut pas y toucher. La souffrance concernant la mission opère extérieurement comme une esquive de la souffrance.
Peu de temps avant d'entendre l'appel, c'est comme si l'angoisse avait disparu; c'est comme si elle s'était si bien ménagée par son esquive que la paix est revenue. A la place, il y a maintenant dans son âme le souci de son pays, la peur de la guerre. Se fait jour alors en elle une nouvelle tension étrange. Elle est la jeune paysanne qui entend les histoires qu'on raconte devant elle. Mais dans cette jeune fille il y a un autre personnage qui est caché : un jeune paysan qui voudrait se battre. Elle trépigne, elle trouve ça insupportable, elle n'en peut plus de devoir entendre des choses pareilles. Elle est solide comme un garçon. Et en même temps, tout à fait séparé de cela, il y a dans son âme un autre sentiment qui est comme une transformation de son angoisse d'autrefois : un sentiment intérieur de défaite, un sens aigu des souffrances, de la débâcle, de l'abaissement de la patrie. Elle est atteinte ici dans ses sentiments les plus intimes. Ici elle n'est plus du tout la naïve jeune fille de la campagne. Cette nouvelle sensibilité s'est développée entièrement dans la prière et ne cesse de se développer. Elle réagit comme le garçon aux nouvelles extérieures; mais c'est en priant qu'elle reçoit tout à fait intérieurement par Dieu un sentiment de honte pour la défaite. Et il lui semble que Dieu lui-même ne peut plus entendre sa prière parce que lui-même s'est mis à souffrir. Maintenant elle peut tout à coup penser de nouveau penser à Marie et à l'Enfant dans sa prière : presque comme si c'était elle maintenant qui devait consoler la Mère et l'Enfant et comme si c'était pour eux une consolation de voir ce qui se passe en elle. (Ici il y a quelque chose de très tendre qu'on peut à peine exprimer). C'est comme si la Mère attendait à tout le moins sa prière et comme si l'Enfant s'en réjouissait. Comme si l'Enfant, comme les autres enfants, aimait qu'on lui chantât des chansons tristes. Et puis elle est à nouveau cependant si fière que le garçon qui est en elle n'aime pas penser à la fille qui prie. Comment peut-on être si faible, si inexcusablement faible, pour suivre intérieurement des choses de ce genre! Et ainsi elle a le sentiment de devoir cacher très profondément le mystère de sa souffrance intérieure pour être forte.
Puis la vocation, le départ. Jusqu'au moment de l'appel, c'est le garçon qui prédomine en elle absolument. Tout son monde de prière et de souffrance est comme englouti par le tumulte de la guerre. Il va de soi qu'elle garde en tout le tact et la délicatesse d'une jeune fille, il va de soi aussi qu'elle continue toujours à prier. Mais elle ne connaît plus que sa mission et mesure toute chose selon cette mission. Pour le moment, elle ne comprend absolument pas que les deux ne font qu'un : la souffrance à l'intérieur et le combat à l'extérieur. Que la voix qu'elle a entendue était une conséquence de sa prière qui avait préparé la voix. Elle pense que la voix ne s'est adressée qu'au combattant en elle. Le combattant en elle est bien sûr croyant, pieux (même si ce n'est pas excessif), tout à fait pur. Mais il n'a reçu la mission que parce que derrière lui se trouvait la jeune fille priante; l'action violente est totalement issue de la contemplation priante et souffrante.
Après les premières victoires, peu à peu la contemplation recommence à se fortifier. Mais ce n'est que lorsque tout a mal tourné et qu'elle est faite prisonnière qu'elle commence à comprendre que tout ne faisait qu'un. Elle se libère du jeune paysan qu'elle était pour n'être plus que la femme, la femme vierge, la femme priante. Du jeune paysan, elle ne garde que ce qui lui est nécessaire pour se défendre; devant Dieu elle est déjà toute donnée. Elle est douce et tendre, et elle supporte ce qu'on lui donne à supporter; elle avait supporté auparavant pour le roi chrétien; elle comprend maintenant que sa mission s'étend et qu'elle doit supporter pour tous les croyants. La fin n'est pas "héroïque" mais toute pure, sans tache, aussi simple que peut l'être la foi d'un enfant et pleine de fidélité. A aucun moment elle ne pense à quelque effet, à quelque morceau de bravoure qu'elle aurait à produire. Elle doit simplement rester fidèle au Christ Enfant qui entre-temps a grandi jusqu'à devenir le Seigneur. Devant le tribunal, elle donne des réponses sans équivoques, parfaitement claires et vraies. Mais elle est déjà tellement détachée d'elle-même qu'humainement elle réalise encore à peine vraiment ce que signifie la situation; elle est seulement convaincue que le tout fait partie de sa mission et ne peut se terminer autrement que comme sa mission l'exige. Elle s'en est remise de tout à Dieu; il doit en faire ce qu'il voudra. Il est vrai qu'au début elle pense qu'elle ne devra pas mourir. Mais au fond d'elle-même elle est livrée et elle le sait.
Ses visions : au début, ce sont plutôt des voix qu'elle entend. Des voix qui sont à peine accompagnées de visions, mais elles sont très impératives et elles s'adressent à elle de manière très directe. Elle n'entend pas: "On devrait...", mais toujours "Tu dois!" Et elle entend cela comme une impossibilité, mais elle s'incline comme ceci : elle va faire ce qui est impossible sans savoir comment. Tout d'abord les voix lui tombent dessus tout à fait brutalement, c'est comme une intervention chirurgicale, une opération. Elles sont accordées au jeune paysan qui est en elle. Ce n'est que plus tard qu'elle commence à vivre dans la vision, quand la souffrante et la contemplative s'ajoutent à ce qu'il y a de viril en elle. Son être double se répercute jusque dans la mystique : c'est comme si Dieu ne pouvait atteindre en elle le jeune paysan que par la jeune fille souffrante; mais d'autre part celle-ci connaît une espèce de consolation par le jeune homme. Car les nombreuses visions ne conviennent pas au jeune homme étant donné qu'elles confirment la jeune fille dans son don d'elle-même, et par ailleurs la rude forme de commandement des voix ne convient pas à la jeune fille mais au garçon.
Les visions ont un certain decorum, une certaine forme d'apparat, qui est au fond un "apparat ecclésiastique". Bernadette ne voit que la pure forme de la Mère; Jeanne voit les formes dans tout un environnement et toute une atmosphère qui sont pour elle aussi essentiels que les formes elles-mêmes. Certains lieux précis jouent aussi un rôle dans sa vision ainsi que ce qui se déroulera en ces lieux. Elle voit par exemple le lieu où le roi doit être sacré. Dans les visions, ce ne sont pas des ensembles géographiques qui se déroulent comme un plan de bataille surnaturel. Mais certains points et certains buts stratégiques lui sont tracés. Elle peut ensuite comme vérifier sur la carte où elle est et dresser son plan en conséquence. Ce sont des aides pour une certaine étape de sa mission; quand quelque chose est réalisé, pour elle c'est totalement réglé, elle ne s'en souvient plus ou seulement d'une manière très vague. Cela ne la concerne plus. C'est pourquoi après coup elle ne peut que difficilement reconstruire ce qui s'est passé.
La première voix qu'elle a entendue lui reste très exactement présente. A cette époque, elle a dit oui de tout son être et elle voulait obéir totalement. Plus tard, dans les révélations qui viennent l'aider, elle est chaque fois pleine de reconnaissance quand cela se confirme, quand le but est atteint. Surtout aussi parce qu'on commence à la tromper. Elle a connu au moins l'hésitation au commencement de sa mission. Mais quand ensuite, devant le tribunal, elle doit dire une foule de choses dont elle ne se souvient plus très bien, et aussi des choses qu'elle ne comprend pas et qu'elle n'a jamais sues, cela devient plus difficile. Elle cherche à se tirer d'embarras en ramenant chaque fois tout aux simples vérités du catéchisme. Comme si elle devait se cramponner à ce qu'a d'immuable le catéchisme pour être sûre aussi de dire personnellement la vérité. C'est dans cette confusion que se produit sa rétractation étant donné qu'elle ne sait simplement plus où se trouve l'obéissance. La première voix avait exigé l'obéissance la plus complète dans la plus complète certitude. Maintenant elle se dédit dans une obéissance soi-disant nouvelle qu'on a provoquée en elle artificiellement en la troublant. On voit ici que Dieu ne laisse souvent à ses saints que leurs forces humaines. Qu'il est vraiment possible d'égarer aussi des saints, que leur mission - momentanément du moins - est comme voilée et perdue. Jeanne fait maintenant ce qu'un humain justement peut faire avec son savoir et ses capacités, alors qu'au début de sa mission elle ne faisait que ce que Dieu voulait sans se soucier le moins du monde des mesures humaines. Mais dans la mort, elle retrouve une totale simplicité. Et par là elle revient à sa première obéissance qui se réalise parfaitement dans sa mort. En devenant ainsi totalement obéissante, elle détourne le regard de Dieu de la désobéissance des autres. Elle expie la faute de ceux qui la brûlent.
Pour son prochain, elle n'a pas au fond un grand intérêt personnel. Quand elle est enfant, elle joue avec les autres enfants, mais pas nécessairement avec beaucoup de joie. Plus tard, elle voit les hommes à la lumière de sa mission, elle estime ceux qui peuvent l'aider. Elle garde une certaine difficulté à faire le saut jusqu'au toi. Elle se tient à la disposition des autres quand ils sont dans le besoin ou dans la difficulté. Mais elle rend ces services avec une étrange objectivité. Le roi, elle l'aime tendrement, mais totalement par amour de sa mission.
24 . XXX (religieuse du Moyen Age, ni béatifiée ni canonisée officiellement, mais considérée comme sainte par son entourage)
(Vois-tu XXX?) Oui.
(Comment est sa prière?) (Adrienne soupire) Je ne vois pas de prière à proprement parler...
(Que vois-tu alors?) (Adrienne soupire) Je vois une espèce d'inquiétude, une sorte... d'occupation avec des pensées de sainteté. Elle tire d'elle-même quelque chose. Comme une sorte de temps calme pendant lequel on fait ses comptes avec soi-même et où l'on forge des plans.
(Et les visions?) Je ne vois pas de visions, je vois une sorte de prolongation de cette occupation...
(Adrienne s'agite) ... Comme si on s'imagine quelque chose... et au fond plus dans les conséquences que dans l'acte lui-même.
(Est-ce qu'elle aime Dieu?) Je ne vois que... de l'amour pour elle-même.
(Et pour le prochain?) (Adrienne gémit) Je ne vois pas d'amour. Je ne vois qu'occupation.
(Ses relations avec les prêtres, avec ses directeurs?) Elles font partie de l'occupation. C'est comme si elle était possédée par une seule idée à laquelle tout doit servir.
(Et quelle est cette idée?) Amour de soi.
25. YYY ("jouer un rôle" ?)
Je la vois... avec peine. Je vois une vie étrange. Une aspiration de jeunesse à la sainteté, c'est-à-dire une aspiration à être bonne, à être chrétienne, en s'efforçant de correspondre totalement à la volonté du Seigneur. Et une prière. Et tout d'un coup comme un grand tournant. Elle est louée et célébrée, elle est prise au sérieux. Dans le sens qu'on pense que cela lui est donné : elle est bonne parce qu'elle ne peut pas être mauvaise, elle veut le bien parce que le mal lui est insupportable. Elle veut marcher sur les traces du Seigneur parce que c'est là pour elle la perfection. C'est ainsi que dès ses jeunes années on lui présente d'elle une image dont est très proche l'expression : "une sainte". Elle est peut-être encore trop jeune pour s'en effrayer vraiment. Mais elle a une certaine sagesse paysanne qui lui suggère la pensée de correspondre aux attentes des adultes, de faire comme si, de correspondre à une image qui pour elle est plus l'image d'un enfant sage que celle de la sainteté et de la perfection. Dès lors elle ne peut plus se permettre de céder à une quelconque impulsion du mal.
Le rôle la flatte. Que ce soit un rôle, elle le remarque assez vite; elle ne veut pas faire le bien par amour du bien, elle veut être louée, elle ne veut pas décevoir son curé, elle veut avoir l'approbation des adultes. Peu à peu il se mêle toujours plus d'humain à son aspiration; seulement c'est aux autres qu'elle doit d'être comme ils l'espèrent. Plus tard, c'est à elle-même qu'elle doit de ne plus sortir de son rôle. Et à moitié inconsciemment, à moitié consciemment, elle persévère dans le chemin de cette prétendue sainteté, mais elle le paie d'un prix amer parce qu'elle perd vraiment beaucoup de ce qu'elle avait cru et visé étant enfant. Elle est sur terre celle qui montre le ciel, celle qui éprouve des choses que les autres n'éprouvent pas, qui a accès à des mystères qui sont cachés au monde. Elle devient pour elle-même un symbole; mais ce qui se trouve derrière ce symbole devient toujours plus vide, sa foi ne cesse de s'affaiblir; et si elle correspond à l'image que se font les autres, il n'y a là aucune obéissance, aucune humilité vraie; c'est le moi qui prédomine. Un moi dont les gens sont certes responsables mais qui pourtant lui convient, dans lequel elle se glisse pour y rester. Ce moi se développe : il s'y ajoute toujours plus de détails, des dorures pour ainsi dire, qui ne lui appartiennent pas.
Si elle avait reçu en temps voulu de justes directives, elle serait restée une femme simple et bonne. Ses parents ont des doutes; pour cette raison, eux et toute sa famille, elle les tiendra pour suspects. Sa propre impatience, tout ce qui en elle a rapport avec le péché originel et le péché, est réservé pour sa famille. Elle ne voit pas que ce qu'elle représente pour le reste du monde devient toujours plus une illusion. Elle ne voit plus ce qui a été faussé, la part de rôle qu'il y a dans ce qu'elle fait. Elle pense faire l'expérience de quelque chose, mais au fond elle ne fait l'expérience que du théâtre. Un théâtre qui pendant des années semble innocent, qui peut-être même incite à la foi la communauté et un milieu plus étendu. Elle devient un moyen pour stimuler la foi de gens pour lesquels le quotidien de l’Église, de la communauté, de la chrétienté, est trop peu de chose.
Ce qu'elle présente comme phénomènes corporels n'est pas juste. Il est difficile de dire s'ils sont totalement faux, en tout cas ils sont contrefaits pour l'essentiel. YYY n'est pas assez humble pour éprouver les choses qu'elle présente. Elle s'oppose à la foi authentique surtout par le fait qu'elle répartit toujours plus les hommes en deux groupes : ceux qui croient en elle sont les croyants authentiques, les autres sont des hérétiques, tous sans exception. Elle ne veut pas non plus par exemple que son cas soit examiné par les médecins. Elle a certaines ressources qu'elle fait jouer : elle peut rester un long temps sans montrer d'activité rénale ou de digestion, elle peut jeûner très longtemps, elle a une disposition hystérique qui lui rend possible de produire des saignements tels qu'ils ne se présentent la plupart du temps que chez les saints, etc. Bien des choses sont basées sur des exercices minutieux, souvent conscients, souvent à moitié inconscients. Cela fausse son attitude de prière, sa manière d'être devant Dieu. Elle devient actrice... Douée d'une intelligence qui ne dépasse pas la moyenne, elle s'en soucie peu, elle laisse les choses en l'état, entre savoir et non-savoir. Il n'y a pas non plus de chemin de retour, car si elle laissait tomber quelque chose, elle ne serait plus la célèbre YYY; si elle revenait à sa simple foi de naguère, la faille entre les temps anciens et les nouveaux serait trop grande et incroyable. Elle est devenue fière et orgueilleuse, et elle doit vivre maintenant de ce qu'elle a imaginé. Ce qui n'empêche pas que restent intactes en elle une certaine bonté, une certaine participation au destin d'étrangers, une certaine serviabilité. Elle n'est peut-être finalement qu'une victime de ceux qui l'ont poussée dans ce cadre et de leur passion pour l'extraordinaire. Ce qui est authentique en elle, c'est sa première enfance et ce qui en réchappe en quelque sorte sans mélange, par exemple le Notre Père et les prières des petits enfants. Personne ne l'a priée, par exemple pour lui dire le Notre Père comme "sainte"; si bien que cette prière a gardé pour elle quelque chose du caractère joyeux de la foi qu'elle avait dans son enfance. Mais quand elle prie sur commande pour une intention d'autrui ou pour des personnes déterminées, pour une communauté, elle devient fausse parce que alors elle se place elle-même et sa gloire au milieu de sa prière et qu'elle utilise les exigences des hommes comme d'une sorte d'estrade pour elle...
Le curé a cru à la chose mais il a connu des heures de doute; il s'est posé des questions à lui-même et il l'a aussi interrogée. Elle a su faire la sourde oreille à ses questions, lui donner l'illusion de la sécurité et laisser intacte l'image qu'il avait d'elle.
26. ZZZ (stigmatisée?)
Je ne la vois pas comme stigmatisée. Je vois sa prière qui est pleine du don d'elle-même mais qui est aussi pleine d'impatience. Elle veut être utilisée; elle veut être un instrument. Et elle attend que tout d'un coup Dieu fasse en elle quelque chose de frappant, quelque chose de frappant pour elle en la convertissant. Mais aussi qu'il la distingue. Elle reconnaît ses fautes, mais elle sait que le Seigneur peut en venir à bout. Seulement elle est sans patience. Et au lieu de se laisser vaincre par le Seigneur, c'est elle qui veut le vaincre. C'est ainsi qu'elle utilise certaines modifications pour se définir comme stigmatisée; elle en rajoute, elle veut être ce qu'elle n'est pas. Mais elle le veut au fond non par volonté de fraude mais par impatience d'avoir le droit enfin de faire quand même quelque chose d'extraordinaire. Elle songe très précisément à une sorte de sainteté qui laisserait passer à travers elle une grande vénération pour devenir ensuite une adoration devant Dieu. Elle se fait instrument. Et elle n'a plus ni le courage ni la force d'y renoncer. D'un côté elle est follement tourmentée en son for intérieur par la fausseté - entre-temps elle l'oublie presque et pourtant elle en a toujours conscience à l'arrière-plan - et aussi par le vrai diable. Un diable qui au fond devrait s'appeler mauvaise conscience. Et elle utilise sa mauvaise conscience pour lutter mais d'une manière qui d'emblée donne la victoire à elle et non à Dieu. C'est une imitation voulue d'états authentiques par quelqu'un qui n'est pas appelé. Elle ne se fait pas la partie belle mais très difficile en luttant vraiment d'une manière héroïque - mais sans base suffisante - contre des choses qu'elle se fabrique elle-même. C'est un va-et-vient dans ses rêveries qui se reflète dans sa prière et qui est nourri à son tour par la prière parce qu'elle se laisse aller ici même à l'impossible et à l'incroyable auquel pourtant elle croit presque. Et si un jour quelqu'un croit un peu en elle, cela confirme en elle la conscience de sa mission; elle se donne alors à nouveau de l'importance et elle continue à se fourvoyer. Au fond il n'y a rien dans sa vie qu'elle n'utilise pour se mettre en valeur, une valeur qu'elle ne veut pas retenir absolument pour elle, mais qui doit pourtant être la sienne.
27. Fra Angelico (+ 1455)
Je le vois (Adrienne sourit). Il aime le chemin qui conduit à Dieu et il est constamment occupé à contempler ce chemin. Toute sa prière vit sur ce chemin et s'il est devenu religieux et s'il a choisi Dieu en somme, c'est pour rester sur ce chemin. Et quand il peint, il peint toujours ce chemin. Les saints qu'il peint, les anges qu'il représente, tous sont pour lui une expression de ce chemin. Et en tout ce qu'il apprend - également en théologie, en philosophie, même si c'est quelque chose d'extrême qui demeure pour lui incompréhensible - il ne peut apparemment l'approuver que si c'est conciliable avec ce chemin. Dès qu'il arrive à ce chemin, tout est clair pour lui et il serait même capable de faire de subtiles distinctions. C'est comme si Dieu l'avait destiné pour qu'il lui présente le chemin. Ainsi tout ce qui lui est inspiré dans la méditation, tout ce qu'il apprend dans la prière et dans sa vie quotidienne, tout se rapporte toujours à ce chemin qui conduit à Dieu.
C'est le chemin de l'esprit d'enfance et des enfants de Dieu. C'est le chemin de la sainteté, le chemin du renoncement dans l'amour, dans l'amour du prochain, qui est développé à un tel point qu'on voit toujours dans le prochain le Seigneur et sa sainteté.
L'art lui est donné. Il ne l'a pas choisi au fond. C'est tellement son talent et il lui correspond tellement que c'est l'art qui l'a choisi plus qu'il n'a choisi l'art. Mais, pour lui, l'art ne fait qu'un avec la religion, avec l'amour de Dieu. Il est à vrai dire franciscain en son être le plus intime, comme on se représente François en ses premiers temps. Il est l'un des saints souriants.
28. Mozart (1756-1791)
(Voyez-vous Mozart?) Oui, je le vois.
(Elle sourit). (A-t-il une prière?) Oui, je le vois prier. Je le vois dire quelque chose, peut-être un Notre Père. Des mots simples qu'il a appris dans son enfance et qu'il dit en étant conscient qu'il parle avec Dieu. Puis il est devant Dieu comme un enfant qui apporte tout à son père: des pierres de la rue et des branches curieuses et des brins d'herbe et une fois aussi une coccinelle; et chez lui tout cela, ce sont des mélodies, des mélodies qu'il apporte au Bon Dieu, des mélodies qu'il sait tout d'un coup au milieu de la prière. Et quand il a cessé de prier, qu'il n'est plus à genoux et qu'il n'a plus les mains jointes, il s'assied au piano où il chante avec une candeur incroyable et il ne sait plus bien s'il joue quelque chose pour le Bon Dieu ou si c'est le Bon Dieu qui se sert de lui pour jouer quelque chose à la fois pour lui-même (Dieu) et pour lui (Mozart). Il y a une grande conversation entre Mozart et le Bon Dieu, qui est comme la plus pure prière, et toute cette conversation n'est que musique.
(Et les hommes là-dedans?) Il aime les hommes. Il en a peur et il les aime tout à la fois. Il les craint un peu comme les enfants craignent les autres enfants qui sont grossiers, qui pourraient casser le jouet; mais Mozart redoute au fond qu'on puisse abîmer au Bon Dieu son jouet plus qu'il ne pense à lui-même. Et il aime les hommes parce qu'ils sont les créatures du Bon Dieu et il est heureux d'avoir le droit de les divertir par sa musique. Et à sa manière propre, il voudrait leur poser la question de Dieu, même dans ses morceaux les plus joyeux.
(Il ne s'éloigne pas de Dieu dans son art?) Non. Il y a certes des moments où l'art a en quelque sorte la préséance, mais il demeure englobé en Dieu. C'est comme s'il avait un pacte permanent avec le Bon Dieu.
(Et ce qui est triste?) Tout cela est inclus. Car il sait que Dieu s'occupe aussi des hommes tristes et sombres et qu'il est difficile de supporter la pesanteur du monde, et il y a des moments où il sent sur son âme comme un poids énorme; mais alors il doit tout emporter dans sa musique; par sa musique, il doit rendre attentif à tout ce qui concerne Dieu et les hommes.
(Et Don Juan?) Quand il décrit la fierté, il ne s'y engage pas lui-même, il n'y a aucune part. Quand il décrit la sensualité, il suit un peu sans doute, car il va de soi que la sensualité n'est pas loin. Mais sa sensualité elle-même est tellement celle d'un enfant qu'au fond elle n'est jamais mauvaise.
29. Péguy (1873-1914)
Je vois sa mission et sa prière. Sa prière est changeante. Il prie parfois comme un petit enfant, parfaitement donné à Dieu, porté par les mots qui composent la prière vocale qui lui est familière, d'un coeur simple, satisfait. Puis tout d'un coup il ne voit plus rien et il prie dans une sorte de désespoir. La confiance l'a abandonné, les mots ont perdu leur sens, la prière en tant que telle est dépouillée de son contenu. Et il se met à avancer à tâtons comme quelqu'un qui fait des exercices de natation à sec et qui s'étonne de ne pas avancer. Jusqu'au moment où il remarque qu'il lui manque l'élément porteur; c'est-à-dire qu'il est devenu indifférent, qu'il s'est trouvé pris dans des idées qui ne sont guère compatibles avec la présence de Dieu, qu'il se construit parfois une vie qui n'est pas assez pure, qu'il exige de son entourage ou même de Dieu des choses qui ne lui conviennent pas, qu'il envisage des chemins qui le conduisent à la tentation et qui ne sont pas ses chemins. Le chemin de retour est alors difficile pour lui parce qu'il a sous les yeux la responsabilité qu'entre-temps il a assumée et qu'il ne se sent plus à la hauteur de cette responsabilité. Mais il rencontre à nouveau la grâce et il redevient un enfant qui peut prier et qui trouve sa joie à le faire. La grâce suit parfois avec lui d'étranges chemins qui sont visibles dans ses écrits. Il exprime et écrit les mots de grâce, de plénitude, de connaissance et d'amour dans une véritable inspiration dont le premier fruit est chaque fois qu'elle le ramène à la simplicité de l'enfant dans la prière. Sa mission évolue davantage sur une seule ligne que sa prière : même dans les périodes où il ne prie que difficilement ou pas du tout, il ne perd pas conscience de sa mission et de la responsabilité qu'elle implique. Mais il n'y a pas pour lui de preuve plus éclatante de sa mission que son retour à la prière par le mot qu'il écrit. Dans ses combats intérieurs, qui ne gagnent en intimité proprement dite que lorsqu'il mesure jusqu'où a été son chemin loin de Dieu, il ne peut plus compter que sur Dieu pour lui montrer le chemin du retour. Très souvent il s'éloigne déjà sous l'impulsion d'une idée qui l'enthousiasme, d'une utopie, d'un plan, dont les difficultés lui sont peut-être conscientes, mais qui l'attirent justement pour eux-mêmes et à cause de l'étrangeté de la trouvaille. Et avant d'examiner la chose devant Dieu, avant d'avoir reçu dans la prière la certitude qu'il fait le bon choix, il va de l'avant. Il lui manque en partie le discernement des esprits, c'est pourquoi le jugement lui est difficile. Il commence des choses de bonne foi qui ne peuvent pourtant pas être menées à terme de bonne foi parce qu'un envoyé n'a réellement le droit de prendre que le chemin indiqué par Dieu. Il peut se faire que parfois il confonde avec la véritable intériorité des autres et avec une indication provenant de Dieu un certain enthousiasme, une certaine volonté d'accompagner les autres, de les suivre. Et pourtant plus se fait petit le nombre de jours qui lui restent, plus intime se fait sa connaissance de Dieu, plus grand devient son don de lui-même; il est porté par sa prière mais aussi par son œuvre à laquelle finalement il ne voulait pas donner d'autre contenu que la plénitude de la parole.
30. Bernadette (1844-1879)
Une enfant innocente qui soudainement reçoit une mission. Sur le coup, elle n’y comprend absolument rien. Elle ne sait même pas ce qu’est une mission. Et maintenant l’incompréhensible est là : elle a vu Marie. Sans le savoir, elle a obéi dans la vision, et maintenant elle a à vivre ce qu’elle n’a pas compris et qui est pourtant si simple et si évident. Ce qu’elle a vu était simple; elle le raconte aussi simplement. Elle ressent bien de la méfiance autour d’elle… Mais au fond, cela ne la concerne pas; elle pense toujours que, d’une certaine manière, « c’est la vie ». Sa mission est accomplie, elle se trouve quelque part derrière elle. L’Église l’a tirée à elle si rapidement qu’elle se trouve comme dépouillée de sa mission, une mission dont au fond elle a à peine su quelque chose. – On la fait entrer dans un couvent. Pourquoi ne devrait-elle pas y entrer? Elle est tellement comme une enfant que ce n’est pas un problème pour elle. Au fond elle ne voit jamais le service personnel qui résulte de sa mission : elle ne voit pas que sa vie au couvent par exemple est une conséquence de sa mission… Au couvent elle essuie de terribles vexations, mais elle supporte tout avec une sorte d’obéissance aveugle; aveugle non dans le sens de saint Ignace, mais dans le sens où, simplement, elle ne se pose pas de question : elle a toujours obéi et « on » le supporte simplement. C’est en supportant qu’elle devient sainte. Comme si elle avait reçu par avance tout le don de la grâce et comme si elle devait maintenant, après coup, faire encore ce qui la rend « digne » d’avoir reçu l’apparition.
Dans sa prière, Bernadette a une simplicité d’enfant… Ce qui s’est passé autrefois à la grotte et ce qu’elle vit à présent au couvent se fondent dans une sorte d’unité et elle est encore toujours dépassée par l’ensemble; elle ne suit pas tout à fait. Cette simplicité absolue qui ne demande pas à comprendre est ce qu’il y a en elle de grand et d’unique. Elle ne sait pas ce qu’elle sait, elle ne sait pas non plus ce qu’elle fait… Elle est tellement faite pour les autres, si totalement expropriée, qu’elle ne fait que laisser passer; elle transmet sans deviner que ce qu’elle livre, elle aurait pu l’avoir pour elle.
Avant d’avoir vu Marie, la prière de Bernadette était celle d’une enfant pure. Depuis l’apparition, elle sait à qui elle s’adresse. C’est au fond toute la différence. Comme une enfant pauvre qui fait des ourlets pour les mouchoirs d’une riche dame : si une fois elle a vu la dame, elle sait ensuite pour qui elle fait le travail. Elle n’y réfléchit pas, elle ne peut pas s’imaginer le but pour lequel la riche dame a besoin de tant de mouchoirs. Mais elle sait maintenant qui les reçoit, et on lui a dit que la dame en a besoin, bien que l’enfant n’en comprenne pas mieux la raison avant qu’après. Bernadette continue à dire ses Ave Maria à la dame qu’elle a vue. Elle lui dit combien elle l’a trouvée belle et aussi qu’elle souffrirait volontiers pour elle. Et cela d’une manière si absolue et avec une telle manière de ne pas se poser de question que cela tiendrait presque du fanatisme si ce n’était le simple effet de la grâce, la sainteté.
31. Joseph
Il a un coeur simple et il persévère dans un don total de lui-même qu’il ne comprendra jamais totalement… Pour Joseph, sa mission est une mission à côté d’une autre, celle de Marie, et ce que Joseph doit faire, c’est soutenir la mission de Marie de manière très simple… Joseph, l’homme juste, est placé dans une situation qui d’abord l’effraie; il ne comprend pas. Puis la grâce lui donne de comprendre quelque chose, mais pas tout. L’ange lui donne la certitude que ce qui se passe est juste, et il sait désormais : c’est ma route et ma route vient de Dieu. Mais il ne comprendra jamais totalement ce qui s’est passé dans la Vierge Marie. Et quand il essaie de l’aider et d’être un père pour l’enfant, il demeure toujours conscient qu’il n’est qu’un remplaçant. Sa compréhension ne va pas plus loin. Et il prie toujours plus que Dieu lui montre les chemins qu’il doit suivre, non qu’il lui donne de comprendre parfaitement. Quand il regarde la Mère et l’enfant, il comprend que c’est une grâce inouïe de pouvoir être là et de voir et de coopérer; et sa foi grandit, et sa joie aussi grandit sans qu’il doive accompagner la Mère sur ses durs chemins. Même s’il connaît des heures difficiles, puisqu’il doit prendre soin de l’enfant, il connaît cependant surtout la joie de se donner, la joie de participer, et sa prière est pleine d’action de grâce… Quand se manifeste quelque chose du Fils, de sa croissance, de sa mission, il l’emporte aussitôt dans sa prière parce que cela touche tellement sa route à lui qu’il doit garder éveillé dans la prière ce qu’il a vu. Il aime et il travaille, et son aide est telle qu’elle ne compte jamais. Depuis que l’ange lui a parlé, il est apaisé une fois pour toutes et cette paix rayonne sur tout ce qu’il fait. Il ne connaît pas l’inquiétude de celui qui calcule. Il sait qu’il participe à beaucoup de mystères même si ce n’est pas son affaire de chercher à les scruter. Il est sans curiosité; il est tout simplement pieux…
32. Benoît Labre (1748-1783)
Devant Dieu, il est très droit et très simple… Il a une sorte de prière débordante et un désir de voir Dieu qui écartent de lui toute difficulté dans la prière. Pour lui, prier est aussi naturel et aussi simple que de manger ou de dormir pour un homme en bonne santé. Il n’a de difficultés qu’avec son prochain, car il ne peut pas montrer avec les autres la simplicité qu’il a avec Dieu. Il lui est impossible de les aborder comme il aborde Dieu. Et pourtant il se sent abordé par eux comme par Dieu lui-même… Il voudrait les amener tous à Dieu; et s’il visite avec eux tant de sanctuaires, c’est parce qu’il voudrait donner Dieu à chacun; et parce qu’il ne sait pas bien donner le Dieu qu’il possède, qu’il ne sait pas comment faire, il cherche à leur faire mieux comprendre Dieu d’une manière qui leur soit accessible : les amener par le pèlerinage à un plus haut degré de réceptivité joyeuse…
33. Monique (331-387)
Elle est la prière qui ne se relâche pas, la piété qui ne s’amollit pas. Elle ne connaît pas de grandes fluctuations dans sa prière. Elle est très donnée à Dieu et aussi à l’Église. La caractéristique de sa prière, c’est surtout sa persévérance dans l’intensité. Pendant un temps très long, elle peut répéter une seule et même prière avec la même force. La prière vocale n’est jamais chez elle une prière des lèvres seulement. Elle a au fond la prière des enfants qui peuvent prier avec beaucoup d’intensité mais sans savoir qu’il s’ensuit une réponse de la part de Dieu, sans même en attendre une, sans penser cependant qu’il n’y en a pas. On présente à Dieu avec le plus grand soin ce qu’on a à lui dire. Cela ne va pas beaucoup plus loin… Il lui manque certainement quelqu’un qui l’aurait aidée à donner une certaine forme à l’uniformité de sa prière. Il lui manque un élargissement qu’un autre aurait dû entreprendre… Elle ne peut pas s’imaginer que Dieu pourrait vouloir autre chose d’elle… Elle n’a personne pour l’introduire dans la prière contemplative, quelqu’un qui lui explique qu’il n’est pas nécessaire de parler sans cesse à Dieu pour être en prière… La mission de son fils (saint Augustin) sera beaucoup plus différenciée… Quand il sera converti, il y aura chez la mère une sorte de lassitude. Comme chez quelqu’un qui a derrière lui un effort extraordinaire et qui, après, quand il s’est reposé, ne peut plus atteindre la même intensité d’effort…
34. François-Xavier (1506-1552)
Prière à l’époque où il prend la décision de travailler avec saint Ignace : Père, je voudrais te servir. Toi, ton Fils et l’Esprit et notre Vierge bienheureuse. Et je voudrais t’offrir ma vie de telle sorte que tu ne doives jamais penser que je ne veux t’en donner qu’une part ou faire triompher en quelque point mon propre avantage. Je voudrais que ma vie devienne un service et que ce service, ce soit toi qui en disposes selon tes besoins, afin que tes projets, quels qu’ils soient, se réalisent mieux. Tu connais mes projets de vie, tu connais aussi la joie que j’ai pour mes propres aptitudes, et la joie que j’ai de pouvoir développer mes capacités et mes connaissances. Mais je voudrais t’abandonner entièrement cette joie, qui n’est pas de l’orgueil au fond, et te remettre tout ce que j’ai pour que je ne fasse rien d’autre que ce que tu as projeté pour moi. Tu vois cette nouvelle fondation qui naît et comment ces hommes ne cherchent et ne visent que ce qui est tien. Et je crois comprendre nettement que tu veux que je devienne l’un d’entre eux et que nos forces soient utilisées par toi de telle sorte qu’aucun d’entre nous ne sache plus jusqu’où va ce qui lui est propre, ce qui est à moi et ce qui est propre aux autres. Peut-être cela sera-t-il pour moi un sacrifice parce que j’étais habitué à jeter des coups d’œil en arrière. Cela aussi, je le dépose entre tes mains, Père. Mes habitudes ainsi que tout ce à quoi j’étais attaché en apparence ou réellement, je veux te les remettre et je veux faire avec les autres, dans une parfaite obéissance, tout ce que tu veux si seulement tu me montres que ce chemin est le bon. Mais je crois que tu me le montres déjà par le chemin des autres qui me paraît clairement être juste. Bénis, Père, ce qui va se faire, bénis chacun de nous et fais que ton œuvre, que tu fais par nous, soit utile à ton Église tout entière. Amen.
35. Origène (vers 185-254)
2e prière. Père, tu sais qu’aujourd’hui, dans la prédication, je vais parler de toi et du Fils et de l’Esprit, de votre lumière trinitaire. Je l’ai annoncé, et tous s’y attendent. Et c’est aussi la continuation de ce que j’ai commencé. Père, c’était sans doute manque de vénération, mais je croyais posséder la force et l’intelligence nécessaires pour percevoir ton être trinitaire, et je croyais aussi être capable de le décrire. Et surtout aussi que je pourrais éveiller dans ta communauté le désir de la connaissance. Et maintenant je vois que le désir que j’ai de toi est sans doute trop petit, et le désir que j’ai de la connaissance trop rationnel, trop rempli de problèmes. Pas assez simple et pas assez pur. Père, vois, l’intention était bonne, et maintenant je ne sais pas comment la réaliser. Maintenant j’ai l’impression que tout ce que j’ai à dire sonne creux. La raison en est que c’est moi-même qui suis l’obstacle parce que trop de ce que j’ai utilisé pour la recherche, pour la connaissance, provenait de moi. Père, tu dois m’aider, je t’en prie : fais cela totalement une fois au moins afin que ta communauté ne soit pas scandalisée à mon sujet, afin qu’elle ne croie pas que tout est si petit, si bien limité comme je le vois maintenant, mais qu’elle comprenne bien plutôt que chacune de tes vérités est infiniment plus grande que la pauvre compréhension que j’en ai. Père, je te promets que désormais je me mettrai plus et mieux à la disposition de ta Trinité, d’être toujours moins soucieux de moi et des agréments et de chercher à te servir, toi, le Fils et l’Esprit. Mais accompagne-moi, Père, et fais que tout ce qui, par ma faute et mon insouciance, menace d’être néfaste tourne en bien. Amen.
36. Angèle de Foligno (+ 1309)
Prière d’action de grâces après la communion : Seigneur, ta première épouse fut Marie; elle a pu te porter à la fois comme mère et comme épouse. Tu as habité en elle. Et maintenant, Seigneur, que tu es venu à nous dans l’eucharistie, tu habites en nous comme si nous étions tes mères et tes épouses. Dans l’Esprit qui nous fait comprendre que tu es vraiment présent dans l’hostie, tu te laisses recevoir par nous comme ta mère t’a reçu das l’Esprit et par l’Esprit. Seigneur, bien que nous sachions à quel point nous sommes indignes, nous sommes maintenant remplies d’un sentiment infini de gratitude. Tu habites en nous, tu es en nous, tu habites en nous pour nous accompagner, tu demeures en nous, tu ne nous laisses pas toutes seules. Et en nous permettant de faire pour toi, à notre manière imparfaite, quelque chose de ce que Marie a fait pour toi à sa manière à elle qui était parfaite, tu nous entraînes plus profondément dans ton mystère. Seigneur, je t’en prie, prends-moi tout entière, viens à moi avec toute ta mission, permets que j’accomplisse totalement ta volonté. Et j’en suis sûre : parce que tu es venu, tu permets que je fasse au moins quelque chose, que mes sœurs fassent au moins quelque chose et que tous ceux qui croient en toi te portent. Mon merci, Seigneur, est comme je suis : faible et imparfait. Et cependant je voudrais que mon merci soit aussi grand que ma foi, car ma foi ne dépend pas de moi, c’est un cadeau que tu m’as fait. Elle vient de toi avec toute la plénitude que Dieu le Père lui donne, elle vient par toi jusqu’à nous tous sans altération. Fais que notre merci et notre foi ne fassent qu’un et que nous ne nous en servions que pour te servir. Seigneur, bénis tous ceux qui t’ont reçu aujourd’hui, et donne à tous ceux qui se refusent encore à toi ou qui ne veulent rien savoir de toi de commencer lentement à se tourner tous ensemble vers toi et de devenir ainsi capables de recevoir bientôt ta pleine bénédiction. Amen.
37. Cécile (+ vers 230)
Prière à l’approche du martyre : Seigneur, la mort est proche. C’est la mort que tu me permets de mourir. La mort vers laquelle il m’est permis d’aller pour toi, pour les autres croyants, pour tant d’hommes qui devraient encore venir à la foi. Je te remercie pour cette grâce, car je sais qu’une telle mort est une grâce pour toute ton Église. Elle n’est pas isolée, elle est en relation avec la mort de tous les martyrs qui ont joyeusement donné leur vie pour toi. Pour toi, pour ton Église, pour tous les croyants, pour tous ceux qui vont venir. Je ne puis pas te remercier assez pour cette grâce. Mais tu vois que je suis une faible femme et qu’à la fin l’angoisse ne me sera peut-être pas épargnée. Mais je te prie, je te prie avec la force que me donne en face de toi la promesse que j’ai faite : permets que je meure vraiment selon ta volonté et que je puisse jusqu’au dernier instant montrer à ton Église combien je t’aime et que je ne reçois la mort que par amour pour toi et dans la disponibilité à faire ta volonté. Accorde-moi l’aide nécessaire, laisse-moi souffrir avec toi et donne ta grâce à tous ceux qui, après moi, devront marcher vers la mort par le même chemin. Bénis les miens qui ne croient pas encore, bénis les miens qui ont déjà la foi, bénis tous les croyants qui, par toi, sont devenus mes proches, bénis toute ton Église et finalement reçois encore de moi mon merci de pouvoir comprendre maintenant en vérité quelle grande grâce c’est de pouvoir mourir pour toi. Amen.
38. Newman (1801-1890)
(N.B. Le pape Benoît XVI a béatifié Newman le dimanche 19 septembre 2010. Il a été canonisé le 13 octobre 2019 par le pape François. Ce portrait a été édité en 1966).
Il prie très soigneusement, avec un amour soigneux, juste, un amour qui ne souffre rien qui ne soit totalement pur et totalement honnête. Il apporte dans sa prière tout ce qui le tracasse et l’occupe. Il l’apporte sans l’avoir trié au préalable; il le trie dans la prière. Et dans la prière, il reçoit de savoir avec certitude si ce qu’il a apporté est vraiment utile, si Dieu peut s’en servir, si Dieu peut le bénir. Si Dieu le bénit, il le contemple encore une fois dans la prière et il voit si cela rayonne maintenant la lumière de Dieu. Ses pensées, ses préoccupations, ses prières, ses recommandations sont comme des diamants qui tout d’abord n’étaient pas taillés et dont il ne savait pas si c’était au fond des diamants. Puis l’expert, c’est-à-dire Dieu, les regarde et les taille comme il faut, et finalement Newman voit lui-même aussi que c’était réellement des pierres précieuses. Mais on doit bien dire que presque tout ce qu’il apporte à Dieu est réellement du diamant, qu’auparavant il a déjà opéré saintement un choix.
Et ensuite il a fait abnégation de soi, il s’est prosterné, il s’est livré, comme s’il était un religieux. Son ascèse, son idée de l’obéissance à Dieu, son idée de la chasteté, de la pauvreté, de l’amour sont absolument dignes d’un religieux et à vrai dire d’un religieux éprouvé. C’est comme si au temps de sa conversion il avait reçu intensément de manière infuse toute la vie d’un religieux. Il possède une règle qui est en Dieu.
Son travail, il l’aime parce que c’est le travail de Dieu. Il y a là des choses qu’il aime beaucoup, d’autres qui lui pèsent; mais celles-ci aussi il les aime d’un amour soigneux parce qu’il veut que l’œuvre appartienne tout entière à Dieu. Souvent c’est comme s’il écrivait avec son sang et comme s’il utilisait ses dernières forces pour comprendre quelque chose. Il lui est beaucoup demandé personnellement. Il se trouve au fond à son travail comme un fondateur d’ordre vis-à-vis de sa fondation.
Les hommes, il les aime. Un peu curieusement. Il voit en eux des créatures de Dieu, mais un peu comme un entomologiste qui aime ses insectes. Il a souvent du mal dans le premier contact avec quelqu’un. Il ne le reçoit qu’en passant par Dieu.
Il n’a pas de visions. Des inspirations de temps à autre. Des certitudes soudaines, mais rarement. Il se développe très, très lentement. Pendant longtemps il semble qu’il n’y a aucun progrès, puis soudain il a quand même fait trois pas. Et puis de nouveau il n’en fait plus, et tout d’un coup il en fait dix. Mais sa vie tout entière est un développement qu’on ne peut pas arrêter.
Les hétérodoxes, il les aime, il les comprend, il espère qu’ils vont venir. Mais il a beaucoup de compréhension pour leurs hésitations.
Il aime l’Église. Il a pourtant du mal à s’y habituer. Il espère toujours pouvoir lui rendre davantage quelque chose de ses dimensions divines. Il souffre beaucoup qu’elle montre tant d’humain. Il l’aime un peu comme on aime un enfant qui n’est pas aussi réussi qu’on l’espérait, mais on n’abandonne pas l’espoir que cela peut encore venir… Newman est certainement un grand saint.
Pour terminer ce choix de textes
Dans sa présentation du Livre de tous les saints, le P. Balthasar annonçait "quelque deux-cent-cinquante portraits" (Adrienne von Speyr et sa mission théologique, p. 59). En fait il y en a deux-cent-soixante-trois, et certains "saints" ont "bénéficié" de deux portraits : Denys, Hildegarde, Jean, Paul, Thérèse d'Avila,Thomas d'Aquin.
On peut lire Le livre de tous les saints pour connaître (un peu) les saints de l'intérieur. On peut le lire aussi pour découvrir, derrière tous ces témoignages vivants, un certain visage de Dieu. En lisant ce livre, on peut comprendre un peu mieux qui est Dieu en vérité. Et dans un premier temps, s'étonner, s'émerveiller, que Dieu permette à toutes ces personnes, qui sont vivantes par-delà la mort dans le monde infini de Dieu, de se manifester aujourd'hui à l’Église terrestre pour la plus grande joie des croyants qui reçoivent ces confidences.
Tous les saints ont une certaine idée de Dieu, une certaine manière d'être avec lui, de se tenir devant lui, de lui parler. Tous ont quelque chose à nous dire pour "nous instruire des richesses du Royaume" (Cf. Prière après la communion du 29e dimanche), tous reflètent quelque chose de Dieu, ont un certain sens de Dieu. Il ont tous à nous apprendre aussi à nous tenir "comme il faut" devant lui. Ces saints nous disent quelque chose de la mémoire sans fond de Dieu : elle ne contient pas seulement deux-cent-soixante-trois portraits, mais le vécu de soixante-dix milliards de destins depuis les origines de l'humanité, tout le détail de toutes les vies du monde.
Il y a là un message "pour ceux que cela concerne" (HUvB, Adrienne von Speyr et sa mission théologique, p. 9), c'est-à-dire finalement tous les humains. Un message concernant la foi et la mémoire de Dieu et l'infini de Dieu et la présence auprès de Dieu de tous ceux qui ont quitté ce monde et ont été accueillis dans sa lumière.
Il est difficile de parler juste de Dieu. Ceux qui sont dans la lumière ont la bonne manière de le faire, celle de l'Esprit de Dieu. Ils relisent leur vie terrestre à la lumière de l'Esprit. Où était l’essentiel de leur vie? Où était Dieu? Quel Dieu? Le Père, le Fils, l'Esprit Saint?
La "conversion" d’Adrienne von Speyr a eu lieu le jour de la Toussaint, 1er novembre 1940. Plus tard, un jour, Dieu lui a fait la grâce de connaître de l’intérieur la vie d’une certain nombre de saints et leur prière. Les saints sont toujours vivants dans le monde invisible de Dieu. Mais si Dieu le veut et quand Dieu le veut, ils peuvent se rendre présents au monde d’en bas, d’une manière visible ou invisible. La Vierge Marie peut apparaître à Bernadette en 1858, comme elle est apparue tout au long des siècles à un certain nombre de croyants. Et non seulement la Vierge, mais nombre d’autres saints. Est-ce possible?
Une juive découvre la foi en Jésus Christ à l’âge adulte. Depuis toujours la foi des chrétiens lui semblait impossible : qu’un homme soit Dieu, c’est insensé. Et un beau jour, ou plutôt une belle nuit, elle s’est rendu compte de ceci : "En effet un homme ne peut pas être Dieu. Mais si Dieu existe, il peut devenir un homme! Il peut faire tout ce qu’il veut, et je ne vais pas lui dire comment il faut être Dieu" (Rosalind Moss dans R.H. Schoeman, Le miel du rocher, p. 138). Que des saints vivant dans le monde invisible de Dieu puissent se faire connaître de l’intérieur à des croyants d’aujourd’hui ou d’hier, pourquoi pas? "Je ne vais pas dire à Dieu ce qu’il peut faire et ne pas faire".
"L’Écriture de la nouvelle Alliance est là pour montrer que l’Esprit est toujours vivant et que le Fils vit toujours en lui. Elle est un signe que le Fils continue à agir sur terre. Quelque chose d’analogue vaut ensuite pour tout ce que l’Esprit inspire dans l’Église : les Pères de l’Église, les saints et leurs enseignements et leurs missions, etc. Tout cela est un prolongement de l’Écriture dans la mesure où l’Esprit est à l’œuvre de manière vivante. Et la réception de l’enseignement des saints par l’Église est un signe qu’elle reconnaît que l’Esprit est vivant. Les saints sont essentiellement des inspirés"(Adrienne von Speyr, NB 1/2, p. 242).
L’Esprit souffle où il veut. Les saints sont des inspirés, nous dit Adrienne, il y en a qui sont prophètes, qui parlent sous l’inspiration de l’Esprit, d’autres qui se "contentent" de vivre guidés par l’Esprit. Par tous, l’Esprit de Dieu peut nous toucher aujourd’hui encore, comme il peut le faire par l’Écriture et de bien d’autres manières.
Toutes les œuvres posthumes d’Adrienne von Speyr ont été rendues publiques en 1985 avec l’approbation explicite du pape Jean-Paul II, à l'occasion du colloque sur Adrienne qui s'est tenu à Rome en septembre 1985 (Cf. HUvB, L'Institut saint-Jean, p. 5). Le Livre de tous les saints a été dicté à partir de mars-avril 1946 (Cf. NB 9, p. 5-6). L'édition originale est datée de 1966. (Adrienne est morte en 1967).
Le livre de tous les saints n'est pas un discours sur Dieu laborieusement concocté par Adrienne von Speyr ou Hans Urs von Balthasar. Ce livre parle de Dieu dans le langage de gens du XXe siècle. Trouve-t-on quelque chose d'équivalent dans la littérature mystique de tous les temps? Pourquoi au milieu du XXe siècle, le ciel s'entrouvre-t-il de la sorte? Si Le livre de tous les saints est, à sa manière, un commentaire (inspiré) de l’Écriture (inspirée), faut-il vraiment le laisser sous le boisseau?
Patrick Catry
Annexe : Thérèse de Lisieux et Adrienne dans les années 1940-1944
Thérèse de Lisieux est mentionnée assez souvent dans toute l’œuvre d’Adrienne von Speyr, surtout dans certains volumes. Le P. Balthasar notait déjà (dans Adrienne von Speyr et sa mission théologique , p. 32) : “Avec passion, bien que non sans quelques légères réserves, elle traduisit en allemand l’Histoire d’une âme de Thérèse de Lisieux; son dialogue avec elle ne cessa jamais”. Dans le même ouvrage (p. 27), le P. Balthasar relève que bien des lois du royaume des cieux lui furent révélées par différents saints : apôtres et Pères de l’Église, mais aussi la petite Thérèse, le curé d’Ars qu’elle aimait beaucoup, sans parler de saint Ignace de Loyola et de beaucoup d’autres.
A défaut d’un relevé exhaustif de toutes les mentions de Thérèse dans l’œuvre d’Adrienne von Speyr, les pages qui suivent proposent de donner un aperçu de ce qu’on peut glaner dans le premier tome du Journal du P. Balthasar, au volume 8 des Œuvres posthumes (Erde und Himmel. Erster Teil: Einübungen, Johannes Verlag, Einsiedeln, 1975), qui n’est pas encore paru en français. Ce volume couvre la période qui va du 1er novembre 1940, jour du baptême d’Adrienne, au 30 avril 1944. Thérèse y est mentionnée au moins vingt-deux fois. Le P. Balthasar a pris soin de numéroter toutes ses notes prises souvent au jour le jour, mais sans toujours s’astreindre à indiquer la date exacte.
La première mention de Thérèse se trouve au N° 27 qu’on peut dater approximativement de mars 1941. Adrienne dit un jour au P. Balthasar : “Je connais encore si mal les saints!” (C’est la convertie de fraîche date qui parle). “Indiquez-moi un saint à qui je pourrais m’adresser”. Singulière demande, pensera-t-on peut-être. Mais cela dénote le souci de ne pas rester dans le vague. Le saint, ce doit être quelqu’un à qui on peut s’adresser. Elle ne dit pas : “qu’on peut prier”, mais : “à qui on peut s’adresser”. Le P. Balthasar lui propose alors deux noms : saint Ignace (ce qui peut aller de soi pour le jésuite qu’était alors le confesseur d’Adrienne) et la petite Thérèse. Tout le monde sait sans doute que, par la suite, le P. Balthasar écrivit un ouvrage sur Thérèse de Lisieux (Thérèse de Lisieux. Histoire d’une mission, Médiaspaul, réédition 1997) qui figure parmi les quelque quatre-vingt-cinq volumes dont il est l’unique auteur. Puis le P. Balthasar donna à lire à Adrienne les lettres de saint Ignace. “Elle trouva qu’elle n’avait jamais rien lu de plus magnifique; aucun autre livre que je lui prêtai, avant ou après, même pas sainte Thérèse, ne fit sur elle autant d’impression, et de loin”. On peut noter l’expression : “même pas sainte Thérèse”, pour remarquer tout de suite l’estime d’Adrienne pour la sainte de Lisieux dès qu’elle l’eut découverte. Seul saint Ignace peut la concurrencer, si l’on peut dire.
Au numéro suivant (28), donc toujours approximativement en mars 1941, il est question, comme très souvent dans ce Journal, du travail d’Adrienne comme médecin. Un jour, en auscultant une patiente, elle remarque qu’elle porte un scapulaire. Adrienne demande ce que c’est et, quand elle apprend que ce morceau de tissu a été en contact avec le corps de la petite Thérèse, elle est touchée “d’une étrange façon”. Que dire de plus? Le P. Balthasar lui-même n’ajoute pas souvent de commentaire aux faits qu’il consigne. Le détail est anodin mais il s’inscrit dans un ensemble. Au moins Adrienne est-elle sensible à certaines choses.
Le N° 53 est une lettre écrite par Adrienne sur deux jours : les dimanche et lundi de Pâques 1941; le P. Balthasar étant absent de Bâle, Adrienne lui écrit longuement (six pages dans l’édition allemande) pour revenir sur les événements des derniers jours où pour la première fois elle a vécu la Passion du Christ et où elle a fait l’expérience du samedi saint. Elle décrit aussi longuement ce que fut sa nuit de Pâques dont elle n’a pu encore parler à son confesseur. Le tout la laisse encore tout ébranlée et tout émue. Toute cette lettre est une grande action de grâce qui commence comme ceci : “Loué soit Jésus Christ dans l’éternité. Amen. Je ne puis commencer autrement que par ce cri car il contient tout”. Elle avait écrit les premiers mots de cette lettre l’après-midi du dimanche de Pâques à 4 heures. Elle reprendra encore la plume le lundi à 1 heure du matin, c’est elle qui le note. Juste avant la reprise de l’écriture le matin, elle avait écrit ceci : “Ma lettre est peut-être très incohérente mais une joie forte m’habite toujours. J’aurai besoin de jours et peut-être de mois pour en faire le tour en quelque sorte, mais le bonheur est en moi, je remercie Dieu et Jésus, et la sainte Vierge et la petite Thérèse – elle me devient très chère – et aussi saint Ignace et encore beaucoup d’autres…” Ignace et Thérèse vont de pair ici encore, mais la sainte de Lisieux est nommée dans l’action de grâce avant même Ignace, et ce avec un petit couplet qui lui est propre : “Elle me devient très chère”. Cela ne dit rien encore de ce qui va suivre.
Le 26 juin 1941 ou dans les jours qui suivent (N° 102) Adrienne a avec le P. Balthasar une longue conversation sur les saints. Elle trouve qu’il n’est pas juste de faire tant de bruit autour des procès de canonisation. “Les meilleurs saints sont ceux qui sont cachés. Et qu’a-t-on comme échelle pour mesurer la sainteté?” Les grâces “gratis datae” ne sont pas une échelle de mesure de la sainteté bien qu’elles peuvent aider à y croître… Encore une fois “les saints cachés sont les plus beaux”, même si on admet que les saints dûment canonisés sont réellement saints. Le P. Balthasar note un peu plus loin qu’Adrienne a avec chaque saint une relation tout à fait particulière. “Avec saint Ignace elle s’entend remarquablement”. C’est même devenu une véritable relation d’amitié. Et le P. Balthasar pose alors à Adrienne la question : “Et comment est-ce avec la petite Thérèse?” “Là, c’est tout différent”, répond-elle. Ce qui l’attache à elle, “c’est un tout autre genre d’amour, une sorte de tendresse, quelque chose de très tendre”. “Si elle avait comme patients Ignace et Thérèse, ajoute-t-elle, elle aimerait caresser doucement l’une tandis qu’elle pourrait donner éventuellement à l’autre une bourrade amicale”. A cette époque, Adrienne n’a pas encore vu Thérèse alors qu’elle a déjà vu saint Ignace assez souvent.
Le 25 août 1941 (N° 158), le Journal commence comme ceci : “Cette nuit, fortes douleurs. Et au beau milieu, une si grande grâce, une telle plénitude d’amour qu’il lui semble que tout son être n’est plus qu’adoration. Dans le feu de l’amour, elle veut se lever pour se mettre à genoux. Tout d’un coup le Seigneur est là à côté d’elle…” Aussitôt après, Marie se met à côté du Seigneur. Le Seigneur disparaît, Marie reste… et dit : “Pauvre petite”. Puis elle disparaît à son tour. A l’arrière-plan, pour la première fois visible, la petite Thérèse. “Elle avait quelque chose d’infiniment enfant, candide, sereine”. Adrienne resta ensuite jusqu’au matin en prière et en adoration. “Sa volonté de tout supporter est plus affermie que jamais. Bien qu’elle ait le sentiment que c’est vraiment presque assez et souvent presque un peu trop…” Ce 25 août 1941, Adrienne voit donc Thérèse pour la première fois dans le sillage du Seigneur et de Marie. Simple présence, sans un mot, au beau milieu d’une nuit de souffrances.
La mention suivante de Thérèse dans le Journal se trouve dans une lettre d’Adrienne, datée du 4 septembre 1941 (N° 172), adressée au P. Balthasar en retraite à Sitten. Vers la fin de cette lettre elle écrit : “Je lis la petite Thérèse de Ghéon, cette fois en français. L’Évangile de Jean en entier”. Son intérêt pour Thérèse ne faiblit pas. Elle cherche à mieux la connaître aussi par les moyens à sa disposition.
On arrive ensuite à la Toussaint 1941, premier anniversaire du baptême d’Adrienne. Elle a connu des journées de souffrances; la veille de la Toussaint elle en est soulagée, du moins en partie. “La fin proprement dite a lieu le soir à cinq heures. Elle est à l’hôpital Sainte-Claire pour son travail et, en passant dans le couloir du deuxième étage, elle voit Marie… C’était la première fois que Marie la rencontrait si visiblement hors de sa maison… Nous passons la soirée ensemble, elle est très heureuse, paisible, sereine, pleine d’esprit. La nuit suivante est une unique prière d’action de grâce. Elle prie à toutes ses intentions et elle apprend des choses très précises sur certaines personnes. Le matin, 1er novembre, elle voit la petite Thérèse. Puis une foule de saints qui se déplacent lentement avec des visages de fête” (N° 216)… Encore un présence silencieuse de Thérèse donc, mentionnée seule avant toute une série de saints. Aucun commentaire n’est donné.
Le N° 374 est daté du 20 août 1942. “Dans la nuit du jeudi au vendredi, grosse angoisse et maux de tête. Marie apparaît et avec elle un ange qu’Adrienne n’avait encore jamais vu et qui porte la couronne d’épines. Adrienne voudrait s’en saisir et la demander. Mais Marie lui fait comprendre qu’on ne doit pas vouloir s’en saisir soi-même. Elle sera donnée au moment et de la manière qui conviendront. Si on la désire soi-même, on se blesse d’une manière qui est fausse. Puis la couronne lui fut mise. Elle ne sait pas pendant combien de temps ni comment elle lui fut retirée. Là-dessus la Mère et l’ange disparurent. Adrienne fut saisie d’une grande angoisse. Ils pourraient être venus à moi (le P. Balthasar, sans doute) et m’avoir mis la couronne. Elle pria de toutes ses forces pour que cela ne se fasse pas. Alors la couronne lui fut offerte une deuxième fois. La petite Thérèse lui montra alors comment cette couronne se déplace à travers le temps, comment des gens ne cessent de devoir la porter afin qu’elle reste pour ainsi dire fraîche et efficace. Nous aussi, nous devons veiller à la transmettre”. Pour la première fois Thérèse fait davantage qu’être simplement présente. Elle figure parmi les innombrables saints qui ont enseigné à Adrienne quelque chose des mystères du royaume des cieux. Et la première fois que Thérèse intervient pour un enseignement, c’est au sujet de cette couronne d’épines que des gens doivent porter tout au long des âges. Saint Paul n’est pas loin : “Je complète en ma chair ce qui manque aux souffrances du Christ”. Ces souffrances doivent rester “fraîches et efficaces”, et elles le sont parce que des gens les portent à nouveau à chaque époque. C’est Thérèse, après Marie, qui est chargée pour ainsi dire de confirmer Adrienne dans sa mission de souffrance, qui est l’une de ses missions.
Dans la nuit du 1er au 2 octobre 1942 sans doute (N° 439) Adrienne a une vision qui dure longtemps. C’est une vision qui concerne la communauté qu’elle est appelée à fonder, l’enfant, comme elle l’appelle très souvent dans ce Journal. C’est une vision toute en symboles. En ce qui concerne Thérèse dans cette vision, Adrienne voit un groupe de saintes occupées à travailler, et leur travail consiste à façonner des pierres (les futures membres de la communauté sans doute). Dans ce groupe, Adrienne reconnaît la Mère de Dieu et la petite Thérèse, peut-être aussi Élisabeth. “On voyait qu’elles façonnaient de petites pierres, et cela, non avec des instruments mais simplement en les prenant en main et en les passant de main en main. Chacune avait ses pierres particulières. Seule Marie n’en avait pas parce que toutes lui appartenaient. Les pierres étaient chaque fois une partie, un aspect de l’enfant. Mais dans ce travail, tout se préparait d’une certaine manière”. Cette petite scène symbolique montre en Thérèse l’une des “patronnes” de l’enfant. On la retrouvera encore dans ce rôle.
Au matin du 1er novembre 1942 (N° 449) , “une foule de saints se trouvaient près de son lit”. Parmi eux, Marie, “rayonnant une incroyable beauté. Une foule de saints connus et inconnus”. Ignace était là, et aussi Cécile “qui est toujours là quand c’est fête”. Et puis pour la première fois elle a vu la grande Thérèse. A l’arrière-plan il y avait aussi la petite Thérèse et Jeanne d’Arc. Adrienne n’en dit rien de plus : une simple présence.
En novembre 1942 (N° 472), Adrienne a une vision sur les dons qui viennent du ciel. Elle-même était au ciel avec un grand panier et beaucoup de saints étaient autour d’elle. Le panier contenait ce qu’elle pouvait offrir. Il y avait là deux sortes de dons : des dons “éphémères” et des dons “impérissables”. Mais Adrienne corrige aussitôt ces expressions : des dons “limités” et des dons “infinis”, des “divisés” et des “non-divisés”. “Quelque chose de ces derniers dons est accessible à tout homme : elle peut faire sentir ses fleurs à chacun; c’est un cadeau, le même pour tous, mais il n’est pas diminué par le partage”. L’autre genre de don – le don divisé – est largué : par exemple on donne à quelqu’un la fleur qu’on a en main. On n’en a en main qu’un nombre limité, par exemple douze fleurs. “D’une certaine manière on peut les distribuer selon son propre choix et à son gré”. Adrienne comprend que du ciel aussi on peut distribuer des dons des deux manières. Elle donne alors en exemple la petite Thérèse. “Vingt personnes la prient pour avoir le même don”. Toutes vont recevoir d’elle quelque chose, et elles vont avoir part à son don général et à son amour. “Mais un seul va recevoir le don particulier qu’il a demandé”. Le P. Balthasar demande alors à Adrienne si la petite Thérèse choisit ce don comme elle l’entend. Réponse d’Adrienne : “Naturellement elle peut prendre part à la décision. Mais finalement c’est Dieu qui décide par son choix. Cependant nous sommes insérés dans ce choix. Également celui qui prie et qui obtient par la suite ce qu’il a demandé prie d’une manière particulière de telle sorte que c’est justement lui qui recevra. Lui aussi est inséré sans pour autant perdre sa liberté”. Le P. Balthasar ajoute simplement en conclusion : “Quand Adrienne eut compris tout cela, elle ne fut plus triste de ce que le don ait aussi un côté limité”. Cette nouvelle vision symbolique, comme toutes les autres, est porteuse d’un enseignement. Il arrive à Adrienne de ne pas comprendre le sens d’une vision alors que son confesseur se trouve en mesure de le faire. D’autres fois, c’est le ciel lui-même qui le lui explique ultérieurement. Il arrive aussi que l’explication ne vienne pas… du moins dans le Journal .
On arrive ensuite au 20 juin 1943 (N° 684), fête de la Sainte Trinité. Adrienne a une grande vision d’anges et de saints en ordre de procession en l’honneur de la fête du jour. “Tous portaient des symboles trinitaires… La petite Thérèse portait trois fleurs en main : rouge, blanche et bleue, qui ensuite se réunirent et dont sortit un unique bouquet de roses”. Les anges, eux, portaient des flambeaux à trois branches dont les lumières confluaient en une seule. Marie portait un châle d’un blanc éclatant de trois sortes… En fait pour les symboles trinitaires, Adrienne se limite à Marie, à Thérèse et aux anges. Elle a décrit peut-être aussi les autres, mais le Journal n’en a pas gardé trace.
Le matin du dimanche 11 juillet 1943 (N° 725), visite de beaucoup d’anges et de saints. “Les anges étaient innombrables. La petite Thérèse. Puis Ignace… Puis Marie”. Encore une fois simple présence, semble-t-il. Pas de paroles, pas de scène symbolique.
Le même jour, l’après-midi (N° 726), Adrienne demanda au P. Balthasar de revoir avec elle sa traduction en allemand de la petite Thérèse, à laquelle elle travaillait depuis longtemps. “Nous avons lu et corrigé durant plusieurs heures. La traduction n’était pas précisément bonne, du moins celle du premier chapitre”. Il faut peut-être se rappeler ici que la langue maternelle d’Adrienne était le français et qu’elle ne s’était mise sérieusement à l’allemand que vers l’âge de vingt ans lorsque sa famille s’installa à Bâle. Le P. Balthasar note quelque part qu’elle ne maîtrisa jamais parfaitement l’allemand. On comprend donc assez facilement les lacunes de sa traduction et le besoin qu’elle avait de se faire contrôler. La traduction de l’Histoire d’une âme par Adrienne parut finalement aux éditions Saint-Jean en 1947 (Cf. Mission et médiation. Hans Urs von Balthasar, Ed. Saint Augustin, Saint-Maurice [Suisse], 1998, p. 26). Puis le même jour encore Adrienne et son confesseur échangèrent sur le style trop fleuri à leur gré de l’Histoire d’une âme. Fallait-il l’écarter ou non? Finalement Adrienne dit : “Naturellement ce n’est pas notre style. Mais je voudrais continuer le travail pour bien établir que ce style fleuri a sa place et qu’il est juste et catholique même si beaucoup de choses ne sont pas à notre goût”. Et puis pendant que continuait le travail de révision ce jour-là, il y eut à nouveau une présence de saints, comme le matin, et parmi eux à nouveau la petite Thérèse. “Elle regarda un instant le travail. Elle paraissait heureuse et semblait fleurie comme son style. Mais tout à fait ravissante”. Et le Journal ajoute: “Ignace également jeta un long coup d’œil”. Cette journée du 11 juillet se termine là. Comme toujours c’est un sobre compte rendu sans commentaire.
Pour le mardi 13 juillet 1943 (N° 730), le Journal rapporte entre autres événements une conversation tenue l’après-midi entre Adrienne et une certaine Mlle H. Celle-ci avait dû faire un séjour en hôpital psychiatrique et elle avait retrouvé la santé par l’intermédiaire d’Adrienne. Ce jour-là, Mlle H. exprime à Adrienne la pensée que le mot de la petite Thérèse sur les roses qu’elle répandrait sur la terre quand elle serait au ciel manifestait une certaine prétention. Mlle H. demande alors à Adrienne si elle-même oserait jamais dire qu’au ciel elle ferait ceci ou cela. Et Adrienne de répondre oui. Et elle s’explique : “Nous savons quand même que le Seigneur nous a sauvés et qu’il a préparé le ciel pour nous”. Quant à elle, elle sait qu’au ciel il y aura beaucoup à faire…La discussion sur le sujet s’arrêta là.
Un lundi au début du mois d’août 1943, “une très belle journée” , commence par dire le Journal (N° 777). “Le matin, un grand nombre de saints”: Marie, Ignace, François-Xavier pour la première fois, la petite Thérèse et la grande, Cécile, Augustin et beaucoup d’autres. Le P. Balthasar ajoute : “Elle me parle longuement de cette visite et elle me décrit le caractère de chacun”. Mais on n’en saura pas plus, sauf pour Augustin…
Le samedi 18 septembre 1943 (N° 802), Adrienne a une très longue vision qui commence le matin et dure toute la journée. Il y est longuement question de la manière dont différents saints portent une certaine chevalière; et suivant la position de la chevalière, se manifeste le genre de relation qu’ils ont vis-à-vis de Dieu et vis-à-vis des hommes. Le premier qui se présente, c’est Ignace, et on nous explique comment il était avec les hommes et avec Dieu. A la fin il ajoute “qu’il y a des moniales à qui il arrive de porter toujours vers l’extérieur le côté mince et vulnérable” de la chevalière. Au même instant parut la petite Thérèse; elle avait à son doigt la chevalière avec le côté fin tourné vers l’extérieur. Le Journal alors commente : “Adrienne comprit par là une foule de choses sur la vie dans les monastères de moniales contemplatives : combien ici tout le but est de ne pas tourner en habitude le sacrifice quotidien, mais qu’il atteigne constamment l’âme sans défense et sans protection. Combien est important dans ces monastères le qui, dans la vie des laïcs et des actifs, serait hors de propos”. Voilà pour Thérèse. Vint ensuite le tour de Catherine de Sienne, du curé d’Ars et de saint Augustin. A nouveau une scène symbolique remplie de signification, mais sans guère de paroles explicatives.
Peu avant le 18 octobre 1943 (N° 829), Adrienne a vu une nuit la petite Thérèse. “Elle ratissait une allée avec un râteau”. Elle disait que c’était son métier. Quand tout fut bien propre, Marie y passa. Thérèse disait qu’arracher des mauvaises herbes ne faisait pas partie de sa mission. Puis Adrienne vit la même allée un peu plus loin; là Ignace et Paul arrachaient des mauvaises herbes à la sueur de leur front. L’explication vint alors : “Il fut… indiqué que l’enfant ne pourrait venir, que Marie ne pourrait passer dans l’allée, que lorsqu’elle serait toute propre et désherbée”.
Au début de décembre 1943 (N° 941) le P. Balthasar interroge un jour Adrienne sur la nature du Carmel. “On peut peut-être dire ceci, répond Adrienne : au début la carmélite – la petite Thérèse par exemple – est totalement occupée d’elle-même et de son but éternel; puis vient le temps où elle passe du côté des jésuites et se consacre totalement au salut des âmes”.
Le 8 décembre 1943 eut lieu une réunion de quatre jeunes filles autour d’Adrienne et du P. Balthasar en vue de la fondation; la rencontre commença à la chapelle par un temps de prière et d’enseignement et se poursuivit chez Adrienne par un temps d’échanges. Le lendemain (N° 945) Adrienne raconta à son confesseur comment elle avait vu la soirée. “A la chapelle, il étaient . Marie se trouvait à droite de l’autel et, autour d’elle, les patrons : Ignace, la petite Thérèse, la grande Thérèse, Augustin, Paul, Cécile et beaucoup d’autres”. Rien d’autre à dire que cela : la petite Thérèse fait partie des saints “patrons” de la future communauté.
Durant le mois de mars 1944, au cours d’une nuit de vendredi à samedi, Adrienne eut beaucoup de visions (N° 1050). Une série de ces visions tournait autour des voies vers la sainteté. Adrienne s’étonne de la diversité de ces voies : la grande Thérèse, puis François d’Assise. Et puis “elle vit un rapport singulier entre Ignace et la petite Thérèse, comme si Ignace avait commencé tout d’un coup à s’intéresser beaucoup à elle à un certain stade de son cheminement; comme s’il essayait de la tirer, de lui suggérer quelques petites choses qu’elle comprenait ensuite à sa manière qui n’était pas tout à fait celle d’Ignace. Il l’aurait voulue un peu plus virile”. Le P. Balthasar n’ajoute aucun commentaire. On peut quand même noter qu’il y a une action possible des saints du ciel sur les habitants de la terre, entre autre bien sûr des saints canonisés et de ceux qui le sont en devenir. “Adrienne a enseigné (à son confesseur) que les frontières du ciel et de la terre sont fluides” (Marc Ouellet, dans Mission et médiation. Hans Urs von Balthasar, Saint-Maurice [Suisse], 1998, p. 170).
Enfin la dernière mention de Thérèse dans ce premier tome du Journal (page 487) figure dans des notes manuscrites d’Adrienne ajoutées par le P. Balthasar à la fin de ce volume; elle est datée du 14 février 1944 : “Parfois j’envie presque la petite Thérèse; quand elle est dans l’obscurité et la sécheresse, elle ne doute jamais que le Seigneur l’aime le plus justement dans cet état”. Aux spécialistes de Thérèse de dire si ce jugement sur elle est juste. Adrienne écrivait cela parce que elle-même, par la grâce de Dieu, connaissait souvent le “trou”: le “trou” est le terme utilisé par Adrienne pour dire un état d’abandon de Dieu qui peut prendre des formes et des degrés divers mais qui est toujours davantage qu’une simple absence de consolation (Cf. N° 127); c’est la désolation de la souffrance, le doute, l’absence de foi, l’angoisse, la tristesse désespérée, l’obscurité totale, la certitude même de sa propre damnation. C’est ce qui fait écrire ce jour-là à Adrienne qu’elle envie parfois la petite Thérèse.
Les lignes ci-dessus signalent simplement la présence de Thérèse de Lisieux dans le tome premier du Journal. Resterait à continuer le relevé pour le reste de l’œuvre.
Patrick Catry
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2. Le livre de tous les saints. Tome 2
Introduction
"Le livre de tous les saints. Deuxième partie" d'Adrienne von Speyr figure parmi ses œuvres posthumes (Nachlassbände I/2, 295 pages, édité en 1977) ; il n'est pas encore paru en traduction française. C'est un ouvrage très composite, comme on peut s'en rendre compte en consultant la table des matières dont voici l'essentiel :
SUPPLÉMENTS AU "LIVRE DE TOUS LES SAINTS" I/1
I. Sainteté et communion des saints (p. 15-26)
Communion des saints – Toussaint – Les saints dans la communion des saints – Prière dans la communion des saints - De la sainteté - De la mission des saints et du danger de leur schématisation - Action et contemplation chez les saints - Psychologie des saints.
II. Portraits de saints ( p. 27-100)
Job - Daniel et Jean – Joachim, Zacharie, Joseph – Jean-Baptiste - Visite de Marie à Élisabeth - Siméon et Anne - Marie de Béthanie et Marthe - Marie de Béthanie et Marie, la Mère du Seigneur - Trois apôtres : Jean, Pierre, Jacques - Corps et esprit chez les apôtres (Pierre au Thabor, Les trois disciples au mont des oliviers, Au lac de Tibériade - Marie et l'eucharistie - Pierre dans les Actes des apôtres - Paul et l’Église - Pierre et Paul avec leurs écrits – Augustin - Augustin et Newman – Denys - Trois formes de prière : Elisabeth de Thuringe, Thérèse d'Avila, Ignace - Thérèse d'Avila - Angèle Merici - Marguerite-Marie Alacoque - La petite Thérèse parle d'elle-même : Grande et petite sainteté, Trouver Dieu dans la famille - Le temps au pensionnat - Prière au couvent - Justice, miséricorde, enfer - Son insistance pour entrer en religion - L'acte de consécration à l'amour miséricordieux - La "demi nuit" - La mystique - La méditation de la petite Thérèse - Inquiétude de la petite Thérèse - La petite Thérèse et la Sainte Face - Thérèse et Catherine de Sienne dans la prière - Vianney dans sa jeunesse - Vianney et la confession - Elisabeth de la Trinité - Lucie de Fatima - Le moi et le on chez les saints : La petite Thérèse, Roothaan, Thérèse d'Avila, Elisabeth de Thuringe, Augustin, Thomas d'Aquin, François Borgia, Jean Berchmans, François de Sales, Newman, Ignace.
III. Sainteté et humiliation (p. 101-126)
Au sujet de l'humiliation - Obéissance et humiliation (extase d'obéissance pour entrer dans l'humiliation trinitaire) - Extase d'obéissance concernant la décision de l'incarnation - Unité de l'humiliation et de l'obéissance - Découverte de l'humiliation - Adrienne expérimente dans l'extase l'humiliation de l’Église - Le Seigneur humilie l’Église - Obéissance des prophètes (extase d'obéissance dans l'humiliation) - Job dans l'humiliation - Les saints et l'humiliation - Madeleine dans l'humiliation - Elisabeth de Thuringe dans l'humiliation - Catherine de Sienne dans l'humiliation - Marguerite de Cortone dans l'humiliation - Stanislas dans l'humiliation - Lacordaire dans l'humiliation - Foucauld dans l'humiliation.
IV. Épreuves de disponibilité de quelques saints (p. 127-138)
Thérèse d'Avila - Thérèse de Lisieux - Marie-Madeleine de Pazzi – Gertrude - Jeanne de Chantal - Marie de l'Incarnation - Mechtilde de Magdebourg - Marguerite-Marie Alacoque - Sophie Barat - Mechtilde de Hackeborn - Françoise romaine - Maria Ward - Marguerite Ebner - Gemma Galgani - Catherine Labouré.
V. Marie (p. 139-199)
Ecce ancilla - Prérédemption – Corédemption - Prérédemption de Marie depuis la création (Marie, première Ève) – Au sujet de la pré-rédemption - Corédemption de Marie - L'unité de Marie dans l'unité du Christ - Comment Marie est médiatrice - Mère des vivants : Ève et Marie - Marie et les prophètes - Marie dans l'histoire du salut - Mission de Marie durant la Passion - Corédemption à la croix - Corédemption avec les pécheurs - Marie et l'Esprit à la croix - L'Église : Ève et Marie - Marie et le ministère - Marie et la Pentecôte - Marie et le corps du Christ - Marie et l'eucharistie - Maternité de Marie.
SUPPLÉMENTS AUX AUTRES ŒUVRES POSTHUMES
Supplément au tome III (p. 203-207)
Marie devant la mort de son Fils - Corédemption le samedi saint.
Supplément au tome IV (p. 209-219)
Un "enfer" sur l'omission - Un "enfer" sur confession et direction - Un "enfer" sur manquer quelque chose et s'adapter : Ap 19,17 s.
Supplément au tome V (p. 221-238)
Extases d'obéissance : L'angoisse de Dieu, Les missions et leur origine - Indications pour la mystique : Passage graduel aux visions, Mystiques et non-mystiques, Remarque sur les révélations, Vision, transport, vision du Christ, De l'interprétation des visions, "Révélations privées", Discrétion dans la contemplation, Direction des mystiques.
Supplément au tome VI (p. 239-247)
Marie, l'Ecriture sainte et l'inspiration - La "kénose" du Fils - Nourrir l'enseignement.
Supplément au tome VII (p. 249-259)
Sur l'obéissance d'Adrienne à différents âges de sa vie : Six ans, Douze ans, Novembre 191, Université 1923/24 - 2e semestre, 1932. Après une année d'exercice de la médecine, Fin mai 1940.
Supplément aux tomes VIII-X (p. 261-277)
Jour de première communion 1946. Madeleine et la confession – 10 novembre 1947 - 12 novembre 1947. Conversation et prière - Fin septembre 1949. Enseignements de la Mère - Les deux états et la Trinité - Nouvel an 1950. Noël au ciel - Février 1949. Suspension de Marie dans l'Esprit Saint - Chandeleur 1950. Marie au ciel - Au sujet de la nuit (Marie - Jean de la croix) - Annonciation à Marie - Marie et la connaissance de sa propre sainteté.
Supplément au tome XI (p. 279-294)
Paroles de "notre Père saint Ignace" : Ignace aujourd'hui - "Ne vous inquiétez de rien" - Vers le "troisième degré" - Appel relatif et absolu – Religieux morts - Organisations ecclésiastiques - Les prêtres séculiers - Paul et la confession - Confession personnelle - Examen de conscience - L'examen particulier - Mystique et discernement - Direction spirituelle des simples - Les jeunes et leurs difficultés - Deux états – Coadjuteurs - Conseils pour la direction spirituelle - Sur les évangiles.
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La préface du P. Balthasar à ce volume est brève (deux pages), en voici l'essentiel.
1. Dans la première partie, le titre "Portraits de saints" contient quelques visions qui ressemblent aux tableaux du précédent volume, mais s'y ajoutent des comparaisons entre plusieurs saints et surtout des considérations générales sur la sainteté et sur la communion des saints.
Dans "Sainteté et humiliation", il s'agit de montrer le rapport intime qui existe entre sainteté et humiliation; ce qu'Adrienne a dicté à ce sujet est en grande partie le fruit de ses propres exercices de pénitence humiliants.
Les "Épreuves de disponibilité" font partie des choses les plus extrêmes qui ont été demandées à Adrienne. A partir de quelques exemples choisis dans ce qu'elle vivait elle-même intimement, il fallait que soit montré jusqu'où la disponibilité humaine pouvait s'approcher du oui parfait. Ici aussi, Adrienne fut transportée dans l'âme des saints concernés, tels qu'ils étaient sur terre, et elle répond pour eux à des "exigences" de Dieu toujours plus dures et plus invraisemblables. L'enseignement qu'elle développe partout de la sainteté comme oui (à Dieu) présente ici son épreuve existentielle ultime, non en Adrienne elle-même, mais dans des exemples provenant de la communion des saints.
L'ascension abrupte vers un oui toujours plus profondément purifié conduit en toute logique au sommet qu'est "Marie". Toutes les œuvres d'Adrienne, surtout le Journal, montrent à quel point elle a passé toute sa vie avec Marie et en Marie. Sans cesse ses visions gravitent autour de tous les aspects du mystère de Marie, précisément aussi de ses aspects les plus féminins et les plus tendres. Mais ici, où il s'agit du cœur de la communion des saints, le regard plonge avec une force spéculative inouïe au cœur du mystère qui est visé par les termes de "prérédemption" et de "corédemption". Des points de vue qui, à partir de l'Ecriture, étaient familiers aux Pères de l'Eglise, à la spéculation ultérieure et à la liturgie, mais dont les rapports ultimes demeuraient pourtant souvent incertains, sont ici éclaircis et ordonnés. Non certes sous la forme d'un traité scolastique, mais dans une pensée qui revient sans cesse sur le sujet et dont les différentes perspectives ne cessent de viser le même centre. Il serait possible que soient ici ouvertes de nouvelles voies que la théologie ecclésiale pourrait suivre sans danger et où elle pourrait arriver à des découvertes importantes.
2. La deuxième partie apporte des compléments aux autres œuvres posthumes. Le P. Balthasar note ici l'ordre chronologique de parution de ces œuvres : I/1, III, VII en 1966 ; II, XII en 1969 ; V, VI en 1970 ; IV en 1972 ; XI en 1974 ; VIII, IX en 1975 ; X en1976 ; I/2 en 1977. On se rappellera qu'Adrienne est morte en 1967. Le P. Balthasar avait pris en sténo une quantité presque incalculable de notes. Après une première répartition en douze tomes, il apparut que certains matériaux auraient dû être attribués à un tome déjà paru ; ils figurent dans le présent volume. Le P. Balthasar précise : "Presque toutes les pièces ajoutées ici sont de grande importance et indispensables pour une étude approfondie de la théologie d'Adrienne, ainsi par exemple les extases d'obéissance... Bien des éléments plus personnels (instructions, exhortations et consolations) n'ont pas été reproduits. Même sans cela, ce qui est ici présenté est plus que suffisant".
Patrick Catry
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Quelques textes
Table des matières des textes choisis
1. Communion des saints – 2. La visite de Marie à Élisabeth – 3. Les trois disciples au mont des oliviers – 4. Prière d’Élisabeth de Thuringe – 5. Vianney dans sa jeunesse – 6. Au sujet de l’humiliation dans l’Église – 7. Madeleine dans l’humiliation – 8. Épreuves de disponibilité de quelques saintes – 9. Catherine Labouré – 10. Prérédemption – corédemption – 11. Passage graduel aux visions - 12. Discrétion – 13. Marie, l’Écriture et l’inspiration – 14. Sur la kénose du Fils – 15. Chandeleur 1950. Marie dans le ciel – 16. Annonciation.
1. Communion des saints
Dieu, en sa Trinité, jouit de la communion la plus sainte et de l'échange le plus intime de l'amour. C'est dans cette joie que Dieu fonde l'Eglise du Seigneur. Elle est l'expression de l'invitation faite aux hommes par le Fils incarné à entrer dans la communion avec le Père et l'Esprit Saint, qui est la sienne. Et de même que Dieu le Père a créé le monde en communion avec le Fils et l'Esprit, de même le Fils engendre l'Eglise dans la même communion, et quiconque y entre, il le fait participer aux biens de la communion selon un certain degré de conscience. Les hommes certes sont chargés de péchés, inattentifs, indignes des honneurs et des joies qui leur sont offertes par la communion des saints. Néanmoins la communion porte son nom non seulement d'une manière superficielle, mais avant tout, en raison de la présence du Seigneur en son centre, elle porte absolument le caractère de la sainteté. Il la lui offre, il reste en elle, se révèle en elle afin aussi que sa sainteté à elle ressorte clairement. Il se sent chez lui dans l'Eglise, en elle il rencontre les siens. Et il voudrait que les croyants également se sentent ici chez eux et l'y rencontrent et aient part à l'infiniment grand qu'il leur propose, même s'ils ne comprendront jamais totalement cet infiniment grand, et même si cet infiniment grand a pour eux un certain caractère insolite du fait de leur état de pécheurs. Ils sont chez eux, mais ils pourraient l'être beaucoup plus en tant que saints par la sainteté du Seigneur. Et par cette sainteté ils devraient devenir des saints eux-mêmes en ne résistant pas à la grâce et en ne lui opposant aucun refus. Et toutes les grâces qui leur sont offertes sont des grâces de la communion des saints : la grâce de sanctifier leur vie, la grâce de prier et de porter pour les autres, d'être parfaitement disponibles, de reconnaître en chacun des autres ce qu'est le Seigneur, de voir en tout homme l'humanité que Dieu a assumée; car le mystère de l'incarnation se manifeste partout. Quand il vivait parmi nous, le Seigneur a institué les sacrements et, parce qu'ils nous rencontre partout comme pécheurs, il a institué le sacrement de la réconciliation et c'est peut-être comme pénitents justement que nous discernons le mieux la nature de l’Église : indigne parce que pécheresse, digne parce que rachetée. Et en chaque communion le Seigneur s'offre lui-même, il prend domicile en nous de sorte qu'à cet instant ce n'est plus nous qui vivons mais lui en nous. Lui qui, dans l'hostie, est totalement présent, ne faisant qu'un avec le Père et l'Esprit comme depuis toujours dans l'éternité (p. 15-16).
2. La visite de Marie à Élisabeth
Marie se réjouit d'aller voir sa cousine, d'être avec elle, de vivre avec elle dans une nouvelle lumière. Elle voit que sa vie à venir sera toujours plus lumière. Mais cela la chagrine de devoir mener avec son entourage une sorte de double vie. Le grand mystère est en elle, il la remplit d'un bonheur tout à fait supraterrestre. Mais elle ne peut pas demeurer dans sa contemplation de telle sorte que ce bonheur se maintienne sans discontinuer, car Dieu veut qu'elle vive en ce monde au milieu des hommes. La divergence est pour elle si sensible qu'elle l'accable; à certains moments tout lui semble irréel. Elisabeth est pour elle l'image d'une femme raisonnable, paisible, aimable. Elle se réjouit de se confier à elle. Et il lui semble que si elle pouvait parler avec sa cousine, la répartition de la lumière et de l'ombre serait plus juste. Non en ce sens qu'elle voudrait se débarrasser de ce qui est difficile ou être toujours dans la clarté; elle a offert à Dieu sa disponibilité et son don d'elle-même et elle voudrait y demeurer aussi parfaitement que Dieu le souhaite. Elisabeth, pense-t-elle, pourra la conseiller, ensuite elle verra plus clairement son chemin. Non qu'elle voudrait y voir plus clair que Dieu ne l'a prévu. Elle voudrait seulement tout faire comme il le veut et elle est convaincue que sa rencontre correspondra tout à fait à la volonté de Dieu. - (Parle-t-elle du mystère avec Élisabeth?) Dès qu’Élisabeth aperçoit Marie, elle a une intuition. Mais Marie sait alors qu'elle n'a pas besoin de parler de son secret, de ce qui lui est arrivé dans l'Esprit Saint. Elle parle de son attente et Elisabeth comprend que c'est l'attente du Sauveur qui vient de Dieu. En ce qui concerne l'origine de l'embryon, Elisabeth n'a aucune curiosité, elle ne pose pas de questions. Marie sait qu’Élisabeth sait exactement ce qu'il est juste et nécessaire qu'elle sache, et Marie en sait autant pour elle-même. Et ensuite les deux femmes connaissent le tressaillement de Jean dans le corps d'Elisabeth, et elles savent que leurs enfants sont unis l'un à l'autre en Dieu. Et qu'en tant que mères elles ont beaucoup de choses en commun et que ce qu'elles ont en commun se trouve en Dieu. Elles parlent ensemble de tout ce qui concerne leur meilleur don d'elles-mêmes, de leur obéissance profonde. Sans bavardages, dans une conversation paisible dont le fond est le désir d'obéir toujours mieux à Dieu. - (Et Zacharie?) Il se trouve en marge avec sa non-compréhension, mais aussi avec sa bonne volonté. Il fait partie de ceux qui ne peuvent pas croire tout de suite. Quand il s'est suffisamment étonné, il devient croyant. Devant une nouveauté inattendue, il s'effraie. Il est de ceux qui disent d'abord non et qui ensuite font. (Qu'y a-t-il de grand en lui?) Une fois qu'il a commencé à croire, c'est totalement, et il est prêt à supporter toute humiliation. Presque comme si sa première réaction négative lui avait été imposée pour qu'ensuite son oui soit d'autant plus vigoureux et qu'il soit d'autant plus humilié d'avoir d'abord dit non. Il pourrait presque être le patron des humiliés (p. 38-40).
3. Les trois disciples au mont des oliviers
Les disciples qui accompagnent le Seigneur au mont des oliviers ont certes un désir de lui appartenir qui pénètre tout leur être. Cependant davantage leur être corporel, car chaque fois qu'ils sont appelés à comprendre, leur esprit se dérobe. La chair est faible, mais surtout parce que leur esprit n'est pas encore formé. Le peu qu'ils ont compris est solide. Ce qu'ils ont compris corporellement du Seigneur est beaucoup plus; mais ce qui est corporel est faible. Jusqu'à présent aussi il y a eu peu d'occasions de renoncements spirituels. On ne peut absolument pas les confondre ici avec Paul. Pour eux ce ne fut pas difficile d'accepter la foi nouvelle. C'était des gens simples, des rustres d'une certaine manière. Maintenant au mont des oliviers, ils sont saisis par le spirituel et ils ne savent que faire. Ils voient que le Seigneur entre dans une grande souffrance. Chacun des trois éprouve les choses de manière très différente. - Pierre ressent la tâche qui est angoissante. Il sait quelque chose de l'Eglise future, qu'il doit représenter. En voyant la souffrance du Seigneur, l'angoisse le saisit qu'il pourrait lui aussi sombrer dans la souffrance, qu'il devrait se détacher de sa mission avant qu'il l'ait vraiment saisie et qu'il l'ait accomplie. Il a pitié de lui et du Seigneur. Il voudrait bien aider, mais il ne sait pas comment. Il éprouve l'angoisse d'un homme qui, devant une catastrophe, voudrait trouver une solution radicale quelconque, mais qui ne voit aucune possibilité. Il ne peut pas surmonter son angoisse. C'est comme l'angoisse d'un paysan qui regarde sa maison en flammes et son bétail brûler. - Jean a l'angoisse de l'amour. Il a de l'angoisse pour le Seigneur. Et il craint de le perdre. (Adrienne elle-même tremble d'angoisse). Il a une telle angoisse…, il n'a peut-être pas été à la hauteur, il n'a peut-être pas tout donné, il n'a pas su au fond ce qu'était l'amour. Il ferait tout pour sauver l'amour, mais il ne voit pas ce qui peut arriver. - Jacques se trouve entre les deux. Il a une angoisse qui ne peut se formuler, qui ne peut se justifier, un malaise qui le saisit tout entier, corps et âme. Et il est contaminé par l'angoisse des deux autres. Il voudrait venir en aide aux deux pour qu'ils puissent aider le Seigneur. Il voudrait se prodiguer, mais il ne sait pas comment. - Ils dorment par pur désarroi. Ils ont le sentiment que leur heure n'est pas venue, qu'ils doivent peut-être rassembler leurs forces. … Ils ne peuvent contribuer en rien à la décision; cette conscience est pour eux humiliante. Ils laissent le Seigneur chercher seul la solution. Jean est tellement accablé d'angoisse et de tristesse que, comme un enfant, il s'endort en pleurant. L'exigence spirituelle démesurée les a tous épuisés (p. 46-48).
4. Prière d'Elisabeth de Thuringe
Élisabeth de Thuringe est restée dans sa prière comme l'était la petite Thérèse enfant : elle a un constant besoin d'être en conversation avec Dieu. Mais Elisabeth est très avare de paroles dans sa prière. Elle est totalement ouverte et elle est comme une enfant; mais elle entend et voit beaucoup plus qu'elle ne parle elle-même. Les autres ne sont aucunement pour elle un obstacle à la prière, ils la nourrissent plutôt. Elle voit le Christ tout à fait réellement en ceux qui souffrent; en ceux qui sont dans le besoin elle rencontre les besoins du Seigneur. Il va tellement de soi pour elle de prier qu'elle ne pourrait rien dire de la durée de ses prières. Elle est simplement dans la prière et elle y reste. Elle y est comme un enfant est dans un jardin. Ici il découvre un nid avec des œufs et il se réjouit, là un oiseau mort et il est terriblement triste, mais tout fait partie de sa vie. Pour Elisabeth, tout ce qu'elle vit et souffre fait partie de son existence en Dieu. Quand par exemple elle dit un Notre Père et que, pendant ce temps, un souci lui vient, il fait partie de son Notre Père. "Que ta volonté soit faite" : justement dans ce pauvre qui lui arrive maintenant. "Notre pain de chaque jour" : donne-le lui! Il n'y a pas d'interruptions, mais seulement des correspondances (p. 59).
5 – Vianney dans sa jeunesse
Il a eu dans sa jeunesse une expérience de prière. Un jour, il a dit un Notre Père sans beaucoup d'insistance, avec la disposition d'esprit où l'on se dit : je vais encore vite prier un peu maintenant. Et tout d'un coup il remarque que la prière devient vivante en lui. Qu'elle devient en lui la clef qui ouvre toute la richesse de Dieu. Que, par la prière, Dieu nous donne la possibilité d'avoir part à ses trésors. Comme si quelqu'un ouvre une armoire pour prendre une pièce de monnaie et il en tombe des sacs entiers. Mille fois plus. Mais pour qui a de l'argent les besoins s'accroissent. J'économise vingt francs pour acheter une robe. Mais si je reçois un million, je peux en quelque sorte tout me payer. Celui qui reçoit les trésors de prière de Dieu comprend qu'il peut oser les choses les plus folles. Vianney comprend tout d'un coup qu'il a part au pays tout entier de la grâce. En priant, il peut s'emparer de tout. Il s'enhardit, avec la grâce de Dieu, à regarder dans les cœurs des pécheurs. Il le fait aussi avec certitude. Pour la plupart des chrétiens, la formule: "Dieu peut tout" est une affirmation vide de sens. Ils n'ont pas le courage d'entrer dans ce tout. Mais Dieu se réjouit quand nous le dévalisons. Tout cela fut dans la vie de Vianney une expérience unique. Une expérience inaugurale. Ce qui y fut décisif demeure toujours vivant par la suite, il peut y revenir. Vis-à-vis de Dieu, l'homme peut toujours revenir à des grâces déjà reçues (p. 88).
6. Au sujet de l'humiliation dans l’Église
Le plus dur est de persévérer dans l'humiliation. Sans doute est-on disposé à assumer une humiliation comme châtiment d'une faute précise. Mais à un certain moment vient le sentiment que maintenant c'est assez. Comme le fait Job dans l'Ancien Testament, nous voyons l'humiliation comme partie d'un compte qui doit tomber juste. Mais dans le Nouveau Testament, le Seigneur entre dans son ultime souffrance comme un humilié. Il porte sa croix non comme un fardeau qu'il a pris lui-même, qu'il a choisi selon ses forces. Il la porte comme quelqu'un qui s'est sacrifié, qui s'est donné, un humilié. Sur son chemin de croix, il nous montre que sa souffrance est une souffrance imposée comme l'est aussi à sa suite notre souffrance, qui finalement est aussi sa souffrance, elle ne nous est que prêtée, elle ne nous est pas remise pour être la nôtre. Il n'entre pas dans la souffrance avec des sentiments élevés, avec le sentiment que finalement il sera vainqueur. Il va à la croix comme un vaincu. Nous n'avons pas le droit de chercher à éviter la croix du Seigneur, même pas avec la conscience que le Père l'a ressuscité. Aussi longtemps que Dieu le veut, nous avons à porter la croix de la manière dont le Fils l'a portée : dans l'humiliation. - Même pour les saints canonisés, il arrive qu'ils voudraient sortir de l'humiliation. On est tout prêt à faire quelque chose pour le Seigneur : des exercices de pénitence, des exercices de prières. Et si par exemple on reçoit une vision, cela apparaît comme une réponse, une récompense pour ce qui a été fait. De sorte que notre propre conduite gagne en valeur à nos propres yeux, et on commence peut-être à faire davantage pour recevoir encore plus de faveurs. Mais si dès le début tout s'est passé dans l'humiliation, ne peut se faire jour le sentiment d'une performance avec une contrepartie de Dieu, d'un acte limité avec une exigence précise. L'état d'humiliation supprime le plus tôt possible toutes les bornes qui nous séparent de la grâce de Dieu. L'humilié n'est pas en mesure de compter. Même s'il reçoit des grâces mystiques, il ne va pas non plus commencer à compter. - Il n'y a peut-être pas de préparation plus directe à l'extase que l'humiliation. On est débarrassé de soi-même à tout point de vue, on devient libre pour Dieu. La disponibilité propre est étendue en direction de la disponibilité de l'Eglise, on peut alors recevoir la joie du Seigneur. Mais il n'y a pas de contradiction au fait que le Seigneur humilie aussi son Eglise justement quand il la remplit totalement de sa joie. Et une humiliation de ce genre peut être merveilleuse parce qu'elle inclut la foi, l'amour, l'espérance. Tous ceux qui sont humiliés peuvent s'associer à cette humiliation de l'Eglise et avoir part de ce fait à sa foi, à son amour et à son espérance. Là où l'Eglise est totalement livrée et pure et totalement prise par le Seigneur, elle devient assez forte pour accepter les humiliations les plus profondes et à voir en elles le couronnement de son amour pour le Seigneur (p. 103-104).
7. Madeleine dans l'humiliation
(Adrienne dans une extase d'obéissance). La rencontre avec le Seigneur est pour Madeleine une très grande humiliation. Qu'il voie tout, qu'il sache tout, ce qui a été dit et ce qui n'a pas été dit : que pour ainsi dire il ne voie pas seulement par devant ce qu'elle a dit et fait, mais par derrière ce qu'elle n'a pas dit et pas fait. Elle a en horreur le fait qu'il voie ainsi ce qu'il y a en elle de plus caché. Car tout d'abord elle ne s'attend pas à l'humiliation. Puis elle remarque que ce n'est que par l'humiliation qu'elle est entrée dans la grâce du Seigneur, que c'est par l'humiliation qu'elle est débarrassée de son péché, que c'est par l'humiliation qu'elle est introduite dans l'amour. Et maintenant elle aime l'humiliation et dès lors elle cherche à être humiliée partout où c'est possible, et elle cherche à s'humilier elle-même. (Comment fait-elle cela?) En plaçant l'amour du Seigneur si haut au-dessus de son propre amour qu'en toute occasion elle s'abaisse pour l'élever, lui. Elle fait cela très discrètement. Elle le fait sans se faire remarquer du tout. Dans sa prière, dans son travail, dans son amour. - Madeleine aime l'humiliation. Toute sa féminité, tout son don d'elle-même à l'homme ont été repris par le Seigneur et dirigés sur une voie toute nouvelle. Lors de sa conversion, elle se sent touchée physiquement au plus intime d'elle-même. C'est avec son corps qu'elle a péché. Le péché est parti, mais l'humiliation est restée. L'humiliation d'avoir été reprise de cette manière par le Seigneur. Comme si le Seigneur s'était mis au début de son péché. Il le fait spirituellement et pourtant il le fait corporellement d'une certaine manière. Afin qu'elle apprenne le spirituel dans son faux don d'elle-même et son infidélité, il faut justement qu'elle devienne fidèle aussi corporellement. C'est à lui qu'appartient maintenant son corps par la chasteté qu'il lui a rendue. Ainsi, ce qui l'humilie, c'est justement la vertu qu'elle a reçue. Elle se sent comme nue devant Dieu et devant les saints, mais sans qu'il y ait là le moindre péché. Il n'y a là que des sentiments d'humiliation. Que les autres sachent qu'elle était une pécheresse n'a pas la moindre importance. Ce qui est le plus important, c'est qu'elle était une pécheresse devant le Seigneur et qu'il l'a lavée d'un prix qu'elle ne fait que deviner, qu'elle ne connaît pas (p. 116-117).
8. Épreuves de disponibilité de quelques saintes
Les épreuves qui suivent concernant la disponibilité de quelques saintes ont eu lieu dans une forme particulière d'extase qui avait été ordonnée dans l'obéissance mais qui n'excluait pas de sévères exercices de pénitence. Ces exercices de pénitence présentaient différents degrés de difficulté dans le don de soi; ils furent vécus comme tels par Adrienne ou par les saintes qu'elle personnifiait dans l'extase. La difficulté est chaque fois accrue par le fait qu'est toujours plus exigé par Dieu de l'inattendu qui semblait humainement impossible. Cet inattendu peut encore se trouver tout d'abord dans le prolongement de ce que désire la personne, mais que peut-être elle n'ose espérer; mais il peut finalement ne plus consister qu'en des choses dont elle a horreur d'avance, des choses qu'il lui semble impossible que Dieu puisse les lui demander (directement ou par le moyen d'instruments humains). La disponibilité des âmes qui se sont données à Dieu apparaîtra d'abord, sur les degrés inférieurs, comme constamment présente; quand débute l'inattendu, les unes commencent à hésiter tandis que d'autres continuent à avancer comme naturellement avec la même disponibilité qu'au début. Aux derniers degrés, les plus difficiles, où ce qui est demandé paraît tout à fait impossible et en contradiction avec Dieu, quelque chose qui humilie la personne à l'extrême, quelques-unes encore marquent le pas tandis que d'autres, dans une sorte d'assentiment aveugle à tout ce que Dieu veut, surmontent aussi cette épreuve. - Dans ce qui suit n'est pas reproduit tout le dialogue qui s'est engagé à chaque degré, mais uniquement l'essentiel. Quand Adrienne revenait de l'état extatique dans lequel elle avait personnifié une sainte donnée, elle donnait des explications complémentaires - reproduites ici intégralement - sur les dispositions internes de l'intéressé. - Dans le transport, la sainte en question donne son esprit à Adrienne. Ce n'est pas Adrienne qui est transférée dans la sainte, c'est la sainte qui vient en elle. Dans une sorte d'inspiration. Elle réalise l'esprit de la vie terrestre de la sainte dans une expression adaptée à l'époque actuelle; ce n'est donc pas une situation historique particulière d'autrefois qui est recueillie, mais sa substance universelle. Et c'est d'une manière analogue que sont également traduites les exigences formulées (p. 129).
(NdT. Lors du colloque de Rome, en 1985, j'ai posé la question en privé au Père Balthasar : ces épreuves imposées par Dieu restent bien mystérieuses pour le lecteur. On ne sait pas en quoi elles consistent. Le Père Balthasar m'a répondu qu'il ne pouvait pas en dire plus. "J'ai mes ordres", a-t-il dit. - P.C.).
9. Catherine Labouré
Je demande si elle veut tout donner à Dieu. Elle : "Je dois". (Moi : "Pourquoi?") Elle sourit. " Avant de voir la Mère, je voulais tout donner. Depuis que je l'ai vue, je dois. Je ne peux pas faire autrement". (Moi : "C'est beau. Est-ce difficile aussi?") Elle : "La question ne se pose pas. Je sais seulement que je dois. Et je pense que cela m'est permis. Mais on ne pèse ni le facile ni le difficile". - Lors des épreuves, la réponse est toujours : "Oui. Tout est bien pour moi si c'est sa volonté. Je ne pose pas de question". (Moi : "Est-ce que tu aimes cette volonté?") Elle : "Oui… Tu vois, j'aime cette volonté tout entière parce que c'est la volonté divine et parce que j'aime Dieu. Mais je n'essaie jamais de me demander si j'aime cette volonté particulière. Je crois que la Mère n'a toujours eu devant les yeux que la volonté de Dieu tout entière". (Moi : "Et tu imites toujours la Mère?") Elle : "Depuis que je l'ai vue, plus qu'auparavant". (Moi : "Et est-ce que la tâche qu'elle t'a donnée est difficile?") Elle : "Je ne sais pas. Peut-être que tout est difficile. Peut-être que tout est facile. Je n'ai pas de quoi mesurer" (p. 138).
10. Prérédemption – corédemption
(En extase). Le Fils veut racheter le monde pour le Père. Cette rédemption est réalisée par sa Passion dans laquelle il porte tous les péchés comme s'ils étaient ses propres péchés, et le Père reconnaît en lui tous les pécheurs. Arrivera donc l'instant où le Père verra dans le Fils la somme des outrages qui lui sont infligés à lui, le Père. C'est un processus d'amour que le Fils a imaginé par amour pour le Père et pour le monde. Et il est juste alors que le Père et l'Esprit montrent à l'avance au Fils l'efficacité de la croix. Marie, la Mère, est ici dès le début un cadeau que le Père et l'Esprit font au Fils, comme si la Mère représentait dès le début une sorte de don anticipé, un acompte, en tant qu'elle est un instrument de la rédemption. Le Père et l'Esprit montrent au Fils que le chemin qu'il propose est valable en rachetant d'avance la Mère en prévision de la croix, ce qui veut dire finalement : par la croix. C'est un acte de rédemption du Fils par sa croix douloureuse, mais de telle manière que, pour son action, le Fils reçoit à l'avance la Mère qui le concevra comme celle qui est sans péché. En montrant par là au Fils que la rédemption par la croix est valable, le Père lui ouvre en même temps la voie pour accomplir l'incarnation. - Marie, avec le mystère de sa conception immaculée, se trouve donc en un point central de la Trinité : elle est offerte aussi bien par le Fils au Père que par le Père au Fils, avec une préséance du Père qui la donne au Fils pour qu'il puisse en somme commencer son œuvre. Marie est pensée et créée aussi bien à partir de la croix qu'en vue de la croix. Et l'Esprit, qui porte la semence du Père dans le sein de la Mère, accompagne durant toute sa vie la Mère qui a été rachetée à l'avance. Il la reçoit pour ainsi dire des mains du Père pour la rendre à ces mains. Il s'engage comme son défenseur et son consolateur en la tenant éloignée de tout péché, mais il s'engage aussi comme défenseur et consolateur du Fils en lui montrant à l'avance que son plan est réalisable, et finalement il s'engage comme défenseur et consolateur du Père en lui montrant comment, en vertu de la prérédemption de la Mère par le Père, le Fils ne peut avoir aucun doute sur l'exécution de son œuvre. Dès le début, elle illustre pour le Fils la rédemption qui est pensée pour tous et qui suffira pour tous (p. 144-145).
11. Passage graduel aux visions
Je ne peux pas me rappeler quand j'ai vu le Seigneur pour la première fois. Peut-être le savez-vous. Mais au fond je ne crois pas qu'il y ait eu un passage subit de la non-vision à la vision. Quand elle vient, on connaît déjà l'atmosphère qui l'entoure ou bien on connaît l'état où l'on se trouve quand elle vient; et sans l'avoir encore vue, on la connaît déjà; elle vous est familière. Lors des premières rencontres avec le Seigneur comme avec la Mère de Dieu, je n'ai jamais eu l'impression que c'était étrange, c'était plutôt comme si était devenu clair quelque chose qui était là depuis longtemps, ou bien comme si une porte qu'on pensait être fermée était au fond ouverte depuis longtemps, ou bien comme si un ange, qui se trouvait tout près du Seigneur et de sa Mère, vous avait montré bien des choses depuis longtemps. Comme si la vision était une certaine suite naturelle de rencontres précédentes. Comme si par exemple je marchais dans le couloir et passais devant ta porte qui était à moitié ouverte, tu m'entends arriver et tu cries : "N'oublie pas de faire ceci et cela!" Et je connais ta voix. C'est un hasard que je ne te voie pas parce que la porte est entrebâillée; une autre fois la porte est grande ouverte si bien que je peux te voir quand tu me parles. Mais la différence est minime. La première fois aussi il était tout à fait clair que tu avais crié et que j'avais répondu "oui" (p. 226).
12. Discrétion
On ne doit pas aspirer à l'union mystique. Mais on ne doit pas non plus ouvrir un abîme entre la "simple prière" et la "prière passive" (dans laquelle Dieu assume la direction). D'autre part, on devrait plutôt encourager le mystique que le décourager. Beaucoup de discrétion est ici nécessaire. Le confesseur doit avoir une vue claire de l'âme du pénitent, et il doit alors savoir où il peut enfoncer une porte et où il ne peut pas le faire. Où il doit fermer hermétiquement et où il doit ouvrir sans crainte. Il ne doit pas seulement freiner et mettre en garde, il doit aussi conduire à se décider. Il peut très facilement fermer des choses qui devraient être ouvertes pour Dieu, surtout chez des âmes simples. - Il n'y a pas que les grands phénomènes mystiques, il y a aussi des missions toutes petites et cachées : quelqu'un peut être destiné à consoler et à encourager dans un milieu pénible, ou bien il peut avoir reçu quelque chose qui rayonne. Une ouvrière d'usine, qui est dans une situation difficile, peut recevoir de Dieu des grâces particulières pour le supporter et rayonner quelque chose. On ne fera peut-être pas d'elle une grande sainte, mais on parlera d'elle dans sa commune et elle sera peut-être ainsi pour beaucoup, discrètement, une lumière et un réconfort. - Les gens qui prient bien, on doit les laisser tranquilles. S'ils le demandent, on doit leur montrer les voies. Naturellement, on ne doit pas parler de mystique devant toute une communauté (p. 232).
13. Marie, l’Écriture et l'inspiration
Celui qui a reçu la Parole la tient comme une mère son enfant. Une mère attend son enfant et s'en réjouit. Quand elle l'a mis au monde, il lui est montré et il est beaucoup plus convaincant que lorsqu'elle l'attendait. Elle le possède, elle l'a auprès d'elle, elle le tient dans ses bras, elle le porte aux voisins et le montre. Non seulement tel qu'il est, mais tel qu'elle le voit : avec les yeux de l'amour. Mais en soi aussi, sans les yeux de la mère, l'enfant est un être qui vaut par lui-même, en qui on peut trouver sa joie. - Si nous attendons quelque chose de la foi en tant que croyants, nous sommes renvoyés à la Parole de l'Ecriture. Si nous la méditons réellement, elle s'ouvre à nous comme quelque chose que nous avons le droit de posséder; nous trouvons toujours en elle des profondeurs, des vérités et des beautés nouvelles, et des vérités objectives que nous pouvons de plus contempler avec les yeux de l'amour parce que Marie fut la première à contempler le Fils et parce que dès le début elle l'a fait avec les yeux de l'amour. Même alors qu'elle n'a pas encore compris dans sa plénitude sa grandeur et sa divinité, elle a trouvé dans son amour des choses en lui qui étaient pure vérité et pur amour et qui n'étaient absolument pas contraires à l'image objective qu'elle devait se faire de cet enfant comme son Seigneur. Et c'est ainsi qu'elle va dans le monde avec son enfant et qu'elle le montre aux hommes, et elle a aussi à nouveau des temps où elle est seule avec lui. Plus tard, le Fils commence à agir, mais non sans qu'elle soit présente. - C'est le chemin qu'elle ouvre à tous ceux qui croient au Seigneur et l'aiment et le tiennent dans l'Ecriture pour aussi vivant que la Mère le tenait vivant dans ses bras. Et qui, dans l'amour, peuvent apprendre de la contemplation de la Mère à le contempler comme Marie le faisait dans l'amour. Si on met au centre ce vécu de la Mère avec l'enfant sur son sein, on peut à partir de là contempler toute la vie du Seigneur, mais aussi jeter un regard en arrière sur la promesse, sur l'Ancien Testament et même pénétrer la création. - Quand l'Esprit couvre la Mère de son ombre, il "inspire" l'enfant en elle. Comme il inspire les disciples ou les prophètes pour qu'ils mettent par écrit ce qu'ils ont vécu avec Dieu et avec le Seigneur. Dans le fait que l'Esprit couvre la Mère de son ombre et dans le fait qu'elle reçoit l'enfant, on voit en quelque sorte ce que c'est que donner et recevoir. Et les deux se croisent pour ainsi dire. L'Esprit donne le Fils à la Mère et la Mère le reçoit. Mais en même temps la Mère donne aussi ce qu'elle a à donner. Elle devient un milieu qui donne et qui prend. En elle, le retour du Fils au Père est déjà en quelque sorte préfiguré; on peut dire que la Mère va rendre le Fils au Père. Elle va le mettre au monde pour le rendre au Père et elle en était déjà d'accord quand elle a dit oui. - Si le Fils n'était pas venu corporellement dans le monde, nous n'aurions aucune expérience concrète de la vérité de l'Ancien Testament et ainsi nous n'aurions pas l'intelligence de la Parole qui atteste ni de la Parole qui est attestée. De même que le Fils devient homme dans la Mère, de même il devient Parole humaine dans l'Ecriture. Qu'il soit aussi bien homme que Parole ou Dieu, cela nous est attesté par la Mère et par l'Ecriture de manière à ce que nous y comprenions quelque chose. Dans l'Ancien Testament, la Parole n'est qu'entendue, dans le Nouveau elle existe corporellement : "Qui me voit voit le Père". Par son humanité, qui nous est communiquée par l'Ecriture, nous nous sommes beaucoup rapprochés de la Parole. - Dans l'ancienne Alliance, la Parole nous restait en quelque sorte extérieure; dans la nouvelle, elle devient notre chair et nous voyons Dieu en elle. En devenant homme pour nous, la Parole nous fait saisir dans la Mère quelque chose qui nous appartient à tous, quelque chose de si humain que par elle - et ensuite plus profondément encore par l'eucharistie - nous avons Dieu au milieu de nous et en nous, dans une proximité à laquelle on ne s'attendait pas jusque là. C'est pourquoi le Verbe fait chair est pour nous l'accès à l'Ecriture aussi bien de l'ancienne que de la nouvelle Alliance. La Parole est devenue Parole faite chair au point central; toutes les autres paroles partent de là et y ramènent. Et le fait que l'Esprit ait couvert la Mère de son ombre est devenu aussi le témoignage de l'engendrement du Père éternel; si nous voulions parler de l'engendrement éternel sans l'incarnation du Fils, à vrai dire nous n'y comprendrions rien. - Le Fils incarné reprend les prophéties et les transforme en sa vie. Il accomplit toutes les paroles du Père. Nous voyons ainsi comment la Parole devient chair en lui et le reste. Le Verbe fait chair est un être qui est vraiment né, mais qui ne cesse aussi de naître. L'accomplissement renvoie constamment aux prophéties tant que vit le Fils. Le Verbe s'est fait chair ; ce n'est pas quelque chose qui est terminé, c'est un processus qui s'accomplit durant toute la vie du Seigneur, ce qui fait qu'on peut aussi dire que la Parole naît toujours plus de la chair. La chair du Seigneur est en contact constant avec la prophétie pour la faire devenir en elle vérité, Parole vraie, accomplie. Dans le fait que sa chair devienne Parole (en tant qu'incarnation de la Parole), on voit que, dans la venue du Fils, est inclus dès le commencement son retour au Père. - Et après avoir tout accompli, le Fils reste la Parole. Il ne s'éloigne pas de ce qui est rapporté de lui. Une preuve en est l'Apocalypse. Elle montre que tout son être demeure vivant; non qu'il devrait redevenir homme pour accomplir à nouveau. Et pourtant s'il y a dans l'Apocalypse tant d'éléments de l'Ancien Testament, cela montre que l'accomplissement est toujours compris en devenir. Même après avoir dit : "C'est accompli!", le Fils demeure la Parole du Père, il reste ce qu'il était : présence de cette Parole qui ne perd rien de son actualité à travers les siècles. - C'est pourquoi l'inspiration demeure aussi dans l'Ecriture. Elle est aujourd'hui aussi vivante qu'autrefois lorsqu'elle fut composée. Elle n'est pas du passé. L'Esprit a inspiré, en ce sens elle est terminée ; et il inspire constamment, en ce sens elle n'est pas terminée, elle est éternellement et continuellement en train de s'accomplir. En s'incarnant, le Fils l'a justement aussi montré. Il est inspiration. Il ne parle pas sans l'Esprit Saint. Il n'est pas la Parole terminée du Père, mais il s'ouvre à l'action de l'Esprit dans la mesure où il est la Parole du Père. On reconnaît en elle le Fils du Père, mais le Fils inspiré par l'Esprit de sorte que, par son incarnation, on apprend à connaître la nature de l'inspiration - dans la mesure où il procède du Père et qu'il est donné par l'Esprit. - Par sa seule existence, l'Ecriture est un mystère d'amour parce qu'elle est un moyen que Dieu prend pour se communiquer à nous et se rapprocher de nous. C'est justement du fait que l'inspiration ne soit pas terminée que Dieu est toujours occupé à nous racheter. L'essentiel est dit, et pourtant le dernier mot n'est pas livré. Tant que des hommes sont créés par le Père, l'Ecriture reste un accès à lui. Elle doit être vivante pour chacun et elle contient pour chacun personnellement ce qui est important pour lui et pour son chemin vers Dieu. Et ce chemin se trouve toujours dans le Fils. Ce n'est pas seulement le chemin universel de la chrétienté qui est tracé dans l'Ecriture, il est tenu compte de chacun en particulier, y compris de ceux qui ne sont pas encore nés. - L'Ecriture de la nouvelle Alliance est là pour montrer que l'Esprit est toujours vivant et que le Fils vit toujours en lui. Elle est un signe que le Fils continue à agir sur terre. Quelque chose d'analogue vaut ensuite pour tout ce que l'Esprit inspire dans l'Eglise : les Pères de l'Eglise, les saints et leurs enseignements et leurs missions, etc. Tout cela est un prolongement de l'Ecriture dans la mesure où l'Esprit est à l’œuvre de manière vivante. Et la réception de l'enseignement des saints par l'Eglise est un signe qu'elle reconnaît que l'Esprit est vivant. - L'Evangile lui-même n'est pas seulement un récit de faits, il est en même temps un enseignement vivant. Il a part à l'Esprit Saint. Le Seigneur comme l'Esprit parlent ici. La parole que le Seigneur a dite parle, mais comme l'Esprit (dans l'Eglise) l'a entendue et reçue. - Et ici la Parole est une fois encore confiée à chacun - comme l'enfant à la mère. D'abord pour que la Parole soit aimée et ensuite pour qu'on la transmette en aimant. Elle est confiée au prédicateur, au théologien. Et il est tout à fait juste que celui qui expose la Parole dans la chaire se laisse porter et inspirer lui-même par la Parole. Il est quelqu'un qui est "grisé" d'une manière purement objective. Il peut "parler en langues" s'il laisse la Parole le dominer et s'il la dit comme le requiert l'Esprit. Les saints sont essentiellement des inspirés (p. 239-242).
14. Sur la "kénose" du Fils
S'il est déjà difficile de se représenter la Trinité en Dieu lui-même, comme mouvement des personnes les unes vers les autres et les unes dans les autres, elle est encore plus difficilement représentable dans l'incarnation, et à plus forte raison dans l'eucharistie. Il se produit ici quelque chose de totalement atterrant : le Fils devient une chose dans l'hostie. Déjà l'incarnation est incompréhensible : que Dieu le Fils soit maintenant sur terre totalement et qu'il se laisse donner une vie du Père, de l'Esprit et de la Mère, ce qui le fait disparaître pour ainsi dire dans l'Esprit et dans la Mère pour naître des deux. Quand l'Esprit couvre la Mère de son ombre, le Fils est dans l'Esprit comme la semence de Dieu; disposant librement de lui-même, il disparaît totalement pour se mettre à la disposition de cet homme particulier, cette image de Dieu. - Mais comme tel, il vit toujours dans le Père, étant donné qu'il ne connaît pas le péché. Il vit de l'amour pour le Père et il ne veut rien d'autre qu'accroître l'amour pour le Père. Mais il reste pour nous étrange que la distance doive signifier et réaliser l'accroissement de l'amour. - En partant de ce point, l'eucharistie maintenant. Le Fils qui, par la foi de l'Eglise, laisse naître sa chair à partir de choses autant qu'on en veut à partir d'hosties produites par l'homme, semble maintenant s'éloigner encore beaucoup plus du Père. Auparavant il pouvait toujours appeler le Père son Père et posséder l'Esprit comme médiateur du Père. Il y avait une origine du Père, un acte divin qui unissait Père et Fils. Dans sa nouvelle manière d'être, il est divisé en d'innombrables hosties pour rester cependant en elles l'unique qui vit dans le Père. Mais il renonce maintenant pour ainsi dire à accomplir quelques grandes actions en tant qu'incarné pour, au lieu de cela, devenir à nouveau lui-même par le moyen d'un nombre infini de transsubstantiations. - La "kénose" du Fils est faite d'un abandon de ses facultés divines pour s'approcher toujours plus des hommes pécheurs : devenir d'abord l'homme qui n'a pas perdu la connaissance de Dieu. C'est un stade de la kénose. Ainsi, sur la croix, il rend au Père sa création sous la forme d'un juste : l'Adam intact. Il joue pour ainsi dire le rôle de cet Adam que le Père aurait voulu avoir; il lui donne cet amour que Dieu avait espéré recevoir de la part de sa création. - Dans le fait que Fils se vide ainsi lui-même il y a l'archétype de cette folie qui se trouve aussi dans la vie selon les conseils. Pourquoi quelqu'un doit-il devenir ermite s'il a une maison et suffisamment d'argent. Pourquoi vivre célibataire si Dieu l'a créé tel qu'il puisse mener une vie de couple, etc.? Dans la vie consacrée, il y a aussi une kénose à la suite du Fils. - Mais dès l'éternité déjà le Fils s'est vidé en rendant tout au Père. En vertu de cette "kénose" éternelle, il est capable aussi de la kénose de l'incarnation. Dès l'éternité il est immuable, mais il a éternellement la possibilité de prendre cette forme, également celle du Crucifié. L'exemple de la virginité est instructif : on dépose la possibilité d'être fécond, on ne l'utilise pas, mais elle est là inchangée. C'est pourquoi cet exemple est meilleur que celui de la pauvreté, car si quelqu'un partage ses biens, ils ne sont plus là. - Mais finalement il s'agit pour le Fils non seulement d'assumer les limites que possédait l'homme créé parfaitement, il s'agit aussi de la limitation de ses facultés spirituelles à l'image de l'homme tombé. Il ne connaît pas l'heure du Père, etc. Il dit le premier Suscipe (la prière de saint Ignace), il offre au Père de reprendre sa mémoire, son intelligence, sa volonté. Non de telle sorte que ce ne soit qu'un jeu, et il pourrait en tout temps les reprendre au Père. Il le "pourrait" sans doute - comme il pourrait avoir des légions d'anges -, mais il a aussi déposé auprès du Père cette possibilité de le pouvoir. Le Père répond à cet acte d'amour du Fils en l'acceptant et il participe ainsi au même acte. Le Père ne le fait pas seulement de l'extérieur et d'en haut, il prend part intérieurement à l'acte du Fils, il prend cet acte au sérieux. - De la sorte le Père participe finalement aussi à l'acte de l'eucharistie du Fils, à sa prodigalité infinie. Le Fils se prodigue aussi ici dans le Père, comme de toute éternité. Et une part de la prodigalité du Père consiste en ce qu'il laisse le Fils se prodiguer. Que cela soit possible, l'homme le sait par son expérience de l'authentique compassion, quand un autre souffre et qu'on supporte à peine soi-même cette souffrance de l'autre (p. 242-244).
15. Chandeleur 1950. Marie dans le ciel
La Mère se présente sous des aspects très différents. Parfois on la voit entourée de nombreux saints si bien qu'elle ne se fait pas remarquer d'une certaine manière. Quand la Mère est ainsi au milieu des saints, on sent que le ciel et les saints ont quelque chose de marial, que chacun incarne quelque chose de la nature de la Mère, d'une mission et d'une idée de la Mère. Mais elle est là comme elle vit dans le ciel : en se donnant. Dit de manière imagée : elle tient simplement en main en quelque sorte des fils dont chacun mène à un saint. Mais il peut aussi se faire qu'on ne voie pas la Mère elle-même, mais seulement les fils : c'est-à-dire les saints qui sont justement occupés à tracer d'elle un tableau spirituel, chacun en étant ce qu'il est et pas autrement, et en annonçant ainsi la proximité de la Mère, en représentant en lui-même son existence. - Plus un chrétien est unifié, plus étendues sont les influences qui se rencontrent en lui. Non seulement le Christ vit en lui, la nature des saints aussi vit en lui, la Mère vit en lui. Et cela de multiple manière : comme ils vivent dans le ciel et comme ils ont vécu sur terre, mais aussi comme ils ont vécu dans le Seigneur, comme la Mère a vécu en eux, etc. - Lors de la vision de la Mère ce matin, c'était comme si d'abord elle était imprécise, comme une parmi beaucoup d'autres. Puis, du fait de l'intensité de son être, on la remarqua de plus en plus. Bien que, dans la vision, elle ait porté une robe que je connaissais, elle ne frappait pas par ce qui était visible en elle, mais par son être. Comme une signature devenue vivante. Et on se sentait attirée très fort vers elle, mais dans un engagement, et le jour de sa fête on prend volontiers un engagement. On voit qu'elle-même assume tant de choses et on sait alors qu'elle sera là aussi à l'avenir. - A l'arrière-plan se trouvait le Fils. Mais dans le Fils il y a une vision si inouïe du Père qu'on n'a à aucun moment le sentiment d'être privé de cette vision, même si on ne voit pas le Père. "Qui me voit voit le Père". On doit justement réfléchir pour découvrir qu'on ne voit pas soi-même le Père. Il ne reste aucun espace vide, on ne trouve pas qu'il manque quelque chose. (Qui voit dans son château un descendant célèbre d'une grande famille voit en même temps tout son illustre passé, il voit plus que ce qu'il peut apprendre dans un livre d'histoire). A vrai dire, on n'a jamais au ciel le sentiment d'un manque. Sur terre, on peut se battre avec une question qu'on aimerait bien poser un jour au ciel. Et peut-être que réellement quelque chose nous est montré en direction de la solution, ou bien on l'oublie simplement parce que toutes les attentes sont comblées, parce que beaucoup de questions aussi ont reçu leur réponse avant même que la question ne soit posée (p. 271-272).
16. Annonciation
Il n'y eut tout d'abord en Marie que le oui. Quand ensuite l'ange l'eut visitée et que l'Esprit fut venue sur elle, elle continua à vivre dans ce oui, non parce qu'elle l'avait exprimé mais parce que Dieu l'avait accueilli et le lui avait rendu transformé. C'était maintenant le oui de Dieu qui vivait en elle. Le oui de Dieu voulait devenir vivant en elle. - Je vois comment elle a dit oui alors qu'elle était jeune fille, presque encore un enfant. Un oui humain dans la grâce divine. Et son oui devient un oui divin dans un être humain tout donné, et Dieu le Père, avec ce oui, façonne son Fils. Et la Mère est là avec toute son humanité, sa foi, son amour, son espérance. Et elle a un corps comme toutes les jeunes filles ont un corps; mais tout d'un coup elle ne possède plus ce corps parce qu'il est pris par Dieu qui en a besoin. C'est son corps à elle, mais il est le corps que Dieu a choisi pour que sa Parole y devienne homme. Et elle sent combien son mystère de jeune fille est élevé pour devenir un mystère de maternité, et comment son corps se donne à la semence de Dieu, et comment son don d'elle-même est simplement reçu par Dieu. Elle a dit oui avec ses lèvres, avec son coeur; mais ensuite Dieu a pris son corps; elle sent que Dieu le possède et y dépose sa semence. Il ne le fait pas dans une extase mystérieuse, ni en l'emmenant pour le faire ailleurs, mais elle reçoit tout simplement dans son corps la semence du Père apportée par l'Esprit. Cela se passe tout simplement. Tout d'un coup elle est mère. Elle est heureuse, très heureuse de recevoir ce qu'elle a reçu parce que à l'instant même elle sait qu'elle est prise, reçue, accueillie, passée en la possession de Dieu, et c'est ce qu'il y a de plus beau pour une femme croyante. - Mais elle partage quelque chose de son mystère à ceux qui essaient de s'ouvrir totalement à la volonté de Dieu dans leur mission, ils sont reçus par Dieu et ils peuvent être féconds avec la Mère (p. 274-275).
*
3. Le filet du pêcheur
Introduction
1. Dans Adrienne von Speyr et sa mission théologique (traduction française de Erster Blick auf Adrienne von Speyr, paru en 1968), le P. Balthasar évoquait déjà Le filet du pêcheur (Das Fischernetz - 219 pages - qui ne sera imprimé qu'en 1969. La traduction française n'en est pas encore parue). Voici comment le P. Balthasar présentait alors cet ouvrage (p. 67-69) :
"Le filet du pêcheur : nous appelions ainsi le livre qui donne une (une, non la seule) interprétation du nombre johannique des cent-cinquante-trois poissons pris dans le filet de Pierre. C'est le plus "donné" des ouvrages d'Adrienne ; je ne peux en faire qu'une présentation très imparfaite. Il peut et doit prouver qu'elle ne tirait pas ses inspirations de n'importe où. Il restera une énigme pour tous les psychologues des profondeurs.
Cent-cinquante-trois, c'est ici la somme de la sainteté de l’Église, composée des nombres premiers qui y sont contenus ; ces nombres sont des principes déterminés de sainteté, représentés par certains saints choisis. Pendant longtemps ne furent donnés que les sept nombres premiers fondamentaux (de 11 à 31, puisque les nombres jusqu'à 10 appartiennent à la divinité ; 5 toutefois était Marie), ensuite le système s'élargit jusqu'à 53 (= Jean), enfin jusqu'à 153 (avec le denier nombre premier 151 = Pierre). Chaque fois, Adrienne connaissait les nombres et les combinaisons de nombres, avec lesquels des biographies entières de saints pouvaient être présentées, avant qu'elle eût la moindre idée de la personne qui pouvait être désignée par ce nombre ; parfois c'était moi qui devais le "deviner", ou bien le nom survenait plusieurs mois plus tard, tout à fait accessoirement, pendant une dictée".
Le P. Balthasar donne alors comme exemple la série suivante qu'Adrienne lui dicta un jour très rapidement :
97 + (3 x 17) + 5
97 + (2 x 19) + 17 + 1
97 + (4 x 13) + 4
97 + (2 x 19) + 11 + 7
97 + (5 x 11) + 1
97 + (4 x 11) + 12
97 + (4 x 11) + 7 + 5
97 + 31 + 12 + 5 + 7 + 1
97 + 53 + 3
Le P. Balthasar commente : "On remarquera d'abord que chaque ligne donne 153, c'est-à-dire que le saint considéré (désigné par 97) parfait sa sainteté en sainteté ecclésiale grâce à certains principes (ou patronages) de sainteté. Le nombre 11 est Ignace (1-1 : Deus semper maior, et aussi le Dieu nu devant l'homme nu) ; 13 est Paul (1-3, le Dieu de l'Ancien Testament, s'ouvrant comme Trinité) ; 17 est François d'Assise (Dieu répandu dans les charismes de l'Esprit) ; 19 est le curé d'Ars (la confession, 9, est toujours aussi le nombre du mystère de Dieu) ; 23 est Irénée (le théologien fondamental : 2 = l'Homme-Dieu compris en fonction de 3 = la Trinité) ; 29 est Canisius (l'obéissance, le Christ qui s'abandonne dans le mystère de Dieu ; 31 est Monique (celle qui représente l'Ecclesia orans ; 131 sera Augustin) ; 2 est l'Homme-Dieu, 3 la Trinité, 4 la croix, 5 Marie, 7 l'Esprit. Maintenant on peut montrer comment 97, en 9 différentes phases de son existence, se détermine par les composantes de sa spiritualité.
Naturellement, le choix des saints, dans Le filet du pêcheur, est, d'un point de vue humain, arbitraire ; aussi représentent-ils dans une large mesure le nombre immense des autres. Et, bien entendu, ce choix fut aussi consciemment opéré en fonction de la spiritualité que nous devions faire valoir dans nos fondations, il contient des saints que nous connaissons, que nous aimons et qui nous sont proches. De plus, il fut toujours souligné que la "mathématique" déployée ici n'est qu'un infime aperçu, détaché de la mathématique infinie de la Jérusalem céleste.
Mais la véritable doctrine de ce livre étonnant (qui ne peut pas être présenté ici, même sommairement) est celle-ci : il existe une concordance exacte entre le ciel et la terre. La correspondance entre le Christ et la volonté du Père est parfaite, mais aussi la correspondance entre le oui de Marie-Eglise et l'exigence du Verbe, et il est possible de se laisser parfaire, achever, dans l’Église (153) et dans la communion des saints. De plus, la Parole que Dieu adresse à l'homme est précise, et non pas vague et approximative. Enfin, les grandes missions des saints sont indivisibles (en tant que nombres premiers). Elles proviennent de l'unité et de l'unicité de Dieu. Instructifs ont été les exemples d'apparentes grandes missions qui, à première vue, ressemblaient à des nombres premiers, mais qui ensuite se révélèrent divisibles, c'est-à-dire humainement inventées et artificiellement composées ; il leur manque une transparence suprême et aussi la fécondité.
Que le système de la Jérusalem céleste corresponde à une mathématique infinie, ici-bas insaisissable, c'est ce que montrent aussi les sections du "commentaire de l'Apocalypse", qui s'occupent des nombres. Mais la grandiose finale de ce commentaire avec l'explication de la cité céleste montre de nouveau ce qui est décisif : que tous ces nombres ne sont que des formes de l'amour infini, de même que tout ce qui est figure dans l’Église terrestre n'est, pour nous pécheurs, que l'ensemble des formes inventées et cristallisées de l'amour de Dieu".
2. En 1984, dans L'Institut Saint-Jean (paru en traduction française en 1986), p. 54, le P. Balthasar présente à nouveau Le filet du pécheur : "Il est un ouvrage tout à fait singulier d'Adrienne, Le filet du pêcheur, où cette sainteté englobante est symbolisée par le nombre de 153 poissons dans le filet indéchirable de Pierre ; tous les nombres premiers indivisibles contenus dans cette plénitude représentent chacun une des missions fondamentales, mais de telle sorte qu'avec les autres nombres premiers qui influent sur lui par leur tâche particulière, chacun atteint toujours au nombre total de l’Église. Il n'y a pas lieu de présenter ici toute la subtile mathématique de cet ouvrage étonnant qui est du reste typique d'Adrienne dans la mesure où pour elle l'obéissance de la terre aux desseins du ciel peut être et doit être absolument exacte et adéquate. Plus un saint correspond adéquatement à sa mission, plus il prie et chemine dans la désappropriation de soi, sans réflexion sur soi, de façon transparente, plus il est parfait ; et plus Dieu est en mesure de réaliser à travers lui sa volonté 'sur la terre comme au ciel'. Sans doute a-t-on tenu compte de nous deux dans cette œuvre, en ce sens que seuls nous furent montrés les saints que nous connaissions et dont le comportement pouvait nous apprendre quelque chose. Que la mathématique céleste dépasse infiniment notre compréhension, c'était clair également ; les derniers calculs de nombres, avec leurs relations, leurs écarts, etc., ne furent plus montrés qu'aux confins sans être expliqués.
Différents aspects de la mystique des nombres (sont évoqués) dans le Journal. Cette mystique des nombres commença en même temps que les visions et les dictées de l'Apocalypse qui sont également la propriété exclusive d'Adrienne... Il ne servirait donc à rien d'étudier un saint particulier et de le présenter dans sa singularité, de montrer combien il est digne d'imitation si on ne le présentait pas simultanément comme une porte particulière qui mène à la totalité du Seigneur... Tous les saints doivent laisser transparaître le Seigneur ; c'est lui qu'on doit voir, éclairé par les saints, mais en même temps ceux-ci doivent avoir, bien sûr, leur lumière, leur figure, leur relief, pour que tout ne se dissolve pas dans la figure du Seigneur... C'est pourquoi il s'agit toujours à la fois d'universalisation et d'individualisation".
3. En plus de ces deux brèves présentations du Filet du pêcheur par le P. Balthasar, il faut maintenant parcourir l'introduction qu'il a donnée à l'édition de ce livre (p. 7-12). "Le présent volume ne peut pas et ne doit pas être compris comme une œuvre isolée, mais comme un complément aux autres œuvres d'Adrienne von Speyr et sur elle, un complément en particulier aux commentaires de l'Evangile de Jean et de l'Apocalypse, aux tableaux des prières des saints et à mon Journal des années 1940 à 1950. Le livre éclairera de lui-même le rapport avec les écrits johanniques; la parenté avec les prières des saints n'a pas besoin d'explication, mais l'histoire de sa genèse, décrite dans le Journal, est indispensable pour le comprendre et il faut la rappeler ici au moins partiellement".
"Le contenu de ce livre fut dicté petit à petit entre juin 1945 et 1948, avec quelques compléments ultérieurs, et cela en grande partie d'une manière tout à fait abrupte dans ce qui a été appelé les états d'enfer, qui sont caractéristiques de la forme de la mystique d'Adrienne von Speyr : avant tout suivre le Christ le samedi saint - ce qui est l'un des centres de sa mission de souffrance et d'explication - puis aussi transport dans un état apocalyptique dans lequel des choses sont transmises avec une objectivité instrumentale absolue".
"Au cours des années précédentes, depuis sa conversion le 1er novembre 1940, Adrienne avait déjà eu un grand nombre de visions dans lesquelles elle avait rencontré des saints de tous les siècles de l'histoire de l'Eglise, et qu'elle voyait surtout dans leurs missions, dans leurs tâches divines, que les saints réalisèrent ici-bas avec plus ou moins de pureté; et sur ce point justement certaines différences furent mises au jour entre la pure mission et son accomplissement. Et ceci est relié à son tour à la mission propre d'Adrienne d'incarner l'obéissance absolue, la parfaite transparence dans l'amour johannique et ignatien, donc aussi le principe de confession comme attitude de vie permanente, et de lui donner, pour autant que cela dépendait d'elle, une valeur et une portée universelles pour l'histoire de l'Eglise".
"La dictée du commentaire de l'évangile de saint Jean était commencée et demandée depuis longtemps quand, au cours d'une retraite à Estavayer qui commença le 5 août 1945, les visions de l'Apocalypse fondirent sur elle avec tonnerre et éclairs, la bouleversant au plus haut point; et à côté de l'interprétation de ces visions, presque comme un sous-produit, s'ajouta l'interprétation du nombre 153 et des nombres premiers contenus dans ce nombre sur la sainteté de l'Eglise et les saints qui sont inclus dans ce nombre".
"Cependant ce thème était déjà apparu pour la première fois le 1er juillet 1945 dans une grande vision de l'enfer où il s'agissait avant tout du sens de la descente du Christ en enfer pour le salut, du rapport entre la croix et l'enfer, mais aussi des différentes significations de l'enfer chez un certain nombre de saints, entre autres chez des docteurs de l'Eglise. Dans l'extase, à un certain moment, tombèrent les mots : La croix est soit 2 soit 4, jamais 3. Et un peu plus tard : Je connais encore les nombres : 85, 39, 15, 5… et 9. Après être revenue à elle, elle dit à ce sujet : Ce sont les nombres de la souffrance. Eux aussi, comme les nombres positifs, font un total de 153, le nombre des poissons; mais ils sont constitués de parties qui n'expriment tous que le vide. C'était l'après-midi. Le soir, Adrienne fut de nouveau dans un état d'enfer où elle parla tout d'abord du sang du Christ et de l'ancienne Alliance, puis elle s'assit et commença à répéter avec une grande sûreté et plusieurs fois de suite les séries suivantes de nombres qui lui étaient manifestement soufflées : 3, 7, 11, 13, 17, 19, 23, 29, 31. Elle ajouta : Ce n'est qu'ainsi qu'on peut comprendre la pêche. En revenant à elle, elle dit : Celui qui me montrait les nombres me montra aussi que la somme en fait 153. Quand elle répéta les nombres, elle n'en avait aucune idée. 3 est le nombre de la Trinité et 7 le nombre des dons de l'Esprit. Les deux ensemble font 10. Les nombres de 1 à 10 sont réservés à Dieu. Les nombres suivants jusqu'à 31 seront les nombres premiers. Le nombre premier 1 est souligné, ce serait le nombre de Dieu, mais ce nombre est inexprimable et n'entre dans aucune catégorie de nombres. Manque aussi le nombre premier 5 parce que ce n'est pas un nombre divin. A la fin de la série seulement se trouve le nombre 31 dans lequel la Trinité s'unit à l'unité de la divinité".
"A Estavayer, dans une conversation qui portait sur des sujets tout autres, elle dit tout à coup : Vous savez quand même que saint François est 17? Je ne comprenais pas ce qu'elle voulait dire. Elle dit : A cause des nombres premiers. J'ai oublié de vous dire qu'ils sont sept. 3 et 7 sont les nombres de Dieu, les autres sont occupés par des saints. Elle savait encore que 11 était Ignace et 31 Monique. Ce qu'elle avait dit des nombres de Dieu, surtout de 1 et de 5, fut complété plus tard et alors légèrement modifié".
"Entre-temps, les dictées sur l'Apocalypse continuèrent; les nombres qui s'y trouvent furent expliqués en leur lieu, mais sans relation avec le système des nombres premiers, qui ne fut brièvement mentionné qu'occasionnellement mais ne fut pas développé. Adrienne parla en partie des nombres (par exemple 19), qu'elle comprenait en quelque sorte comme des principes sans pouvoir les attribuer à une personne".
"Dans une extase, elle dit : Savez-vous qui est 23 ? Je répondis négativement. 'Je ne le sais pas non plus, mais c'est une plaie', car elle avait besoin de son principe pour expliquer une relation en enfer : le principe qu'on n'a pas le droit de se tailler des marches de l'enfer au ciel, mais qu'on doit planer au-dessus de l'abîme au péril de sa vie, sans assurance. Puis elle dit : Qui est 23? Quel est le premier Père de l'Eglise que vous avez étudié? Je réfléchis un instant et dit : Irénée. Elle continue aussitôt : Donc Irénée dirige ses attaques contre les gnostiques, contre les degrés pour aller à Dieu. Pouvez-vous me dire le caractère d'Irénée? Je ne sais que répondre. Elle dit : La crainte respectueuse devant le mystère, n'est-ce pas?"
"Il fallut un certain temps avant que soit trouvé le vrai nom pour tous les nombres de 11 à 31. Déjà alors - comme plus tard, d'une manière plus éclatante encore, pour les vies tirées des nombres - beaucoup de choses furent démontrées dans ces nombres avant même qu'on sût qui était le nombre en question ou ce qu'il signifiait".
"A la fin d'octobre, il fut clair que tout nombre premier était inclus dans 153 : Tout ce qui est dans l'Eglise doit être contenu dans ce nombre. 17 sans 11 : l'amour pur sans la sagesse aimante n'arriverait à rien. C'est ainsi que tous les nombres doivent toujours être présents. Par exemple on ne pourrait pas fonder un Ordre où il n'y aurait pas 153, où manquerait un nombre". Peu de temps après, la série des nombres s'étendit jusqu'à 53. Mais ce ne fut que dans les semaines qui suivirent qu'on put mettre définitivement un nom sur les sept premiers. Elle les appelle les sans-préalables, qui construisent sur rien, mais qui vivifient à nouveau le tout pour ainsi dire comme à partir de la tradition primitive remontant au Seigneur. Les nombres ultérieurs construiront sur un trésor déjà présent ou sur un inspirateur. Mais au début, pour les chiffres de 37 à 53, elle ne put donner que peu de noms. Elle voit le rapport entre 31 et 13, elle voit une lutte entre 11 et 13; dans 153, elle voit 9 x 17, et l'étrange calcul suivant : 1000 - 847 (= 7 x 11 x 11) = 153 : comme exemple de la manière dont on doit remonter lors d'une fondation, dans l'Esprit (7) d'Ignace (11), arriver à un point de départ correct qui est le total de 153 qui doit toujours se trouver au début d'une fondation".
"Quand commença la dictée sur Isaïe, il fur précisé au chapitre 7,9 : Au fond l'usage des nombres par Dieu signifie une certaine accommodation à notre intelligence. Il recourt à un système de mesure que nous comprenons pour exprimer de plus hautes mesures. De sa propre grandeur absolue, il nous donne des grandeurs mesurables, comme consolation, mais aussi comme signe que ses nombres ne sont pas nos nombres, que toute précision humaine renvoie à quelque chose au-delà d'elle-même, à une précision plus grande, d'une espèce différente et divine".
"En ce sens, Le filet du pécheur reste aussi une approximation. Dans la manière dont il fut communiqué, tout était destiné à montrer que ce n'était pas une invention humaine : des biographies entières furent présentées en chiffres bien avant que ne fût livré le nom correspondant. Mais si l'exactitude des nombres devait être une preuve de l'exactitude en vigueur chez Dieu - beaucoup d'autres preuves encore en furent données dans la vie d'Adrienne -, il fut en même temps souligné que le système apparemment ainsi fermé n'était qu'un tout petit échantillon des calculs de la sagesse divine et de l'immensité de la merveille qu'est la communion des saints. Si au début les nombres furent donnés lentement et de manière tout à fait intermittente - avec des interruptions de plusieurs mois -, les derniers nombres présentés - les nombres descendants, les correspondances entre les deux séries de nombres, le système des vertus, le système des écarts - arrivèrent à une vitesse stupéfiante, si bien qu'à la fin Adrienne elle-même ne pouvait plus les répéter et les noter que partiellement; et comme aussitôt après, d'autres thèmes redevenaient prioritaires, le tout resta finalement comme une tour gothique inachevée, un fragment. Le mathématicien pourrait certainement découvrir encore toutes sortes de relations éclairantes, et justement le système des vertus est, dans sa richesse, une invitation à réfléchir et à déceler des rapports significatifs. Mais tout se perd quelque part dans la 'ténèbre supra-lumineuse' de Dieu".
"Pour tout observateur, il sera clair que c'est 11 qui inspire le tout, et également que, pour 11, il ne s'agissait pas d'un jeu; il s'agissait de la mission de vivifier son esprit, qui n'apparaît plus ici comme un esprit particulier et séparé, mais comme un esprit qui est introduit et élevé dans la communion des saints. Le choix de ceux qui sont désignés par des nombres est sans aucun doute conduit par un dessein souverain. Un dessein qui peut établir si librement des connexions parce qu'il porte en lui la conscience de s'imposer de lui-même malgré la résistance de l'histoire".
"En ce qui concerne la forme du livre édité, il a semblé opportun de laisser tomber le développement chronologiquement tumultueux et d'adopter autant que possible une suite systématique et ordonnée. Les sections qui figurent maintenant en tête sont en partie les dernières dictées. Les explications sur les différents nombres premiers - dictées avec une rapidité vertigineuse - ont été mises en ordre et les descriptions des saints qui ne sont venues que plus tard ont été placées avant les biographies des nombres. Adrienne a dit un jour : Les noms se rapportant aux biographies des nombres, je ne les ai toujours appris en général que lorsque tout était fini. Comment les aurais-je déterminés moi-même ? Elle voulait dire : Comment mon subconscient aurait-il été en jeu ?"
"Quelques chiffres restent sans nom, soit que l'éditeur ait jugé bon de ne pas exposer les vivants sans nécessité, soit que les noms des chiffres opposés n'aient pas été donnés. Que 143 (François de Sales) ne soit pas un nombre premier ne fut découvert que lors de la préparation de l'impression, mais cela s'accorde avec ce qu'Adrienne dit par ailleurs de ce saint. Le texte s'y rapportant comme aussi la comparaison avec le 143 de la série descendante (Eusèbe de Verceil) ont été laissés tels quels. Ce qui est frappant, c'est qu'un saint soit représenté par deux chiffres : ceci certainement pour montrer que l'ordre présenté échappe par un sourire à la volonté de l'homme d'avoir une vue d'ensemble, mais que cette mesure importait surtout à 11".
Patrick Catry
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Table des matières du Filet du pécheur
Introduction 7
I. Généralités. Les nombres divins...................................... 15
II. Les sept premiers............................................................. 41
III. Les autres nombres jusqu'à 153................................... 59
IV. La série descendante et les compléments polaires .... 121
V. Le système des vertus..................................................... 191
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Quelques pages du Filet du pêcheur
Table des matières des textes choisis
1. Communion des saints - 2. La pêche miraculeuse - 3. Les nombres de 1 à 10 appartiennent au Seigneur - 4. Les sept premiers nombres premiers - 5. Une discussion sur la confession - 6. Les autres nombres premiers jusqu'à 153 - 7. La série descendante (généralités) - 8. La série descendante (détail : quelques points seulement) - 9. Marie (5) entre 1 et 3 dans 153 - 10. Charles de Foucauld (149) - 11. Exemple des corrélations entre série montante et série descendante : Athanase (59) et Bernadette (59).
1. Communion des saints
Aucun saint dont le nombre appartient au total de 153 ne peut jamais s'isoler sur son seul nombre détaché des autres. De même qu'il appartient à l'ensemble, il fait partie de l'accomplissement de sa mission que, par sa vie, son don de lui-même, sa foi, son sacrifice, il fasse mieux comprendre aux autres croyants quelque chose de l'essence du Dieu unique (1), de la médiation de la Mère (5), de la Trinité divine (3). Aucun par exemple ne peut vouloir servir uniquement la Mère sans se souvenir en même temps de la médiation procurée par la Mère entre 1 et 3. Aucun ne peut vouloir penser de manière exclusivement trinitaire sans penser au rôle de Marie, aucun même ne peut se limiter au Dieu unique sans vouloir inclure le Fils et l'Esprit. Autant chaque nombre doit rester entier et indivisible, autant aussi chacun doit passer sous forme de rayon à travers l'ensemble des nombres et se laisser compléter d'une manière infiniment variée et pourtant toujours précise pour arriver à cette totalité (p. 24).
2. La pêche miraculeuse
A la fin de l'évangile de Jean est racontée la pêche miraculeuse. Pierre va pêcher, mais auparavant déjà il avait reçu du Seigneur la promesse qu'il serait pêcheur d'hommes. En général, quand on pêche, il se fait que tantôt on prenne beaucoup de poissons, tantôt peu, tantôt aucun. Quand il retire ses filets, le pêcheur n'a pas pour premier souci de compter les poissons mais de savoir de manière toute générale s'il y en a beaucoup : il les pèse. Ici, au lac de Tibériade, il en va autrement. D'abord le nombre de poissons qui a été pris suite à l'ordre du Seigneur est très grand comparé au rien en fait de nombre; malgré leurs efforts, les apôtres n'avaient rien pris de la nuit. Ensuite, une fois le filet retiré, les poissons sont aussitôt comptés par Pierre. C'est la pêche du Seigneur qui n'appelle pas des masses, c'est une pêche dans laquelle Pierre, le pêcheur d'hommes, est déjà impliqué, et il a le droit et la mission de se soucier du contenu du filet : il est conscient que le Seigneur appelle toujours chacun en particulier pour leur donner part à l'unité et que lui, Pierre, en tant qu'associé et coresponsable, doit compter les poissons. Il y en a 153 (p. 26).
3. Les nombres de 1 à 10 appartiennent au Seigneur
Le Fils a reçu le 1 du Père parce qu'il est de même nature que le Père. Il est 2 parce qu'il est la deuxième personne et c'est en tant que telle qu'il est devenu homme. Il est le 3 parce qu'il est le Dieu Trinité et qu'ici-bas il incarne toujours aussi pour nous le Père et l'Esprit Saint. Il est le 4 parce qu'il a la croix. Il est le 5 parce qu'il a Marie en lui avant qu'elle l'ait. C'est en partant d'elle qu'il a réalisé sa rédemption. Il est le 6, parce qu'il est la deuxième personne dans le Dieu Trinité et, plus précisément, dans la multiplication de sa démesure. Les nombres 2 et 3, il nous semble qu'on puisse en quelque sorte en avoir une vue d'ensemble et les comprendre, mais la multiplication (2 x 3) nous retire cette fausse intelligibilité.(Au 6 se rattache la tentation qui peut conduire au mal. C'est s'arroger la démesure de Dieu, c'est tout savoir mieux que Dieu, c'est le reflet illusoire de l'infini de Dieu). Il est 7 parce qu'il a les dons de l'Esprit Saint qui reposent sur lui et il distribue ces dons aux hommes. Il est 8 parce qu'il est en même temps Dieu et homme : 3 et 5. C'est ainsi qu'il peut encore attribuer le 8 à sa Mère de manière particulière parce qu'elle est l'être humain vers lequel le Dieu Trinité s'est penché de manière unique. Il est 9 parce qu'il a le nombre trois fois saint de la Trinité et qu'il le révèle en devenant homme, mais il le fait connaître comme le mystère permanent de Dieu. C'est ainsi que 9 est de manière particulière le nombre du mystère. Il est 10, qui est le nombre de la perfection divine, parce qu’il l'intègre par tout ce qu'il est et opère (p. 28-29).
4. Les sept premiers nombres premiers
11 Ignace de Loyola : Il doit réaliser deux fois le 1. Il doit s'approcher le plus possible du Fils, mais chercher, dans cette proximité, l’œuvre du Père, la création : le 1 comme Dieu l'a mis en Adam, comme Dieu le Père l'a mis dans le Fils incarné. - 13 Paul : Le 1 divin qui va vers le 3 divin. - 17 François d'Assise : Le 1 de Dieu, d'Adam et du Christ en face du nombre de l'Esprit Saint. L'Esprit est l'amour entre le Père et le Fils. Mais le 7 se trouve ici confronté au 1 de Dieu et de l'homme et de l'Homme-Dieu. L'Esprit est l'amour entre Dieu et l'homme dans le Christ. - 19 Vianney : Le 1 de Dieu et de l'homme, et de plus le nombre du mystère de Dieu : 9. Le mystère est enveloppé dans quelque chose qui n'a pas de nom, mais qui empêche le mystère de se développer parce que l'enveloppe est trop solide. Cela empêche qu'il se perde et pourrait être laissé de côté, mais cela permet de rendre le mystère utilisable comme un tout. Dans le 1, Vianney voit l'homme individuel et Dieu qui est devenu homme ; et il comprend le 9 comme le mystère par lequel il peut rétablir la relation entre l'homme et l'Homme-Dieu. Pour lui, c'est la confession. - 23 Irénée : Le 2 en tant que Christ, Celui qui est devenu homme, qui a pris l'homme en lui et se tient à la place de l'homme devant le Père, lui présente l'homme accompli en se présentant lui-même. Et le 3 comme mystère de la Trinité, non surtout telle qu'elle est dans le ciel avant le monde, mais telle qu'elle agit dans le monde par Celui qui est devenu homme. Il doit toujours chercher le Dieu unique qui est trois à partir du Dieu unique qui est deux. - 29 Canisius : Le 2 du Christ et le 9 du mystère. Un mystère de Dieu comme pour 19, mais cette fois-ci devant le Fils devenu homme. On peut certes trouver chaque vérité chrétienne accomplie dans le Fils ; ainsi par exemple la confession dans sa vie totalement transparente devant le Père, quand il s'explique lui-même devant ses apôtres et ses disciples. Mais le mystère fondamental du Christ est quand même l'obéissance. Pour Canisius aussi, dans un choix qui est basé sur une réflexion, il choisit l'obéissance que Dieu lui présente comme un mystère. - 31 Monique : Le 3 de la Trinité est en tête, l'homme suit. Dans la confrontation, c'est Dieu qui prédomine. Dieu prend la parole, Dieu montre, et Monique accueille (p. 39-50).
5. Une discussion sur la confession
11 (Ignace) requiert du confesseur qu'il cherche à tout prix un point de départ. Peu importe d'une certaine manière où se trouve celui-ci pourvu que ce soit un point de départ juste à partir duquel on peut avancer. Du pénitent, il exige qu'il comprenne que par lui-même, tout seul, il n'est capable de rien. - 13 (Paul) voudrait qu'en chaque confession on montre la déviation qui a eu lieu depuis l'état d'absolution de la confession précédente. J'avais compris alors exactement ce qui devait être changé dans ma prière, dans mon amour du prochain, etc. Je n'ai pas agi sérieusement en conséquence. Je ne devrais donc pas non plus recevoir d'absolution avant que je sois totalement pénétré que cette contradiction est insupportable. Le confesseur devrait montrer clairement le chemin pour l'éviter. - 17 (François d'Assise) requiert que le pénitent découvre son manque d'amour. Et pas seulement de manière abstraite : "J'ai trop peu aimé Dieu" (ce que chacun peut et doit toujours dire), mais le manque évident d'amour du prochain qu'il aurait absolument fallu éviter. Le confesseur et le pénitent devraient insister ensemble sur ce point et chercher les voies d'une amélioration. - 23 (Irénée) : Quand le pénitent vient se confesser, il devrait se sentir comme rejeté de la communion de l’Église. Dans la confession, il devrait voir où il s'est opposé à l’Église en tant que communion des saints. 23 voit les choses très objectivement et très sobrement. "J'ai menti" : sur ce point, c'est absolument la même chose dans la nouvelle Alliance que dans la loi de Moïse : "Tu ne dois pas mentir". Par le mensonge, j'ai nui à l’Église, je me suis éloigné de sa communion ; je comprends que cette communion ne peut exister que si nous vivons tous dans la vérité afin que tous ceux qui sont dehors reconnaissent par notre vie que la vérité est dans l’Église. Et c'est le confesseur qui accueille à nouveau dans l’Église. Pour cela, il doit montrer au pénitent qu'il s'est éloigné, mais aussi lui donner l'envie d'y entrer à nouveau et de s'en tenir désormais avec plus de fidélité aux principes de l’Église. La confession est une sorte de devoir officiel vis-à-vis de l’Église. - 29 (Canisius) : Le confesseur doit faire deux choses : remettre le pénitent au centre de la doctrine et éveiller en lui le sens apostolique. Non en lui imposant des tâches particulières, mais en lui montrant que celui qui vit de la doctrine doit la représenter à ceux qui ne la connaissent pas encore. Du pénitent il requiert qu'il comprenne qu'il n'a pas été un exemple. Par contre, la confession du péché en détail est pour lui moins importante ; il va rapidement au-delà. Ce qui est important pour lui est que le pécheur a trahi la foi, du moins qu'il lui a nui. - 31 (Monique) suggère tout autre chose que les autres. Le confesseur doit absolument insister sur ce qui est le plus pénible, sur ce qui humilie le plus. Y insister presque avec une certaine impudence. Ce n'est qu'après une confession de ce genre qu'une bonne prière serait à nouveau possible. Le confesseur aussi doit prier beaucoup. Et pendant la confession, il devrait écouter le péché d'une oreille, et Dieu de l'autre. - Arrive enfin 19 (Vianney) et il emballe la confession dans un grand drap : dans l'amour. Le pénitent doit se confesser de telle manière qu'il devienne capable d'aimer Dieu. Il doit se confesser dans l'espérance d'être à nouveau aimé par Dieu et d'avoir le droit de l'aimer à nouveau. Et le confesseur doit être si pénétré de cet amour pour Dieu qu'en passant à travers lui cet amour inonde le cœur du pénitent, de sorte que cet amour lui dévoile le cœur du pécheur et qu'il soit ainsi en mesure de faire entrer le pénitent dans le même amour. - Ce sont les 7 qui participent particulièrement à la grâce de l'Esprit Saint dans la confession si bien qu'à certains égards le nombre 7 peut désormais représenter aussi la grâce de la confession (p. 54-56).
6. Les autres nombres premiers jusqu'à 153
37 Dominique. Le 3 de la Trinité au premier plan, l'Esprit ensuite. - 41 Thérèse d'Avila. Le 4 de la croix et du sacrifice, le 1 de Dieu et en même temps de l'homme. - 43 Thomas d'Aquin. Le 4 de la croix avant la Trinité. - 47 Basile. La croix et l'Esprit Saint. - 53 Jean. Marie et la Trinité. - 59 Bernadette. Marie et le mystère. 61 Benoît. Se rappeler qu'au nombre 6 se rattache la tentation ; 61 c'est la confrontation du diable et de l'homme, mais aussi du diable et de Dieu. Benoît voit le combat de Dieu contre le démon. - 67 Thérèse de Lisieux. Thérèse est tellement convaincue de sa mission et accaparée par elle, elle est tellement occupée par ce qu'elle a à faire et à expliquer que la confrontation du mauvais esprit et du Saint-Esprit est depuis toujours le lieu d'où elle parle. - 71 Le nom n'est pas donné, c'est sans doute que la personne concernée est encore vivante. 71 vit dans le contraste entre l'Esprit et le Christ, le un qui signifie en même temps Celui qui est devenu homme et l’homme en général. - 73 Denys. Esprit et Trinité, dans un face-à-face qui est toujours comme fonctionnel. - 79 Benoît Labre. Esprit de Dieu et mystère de Dieu. - 83 Jean de la croix. Tous ceux qui commencent par un 8 ont comme fondement ce qui est marial. Dans le sens du mystère le plus profond de la Providence et du sens de la présence de Dieu, de l'accompagnement de l'homme par Dieu, de l'union entre Dieu Trinité et l'homme. 83 a de plus le 3 de la Trinité ; cela veut dire que, par le mystère le plus profond de l'habitation de Dieu en l'homme, il doit revenir à Dieu, il doit constamment signaler le caractère mystérieux non seulement de la relation de Dieu à l'homme, mais aussi du croyant à Dieu. - 89 Pierre Claver. Le 8 marial et le 9 du mystère. Le mystère concerne le fait que Dieu Trinité se penche vers l'homme, vers tous les hommes. - 97 Le nom n'est pas donné parce que la personne est encore vivante. C'est le mystère - le mystère divin - qui est partout perceptible dans la mission de 97. Et ce mystère se trouve avant l'Esprit, c'est donc un mystère de l'Esprit. - 101 Jean d'Avila probablement. Le 1 de l'incarnation et le 1 de l'homme, l'un en face de l'autre. Mais le 1 de l'incarnation est en même temps le 10 divin qui contient la mission donnée au Fils de devenir homme et de ramener les pécheurs au Père. De sorte qu'il faut mettre une relation entre ce 10 et l'homme, une relation qui est durable. - 103 Bonaventure. Il a le 10 en tant que chiffre divin et l'Esprit trinitaire. Mais dans le 10 il y a aussi le 1 de Celui qui est devenu homme et le 1 de l'homme. Sa mission est de rapprocher l'homme de Dieu par le Dieu-Homme. - 107 Sophie Barat. Toutes les missions avec 10 ont en même temps le 10 divin et les deux 1. Sophie Barat a de plus le 7 : elle doit si bien faire comprendre l'Esprit Saint aux hommes qu'ils deviennent aptes à suivre le Christ. - 109 Le nombre n'a pas reçu de nom, pas plus dans la série montante que dans la série descendante. - 113 Le nombre n'a pas reçu de nom parce que la personne est encore vivante. Le 1 de Dieu incarné, le 1 de l'homme, le 11 de saint Ignace ; ce 11 avec son face-à-face intérieur des deux 1, le 3 de la Trinité. Si bien que le sens principal de cette mission est de révéler les relations de la Trinité au Fils devenu homme aussi bien que les relations de la Trinité à l'homme, de garder à ces relations leur caractère ignatien, de le remettre en lumière là où il est obscurci et d'ouvrir, à partir de ce caractère ignatien, de nouvelles voies. - 127 François-Xavier. Le nombre des apôtres et celui de l'Esprit Saint. Et dans le 12, le 1 comme nombre du Christ et nombre de l'homme, et le 2 comme nombre du Fils incarné dans la Trinité. - 131 Augustin. Un mélange de 13 et de 31. Le 3 du milieu est la médiation par Dieu Trinité qui fait sortir le 13 du 31. - 137 Marie de l'Incarnation. Le 13 en face du 7, mais aussi 1 et 3 en face du 7. Et en fait on peut distinguer deux périodes : la première serait 1 et 3 ; le 1 de l'Incarnation et aussi de l'existence humaine en face de Dieu Trinité, et cela doit se réaliser dans l'Esprit. La deuxième qui est engendrée par la prière, étant donné que du 1 et du 3 naît le 13 de l'apostolat, et elle doit façonner cet apostolat avec l'Esprit. - 139 Louis de Gonzague. 13 et 9 : Louis de Gonzague a le 13 comme élément paulinien, mais cet élément aussi comme 3 et 1. Dans le 9, il a un mystère intact qu'il doit porter de manière paulinienne, mais aussi dans le sens d'un homme qui est donné à Dieu Trinité. - 149 Charles de Foucauld. 1 de l'incarnation et de l'homme, 4 de la croix, 9 du mystère. - 151 Catherine de Sienne. Le 1 de Celui qui s'est fait homme et de l'homme, le 5 de la Mère de Dieu et à nouveau le 1 de Celui qui s'est fait homme et de l'homme (p. 57-113).
7. La série descendante (généralités)
Dans la série descendante, le saint est renvoyé à ce qui existe, à ce qui est transmis, ou bien il est comme encadré par les voies d'autres saints, et il a sa mission personnelle qui lui est donnée en plus, comme un plus à trouver dans la tradition. Il doit aussi compter avec les relations existantes, il a en général un caractère moins direct, il est moins exposé, moins inopportun que les nombres ascendants. Il doit souvent amener à une nouvelle perfection quelque chose qui existe déjà ou réaliser un progrès avec ce qui est disponible. Pour les nombres ascendants, l'exigence de Dieu est plus rude. Les deux saints qui ont le même nombre ont l'un vis-à-vis de l'autre une relation de complémentarité polaire qui est créée par Dieu de manière purement surnaturelle, ils sont le reflet l'un de l'autre. Chacun voit en ce que possède l'autre quelque chose qu'il aimerait bien avoir ou être. Et cela non en raison de sa volonté libre, liée à sa personne, mais en raison de la mission qu'il a reçue... La petite Thérèse (67) par exemple n'aspire pas à être égale à la grande ; mais c'est peut-être justement le genre d'humilité et de modestie qui s'exprime en Newman (67) qui est pour elle extrêmement importante ; Newman avait pour ainsi dire sous les yeux, peut-être à l'époque de sa conversion, l'idéal de la "petite voie" thérésienne (p. 121-122).
8. La série descendante (détail : quelques points seulement)
151 Pierre. Il a deux fois 1, chaque fois en tant qu'incarnation et en tant qu'homme et, au milieu, la Mère de Dieu en tant qu'épouse du Seigneur, la Mère au milieu de son Epoux, entourée de son Epoux, mais entourée aussi des hommes en tant que pécheurs. - 149 Ignace d'Antioche. Au centre, la croix. Mais pas une croix qu'on peut contempler, c'est une croix qui doit être subie. Et cela en face de 1 et de 9. C'est-à-dire que ce qui est en vue, c'est plus le caractère mystérieux de la croix que la croix elle-même, et ce caractère mystérieux est souligné par Celui qui est devenu homme, qui veut sauver les pécheurs. - 139 Ambroise. Le Christ et l'homme, la Trinité, le mystère. Et également ce qui est paulinien (13) et le mystère. Au début, sa mission semble constituée de 1, de 3 et de 13, comme si le mystère n'existait pas encore. - 137 Bernard. L'incarnation et l'homme en face de la Trinité, mais celle-ci entourée par l'incarnation et par l'Esprit. Le centre est Dieu Trinité qui envoie le Fils dans l'incarnation salvatrice et qui envoie l'Esprit pour que les croyants reçoivent une direction et connaissent leur chemin. - 131 Élisabeth de Thuringe. Deux fois l'incarnation, deux fois l'homme, et la Trinité au centre, comme la lumière que Dieu répand et la nourriture qui remplit toute l'âme, tout l'être, d'étonnement et de gratitude. - 127 Jeanne de Chantal. L’homme et Celui qui est devenu homme, la double nature du Christ, l'Esprit. Mais aussi les douze apôtres. - 107 Élisabeth de la Trinité. (Note du P. Balthasar : En travaillant à ce livre, il me fut dit tout d'un coup qu'il manquait encore pour 107 une contemplative : je devais donner rapidement un nom. Comme je travaillais justement sur Élisabeth de la Trinité, c'est ce nom qui se présenta le premier à mon esprit. Par la suite, j'ai regretté de ne pas avoir donné le nom d'une "plus grande", Mechtilde de Magdebourg par exemple ou Brigitte). 10 et 7. Si elle a consacré et offert sa vie à Dieu par amour du 10 divin, pour le servir en se donnant à lui dans la voie carmélitaine, elle est continuellement attirée par le 7, travaillée par l'Esprit pour qu'elle le perçoive et envisage sa fonction en Dieu Trinité et la détermine. - 103 Madeleine. Elle a le 1 de l'homme pécheur comme de Celui qui est devenu homme. Et puis tout de suite dans le 1 l'unité du 10 divin. Et celui-ci en face du 3 : ce n'est que par le 10 que le 1 se tient devant Dieu Trinité. - 101 Zacharie. Il a le 10 divin et le 1 de l'homme et de l'Incarnation. - 89 Hildegarde. 8 comme Marie dans la Trinité, 9 comme le mystère divin qui se présente à elle comme un tout, qui est pour elle comme un mystère, dans la vision en même temps que dans la connaissance. - 83 Jean Eudes en tant que fondateur. Le mystère trinitaire de la Mère (8 = 5 + 3) comme mystère d'abandon. En être rejeté parce qu'arrive l'inattendu, pour être ensuite placé de nouveau devant Dieu Trinité. C'est ainsi que le trinitaire apparaît deux fois : dans le 8 et dans le 3. Dans le 8, comme uni à Marie, dans le 3 mis à part. - 79 Charles Borromée. L'Esprit est placé en tête parce que Charles connaît l'Esprit Saint avant de connaître le mystère et parce qu'il doit se tenir à la disposition de l'Esprit pour apprendre le mystère. L'apprendre non comme ce qu'on ne peut pas apprendre, comme l'incompréhensible, mais comme ce en quoi on vit et qui alors se révèle aussi autant qu'il lui plaît et garde en réserve ce qu'il veut. - 73 Daniel. L'Esprit et Dieu Trinité. Le 7 en tant qu'exigence permanente à laquelle il doit se conformer et à laquelle aussi il consent parfaitement dans une obéissance parfaite. Il n'offre jamais de résistance à l'Esprit ; ce qui vit en lui de l'Esprit, il le tient continuellement à la disposition de l'Esprit Saint. - 71 Lacordaire. Le 7 de l'Esprit et le 1 aussi bien de l'homme que de Celui est devenu homme. L'Esprit est en tête. L'Esprit qui éveille, révèle, exige et accompagne. Lacordaire, en tant qu'homme, doit suivre cet Esprit, mais en tant qu'homme qui s'en tient à Celui qui est devenu homme. Il doit prêter obéissance à l'Esprit de telle sorte que les hommes peuvent sentir quelque chose de l'Esprit. C'est pour lui une obéissance de chaque instant, étant donné que son être, aussi bien dans son travail spirituel que dans sa prédication et ses conférences, doit chaque fois être poussé par l'Esprit : non que l'Esprit l'inspirerait au cours de sa prédication mais, quand il se prépare, il faut qu'il cherche l'Esprit, en fasse l'expérience, et il lui est ensuite permis de communiquer aux hommes ce qu'il a vu et expérimenté. - 67 Newman. Il a le 6 des difficultés et des résistances, de la tentation par le diable, le 6 au fond de l'inquiétude, et le 7 de l'Esprit. De l'Esprit victorieux auquel on peut se donner non seulement pour vaincre avec lui le 6, mais pour servir l’Église. Si bien qu'un travail constant devient une grâce constante. Le 6 est chez lui très radical, il est le 6 des mille difficultés, des questions, jusqu'à la limite des critiques importunes et incessantes, de l'obscurité et de l'incertitude, qui sont ensuite vaincues par l'Esprit. Mais le destin de Newman apparaît très rayonnant pour la postérité : en tant que force de conversion, en tant qu'assurance tranquille que l'Esprit dirige et qu'il est présent, en tant que dévoilement des mystères de l’Église, de la grâce, de l'Esprit, de Dieu Trinité. - 61 Joseph de Copertino. Le 6 de la tentation démoniaque et le 1 dont ressort particulièrement Celui qui est devenu homme. Au début de sa vie de foi, Copertino en tant que chrétien a fait l'expérience de la tentation, il appris à connaître la force du tentateur et en même temps il a été si envahi par l'amour du Christ et sa pureté et sa perfection que cette force a été brisée. Il a appris à connaître ce qui est tentant, non seulement en lui-même mais aussi dans les autres, dans le monde dans son ensemble et aussi par les lumières qu'il recevait dans la prière. - 59 Athanase. Marie et le mystère. En tant qu'il a Marie : mystère du service, du don de soi, du oui. En tant qu'il est mystère divin, c'est ce qui l'occupe, ce sur quoi il aimerait concentrer ses forces, mais cela ne lui est pas permis, parce que sa vocation est déjà prévue, sa mission est déjà donnée, son apostolat est déjà mis en route, chaque fois avec la directive et l'accompagnement du mystère, dans un don de lui-même qui ne fait que s'intensifier, qui ne laisse pas le temps d'étudier le mystère en tant que tel. - 53 Origène. Le 5 de Marie et le 3 de la Trinité. - 47 Stanislas. Il a part à l'Esprit Saint dans la croix. A la relation du Seigneur suspendu à la croix et de l'Esprit que le Christ mourant envoie au Père, mais qui, parce qu'il est l'Esprit de Dieu, veille sur la croix pour le Père. - 43 Marie de Béthanie. Le 4 de la croix et le 3 de la Trinité. Elle accompagne le Seigneur dans sa Passion, et cet accompagnement ne commence pas seulement avec le début de la Passion et la prière au mont des oliviers, il commence quand débute l'amitié avec le Seigneur. Marie l'accompagne dans la prière, et cette prière peut consister à écouter ce que le Seigneur dit, mais elle peut aussi consister à se tenir simplement à sa disposition pour tout. - 41 David. L'ancienne Alliance ne connaît pas la croix. Mais comme précurseur de la croix, il connaît le combat contre le mal au nom du Dieu juste. C'est une collaboration aux côtés de Dieu pour aider celui qui est bon et juste à obtenir justice au nom du Créateur. En ce sens, avec le 4, David connaît par avance la croix et, avec le 1, l'homme qui s'est décidé pour Dieu. - 37 Jeanne d'Arc. Elle se trouve entre 3 et 7, écoutant ce que Dieu Trinité et ce que l'Esprit Saint ont à dire, parce qu'elle doit comprendre et qu'elle doit obéir, obéir en comprenant exactement. Elle ne se tient pas au milieu (entre 3 et 7) pour puiser de la sagesse, pour expliquer la parole de Dieu, mais pour obéir à partir de ce qu'elle a perçu, pour transformer en acte ce qu'elle a entendu. - 31 Gertrude. La Trinité et Celui qui est devenu homme – l'homme. Une vie de prière. Et dans la prière, une ligne qui se répète toujours et qui va de Dieu à l'homme par le Christ. - 29 Jean Eudes. Il a le 2 de la christologie et le 9 en tant que mystère de Celui qui est devenu homme. Le 2 l'engage personnellement très fort dans la foi, dans toute sa conduite ; il lui donne le cadre solide qui se fait toujours plus précis au cours du temps pour que son obéissance s'adapte toujours plus nettement à la volonté de Dieu Trinité. Le 9, il l'a d'abord en tant que mystère divin qui reste caché et qui se tient derrière chaque exigence de Dieu : du Père au Fils, du Père et du Fils à l'Esprit, du Fils à l’Église, du Fils à ceux qui sont appelés. - 23 Anselme. Le Christ et Dieu Trinité. Le centre de sa mission se trouve très profondément dans Anselme personnellement. Il est subjugué par le fait que Dieu Trinité condescend à envoyer son Fils et que le Fils qui a été envoyé reste continuellement devant Dieu Trinité et que, dans la fidélité et l'obéissance, il fait exactement, à tout instant même le plus court, ce que veut le Père. - 19 Abraham. L'homme devant le mystère de Dieu. Le mystère lui est confié comme un tout. Et au départ, il doit le porter sans savoir où il va. Il se connaît lui-même, il connaît son ascendance et ses origines, mais le fardeau voilé dont il est chargé reste pour lui inexpliqué. Il doit vivre en vénérant ce qui lui a été confié et avec la volonté de le laisser tout entier, il doit grandir près de la connaissance du mystère sans l'entamer, sans l'explorer, sans se creuser la tête. - 17 Antoine le grand. Le 1 de l'incarnation et de l'homme, Antoine fait aboutir les deux l'un dans l'autre, il veut vivre dans le Christ pour les hommes. Et il laisse disparaître totalement sa propre personne au service du Seigneur et des hommes. Il disparaît d'abord dans son prochain, puis avec lui dans le Christ. C'est alors seulement qu'arrive le mystère de l'Esprit Saint. Il sait que seul l'Esprit rend possible de donner à l'incarnation de Dieu et à l'imitation du Christ un sens fécond pour les hommes. - 13 Matthieu. Matthieu a le 13 de telle manière que ni le 1 de l'homme ni le 3 de Dieu n'ont besoin d'être très clairs pour lui personnellement. Il est ouvert au 1 de Dieu et au 1 de l'homme, ouvert aussi au 3 de Dieu. Mais ouvert comme un passage. Il assume vis-à-vis des deux un rôle de médiation : il laisse passer par lui, il a un rôle d'envoyé qui perçoit le message et le transmet tel quel ; sa qualité principale est la transmission dans le sens exigé. Il n'a pas comme Paul à ajouter du sien, il n'a pas à fournir ce service actif d'interprétation. - 11 Job. Le 1 – 1 avant la venue du Christ est pour Job question, désir, cri. Il sait qu'il n'y a qu'un Dieu. Il sait que l'homme est seul et il connaît son humiliation devant la justice de Dieu. Mais, pour lui, l'homme est béant et Dieu est béant. Dans cette souffrance, l'homme est ouvert à Dieu, mais la forme de la grâce qui est attendue n'est pas encore visible. Et la réponse réelle de Dieu, l'action de sa grâce n'est pas encore visible. Mais dans le cri de l'homme, Dieu aussi est béant, car la question de l'homme à Dieu montre à Dieu lui-même qu'il doit devenir homme, cette béance est une promesse qui réclame qu'elle soit accomplie. Job est comme un vase ouvert qui se trouve face à l'ouverture de Dieu et qui attend quelque chose qui change tous les contenus : la compréhensibilité de Dieu aussi bien que son incompréhensibilité, sa puissance aussi bien que sa miséricorde et sa grâce (p. 123-182).
9. Marie (5) entre 1 et 3 dans 153
Dieu crée le monde en tant que Dieu unique qui est pourtant trois et un. Au coeur de cette entreprise se trouve Marie qui, en tant qu'être humain, est l'être humain unique qui rend possible ici-bas que le Dieu unique se présente lui-même comme étant trois en un. Marie se trouve donc au centre en tant que médiatrice de toutes les grâces pour les hommes, mais aussi de la visibilité de Dieu et de l'évidence de sa Trinité dans l'unité. Elle est l'être humain à qui Dieu Trinité donne la mission fondamentale qui ouvre la nouvelle Alliance et permet aux croyants, dans cette Alliance, de porter un regard sur la vie trinitaire. Par elle, ce n'est pas seulement le Fils qui est né en tant qu'homme, c'est aussi Dieu le Père qui prend soin définitivement de sa création pour l'introduire par l'Esprit dans la vie trinitaire qui s'est manifestée (p. 22-23).
10. Charles de Foucauld (149)
1 de l'incarnation et de l'homme, 4 de la croix, 9 du mystère. Le mystère est celui de Celui qui s'est fait homme avant la croix, le mystère aussi de Celui qui s'est fait homme et de sa croix, de toute la mission du Christ. Et plus précisément, devant le 1 qui est aussi l'homme. Dès que Foucauld comprend qu'il peut être cet homme pour qui le Seigneur a inventé et souffert le mystère de la croix, il disparaît. Il disparaît dans le Seigneur pour lui laisser tout le 1, tout le mystère de son être et le mystère de se trouver devant sa propre croix et devant le mystère de son être et de la croix. Le laisser, non en abandonnant le Seigneur et en laissant le Seigneur seul sur la croix, mais au contraire en se laissant commander par le Seigneur, en se laissant donner la part du mystère qui est prévue pour lui, dans une disponibilité et un don de soi parfaits. Quoi qu'il puisse faire (dans sa prière, dans sa méditation, dans son apostolat), il le fait sous le poids de la croix, sous la charge dont le Seigneur le charge, dans un amour parfait pour le mystère parfait du Seigneur, qu'il ne cherche pas à découvrir : il se tient à la disposition du mystère tel qu'il est. Toute sa mission est une mission de don de soi, de présence constante, du oui dans la durée et dans une continuité qui n'est interrompue par rien ; et ce qui est là voilé et mystérieux, c'est justement que cela reste toujours tel quel. C'est pourquoi il n'y a pas à attendre de lui des explications grandioses, ni de nouvelles connaissances ecclésiales, ni des vérités théologiques auxquelles on n'avait pas prêté attention jusque là, mais un adsum qui se répète à travers tout sans faiblir, sans qu'il faille tenir compte de la personnalité de celui qui parle, un adsum qui se perd et disparaît dans sa mission, pourvu que soient mises en lumière par lui la totalité de la croix et la nécessité pour tout homme d'être touché par elle. Ce que le Seigneur attend de tous, Charles le fait au nom de beaucoup. Son don de lui-même est une réponse au Seigneur, un merci pour le don de lui-même qu'a fait le Seigneur, la promesse aussi de ne jamais considérer son propre don de lui-même comme quelque chose de personnel, mais de le tenir d’emblée disponible pour que le Seigneur puisse en façonner un nouveau don de soi, de nouvelles missions qui seront toutes marquées du signe de la croix et qui chercheront toutes à rendre une force et une actualité nouvelles au mystère de la rédemption de tous les hommes par la croix, au mystère de la rédemption de l'humanité.
(Avant le dévoilement)
a) 149 + 1 + 3
b) 149 + 1 + 1 + 1 + 1
c) 149 + 4
(Explication)
Pour a). D'abord d'une manière tout à fait juste : de Dieu à Dieu Trinité. C'est son unique occupation. La majeure partie de son apostolat consiste dans le fait qu'il est en Dieu. C'est une prière très contemplative.
Pour b). Puis il y a comme un aplanissement. Dieu et toujours Dieu seulement, dans une sorte de monotonie. Dans la difficulté aussi du service. Comme si sa contemplation était rendue plus difficile du fait qu'elle n'a plus de ligne, qu'elle n'a plus de contours.
Pour c). Et puis émerge la croix qui consiste en une sorte de persécution. Il ne voit plus de chemin devant lui. Il lui devient très pénible de prier et de rester fidèle. Mais il tient bon. Il offre tout à la croix. Dans un premier temps, la croix semblait venir comme du dehors et il en est accablé. Puis il a accepté la croix totalement, c'est une croix de proximité et de présence de Dieu.
Il a une ressemblance avec le curé d'Ars, il semble aussi très apparenté au carmel. C'est probablement un saint récent (p. 109-111).
11. Exemple des corrélations entre série montante et série descendante : Athanase (59) et Bernadette (59)
Bernadette dit les prières qu'on lui a apprises et elle reste dans une pureté qui n'a pas été éprouvée en quelque sorte. Ce n'est pas pour rien que Marie justement lui dit : "Je suis l'Immaculée Conception", parce que l'Immaculée est très chère à l'âme de Bernadette, son âme est sans tache comme une page vierge. Elle est préparée pour ce qui lui est montré, elle a l'ouverture naturelle de l'enfant qui ne connaît pas le mal. Et ce que son chemin a de pénible et de monotone lui permet d'être attachée de manière particulièrement forte à ce qu'elle apprend vraiment, le bien. Elle est ce qui est vierge, ce qui est pur, si bien que l'apparition de Marie et les miracles qui s'y rattachent ne sont pas opposés à son attente ; ils sont plutôt comme quelque chose de nouveau qu'il faudrait apprendre en plus, qui la remplit d'étonnement et de joie, mais ne diffère pas beaucoup de sa prière jusqu'à présent. Elle doit se souvenir que cela existe, que la Dame vient en ce lieu, qu'elle a dit justement ces paroles, des paroles qu'elle garde tout aussi difficilement qu'une nouvelle prière par exemple ou n'importe quel autre bout d'enseignement. Il n'en résulte aucun problème, seulement l'obéissance qu'on lui impose et qui concerne ce qu'elle doit dire, ou par la suite au couvent, dans l’Église. Ce qu'elle doit apprendre est toujours encadré par l'apparition, il ne lui viendrait jamais à l'esprit de chercher quelque chose en dehors du cadre qui lui est présenté. Même quand elle est au couvent et qu'on lui impose des pénitences et qu'on la tracasse, ou qu'on l'interroge sur les apparitions, la mesure de mortification la satisfait totalement chaque fois. C'est aussi suffisamment difficile! Sa spontanéité n'arrivera jamais à faire ou à dire plus que ce qu'elle doit, elle n'y sera jamais employée. Chaque fois Dieu lui donne pour ainsi dire une si parfaite mesure qu'il n'y a aucune raison de poser davantage de questions. Tous ses moments libres, toutes ses pensées libres, elle les remplit de prière. Elle connaît une sorte de discipline de prière déterminée qui remplit tous les vides. - Elle est le contraire d'Athanase qui ne cesse de devoir chercher sa forme de prière, de pénitence, de conduite, de réflexion théologique. Ce que Bernadette expérimente comme cadre rempli, il ne le connaît que comme point de départ pour autre chose. Sa prière aussi de don de lui-même et de sacrifice est une prière qui l'oblige à aller plus loin, une prière qui le fait continuer à chercher, une prière d'attente de l'inattendu qui va le concerner. Tout ce qu'il assume en fait de sacrifice doit servir à consolider les mots de la foi, à façonner de manière neuve une relation à Dieu qui donne à Dieu l'occasion de se communiquer de telle sorte que ses contemporains et la postérité puissent la comprendre. Quand il est fatigué, il lui serait souvent agréable de saisir d'un seul coup d’œil la tâche qui est devant lui, de voir un bout de chemin limité et encadré, de mettre la dernière main à quelque chose qu'il a commencé. Mais il est conscient que ce n'est pas pour lui et que tout moment de recueillement le place en Dieu devant de nouvelles exigences, que tout terme théologique qu'il a trouvé ouvre de nouveaux aspects. - En ce qui concerne la révélation aussi, les deux sont opposés. A l'enfant de Lourdes, Dieu peut se communiquer dans une sorte de paix et de plénitude qui ne laisse pas de place pour autre chose. Mais, à l'évêque, il se montre de telle manière que ses révélations ne sont que des points de départ pour davantage. Pour Athanase, ce qu'il doit saisir est devant lui, le cadre se trouve derrière lui. Pour Bernadette, le cadre se trouve toujours devant elle et elle y entre. Le point de rencontre des deux, ce qui leur est commun, c'est le "cadre", ce qui les oppose c'est leur attitude vis-à-vis de ce cadre (p. 159-160).
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4. La croix et l'enfer. Tome II. Enfers de mission
Que veut dire le P. Balthasar quand il évoque des enfers de mission dans la vie d'Adrienne von Speyr? De quoi s'agit-il ?
La première fois que le P. Balthasar évoque ces enfers de mission, c'est dans Adrienne von Speyr et sa mission théologique (p. 55) : "Adrienne connaissait souvent aussi pendant l'année, des états que l'on pourrait qualifier d'enfers de mission, et que j'ai rassemblés dans un livre volumineux (Kreuz und Hölle, II – 463 pages). Ces états étaient des ravissements (extases) dans une conscience quasi infernale, c'est-à-dire purement objective, d'obéissance de mission et de transmission : la transmission de choses sur lesquelles le plus souvent Adrienne ne savait plus rien par la suite, mais que je pouvais, en vertu de l'obéissance, rappeler à sa mémoire pour qu'elle me les explique plus en détail. Dans ces états, elle n'était plus la femme aimante, mais le pur instrument d'une vérité à communiquer ou à expliquer, et elle ne me reconnaissait plus. J'étais quelqu'un qui devait apprendre quelque chose et qui d'abord ne comprenait rien, ce qui lui faisait assez souvent prononcer des paroles sarcastiques, méprisantes (pour tant d’inintelligence dans les choses divines). Elle donnait finalement quelque signe indiquant que la leçon était terminée ; ensuite elle pouvait, par une simple prière commune, être ramenée à son état normal de conscience. Ces enfers de mission étaient comme des prolongements du mystère central d'obéissance du samedi saint".
Dans L'Institut Saint-Jean (p. 51-52), le P. Balthasar n'évoque que fort brièvement ces enfers, qu'il ne qualifie pas alors d'enfers de mission, mais d'enfers tout simplement : "Les conséquences pour la théologie, la mystique et la vie chrétienne ordinaire, des expériences du samedi saint et d'autres enfers qu'a faites Adrienne sont incalculables et il faudra les explorer lentement".
Pour en savoir plus sur ces enfers de mission, il faut parcourir l'introduction du P. Balthasar à Kreuz und Hölle, tome II (p. 9-12). Dans ce volume "sont décrits un grand nombre d'enfers qui furent vécus par Adrienne à différentes époques de l'année. Ils sont le plus souvent caractérisés par le fait qu'Adrienne était transportée dans l'état d'enfer du samedi saint pour pouvoir décrire, de la manière voulue par Dieu, le passage du Seigneur en enfer, mais aussi d'autres choses qui y sont plus ou moins rattachées. L'état est toujours caractérisé par le fait qu'Adrienne devient comme étrangère à elle-même en tant que personne vivante (de différentes manières et selon des degrés divers ainsi que les textes le montrent) et qu'elle perd ainsi, par ce retrait d'elle-même, la communication normale avec les autres : dès qu'elle est en enfer, elle ne me reconnaît plus, elle parle de moi comme d'un absent avec l'inconnu qui est devant elle ("Ce Hans Urs"). Elle dialogue avec cet inconnu, mais elle parle souvent aussi avec d'autres personnages présents que je ne vois pas - il peut s'agir de saints ou de pécheurs de toutes sortes, mais pas de damnés naturellement - et qui lui découvrent l'un ou l'autre aspect de la réalité de l'enfer ou un aspect de la vérité chrétienne à partir de la perspective de l'enfer. - Pendant les états d'enfer, ses paroles sont tantôt immédiatement compréhensibles, tantôt à peine compréhensibles ou même pas du tout : dans ce cas, quand elle est sortie de l'extase, elle me donne les explications que je souhaite. Ces explications éclairent bien des choses mais pas toutes. Bien des éléments de ces enfers demeurent obscurs; je n'ai pas essayé de les élucider de force, mais je ne les ai pas non plus supprimés pour ne pas effacer l'impression vivante de l'événement. - Il fut aussi très difficile d'identifier toutes les personnes avec lesquelles Adrienne parlait dans son extase et qui étaient toujours, d'une manière ou d'une autre, des figures marquantes de l'histoire de la théologie et de la spiritualité. Souvent Adrienne connaissait leur nom. D'autres fois, elle pouvait indiquer le siècle et la nationalité. Je n'ai mis de noms que là où ils me paraissaient certains; pour quelques-uns, j'ai mis un point d'interrogation; pour d'autres, je les ai laissés sans nom surtout quand il s'agissait d'hérétiques des débuts du christianisme (mais dont les erreurs ne cessent de revenir sous d'autres formes dans l'histoire de l'Eglise et qui sont donc importantes aussi aujourd'hui). - Dans l'état d'enfer, la foi, l'amour, l'espérance, toute la vie chrétienne vivante sont "déposés" auprès de Dieu; celui qui parle est réduit à une pure "mission", à une pure "voix " qui ne fait que transmettre. Cela se manifeste aussi par le fait qu'Adrienne me traite sans aucune complaisance, souvent d'une manière carrément grossière, ou avec méfiance, ou avec condescendance, et qu'elle ne m'obéit qu'avec une extrême répugnance (elle ne me reconnaît plus comme étant son confesseur), par exemple quand je l'empêche de se brûler au feu ou de se jeter par la fenêtre. Il serait impossible et absurde que l'obéissance chrétienne fonctionne comme d'habitude dans cette aliénation. Adrienne parle au passé de sa vie de foi ("Il y avait autrefois quelqu'un qui pensait...", etc.) - En posant des questions et en "jouant le jeu" habituellement, la tâche m'incombait de rendre la scène vivante, de pénétrer plus profondément dans les différents aspects du problème. Mais mes répliques ont l'air assez banales et dépourvues d'imagination. En "jouant" mieux, on aurait pu aller encore beaucoup plus loin dans l'expérience. Il m'était aussi confié le soin de faire sortir Adrienne de l'état d'enfer par une prière faite ensemble. La plupart du temps, comme on le verra, elle donnait elle-même le signal de la fin. - Pour expliquer clairement ce qu'elle veut dire, elle utilise toutes sortes d'objets qui sont dans la pièce ou bien elle fait des gestes symboliques, comme on le ferait avec un élève particulièrement stupide. Ce caractère si concret des extases, qui exprime un contenu surnaturel au moyen des choses les plus naturelles, est particulièrement caractéristique d'Adrienne. Tout chez elle est incarné, tangible. - Les "enfers de mission" pouvaient avoir lieu à n'importe quel moment. Souvent, pendant une dictée (le moment dépendait alors du chapitre et du verset du livre commenté). Parfois il y avait aussi toute une "séquence" d'enfers, par exemple la veille d'une fête. Mais aussi sans raison apparente. - Pendant un "enfer de mission", les événements sont souvent extrêmement incohérents non seulement en ce qui concerne les associations qui sont liées au thème principal de manière incompréhensible pour le spectateur, mais aussi en ce qui concerne le changement de thème. Un autre thème apparaît tout d'un coup et le thème précédent n'est pas repris ou il l'est sous une forme différente. C'est pourquoi les titres ajoutés par l'éditeur ne sont que des lignes directrices fort approximatives. Chaque pièce forme un tout. De plus l'ordre des pièces n'est pas chronologique; il suit autant que possible des cycles de thèmes. - Une première partie traite surtout du thème de l'enfer (du samedi saint); au début, il y a une "séquence" ancienne (de l'année 1945) qui ne peut pas être désassemblée. Puis suivent des pièces qui tournent surtout autour de la théologie générale de l'enfer et de ses différents aspects. S'y rattache une "séquence" qui, annoncée comme portant sur le péché originel, déborde cette notion de plusieurs côtés. - Une deuxième partie s'ordonne autour de trois cercles de thèmes centraux de la théologie d'Adrienne von Speyr : celui des missions principales dans l'Eglise (comme nombres premiers; cf. Nachlassbände II), celui de l'attitude juste dans la mystique (Ibid. V), celui des visions de l'Apocalypse (pendant sa dictée, il y eut de nombreux "enfers"), finalement le thème de la théologie de la sexualité ou du corps en général (cf. Nachlassbände XII). Ces cercles de thèmes ne peuvent se séparer que d'une manière approximative, ils passent souvent l'un dans l'autre. Dans d'autres "enfers" également, en dehors de cette deuxième partie, on trouvera des allusions aux nombres premiers. Les sept premiers, qui sont importants, sont toujours supposés connus (11 Ignace, 13 Paul, 17 François, 19 Vianney, 23 Irénée, 29 Canisius, 31 Monique). - Une dernière partie regroupe différents thèmes qui, à bien y regarder, ne sont pas du tout fortuits : il s'agit d'un éclairage des états dans l'Eglise et avant tout de l'imperfection de l'Eglise, des chrétiens et spécialement de ceux qui occupent en elle le rang de "saints". La critique parfois sarcastique (par exemple de Paul ou de Thérèse d'Avila ou de François de Sales, entre autres) doit être comprise dans l'exact contexte de l'état d'enfer : Adrienne n'est pas "elle-même", mais "une mission" qui doit être "communiquée". Dans ce regard d'en bas (à partir du domaine des effigies de l'enfer), il s'agit de mesurer, de manière impersonnelle, à un idéal absolu de sainteté chrétienne les personnes concernées; et ces personnes soumises à la critique ne sont pas des personnes privées quelconques, ce sont des directions spirituelles très significatives de l'histoire de l'Eglise qui se sont développées de manière peu heureuse en raison des singularités personnelles d'un fondateur ou d'un initiateur. Ces "perspectives de l'enfer" sur les saints sont proches (mais pas du tout identiques!) de la perspective du voyant de l'Apocalypse et de celle qui a conduit aux visions du "Livre de tous les saints" (Nachlassbände I). Du reste, dans les jugements d'Adrienne sur certains grands saints, on ne devra jamais isoler l'une ou l'autre de ses assertions; on doit toujours prendre en compte ce qu'elle en a dit dans l'ensemble de ses œuvres et du Journal.
Le présent volume ressemble à un vrai chantier. Au point de vue littéraire, il l'est certainement. Mais au point de vue théologique, il contient une quantité de vues et de déclarations des plus précieuses, et il est peut-être la voie d'accès la plus directe à ce qu'était et devrait être en son centre la mission d'Adrienne von Speyr" (p. 9-12).
Que veut dire donc le P. Balthasar quand il évoque des enfers de mission dans la vie d'Adrienne von Speyr ? Ce sont "simplement" des extases (d'un genre particulier) qui ont un certain rapport avec la descente du Christ en enfer le samedi saint.
Patrick Catry
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Pour se rendre compte de la variété des thèmes abordés dans ce volume, rien ne remplace de jeter un coup d’œil sur la table des matières :
Introduction (p. 9-12)
I. SUR LE THÈME DE L'ENFER
A. Une séquence sur la théologie de l'enfer (p. 15-90)
Enfer et confession - Les degrés en enfer. La super-obéissance - Le Seigneur dans ce qui est le plus difficile - Trinité et enfer - Opposition vie et enfer - Théories sur l'enfer - Origène et Augustin - D'Origène à Fénelon - Ignace. François de Sales
B. Aspects de l'enfer
a) Généralités (p. 91-183) : Trinité et enfer - Le temps du Christ - Le Fils voit le péché en train de se commettre - En enfer sans protection - Marie et l'enfer. Le centre de la vie du Seigneur comme feu et choix - Toussaint et samedi saint - Fragment de cinq enfers - Les missions d'enfer - L'enfer et le corps - L'accompagnement en enfer - L'enfer comme mort - Porter tous les péchés en enfer - Enfer et confession - La justice de Job et l'enfer - L'enfer de Job et celui du Seigneur - Se dévoiler et se voiler - Le Fils comme pain et comme pierre. Ignace. Confession - Le Fils et l'Esprit en enfer - L'Esprit-Saint et l'enfer (Le Fils et l'Esprit en enfer - Résistance à l'Esprit. Résistance au péché avec l'Esprit - L'esprit dans la tentation et l'Esprit-Saint) – Brûler - Substitution par le Fils. Don de l'Esprit
b) Sur les effigies (p. 183-202) : Place du pécheur en enfer, du sauvé au ciel - Le Seigneur efface les effigies - Effigies, colère de Dieu et amour du Christ - L'annulation des effigies
c) Les péchés en enfer (p. 202-273) : Trois degrés de rejet. Baptême, confirmation, ordination. Le casse-noisettes - Missions refusées - Incroyance. La croix comme invention du Christ - Incroyance "nouvelle formule" - Passer de la foi à l'incroyance - Les hérétiques - Montanisme et modernisme - Le pélagianisme aujourd'hui – Nestorianisme – Sabellianisme – Messalianisme - Avec les emmurés - Solidaire des incroyants – Confession avec les incroyants - Les désobéissants et le risque de l'obéissance - Solidaire des apostats - L'enfer des philosophes - Formes de folie théologique
C. Aspects du péché originel (p. 274-308) : Expérience de l'effacement du péché originel - Péché originel, baptême, enfer - Mur contre le péché originel - Pénitence. Confession générale
II. DU DOMAINE D'AUTRES ŒUVRES
A. Autour de l'Apocalypse (p. 311-339) : Tentation. Sur le chiffre 666 - Vérité et mensonge - Confessions de substitution - Le sang (du Seigneur, des martyrs) devant l'enfer - Retour au Père (maintenant voilé) - Fin de l'Apocalypse
B. Autour du Livre des nombres et du Livre des sexes (p. 340-364) : Entre 11 et 31 - Sans certitude : 23 - Faux nombres - Fausses missions - Trinité, paradis, sexualité - Virginité des hommes
C. Autour de "Mystique subjective" (Subjektive Mystik) (p. 365-388) : Vision et confession - Fausse subjectivité
III. L’ÉGLISE. SUIVRE LE CHRIST (p. 389-461) : Tradition - La moitié et le tout - Formation de la doctrine mariale - La sphère du monde et sa remise à Dieu - Chercher le Seigneur aujourd'hui - Le jugement sur Jérôme - Vianney et la confession – Paul - Les trois croix - L'Esprit et l'Eglise d'aujourd'hui - Mourir avec l’Église - Force et faiblesse dans le Christ, en Marie, dans l’Église - Confession d'obéissance - "Constellations" dans l’Église - Sainteté personnelle - Le samedi saint, l’Église suit mal le Seigneur - Sur la nuit des saints et leurs imperfections - Une nouvelle doctrine?
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Quelques textes
Table des matières des textes choisis
1. Dans les enfers de mission, Adrienne ne reconnaît pas le P. Balthasar avec lequel elle échange. Quelques exemples - 2. Dire non à Dieu - 3. Les amis - 4. Corédemption – 5. Le péché et la grâce – 6. Marie – 7. La volonté de Dieu – 8. Évangile et enfer – 9. Mouvement – 10. Aller à la rencontre du Seigneur – 11. Être chrétien - 6 . Saint Patrick - 13. Les amis – 14. Solitude – 15. Ma volonté – 16. L’Esprit Saint – 17. Le cadeau – 18. La rencontre – 19. Humilité – 20. Vision et théologie – 21. Comblée de grâce – 22. Le chemin de la grâce – 23. Respect – 24. L’amour – 25. Le toucher – 26. La foi brûlante – 27. Les fausses prières – 28. Marie et Joseph – 29. Le mouvement – 30. Visions – 31. Visions – 32. Enfer – 33. Visions et illusions – 24. Ceux qui méprisent les visions – 35. Trois croix – 36. La fiancée – 37. L’Esprit – 38. L’Église – 39. Marie – 40. Confession – 41. Vertus – 42. Confiance – 43. La perfection des saints – 44. Des saints parfaits – 45. Comprendre le péché.
1. Dans les enfers de mission, Adrienne ne reconnaît pas le P. Balthasar avec lequel elle échange. Quelques exemples :
- Adrienne est en extase. Le P. Balthasar lui dit de s'asseoir car elle est très fatiguée pour être restée longtemps debout. Elle : Qui êtes-vous pour me donner des ordres ? Quel âge avez-vous ? - Lui : quarante ans. - Elle : Comment en êtes-vous venu, jeune homme, à me donner des ordres ? - Le P. Balthasar lui fait remarquer qu'elle est à peine plus âgée. - Elle : On devient très vieux en cherchant... Depuis que je vis, je me trouve aux portes de la mort. J'ai l'impression d'être plus vieille que Mathusalem. (Elle voit le col romain du P. Balthasar). Elle : Vous êtes peut-être jésuite ? - Lui : Est-ce que cela vous gêne ? - Elle : J'ai aimé les jésuites. (Elle sourit). Ils ne viennent sans doute pas avec moi dans la solitude. Hans Urs serait venu. Lui aussi est jésuite. Peut-être un jésuite en rupture. Vous comprenez : Hans Urs a un chemin si singulier... Il l'aurait plus facile si je n'étais plus (p. 23).
- Adrienne : Vous me gênez. Vous me gênez vraiment. J'ai besoin de toute ma patience pour vous supporter. Hans Urs ne me gêne jamais. Quand il vient, je mets volontiers tout sens dessus dessous pour avoir du temps pour lui. Mais vous, vous me gênez. Je crois que vous ne comprenez absolument rien (p. 24-25).
- Adrienne demande au P. Balthasar qui il est . Réponse : Hans Urs. Elle : Imposteur ! Pourquoi dites-vous des choses pareilles qui ne sont pas croyables? (p. 362-363).
- Adrienne : Vous êtes un drôle de citoyen. Donnez-moi vos notes. On ne devrait rien noter de personnel pour ne laisser parler que Dieu. Lui : Je ne note rien de personnel. Elle : Bravo. Un bon point (p. 417).
- Adrienne (en extase) regarde le P. Balthasar : Que faites-vous là ? Avez-vous une mission ? Lui : Oui, je dois entendre. - Elle : Ah ! Ah ! Alors je dois vous le dire ? (p. 423).
- Adrienne : Je vais vous dire quelque chose en toute confiance. Hans Urs est mon confesseur. Il sait exactement comment je pèche et combien. Peut-être ne voit-il pas toute la quantité, il est un peu bonasse (p. 439).
2. Dire non à Dieu
Un homme peut dire non au Seigneur, par exemple à une vocation au sacerdoce, et par là faire le malheur de toute sa vie. Mais ce non unique ne suffit pas pour l'envoyer en enfer. Avant que quelqu'un soit en enfer, il est souvent interrogé, il est sans fin interrogé. Le chemin qui mène enfer consiste en une longue suite de questions que le Seigneur lui a adressées et auxquelles il n'a pas répondu. Et comme le Seigneur est allé directement en enfer, comme une flèche, il a rassemblé pour lui, dans la rapidité de sa descente, toutes les possibilités de non réponse (p. 19-20).
3. Les amis
Quelqu'un a perdu tous ses amis au cours de sa vie parce qu'il a toujours cherché la petite bête avec eux. Et quand il a été presque seul, la pensée lui vient que c'était beaucoup plus beau. Il a commencé à magnifier sa solitude. Il a maintenant beaucoup plus de place. Il n'a pas remarqué qu'il s'est mis à la place de ses amis. Il croyait aussi avoir plus de temps pour la prière. Mais il n'a pas remarqué qu'il s'était mis lui-même à la place de l'adoration. Car dans cette solitude, qui n'est qu'un malentendu et un manque d'amour, il n'y a pas d'adoration. - Un deuxième a perdu aussi ses amis, mais par accident. Ils sont morts. Et parce qu'il avait offert le sacrifice comme il fallait, il s'est rapproché de Dieu par cette perte. - Le troisième a gardé ses amis, mais il a essayé de les offrir toujours plus à Dieu, d'en faire toujours plus des amis de Dieu. Sans doute arrive-t-il ainsi dans la solitude, mais dans la solitude du Seigneur, dans une solitude partagée, étant donné que ses amis aussi sont allés dans la solitude pour chercher le Seigneur qu'ils avaient déjà trouvé. Et ainsi il en est sorti quelque chose de beau (p. 21).
4. Corédemption
Vous ne savez donc pas qui est sauvé? On est sauvé après la mort, après le purgatoire. Mais il y a déjà cette possibilité sur terre. Elle signifie une participation immédiate à la rédemption. Quelqu'un de ce genre ne commettra plus de péché. Sans doute fera-t-il encore des fautes, mais ses fautes ne feront pas obstacle au fait qu'il est sauvé. Etre corédempteur, c'est participer à la mission du Seigneur. Il ne peut pas racheter autrement. Il ne peut pas inviter à une fête et laisser les invités se contenter d'être spectateurs du repas (p. 25).
5. Le péché et la grâce
Avec son péché, le pécheur ne s'est pas seulement chargé lui-même, il a aussi chargé les autres. De même qu'un homme ne peut faire aucune bonne action qui ne profite pas à tout le monde, de même il ne peut en faire aucune mauvaise qui ne nuise pas à tous. Le péché se trouve toujours à la croisée de la personne et de l'ensemble des hommes (p. 33).
6. Marie
La Trinité et Marie vont ensemble; en étant enceinte du Fils par l'Esprit Saint, elle s'est placée totalement dans la lumière de la Trinité (p. 35).
7. La volonté de Dieu
Il est pire de prétendre qu'on fait la volonté de Dieu sans la faire que de se rebeller. De cette manière, on se détourne de Dieu beaucoup plus radicalement et d'une manière beaucoup plus assurée (p. 46).
8. Évangile et enfer
L'évangile et l'enfer. L'évangile, c'est le message du Seigneur qui a été transmis. Mais le Seigneur n'y apparaît jamais seul, il est toujours entouré de gens : disciples, peuple, pharisiens, etc. Une tranche de la vie du Seigneur traverse apparemment par hasard des tranches d'autres vies. Et pourtant rien n'est par hasard; tout est plein de sens, significatif, révélateur, tout éduque vers le Seigneur. Et à la fin de tout épisode humain, il y a la grande révélation sur Dieu. -L'enfer est ici le contraire de l'évangile : il est message fermé. Pour l'évangile, quelqu'un a soif et il reçoit à boire. Et s'il n'a pas encore soif, l'évangile lui indique au moins qu'il y a en l'homme une source scellée de soif de Dieu et que l'évangile peut l'apaiser. L'enfer par contre est le pur refus de l'apaisement de la soif, que quelqu'un ait maintenant soif ou pas. A celui qui n'a pas soif, l'enfer dit : tu mourras bien de soif car il n'y a rien. Et il ne le dit à propos qu'à celui-là seulement qui a soif (p. 49).
9. Mouvement
Tout ce qui est éternel demeure mouvement (p. 74).
10. Aller à la rencontre du Seigneur
Tous montrent l’enfer comme s’il était simplement devant vous, comme si c’était un trou où l’on pourrait se précipiter, et on devrait faire terriblement attention de ne pas y tomber. Comme si toute pensée qu’on n’a pas pour Dieu était un pas vers l’enfer. Mais on devrait quand même avoir le courage de laisser l’enfer derrière soi et aller simplement à la rencontre du Seigneur ; on ne devrait pas constamment supporter la contrainte que représente le négatif de l’enfer sur le chemin positif qui conduit au Seigneur (p. 75).
11. Être chrétien
Etre chrétien signifie renoncer à son propre moi. Renoncement !Renoncement ! As-tu compris cela ? Mais comme tout renoncement ultime, un renoncement qui n’est pas mesurable. On doit simplement dire oui ; Lui alors en fait ce qu’il estime bon. C’est souvent très fécond (p. 79).
12. Saint Patrick
L’Irlandais, un saint, avait pour ainsi dire la passion de brûler pour le Seigneur. Il invitait tous les chrétiens qu’il rencontrait à brûler avec lui pour le Seigneur. Il y invite comme à un plaisir (p. 80).
13. Les amis
Quand on s’accompagne l’un l’autre, il n’est pas nécessaire que toute la conversation tourne autour de choses pieuses. Je peux quand même parler avec mon ami du beau temps et de l’oiseau qui chante là, ou d’un livre que j’ai lu et n’exprimer peut-être alors rien d’intime, du moins pour un tiers. Mais si nous nous aimons, nous savons que Dieu nous accorde cette joie et que nous avons le droit d’échanger nos soucis : les soucis chrétiens, pas seulement les soucis naturels. Car si Dieu, dans sa grâce, veut dès ici-bas me donner part à sa vie éternelle, celle-ci devient alors une partie essentielle de mon existence (p. 126).
14. Solitude
Je voudrais savoir de qui vient cette pensée que Dieu le Père souffre de solitude parce que les hommes qui se sont perdus par le péché lui manqueraient. Et le Fils se séparerait de lui pour les lui rapporter (p. 126).
15. Ma volonté
Partout où est ma volonté, la volonté de Dieu est anéantie; la mienne est si grande qu'elle possède la liberté de réduire à rien la volonté de Dieu (p. 153).
16. L'Esprit Saint
"Toi, suis-moi" : l'apôtre suit l'appel parce que l'Esprit l'a touché, l'a rendu attentif à la venue du Seigneur. Et pour le Seigneur qui appelle, il y a dans son action, à côté de son obéissance au Père, la reconnaissance de l'action de l'Esprit dans l'appel lui-même. "Toi, suis-moi" : le Fils dit cela au bon moment, quand l'autre a été préparé par l'Esprit; l'appel devient audible pour l'apôtre parce que la voix de l'Esprit a pris forme en lui (p. 218).
17. Le cadeau
Vous êtes chrétien? Que donnez-vous à la personne que vous aimez le plus? Le Seigneur, n'est-ce pas? De lui, vous n'avez sans doute qu'une vague idée. Vous offrez donc votre vague idée. Et pourtant vous savez que votre don est beaucoup plus grand que vous ne le pressentez. Pour vous et pour les autres, il peut avoir des conséquences telles que vous n'avez aucune idée de ce que vous avez donné en vérité. Je connais quelqu'un qui a peut-être fait quelque chose comme cela un jour… C'est une affaire tout à fait folle. Vous n'avez rien à manger ici? Je voudrais vous donner quelque chose à manger. Un gâteau. Il est vraisemblable que vous le partagerez quand même avec celui qui vous l'offre. Et si j'en mange un morceau avec vous, vous aimerez mieux ce qui vous aura été offert. Naturellement je ne vous offre pas le gâteau avec l'intention de le manger moi-même. Mais enfin, il est logique que j'en reçoive une part. Tout comme je m'attends à ce que vous l'acceptiez. Et il en résultera une joie commune, dans la communauté aussi du repas. Et maintenant : si vous me donnez le Seigneur, je ne vais quand même pas le recevoir toute seule, je vous en donnerai quelque chose si je peux. Une part en retombera sur vous quelle que soit la manière dont je peux le recevoir (p. 203-204).
18. La rencontre
En toute rencontre avec le Seigneur, il y a le moment inquiétant où je remarque que je suis transformé. Je deviens quelqu'un que je ne domine plus. Il passe à l'action. Il me prend. Cela peut devenir très inconfortable. Et voilà que je place à côté de celui que Dieu voulait celui que je veux avoir moi-même. Je cherche à faire de moi la réalité d'une fiction et celle-ci est mon produit personnel. Je suis peut-être "le pur jouisseur", ou "le pur érudit", ou "le pur marchand"; je fais de moi l'image de celui que je veux être et chaque jour je remplis cette image de tout ce qui me vient à l'esprit. Si je veux être "jouisseur", je me représenterai des plaisirs, je les ferai miens, je mettrai l'un à côté de l'autre une quantité de sources de plaisirs; mais pour tout garder, je fermerai toutes les fenêtres qui auparavant étaient ouvertes au Seigneur (p. 244).
19. Humilité
Si je n'ai pas le courage de faire profession de la croix, c'est-à-dire de me soumettre avec le courage de l'humilité, de l'abandon - et l'abandon est ce qui est le plus difficile si je suis intelligent; l'intelligence jumelée à une parfaite humilité est très rare, elle est le signe de la sainteté -, si je n'en suis pas capable, je dois justement alors me décider contre le Seigneur et pour moi... Plus j'ai à m'occuper profondément des choses de Dieu, plus je dois me tenir humblement devant la croix. Si je néglige cette attitude, je commence à créer des hérésies. Je suis épris de mes idées; ce qui au début était une recherche sérieuse dans la Parole de Dieu devient marotte, finalement jeu (p. 286-287).
20. Vision et théologie
Il y a une relation entre le péché originel et la vision. Il y a certains aspects du péché originel qu'on ne peut percevoir que dans la vision. Il y a dans le péché originel une absence de couleurs qui ne reçoit de contours et de nuances que par la lumière de la vision. Il y a des choses qui sont trop liées à la terre pour qu'on puisse les percevoir en dehors d'une vision. Là en bas on ne peut rien se représenter. Les choses restent un simple concept vide. Ce n'est que par la vision que le concept devient vivant. La théologie est souvent comme un cours de géographie. La vision rend possible le voyage dans les pays qu'on a appris par cœur. On voit au fond ce que cela voulait dire. Par le catéchisme et aussi par la Bible on sait que le péché originel est en relation avec la chute d'Adam et qu'il se retrouve en chaque personne dans toutes les générations. Mais s'il est vu dans une vision, il apparaît alors comme une réalité véritable sous les aspects les plus divers (p. 289).
21. Comblée de grâce
La Mère n'a pas le péché originel. Elle n'est donc pas en état de réfléchir sur le point de savoir si elle voudrait commettre quelque péché. Elle ne connaît pas ce pouvoir d'attraction que le péché a pour nous. Quelqu'un qui a froid, l'idée peut lui venir à l'esprit de voler du bois chez son voisin. La Mère ne peut absolument pas former ce raisonnement. Bien qu'abstraitement parlant elle ait la possibilité de pécher et donc qu'elle a un mérite à ne pas pécher, elle n'arrive cependant jamais à proximité du péché parce que celui-ci, en raison de l'absence en elle du péché originel, n'a pour elle aucun pouvoir de séduction. - Adam et Marie. Bien que les deux n'aient pas le péché originel, ils ne sont pourtant pas dans la même situation. Marie est toujours déjà saisie par la grâce de l'amour de son Fils. Elle vit à l'intérieur de cette grâce, elle se réclame d'elle constamment. Chacun de ses actes est une réponse à cette grâce. Adam par contre n'est pas racheté (dans le sens d'une séparation définitive du péché), il n'a pas reçu la grâce comme la Mère en tant que réponse de Dieu à un oui accepté à l'avance. La grâce de Marie consiste en un oui réciproque entre Dieu et elle : parce qu'elle est comblée de grâce, elle prononcera son oui et elle a la grâce de pouvoir le prononcer (p. 292-293).
22. Le chemin de la grâce
Le Christ est Dieu et homme tout à la fois, et il empêche absolument par son existence que Marie puisse jamais s'approcher du péché. C'est cela justement qui fait la nature du péché originel : l'envie de pécher, Adam n'a aucunement pu l'empêcher chez Eve tandis que pour sa Mère le Seigneur l'empêche d'emblée. La relation Adam - Eve est en quelque sorte un stimulant pour le péché originel tandis que la relation Christ - Marie est un mur contre le péché originel. Adam et Eve sont bannis ensemble tandis que le couple Christ - Marie entre en scène contre ce bannissement et ouvre à nouveau le chemin du ciel, ramène l'homme en Dieu. Et comme Adam a eu besoin d'Eve pour pécher, ainsi le Seigneur ne veut pas ouvrir sans la femme le chemin de la grâce (p. 305-306).
23. Respect
Le respect est toujours un signe de vérité. Toute grossièreté, tout vrai manque de respect, de tact - je ne veux pas dire crainte et angoisse - est toujours mensonge. Au fond tout est mensonge là où je me mets moi-même au lieu de mettre Dieu, pour me donner à moi-même ce qui est à Dieu (p. 320).
24. L'amour
C'est curieux : il y a des gens qui ressentent comme une injustice la moindre chose qui ne va pas selon leur volonté parce qu'ils ne sont pas capables d'aimer. Ils ne sont jamais capables de mettre en avant, au lieu de leurs exigences, un tout petit peu d'amour, un soupçon d'amour seulement, une goutte seulement, une ombre seulement, un rien seulement… Et parce qu'ils en sont incapables, ils ressentent tout ce qui leur est contraire comme injuste, comme dirigé et voulu expressément contre eux (p. 320).
25. Le toucher – Il est impensable que le Seigneur touche un homme et que cet homme soit le même qu'avant (p. 331).
26. La foi brûlante
Tu es un homme, un pécheur comme moi, mais ta foi brûlante fait de ton moi une porte ouverte à Dieu. Tu commets peut-être des fautes, tu n'es pas un saint, mais parce que tu brûles, tes fautes me troubleront peu ; tu peux me montrer le chemin de l’amour. Le chrétien idéal est celui qui, dans la grâce, est prêt à prendre tout chemin que Dieu lui montre. Dans ce oui parfait, il n'y a pas seulement le don de soi, il y a aussi la conscience de son insuffisance. J'ai besoin de soutien (p. 333).
27. Les fausses prières
La fausse prière veut imposer sa mesure à Dieu. De même que le Seigneur a souffert pour tous, de même ceux qui prient en vérité souffrent pour tous ceux qui prient faussement. Le poids de plomb des fausses prières est accrochée à la rare prière authentique qui autrement pourrait être beaucoup plus efficace : pour les païens et les hérétiques par exemple. Mais elle est absorbée par ceux qui sont mes plus proches dans l'Eglise, un peu comme si moi, en tant que mère, j'ai à me soucier d'abord de mes propres enfants avant de m'occuper des étrangers. Cela ne veut certes pas dire que la prière authentique monte moins directement vers le trône de Dieu... Savez-vous ce qu'est la prière? Laisser parler Dieu (p. 349-350).
28. Marie et Joseph
Joseph vit avec Marie sans s'approcher d'elle parce que Dieu ne l'a pas voulu. Il n'est pas question de sexuel entre eux. De la part de Marie certes pas, bien qu'elle sache ce que c'est qu'être un homme et bien qu'elle aime Joseph; mais la volonté de correspondre à Dieu la remplit si totalement qu'il ne reste en elle aucun espace pour un désir qui ne soit pas inspiré par Dieu. Pour elle, la continence n'est pas un sacrifice. Et en son enfant, elle a déjà tous les enfants : ainsi elle ne connaît pas le désir d'en avoir un deuxième ou un dixième. Pour Joseph, c'est différent. Il offre sa virginité à Dieu le Père et, pour cela, il devient son représentant auprès du Fils. Il voit devant lui la fécondité de sa virginité : dans la vie en commun avec la Mère et l'enfant. Ce signe de la fécondité est si fort qu'il repousse très loin en lui le désir de la femme. Il ne convoite pas Marie. Mais il garde son corps, qui est viril, et un renoncement ne cesse d'être exigé de lui, un renoncement qui est d'autant plus conscient qu'il vit dans une famille. Ses instincts ne sont pas éteints, ils sont maîtrisés par le signe de la fécondité devant lui. C'est un renoncement physique qui est inclus dans le renoncement plus grand accompli par lui quand il n'a pas renvoyé son épouse et qu'il a assumé une fois pour toutes la virginité dans le mariage. A ce moment-là il fut introduit dans le grand silence. Comme il a cru tout simplement à l'ange, il est devenu capable d'entrer en toute maturité dans les mystères de foi du Seigneur (p. 362).
29. Le mouvement
Le péché : j'ai oublié d'aimer. Pendant de longs moments je n'ai pas pensé à Dieu et pas du tout au prochain. C'était ça le péché. Le péché est le contraire de la vérité, parce qu'il est dirigé contre Dieu. Par l'absolution, Dieu rend l'homme capable de se mettre en mouvement dans la direction de la vérité (p. 365).
30. Visions
Ceux qui ont des visions ne doivent pas essayer de voir ce qu'ils ne doivent pas voir ; par la suite, Dieu pourrait les priver de visions pour leur éviter une trop grande tentation à ce sujet. Quand on essaie de voir ce qu'on ne doit pas voir, ce qu'on voit, c'est son miroir (son double) : moi-même comme je suis si le Seigneur ne vit pas en moi (p. 366).
31. Visions
Il y a une possibilité de vivre au ciel et sur la terre, ou bien aussi dans les enfers et sur la terre, dans les enfers et au ciel. Dieu communique tout cela par les visions (p. 369).
32. Enfer
L'enfer est le lieu où le Fils cherche le Père sans le trouver (p. 372).
33. Visions et illusions
Adrienne voit tout d'un coup un nombre énorme de personnes qui firent une expérience surnaturelle à l'occasion d'une quelconque petite prière, d'une heure d'adoration, etc., qui auraient pu conduire peut-être à une vision authentique. Mais la plupart restèrent en quelque sorte "au-dessous de la vision" ou se contemplèrent elles-mêmes dans leur état. Ou le tout était un produit de la fatigue et de l'imagination. La plupart du temps cela resta ainsi sans suite, sans importance. D'autres viennent avec tout un arsenal de visions. L'une d'entre elles était peut-être authentique, mais elles en imaginèrent ensuite cent de fausses. Puis toutes celles qui ont eu des expériences mystiques entre schizophrénie, incroyance et superstition. Enfin le phénomène de contagion réciproque dans un couvent, le phénomène de surenchère mutuelle, pour ne pas décevoir les pieuses attentes des autres sœurs. Si une sœur seulement a expérimenté quelque chose, toutes deviennent visionnaires en un rien de temps. - On voit par là combien est dangereux l'état de vision. Il requiert un degré singulier de détachement. D'où l'absolue nécessité pour lui de l'obéissance et de la pauvreté. Mais aussi de la chasteté en son sens le plus profond, qui lui ôte toute gourmandise (en français) et toute convoitise (en français) spirituelles. Il n'est aucunement permis de désirer une vision, par exemple de désirer continuer à avoir des visions du Seigneur parce qu'on l'a une fois vu, etc. Si la vision est authentique, elle laisse certes une sorte de faim et les temps intermédiaires sont comme un jeûne; mais on ne cherche pas à apaiser cette faim parce qu'elle ne nous appartient aucunement (p. 383).
34. Ceux qui méprisent les visions
Adrienne a vu un homme qui incarnait le mépris de tout ce qui est vision dans l'Eglise, le mépris de "toutes ces femmes" avec leurs révélations privées. Puis elle vit venir l'un après l'autre nombre de confesseurs qui ont affaire à des visionnaires. Ils se sentent liés à l'évangile, mais non à l'Apocalypse. Pour eux, l'Apocalypse n'est plus l'Evangile. Ils construisent un mur autour d'eux, ils ne veulent rien savoir de ces choses. Ils ont la foi, mais avec une incroyance partielle. Ils sélectionnent. Ils s'arrogent le droit de simplement négliger ce qui est mystique dans l'Eglise, peut-être même de l'anéantir. Et comme ils représentent la main de l'Eglise, ils ont le pouvoir d'étouffer réellement. Il y a eu beaucoup de visions authentiques qui n'ont pas été reconnues parce que personne ne voulait entendre et admettre quelque chose. - L'homme qui prend radicalement position contre tout ce qui est vision dit en quelque sorte : "Tout est déjà dit dans la Bible; pourquoi des révélations privées ? Elles ne peuvent provenir que du Mauvais!" Quand réellement il y a une mission et qu'on ne peut pas parler, celui qui a la mission s'enterre dans la solitude et il doit quand même essayer à nouveau de jeter un pont, de saisir une main. Mais l'homme qui rejette la mission au nom de l'Eglise est dans la désobéissance vis-à-vis de Dieu. - Dans la vision, le voyant doit disparaître totalement pour ne laisser apparaître que ce qui est présenté. L'exigence de s'ouvrir au confesseur en est par là encore plus grande : il faut aussi une pure transparence en Eglise. Dans la vision, le voyant doit devenir si transparent qu'on puisse voir à travers lui ; on ne doit voir que ce qui est montré; dans la confession, le voyant doit se faire lui-même transparent afin que par là aussi soit transmis ce qui est montré (p. 383-384).
35. Trois croix
Trois croix se trouvent côte à côte; mais, dans le Seigneur, elles ne forment qu'une seule croix. Car le seul côté que nous voyons de Dieu Trinité, c'est le Seigneur, et ainsi nous ne voyons la croix du Père et la croix de l'Esprit que dans la croix du Seigneur (p. 418).
36. La fiancée
Que fait une fiancée si son fiancé l'aime plus qu'elle ne l'aime? Il peut alors lui donner de son amour à lui afin qu'elle l'aime en retour avec son amour à lui. Il peut lui envoyer son esprit et le recevoir d'elle en retour. Dieu peut faire de même : il m'envoie son Esprit et je l'aime en retour avec cet Esprit. C'est ainsi que fait le Seigneur avec son Église (p. 423).
37. L'Esprit
Le Seigneur ne cesse d'offrir à l'Eglise sa chair et son sang. Mais il doit en même temps lui donner son Esprit afin qu'elle comprenne que son présent est sa chair et son sang. Il distribue donc son Esprit, l'Esprit du Père, et l'Esprit à son tour se laisse distribuer d'une manière eucharistique dans un double sens : horizontalement, dans toute l'Eglise, et dans l'eucharistie du Fils lui-même pour la garder vivante en ceux qui la reçoivent. Cette première distribution n'est pas liée à la distribution eucharistique; un chrétien peut avoir part chaque jour à la distribution de l'Esprit sans communier. Et de plus c'est dans l'Esprit qu'est contenue la hiérarchie, qui n'est pas contenue dans l'eucharistie. La hiérarchie a sans doute affaire avec le Fils parce que le Fils a institué le sacerdoce, le ministère, la confession, etc. Mais la mesure d'Esprit qui y est liée, c'est l'affaire de l'Esprit. Tous ceux qui ont part à l'ordre ecclésial vivent de cet Esprit et il est vivant et agissant en toute fonction ecclésiale, donc aussi dans l'eucharistie... N'est-il pas vrai que dans l'Eglise d'aujourd'hui l'image de l'Esprit est beaucoup plus brouillée que celle de l'hostie ? Celle-ci l'est indirectement par l'Esprit. Chacun se rétrécit et se refuse. Chacun veut être plus malin que l'Esprit. Et par ce refus de l'Esprit, tous les sacrements sont diminués. On le reconnaît peut-être de la manière la plus immédiate pour l'eucharistie parce que le Seigneur et l'Esprit forment ici pour notre intelligence une unité compréhensible. Car ce n'est que dans l'Esprit de Dieu que j'affirme que ce pain est la chair du Christ. Et cet Esprit de Dieu, le Fils l'a insufflé dans l'Eglise hiérarchique et je dois me tenir à lui dans la foi. Mais naturellement si tous s'associent pour remplacer cet Esprit objectif par leur propre esprit subjectif, faible, pécheur, l'Esprit de l'Eglise sera toujours plus empêché d'agir : il étouffe (p. 423-424).
38. L’Église
Le Seigneur prend l'Eglise avec lui sur la croix pour éprouver l'Eglise. Si plus tard les chrétiens s'enfuient individuellement, cela ne peut plus rien faire à l'Église. Et même si tous fuyaient une nouvelle fois (comme l'ont fait les apôtres), l'Eglise ne cesserait d'être abritée dans le Seigneur et aucune preuve ne pourrait alléguer que l'Eglise n'est pas l'Eglise du Seigneur. Elle reste la fiancée. Elle est constamment allumée de manière neuve à son feu divin de sorte que, même si elle le voulait, elle ne pourrait pas mourir. La fin de l'Eglise est aussi peu imaginable que la fin de l'éternité. Quand le Seigneur la fit, personne non plus n'était là, lors de cette décision première dans le ciel (p. 426).
39. Marie
Vis-à-vis de l'ange, Marie est pure faiblesse. Mais cette faiblesse de la pure réceptivité est en même temps le produit de sa puissance, comme la semence est le produit de la puissance de l'homme. Parce que la foi de Marie est très forte, elle laisse faire. Tout comme la femme aimante laisse faire l'homme. Mais elle revient ensuite à sa puissance première en laissant la semence croître en elle. Ce qu'elle ajoute à la semence pour qu'elle croisse, c'est sa propre puissance, sa puissance concentrée au fond dans la faiblesse, qui provient de la puissance première de la foi. C'est par cette puissance qu'elle donne naissance à la faiblesse du Fils (p. 428).
40. Confession
Qu'est-ce que c'est que l'obéissance? Adaptation à la volonté de Dieu. Mettre toutes les cartes sur la table. Confession et obéissance : celui qui est obéissant est toujours prêt à se confesser. Je serai devant vous une coquille ouverte. Si j'avais péché, je vous demanderais tout de suite d'y jeter un coup d’œil. Celui qui est obéissant est toujours prêt à se laisser montrer ses fautes même si elles n'existent pas. Je tiens ma coquille ouverte devant vous et si vous êtes mon confesseur, je vous montre ma faute aussi peu déguisée que possible. De là à la confession, il n'y a qu'un pas (p. 431).
41. Vertus
Le Seigneur était aussi humble que la petite Thérèse. Mais quand il a purifié le temple, il était aussi violente que la grande. Dans ses réponses, il était aussi fin qu'Ignace (de Loyola). Mais le Seigneur est toujours encore plus que ces saints (p. 434).
42. Confiance
Adrienne est en extase. Elle pose la question au P. Balthasar : Peut-on vous faire confiance? Le P. Balthasar : Je l'espère. Elle : Qu'est-ce que ça veut dire confiance? Le P. Balthasar : Pas de méfiance. Elle : Oui, mais positivement? Lui : Ne pas vouloir regarder soi-même Elle : Ne pas commencer si haut! Regardez : une personne en qui on a une totale confiance est quelqu'un qui ne peut jamais me prendre en défaut (en français). J'ai avec lui une sorte d'intimité qui n'est pas déterminée par moi mais par lui parce que j'ai confiance. Il peut aller et venir, il sait qu'il est toujours attendu. Et qu'il n'y a aucune minute dont il serait exclu. Naturellement, dans ma profession ou d'une autre manière, je peux faire quelque chose qu'il ne comprend pas. Mais c'est sans importance. Il ne peut pas me surprendre. Et je sais ainsi qu'il me prend comme je suis. Il pose peut-être certaines exigences pour m'attirer aussi dans la confiance, pour pouvoir accomplir une tâche en moi. Je peux avoir commencé quelque chose parce que je ne savais pas qu'il viendrait maintenant et je dois terminer ce que j'ai commencé, il doit attendre un instant. Et pourtant mon âme est prête à le recevoir. J'avais seulement des raisons externes de terminer mon travail. Et il est clair pour lui que malgré cela il est le bienvenu. Et s'il… (dois-je vous dire quelque chose d'intime?)… s'il veut aussi ma confiance, il m'offrira aussi quelque chose de son intimité, il apprendra à rester ouvert devant moi. Si c'est un homme et moi une femme, il est peut-être plus difficile pour lui que pour moi d'être tout à fait ouvert. Il pourrait être plus dérangé par ma présence inattendue que moi par la sienne… - Maintenant s'il est le Seigneur et moi le croyant, je dois d'abord apprendre à cheminer sous ses yeux et à n'être jamais dérangé par lui, c'est-à-dire à être prêt à faire ce qu'il veut. Le Seigneur répond en offrant son intimité. Et celle-ci est infiniment plus variée que celle d'un être humain. Son intensité est tout autre. Et il offre à l'un sa croix et son angoisse et sa nuit. Afin qu'on soit toujours auprès de lui. Et afin que cette relation conduise notre disponibilité pour certaines choses à une disponibilité pour toutes choses. Vous comprenez cela? (p. 448).
43. La perfection des saints
L’Église ne doit pas vouloir compléter artificiellement la perfection des saints. Elle doit souffrir de leurs imperfections. C'est mieux pour les croyants (p. 454-455).
44. Des saints parfaits
Question du P. Balthasar : "Y a-t-il des saints parfaits à part la Mère de Dieu?" Réponse : La Mère de Dieu, on ne peut pas la citer ici. Elle est ailleurs. Du reste : oui. Dans le domaine de ce qui est accessible à des envoyés, François, Jean-Baptiste, Ignace, Catherine de Sienne, la petite Thérèse, le curé d'Ars et d'autres sont sûrement aussi déployés que Dieu le voulait (p. 454).
45. Comprendre le péché
Je ne peux comprendre mes péchés que dans la mesure où j'ai l'amour, et l'amour éveille aussitôt en moi l'espérance : si le Seigneur prend sur lui mon péché, je deviens alors un autre (p. 460).
*
5. La Parole et la mystique. Tome I. Mystique subjective
La présente fenêtre voudrait introduire au tome 5 des œuvres posthumes d’Adrienne von Speyr : Mystique subjective. On ne peut mieux faire pour commencer que de parcourir l’essentiel de la dense introduction de Hans Urs von Balthasar à ce volume.
Deux livres sur la mystique
« Les volumes 5 et 6 des œuvres posthumes (NB) d’Adrienne von Speyr portent le même titre : La Parole et la mystique. Il veut dire que la mystique se réfère tout entière à la révélation de la Parole faite chair, Jésus Christ. C’est une mystique trinitaire, christologique et ecclésiologique. Mais en tant que mystique, elle se distingue quand même de l’expérience de la foi commune aux chrétiens : au mystique sont montrés des aspects particuliers de la révélation chrétienne, et pour cela il est placé dans un état particulier.
La mystique s’articule donc en deux parties (qu’on ne peut séparer que de manière inadéquate) : l’une s’occupe des états et des modes d’expérience du mystique qui, de manière purement instrumentale, sont ordonnés à l’objet qui doit être perçu et façonné par lui (c’est la matière de NB 5 : Mystique subjective); l’autre partie s’occupe du contenu de ce qui est perçu, qui naturellement ne peut être autre que le contenu de la foi commune de l’Église; seulement ce contenu est expérimenté avec une intensité nouvelle grâce à un éclairage et des accents nouveaux (c’est la matière de NB 6 : Mystique objective) ».
La mystique dans l’ensemble de l’œuvre d’Adrienne von Speyr
Le P. Balthasar précise alors la portée limitée des volumes qu’il présente. « Les deux volumes sont fragmentaires; ils n’offrent pas une théorie complète de la mystique subjective, encore moins le contenu de la mystique. Viser simplement à être complet en ce domaine serait d’ailleurs déraisonnable parce que les chemins de l’Esprit Saint pour interpréter la Révélation demeurent toujours ouverts, sont sans cesse actualisés de manière neuve, c’est la raison pour laquelle on ne peut pas les systématiser ».
Pour se faire une idée d’ensemble de l’expérience mystique d’Adrienne, ce sont les douze tomes des œuvres posthumes qu’il faut lire. Le P. Balthasar poursuit : « Ces deux volumes sont fragmentaires parce que beaucoup de ce qu’Adrienne von Speyr a expérimenté, elle n’en a pas parlé ou elle n’en a parlé que par allusions, et aussi parce que, dans les présents volumes, beaucoup de données ne sont mentionnées qu’en passant : elles sont développées plus à fond thématiquement par ailleurs.
Le Journal (NB 8-10) par exemple contient beaucoup de données d’expériences concrètes sur des choses qui ne sont esquissées ici que brièvement. Quelques indications concernent les « tableaux de saints » contenus dans NB 1/1, d’autres se rapportent aux expériences de la Passion et de l’enfer qui forment la matière de La croix et l’enfer (NB 3-4). Ce qui se trouve à l’arrière-plan et commande le tout, c’est la théorie de l’obéissance, de la disponibilité totale à Dieu et à l’Église dans son rôle de direction (le confesseur) : c’est la condition fondamentale de la justesse de toutes les formes de la mystique chrétienne; on trouvera dans NB 11 de plus amples développements sur l’obéissance ecclésiale.
Ces renvois et ces mises entre parenthèses ne veulent pas dire que le contenu du présent volume (NB 5) ne serait pas compréhensible par lui-même. Il l’est parfaitement; mais il reçoit un surcroît de lumière quand il est placé dans l’ensemble des expériences mystiques d’Adrienne. Surtout quand il est mis en relation avec les relations d’expériences qui sont présentées à profusion non seulement dans NB 6 mais dans l’ensemble de son œuvre : commentaires de l’Ecriture et méditations sur des vérités chrétiennes de toutes sortes ».
Le terme « mystique »
« Le terme mystique a été gardé malgré son ambiguïté; il est circonscrit avec suffisamment de clarté par le contexte où il se trouve chez Adrienne von Speyr. Il se trouve dans un champ de force triple, trinitaire exactement; par son contenu et par sa forme, il a pour modèles les révélations bibliques de l’Ancien et du Nouveau Testament : visions, auditions et autres expériences de Dieu faites par les prophètes et les auteurs des apocalypses bibliques, l’expérience de Dieu faite par Marie et surtout la relation de l’Homme-Dieu à son Père du ciel.
Le terme mystique est de plus précisé par les manières dont l’Esprit Saint des charismes, tout au long des siècles de l’histoire de l’Eglise, plonge sans cesse de nouveaux élus dans le contenu et les événements originels de la Révélation pour vivifier et approfondir par eux la foi de l’Église dans son ensemble. Pour Adrienne, cette instrumentalité de la mystique ecclésiale et, dans le mystique, l’attitude de service correspondante à l’égard de Dieu comme à l’égard de l’Eglise est l’un des traits principaux qui militent en faveur de l’authenticité de ses expériences ».
La composition de « Mystique subjective » (NB 5)
« Tout ce que dit Adrienne demeure très ouvert ». Le livre n’a pas été composé ni écrit d’un seul jet; le livre n’a pas non plus été conçu selon un plan; il rassemble des paroles d’Adrienne répartie sur des années. « Les textes sont là tels qu’ils ont été dictés… (Seul leur ordre avec les titres proviennent de l’éditeur)… S‘y trouvent simplement rassemblées et mises plus ou moins en ordre des pensées importantes sur la mystique en général et sur sa propre mystique en particulier. C’est à cela qu’il faut attribuer le fait que les accents semblent se déplacer. Tantôt c’est la Trinité qui apparaît au centre, puis c’est l’Incarnation, et puis encore – d’une manière particulièrement forte – l’importance de la Passion et de la descente au séjour des morts ».
« Mais tous ces aspects sont inséparables les uns des autres et l’importance particulière donnée au samedi saint… veut montrer qu’ici se trouve pour Adrienne la plus haute révélation de l’amour trinitaire et la clé de voûte de la mission du Fils. Il est montré de manière significative comment les sacrements de l’Église et la mystique ecclésiale découlent de l’expérience du samedi saint. Le samedi saint est aussi le jour de l’obéissance absolue du Fils, puisqu’il est envoyé par le Père dans les ultimes ténèbres de ce qui est opposé à Dieu… »
Disponibilité
« Il n’est donc pas étonnant que ce soit justement du samedi saint qu’Adrienne a pu au fond tirer le critère central de la mystique chrétienne : la pure disponibilité vis-à-vis de Dieu est l’unique disposition adéquate pour recevoir comme pour transmettre ses révélations. Il fut accordé à Adrienne de tester ce critère pour nombre de mystiques, hommes et femmes, de l’histoire de l’Église en étant placée elle-même dans leurs états mystiques avec mission de déterminer la mesure dans laquelle ils avaient cette attitude adéquate ou s’en écartaient ».
Il ne s’agit pas avant tout de différences de subjectivité, de tempérament et de caractère. « Ainsi par exemple quand Adrienne dit qu’elle a des extases en prose tandis que Jean de la croix en a en poésie ». La question essentielle est celle-ci : dans quelle mesure « ces mystiques servent chrétiennement d’instruments à l’égard du contenu de ce que Dieu leur offre ». Sur ce point, il existe « une identité presque totale entre Adrienne et Hildegarde ».
Le juste critère
« Le thème du juste critère traverse tout le livre… Le critère de la juste attitude subjective est simplement tiré du contenu objectif de la révélation chrétienne, bien plus il est même donné et exigé par lui; il est tiré du don total et aimant de Dieu dans l’attitude du Christ qui fut obéissant jusqu’à la mort, il est tiré de l’attitude de Marie, l’humble servante, pour qui tout doit se passer selon ta parole, il est tiré de la sobre exigence de la foi paulinienne vis-à-vis des excès charismatiques et des printemps mystiques de Corinthe. Toute la psychologie de la mystique est inexorablement soumise par Adrienne von Speyr à une théologie de la mystique chrétienne, sobre et transparente; c’est d’elle seule qu’on peut tirer en toute sûreté les critères d’authenticité et d’inauthenticité »…
Conclusion de Hans Urs von Balthasar
… « Que le lecteur comprenne surtout que ce recueil de textes n’est qu’une petite partie d’un ensemble beaucoup plus vaste; toutes les œuvres posthumes s’éclairent les unes les autres et projettent ensemble une lumière déterminante sur la plénitude des autres œuvres. La richesse de fond de l’ensemble de l’œuvre, qui rend si merveilleusement vivante la révélation biblique, donne finalement le critère pour porter un jugement théologique sur la mystique d’Adrienne von Speyr ».
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Table des matières
Avant de parcourir quelques pages de ce volume, la présentation des titres principaux de la table des matières peut permettre d’en avoir une certaine vue d’ensemble; même si titres et sous-titres n’évoquent pas toujours grand-chose de précis, ils peuvent quand même permettre de s’orienter quelque peu.
Patrick Catry
PREMIÈRE PARTIE : RÉVÉLATION CHRÉTIENNE ET MYSTIQUE
1. L’Église et la mystique - 2. Dieu avant le monde - 3. De l’ancienne Alliance à la nouvelle - 4. Le Fils incarné et la mystique - 5. Mystique de la Passion - 6. La nuit du samedi saint - 7. Le mystère pascal, origine des sacrements et de la mystique - 8. Mystique trinitaire
DEUXIÈME PARTIE : FORMES ET CRITÈRES
1. Vision et extase (De la foi à la vision – Vision – Extase, inspiration) - 2. Mystique indirecte - 3. Différents phénomènes - 4. Critère de la mystique chrétienne - 5. La mystique de l’obéissance chez Adrienne von Speyr
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PREMIÈRE PARTIE : RÉVÉLATION CHRÉTIENNE ET MYSTIQUE
1. L’Église et la mystique
1. L’obéissance
La grâce de Dieu s’offre des manières les plus diverses à ceux qui sont choisis pour l’expérience mystique, mais en tout cas de telle manière que le but premier est une obéissance absolue. Une obéissance qui ne s’épuise pas à suivre anxieusement de petites prescriptions, mais qui prend possession de toute l’existence et ne laisse place à aucune sphère neutre. Vis-à-vis des autres hommes, quelque chose comme un mode de vie personnel libre peut se maintenir mais, au milieu même des obligations extérieures les plus grandes, est exigé pour le cœur qu’il veille parfaitement à vivre dans une obéissance qui non seulement impose des devoirs mais aussi qui instruit et guide dans l’Esprit Saint…
2. Le mode de la rencontre
Certes Dieu remplira d’amour le mystique, il le fera vivre totalement de l’amour divin, mais à la condition qu’il puisse l’avoir et le conduire dans une obéissance sans faille. Cette obéissance peut prendre une forme particulièrement frappante comme par exemple pour Nicolas de Flue qui doit tout quitter afin qu’il soit prêt, dans la solitude, pour une rencontre mystique telle que Dieu veut la lui donner. D’autres vivent des rencontres semblables dans leur vie de tous les jours sans que rien n’en soit visible pour les autres. La manière dont a lieu la rencontre dépend de Dieu. La personne concernée doit s’adapter, elle doit seulement être consciente que Dieu peut à tout instant changer ses habitudes et exiger de nouvelles formes d’obéissance…
3. Vivre comme un nomade
Il y a des mystiques qui sont allés avec le Seigneur dans tous les lieux possibles, qui ont vécu les états les plus divers, de la nuit intérieure la plus profonde à l’amour le plus brûlant; tout pourtant ne faisait qu’un avec la même mission. Tant qu’il obéit, le mystique ne peut pas perdre cette mission, c’est pourquoi il n’a jamais besoin non plus de s’inquiéter, car le lieu de sa mission se trouve en Dieu et il est en mesure d’y persévérer en s’abandonnant et en obéissant. Jamais il n’obéit à une mission qu’il aurait imaginée lui-même, il n’obéit toujours qu’à une mission en Dieu. Il y vit comme un nomade sans savoir à quel moment les tentes seront démontées et où il faudra changer de lieu. Mais il sait très bien que Dieu tient en main sa mission, la conduit et la règle…
4. Nuit et lumière
La mission mystique est animée par la vie du Fils dans le Père, elle est traversée par le souffle de l’Esprit qui souffle où il veut, afin que la mission demeure toujours vivante et puisse se présenter à tout instant avec ses exigences inévitables. Cette exigence est même au fond toujours présente dans l’exercice de l’obéissance. La prière du mystique également est tellement absorbée par sa mission et soumise à elle qu’elle est très souvent infléchie : il voulait demander ceci et il doit demander cela. Quand ce genre d’impératif survient dans la prière, l’orant sait alors en toute certitude que Dieu veut lui communiquer quelque chose d’unique, au moins pour lui. Il sait aussi que la mise à l’épreuve de son obéissance ne se fera jamais attendre longtemps et que des signes ne cesseront de se présenter. Car aucune grâce mystique ne vit uniquement de la nuit de la croix, elle vit aussi de la résurrection du Seigneur. La prière peut ainsi être quelque chose que le mystique offre à Dieu, dans l’obscurité la plus profonde peut-être, pour qu’elle soit éveillée à ce que le Seigneur exige d’elle, souvent si indépendamment de celui qui prie qu’il ne ressent pas du tout lui-même le changement qui s’opère. Un Jean de la croix peut prier dans la nuit la plus profonde, avec le sentiment d’être totalement abandonné, et sa prière mourante, précisément quand il n’est plus guère capable de l’exprimer, est transformée en un instant en un jaillissement de vie des plus forts, comme le fruit – pour l’Église et pour l’éternité – d’une semence qui semblait condamnée justement à une totale stérilité…
5. Se tenir à la disposition de Dieu
Celui qui renonce librement au mariage afin d’être vierge pour Dieu sait qu’il aura part aux mystères de Dieu dans une plus large mesure. D’une manière à laquelle il peut sans doute se préparer en se mettant totalement à la disposition de Dieu, mais que Dieu réalisera totalement comme bon lui semblera. Dieu communique à chacun ce qu’il veut mais, dans ce qu’il communique, il y a aussi des allusions à ce qui n’est pas communiqué, à ce que Dieu ne donne qu’à pressentir et dont il omet de parler afin que le croyant sache qu’il existe un mystère auquel il n’a pas accès. En cela, il n’est pas dans une situation essentiellement différente de celle de l’Église…
6. Marie
Le Fils se constitue une Église qui lui est adaptée, mais sans qu’elle ait part à l’abaissement qu’il a assumé en s’incarnant (car l’Église n’est pas Dieu), mais en la faisant participer à son exaltation et en la rendant ainsi capable de recevoir ses grâces. Nous pouvons nous faire une idée de la relation de l’Église au Seigneur en regardant la relation de Marie au Fils. Le Fils reste Dieu bien qu’il se soit abaissé à devenir homme; Marie reste totalement créature malgré la grâce de la pré-rédemption qui l’a exaltée, mais elle est une créature qui suit le Fils de la manière la plus stricte comme il l’avait prévu dans ses desseins. Dans ses échanges avec le Fils, elle ne fait pas que donner et prendre (comme le font les sexes au plan naturel), elle est placée directement devant son mystère qui le singularise : il est engendré par le Père et il a une vision immédiate du Père…
7. La manière de prier de Jésus
Quand Marie prie avec son enfant, elle se sert des mots qu’elle connaît, elle demande des choses qui lui semblent nécessaires, elle prie à la manière d’une vraie croyante; mais elle sait que le Fils, qui entend ses mots, les reprend et les transmet à Dieu d’une manière qui la dépasse. Non seulement parce que Dieu le Père et l’Esprit Saint les reçoivent du Fils, mais parce que la prière du Fils lui-même, sa manière de parler avec le Père, lui demeure inaccessible; cela fait partie du mystère trinitaire. Dans sa prière, le Fils ne donne pas simplement comme un homme et il ne reçoit pas non plus en tant que tel ce que Dieu lui donne, il le donne en tant qu’Homme-Dieu. Il prend ce que Dieu lui donne, mais en même temps il donne lui-même en tant que Dieu et il reçoit aussi en tant que Dieu. Sa manière de prier est pour Marie beaucoup plus impénétrable et beaucoup plus complexe que sa propre manière…
8. Le caractère mystérieux de Dieu
Beaucoup plus profondément que tout autre croyant qui suit le Christ dans l’Église, Marie – même quand elle n’est pas concernée – voit le caractère mystérieux de Dieu et de son monde sans qu’elle soit introduite dans ce monde là où le Fils ne le veut pas. Certes elle a vu l’ange et, par cette apparition dans sa sphère à elle, elle a été infiniment dilatée; mais justement c’est par cette dilatation unique qu’elle sait définitivement qu’elle a toujours à se tenir à sa place. Qu’il ne lui appartient pas de réfléchir (plus qu’il ne faut) et de savoir à l’avance ce qui va se passer, mais d’être toujours prête pour le Seigneur à tout instant, dans une attente virginale…
9. Personne ne connaît l’heure
Quand un mystique reçoit une vision, il voit son attente comblée bien que, la plupart du temps, il n’ait pas eu au préalable connaissance de cette attente. Il peut avoir nourri cette attente seulement dans le sens d’une correspondance dans l’obéissance au cas où Dieu voudrait combler cette attente. Mais la plupart du temps, ce qui est de règle, c’est que « personne ne connaît l’heure »; Dieu exige seulement la disponibilité générale et il se réserve le droit de l’Époux qui peut à chaque instant combler tout désir de l’épouse et qui le comble même si l’épouse ignorait tout de ce désir. Il peut créer un désir afin de le satisfaire, mais il peut aussi façonner le désir de telle manière qu’il ne devient conscient que lorsqu’il est comblé…
10. L’irruption de l’éternel
L’un des aspects les plus essentiels de la mystique est la rencontre en elle de l’éternité et du temps, l’irruption du toujours-maintenant dans les limites de l’éphémère. S’il est vrai que les visions sont des tranches du monde céleste, qu’elles transmettent un mystère de Dieu qui a cours maintenant et qui est montré maintenant, et que cette participation prend maintenant la forme que Dieu veut, il n’y a pas de degrés dans la mystique. Car ce qui est gradué, Dieu l’a prévu pour le temps éphémère, non pour le temps éternel. Et les visites de l’éternel dans notre temps ne se règlent pas d’après les lois de l’éphémère, elles se passent dans le monde mais proviennent de l’infini et de la durée éternelle. Le mystique qui est appelé à en faire l’expérience les saisit avec son âme immortelle destinée à l’éternité…
11. La méthode de Dieu
Il y a des saints dont le chemin est très abrupt; d’autres, dont le chemin monte lentement ou par à-coups. Mais des degrés méthodiques, il n’y en a pas au fond, car les degrés signifient d’une certaine manière des points de vue où on peut s’arrêter pour mesurer la distance parcourue depuis le dernier point de vue et constater comment on y est magnifiquement arrivé. Quand l’âme qui s’est livrée comprend ce que Dieu veut maintenant précisément et qu’elle peut se référer au oui qu’elle a donné une fois pour toutes, il n’y a rien de plus direct que son chemin vers Dieu. Pour ne pas effrayer une âme, Dieu peut certes avancer très doucement et s’adapter à chacun de ses états. Mais cela reste sa prérogative. Il peut aussi faire autrement. Il n’y aurait rien de plus insensé que de vouloir découvrir un chemin qui pourrait servir à dessiner les prérogatives et les droits du mystique et à ébaucher de manière systématique une « école de la mystique ». Paul est atteint par une lumière aveuglante, il tombe par terre, il entend une voix, il demande ce qu’il doit faire. Ce n’est pas un chemin qu’on peut diviser, et il n’y a pas de signes précurseurs. Ou bien quand les trois disciples sont au Thabor et qu’ils voient tout à coup devant eux un tableau de la réalité céleste, le Seigneur ne se sert pas de sa glorification pour leur faire des degrés qu’ils pourraient gravir jusqu’à son apparition, afin de leur permettre d’avoir une certaine vue d’ensemble…
12. L’ouvrière et la religieuse
Finalement quiconque vit vraiment dans la grâce se trouve dans une relation « sponsale » avec le Seigneur et il a part à la grâce de la Mère de Dieu. L’un peut expérimenter cette grâce de manière mystique, l’autre non; et pourtant la grâce est essentiellement la même. Les missions sont différentes. A une ouvrière d’usine ou à celle qui vit dans un autre milieu prolétaire Dieu ne donnera pas les mêmes grâces qu’à une religieuse dans un cloître fermé; et pourtant la mission de l’une n’est pas moins sponsale que celle de l’autre…
13. La présence des saints
Ce que nous faisons dans l’Église, nous le faisons sous le regard des saints et de toute la cour céleste. Il y a la possibilité de réaliser tout d’un coup que tous sont là. Cette expérience peut être variée : elle peut consister à voir clairement la présence du ciel ou simplement avoir conscience de cette présence. Pour celui qui un jour a vu, cette connaissance a d’autres couleurs que pour celui qui vit dans la foi nue…
14. Réaliser le ciel
Les deux manières de réaliser le ciel – vision ou foi nue – sont voilées l’une pour l’autre. Mais elles créent l’une et l’autre un attrait, un nouvel espace, pour la vérité de Dieu; car entre la pure vision et la foi pure, toutes les transitions sont possibles. Les deux piliers d’angle de cet espace sont d’un côté la réalité de la participation du ciel à la terre, de l’autre l’entière obéissance qui est exigée ici-bas, qu’on soit voyant ou simple croyant. Peu importe la manière dont l’espace se remplit pour chacun entre ces deux limites; toutes les manières sont justes et vraies.
Cet attrait produit dans l’Église quelque chose comme une vision stéréoscopique. De même qu’il y a entre les yeux une répartition du travail pour obtenir en relief un objet indivisible, il en est de même dans l’Église. Ou de même que la semence et l’ovule doivent se trouver pour qu’il y ait procréation, et on ne peut pas dire d’un enfant ce qu’il doit à son père et ce qu’il doit à sa mère. La vision en relief est propre à la foi catholique; elle provient des missions extraordinaires des saints qui doivent féconder cette foi… Bien des Pères de l’Église, une Hildegarde, une Catherine, la grande et la petite Thérèse ont apporté à la foi de l’Église de nouvelles semences vivantes. Il revient certes aussi à l’Église ministérielle de rendre fécond pour la foi commune ce bien vivant…
15. Approfondir la vérité
Tous les mystiques authentiques ont vu et expérimenté des choses qui sont chrétiennement centrales, s’appuient sur la Révélation, en font comprendre des aspects auxquels on fait peu ou pas attention ; et malgré tout ce qu’il y a d’extraordinaire chez les mystiques, ces aspects sont toujours tout simplement en harmonie avec l’ensemble. Ceux qui font ces expériences doivent essayer d’exprimer ces choses de telle manière qu’il en sorte quelque chose de fécond pour l’Église. Dans leur ensemble, elles ont pour fonction de vivifier la vérité supra-temporelle présente dans l’Église et de l’approfondir pour la foi.
16. Qu’est-ce qui est important?
Mais si de l’extraordinaire, de l’inattendu et du sensationnel en quelque sorte était sans cesse apporté à l’Église pour la stimuler, le danger pourrait se faire jour que le quotidien perde de son intérêt et que peu à peu il soit mésestimé. C’est pourquoi tous les mystiques feront l’expérience qu’à côté de l’extraordinaire ils sont toujours renvoyés de multiples manières à ce qu’ils connaissent depuis longtemps de la doctrine et de la vie chrétiennes pour justement le remplir aussi d’une vie nouvelle. Dans leurs visions et leurs autres expériences mystiques, il y a bien des choses qui semblent tout d’abord être secondaires ou n’être que des raccords; eux-mêmes ne penseraient pas à les transmettre si Dieu n’attirait pas expressément leur attention sur le fait que là aussi il y a quelque chose qui mérite qu’on s’en occupe. Après tout le mystique sait par expérience que dans sa prière il y a presque toujours quelque chose qui est donné par Dieu, qui donc est important et à quoi il doit s’attarder…
17. Le Notre Père
Dans la prière la plus simple, Dieu peut offrir soudainement au mystique une lumière toute nouvelle si bien qu’il ne pourra plus jamais franchir ce seuil, ni jamais dire cette prière sans penser à cette expérience que Dieu lui a un jour accordée. Le Notre Père est un don du Seigneur pour tous les jours, qui ne peut jamais non plus être épuisé même par l’homme le plus religieux, et qui est capable de le tenir constamment éveillé. Le mystique peut dire le Notre Père comme toute autre personne pieuse et y découvrir tout d’un coup, par Dieu lui-même, non par ses propres efforts ou par ses propres intuitions, une profondeur toute neuve, il peut être transporté pour ainsi dire au centre de la vérité qui renouvelle la prière, pour lui et pour l’Église, à partir de sa source divine…
18. L’expérience de saint Paul
Quand Paul devenu chrétien fait l’expérience de Dieu dans l’intimité, c’est dans une sorte de ravissement qui réveille en lui le souvenir qu’il a été autrement sans qu’il puisse se rendre compte exactement de ce qui lui est arrivé, comment le ravissement s’est produit, ce qui s’est passé en lui pour qu’il devienne capable d’entendre et de voir. Comme tout chrétien, il vit en présence de Dieu avec les limites de sa connaissance même si sa connaissance nous paraît énorme. Le chemin qu’il doit parcourir pour parvenir à Dieu consiste à dépasser le fait d’être en présence de Dieu; ce qu’il doit atteindre, c’est la sphère qui appartient à Dieu seul, cette sphère est en même temps celle de l’obéissance où seul Dieu peut inviter les siens, où il n’est donc permis à personne de s’introduire de force…
19. Le troisième ciel
Pour Paul, la connaissance est devenue un combat. Son ravissement et son accueil par Dieu se réalisent dans le cadre de ce combat même si, subjectivement, lui-même ne lutte pas, ne prétend à rien et même s’il ne lui est pas permis de désirer cette forme particulière de connaissance. Il voit. Il entend. Il voit aussi les paroles, il les comprend et il sait que ce ne sont pas des paroles d’homme. Elles sont transférées pour lui dans la sphère de ce qu’il peut saisir, de ce qu’il peut connaître, mais elles comportent une limite. Elle est une limite en direction de Dieu et en direction de sa créature. Une limite qui est placée devant lui justement pour qu’il la voie. Autant la limite s’estompe pour Adam, autant pour Paul elle est mise en évidence, elle est gardée. Dieu, qui ravit les siens des manières les plus diverses, ne donne pas à Paul de comprendre le mode de son propre ravissement. Paul sait qu’il s’est passé quelque chose et il sait ce qu’il a appris. Mais il a perçu aussi la limite sur le chemin qui va vers Dieu. Il reconnaît en cette limite un état qui est propre au « troisième ciel », qui le caractérise peut-être parfaitement. Sa vision est pour lui le souvenir d’un certain degré qu’il a en quelque sorte atteint, d’une ouverture qui lui a été accessible mais qui ne livre pas son dernier secret. C’est au fond la vision d’un château fort imprenable. Il est tout à fait conscient que l’état, la vision, le château fort sont des réalités. Pas du tout des fantômes, ni des produits de ses rêveries ou de son imagination, qui se présentent et qui en même temps se dérobent. Des réalités de Dieu, que Dieu montre – pas plus. Son état est donc très éloigné de celui de Jean qui se trouve dans le ciel avec la mission d’entendre, de voir, d’écrire…
20. Le mystique a dans l’Église une position de faiblesse
La « Révélation » est la vérité de Dieu et ce qu’il enseigne au monde. Elle reste sommaire à bien des égards, elle ne remplit pas tous les coins du domaine spirituel. La « mystique » dans l’Église peut développer bien des points qui à l’origine ne sont qu’esquissés. Le critère principal de son authenticité est qu’elle rende plus vivant le contenu de la révélation. A l’égard de l’expérience mystique qui se rencontre dans ses rangs, l’Église a aussi une liberté remarquable; elle en admet certaines, pour d’autres elle reste indifférente ou les laisse tomber. Dans l’Église, le mystique est dans une position de faiblesse. Il ne perce pas dans tous les cas. Bien sûr, le Christ non plus n’a pas percé durant sa vie terrestre, ni par sa prière, ni par sa prédication, ni par sa Passion et par sa mort. La renommée qui entoure des mystiques est a priori suspecte dans l’Église, il n’est pas rare non plus qu’un peu de tromperie s’y mêle; la curiosité est éveillée, les gens sont contents, l’affluence est grande…
21. La mesure de Dieu
La mystique est aussi donnée pour dilater la vie des chrétiens, pour leur donner part au ciel dès ici-bas sans que cette part leur permette d’en percer tous les secrets. Bien des chrétiens pour qui tout est en règle ici-bas cherchent à se tailler les choses de la Révélation et de l’Église à leur propre mesure, à les rapetisser, à les rendre sans surprises et banales, pour s’installer non seulement ici-bas mais déjà par avance dans l’au-delà, pour se mettre à l’abri de tout imprévu. C’est contre cela surtout que se tourne la mystique. Les choses de Dieu doivent garder la mesure de Dieu. Il faut que toute installation soit ébranlée. La nouveauté de Dieu ne doit pas seulement être annoncée, elle doit être manifeste. Cette nouveauté se trouve toujours dans le ciel et dans l’éternité; mais déjà les petits aperçus qui en sont accessibles au mystique sont si inattendus et si hors normes que tout croyant comprend que dans l’éternité – qui est toujours plus grande – il faut encore s’attendre à des choses beaucoup plus inconcevables, non avec une vague et molle attente de l’esprit qui consentirait à cette possibilité, mais avec la joyeuse espérance de celui qui est au courant. Le mystique se rend bien compte – et tout chrétien devrait le savoir avec lui – que sa parole est éloignée de la Parole de Dieu de toute la distance qui sépare l’homme de Dieu et que non seulement chaque parole de la vie éternelle signifie plus que ce qu’on peut en penser et en dire, mais aussi plus que toute vision et toute expérience qui en sont accordées à un homme ici-bas…
2. Dieu avant le monde
22. Quand Dieu décide la création
Avant de créer le monde, Dieu ne se révélait qu’au sein de sa Trinité. La nature trinitaire de Dieu est si infinie et si parfaite qu’elle suffit éternellement à Dieu Père, Fils et Esprit. Mais le Père, avec le Fils et avec l’Esprit, décide en toute liberté de donner à leur éternel échange d’amour une nouveau mode d’expression. Cet échange avait lieu jusqu’alors à l’intérieur de la nature trinitaire infinie; Dieu met maintenant en dehors de lui une création qui doit rester avec lui dans un échange constant. Placée en dehors de lui et habitée par les hommes, elle s’appellera « terre » : avec Dieu qui est au « ciel », elle est dans une relation vivante et pleine d’attente. Le don de Dieu aux hommes, qui leur rend possible le contact avec le ciel de Dieu Trinité, sera la foi. La forme de la foi n’existera que lorsque l’homme sera devenu une réalité dans le temps.
23. La connaissance mystique reste en la possession de Dieu
Par contre Dieu Trinité, en tant qu’éternel, a déjà une relation authentique avec ce qu’il va créer. Le Père se dispose à agir, le Fils le seconde, l’Esprit plane en créateur sur l’abîme. Cet état de Dieu avant que le monde soit est d’une grande importance pour la création quand elle peut en connaître quelque chose. Comment Dieu veut faire connaître cet état qui est le sien (qui est toujours unique dans la nature et différencié selon les trois personnes) relève de sa liberté. Il peut offrir des expériences, des images et des mots pour l’exprimer; mais le divin qui se trouve par là donné à connaître n’est pas seulement toujours plus, il est aussi tout autre que tout ce qui est créé. La source de ce qui commence ici à couler à flots pour le monde se trouve tellement en Dieu qu’il peut la faire couler pour les expériences des hommes et la faire tarir à nouveau, comme il veut. Ceci au contraire de la foi : Dieu la remet réellement à l’homme et l’homme ne peut la perdre que par sa propre faute. Mais la connaissance mystique reste en la possession de Dieu et à sa disposition, il la donne à qui il veut et comme il veut et dans la mesure où il le veut…
24. La joie de Dieu
En Dieu rien ne se perd. Quelle qu’ait pu être l’activité de Dieu de toute éternité avant la création, les traces s’en trouvent dans les trois personnes quand elles créent le monde. Pour Dieu, il n’y a pas de passé, tout souvenir est présence. Rien ne finit en Dieu, mais tout continue d’être fécond dans un éternel présent. La joie de Dieu quand il crée exprime tout ce que contient sa vie éternelle. Et la force créatrice de Dieu, chargée de sa fécondité éternelle, est si grande que les choses qu’il crée portent aussi les traces de cette fécondité permanente, d’une manière cachée peut-être, si bien que sa fécondité interne n’apparaît pas tout de suite dans ses conséquences…
25. Adam avant la chute
Dieu crée l’homme à son image, c’est-à-dire avec une multitude de possibilités fécondes. Adam peut nouer des relations avec le monde qui l’entoure, avec Eve, avec sa progéniture, avec Dieu lui-même. Il porte en lui la lumière de l’Esprit, qui lui permet de nouer toutes ces relations et de les organiser. Et il reçoit deux ordres de Dieu : régner sur le monde, mais ne pas manger de l’arbre. Dans le cadre de ces ordres, il est libre d’organiser ses relations avec Dieu selon les possibilités que Dieu lui donne. Aux heures où Dieu se promène dans le paradis : vivre avec lui et apprendre toujours du nouveau de lui. Et cela sans distinguer ce qui est possible dans le bien : ce qui est bien n’est pas limité par ce qui est bien, il n’est pas question non plus de comparer, de préférer un bien à un autre, de les additionner; tout reste dans le simple fait qu’il est juste que les choses soient ainsi et pas autrement. L’homme est en ordre et heureux, il n’a pas besoin d’aspirer au bonheur. Les limites dont il fait l’expérience lui ont été données par Dieu de telle sorte qu’il n’est pas conscient d’avoir des limites. Une limite ne se fait sentir que dans le commandement négatif de ne pas goûter du fruit. Mais tant que dure l’obéissance, cet aspect négatif reste quelque chose d’étranger, un « ne me touche pas », qui ne pose pas de problème. Et comme l’homme ne ressent pas de limite en tant que telle, il n’y a rien en lui qui pourrait se révolter; il éprouve une reconnaissance joyeuse pour ce que Dieu lui accorde…
26. Adam après la chute
Après la chute, tout change. L’unique limite est franchie et, dès cet instant, des limites se font sentir partout. Et l’homme s’y heurte constamment au sens le plus concret du terme. Il s’y heurte partout dans ses actes, il trébuche dans ses pensées. Pour l’homme, Dieu avait créé la foi qui s’accordait au mieux avec sa raison, son mode de vie, toute sa nature humaine. Mais il devait rester ouvert à Dieu au-delà de tout ce qu’il avait compris et ainsi il promettait toujours de nouvelles réalisations. Cette foi était comprise dans la parole du Père, que l’homme était capable d’entendre, dans laquelle il pouvait mettre sa parole sans pour autant réduire la parole de Dieu. La parole était exprimable; Dieu ne cessait de la dire et l’homme était capable de la répéter et, parce qu’il fait partie du sens de la parole de Dieu qu’elle soit toujours plus grande, il faisait partie du sens de l’homme que sa foi restât capable d’extension. Cette relation est troublée par le péché. Le sens de l’homme s’émousse s’il n’est pas constamment nourri du sens de Dieu. L’homme met alors des limites quand Dieu dit quelque chose qui n’a pas de limites; sa « foi » ne croit plus qu’à ce qui, dans la parole divine, lui semble conforme à sa nature finie. Il établit une certaine relation entre ce que Dieu « peut » dire et ce qu’il peut comprendre; il a privé par là la parole de Dieu de son caractère illimité et la foi de son ouverture…
27. L’ermite des origines
L’un est devenu ermite en raison d’une connaissance de Dieu, d’un besoin de Dieu, parce qu’il sait que Dieu a besoin d’être aimé par l’homme. Mais maintenant il rencontre un Dieu qui lui offre des choses qui étaient prêtes avant même que le monde existe. L’amour et la libéralité de Dieu sont si infinis qu’il n’hésite pas à partager à l’homme des trésors qu’il avait pour lui seul avant qu’il fût question d’un monde. Il donne des choses qui étaient prêtes en Dieu pour rattraper le monde avant même que le monde fût. Des choses qui existaient pour le pardon de la faute dans ce qu’il y a en Dieu de plus originaire, avant même la naissance d’un pécheur. C’est pourquoi il faut que l’homme qui doit apprendre ces choses disparaisse en quelque sorte afin qu’il soit plongé dans ce qui n’a pas de commencement…
28. Dieu, l’Inconnu
Le mystique devrait comprendre qu’il doit renoncer à toute attente. Avant même l’expérience mystique, mais en tout cas après elle, il sait peut-être que l’expérience de Dieu ne correspond jamais à l’attente de la prière, qu’en toute expérience mystique Dieu ne se donne pas seulement comme bienfaiteur – une grâce de ce genre est finalement une réponse à une question que Dieu lui-même a mise dans le cœur du croyant -, mais que Dieu se montre ici comme l’Inconnu : comme le Créateur qui crée ce que l’homme reçoit en cet instant, qui se montre en même temps dans son être de Créateur le plus originaire, avec son dessein, son plan, dans la paix de son être trinitaire…
29. L’éclair
Pour se faire une certaine idée de la mystique, on pourrait se représenter qu’elle provient de la conversation trinitaire avant la création du monde. Et, dans cette conversation trinitaire, il serait question des préalables divins à la constitution du monde créé. Les expériences mystiques seraient des coups d’œil jetés sur ce genre de préalables, mais sans qu’on en en arrive à une totale adéquation entre la vérité qui est en Dieu et la vérité qui est dans le mystique et pas davantage à une totale adéquation avec l’Église. Car la mystique n’est pas la simple confirmation de quelque chose qu’on sait et qu’on possède déjà expressément, elle n’est pas la simple consolidation de liens qui existent déjà et qu’il suffirait en quelque sorte de renforcer. Elle est essentiellement révélation de mystères et, en tant que telle, elle vise à rendre vivant ce qui dans l’Église est figé. Dans ce qui est gelé, un souffle de Dieu nouveau en provenance de l’origine, un torrent qui est issu de la source la plus primitive qui coule dans le cœur de Dieu, dans une durée qui n’a rien de commun avec notre temps. En provenance d’un amour de Dieu qui dépasse tout ce qu’on peut chercher à comprendre dans le mot amour, et qui ne flamboie pour ainsi dire que par éclairs. On ne peut absolument pas saisir ce feu et il est pourtant infiniment efficace. Et, dans l’éclair, c’est tout un paysage divin qui apparaît qui n’est pas accessible autrement que dans l’éclair…
3. De l’ancienne Alliance à la nouvelle
30. La mystique des prophètes
Au paradis, qui était le « lieu » de Dieu dans le monde, l’homme ne pouvait pas se cacher de Dieu. Dans le monde présent, l’homme croyant n’en est pas non plus capable parce qu’il sait par la foi qu’il vit en présence de Dieu, que Dieu le regarde. Il ne pourrait essayer de se cacher de Dieu qu’en reniant la foi ou en la perdant, en s’imaginant qu’il est pour Dieu un inconnu. Mais c’est en sachant que Dieu le voit que le croyant va structurer sa vie de foi. Il lui est permis de se présenter devant Dieu, de l’adorer et de lui adresser ses demandes. Et Dieu se révèle à chaque croyant de la manière qui lui plaît. – Mais à côté de cette relation commune, il y a aussi dans l’ancienne Alliance une relation particulière. Dieu peut se saisir de croyants en particulier pour se servir d’eux comme instruments de sa révélation. Il peut leur faire connaître soudainement des choses d’une manière si pressante et si actuelle qu’elles dépassent la foi ordinaire. Des choses qui ne correspondent pas à ce que la foi attend habituellement, des choses qui montrent au croyant en le bouleversant que Dieu établit pour lui d’autres normes. Le prophète est, lui aussi, lié à la loi de Dieu; mais il est introduit au-delà, dans une sphère qui a un caractère mystique. Dieu agit ici de manière absolument unique, il s’ouvre des chemins qui ne sont pas praticables habituellement. Ce n’est que par sa foi que le peuple a accès à ces révélations de Dieu; la foi est la clef de la mystique des prophètes et des voyants. Les croyants ne participent pas à l’expérience mystique, mais ils comprennent la signification de la mystique pour leur foi : elle n’est aucunement en contradiction avec la foi, elle lui apporte au contraire une nouvelle vitalité en provenance d’une source inaccessible…
31. La distance entre Dieu et l’homme
Quand, dans l’ancienne Alliance, les prophètes entendent des voix ou qu’il leur est donné de voir des images, quand Élie est nourri au désert ou quand, dans un duel, un homme de guerre reçoit une force extraordinaire, les rencontres de ce genre avec le monde divin ne sont toujours qu’inchoatives. Elles restent le signe de la distance entre Dieu et l’homme, elles augmentent la crainte d’un Dieu vivant et terrifiant, même si c’est l’expérience d’une victoire, d’un bonheur ou d’un amour. Le monde de Dieu apparaît comme un monde prodigieux, les expériences qui en sont faites sont ponctuelles et elles ne peuvent absolument pas former un tout. Elles sont certes comptées comme expériences mystiques dans lesquelles s’est manifestée la force de Dieu, quelque chose est arrivé qui a forcé les limites du monde de l’homme, mais l’image du monde divin ne devient pas un tout avec tous ces fragments. Toute rencontre avec le surnaturel se passe en un lieu nouveau et imprévu; le contraste est souligné entre la puissance de Dieu et l’impuissance de l’homme même quand, pour un instant, l’impuissance de l’homme est si bien utilisée par la puissance divine qu’elle paraît puissante…
32. La mystique dans l’Église
Dans ses expériences de Dieu, le mystique de l’ancienne Alliance a souvent dû se contenter de choses plus tape-à-l’œil, plus frappantes, que le mystique de la nouvelle Alliance. Celui-ci peut toujours s’appuyer sur le Christ qui concentre en lui toutes les expériences de Dieu faites ici-bas avant lui et la somme de toutes les expériences chrétiennes qui suivront. Il constitue une Église vivante à partir de sa propre vie; en tant qu’organisme bien établi, elle est au service de toutes les expériences chrétiennes à venir. Ce cadre manquait à l’ancienne Alliance. Ce n’est pas que, dans la nouvelle alliance, Dieu le Père se soumettrait au règlement de l’Église; ce qui se passe au contraire, c’est que, répondant à l’obéissance du Fils, il s’adapte au Fils et donne ainsi aux expériences mystiques la possibilité d’être réellement contrôlées par l’Église ; il les replace sans doute chaque fois dans l’ensemble de l’Église afin qu’elle soit affermie, mais, par l’approbation qu’elle donne, elle confère également de la force aux expériences des personnes. La mystique contribuera à soutenir l’Église comme des poutres solides; mais ces poutres elles-mêmes reçoivent leur solidité du fait qu’elles sont incorporées dans l’Église. Il y a entre elles une interaction. Cette interaction est beaucoup moins visible dans l’ancienne Alliance. Et parce qu’elle n’existe pas sous cette forme dans l’ancienne Alliance – du moins pas sous une forme aussi achevée -, ce qui tape à l’œil y est beaucoup plus marqué aussi bien dans la nature que dans la surnature…
33. Le curé d’Ars
Dans l’Église, Vianney est un prêtre parmi d’autres; de son vivant, bien des gens le vénèrent, mais officiellement l’Église ne fait rien pour lui, les autorités le tolèrent plutôt. L’Église a justement sa propre vie qui, même quand elle semble morte, est incomparablement plus forte que l’expérience mystique d’un individu. Dans l’ancienne Alliance par contre, un mystique comme Élie a un rôle de leader; il se détache du petit peuple. Dans l’Église, le mystique ne doit guère s’attendre qu’à une solitude spirituelle; à vue humaine, il disparaît dans l’Église. Pour la bonne raison aussi que la tâche du mystique est devenue autre. Dans l’ancienne Alliance, la connaissance de Dieu authentique et profonde était rare, isolée. Dans la nouvelle Alliance, ce n’est pas seulement le mystique qui voit Dieu dans le Fils incarné, c’est l’Église en tant que telle. Son savoir est sûr même si humainement elle peut encore beaucoup se tromper dans le détail. C’est pourquoi, dans la nouvelle Alliance, il peut y avoir des tensions aussi grandes entre le ministère ecclésial et la mystique, alors que dans l’ancienne Alliance aucun ministère ne pouvait « corriger » un mystique…
34. Ézéchiel et Jean
Ézéchiel a reçu la grande vision des êtres vivants auprès du trône de Dieu. Il les décrit ensuite dans une inspiration qui arrive après coup. A l’origine, il a vu différents aspects qui ne se sont assemblés que peu à peu pour donner un tableau d’ensemble. Il lui faut du temps pour recueillir en lui le tout. Jean voit et saisit l’Apocalypse dans une suite rapide. Ézéchiel regarde et la compréhension de ce qu’il a vu lui arrive très lentement. Il regarde des tableaux prophétiques, il est initié à des choses qui ne sont pas encore réalisées. Il ne peut pas voir leur ampleur, tout reste en suspens. Entre lui et l’Apocalypse, il y a la vision du Thabor et la vision du Seigneur ressuscité…
35. Le cheval
Supposons quelqu’un qui n’aurait encore jamais vu un cheval, on ne pourra pas lui transmettre une vision convenable de l’animal. On pourrait lui en faire comprendre certains aspects, par exemple sa manière de sauter ou de hennir. C’est de la même manière que le Seigneur communique des aspects de l’ensemble de sa vision. C’est pourquoi chez les mystiques le terme « comme » est indispensable. J’ai vu « comme un feu », etc. C’est le signe de la distance entre la vision du prophète ou du mystique et la vision du Seigneur. C’est aussi le signe de la distance entre cette vision qui est transmise et l’idée que s’en font les croyants. Mais le plus important, c’est le premier point. Aucun prophète ne peut jamais décrire ce qu’il voit de manière exhaustive parce qu’il est conscient que ce qu’il peut comprendre n’est pas à la hauteur de la totalité de la vision, qu’il voit quelque chose qui est davantage que ce qui s’exprime dans la vision. Celui qui voit quelque chose de céleste sait en même temps qu’il n’en voit qu’un détail; qu’au fond il faudrait le ciel tout entier pour donner sa pleine réalité à ce qui est vu. Il y a ainsi une triple adaptation : 1. Le tableau renvoie à plus que ce qu’il montre. 2. Ce qui est montré est plus que ce que peut saisir le voyant. 3.Ce qu’il a expérimenté est plus que ce qu’il peut communiquer à d’autres…
4. Le Fils incarné et la mystique
36. Les éclairs de la mystique
La « Révélation » est une entreprise de Dieu contre le péché… La « mystique », et précisément la mystique néotestamentaire, est employée quand le monde – chose curieuse, justement aussi en tant qu’Église – auquel la révélation de Dieu a déjà été adressée fait la tentative d’échapper à nouveau à tout prix aux mains de Dieu… Dans l’Église « empirique », la somme des chrétiens (avec leurs péchés et leurs fautes) constitue la somme de la sainteté. Mais, plus profondément, l’Église est la « communion des saints » qui vit de la grâce sanctifiante du Seigneur. Et parce que la grâce est infinie, elle l’emporte d’emblée sur la somme des péchés qui ne peut être que finie. C’est pourquoi l’Église ne peut pas sombrer. Cependant si la somme des péchés dépasse un certain seuil (qui n’est jamais humainement mesurable, Dieu seul le connaît), l’Église risque d’être soumise à nouveau aux lois de la pesanteur, c’est un combat pour sa survie qui s’engage. Dieu fait intervenir ici les éclairs de la mystique. On pourrait dire : Dieu le Père vient en aide à l’œuvre du Fils en utilisant surtout pour cela des tableaux, des scènes, des paroles du Fils et de la doctrine chrétienne…
37. Un cadeau à l’Église
Parce que le Seigneur a confié aux hommes son épouse, l’Église, et que les hommes restent pécheurs, il doit donner à cette Église une vie constamment jaillissante. Une vie donc qui se dérobe aux idées des hommes. C’est ici que la mystique chrétienne est un cadeau à l’Église, un don qui échappe à toute mainmise, que Dieu distribue librement à ceux qu’il a choisis pour cela, non en vue d’un terme, mais par l’Église en vue de l’éternité. La vie mystique est un plus qui est donné, une surabondance qui est soustraite au péché, soustraite à la finitude, soustraite à l’éphémère, mais qui est pourtant distribuée dans le fini et l’éphémère pour que l’infini et l’éternité rayonnent pour la foi d’une lumière nouvelle.
38. Les refus de l’homme et la grâce
Il y a certes dans le domaine de la mystique bien des éléments qui n’atteignent pas dans l’Église leur plein effet. Mais Dieu n’est pas lié non plus au temps terrestre; ce qui a été interrompu prématurément, des choses qui n’ont pas eu le temps de se déployer comme il fallait ou des choses dont on a interdit le développement (ces trois possibilités sont des conséquences du péché), il peut sans cesse les continuer par une nouvelle mission mystique qui commence au même point. Dieu Trinité n’est pas réduit à arriver à ses fins avec un petit nombre de missions mystiques; devant tous les refus de l’Église et de certains croyants, il reste celui qui domine tout, qui connaît les refus de l’homme et qui est capable de l’accueillir avec sa grâce surabondante…
39. Retour « sur terre »
Les états d’amour extatique pendant lesquels le mystique ne sait pas ce qui se passe ni comment, et après lesquels il est déposé à nouveau sur terre sont, comme pour le martyr, une participation à un bout de chemin sur la voie divine de l’amour. Les accès à cette voie sont extrêmement nombreux; toute expérience mystique authentique est une réponse à une offre de Dieu de faire connaître quelque chose de nouveau, de plus profond, du mystère caché de son amour. Si les expériences mystiques n’étaient pas une participation à la réalité la plus concrète qui fonde toute l’existence de la création et toutes les voies du salut de Dieu, le mystique devrait, à la fin de l’extase, se réveiller tout à fait en dehors de ce qui fait sa vie terrestre. Mais en fait, il s’y réveille en plein milieu parce que sa vie vécue dans la foi fait bien partie de l’imitation concrète du Fils tout autant que ce qu’il a vu mystiquement. De même aussi le Christ, après son expérience dans le temple à l’âge de douze ans ou après avoir opéré un miracle ou après une prière la nuit auprès du Père, est toujours revenu sur la voie ordinaire qu’il devait suivre ici-bas en tant qu’homme pour accomplir, dans l’obéissance au Père, les prophéties de l’ancienne Alliance. C’est pourquoi, après une vision, le retour du mystique dans la voie de la foi pure n’est pas une « perte de vitesse », il est la continuation équivalente de son chemin dans l’obéissance chrétienne de l’imitation…
40. Le Thabor
Le Seigneur qui, sur le Thabor, apparaît transfiguré à ses disciples, est dans son propre royaume, le royaume qui lui appartient, c’est là aussi qu’il rencontre Moïse et Élie; et comme il est dans son royaume, il apparaît à ses apôtres transfiguré. Ceux-ci voient la différence entre son apparence habituelle et son apparence à cet instant-là, mais ils voient aussi que, sous ces deux apparences, il est le même Seigneur. C’est tout un chemin mystique qui est ramassé dans ce double regard sur le Seigneur. Car la transfiguration comporte une double signification : l’apparition de Moïse et d’Élie devant le Seigneur, la conversation qu’il a avec eux, on pourrait les considérer comme faisant totalement partie de sa vision; il serait alors accordé aux apôtres d’en voir un petit quelque chose qu’ils ne comprendraient que dans une mesure restreinte, comme le montrent les conclusions qu’ils en tirent. Ou bien on pourrait dire que le Seigneur, qui monte au Thabor avec ses apôtres, est lui-même l’auteur de cette apparition qui est une traduction terrestre et visible – avec un sens céleste – de ce qu’est véritablement sa vision du Père : une image de sa propre mystique. Cette différence revient dans toute vision mystique : participation humaine imparfaite à quelque chose de parfait, ou bien traduction par Dieu lui-même, dans une réplique terrestre, de ce qui au ciel est parfait…
5. Mystique de la Passion
41. L’angoisse mystique
Dans la nouvelle Alliance, toute mystique reçoit du Seigneur sa marque. Les formes imparfaites de la mystique qui étaient encore possibles dans l’ancienne Alliance ne sont plus en usage, elles sont dépassées. Lors de sa vocation mystique, Moïse résiste à la volonté de Dieu, il doute, il discute, et Dieu, pour arriver à ses fins, doit briser finalement sa résistance. Dans la nouvelle Alliance, ce genre de résistance n’existe plus parce que la tension entre la volonté humaine et la volonté divine a été totalement réglée par le Fils au mont des oliviers. Et même si cette tension est vécue dans la plus grande angoisse – et le mystique chrétien doit en faire une certaine expérience -, l’attitude du Fils au mont des oliviers constitue le cadre dans lequel l’angoisse mystique peut être traversée dans la nouvelle Alliance. C’est justement en créant ce cadre que le Fils accomplit les états de souffrance de l’ancienne Alliance et les rend compréhensibles. C’était des promesses qui, en tant que telles, ne pouvaient pas rester, le Fils devait devenir homme pour apporter la solution de ces énigmes. Par la parole qu’il dit au mont des oliviers : « S’il est possible, que ce calice passe loin de moi! Mais que ce ne soit pas ma volonté qui se passe, mais la tienne! », il « sauve » Moïse et les prophètes. En tant qu’homme, il doit tenir pour possible que le calice passe loin de lui; et cette possibilité est insérée par lui dans la volonté divine…
42. Une angoisse imposée par Dieu
Quand un mystique reçoit une vision, il cherche son sens. Celui-ci peut lui être donné en même temps et il peut vivre dans une sorte de bonne intelligence avec la vision, ne faire qu’un avec ce qu’il a vu et expérimenté. Il peut être convaincu d’emblée de la justesse de ce qu’il a vu et attendre son fruit. Mais si c’est une mystique d’angoisse, il ne peut s’attendre à aucun fruit, ni non plus voir l’authenticité de l’angoisse. Il ne trouve pas d’indices qui pourraient apaiser son angoisse en lui assurant son authenticité. Il est au contraire si convaincu de l’inauthenticité et de l’incongruité de ce qu’il expérimente qu’il ne peut ni l’accepter, ni l’expliquer, ni le porter, et cela augmente l’angoisse que Dieu lui a imposée…
43. La souffrance de la nuit mystique
Un homme peu croyant accepte certes que Dieu le voit et l’entend; mais sa relation à Dieu n’aura jamais, et de loin, une intensité qui irait jusqu’à l’angoisse de l’abandon. Il peut être mécontent de Dieu parce que sa volonté propre est pour lui bien établie et que Dieu ne s’y conforme pas. Il peut trouver Dieu « injuste ». S’il est un croyant authentique et qu’il lui arrive une souffrance naturelle, il peut poser à Dieu la question du sens de cette souffrance; mais il n’en restera pas moins soumis : il sait finalement que tout ce que Dieu décide arrive pour le bien de l’homme. Dans la foi, il y a une réponse qui est toute prête même pour ce qui est le plus dur. Pour le Fils sur la croix, il n’y a pas de réponse toute prête. Si le Père répondait, c’est la souffrance la plus dure qui serait enlevée, le Père serait accessible, la question serait inutile. Pour qu’apparaisse la souffrance la plus profonde, insurpassable, la question est nécessaire. Déjà en tant qu’humaine, la souffrance de la croix est incompréhensible, mais si c’est le Fils divin qui est abandonné par le Père divin, elle est absolument infinie. Et ainsi il est clair que seul l’Esprit Saint peut être témoin de ce qui se passe en vérité, lui qui est prêt à en rendre témoignage. Et cependant c’est de cette souffrance surhumaine du Fils que jaillit une étincelle sur ceux qui sont choisis pour l’accompagner dans la nuit. C’est à son abandon que ne cesse de s’allumer la souffrance de la nuit mystique. Pour celui qui passe par ce genre de souffrance, elle sera incompréhensible; il ne saura plus non plus (ce qu’il sait en dehors de la souffrance) qu’elle est un don de Dieu et donc qu’elle signifie grâce et fécondité. Au moment de la souffrance, cette compréhension fait défaut, tout comme le Père était absent à la croix…
6. La nuit du samedi saint
44. Aucune borne ne peut être mise à cette nuit
Que l’invitation du Seigneur à partager sa nuit soit quelque chose de particulier, celui qui y est invité s’en aperçoit très vite. Quand il s’agit de communiquer une vision, celle-ci est donnée comme quelque chose formant une unité, comme quelque chose qui existe pour une durée déterminée : que ce qu’elle exige se dévoile pleinement dès le premier instant ou qu’au début elle reste impénétrable. La vision en tout cas est un fait et ce qui est vu indique un chemin; le voyant n’a pas à se demander s’il veut voir ou non, ou quelle sera la suite. Il a été amené par quelque chose à entrer dans un domaine précis, on l’y a conduit; et la vison sera rarement telle qu’il voudrait prendre la fuite ou qu’il voudrait qu’elle le laisse tranquille. Il en est tout autrement quand le Seigneur invite à partager sa nuit. La plupart du temps, il se réfère à un oui donné précédemment. C’est ainsi que Marie partage la croix de son Fils en vertu de son propre accord qui a été pris au sérieux : même si ce n’était pas expressément stipulé, c’était inclus dans son oui dès le début. Quand un chrétien se met à la suite du Seigneur en se consacrant à lui par des vœux, il laisse ouverte la possibilité – peut-être sans que ce soit souligné – que le Seigneur le fasse participer plus étroitement à sa nuit, et non seulement participer, dans un sens général, à bien des choses que l’homme naturel préfère éviter. Et si effrayé qu’il soit de la soudaineté et des dimensions de l’exigence, même s’il s’en défend et voudrait fuir et qu’il ne comprend plus rien, il sait pourtant dans la foi, s’il s’agit de la nuit de la croix, qu’elle est un droit du Seigneur ; et le Seigneur peut en faire usage non seulement pour l’éprouver ou le purifier, mais pour quelque chose d’autre qui ne peut être obtenu d’aucune autre manière. Et la volonté de l’homme de s’enfuir et son impression de ne pas être à la hauteur de la chose ne portent pas préjudice à son oui, ce sont tout au plus des gestes de défense de quelqu’un qui est bouleversé par l’exigence divine. On ne peut même pas dire non plus que ce sont des protestations de la saine nature contre les exigences démesurées de la surnature. C’est un droit de Dieu qui s’exerce sans s’occuper du refus de l’homme. Quelque chose de la souffrance et de l’impuissance divino-humaines est imposé à un croyant à quoi il résiste involontairement. Il faut bien qu’il résiste pour qu’il se souvienne de ce qui était avant et qu’il entende encore ses propres gémissements comme signe de sa participation à ce qui, dans la nuit, est incompréhensible mais inévitable. Car aucune borne ne peut être mise à cette nuit.
45. Les trois jours
Que la nuit du Fils présente pour nous une mesure de temps – « trois jours » – veut seulement dire que nous ne pouvons rien en mesurer que la durée qu’elle demande quand on la traduit dans notre mesure du temps qui est finie. Mais cette traduction ne touche pas à l’essentiel. Ce que fut la durée de son passage dans le séjour des morts, de quoi furent faites sa longueur et sa profondeur, ce qu’elle avait d’insupportable, peut-être même le fait qu’elle ne s’écoulait pas, reste le secret de Dieu. Quand un mystique est invité à partager d’une certaine manière cette nuit du Fils dans le séjour des morts, il ne peut rien dire de sa nature ni de sa durée. Il sent nettement que le temps s’écoule tout à fait autrement, et même au fond que tout tempo a disparu. De l’extérieur, un témoin étranger peut constater la durée de la nuit imposée; celui qui la traverse sent que le temps ne s’écoule pas; tout est arrêté et reste le même ou pénètre toujours plus avant, apparemment, dans l’absence de temps. Mais cette absence de temps se distingue essentiellement du temps éternel du ciel parce que nulle part, à partir de cette absence de temps (comme à partir du ciel), il n’est possible d’établir une relation quelconque entre cette absence de temps et le temps de ce monde. Cette absence de temps ne semble pas non plus provenir du temps éternel parce qu’aucune sorte de relation ne peut être établie avec lui. Le passage à travers les enfers prend tout le temps, soit aucun temps. Le chemin est ce qui est sans chemin comme le temps est ce qui est sans temps. Employer le terme « traversée » est une solution de fortune pour dire qu’il s’agit d’une visite et d’apprendre quelque chose; on ne peut rien dire sur la manière d’y entrer ni d’y séjourner. Nous, les humains, pour marcher, courir, monter ou descendre, nous avons toujours besoin du temps pour mesurer et d’étendue pour dire le chemin parcouru. Mais là, d’emblée, toute mesure est enlevée. Enlevée, tout comme le Fils lui-même s’est dépouillé de tout attribut qui lui rappellerait le temps de son séjour parmi nous ou les états de sa mission terrestre…
46. La relation cachée du Fils au Père et à l’Esprit
S’il est vrai que toute la mystique chrétienne a le Christ comme point de départ, il est clair qu’aux orants qu’il a choisis il ne transmet pas seulement, par une communication directe de ses mystères, des choses de sa vie qu’on voit et qu’on comprend, mais tout autant sa relation cachée au Père et à l’Esprit. Cette communication pourtant demeure voilée, car elle contient des mystères qui restent réservés pour l’éternité. Des mystères qui doivent rester inépuisables et qui pourtant ne peuvent pas être totalement mis de côté en tant qu’intangibles. Au contraire il offre aussi ces mystères voilés de son être comme le centre de la mystique nouvelle, et même comme ce qu’il y a en elle de plus essentiel : non seulement ce qu’il a fait, mais aussi ce par quoi il est passé.
47. L’Église et la mystique
Parce que, dans l’Église, rien n’est purement personnel au fond, mais que l’Église a aussi pour tâche de rendre ses membres catholiques, de limiter ce qui est personnel afin que cela devienne chrétiennement utile à tous, ecclésial et fécond dans l’Église, il n’est possible à aucune expérience mystique de se soustraire à un accompagnement et à une direction de l’Église même si, dans un premier temps, elle présente un aspect personnel très marqué et qu’elle s’adresse à une personne déterminée pour la « convertir », pour la détourner de la voie où elle marche, pour la conduire sur une autre, ou bien pour dilater ce qui en elle est petit et réduire à fond ce qui en elle est grand. Que la direction soit continue ou que des accompagnements occasionnels finissent par former un tout, le but doit toujours être de rendre l’expérience mystique aussi féconde que possible pour l’Église. En général, cette fécondité (qui n’a rien à faire avec l’indiscrétion et la publicité) est toujours mise entre les mains du mystique et de son directeur spirituel. C’est une relation qui comporte deux aspects : elle renvoie au Seigneur, mais lui non plus ne laissa pas sans témoins toute sa fécondité ; comme témoins, il avait sa Mère et ses disciples et surtout l’Esprit Saint. Le Père aussi certainement ; mais pour notre manière de voir, le Père est surtout celui sur qui le Fils a les yeux fixés.
7. Le mystère pascal, origine du sacrement et de la mystique
48. Nuit et lumière trinitaire
La mystique doit avoir tellement son origine dans la lumière trinitaire que c’est là que peut être justifiée la participation à la nuit, à ce qu’a d’insupportable la déréliction. Dans la consolation habituelle de la prière comme en tout soulagement que Dieu accorde ici-bas aux siens, le croyant participe activement d’une certaine manière : par sa foi qui le fait espérer, par sa prière où il cherche de l’aide auprès de Dieu. Dans la nuit, ce genre de participation est impossible. Elle est si bien écartée que tout ce qui lui correspond, tout ce qui s’y réfère paraît impossible ; si, sur la croix, le Fils a cependant rendu son Esprit au Père, il ne reçoit, dans la nudité et l’abandon de la nuit, que ce que Dieu lui offre, et Dieu ne lui offre que ce qui n’est pas du ciel, ce qui ne peut pas voir le jour, ce qui n’est pas accessible à la lumière. C’est donc une privation de la lumière, de l’amour, de l’atmosphère spirituelle, une absence de tout ce qui est en rapport avec le ciel.
49. L’école des réalités
Bien des croyants, dans leur vie de foi, évitent de penser à leur propre mort ou à la mort du Seigneur. Ils suivent sans doute l’année liturgique, mais comme cela leur convient : le temps du carême et la semaine sainte, ils les passent surtout dans l’attente joyeuse de la fête de Pâques qui arrive sans qu’ils réfléchissent sérieusement à la Passion du Seigneur; durant l’Avent, ils regardent à l’avance la venue certaine de l’enfant sans donner de place à l’inquiétude et aux rudes épreuves de Marie. Mais Dieu prend ses mystiques à l’école des réalités et ils doivent les affronter. Ils ne rencontrent pas Dieu d’une manière qui plaît à l’homme, ils doivent goûter des mystères qui sont réellement les mystères de Dieu, de sa grâce et de sa rédemption. Ce sont les mêmes qui sont les sources de la vie sacramentelle de l’Église. Et le mystique n’est pas seulement un esprit ; on ne lui demande pas non plus de faire des efforts pour arriver à être un esprit de ce genre, il est une âme spirituelle dans un corps qui, dans tous ses sacrifices, ne peut pas renier sa corporéité. Car c’est ainsi que Dieu a créé l’homme. C’est une image et en même temps plus qu’une image. Toutes les voix et toutes les visions et toutes les expériences du mystique doivent toujours déboucher sur une expérience de la dure réalité chrétienne. On ne peut jamais rendre la nature d’une rencontre mystique avec des descriptions vagues et poétiques, avec des rêveries. Il ne s’agit pas de quelque chose d’à peu près, de nuageux, qui échappe à toute prise et reste intraduisible ; on peut toujours trouver une manière de dire qui évoque pour les autres, pour l’Église, une réalité incarnée et concrète.
50. Mystique et eucharistie
Les rencontres mystiques ont toujours un arrière-plan eucharistique ; celui qui fait une expérience mystique du Seigneur retournera toujours à l’eucharistie et il en repartira toujours, il aura nécessairement une dévotion particulière pour le Seigneur eucharistique pour ne pas s’égarer, pour être testé par l’eucharistie, pour faire contrôler par la réalité sacramentelle du Seigneur la réalité de sa rencontre avec lui. Mais il partira aussi de l’eucharistie pour donner le sens le plus plein possible à ses visions, et à l’expression qu’il doit leur donner, et à la vérité qu’il doit faire connaître par elles. Parce que tout est contenu dans l’eucharistie et que la vérité du Seigneur possède, intégrés en elle, tous ses aspects possibles, le mystique trouvera dans la confrontation entre vision et eucharistie des mots nouveaux pour la vérité de l’une comme de l’autre, qui proviennent de la fécondité de leurs rencontres. Ce n’est pas que chaque mot devrait compléter chaque autre mot mais, chaque fois, c’est une présence qui se trouve confirmée par l’autre.
51. Mystique et baptême
Dieu est libre de se communiquer aussi de manière mystique à un humain avant qu’il ait reçu le baptême. C’est ainsi que Paul entend la voix et voit la lumière, et il n’est baptisé qu’après; dans les Actes des apôtres, d’autres reçoivent l’Esprit Saint comme le signe qu’ils doivent être baptisés. La mystique appelle le baptême. Normalement personne ne peut rester mystique à la longue sans désirer le baptême, sans savoir qu’il doit le recevoir. Le contact avec le Seigneur en tant que source première de la grâce s’effectue dans le baptême.
52. Pentecôte et mystique
La rencontre de l’Esprit Saint avec les apôtres le jour de la Pentecôte ne peut pas être comprise autrement que comme une rencontre mystique. Ils sont ivres, hors d’eux-mêmes, en extase. Quand Dieu crée un homme, on peut d’une certaine manière prévoir à quoi ressemblera le résultat : il présentera les caractéristiques de tout homme. Quand l’Esprit du Créateur rencontre le croyant, on ne peut pas prévoir ce qui en sortira. Pour la saine raison humaine, la Pentecôte est un spectacle de désordre, d’aliénation, de trouble dans l’homme : ce n’est pas l’homme lui-même qui le provoque et rien de naturel ne peut le causer, il est un signe d’une invasion du divin, le signe que l’Esprit de Dieu souffle en l’homme où il veut et qu’il transforme tout ce qui est habituel. Les limites de l’esprit humain sont supprimées, les disciples parlent des langues qu’ils n’ont jamais apprises, ils parlent même plusieurs langues en même temps sans les avoir étudiées. C’est ici, dans l’accès à quelque chose d’inaccessible, dans ce qu’il est impossible d’obtenir même si on le voulait, que se trouve un point essentiel de la mystique. Ce dépassement des limites sans qu’on l’ait voulu soi-même et sans s’y être exercé caractérise tout le domaine de la mystique. La manière dont Dieu conduit alors peut rendre inutile tout degré apparemment nécessaire, le rend de fait réellement inutile. Les apôtres sont des croyants qui tout d’un coup, d’un ciel serein, reçoivent un cadeau qui les comble, dont Dieu seul est l’origine. Ils ne reçoivent pas ce don selon leurs mérites ou leurs efforts, mais sans conditions. Ce n’est pas non plus leur personnalité propre qui fait l’expérience d’un complément ou d’une surélévation, tout l’accent est mis sur l’intervention de Dieu. L’unique condition pour recevoir la confirmation est la foi du baptisé. C’est à celle-ci que se joint l’Esprit Saint. Et la transformation qui se produit dans l’apôtre n’est pas seulement perceptible pour lui, il la remarque aussi chez les autres, et il reconnaît que leur transformation est causée par l’Esprit…
8. Mystique trinitaire
53. La liberté de l’Esprit
Il y a par exemple la liberté de l’Esprit de souffler où il veut. A cette liberté est associé un facteur d’indépendance et par là de « surprise » qui est le propre de l’Esprit ; on pourrait le comparer à la spontanéité de l’enfant qui, par ses trouvailles – cocasses ou sérieuses – procure continuellement à ses parents diversion et joie. En Dieu, la Trinité des personnes, qui différencie toujours profondément la Trinité tout entière, est une occasion toujours nouvelle de distinction et d’union et, en conséquence aussi, un appel à nous, les créatures, à prendre part à ce double mouvement éternel. Non seulement en ce qui concerne notre idée de Dieu, mais aussi pour nous-mêmes, afin que nous ne restions pas définitivement figés sur des positions, qu’elles soient spirituelles, chrétiennes ou catholiques. Ce n’est pas une invitation à cultiver les paradoxes et les extrémismes, mais bien à se mouvoir dans la « sphère » de la vérité éternelle entre le centre et la périphérie, à ne cesser de sortir de la plénitude infinie pour entrer dans la richesse de nouvelles permutations telles qu’elles sont toutes possibles à l’intérieur de la plénitude. Le centre non plus n’est pas le lieu où tout mouvement a cessé ; il est le lieu d’où provient tout mouvement et vers lequel il ne cesse de revenir.
54. Les saints et la Trinité
Dimanche de la Trinité. Tôt le matin, beaucoup de saints qu’Adrienne connaît et voit souvent. Mais cette fois-ci était visible pour chacun une caractéristique de sa sainteté qui ne permettait pas qu’on le prenne pour un autre. Pour le dire d’une manière graphique : chacun apparaissait comme une ellipse ouverte vers le haut, dont on pouvait suivre un peu l’ouverture vers le haut jusqu’à ce qu’elle soit prise dans la lumière trinitaire. Cette lumière agit sur les saints de manière variée ; chacun est exposé différemment à la relation entre les trois personnes. Dans la nature de chaque saint, il y aurait trois zones qui contribuent toujours à son unité, mais de manière variée. Chaque fois, la zone du Fils n’est pas difficile à reconnaître parce qu’il est devenu homme ; c’est elle qui incite les saints à aimer leur prochain et à les aider autant que possible, à intervenir pour eux en substitution d’une certaine manière à la suite du Seigneur, à soutenir l’Église pour que, par la foi, l’amour, l’espérance, elle devienne pour les hommes une patrie et que, par tout cela, devienne sensible l’amour trinitaire apparu dans le Fils.
55. Grégoire de Nazianze et l’Esprit Saint
Grégoire de Nazianze est marqué par l’Esprit, mais pas autant qu’Augustin et Thomas, ses efforts pour s’entendre avec son prochain relèvent du Fils. Ce qui en lui relève du Père, c’est son sens de l’inaccessible ; en tous ses efforts et en toutes ses recherches, il est toujours conscient que le Père est toujours plus grand, et cela veut dire pour lui toujours plus insaisissable. Adrienne le voit sous une lampe allumée. Il est assis là avec son travail, il écrit et la lampe est là pour l’éclairer ; elle le réchauffe aussi ; près d’elle, il fait plus chaud que dans le reste de la pièce ; il sait que s’il mettait la main sur la lampe, il serait brûlé. Il a un jour essayé effectivement de le faire et il a vraiment été brûlé. Il sait aussi qu’il serait plus conscient de la force du feu s’il mettait par exemple le feu à son parchemin ou à ses vêtements ou à autre chose qu’il peut évaluer dans une certaine mesure. Brûler fait mal et on pourrait se laisser brûler encore plus. On ne connaît pas ce plus, mais on sait qu’il existe dans le prolongement de ce qu’on connaît. C’est dans le fait qu’il connaît ce prolongement que réside sa manière de saisir l’Esprit. Et quand il imagine ce que sa lampe pourrait signifier pour un pauvre qui a froid ou pour un prisonnier dans son sombre cachot, il voit alors le Fils derrière elle. Et il comprend qu’un chrétien peut transmettre l’Esprit aussi bien que le Fils. Mais s’il n’avait pas besoin de sa lampe parce qu’il fait jour et que la lumière et la chaleur viennent du soleil, l’origine de la clarté et de la chaleur de sa lampe serait révélée par la lumière du soleil ; le soleil serait alors pour Grégoire l’image du Père, accessible dans son rayonnement et sa chaleur, et cependant absolument inaccessible encore parce qu’aucun homme ne peut s’approcher du soleil.
56. Prière dans l’Esprit Saint
Parce que le Fils est devenu homme, on est tenté de s’adresser surtout à lui dans la prière comme si, du fait de son expérience du monde, il était plus à même de nous comprendre Et quand arrive la fête de l’Esprit, il semble un peu pénible de devoir maintenant s’occuper surtout de lui, de lui confier notre prière. Mais dès qu’on le fait, on remarque que la difficulté qu’on redoutait n’existe pas. La prière est seulement devenue autre parce qu’on se sait maintenant enveloppé par l’Esprit. En s’approchant de lui, on se sent comme dorloté et protégé en lui. Il sait d’emblée ce qu’il faut dire dans la prière, pourquoi on le prie et, par son omniscience, il nous rend la prière facile. Mais cette prière à l’Esprit Saint a une particularité : plus que d’habitude on pressent la grandeur et l’immensité de Dieu ; on sait que ce qui nous est personnel et qu’on apporte trouve un écho, mais sur un plan qui se trouve très haut et qui inclut déjà les solutions, qui les connaît et les possède. Ce sont peut-être ainsi des questions plus éloignées surtout qu’on présente à l’Esprit, plus pressenties qu’exprimables; c’est une autre sorte de méditation, de dialogue, de demande et d’action de grâce. L’action de grâce est élevée à un niveau supérieur; on a l’impression d’apporter des vases vides et l’Esprit les remplit. On n’est pas en mesure d’observer le processus, mais il se fait. Les vases remplis, l’Esprit les prend avec lui et il les porte au Père et au Fils. Il joue le rôle de l’intermédiaire mystérieux qui nous enlève ce qui nous appartient. La question de savoir ce qu’il en fait ne se pose pas. Il se charge de la prière avec tout ce qui la rend plus difficile, plus incompréhensible, peut-être aussi plus problématique et, à la place, il nous offre l’assurance d’un échange vivant en Dieu Trinité.
DEUXIÈME PARTIE : FORMES ET CRITÈRES
1. Vision et extase
57. Conscience de soi
La conscience de soi empêche l’existence de l’esprit en Dieu. Il y a dans la contemplation une diminution de la conscience de soi qui est causée par l’augmentation de l’existence en Dieu. Dans les visions, la conscience de soi peut diminuer jusqu’à disparaître totalement…
58. Un pacte avec Dieu
L’égoïsme peut se glisser aussi dans la relation avec Dieu. Comme deux égoïstes qui se marient concluent un accord et délimitent leurs sphères, on peut de même conclure avec Dieu un pacte dans la prière. Je fais quelque chose par amour pour lui et il me rendra service, il me protégera, il m’aidera finalement à gagner le ciel. Mais le ciel de Dieu est son échange d’amour et aucun égoïste ne peut y entrer. Il doit d’abord avoir placé son centre en dehors de lui.
59. L’humain et le divin dans la vie la plus quotidienne
La diminution de la conscience dans la contemplation ne veut pas dire encore directement « ravissement » ; celui-ci serait le dernier degré d’une perte de la conscience naturelle de soi. Certes, dans une vision, la conscience peut aussi se comporter à peu près comme dans la contemplation ; la vision n’exige pas forcément le ravissement. C’est ainsi qu’il est souvent arrivé à Adrienne que, tout en parlant avec le P. Balthasar, elle voie dans la même pièce un habitant du ciel. Elle est transportée de cette manière au niveau de ce qu’elle voit et qui, à cet instant-là, est un niveau plus réel ; le niveau humain où se poursuit la conversation passe en quelque sorte à la périphérie ; il est périphérique comparé à la réalité du monde divin qui est maintenant ouvert, et la conscience d’Adrienne en est déplacée d’autant. Au milieu de sa vision cependant, elle n’est pas gênée pour continuer la conversation terrestre qui concerne peut-être des questions qui sont tout à fait sans importance, des questions de ménage, etc. Seul un ravissement total supprimerait cette simultanéité…
60. Ravissements
Les ravissements arrivent plus rarement à Adrienne quand elle est seule. Pour elle, ils sont surtout là pour qu’elle transmette directement à celui qui est présent quelque chose du monde divin, quelque chose qui est atteint de la manière la plus pure par une mise hors circuit temporaire de la personnalité naturelle du voyant. Le ravissement peut se produire de différentes manières : 1. Par une extase ordinaire. Ici l’activité sensorielle est supprimée et il n’y a plus de perceptions naturelles. 2. Par une extase commandée (transport par le confesseur). 3. Par des « voyages » (bilocation) où elle est emportée corporellement quelque part et ramenée où elle était. 4. Par des missions d’enfer : la conscience de soi est alors totalement absorbée, mais les fonctions spirituelles et corporelles sont utilisées pour laisser passer quelque chose qui doit être présenté.
61. Lourdes et l’Esprit Saint
Le rôle de l’Esprit Saint est triple : il confirme dans le ciel, il confirme le voyant individuel, il confirme l’Église. Et il fait comprendre les desseins qui étaient liés à l’image. Si par exemple, à Lourdes, dès la première apparition, Marie a déjà sa pleine réalité – Bernadette a vu la dame, elle a parlé avec elle, elle a entendu sa voix, la dame s’est présentée – , Bernadette ne sait pas tout d’abord à quoi cela peut être utile, quelle est la signification de l’ensemble. Elle répète le nom qui est pour elle incompréhensible, mais elle ne sait pas – à part la joie qui lui est donnée – la portée de l’apparition, ni ce qu’elle doit en faire. Et quand elle raconte ce qu’elle a vu, c’est en vertu d’une mission qui n’est pas claire du tout pour elle. Et quand la source jaillit, les témoins aussi se trouvent devant un prodige dont il ne connaissent pas encore la fécondité. L’Esprit Saint connaît le pourquoi et le développement futur, et il en rend compte à Dieu en quelque sorte de la même manière qu’il a rendu compte au Père du dialogue de l’ange avec Marie et qu’il l’a couverte de son ombre. Mais à ceux qui assistent au prodige de Lourdes, il donne une certitude qui est fondée en grande partie sur sa propre certitude. Quand arrivent des miracles de guérison, ceux qui sont guéris savent – et l’Église le sait avec eux – que ces miracles sont comme des paraboles du miracle d’une foi renouvelée : pour ceux qui sont présents, pour leurs proches et, par leurs effets, dans toute l’Église. Et c’est l’Esprit Saint qui distribue et gère l’ensemble.
62. La prière conduite
Il y a dans la prière un niveau mystérieux qui n’est ni le niveau terrestre ni le niveau céleste au sens propre. C’est le niveau où la prière est reçue et partagée. Elle peut devenir là une rencontre. On dit peut-être dans sa prière : « Donne-moi davantage de dévotion », et tout d’un coup, à titre de cadeau, comme une image ou comme une voix, avec une explication pour ainsi dire incontestable, est montrée la dévotion d’un saint, de beaucoup de saints, d’une période de l’histoire de l’Église, etc. Et il pourrait se faire qu’on reçoive une expérience de cette dévotion et on saurait alors clairement que c’est ainsi qu’on doit être, que c’est ainsi que ça marche. Ou bien on reçoit de voir comment la petite Thérèse prie, ou comment saint Ignace combat, ou comment François d’Assise cherche Dieu. Avec des mots qui me sont compréhensibles, avoir une plénitude qui s’ouvre à moi.
63. L’arc-en-ciel
Les visions ne cessent d’ouvrir le ciel. Le Père lui-même ne se montre jamais. Il montre le Fils, la Mère de Dieu, etc., toujours de telle sorte que tout renvoie à lui. On devrait toujours mieux apprendre à voir le ciel tout entier en chaque détail qu’offre une vision. Différentes visions rendent des atmosphères du ciel très différentes, car le ciel peut être aussi bien ce qu’il y a de plus objectif que ce qu’il y a de plus subjectif. La Mère de Dieu peut nous ouvrir toute une atmosphère de douceur et ensuite tout d’un coup celle d’une exigence absolue. Que ce soit d’une manière ou d’une autre, elle est totalement vraie : elle soutient chaque fois ce qu’elle doit soutenir. Elle sert. Si aujourd’hui elle est la douceur, si demain elle est celle qui exige et si après-demain elle est celle qui est pleine d’angoisse, la question se pose toujours de savoir si elle renvoie par là à des états de Dieu. Cela, elle le fait certainement. Mais nous, les humains, nous ne sommes jamais capables au fond que d’un sentiment à la fois, c’est pourquoi la plénitude du ciel est décomposée pour nous comme un arc-en-ciel pour que finalement nous y comprenions quelque chose. Autrement, nous ne pourrions rien connaître du tout de Dieu. Tout doit être traduit pour nous du fait que nous sommes liés au temps. Nous ne pouvons pas comprendre que l’exigence peut être dans la douceur ou l’angoisse dans la joie.
64. Des visions comme un puzzle
Quand, après la conversion d’Adrienne (1940), commencèrent les apparitions, il fallut avancer très prudemment ; la première fois, je n’avais même pas la certitude qu’il s’agissait bien d’une vision… Plus tard, quand les affaires furent bien établies, il y a des visions dans lesquelles beaucoup de choses pouvaient rester ouvertes. Par exemple, on ne sait pas qui est le saint qui est apparu, ni ce qu’on a vu exactement, ni comment on doit le traduire ; le tout garde un certain caractère prophétique dont la portée ne se révélera que plus tard. La vision était une promesse dont le contenu n’était pas urgent pour le moment, il ne le deviendra que lorsqu’elle se réalisera. Au début on n’a que quelques pièces du puzzle, les autres sont ajoutées plus tard et on sait qu’un jour elles pourront s’assembler. Ou bien ce qui est offert fait une vague impression pour qu’on en vienne à penser par soi-même qu’il faut continuer à chercher, à voir les choses dans une lumière qui ne nous est pas familière, mais qui est exigée par le fait de l’apparition.
65. L’essentiel et le secondaire
Même si la vision a quelque chose qu’on peut saisir avec les sens, elle a pourtant son essence, en tant qu’elle est donnée par Dieu dans la foi, plus dans la foi que dans les sens. Cela apparaît moins lors de sa réception immédiate que lorsqu’on essaie par la suite de la cataloguer. Bien des éléments de ce qui a été vu sont parfaitement clairs et peuvent très bien être décrits ; d’autres restent comme voilés. Mais ils en font partie – en marge – bien que le voyant n’y soit peut-être rendu attentif, en un troisième temps, que par les questions qu’on lui pose. Ce qui a été saisi dans la foi est ce qui est central, ce qui a été voulu par Dieu ; ce qui est sensible, ce sont en grande partie des phénomènes secondaires qui doivent expliquer ce qui est central. Les sœurs de la petite Thérèse l’interrogent après sa vision sur différents points qu’elle ne peut plus préciser ; cela la trouble. Elle a vu comme il fallait ce qu’on lui donnait à voir, les traits qui se sont gravés en elle étaient prévus par Dieu, son assurance n’avait pas besoin de signes supplémentaires. Les non initiés, qui n’avaient pas eu la vision, demandent à Thérèse des détails auxquels elle n’a pas prêté attention parce que l’obéissance ne l’exigeait pas d’elle et maintenant, pour répondre, elle doit entreprendre une reconstruction qui n’est pas totalement recevable. Pour ce faire, elle doit se référer à ce qui est « courant » pour expliquer malgré tout aux autres de manière valable ce qui était unique. C’est ainsi que ce qu’elle a dit comme témoin reçoit un supplément en un sens qui n’est pas totalement licite.
66. Dieu a différentes manières de se faire connaître
Dans la vie d’un enfant, il peut y avoir des visions qui ont un tel degré de réalité que l’enfant n’est pas en mesure de les distinguer des choses et des événements du monde qui l’entourent. Il n’a pas non plus l’expérience et la formation voulue pour distinguer les deux mondes. Il parle d’une manière tout aussi naturelle avec un ange qu’il voit qu’avec les autres personnes. Plus nous sommes innocents, plus grande est notre ouverture à tous les modes de révélation de Dieu et des choses célestes. Ce qui est décisif, c’est le degré de réalité et il ne coïncide pas toujours avec la présence physique. Supposons que je suis plongée dans un livre captivant et, tout près de moi, vous écrivez une lettre. Je sais que vous êtes là, mais je suis occupé avec mon histoire. Puis vous allez dans la pièce à côté, de là vous me lancez quelques mots aimables et vous me dites que vous serez libre pour moi dans quelques minutes. Par ces quelques mots, vous êtes plus « présent » pour moi que par votre présence physique auparavant. Dieu a donc différentes manières de se faire connaître et il peut arriver au même but de différentes façons. Il est important de le savoir afin qu’on ne s’attache pas à une manière plutôt qu’à une autre.
67. Être transporté dans l’extase
L’être humain est engagé dans l’extase comme Dieu le veut, c’est tout le contraire d’un entraînement en vue d’un but à atteindre. La juste manière d’y être engagé consiste à se vider, à entrer en quelque sorte dans un néant, mais un néant dont Dieu dispose de telle sorte qu’il prend toujours plus de place dans l’âme. Bien des choses qui jusqu’alors semblait justes et normales dans l’homme perdent leur sens parce que Dieu revendique aussi ce que l’homme possédait légitimement. Jusqu’alors l’homme pouvait disposer librement de bien de ses manifestations vitales : mouvoir ses membres comme il l’entendait, aller où il voulait ; il était libre de vouloir prier maintenant précisément et, pour cela, d’aller dans sa chambre, etc. Cette libre disposition de soi semblait à Dieu juste et bonne. Mais à l’instant où commence la prière, Dieu emmène l’orant en un lieu inconnu, il lui montre des choses qu’il n’a jamais rencontrées, lui fait participer à quelque chose qui fait partie de la nature de Dieu et qu’il n’aurait jamais pu atteindre par une prière qui aurait voulu atteindre ce but. L’adaptation à laquelle l’homme doit se prêter à l’avance et dont il a été question ci-dessus consisterait seulement pour lui à mettre entre parenthèses sa propre volonté et à ne vouloir réaliser ses plans que si Dieu n’a pas pour lui d’autres projets. L’être humain se met tout entier entre parenthèses dans la volonté de Dieu. Il accomplit sa volonté dans la mesure où elle est l’expression du divin et il y renonce dès que la volonté de Dieu en dispose autrement. Cette mise entre parenthèses s’accomplit sans que l’homme réfléchisse le moins du monde à la possibilité pour lui d’être transporté dans l’extase.
68. Des pieds et des mains
Ce qui est sûr, c’est que faire des pieds et des mains pour arriver à l’extase ne sert à rien, c’est tout au plus y mettre un obstacle. A un double point de vue. Celui qui ne veut pas une extase que Dieu lui offre ou qui la veut autrement se trouve dans un état de désobéissance vis-à-vis de Dieu, et Dieu ne va pas lui imposer ce qu’il refuse. Celui par contre qui s’efforce de parvenir à une extase que Dieu ne veut pas lui accorder peut, par toutes sortes de moyens, se mettre dans un état qui, pour lui seulement, mais en aucun cas pour Dieu, peut passer pour extatique.
69. Inspiration
Peut-être n’est-on nulle part aussi indifférent que dans le domaine de l’inspiration. Il se peut qu’on doive saisir maintenant quelque chose qui semble presque impossible, une partie qu’on devra jouer à la limite; mais il se peut aussi qu’il ne se produira rien de frappant. Après une inspiration, on peut retrouver la vie quotidienne totalement épuisé ou bien parfaitement frais et dispos. Les deux possibilités n’ont aucun rapport avec ce qui a été offert. On peut revenir tout frais parce que, dans le surnaturel, malgré la plus grande application, des forces nous ont été constamment données ; mais après une seule seconde d’inspiration, on peut aussi revenir totalement épuisé, et cet épuisement pendant l’inspiration ne suit aucune loi physiologique. C’est du fait qu’il n’existe pas de loi que la différence entre nature et surnature est très sensible, même quand Dieu fait l’unité.
70. Retour dans le monde après les extases
Je ne sais pas comment c’était autrefois, mais aujourd’hui il m’est souvent très difficile de revenir. Il y a quelque chose d’humiliant d’appartenir encore au monde et pourtant, à nouveau, c’est beau aussi. « Atterrir », on ne le peut au fond que dans la prière. La prière nous porte et façonne le monde dans lequel on doit revenir. Ce n’est pas qu’à chaque fois nous vient expressément la pensée de prier, parce que souvent le retour est tellement associé à la maladie, à des nausées, à des souffrances, qu’on retombe comme hors d’haleine dans l’aujourd’hui temporel. Souvent on doit se reprendre petit à petit pour qu’on soit à nouveau totalement ici, et c’est très pénible surtout quand on est très fatigué et que la tâche à reprendre nous semble difficile.
2. Mystique indirecte
71. Coopération
Dans le domaine proprement mystique, il peut se faire que quelqu'un soit choisi par Dieu pour laisser passer par lui et rayonner des choses qu'il ne perçoit pas lui-même. Par sa propre transparence, il peut aider un autre à atteindre une transparence sans qu'il ait conscience d'y être pour quelque chose. C'est pourtant en relation avec sa grâce mystique. Lui-même se souvient peut-être qu'à tel moment il avait prié très fort. Il avait parlé avec Dieu sans savoir que Dieu condenserait cet entretien en une vision ou un effet qui proviendrait de l'orant et qui aurait pour la personne concernée un caractère extrêmement concret, qui serait même pour lui une expérience unique quasi mystique. Le mystique ne voit pas qu'il est lui-même entre deux, il projette l'image qui passe par lui sans qu'elle le touche et dont il est pourtant marqué au moins autant que celui qu'elle atteint. Cela peut aller si loin que les mots qu'il dit dans sa prière, les expériences qu'il fait, atteignent l'autre avec la netteté des mots, des appels et des images si bien que l'autre participe plus tangiblement à ce mystère de la prière que l'orant lui-même à qui tous ces effets restent cachés.
72. Voilà ce qu'il en est pour le mystique indirect
Celui qui, dans un dessein d'apostolat, dit une parole de foi ne sait jamais exactement comment cette parole sera reçue. Il prie pour qu'il la dise comme il faut et qu'elle soit reçue comme il faut et qu'elle agisse selon la volonté de Dieu. Mais même si la parole qu'il dit est pour lui tout à fait objective et claire, elle est rarement utilisée par Dieu pour agir selon l'idée limitée que s'en faisait celui qui l'a dite. Cette parole est donc chargée d'un contenu que Dieu lui donne ; elle agit dans l'auditeur autrement qu'on ne s'y attendait, elle sera peut-être utilisée pour servir de base à d'autres mots et pour comprendre d'autres choses. Parce que le Fils est la propre Parole du Père, le Père prend sous sa garde toute parole qui est dite pour le servir. Mais l'auditeur est encore toujours libre de rejeter la parole ou de la garder en un "lieu sûr" où elle ne peut pas faire de "ravages". Si donc déjà la parole de foi ordinaire que dit un chrétien agit autrement qu'il ne le pense, son être tout entier aussi sera ressenti autrement qu'il ne le pense ; il en est de même aussi de sa transparence pour des choses dont il ne sait rien, mais pour lesquelles il se tient fondamentalement prêt et que Dieu a prises pour les gérer lui-même. Voilà ce qu'il en est pour le mystique indirect...
73. Rencontres mystiques
Dans les rencontres mystiques avec Dieu, il faut toujours distinguer entre la rencontre elle-même et ce qui doit s'ensuivre. La rencontre peut être très simple, d'une simplicité si enfantine que le priant remarque à peine l’extraordinaire surtout s'il a l'habitude d'avoir des visions et qu'en outre il ne saisit pas sur le moment qu'il doit comprendre davantage que ce qui s'est manifesté. Que Dieu se laisse rencontrer aussi simplement – dans une vision qui comble, dans une prière que Dieu parachève, dans une grâce donnée gratuitement – reste le plus souvent l'exception. Ou bien, selon le plan de Dieu, c'est un prélude, et le fruit sera seulement l'ensemble : ce qui veut dire aussi à l'occasion que c'est plus tard qu'il devra travailler à la vision. Dieu peut offrir à l'âme une sorte d'accoutumance à lui : il l'introduit insensiblement dans son être, lui révèle des choses infimes qui ne montreront leur portée que par leur répétition. Une longue série de visions ou la permanence dans un état de vision sont éventuellement nécessaires pour une tâche qui se révélera plus tard urgente et qui aura été préparée de longue main. C'est en voyant à plusieurs reprises que Bernadette doit s'accoutumer à ce qu'elle voit, qui se communique à elle et se grave en elle si bien que, par la suite, cela ne lui fait rien de voir aussi la "Dame" en présence de toute une foule. Des apparitions apparemment superflues s'accumulent qui requièrent d'elle une obéissance toujours plus grande et donnent à la "Dame" une prééminence toujours plus évidente sur le monde du quotidien. Finalement l'enfant peut supporter l'extraordinaire et que tout le village coure à la grotte. Il n'est donc pas nécessaire que l'assaut soit sonné dès la première vision; Dieu sonnera bien les cloches quand les temps seront mûrs.
3. Différents phénomènes
74. Stigmates
Y a-t-il des stigmates d'origine psychique? S'ils sont authentiques, il ne le sont certainement pas. Car les stigmates authentiques sont causés par Dieu et non par le moi. Ils viennent de l'extérieur. Si je m'employais à donner des stigmates à mon corps par mon âme, ce serait des signes que je me serais donnés à moi-même, peut-être avec les meilleures intentions. Entre des causes naturelles de ce genre (qui doivent être qualifiées de plus ou moins hystériques) et la cause surnaturelle, il n'y a pas de troisième terme à part la tromperie...
75. Bilocation et "voyages"
On aimerait bien décrire la manière dont les deux mondes s'articulent : celui qui nous est commun et l'autre dont les croyants connaissent l'existence et qui est vu par certains. Mais justement on ne le peut pas. Je suis peut-être occupée à prier, le jour ou la nuit ; j'avais l'intention de dire un Notre Père, mais souvent alors la prière est prise, elle m'est montrée, elle est priée pour moi, je ne peux plus en disposer moi-même. Il se peut qu'un chœur d'anges soit là ou Jésus enfant à un certain âge ou des gens que je ne connais pas du tout, des religieux dans une chapelle ou une église donnée qui sont occupés à dire réellement cette prière. Alors ou bien il va tout à fait de soi qu'on est comme l'un d’entre eux et qu'on y est associé, ou bien on doit demander de pouvoir être comme l'un d'entre eux et on prie alors avec eux en gardant son style propre. Mais d'une manière ou d'une autre on appartient à un autre monde ; cela se fait sans efforts, car le fait d'être là ne s'oppose pas du tout au fait de ma présence ici. Le fait d'être là est une manière d'être comblée, une extension de ma présence ici et une manière de la compléter. C'est quelque chose qui s'ajoute ou bien cela en fait partie depuis toujours : simplement on n'y avait pas fait attention.
76. Opérer des miracles
Pour opérer un miracle, le chrétien reçoit dans sa main quelque chose de la puissance de Dieu ; comme dans un jeu, l'enfant et le père échangent un peu leur rôle : l'enfant joue le rôle du père, le père obéit. Mais naturellement tout le jeu reste caché dans la volonté du père. Il y a des miracles qu'on peut reconnaître comme tels avec certitude. Il y en a beaucoup aussi qu'on pourrait connaître mais qui ne sont pas connus, et d'autre part beaucoup qu'on ne peut pas reconnaître et pour lesquels il n'est pas du tout prévu qu'ils soient mis en vedette ; ils restent dans l'ombre et souvent nous ne savons pas si un miracle a eu lieu ou non. Dans l'ordre surnaturel, Dieu peut faire des choses extraordinaires qu'il tient pour nécessaires, il peut aussi les faire par un humain qui est alors thaumaturge sans le savoir. C'est ainsi que, lors d'une opération – comme sans y prêter beaucoup d'attention et sans y accorder une grande importance -, un chirurgien peut faire quelque chose qui finalement était décisif et qui a sauvé la vie de quelqu'un.
77. Parler en langues
Le parler en langues est une immersion dans la sphère de ce qui n'est pas encore articulé. Adrienne apporte avec elle sa mission qui est en fait unie à la mission de l'interprète. Quoi qu'elle apporte de propre, que ce soit central ou périphérique, elle sait que cela ne compte pas. Pendant qu'elle est "aspirée" dans cette sphère, elle voudrait souvent, chemin faisant (car il y a là une sorte de "chemin"), prendre encore certaines dispositions, cependant cela s'avère toujours dépassé ; on est d'abord "entraîné dans un tourbillon". Une forte sensation de remise à neuf comme dans un bon bain quand on arrive de voyage fatigué et couvert de poussière, ou bien quand on émerge dans le soleil et dans le vent après un bain de mer : à la sensation de bien-être est associé le sentiment d'être purifié et renouvelé. C'est une sensation heureuse et en même temps tout à fait objective. Et à partir de ce renouvellement, un nouvel ordre aussi se fait...
4. Critères de la mystique chrétienne
78. L'imagination de Dieu
Dieu aime tellement le monde qu'il veut toujours lui montrer de nouveaux visages de son amour. C'est pourquoi il mène inlassablement du centre à une périphérie pour enrichir le centre. Il le fait aussi tout au long des siècles chrétiens bien que tout soit déjà contenu dans la Bible. Tout y est, mais personne ne connaît toute la plénitude de l’Écriture. Lourdes aussi y était contenu sans que quelqu'un ait pu s'en douter. La petite Thérèse aussi, qui nous montre son quotidien et sa petite voie et ouvre par là une vue nouvelle sur l'amour de Dieu. Le curé d'Ars aussi, qui nous montre comme pour la première fois ce qu'est la confession. Il la débarrasse du dégoût des chrétiens et en fait une révélation rayonnante de l'Esprit Saint. La puissance d'imagination de Dieu est constamment à l’œuvre pour arracher l’Église à son embourgeoisement.
79. Variété des visions
Parfois, dans les visions, plusieurs choses sont montrées en même temps : un contenu peut être montré de manière centrale, d'autres choses comme accessoirement, en guise d'encadrement. On regarde d'abord ce qui est central ; plus tard on pourra regarder ce qui est à la périphérie sans qu'il soit nécessaire que cela soit montré à nouveau ; on sait seulement qu'il y a encore là quelque chose qui reste en suspens et qui en fait aussi partie. Peut-être qu'au centre il y avait le Seigneur, Marie à côté de lui, plus loin sur le côté Jean, peut-être Madeleine ou d'autres saints ou autre chose qui fait partie aussi du domaine de l’Église. Mais une autre fois, Jean peut se trouver au premier plan et, à côté de lui, se trouve la Mère et, plus loin, le Seigneur parce que maintenant c'est justement un mystère de Jean qui est donné à contempler. Demain peut-être à nouveau un mystère de la Mère, et plus tard seulement un mystère du Seigneur.
80. Un instrument
Ce que le mystique est pour lui-même perd tout intérêt parce que maintenant il doit devenir totalement fonction de sa vision. Et parce que finalement celle-ci ne lui est pas destinée et qu'il doit la transmettre et la laisser devenir féconde d'une manière ou d'une autre - étant donné qu'elle appartient à l’Église -, il n'est lui-même qu'un instrument dans la main de Dieu, et tous ses efforts doivent consister à ne pas troubler la transparence dont Dieu a besoin, à écarter du chemin tous les obstacles. Et si Dieu veut lui attribuer une nouvelle compréhension et une nouvelle profondeur, le mystique n'a aucunement à opposer ses propres exigences (par humilité par exemple) à cette exigence de Dieu. Il ne doit pas seulement accepter de disparaître si Dieu le veut, mais aussi accepter de se laisser totalement réduire et reconstruire. Il serait mauvais pour lui, par un faux zèle, de vouloir assurer une place à ses propres désirs ou à ceux qu'il tient pour tels. C'est Dieu seul qui organise et dispose. C'est Dieu aussi qui dirige la vision : il la donne telle qu'il l'a prévue et en même temps telle qu'elle doit être reçue. Ce qui est caractéristique, c'est que ce qui est vu ne se trouve pas dans le voyant lui-même, bien que ce soient les yeux de la foi qui voient. Ce qu'il voit se trouve à une certaine distance, mais qui peut se réduire au point qu'il puisse le toucher ; il ne prétendra jamais cependant qu'il a "au plus intime de lui-même", en son propre moi, le Seigneur ou la Mère de Dieu ou quoi que ce soit de surnaturel. Il peut être touché par ce qu'il voit comme par un éclair ou en être fasciné, ou bien il peut toucher le vêtement du Seigneur, mais il ne peut éprouver tout cela en lui-même. Car ce qu'il appelle son moi est totalement dans la vison, il s'y est perdu en quelque sorte. Il perçoit dans la mesure où il s'oublie et doit s'oublier lui-même.
81. Un mystique qui doit garder le silence
On peut imaginer un mystique à qui pour un temps est imposé le silence et qui, durant ce temps, reçoit une série d'expériences qu'il doit amasser conformément à sa mission. Avec naturel et dans l'obéissance de toute son âme, il doit les juxtaposer telles qu'elles lui ont été transmises sans se mettre au centre, sans chercher à en saisir le fruit, sans poser d'autres questions. Pour le moment, il n'est pas chargé de communiquer ce qu'il a expérimenté, ni même d'en tirer des conclusions personnelles, il lui est uniquement indiqué qu'il a à percevoir et à ranger ce qui lui a été donné, dans la simplicité et l'obéissance. S'il satisfait exactement à cette mission, s'il la reçoit avec la mesure et le rythme dans lesquels elle a été donnée, sa disponibilité en sera accrue, son esprit éduqué et, aussi bien dans l'expérience mystique que dans la vie terrestre, il devient ce que Dieu veut faire de lui. Il est vidé et il est façonné pour devenir le réceptacle dont Dieu a besoin. Il se peut que Dieu préférera procéder de la sorte un long temps avec lui pour éduquer son âme dans une certaine continuité. Un beau jour, peut être atteint le degré de saturation que Dieu souhaite et dont il pourra façonner une nouvelle mission.
82. Inconvenances
Il y a aussi toutes les personnes qui, dans le cadre d'une révélation qu'elles ont entendue, ne veulent pas continuer... Dieu parle, mais je suis si occupée à parler moi-même, à prendre part à la conversation, à couper la parole, que je n'écoute plus, que j'entends tout au plus quelques mots qui manquent alors de cohérence. Et si par la suite j'essaie de reconstruire ce que Dieu a dit, cela sonne faux en mettant les choses au mieux. Ou bien on ne laisse pas à Dieu le temps de parler, on lui coupe la parole, on sait mieux que lui comment il doit terminer ses phrases. Il y a dans la mystique toutes les inconvenances que peuvent avoir les hommes dans leurs dialogues. Il peut se faire que l'Esprit ait parlé et qu'à ce moment-là je n'étais pas capable de comprendre totalement ce qu'il a dit. Comprendre veut toujours dire aussi traduire. Si une traduction n'a pas lieu par ma faute, parce que actuellement je ne veux pas, l'Esprit ne va pas répéter la même révélation. Je ne peux pas dire à Dieu : "Écoute, ce que tu as dit tout à l'heure est peut-être quand même plus intelligent que je ne l'avais pensé tout d'abord, répète-le encore une fois, je t'en prie"...
5. La mystique de l'obéissance chez Adrienne
83. Extase d'obéissance
Au retour de l'extase, je suis toujours très fatiguée, j'ai du mal à retrouver le mode ordinaire de penser, j'ai l'impression d'être quelqu'un qui doit marcher avec des béquilles. Il doit réapprendre à marcher. Cela signifie chaque fois une limitation qui est fatigante. Autrefois, quand je n'étais pas encore aussi fatiguée que maintenant, je l'ai moins senti. Et quand on sort de l'extase, on sort aussi du royaume de l'amour parfait ; et c'est laborieux d'être à nouveau dans le domaine du non-amour.
84. La région de l'Esprit
(Adrienne est en extase et, dans cet état, elle dit ce qui suit au sujet de l'extase). L'extase ouvre tout un domaine du ciel éternel ; la question posée avant l'extase détermine la partie du monde céleste où il faut demeurer pendant l'extase. Elle ne la détermine pas dans sa largeur et sa profondeur, mais elle délimite en quelque sorte la sphère, la région. C'est d'une part la région de l'Esprit Saint (qui traverse le ciel entier), d'autre part la région où doit être cherché ce qui a été demandé : un saint, un prophète, par exemple. Les deux points de vue produisent comme un système coordonné qui détermine le lieu où l'on arrive.
85. Quand on est dans l'éternité
Vu la Mère du Seigneur. Il y a des états où l'on sait qu'on est au-delà ; le tout ne mérite plus le nom de vision, on est dans l'extase et on a part à l'autre monde. Et la plupart du temps, quand on est dans l'éternité, on n'oublie certes pas la notion du temps qui passe, on lui est seulement devenu étranger. Il n'y a pas la peur que ça pourrait s'arrêter soudainement ; on vit au ciel simplement et sans inquiétude. Et quand ensuite on se retrouve quand même encore en ce monde, c'est alors avec un supplément d'éternité, si bien que tout est en ordre. On n'est pas une Eve qui a été chassée du paradis. Qu'on ait eu le droit d'emporter ici-bas quelque chose de la substance précieuse de la vie éternelle, qui peut aussi aider les autres, nous rend reconnaissant. D'autres fois, ce sont précisément des visions ; celles-ci sont des tranches limitées de la vie éternelle, et on est conscient de ces limites : ce sont des éléments. C'est alors comme un supplément pour la prière : certaines choses sont montrées pour qu'on les contemple. Dans la première manière par contre, c'est comme si on était aspiré dans l'autre monde. Cela ne provoque aucun sentiment de vertige ou de tangage ; à notre nouvelle place, une nouvelle unité est aussitôt créée.
86. Le tricot
Souvent je suis assise à mon bureau et je tricote ; tandis que les mains sont occupées, mon esprit est libre, une prière m'est offerte que je n'avais pas cherchée. Au fond parce que je vis dans ce lieu isolé. Il y a sans doute là diverses expériences qui remplissent de bonheur ; mais au total, c'est que l'âme est habitée et cela s'exprime dans une prière. C'est quelque chose qui est donné de manière habituelle, en deçà encore d'une vision concrète particulière. Quand on a avec quelqu'un une conversation donnée, qui est interrompue pour une raison ou pour une autre et qui est reprise plus tard, dans l'intervalle on reste ouvert à cette conversation. C'est pourquoi on n'a pas besoin de réfléchir au passé ni de prévoir l'avenir, on reste simplement disposé de manière habituelle à cette conversation, on se tient à sa disposition. Cela n'est pas gêné par le fait qu'entre-temps je travaille ou que je lise ou que je réfléchisse à quelque chose. Quoi qu'il arrive, ce genre d'ouverture est là qui ne demande aucun effort particulier. Ainsi en est-il pour les intervalles entre les visions.
87. Le guide
Quand j'ai une extase, vous y êtes aussi (= le P. Balthasar) et votre ministère contribue à rendre la vision possible. La première fois que j'ai vu la Mère du Seigneur, vous étiez dans le tableau. Le 8 décembre 1940, je me décidai à parler avec vous des vœux. Je ne pensais pas qu'il en serait sérieusement question pour moi. Mais vous avez dit : "Quand Dieu prend quelqu'un au sérieux, il peut exiger un chemin très abrupt". Et vos doigts escaladèrent votre bibliothèque, verticalement. J'ai su alors que vous me montriez par là les résistances que j'aurais à vaincre en moi pour aller d'un rayon à l'autre. Et je voulus vous demander – sans peut-être penser tout à fait sérieusement à moi – si vous ne pourriez pas m'aider à m'insérer totalement dans la volonté de Dieu. Je ne voyais pas les vœux, je voyais seulement la nécessité de faire ce que Dieu veut, et je savais que ceci aussi devait se faire par vous. Et quand, après ma conversion, arriva la première vision de la Mère avec la frange de son tablier, j'eus intérieurement l'impression que vous dirigiez les yeux de mon âme vers la Mère. Ceci est dit de manière maladroite, mais au fond c'est vrai. Depuis lors, je n'ai eu aucune vison, je crois, dans laquelle vous ne m'avez pas guidée et que vous n'avez pas accompagnée, dans laquelle vous ne m'avez pas dit à l'instant décisif où je devais regarder. Vous me touchez très légèrement et je sais que vous travaillez mon obéissance comme une matière que vous tenez en main. Vous guidez mon amour comme par une laisse invisible, vous assumez ma volonté dans la vôtre qui est remplie de faire la volonté du Fils comme sa volonté était remplie de faire la volonté du Père...
88. Dieu prend ce dont il a besoin
Il y a la prière où l'on est simplement prêt à écouter ; mais rien n'est dit de plus que les mots du Notre Père. Une autre fois, la prière commence tout à fait de la même façon, mais tout d'un coup Dieu semble prendre pour lui toute la substance comme lorsqu'un enfant tête le sein de sa mère, cela peut être douloureux ou délicieux ; l'homme tout entier est pris, esprit et corps, c'est du tout que doit sortir la prière. Il se peut que Dieu en fera une véritable vision, ou bien il nous emportera et nous dira : Tu es au ciel. Et on se sent entraîné dans le ciel et on doit continuer à dire là les mots du Fils. On voit peut-être le fruit ou bien on ne voit rien. Quand on est emporté, on a l'impression que Dieu est entré au plus intime, qu'il nous donne une force qu'il déverse aussitôt en quelqu'un d'autre. Il se peut qu'on ne sente que sa volonté, que le service ; tout le reste est pur passage. Et plus on est réquisitionné par quelqu'un, plus on est attiré profondément en Dieu. On dit : "Que ta volonté soit faite", et Dieu nous retire toute notre volonté propre pour que sa volonté prenne la place, ou bien il nous retire notre connaissance propre pour la remplacer par la sienne. Ou bien il nous retire notre foi limitée pour que sa foi ouverte occupe la place. Parfois on ne sait plus rien de soi-même. Ou bien on sent seulement qu'on est totalement dépouillé et on sait qu'on ne peut plus être soi-même parce que Dieu a tout pris. D'autres fois on sait qu'on est soi-même uniquement parce que Dieu est là : c'est parce qu'il est en moi que moi aussi je suis. D'autres fois encore il ne nous laisse aucun répit dans la disponibilité. On pense qu'il a maintenant ce dont il a besoin, il prend alors quelque chose de tout autre. Pas ce à quoi on se serait attendu. C'est avec ce qui est arrivé ensuite qu'on regarde le passé et qu'on voit le changement. Cela éveille de l'inquiétude et cela renforce en même temps beaucoup la confiance. Dieu prend simplement ce dont il a besoin. On pense être éveillé pour lui, mais il prend justement ce qui dort maintenant en moi. On doit être prêt également avec tout ce qui dort en nous. Toujours, les limites sont dépassées et repoussées par Dieu.
89. Allaiter tous ceux qui ont soif
La Mère de Dieu : Oh ! Elle est pur don d'elle-même. Elle ne s'est servi de son corps que pour être don d'elle-même, afin que le Fils expérimente dans son Église-épouse le don de soi parfait et afin que tous les saints deviennent saints par elle. Elle ne connaît pas de "degrés dans le don de soi", pas de limites, pas de repos dans le don d'elle-même, ni la nuit, ni le jour, ni dans la tranquillité, ni dans l'espace. Elle est de plus en plus entraînée au centre de Dieu avec toutes les fibres de son corps. Et là où le souffle de l'Esprit va dans tous les sens - toujours exactement là où il veut, et pourtant justement partout -, elle peut offrir dans toutes les directions son sein qui, par l'Esprit, est rempli du lait du Fils. De ce centre de Dieu, elle peut allaiter tous ceux qui ont soif. Et que ce soit la Mère ou que ce soit l’Église qui offre son lait, c'est la même chose. Parce que c'est par le Fils que les deux sont devenues épouses. Par la virginité de sa Mère, le Fils est entré en elle comme un véritable époux et il lui a donné ainsi le lait dont elle put le nourrir. Et pour l’Église, c'est la même chose. Mais là où pour Marie, c'est le Fils qui est là, pour l’Église c'est le ministère qui est là d'une manière particulière. Le ministère reçoit le lait de l’Église pour le distribuer. Que Dieu bénisse le ministère.
90. Il y a bien des choses qu'elle ne comprend pas
Je vois la Mère du Seigneur. Le Fils est parti, elle est chez elle. Elle sait qu'il est Dieu et qu'il fait de grandes choses. Mais il y a tant de choses en lui qu'elle ne comprend pas. On lui raconte tant de choses, une quantité de rumeurs lui sont rapportées. Lui-même, elle le voit si rarement. Et pourtant elle doit être avec lui, et travailler avec lui, et prier avec lui, et lui être donnée. Elle veut tout ce qu'il veut, mais il y a bien des choses qu'elle ne comprend pas. Et elle est fatiguée de la fatigue du Fils, elle est fatiguée de ne pas comprendre et parce qu'elle prie tant. Elle a une prière de fatigue parce que son Fils lui donne sa propre fatigue quand elle prie.
91. Le porteur de la semence
(En extase). De même que le Fils sur la croix renonce à savoir qu'il est Dieu et qu'il ne souffre que comme homme, il y a de même chez le porteur de la semence du Père, l'Esprit Saint, un renoncement correspondant quand, sur mission du Père, il ne veut plus se sentir que comme porteur de la semence et qu'il s'abaisse au rôle de féconder la Mère, non seulement jusqu'à devenir homme comme le Fils dans son incarnation et son humanité, mais jusqu'à n'être que le spermatozoïde d'un homme. Et ceci bien que l'Esprit soit Dieu et qu'il porte Dieu sur mission de Dieu. Il abandonne donc totalement sa divinité pour remplir sa mission divine afin que la glorification du Père par le Fils soit parfaite et qu'ainsi la Mère également participe à la rédemption du monde par le Fils. Il est comme réduit à n'être qu'une fonction, ce qui inclut qu'il renonce à son être propre jusqu'à l'ignorer. L'Esprit d'amour n'est plus que le porteur de l'amour, il en est tellement le pur porteur qu'il n'est comme pas touché par ce qu'il porte, il l'insère dans la Mère comme un tout venant de Dieu le Père. Comme si rien n'en adhérait à lui, comme s'il ne pouvait rien détourner de cet amour pour le faire entrer dans son être propre. Et comme s'il ne voulait rien non plus y ajouter de propre, pour le laisser tel que le veut celui qui a donné l'ordre, le Père.
92. Le pêcheur de perles
Vianney devant son confessionnal. Pour Vianney, le fil conducteur, ce sont les autres..., c'est le premier qui se présente à son confessionnal. Le confesseur sans consolation va consoler le pécheur sans consolation. Le moyen qui lui permet de consoler, c'est qu'il est lui-même sans consolation. La consolation est pour lui ce qu'il y a de plus inaccessible : aussi bien sa consolation en Dieu que la consolation qu'il doit donner. Très souvent quand il se rend à son confessionnal, il ne voit rien devant lui au fond. Il ne sait qu'une chose : il y aura encore une fois quelqu'un qui sera là. C'est son état de suspension. Souvent aussi il arrive qu'il voit qu'il a consolé quelqu'un, que l'autre est rempli de consolation et, quand il a vu cela, sa propre consolation est terminée. Il n'a pas le droit de se consoler lui-même de la consolation qu'il a donnée. Il ressemble à un pêcheur de perles qui ne cesse de plonger, et chaque fois qu'il a trouvé une perle, il doit aussitôt la donner et se jeter dans un danger plus grand encore pour en trouver encore une. Pour un patron qui lui est étranger. Et plus Vianney en connaît au sujet de la consolation – et, pour les autres, il est obligé d'en savoir quelque chose – , plus son savoir lui paraît irréel.
93. Retour d'extase
Lors d'extases profondes, qui la font entrer totalement en Dieu, peut-être en plusieurs étapes, Adrienne doit être rappelée beaucoup plus longtemps pour qu'elle revienne sur terre. Elle ne revient alors aussi que par étapes, tandis qu'elle reprend conscience plus vite quand elle a été transportée dans un saint par exemple. Elle n'a pas l'impression de venir d'en haut, mais plutôt d'à côté. Un jour elle m'a vu d'abord extrêmement petit, comme quand on regarde à l'envers dans une longue-vue, ou comme quand, dans un film, quelque chose apparaît d'abord tout petit, devient toujours plus grand et remplit finalement tout l'écran. D'un saint dont la nature et la prière lui sont proches en quelque sorte, elle revient plus facilement que d'un autre qui "ne lui va pas". Ces saints (qui lui ressemblent), elle n'a pas besoin de les avoir connus auparavant, il suffit qu'elle puisse s'y reconnaître rapidement dans leur esprit. Le saint est comme une maison qui est aménagée au goût d'Adrienne. Ainsi en est-il par exemple pour Françoise romaine, Jeanne de Chantal, Hildegarde ou Mechtilde de Magdebourg, tandis que pour d'autres... il lui est plus difficile de revenir à elle.
*
Autres réflexions sur la mystique
I
Pour ceux qui n'auraient pas à leur disposition les livres du P. Balthasar et d'Adrienne von Speyr, voici quelques notes brèves qu'on peut y glaner au sujet de la mystique et des mystiques. D'abord dans Hans Urs von Balthasar, Adrienne von Speyr et sa mission théologique :
1. Aussitôt après la conversion d'Adrienne, une véritable cataracte de grâces mystiques a commencé à fondre sur elle (p. 26).
2. Bien des lois du royaume des cieux lui sont enseignées par les saints les plus divers : la petite Thérèse, les apôtres, les Pères de l’Église, le curé d'Ars (qu'elle aimait beaucoup), en petites scènes symboliques ou aussi sans paroles (p. 27).
3. La théorie qu'Adrienne a formulée atteint son sommet dans une seule affirmation : la mystique est une mission particulière, un service spécial dans l’Église, et ce service n'est accompli correctement que dans un total oubli de soi - elle aimait le terme "effacement" - et la disponibilité de la servante à l'égard de la Parole de Dieu (p. 29).
4. Il faut bien noter que les expériences faites par Adrienne von Speyr et ses découvertes sont de nature entièrement charismatiques, c'est-à-dire qu'elles sont de purs dons de Dieu. Ce ne sont pas des choses qu'elle aurait pu trouver par elle-même. De plus, dans le domaine des choses de Dieu, Adrienne ne voulait jamais qu'on mette un point final aux découvertes qui ont été faites et aux systèmes élaborés (p. 41).
5. Les théologiens d'aujourd'hui écartent souvent avec méfiance ce qu'ils appellent les "révélations privées", en expliquant que ces révélations sont souvent incertaines ou tout simplement fausses, que personne n'est obligé de les reconnaître, que de toute façon tout l'essentiel se trouve dans l'enseignement de l’Église. On peut se demander pourquoi, malgré tout, Dieu ne cesse de se livrer à des entreprises auxquelles l’Église ne devrait pas prêter attention ou auxquelles elle ne devrait que peu s'intéresser. Pour Adrienne von Speyr, la mystique chrétienne et ecclésiale authentique (il y a bien des mystiques fausses) est essentiellement un charisme, c'est-à-dire un service confié par Dieu à quelqu'un pour l'ensemble de l’Église. C'est bien ainsi qu'Adrienne a compris sa mission (p. 46-47).
6. Adrienne connaissait souvent aussi des ravissements dans lesquels elle n'était plus que "le pur instrument d'une vérité à communiquer ou à expliquer" (p. 55).
7. Se rappeler... que les charismes proprement dits sont donnés par Dieu et ne peuvent nullement s'acquérir par quelque entraînement (training) spirituel (p. 56).
8. Dans les manuels, la mystique est définie comme étant une connaissance expérimentale de Dieu... Il va de soi que l'expérience mystique n'affaiblit pas l'acte de foi ni ne le remplace; l'expérience mystique a la foi comme fondement et elle débouche sur elle; l'expérience mystique renouvelle et enrichit la foi (p. 70).
9. La théologie et la prédication officielles avaient remisé la mystique dans un coin, l'avaient plus ou moins méconnue, voire méprisée, rejetée et réduite au silence. Adrienne von Speyr a ramené la mystique au centre de l'histoire du salut. Ce centre, c'est l'échange entre la Parole de Dieu et l'audition de cette Parole par l’Église ainsi que la réponse qu'elle lui donne... Là où la Parole de Dieu n'est pas seulement écoutée avec l'intelligence de l'exégète et du théologien, mais avec le cœur tout entier, avec toute l'existence, là où quelqu'un tient bon dans le feu et la nuit quand le cœur de Dieu s'ouvre, là on peut parler de mystique, non dans le sens vague de l'histoire des religions et de la philosophie de la religion, mais dans un sens catholique et ecclésial (p. 73).
10. Pendant près de dix ans, Adrienne a commenté des livres de l’Écriture : après les écrits de Jean, quelques lettres de saint Paul, les épîtres catholiques, l'Apocalypse, des livres ou des parties de livres de l'Ancien Testament. Dans ses dernières années, on pouvait lui mettre entre les mains un texte quelconque de l’Écriture et lui proposer de l'expliquer su-le-champ; elle fermait les yeux quelques secondes et elle commençait ensuite à parler d'une voix calme et objective, en des phrases qui étaient quasi prêtes pour l'impression (p. 29).
11. La mission d'Adrienne au sens strict commence avec les dictées de Jean en mai 1944. C'est saint Ignace qui amena un jour l'apôtre Jean auprès d'Adrienne "pour lui expliquer son évangile" (HUvB, L'Institut Saint-Jean, p. 18).
12. Quand commencèrent pour Adrienne les expériences extraordinaires du monde de Dieu, le rôle du P. Balthasar fut avant tout de « les situer dans la tradition de l’Église et à lui apprendre à elle, le médecin qui a les pieds sur terre, qu’il n’y a là rien d’anormal ». Au début, peu après sa conversion, Adrienne se défendait d’être une mystique; par le protestantisme où elle avait vécu jusqu’à trente-huit ans, elle avait « horreur de la mystique ». Elle pouvait dire que « ce qui se passe en elle n’est pas à proprement parler de la mystique…, que les choses n’ont rien à voir avec elle-même, la pauvre et méchante Adrienne » (Ibid., p. 46).
13. Ce que le mystique a vu, entendu, vécu est destiné à « éclairer plus vivement, plus profondément, pour l’intelligence de notre temps… maints éléments de la doctrine trinitaire, de la christologie ou de l’ecclésiologie » (Ibid., p. 56-57).
14. « Nombre de phénomènes mystiques – stigmates, transports, émanation de lumière, lévitation, glossolalie et autres choses du même genre – se manifestèrent dans l’existence d’Adrienne, mais sans aucune insistance, simplement comme phénomènes concomitants de ce que, invisiblement par la prière et une dure pénitence, visiblement par les dictées, il fallait transmettre à l’Église. Le critère d’authenticité de sa mystique réside tout premièrement, sinon exclusivement, dans la qualité de ce qu’elle a fait, de ce qu’elle avait et a encore à dire » (Ibid., p. 57).
15. « Adrienne a renouvelé fondamentalement toute la théorie de la mystique. Sous ce rapport, elle se rattache à la mystique de l’Écriture sainte : depuis la vision sur l’Horeb jusqu’à celles d’Isaïe et d’Ézéchiel, jusqu’à la déréliction de Job, jusqu’à la foi parfaite de Marie, jusqu’à la vision des apôtres, celle de saint Paul, jusqu’aux visions de l’Apocalypse » (La mission ecclésiale d’Adrienne von Speyr. Actes du colloque romain, p. 15).
16. « Pouvons-nous refuser à Dieu la capacité de se révéler au monde quand il veut? » Et cela même après l’époque des apôtres. (HUvB, Tu couronnes l’année de tes bontés, p. 92).
17. « Quelle autorité ont réellement dans l’Église les révélations privées? »… Il y a dans certaines de ces révélations dites privées « des choses pleines de sève et de vie… Quand des révélations privées pleines de vie sont rejetées par des croyants, il y a toujours derrière cela un rejet de la vitalité véritable de la foi » (Œuvres posthumes d’Adrienne von Speyr, t. 11 : Ignatiana, p. 424-425).
18. « Très souvent l’Église n’a pour ces choses (les révélations privées) qu’un ‘nihil obstat’ et elle ne s’engage pas plus. Ce n’est peut-être pas très réjouissant, mais il serait beaucoup plus épouvantable que l’Église confirme de fausses révélations. Seul le Seigneur est tout à fait saint et, à part lui, personne ne l’est. Tous les saints ont leurs lacunes et leurs défauts. L’Église ne peut pas canoniser quelqu’un qui n’est pas saint mais, même quand elle canonise un saint, elle court le danger de canoniser aussi en lui des choses qui ne sont pas saintes par ailleurs. Même en quelqu’un qui n’est pas saint, l’Église peut trouver des choses qui ont un rapport avec la sainteté et qui, en tant que telles, peuvent être admirées » (Ibid., p. 425).
II
Autres réflexions, d’autres auteurs, sur la mystique, qui ne concernent pas directement Adrienne von Speyr.
19. « Les mystiques… sont les explorateurs de l’au-delà » (J. Guitton, Journal de ma vie, t. II, p. 153).
20. « Les mystiques ouvrent des portes sur un Au-delà du couramment accessible… Il ne serait pas plus raisonnable de rayer la mystique de notre champ que de renoncer à l’outil mathématique pour une approche pragmatique de l’Univers » (P. Chaunu, L’apologie par l’histoire, p. 175).
21. « Dieu décerne parfois à son peuple une grande grâce de pensée » (Péguy, dans HUvB, La gloire et la grâce, t. II,2, p. 294).
22. Jean-Jacques Antier a abordé sa biographie de Marthe Robin « avec les yeux d’un croyant pour qui l’expérience mystique possède une valeur absolue » (J. Guitton, dans sa préface au livre de J.-J. Antier sur Marthe Robin, p. 12).
23. « Origène définissait la théologie comme un ‘enthousiasme critique de la foi’. Qui est plus enthousiaste, plus inspiré par Dieu ou plus précisément en Dieu que la mystique? » (A. Scola, dans La mission ecclésiale d’Adrienne von Speyr. Actes du colloque romain, p. 8).
24. Les saints sont aussi des explorateurs, et ils parlent aux théologiens comme les voyageurs aux géographes : « Vos discours sont peut-être vrais, mais ce point-là, je l’ai expérimenté, j’y ai été, je le sais et j’en témoigne ». Ils « choquent » les raisons transmises par le passé, à la manière dont le Nouveau Monde bouleversa tant de traditions. Aussi les regarde-t-on « comme des sauvages ou comme des étrangers dont on n’entend pas le langage » (Cf. M. de Certeau, La fable mystique, t. II, p. 175).
25. Oscar Cullmann à propos de Fatima : « C’est une théophanie, et les théophanies interviennent dans l’histoire du salut. Je suis porté à admettre qu’elles continuent, même après le Christ, et que Fatima pourrait bien en être une » (Cité par J. Guitton, Journal de ma vie, t. II, p. 227).
26. »Les apôtres ont déposé la plénitude de la vérité dans l’Église comme un trésor, mais c’est un dépôt vivant qui se rajeunit » (Saint Irénée, Adv. Haer. III,4,1, cité par B. Bobrinskoy, Le mystère de l’Église, p. 161).
27. (Les mystiques) « puisent de nouveaux sucs au trésor sans fond de la Révélation, ils enrichissent la tradition explicite, ils en pansent les blessures, et ils en nourrissent les besoins nouveaux de leur époque » (H. de Lubac, dans B. Dumas, Mystique et théologie d’après Henri de Lubac, p. 142).
28. « La mystique est le but, la théologie n’est qu’un outil et dont l’autorité elle-même est moindre que celle des mystiques » (Ibid., p. 141).
29. « Fondamentalement, la théologie doit apprendre à recevoir (de la mystique)… reconnaissant ainsi que la vraie pénétration appartient à la mystique » (Ibid., p. 141).
30. « La mystique chrétienne sera essentiellement une intelligence des Livres saints » (Ibid., p. 18).
31. Michel de Certeau évoque « ces dialogues mystiques où le ‘directeur’, fût-il François de Sales ou Fénelon, devenait le disciple et l’interprète de sa dirigée » (M. de Certeau, La fable mystique, t. II, p. 43).
32. « La canonisation de Newman sera très difficile, parce qu’il a trop écrit de lettres, et pour être canonisé il faut beaucoup détruire de ce qu’on a écrit » (J. Guitton, Journal de ma vie, t. II, p. 135).
33. « On sait à quel silence ont été voués les textes (de mystiques) qui ne bénéficiaient pas du soutien d’un ordre religieux ou d’un réseau de pouvoirs » (M. de Certeau, La fable mystique, t. II, p. 28).
34. (Les saints) « sèment pour l’éternité dans le champ de l’Église » (J. Ratzinger, Les saints nos contemporains, p. 162).
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6. La Parole et la mystique. Tome II. Mystique objective
Introduction
Une année de la foi pour l’Eglise catholique commencera le 11 octobre 2012. A cette occasion, cette nouvelle fenêtre voudrait présenter un certain nombre de textes choisis du commentaire d’Adrienne von Speyr sur le credo (Mystique objective. Original : Objektive Mystik. 576 p. = NB 6. La traduction française de ce volume n’est pas encore parue). A vrai dire, ce n’est pas Adrienne qui a « composé » ce commentaire. Vers la fin de sa vie, elle disait encore qu’elle aurait aimé écrire une dogmatique. Si elle-même n’a pas réalisé ce souhait, elle a du moins « fourni d’importantes contributions à une telle œuvre » (Hans Urs von Balthasar, Adrienne von Speyr et sa mission théologique, p. 70-71).
Au cours de ses rencontres quasi quotidiennes avec Adrienne von Speyr pendant quelque vingt-sept ans, le P. Balthasar a recueilli en sténo un « nombre énorme » de pensées, de réflexions , de méditations, d’intuitions d’Adrienne von Speyr. Certains de ces fragments sont relativement courts, d’autres furent dictés en tant que traités suivis correspondant à une expérience qui pouvait s’étendre sur des jours et des semaines, comme par exemple le Traité du purgatoire – « l’étonnant Traité du purgatoire » (Dans Mystique objective. 76 pages. Un livre dans le livre!). « Si on le compare à celui de Catherine de Gênes, sa richesse dogmatique apparaît sensiblement plus grande ».
Beaucoup des fragments recueillis par le P. Balthasar ont trouvé leur place dans d’autres œuvres d’Adrienne von Speyr, en particulier dans les Oeuvres posthumes et surtout dans le Journal. C’est après la mort d’Adrienne – en 1967 – que le P. Balthasar a rassemblé un certain nombre de ces fragments en les classant dans le cadre des articles du symbole des apôtres pour en composer Mystique objective (Cf. NB 6, p. 15). Tous les thèmes théologiques abordés dans Mystique objective sont traités également dans les autres œuvres d’Adrienne von Speyr, et parfois de manière plus développée.
Ce que le P. Balthasar tient à souligner, c’est que les fragments présentés dans Mystique objective ne sont pas, au fond, de simples méditations sur la foi, ils reposent sur des « expériences vécues » qui concernent le contenu de la foi chrétienne. « Ils sont le résultat de réelles expériences mystiques ». Par exemple, « il fut donné à Adrienne, en raison de la mystique d’obéissance qui lui était propre, d’approcher sans doute de manière unique le mystère de la conscience divino-humaine du Fils sans pour autant qu’elle ait jamais prétendu en parler de manière adéquate ».
Divers articles du P. Balthasar ont aussi été rassemblés en plusieurs volumes sous le titre Skizzen zur Theologie : des études fragmentaires, des « esquisses », qui ne disent rien de complet, mais qui « saisissent quelque chose d’essentiel qui se perdrait dans la systématisation de la pensée ». C’est ce qu’écrivait le P. Balthasar dans l’avant-propos du tome I de ces Skizzen (p. 5). La même chose pourrait se dire de tous les fragments qui composent ce commentaire d’Adrienne sur le credo. Tels quels, ils peuvent toujours nourrir la foi ou la réveiller.
Patrick Catry
1. Jésus enfant
Le nouveau-né qui est dans les bras de sa mère (Jésus dans les bras de Marie) a une dignité humaine absolue, et il a droit à ce qu’on le soigne et qu’on s’occupe de lui. Quand sa mère le fait, qu’elle change ses langes et s’occupe de sa nourriture, l’enfant garde son honneur intact de laisser tout cela se faire. Cela va de soi, cela fait partie de la dignité de l’enfant de le recevoir. Quand plus tard il fait ses premiers pas et fait la conquête du monde qui l’entoure, cela aussi se fait avec la dignité qui marque l’événement tout entier, dans la simplicité et la justesse. C’est la même chose pour les premiers mots qu’il balbutie, l’élargissement de son monde par la parole. C’est une dignité toute simple qui correspond à la nature de l’enfant et au dessein de Dieu. Dans chaque progrès qu’il fait, il y a un éclat de sa dignité. Il reçoit et répond et il est content, il ne se sent pas humilié par ce qu’on lui réserve encore pour plus tard, mais il est encouragé par toute chose nouvelle qu’on lui donne. Il ne rumine pas des problèmes qui ne le concernent pas, ce qu’on lui offre aujourd’hui lui suffit, bien qu’il pressente que demain il y aura de nouvelles questions. De plus, c’est de bonne grâce qu’il fait ce qu’on attend de lui. (Toutes les références entre parenthèses sont à NB 6. Ici, p. 164-165).
2. L’atmosphère de Dieu
Depuis toujours ce qui m’a frappée, c’est qu’au ciel, à aucun instant, on ne peut oublier la présence de Dieu. L’essentiel n’est jamais qu’on voie la Mère de Dieu ou des anges ni même le Fils, ou qu’on parle avec quelqu’un ou qu’on regarde ce qu’il fait. Quelle que soit la scène, peuplée ou sans personne, on doit absolument penser à Dieu… Ce qui sur terre apparaît de manière si diverse est au ciel présence parfaite si bien qu’aucune pensée ne peut nous en détourner, quoi que ce soit qu’on perçoive, entende ou dise. On pourrait comparer cela à certaines adorations devant le saint sacrement exposé : tout est présence du Seigneur, on ne peut s’en détacher même si on ne peut décrire le mode de sa présence… C’est l’atmosphère de Dieu. C’est la foi vivante en tant que telle qui voit. C’est la gloire (Herrlichkeit), l’éclat (Glanz), la beauté de Dieu, quelque chose qui ravit et transporte, qui est aussi d’une infinie tendresse (65-66).
3. Marie et Joseph
Quand Marie a dit oui à Joseph, si elle lui avait demandé : « Comment sera notre mariage? » et si Joseph avait dû lui donner une réponse tout à fait sincère, il aurait dû au fond demander lui-même à Dieu : « Comment sera mon mariage avec Marie? » Mais lui, qui nourrit des espérances masculines, n’a pas posé à Dieu cette question; pour le moment, il reste quelque chose d’ouvert entre Dieu et lui. Joseph n’a pas répondu à la question que Marie ne lui a pas posée. Il n’aurait pas non plus été en mesure de lui répondre par lui-même sans empiéter sur les droits de Dieu. L’un et l’autre doivent laisser la question en suspens pour rester dans la pleine vérité de Dieu parce qu’il s’agit d’un mystère. Et parce que l’un et l’autre ignorent l’existence de ce mystère, ils n’en tiennent pas compte. Ils ne cherchent pas à scruter ce que Dieu s’est réservé, ils n’ont pas la curiosité d’Adam et Eve. Ils laissent faire Dieu (128).
4. L’Esprit Saint
L’Esprit Saint sait où l’homme doit regarder et aller pour être en Dieu et pour accomplir un nouveau pas vers Dieu en vérité. Un savoir qui n’exige aucun ravissement en Dieu, mais qui est influencé d’un point de vue purement humain et est en même temps influencé par Dieu. Un savoir qui se tient au point de rencontre de la nature et de la surnature et qui fait connaître clairement à l’homme comment il a à se conduire dans la grâce (391-392).
5. La vraie question
La vraie question : si nous supposons que Dieu fait toujours ce qui est juste, nous pouvons parvenir beaucoup plus facilement à la solution des questions que nous nous posons (35-36).
6. La communion des adultes
Quand nous recevons le Seigneur dans l’eucharistie, nous devons toujours garder devant les yeux de la foi les quarante jours (entre Pâques et Ascension). On peut très bien expliquer à un enfant : Tu vas recevoir le Seigneur dans ton coeur. Il y croit à sa première communion. – La foi de l’adulte a souvent pâli et la présence réelle du Seigneur lui paraît tout à fait irréelle. Il est tellement occupé par son acte d’accueil qu’il ne peut plus recevoir naïvement le Seigneur réel. Il se comporte avec raideur et beaucoup de formalité, il produit toutes sortes d’actes, mais pas celui de l’amour comme un enfant. Mais pour recevoir le Seigneur dans l’eucharistie, on doit s’exprimer comme un enfant. Ce n’est pas le miracle de la transsubstantiation qui est la grande affaire et le but de la messe, mais la réalité de l’amour présent du Seigneur. – Si une jeune fille aime le roi d’un amour véritable, l’amour vainc toute distance. Elle l’aime comme elle peut; le fait qu’il soit roi ne refroidit pas son amour; mais elle ne perd pas de vue qu’il est roi, elle intègre cet élément dans son amour. Par contre, si à une fille qui n’aime pas le roi on annonce qu’elle va recevoir sa visite, elle sera angoissée, se montrera formelle. Si le roi venait souvent, elle se ferait un rituel (301).
7. Jésus ressuscité
L’atmosphère des rencontres de Jésus ressuscité avec ses apôtres est incroyablement tendre, c’est tout la contraire d’une contrainte. Le Seigneur demande à Pierre : « M’aimes-tu? » Il ne lui demande pas : « Pourquoi m’as-tu trahi » (300).
8. Distance
Il y a dans le croyant une joie de la distance (qui le sépare de Dieu), une joie qui n’essaie pas de saisir quelque chose de plus de Dieu, qui n’essaie pas d’exiger, de désirer, mais qui se réjouit des choses telles qu’elles lui sont données (575).
9. Prière
Quand on prie, on sait que la plus grande part de la prière est un don de Dieu. Même quand on prie quelque chose d’aussi appris que le Notre Père, même quand on est convaincu d’avoir pris soi-même la décision de prier, qu’on se recueille personnellement dans sa chambre pour assumer les pensées et les dispositions du Fils. On reconnaît pourtant tout de suite que tout nous est donné. Toute parole que l’on dit signifie beaucoup plus qu’on ne le saura jamais; toute parole a une plénitude qu’on ne pourra jamais lui donner nous-mêmes; Dieu doit l’entendre d’une manière divine… Et même si l’on ne reçoit pas le don de voir la forme et le contenu que la prière revêt devant Dieu, on sait cependant que cette transformation a lieu et qu’elle est un pur don. La source d’où tout découle et dans laquelle tout est formé réside en Dieu, on le pressent (287).
10.Vie et mort
Naissance et mort des ordres religieux. Peut-être ont-ils remplis leur mission qui n’était que pour un temps. Peut-être Dieu leur redonnera-t-il vie, peut-être que leur esprit revivra plus tard dans un autre ordre sous une autre forme. Etc. (557).
11. Le Fils et la Trinité
Tout ce qui est visible dans le Fils est toujours l’expression de toute la Trinité. Dans le comportement du Fils, il faut toujours voir aussi le Père et l’Esprit. Il y a des moments où, dans le Seigneur, apparaît toute la divinité dans une unité, d’autres moments où c’est surtout son caractère de Fils qui ressort, d’autres où il s’efface en quelque sorte pour laisser le Père ou l’Esprit apparaître pleinement (551).
12. Le grand passage
Il peut certes se faire qu’on doive souffrir jusqu’à la fin et qu’on meure dans l’obscurcissement de la souffrance et qu’il ne soit aucunement question de ciel ouvert. Peu importe; car c’est Dieu qui détermine la manière dont il veut recevoir le mourant. Le sens de la foi n’est pas que j’aie une mort facile, mais que j’entre dans la mort comme un vivant, de la manière dont le Seigneur me l’accordera. Peut-être dans l’obscurité, la souffrance et l’angoisse et en n’y voyant plus rien. Mais peut-être aussi dans une dernière annonce de la Bonne Nouvelle : « Je vois le ciel ouvert » (284).
13. Le Christ enfant
(Incarnation. Pour une approche de la conscience de Jésus enfant. Dialogue avec Adrienne âgée de six ans). – (Que fais-tu?) Je m’amuse avec des animaux en bois. Ma grand-mère est assise sur un canapé et elle tricote. (Et à quoi penses-tu?) Au Bon Dieu. Ce ne sont pas des animaux de son étable. Mais ce sont quand même des animaux du Bon Dieu. J’ai aussi un cheval et un âne et un tas de moutons… (Et à quoi as-tu pensé maintenant?) Oh! Comment dire?… Je pense : la vache fait du lait. On doit prendre le lait. Un petit enfant ne peut pas le faire, c’est difficile. Alors j’appelle le pâtre. Et alors, quand il a pris le lait il me le donne et je le porte à l’hôpital. J’ai un vrai hôpital… pour les enfants. Et parce que la vache appartient au Bon Dieu, le lait aussi lui appartient. Je porte donc le lait du Bon Dieu aux enfants malades. Et ceux-ci disent : Oh qu’il est bon, ce lait (en français). Moi : C’est le lait du Bon Dieu. Les enfants disent alors : Raconte une histoire du Bon Dieu. Moi : Non, non, pas maintenant; quand je serai grande. (Que veux-tu faire plus tard?) Je veux être médecin. On devra tout donner. Il y a aussi les mères qui donnent du lait. Tu sais ça? Je voudrais… donner… à tous… – J’ai été malade et j’ai eu mal. Quand ça fait mal au corps, je peux le dire. (Et à l’âme?) Là aussi on a mal. Déjà maintenant. Quand on n’a rien à donner. A un pauvre ou à la bonne quand elle a du chagrin? Un jour, chez ma grand-mère, j’ai vu deux larmes. Et je n’avais rien à lui donner. Quand je pleure, papa me donne toujours quelque chose. Mais je ne pleure pas exprès, je suis trop grande. Alors j’ai dit à ma grand-mère : « Je te prête ta petite fille ». Elle : « J’aurais préféré que tu me la donnes ». Moi : « Ça, je ne peux pas, j’appartiens au Bon Dieu »; Je lui ai dit ça. Ma grand-mère m’a dit que j’appartiens quand même à papa et à maman. – Mais pourtant je ne leur suis que prêtée. (202-203).
14. Visions
(Les visions appartiennent aussi au monde de l’Esprit Saint). Celui qui a une vision peut voir en une seconde des mondes entiers, peut-être même plusieurs mondes à la fois, le ciel et l’enfer en un clin d’oeil (415). [Pour le familier de saint Benoît,cela évoque un épisode de sa vie].
15. Crainte et espérance
Dans la mesure où nous sommes pécheurs, nous craignons la mort; dans la mesure où nous sommes sauvés, nous l’espérons; dans la mesure où nous sommes les deux, crainte et espérance demeurent mêlés. L’amour parfait bannit la crainte chez celui qui est vraiment saint (247).
16. L’Esprit et la prière
Nous savons que sans l’Esprit Saint nous ne pouvons pas prier. Si nous sommes vrais et si nous prions vraiment, il nous donne le contenu de la prière : parole et sens et attitude en même temps. Il nous forme lui-même comme il a formé la personnalité du Fils lors de l’incarnation. Et c’est lui qui, dans la prière, nous présente au Père et au Fils, qui transforme notre esprit pour qu’il reçoive les traits que le Fils veut lui donner afin que le Père reconnaisse en nous le Fils (431).
17. Eteindre l’Esprit?
On ne peut comprendre l’Ecriture, dans sa dimension d’inspiration, que par la foi. D’où la nécessité absolue de la méditer dans la prière et de la fréquenter. Cela exige un effort parce que notre condition de pécheurs a la tendance effrayante à éteindre partout l’Esprit (551).
18. Comprendre
Nous comprenons – par son Esprit- ce que le Père nous donne à comprendre; mais l’Esprit ne nous donne à comprendre que si nous l’en prions (429).
19. Purification
Dieu seul sait quand il a suffisamment purifié un homme – par la confession et la pénitence (473) .
20. Entrer dans l’Eglise
Il est décisif qu’on entre dans l’Eglise avec humilité et non la tête haute. Qu’on n’ait pas l’impression de rendre service à l’Eglise. C’est l’Eglise qui nous rend service en nous accueillant. Vrai surtout pour les jeunes. Pour les personnes âgées, éviter ce qui pourrait paraître dur (471).
21. Le ciel
Le ciel est ainsi fait que chacun est à sa place si bien qu’il n’attire pas l’attention et qu’il n’est remarqué que si Dieu dirige son regard sur lui ou sur quelqu’un parce qu’il est question d’une mission particulière ou d’une fête particulière; et ensuite tout retourne dans l’inaperçu d’une manière toute naturelle et comme allant de soi. Il n’est pas de lieu où moins de pose soit possible qu’au ciel. Et quand il y a des « fêtes », la beauté et la dignité ne sont troublées par aucun genre de « pose ». Tout se déroule avec une dignité qui va tout à fait de soi et une dignité qui est en même temps parfaitement pure (573).
22. La foi
Habitant en nous, le Seigneur nous fait don de sa vue spirituelle des choses (284).
23. Le tiède
Plus un chrétien est saint, plus purement l’Esprit demeure en lui, et il peut le voir, le décrire, le transmettre d’autant plus clairement; tandis que le tiède fabrique un mélange confus d’Esprit et de moi (425).
24. Les contraintes de l’enfance
Tous les soins dont Marie entoure son enfant et également les besoins de l’enfant lui-même et tout ce qui arrive avec lui font partie de son silence et de sa prière et de ce qu’elle doit absolument accueillir en esprit. Car son esprit doit devenir capable, par l’Esprit Saint, de répondre aux questions que son enfant – comme tout autre enfant – lui posera afin que rien de sa mission divine ne soit gêné, que celle-ci au contraire fasse aussi l’expérience d’une exigence humaine. Peut-être que l’essentiel des trente années contemplatives du Fils se passe-t-il, durant ces premières années de l’enfance, dans le cœur de la Mère. Plus tard, quand le Fils est adulte et qu’il donne un enseignement et que sa Mère y est initiée, il est la Parole autonome qui peut accueillir aussi les questions de sa Mère et y répondre en toute liberté. Mais pour le moment, il est soumis aux contraintes de l’enfance; ce n’est pas une « nuit » ni une privation, parce que tout n’est qu’en devenir, et pourtant, en face du Père, c’est un renoncement à la pleine possession de sa force de Fils. Et sa Mère accompagne ce renoncement avec sa disponibilité (164).
25. De la confiance des enfants de Dieu
Le Fils invitera les croyants à rester comme des enfants devant le Père. Ils ne doivent pas constamment se poser des questions et souligner leur indignité, mais recevoir simplement et comme des enfants la conscience d’être des enfants de Dieu et y persévérer. Ils doivent se mouvoir avec naturel dans le monde de Dieu et ne pas mettre constamment des limites dans leur prière, parler de leur impuissance, de leur inclination au péché ou d’y penser. S’ils gardent aussi quelque part le sentiment de leur tendance au péché et donc de leur indignité, il leur est quand même permis de recevoir avec gratitude le don de leur dignité d’enfant devant Dieu. La dignité l’emporte; la pureté de la conversation avec Dieu, la force de la prière, peut-être aussi la force de la nuit et de la souffrance dans la prière peuvent être si convaincants que cela devient clairement une participation à la destinée de Jésus enfant. Même l’impuissance de celui qui est suspendu à la croix, son cri d’abandon ne laissent à aucun moment s’éveiller la pensée de l’indignité. Il meurt dans la dignité de celui qui appartient au Père, il souffre comme un homme qui porte tout au Père comme un enfant, sans trier constamment ce qui est à lui et ce qu’il doit donner, ce qu’il veut prendre sur lui et ce qu’il ne veut pas prendre; il rapporte la totalité de son être à la totalité du Père. Et quand un chrétien prie, il implore avec la dignité du mendiant qui n’a rien et qui a besoin de beaucoup; avec la dignité de l’enfant à qui il n’est pas donné de rendre quelque chose pour ce qu’il doit recevoir. Quand il adore, c’est avec la dignité de celui qui sait; et il ne pourrait pas le savoir si la grâce ne lui avait pas encore révélé que par elle tous les écarts et tous les accidents coupables sont dépassés (165).
26. Souffrance de Dieu?
Nous n’avons pas de mot pour dire la « souffrance » mystérieuse que notre péché cause à Dieu, si Dieu ne change pas, s’il est toujours bienheureux et ne peut être blessé par sa créature. Et cependant il serait inconcevable que Dieu demeure insensible à la faute et au malheur de ses propres créatures, lui qui est l’amour éternel (266).
27. Les deux possibilités
Il n’y a que deux possibilités : ou bien je fais ce que je veux (en accord avec l’Esprit ou contre lui), ou bien je fais ce que veut l’Esprit (en accord avec ce que je veux ou contre mon gré). Il n’y a pas de milieu ni de compromis possible. – Il peut arriver que je veuille le bien (parce que je ne suis pas si mauvais que je ne veuille que le mal). Naturellement, je le veux avec la grâce. Mais il peut se faire un jeu de l’Esprit qui me laisse d’abord faire le bien que je veux, quelque chose qui correspond à mon moi, à mes dons, à ma personnalité, à mon orientation, certes dans un cadre de vie chrétienne. Mais cette volonté qui est la mienne peut être soumise par l’Esprit à un examen (445).
28. La croix de l’Eglise
Il y a une certaine analogie entre l’Eglise et son Seigneur, entre l’Épouse et l’Époux. Elle doit être clouée à la croix avec des clous. Elle doit aussi apprendre à connaître la totale impuissance. Toute envie de critiquer le Seigneur qui la cloue ainsi solidement doit lui passer, et toute question pour lui demander pourquoi il doit en être ainsi doit être rentrée… Elle est entièrement dépouillée… Ce n’est pas elle qui va dire au Seigneur ce qu’il y a en elle; c’est le Seigneur qui va lui montrer ce qu’il peut tirer d’elle… La plus extrême humiliation : ce n’est qu’ainsi qu’elle trouve le plein contact avec la terre où elle vit, que tombent les murs de séparation; elle marche nu-pieds sur le sol dur et pierreux… L’Eglise est systématiquement éprouvée par le Seigneur. Mais selon un plan dont elle n’a pas une vue d’ensemble… L’humiliation est poussée jusqu’aux limites du doute… L’Eglise doit apprendre à nouveau le repentir (278-280).
29. Le partenaire
Aussi longtemps que la foi n’est qu’une sorte de devoir inculqué, il y a après la prière la satisfaction qui provient du sentiment naturel du devoir accompli. Mais aussitôt que Dieu a vraiment touché un croyant et que celui-ci a fait l’expérience que, dans la prière, il a vraiment affaire à Dieu, que Dieu s’adresse à lui personnellement, tout change. Dieu s’adresse à lui personnellement : cela veut dire qu’il sait que Dieu exige quelque chose de lui, ou bien qu’il comprend que Dieu se laisse appeler et qu’il vient à l’aide quand on a besoin de lui, ou bien qu’il comprend que Dieu possède des mystères remplis de joie et qu’il veut communiquer (574).
30. Le trésor de prière
Quand un chrétien offre quelque chose à Dieu et à son trésor de prière pour qu’il en fasse libre usage, il ne peut pas décemment revenir en arrière. Supposons qu’il ait beaucoup prié et médité et qu’il en ait remis le fruit à Dieu; si arrive un temps de détresse et que ce soit la nuit, il a besoin d’aide. Il ne peut pas dire à Dieu : Donne-moi maintenant un peu de ce que j’ai déposé auprès de toi. Ce serait mesquin. Car son intention était bien de mettre à la libre disposition de Dieu ce qui lui appartenait (47).
31. Le ciel
Au ciel, on est tellement lié à Dieu que notre propre désir de voir davantage de Dieu se limite au désir de ne voir que ce que Dieu nous montre (569).
32. L’inondation
Pour comprendre quelque chose au divin, il faut toujours la grâce, et celle-ci requiert toujours du croyant un renoncement à lui-même : renoncement à ratiociner, à chipoter et à tout savoir mieux que tout le monde… « La grâce inonde, c’est sa nature »… Elle répand sa lumière comme le soleil. L’homme devrait renoncer à un équilibre, à un dialogue entre lui et Dieu comme entre deux partenaires; il devrait ne plus être qu’accueil, avec les bras ouverts, des bras qui cependant n’arrivent jamais à tout saisir parce que la lumière coule à flots partout et demeure insaisissable et qu’elle est beaucoup plus que ce qu’un individu peut recevoir. Comme si on tenait un petit récipient sous un puissant jet d’eau; le récipient ne peut jamais être rempli parce que le jet est trop fort (520).
33. La semence
Lors de l’incarnation, l’Esprit est porteur de la semence du Père… Il l’est pour toujours dans le monde… Il est souvent une semence qui tombe d’abord sur un sol pierreux, qui ne peut pas lever, à laquelle on ne prête pas attention. Personne ne sait si en ce lieu, derrière cette parole ou cet acte, n’est pas cachée une semence de Dieu… L’Esprit entraîne toujours avec lui le Père et le Fils (425-426).
34. Les pécheurs et les autres
Au ciel, tous sont dans l’état d’une parfaite absolution. Avec cette absolution, Dieu a effacé tout ce qui n’était pas clair, il aboli aussi toutes les différences qui peuvent exister entre les pécheurs d’autrefois et ceux qui n’ont pas péché (573).
35. Bavardage
L’Eglise ne doit pas vouloir savoir ce que le Seigneur accomplit en elle, sauf dans la mesure où le Seigneur lui-même le veut. Beaucoup de mystères en elle n’appartiennent qu’au Seigneur, par exemple beaucoup de ce qui concerne les saints. Aucune discrétion n’est plus grande que celle du Seigneur, et il voudrait que son Eglise aussi soit discrète. Malheureusement elle ne l’est souvent pas, il y a en elle beaucoup de bavardage (467).
36. La flamme
Nous comprenons ce que Dieu le Père nous donne à comprendre par son Esprit; mais l’Esprit ne nous donne l’intelligence que si nous l’en prions. Sa grâce est accomplissement de quelque chose qui est déjà là, et illumination d’un présent obscur… Quand nous prions l’Esprit, nous ne sommes pas contraints, et cependant nous y sommes incités par l’Esprit. Il est comme un soufflet qui pousse nos flammes dans une certaine direction et il devient flamme lui-même (429).
37. La meurtrière
Qui se donne à Dieu totalement ne tombe pas dans le vide. Il se tient à l’exemple du Seigneur, à son invitation à le suivre; et dans cette invitation le Seigneur dévoile en même temps ce qu’il a de propre. Qui le voit, voit le Père, et la vision se fait dans l’Esprit Saint. Il n’est pas facile de se représenter que Dieu est devenu totalement homme; mais plus difficile encore de se rappeler constamment que cet homme est le Fils du Père, la deuxième personne de la Trinité, que celui qui veut le suivre regarde vers l’infini comme par une meurtrière qui ouvre sur l’infini. Ainsi il peut promettre joyeusement au Fils de le suivre, mais il voit aussi que bien des choses encore demeurent mystérieuses. S’il veut se mettre authentiquement à la suite du Christ, il n’a pas le droit de s’en tenir à ce qu’il a compris, il ne doit pas seulement vivre pour ce qu’il a saisi, il doit suivre le Christ tout entier. Il peut certes avoir une préférence pour des mystères particuliers, ceux par exemple par lesquels il a perçu l’appel. Mais le Seigneur s’adresse à chacun avec le visage qui correspond à ses possibilités de perception; personne ne doit s’effrayer de ce que le Seigneur soit si riche, chacun doit au contraire se tenir ouvert à tout, avec respect (491).
38. Le temps éternel
Le temps qui s’écoule est une invention de Dieu, lui-même est dans l’éternité. Le temps est mesuré avec les mesures de l’homme et de sa vie : le monde ne cesse de durer le temps d’une génération, jusqu’au moment où le Fils de Dieu assume la durée d’une vie, emprunte au temps des hommes trente-trois années pour les vivre. Mais parce qu’il les a empruntées au temps des hommes, il les rend aux hommes avec son temps à lui, qui est un temps indivisible, éternel. Le terme du temps terrestre de Jésus, c’est sa mort mais, en mourant, le Fils infléchit la ligne du temps dans le cercle de l’éternité, de sorte que désormais l’homme qui est dans le temps a part à la vie éternelle. En tant que croyants, nous vivons notre temps avec la conscience du temps éternel et nous devons orienter tous nos actes vers le temps éternel dont nous avons eu connaissance par la résurrection du Fils (69).
39. Le Seigneur devenu éternel
Quand l’homme pèche, il peut en quelque sorte incurver le temps pour l’éloigner de Dieu, en direction d’une autre fin qu’il doit endurer comme punition. Quand le Fils vient pour porter tout péché, il le porte sans doute là où est le péché, il va jusqu’au lieu où se fait entendre le cri : « Mon Dieu, pourquoi m’as-tu abandonné? », le lieu de la mort et de la fin. Mais quand il meurt dans l’ultime impuissance et l’ultime obscurité, il retourne tout le cours du temps : de la perdition il ramène à Dieu. Ceux qui l’aiment, qui sont présents quand il meurt sur la croix et qui apprennent sa résurrection, ne remarquent pas tout d’abord ce qui s’est passé dans le secret : qu’ils ne respirent plus le même air, qu’ils ne sont plus dans le même temps terrestre. C’est seulement par lui qu’ils sont introduits dans le temps retourné, parce que c’est lui qui fait entrer, et seulement par sa joie. Pour eux, il est Jésus qu’ils connaissent et aiment; mais qu’il soit le Ressuscité, l’Eternel, et celui qui les entraîne avec lui dans la vie éternelle, cela ne leur est communiqué que par lui. Si déjà toute rencontre avec lui dans le temps terrestre apportait quelque chose de plus grand, d’inespéré, d’incalculable, combien plus leur apporte la rencontre avec le Seigneur devenu éternel. Mais leur amour pour lui leur permet de l’accompagner (69).
40. Les portes fermées
C’est comme quand on rencontre un ami au cours d’une promenade et que, par amour pour lui, on change de direction et qu’on l’accompagne là où il allait; de même aussi en rencontrant le Ressuscité nous changeons l’orientation de notre temps et nous allons avec lui vers la vie éternelle sans savoir exactement à l’avance ce qu’est cette vie éternelle. – Le Ressuscité arrive les portes fermées. Nous voyons que son espace est devenu autre. Jusqu’à présent on savait seulement que le tombeau était ouvert, qu’on le rencontrait ça et là. Maintenant on remarque que son corps, son lieu, ses déplacements ne sont plus soumis aux lois de notre monde, et pas davantage son temps : non seulement son temps est devenu autre, mais lui, il a changé de condition par rapport à notre temps. Auparavant nous aurions pu fermer nos portes pour nous protéger de lui, maintenant nous ne le pouvons plus, il entre dans notre espace, il fait irruption dans notre temps avec son temps à lui. Dieu a maintenant libre accès à notre existence; il n’y a plus de souci à avoir : notre fin lui appartient (70).
41. Les récepteurs de l’Esprit
S’il n’y avait pas eu de péché, l’Esprit aurait été le don permanent du Père aux hommes. Le Père aurait gardé auprès de lui dans son Esprit sa création et tous les hommes qui en font partie. L’Esprit aurait été pour les hommes ce qui était saisissable en Dieu. Ils seraient restés, comme Adam et Eve au paradis, dans une perception continuelle de Dieu, que communique l’Esprit. C’est ce qui aujourd’hui distingue les saints. Le signe distinctif des hommes en général aurait été qu’ils soient les récepteurs de l’Esprit (393).
42. Possession
Quand l’Eglise présente au chrétien le Corps du Seigneur et qu’elle lui dit que ceci est le Corps du Seigneur et que le chrétien le confirme, l’Eglise et le chrétien ont part au don de soi du Seigneur. Le chrétien sait dans la foi que le Corps du Seigneur prend fortement possession de son corps… Bien des grâces du baptême ne reçoivent leur visibilité que dans l’eucharistie (532).
43. Recherche
Je ne chercherais pas le Seigneur s’il ne m’avait pas trouvé (364).
44. Inspiration
Jean trouve son inspiration sur la poitrine du Seigneur. Il reçoit dans l’amour immédiat même ce que le Seigneur ne lui communique pas avec des mots. Qui appuie la tête sur la poitrine de celui qu’il aime n’éprouve pas seulement un amour qu’il connaît déjà, mais se déverse alors en lui une foule de sentiments et d’intuitions et peut-être atteint-il et devine-t-il le plus intime de la conscience de l’être aimé. Quand Jean repose la tête sur la poitrine du Seigneur, celui-ci est rempli de la grandeur du Père; quelque chose en dérive jusqu’à Jean, c’est cela qui l’inspire. Il voit quelque chose qui doit être inconditionnellement juste parce que l’amour du Seigneur le lui donne justement maintenant. Et ça n’a aucune importance qu’il n’écrira son évangile que bien plus tard, car le Seigneur a emporté Jean dans une certaine intemporalité, et Jean pense toujours à la grandeur du Père même cinquante ans plus tard. La plénitude de l’instant d’inspiration est si grande chez Jean qu’elle déborde sur tous les temps et qu’il peut toujours la ressaisir dans son origine parce qu’il a vu la Parole de vie, qu’il l’a entendue, qu’il l’a touchée. Ce qui finalement sera couché par écrit n’est qu’un petit morceau de ce qui lui a été donné. « Tous les livres du monde ne pourraient le contenir »… Sur la poitrine du Seigneur, Jean se livre à l’amour du Seigneur. Il ne veut pas profiter, il n’accapare pas, il ne cherche pas à saisir l’inspiration. Il prend ce qui lui est donné et se laisse envahir par l’amour, et l’amour peut prendre la forme de l’inspiration. Jean a en ceci quelque chose de féminin : il attend du Seigneur toute plénitude, sans jamais rien exiger (459-460).
45. La prière, c’est de l’amour
Celui qui prie par amour ne le fera pas par calcul, c’est pourquoi aussi il ne demandera jamais une expérience mystique; il prie parce qu’il aime Dieu et qu’il voudrait faire la volonté de Dieu et être auprès de Dieu. C’est l’amour qui ouvre la visibilité du monde de l’amour et qui offre à celui qui prie certaines certitudes dans les choses de l’amour. La question de savoir dans quelle mesure les sens sont concernés par cette expérience de la réalité de l’amour reste secondaire. Ce qui est sûr, c’est que les limites de la terre et du ciel sont ici fluctuantes. – On peut établir une limite entre le purgatoire et le ciel. Le purgatoire doit venir à bout du non amour; c’est pourquoi, au début, de rigoureuses limites sont tracées entre le purgatoire et le ciel. Mais plus l’amour s’impose lors de la purification, plus imprécises se font les limites : la lumière du ciel rayonne d’avance dans l’obscurité de l’état de purification (63-64).
46. Purgatoire et béatitude
Au purgatoire, quand les âmes souffrent pour être purifiées, vient un moment où elles ne souhaitent plus aucun changement, et c’est alors justement l’instant où arrive le changement et que la souffrance débouche sur la béatitude (563).
47. L’expression de l’amour
Dieu nous aime plus que nous ne pouvons l’imaginer. Et nous devrions l’aimer davantage que nous ne le faisons… Il a souffert infiniment plus que nous ne pouvons l’imaginer. La souffrance sur la croix est l’expression de l’amour qu’il y a en Dieu… Dieu a choisi cette expression pour nous montrer le mystère de son amour; pour pouvoir se révéler, l’amour souffre (329).
48. Créer un espace
Ce qui en nous est vide ne peut plus être rempli de décombres humains, cela doit rester libre et ouvert pour le Seigneur qui peut le remplir selon son bon plaisir avec ce qui lui appartient. Toute prière, toute contemplation est faite pour créer un espace pour sa présence, et cet espace, nous le sommes nous-mêmes en nous effaçant. Ainsi toute mort, spirituelle ou corporelle, reçoit son sens dans la résurrection du Seigneur en nous. Toute mort est une fin pour que le Seigneur puisse commencer (282).
49. Liberté
Avec chaque pécheur, le Seigneur va son propre chemin pour le délivrer de lui-même et l’introduire dans la liberté de Dieu et du ciel (314).
50. Incarnation : Jésus enfant
Quand il est enfant, le Seigneur fait l’expérience de la présence de sa propre humanité, d’autrui, du Père. Il y a aussi la découverte du Père dans son propre être d’homme. Quand, pour la première fois, l’enfant peut toucher son pied et jouer avec lui, il s’étonne que le Père ait pensé à faire du pied un jouet pour les enfants. Ses propres possibilités rapprochent le Fils du Père. – Les autres aussi sont une partie de ce don de la création du Père. Sans penser maintenant à son heure, le Seigneur peut voir en eux les créatures du Père, dans l’expérience d’un corps à corps. Plus tard la distance s’accroît parce que le péché apparaît plus nettement, en ce qu’ils ont fait aussi de leurs corps. Enfant, il a une image du monde enfantine, la confiance des petits, des purs, de ceux qui n’ont pas encore connu de désillusions. Ses premières désillusions ressemblent plutôt à des malheurs, à des accidents. Il connaît le péché en tant que Dieu; quand il est enfant, garçon, adolescent, il ne doit apprendre à le connaître que pour pouvoir assumer d’expérience sur la croix la somme du péché du monde, car c’est comme homme qu’il doit souffrir et non comme Dieu. Mais il a édicté le commandement de l’amour pas seulement pour les autres, mais d’abord pour lui. Une chose est d’aller dans le monde en tant que Dieu pour ramener au Père les hommes qu’ils aiment, autre chose en tant qu’homme (qui est certes Dieu) d’apprendre à aimer les hommes bien qu’ils lui fassent sentir de plus en plus leur état de pécheurs. Mais il laisse de côté son savoir divin pour les rencontrer d’abord avec une confiance d’enfant, et après il est déçu dans sa confiance, il devient la victime des méchants. Il s’opère en lui une transformation : quand s’accroît sa désillusion, sa confiance s’adresse toujours plus directement à Dieu, il aime les hommes en Dieu, il les regarde du point de vue de Dieu, sinon il ne pourrait pas assumer la croix en toute confiance. Il la reçoit avec la confiance dans le Père que cette souffrance rachète réellement le monde. Sa confiance en Dieu compense infiniment sa méfiance à l’égard des pécheurs que lui a apportée la connaissance du monde. Lui aussi est seul quand il est enfant, il a ses proches à qui il peut se confier comme un enfant; les autres, il les voit d’abord à travers sa propre pureté, mais qui lui montre chaque fois où se trouve ce qui est impur. – Plus tard, il fera toujours plus l’expérience que son prochain qui lui fait du mal, l’afflige certes, mais il augmente par là son amour pour le Père; il doit aimer d’autant plus le Père qu’il a créé aussi cet homme (213).
51. La conduite de Dieu
Le principal défaut de la plupart des monastères contemplatifs… Ils veulent tellement tout régler eux-mêmes qu’ils ont perdu le sens de se laisser diriger par Dieu. C’est vrai surtout là où il n’y a pas de vraie direction. La vie régulière s’occupe alors de conventions extérieures : règlement journalier, exercices de pénitence, silence, etc. Elle s’occupe aussi de l’attente de grâces de prière précises qui doivent être désirées selon un plan prévu d’avance. Une vraie direction devrait créer un espace pour ce qu’on n’a pas choisi soi-même, pour l’imprévu, pour l’involontaire, mais qui sera reçu avec un consentement plus profond, parce qu’il signifie contemplation d’un pur laisser agir divin une fois qu’on a abandonné tout ce qu’on avait de propre. Beaucoup s’installent dans leur sacrifice total, s’en nourrissent, élèvent leurs prétentions et leurs droits devant Dieu et lui prescrivent les voies sur lesquelles il doit les conduire (223-224).
52. La peur de la mort
Devant ce qui apporte la mort – un camp de concentration, la bombe atomique – l’homme a peur; mais sa foi peut être plus forte que son angoisse : il peut aller volontairement dans un camp s’il y voit pour lui une mission chrétienne. Dans la mesure où nous sommes pécheurs, nous craignons la mort; dans la mesure où nous sommes sauvés, nous l’espérons; dans la mesure où nous sommes les deux, la peur et l’espérance restent mêlées. L’amour parfait bannit la crainte chez celui qui est vraiment saint. Mais si le saint veut porter avec le Fils ou bien si cela fait partie de sa mission, l’angoisse est ajoutée à sa foi (248).
53. L’ascèse du Fils
Le Fils ici-bas garde la vision constante du Père… Mais il existe des variations dans cette vision qui vont jusqu’à la totale absence de vision, très loin de ce que signifiait la vision au ciel ou au paradis. Pour Adam, au paradis, la vision dépendait totalement du bon vouloir du Père : il se révélait à l’heure qui lui plaisait. Au ciel, la vision est ininterrompue, elle n’est pas liée à des événements comme dans le paradis terrestre. Au Fils devenu homme est confiée aussi, à l’intérieur de sa vision « éternelle », la possibilité de la vision « paradisiaque » marquée par des événements. Par le Père, la vision est à la disposition du Fils, il peut décider quand il veut s’en servir. Mais il s’en sert selon les besoins de sa mission et non selon son amour personnel. Comme, en tant qu’homme, il veut montrer au Père que sa création était bonne, il assume aussi la possibilité paradisiaque sans vouloir être avantagé par rapport à Adam. – Quelle que soit la manière dont le Fils utilise son instrument, il ne se regarde pas lui-même, il regarde soit les hommes et leurs besoins, soit le Père; car il peut aussi appeler le Père pour qu’il lui donne une nouvelle preuve de la grandeur de son amour paternel. Dans la manière dont le Fils se sert de sa vision se trouve une grande part de son ascèse. Elle ne se trouve pas essentiellement dans ses jeûnes et ses veilles, ni dans le fait qu’il se laisse frapper au visage, mais dans le fait qu’il se trouve près de la source et n’y puise pas. Librement, par amour pour nous, il renonce à jouir du Père (200).
54. L’école de l’Esprit Saint
Le pécheur est comme un élève aux capacités très limitées, que le professeur doit à tout prix pousser jusqu’à l’examen; il doit s’adapter à ses connaissances, matière après matière, puisqu’on ne peut pas adapter l’examen. C’est tout l’effort de l’Esprit Saint dans l’oeuvre du salut. Mais tout cela se fait avec une grande tendresse, comme un professeur ne peut le faire chaque jour devant la stupidité et les insuffisances de son élève. L’Esprit nous a pris à son école et il a la patience de nous conduire jusqu’au Père (561).
55. Des voies ouvertes
Celui qui aime voudrait constamment parler et se taire avec celui qu’il aime et le faire participer à tout. L’homme Jésus Christ que nous aimons et auquel nous participons est en même temps la Parole du Père, et l’unité de son humanité avec le fait qu’il est la Parole ouvre des possibilités infinies : pour lui-même vis-à-vis de Dieu et des hommes, pour nous à qui il ouvre une inconcevable richesse de points de vue qui sont tous pleins de sens pour l’amour et sont toujours un nouveau stimulant. Tout ce que contient de sens la Parole du Père éternel nous est fondamentalement offert dans cette humanité, tout l’humain que nous pensons connaître par nous-mêmes reçoit dans le fait que le Fils est la Parole un sens nouveau, infini… – Dans la prière, la méditation, l’amour du prochain, partout des voies sont ouvertes qui nous conduisent dans le paysage plus grand du Fils. Nous pouvons nous donner parce qu’il s’est donné à nous et que, dans ce don de lui-même, il nous conduit au Père. Il est tellement accès au Père que chaque pensée qui va vers lui parvient par lui jusqu’au Père… – Mais l’amour que le Père nous donne dans son Fils est si grand qu’il embrasse non seulement les joies mais aussi les souffrances de l’amour. Toutes les privations, toutes les souffrances, toutes les difficultés recevront ainsi un double visage si elles sont vues dans le Seigneur : du fait qu’il nous les offre, elles sont « Parole » et par là expression de l’amour et elles doivent être reçues avec reconnaissance; elles ramènent alors à Dieu par la Parole et augmentent la joie. Mais parce que les dons de Dieu sont vrais et sérieux, la souffrance offerte n’est pas un jeu d’enfant, elle rapproche l’être humain du Fils souffrant et ici il n’est pas garanti qu’elle débouchera toujours sur une joie ressentie. Mais, dans le sérieux de la souffrance, l’être humain apprendra à connaître, avec une profondeur toute nouvelle, le Fils qui est homme et Parole; c’est Dieu lui-même qui a préparé cette profondeur et elle est insondable. Dans celui qui souffre, elle devient une parabole vécue de ce qu’est l’homme qui est la Parole, et une souffrance de ce genre est voulue par lui tout autant que permise… – Mais le Père garde la libre disposition d’une parole de ce genre qui lui arrive : il peut changer une prière de souffrance en une prière d’amour et de joie, il peut aussi faire à nouveau d’une prière de joie une prière de détresse, et d’une prière à la limite du désespoir une prière de parfaite confiance. Car la foi remise au Christ, qui est homme et Parole, subit toutes les possibilités d’extension au-delà du cadre de ce qui est purement humain (23-24).
56. Jésus devant la croix
Le Seigneur sait qu’il devra monter sur la croix. Et il commence à réfléchir à ce qu’il pourrait faire avec ses membres au service du Père s’il n’était pas cloué sur la croix. Il pourrait étendre les bras pour recevoir les enfants, les embrasser et les bénir pour les mettre en confiance. Avec ses pieds, il pourrait traverser beaucoup de lieux pour parler du Père. Il pourrait offrir sa poitrine et son cœur à beaucoup pour qu’ils s’y reposent et y reprennent des forces, comme Jean. Sa bouche et sa langue seraient assez puissantes pour interpréter la parole du Père, tout son corps serait prêt à assumer et à exécuter toutes les missions du Père. Il a à peine commencé. Est-ce que le Père n’a pas voulu qu’il rassemble tout pour lui ramener la totalité du fruit? Et voilà que la croix menace de tout ruiner. La pensée de laisser sa mission inachevée l’effraie (244).
57. La bombe
Dans le temps qui précède la Passion, le Christ a deux choses sous les yeux : le monde tel qu’il le voit comme Homme-Dieu, et le monde tel qu’il le voit comme Dieu dans le ciel. Ici-bas, il possède la vision du Père de telle manière que, si cela ne dépendait que de lui, il pourrait en faire usage à tout instant. Mais il doit avant tout tenir compte de sa mission. Se pose alors de façon aiguë la question : de quel côté l’action serait la plus forte? Il voit très précisément que sa mort est devenue inéluctable, qu’il n’avance plus avec les hommes s’il ne meurt pas pour eux. Il reconnaît la nécessité de cette mort contre laquelle sa nature se hérisse. Son activité d’homme à homme ne pouvait être qu’un travail préparatoire; la croix tombera sur ce travail comme une bombe. Ce n’est que si elle éclate que les rachetés pourront collaborer à son oeuvre. Mais il reste une alternative difficile, car il ne peut pas avoir les deux choses en même temps : par exemple, faut-il ne rien dire à Pierre (alors il le reniera sûrement), ou faut-il tenir compte du reniement pour instituer vraiment Pierre dans son ministère par la résurrection (241)?
58. Les deux prières du Fils
Quand le Seigneur a prié pour Jean avant la Passion – car il priait pour chacun des siens en particulier -, sa prière est allée au Père; celui-ci l’a reçue et il en a utilisé quelque chose pour Jean. Pas tout, car le Fils, en devenant homme, a adopté la loi de l’humanité, qui est une communauté indissoluble. Les hommes doivent toujours prier dans le cadre de la volonté du Père qui peut disposer librement de la prière pour le bien de tous. Si le Christ est l’Époux, quand le Père l’exauce, il pense toujours à l’Épouse, et pour elle il garde une sorte de provisions en provenance de la prière de l’Époux. Par contre quand, dans le ciel, on prie le Seigneur lui-même ou l’un ou l’autre saint, l’intention de la prière et son effet se suivent beaucoup plus directement, car ici celui qui prie a déjà une vue d’ensemble de ce qui plaît à Dieu, il prie dans le cadre de la volonté divine, c’est pourquoi sa prière a beaucoup plus de droit à être exaucée. La prière du Seigneur se trouve donc dans la même tension entre ciel et terre : par sa prière céleste, il exige du Père ce qu’il sait lui plaire; ici-bas, pour que son don au Père soit plus complet et pour que lui-même nous soit plus semblable, il veut prier sans tout savoir et remettre au Père sa volonté comme le fruit de sa prière. – Mais de plus, il y a ici-bas un effet direct sur les autres hommes, qui peut être plus grand qu’une action à partir du ciel. Quand, par exemple, le Seigneur parle avec Jean au lieu de prier pour lui, il entre dans la manière humaine de voir, il parle dans le cadre des conditions humaines, il dit à Jean, à partir d’une certaine connaissance humaine, le nécessaire dont un homme a besoin, ce dont lui aussi, le Fils de l’homme, a besoin. Dans une conversation terrestre, un seul mot peut suffire, tandis que du ciel on pourrait s’enrouer à crier et le sourd ici-bas n’entendrait pourtant rien. – L’alternative doit être vécue par le Seigneur dans la prière au commencement de la Passion de telle sorte que d’un côté ou de l’autre – quel que soit le choix qui sera fait – la perte sera visible (241).
59. Familiarités
Le Christ veut nous introduire dans le mystère de la Trinité de Dieu. « Qui me voit voit le Père » et « Personne ne va au Père sans passer par moi ». Certes le divin s’est tellement approché de nous dans le Fils de l’homme que nous sommes enclins à oublier la divinité du Fils au sein de la Trinité. Maintes formes de notre prière sont presque des familiarités bien souvent, elles ne regardent pas la majesté divine infinie mais un produit de notre imagination et de nos pieux désirs. Nous avons l’habitude de dire sans y penser : « Je ne suis qu’un rien dans ta main, tu es tout », ou bien : « Parce que je veux tout ce que tu veux, tu veux tout ce que je veux ». Ces derniers temps, dans mes lectures, je ne cessais de tomber sur ce genre de choses énervantes qui jouent avec le don de soi, qui semblent très élevées, mais en réalité tout est réduit à ma mesure. Avec cette manière de mettre le Seigneur dans tous nos projets et tous nos actes, de mettre en relation nos petits ennuis avec sa croix, nous réduisons le Seigneur à notre format humain et nous ne cessons de nous éloigner du véritable esprit du don de soi (116).
60. Justesse
Il est certes difficile de mettre en relation quotidien et Trinité. Et pourtant le Christ lui-même a vécu dans l’ouverture constante au Père et à l’Esprit, et il nous a laissé sa vie pour que nous l’imitions. La solution se trouve dans le vrai renoncement à nous-mêmes qui ne réfléchit pas à tous nos propres actes et ne nous les renvoie pas (soi-disant au Seigneur) comme un miroir. Le Christ et sa Mère supportent les humiliations pour ce qu’elles sont. Ils les reçoivent dans l’obéissance telles qu’elles doivent être vécues. Sans les minimiser ni les majorer, ni avec enthousiasme, ni dans l’agitation; ils laissent aux choses de la vie quotidienne le sens que Dieu leur donne. Ce n’est qu’alors que le quotidien peut être vécu en Dieu, que dans les plus petites choses peut-être sera perçu Dieu Trinité, mais tel qu’il est, non tel que je me le façonne. Il se peut que bien des événements de la vie quotidienne doivent être reçus simplement comme ils s’offrent, sans pieuses déformations qui veulent à tout prix, de manière artificielle, les mettre en relation avec le Seigneur. Seul ce qui est abordé « de manière juste » peut procurer une juste relation à Dieu. Ce n’est pas facile (116-117).
61. Les liens de l’amour
Quand quelqu’un aime et que son amour est authentique, le critère peut en être que le lien dans l’amour est ressenti comme une liberté. Tout ce qui unit ceux qui aiment est si valable qu’aucun désir ne s’éveille après l’autre. Si la relation de ceux qui s’aiment, leur vie commune, leur comportement sont vus du dehors, avec les yeux de ceux qui n’aiment pas ou qui aiment autrement, tout paraît un manque de liberté, des liens, des limites. Si par contre celui qui les regarde a l’expérience d’un amour semblable, cette impression disparaît (25).
62. La proximité de Dieu
Plus un être humain est pur, plus il se trouve proche des anges. Avant de voir l’ange, Marie vivait dans une très grande proximité avec les anges, mais sans le remarquer. Elle n’a pas non plus en quelque sorte plus d’affinité pour un ange que pour un autre, mais elle a à vrai dire une intuition peu commune du monde angélique dans la mesure où il représente la proximité de Dieu. Dans sa prière et quand elle a des pensées qui viennent de Dieu, elle vit dans l’atmosphère des anges. Cette atmosphère n’est pas seulement caractérisée par l’absence de péché, elle est toute remplie de pureté rayonnante. Ce n’est pas seulement la proximité de Dieu qui caractérise Marie, c’est aussi le caractère propre de ce qui est angélique. Quand ensuite Marie arrive au ciel, elle donne – le terme « donner » est ici tout à fait indiqué – aux anges, en reconnaissance pour l’apparition et pour sa vie, quelque chose qu’elle a acquis en tant qu’être humain. Les anges ont apporté à sa vie sur terre une proximité de Dieu et une connaissance de Dieu, elle répond à cela en apportant aux anges une connaissance particulière de l’humain. Il y a derrière cela une expérience qui ne provient pas seulement du fait qu’elle est sans péché, mais aussi du fait de ses relations avec le Fils devenu homme; comme si tout le domaine humain – qui lui appartient bien sûr, le fait qu’elle a été préservée de la faute aussi bien que l’expérience terrestre qu’elle a de son Fils et l’expérience maternelle qu’elle a connue avec lui dans sa vie et ses souffrances – avait reçu une extension et une importance qui même pour les anges sont nouveaux et essentiels. Et que la Mère introduise son expérience dans le monde angélique a des conséquences quand les hommes arrivent au ciel et sont introduits dans le monde céleste. Nous comprendrons plus rapidement, nous serons plus vite comme chez nous quand les anges nous expliqueront la vie céleste à la manière de la Mère et de ses relations aux personnes divines (43-44).
63. Le Je vous salue Marie
Dans la prière la plus simple, un Ave maria par exemple, le croyant se représente quelque chose; on connaît beaucoup d’images de la Mère de Dieu : avec l’enfant dans les bras, remplie de bonheur et de paix; on comprend qu’elle est bénie entre toutes les femmes, pleine de grâce. La grâce provient du ciel, elle est invisible et elle reçoit pourtant dans la prière une certaine expression visible. On peut se représenter et ne pas se représenter ce que veut dire être pleine de grâce, on peut se représenter et ne pas se représenter ce que veut dire tenir l’enfant Jésus dans ses bras. Le croyant réfléchit à tout cela et la prière n’a pas besoin alors d’un acte spécifique de l’intelligence; malgré ce qui est incompréhensible, c’est quelque chose de paisible et de beau, et même l’incompréhensible qui est là est exaltant, comblant, il fait participer à sa transcendance. L’Ave Maria quotidien, même répété d’innombrables fois, ne s’use jamais. Le mystère se rapproche; dans son caractère de mystère, il devient plus digne d’être aimé, il nous fait pressentir la plénitude de Dieu. Surtout son amour. La Mère et son enfant tissent dans cet amour; on sent comment il rayonne d’eux. Ils ne repoussent pas, au contraire ils attirent, ils partagent. Et le surnaturel dans la Mère et l’enfant fait que la prière qui les salue devient un salut surnaturel. Si cela n’était pas, cette prière nous dégoûterait depuis longtemps (60-61).
64. Le mouvement
Comme le Fils s’est fait homme pour témoigner du Père, ainsi l’Esprit agit dans l’Eglise pour témoigner du Fils. Tout ce qu’il touche, il l’entraîne vers le Fils, comme le Fils essayait de tout mettre en mouvement vers le Père (419).
65. Le comment
Tout croyant qui se sent la mission de mettre en lumière des aspects de la révélation divine devrait posséder des connaissances approfondies tout autant qu’un sens profond du mystère. On peut résoudre correctement certaines questions qui concernent la Bible ou l’Eglise ou la vie chrétienne : « C’est comme ça! » Mais derrière chaque « C’est comme ça », émergent d’innombrables Comment est ce « comme ça »? » Justement parce que le « comme ça » est clair, l’espace est libre pour le « comment? » La réponse laisse place à la nouvelle question (27).
66. Les poissons dans l’eau
Le Fils ne peut pas se contenter de la seule nature adamique. Il ne peut pas non plus être seulement le Fils du Père qui aurait encore assumé la chair, en quelque sorte accessoirement. Il doit entrer en communion avec l’humanité déchue et, à partir d’elle, établir le contact avec le Père. Mais l’Esprit Saint est l’élément objectif qui le met constamment dans une juste relation avec le Père quel que soit son état : Dieu au ciel, homme adamique, homme dans le monde déchu. En tant que représentant de l’humanité déchue, le Fils est constamment préparé par l’Esprit à savoir que le Père est offensé. Il ne suffirait pas que le Fils n’ait que l’expérience humaine du péché, il doit en même temps savoir l’effet du péché sur Dieu. Ceci d’autant plus qu’il est venu pour glorifier le Père et faire sa volonté. On peut le dire comme ceci : l’Esprit Saint empêche que le Fils fasse tellement de l’affaire du Père sa propre affaire que l’œuvre de la rédemption perde son caractère trinitaire. Le Fils devenu homme n’est pas le représentant de la Trinité, ici-bas isolé et abandonné à lui-même. L’unité et la relation éternelles entre le Père, le Fils et l’Esprit sont maintenues par l’Esprit pour le Fils devenu homme. Si ce n’était pas le cas, il pourrait sembler que Créateur et créature, Dieu le Père et le Fils homme soient fusionnés dans le Christ dans une unité qui finalement absorberait tout en soi, Dieu et la créature. Mais quand le Fils est envoyé, le Père reste justement celui qui envoie, et le lieu aussi où le Fils est envoyé, le monde, subsiste en tant que tel. Sans doute le Fils sert-il de médiateur entre Dieu et le monde, mais il n’absorbe pas les deux dans son unité de médiateur. Il est certes de même nature que le Père et de même nature que l’homme; mais ni le Père ni le prochain ne se perdent en lui. Et le Fils est certes la forme intelligible dans laquelle Dieu Trinité se donne à nous, mais la forme ne supprime le contenu qui s’exprime, la Trinité. – Le Fils peut aussi être comparé à des lunettes qui nous permettent de voir Dieu plus clairement : si la vision en tant que telle participe au divin, le contenu pourtant qui est vu ne disparaît pas dans la vision. Entre la « forme » et les « lunettes » il n’y a pas contradiction, car le Fils est Dieu : en tant que tel, il transmet aussi bien ce qu’on peut voir de Dieu que ce par quoi Dieu peut être vu. Mais d’autre part la « forme » n’est aussi que l’homme qui peut être vu et en qui Dieu se voile, et les « lunettes » sont cette vision de Dieu qui justement voit dans cette forme le caractère caché de Dieu et son incompréhensibilité. Sans cette compréhension, il n’y a pas d’accès au Père par le Fils en tant que « chemin » et « porte ». – Le Fils est donc en même temps moyen et but; moyen, afin que par lui nous arrivions au Père; but, en ce sens que nous ne trouvons pas le Père derrière lui mais en lui. La tension entre le fait d’être moyen et le fait d’être but, c’est l’Esprit Saint; ici il est le et. Le et entre le Fils et le Père, entre Dieu devenu homme et Dieu en soi, et de plus entre le caractère de moyen et le caractère de but dans le Fils lui-même. C’est l’Esprit qui nous procure la vision binoculaire. Dieu est devenu homme afin que Dieu ne nous apparaisse pas seulement superficiellement, mais en relief et en stéréoscopie. S’il en est ainsi, il ne faut jamais oublier que ce relief du Fils provient du fait qu’il est Dieu et qu’il est homme. C’est son unicité qui nous empêche de nous montrer familiers avec lui sans garder les distances parce que le Père serait soi-disant trop grand pour nous et que pour cela nous devrions nous en tenir au Fils. Il est tout aussi peu permis de nous attacher au Père comme à quelque chose de sûr et de solide tandis que pour le Fils avec sa Passion tout resterait mouvant et déconcertant. – Quand nous sommes perdus dans la contemplation de poissons dans l’eau, notre regard s’arrête à leurs formes et à leurs mouvements, et nous oublions qu’ils sont dans l’eau. Mais l’eau est indispensable pour qu’après tout ces formes subsistent. C’est ainsi que le Fils devenu homme existe et se meut dans l’Esprit Saint (176-177).
67. La grâce
Quand, dans la prière, je sens la grâce, quand je sais que je suis saisie par la surnature ou quand je reçois de Dieu une mission et que je m’y trouve parfois confirmée d’une manière qui reste inexplicable naturellement, ou quand une conduite m’est tracée qui s’avère juste par la suite, quand une vérité m’est donnée à laquelle je n’avais jamais pensé jusque là, j’expérimente bien quelque chose de terrestre, mais quelque chose qui est conditionné par du céleste. Il se peut qu’un succès confirme la justesse de mon obéissance, mais ce n’est pas nécessaire, sans cela je peux aussi être certaine de mon affaire. Peut-être que plus tard un mot de l’Ecriture sainte me montrera la vérité de ce que je fus amenée à faire. (Mais le directeur de conscience a ici sa place : le Fils fait tout en présence du Père, celui qui prie fait tout en présence de l’Eglise, l’envoyé fait tout en présence de son guide : et il peut suffire que celui-ci juge de la justesse d’une action). Je comprends que quelque chose se passe en moi par la grâce (dans quelle mesure je le « sens » est secondaire). La grâce « arrive » en moi. Je vois des résultats d’une conduite surnaturelle tantôt dans des événements et des hasards providentiels extérieurs, tantôt dans des connaissances, des clarifications : quelque chose tombe à point sans que je puisse m’en désigner comme la cause. Mes sens ne sont pas un obstacle fondamental à l’expérience de la grâce, ils peuvent être utilisés pour cela, mais la grâce peut aussi s’imposer sans eux. – Je ne peux pas préciser la « partie » du chemin de la grâce jusqu’à moi où se trouve sa plus grande efficacité. Peut-être que Dieu m’envoie davantage que ce que je reçois. Peut-être moins, parce qu’il a créé en moi une sorte de dépôt de grâce qui est activé par une petite impulsion. Il peut se faire qu’un cœur qui brûle dans la grâce demeure dans un feu latent et qu’une petite étincelle venant de Dieu suffit pour changer le tout en un feu flamboyant, insatiable. On voit tout d’un coup que des mots comme « peu » ou « beaucoup de grâce » n’ont aucun sens. Ce que Dieu fait et ce qui se passe en nous ne peut ni se mesurer ni se comparer. Mais le « dépôt » est cependant important : si dans la nature de quelqu’un qui prie il y a beaucoup de réalité surnaturelle qui est présente, vient un moment où la grâce l’emporte sur la nature, où la nature n’utilise plus la grâce pour celui-ci ou celui-là, mais où la nature devient une fonction de la surnature. Et quand cette prédominance de la surnature atteint le point déterminé par Dieu, alors, si Dieu le veut, les sens aussi peuvent être touchés par la grâce de telle sorte que le monde céleste devient accessible, que soit franchie la limite de ce qu’on appelle la mystique (62-63).
68. Le manteau
L’acte qui nous fait avouer notre péché appartient déjà au Royaume; du moins la confession exige-t-elle de l’âme une parfaite nudité, même si l’Eglise jette un manteau sur ce qui a été dit (514).
69. Eucharistie
Dans l’eucharistie, il y a d’abord comme un emprisonnement, une revendication corporelle. Le Seigneur tient fermement celui qui communie pour agir en lui. Il doit tenir bon en renonçant à disposer librement de lui-même. Il s’est approché librement de la communion, mais voilà l’instant où le Seigneur a besoin de lui. Une femme ne peut pas s’enfuir au cours de l’acte sexuel. Dans l’eucharistie, le corps du Seigneur a besoin du corps et aussi de l’âme de celui qui croit en lui : l’homme tout entier devient le toi du Seigneur (532).
70. Imaginer la Passion
Que le Fils ne puisse pas imaginer la croix rend la Passion nettement plus difficile. Car s’il pouvait l’imaginer, il pourrait aussi se représenter Pâques. Il n’y aurait plus alors de limite pour imaginer, mais la Passion serait alors limitée et c’en serait fait de l’indifférence du Fils. Ce qui est décisif, c’est que la Passion viendra quand, comment et où le Père en décidera. Ce qu’il veut, c’est ce que je préfère. Dans cette attente du Fils, il ne peut y avoir de sa part aucune impassibilité, mais une pleine vigilance pour tout ce qui est exigé. « Le troisième degré d’humilité » qui inclut le second : par le péché, le Père a souffert un outrage infini, donc le Fils doit préférer détourner cet outrage du Père et le prendre sur lui. Mais l’indifférence ne se trouve pas seulement dans le fait qu’il est prêt, qu’il s’offre, mais aussi dans le fait qu’il ne se permet rien lui-même, qu’en s’offrant il respecte le mystère du Père sans poser de questions (224).
71. Présence
Nous sommes invités aujourd’hui à vivre avec le Seigneur qui séjourne parmi nous. Nous participons en toute simplicité à la vie des contemporains du Seigneur : il nous est permis de goûter sa présence parmi nous (530).
72. Communion
Vu du dehors, il peut sembler étrange que l’Eglise catholique accorde tant d’importance aux péchés de la chair. L’une des raisons en est qu’il y a une vraie communion du corps du Seigneur avec notre corps, et qu’elle exige la parfaite pureté de notre corps, une totale disponibilité de ce corps pour lui… Le modèle est Marie dans la conception de son Fils. En elle s’accomplit la parfaite communion corporelle. Son corps répond exactement à l’attente du Fils, car ce corps est sans tache, sans péché, virginal. Le Fils, comme un fiancé, trouve tout prêt comme il le désire quand il entre chez sa fiancée, même les choses dont elle n’est pas expressément au courant et qu’elle ne se représente pas consciemment. Il semble presque accidentel que Marie soit vierge, de son point de vue à elle; il n’est peut-être pas très clair pour elle qu’il est très important qu’elle le soit (249).
73. Les mains du Père
Le Fils n’aurait aucunement mieux fait de se taire au jardin des oliviers; le Père a besoin de cette ouverture pour être en communion avec lui. La scène du jardin des oliviers se retourne à la croix où le Fils remet son âme entre les mains du Père (473-474).
74. L’Esprit Saint
Après Pâques, l’Esprit Saint est envoyé par le Fils. Mais pour l’Avent, c’est l’Esprit qui apporte le Fils au monde. Comme la mère tout d’abord porte son enfant et l’allaite et lui donne de sa force et de sa substance; ensuite, plus tard, elle est portée et guidée par son enfant. Dans cette réciprocité de la mère et de l’enfant, ce sont la force et la faiblesse humaines qui jouent un rôle, tandis que pour la réciprocité du Fils et de l’Esprit c’est l’amour divin seul qui décide. Dans l’échange des fonctions, c’est tantôt l’Esprit qui exprime au Fils son amour, tantôt le Fils qui exprime son amour à l’Esprit, tantôt il ressort que c’est le Fils qui se laisse faire, tantôt l’Esprit, tantôt c’est l’obéissance de l’un qui est visible, tantôt celle de l’autre. (404).
75. Les mots de Jésus
Jésus enfant grandit et dit ses premiers mots. Sa mère les lui apprend, mais la mesure de leur vérité se trouve en Dieu. Les mots que sa mère lui dit sont vrais. Mais chaque mot que le Fils reprend en tant que parole du Père contient une vérité plus grande parce que divine. Chaque mot subit une extension qui va jusqu’à la plénitude divine. Quand sa mère perçoit quelque chose de cette plénitude, elle mesure la distance qui sépare Dieu de l’homme, mais aussi que la vérité de la foi est toujours plus grande. Son expérience ressemble à ce qui arrive à un converti qui a une image toute faite de l’Eglise et des sacrements et de la foi et qui, avec cette image limitée, acquiesce quand même déjà en même temps à toute la vérité qui est pour lui encore totalement hors de sa portée. Tout à coup les couleurs se font beaucoup plus vives, les nuances beaucoup plus riches, chaque partie de la doctrine contient plus qu’il ne l’avait supposé. Les sacrements, il ne les connaissait d’abord que par ouï-dire; en les recevant, il fait l’expérience que leur substance n’est jamais épuisée. – Pour les mots du Fils qui grandit, il s’agit souvent des plus petites choses du quotidien, mais souvent aussi de choses plus profondes qui sortent de lui selon son âge et sa croissance spirituelle, qui sont exprimées jusqu’à ce que finalement soient mûrs les mots du discours sur la montagne et les paraboles et tout ce qu’il dit du Père et de son royaume céleste. Ce qu’il y a de toujours plus grand dans ses paroles, on pourrait en suivre la trace depuis ses premiers mots balbutiés jusqu’à sa dernière parole sur la croix qui est à nouveau balbutiée. Sa mère, qui a toujours vécu dans une parfaite disponibilité, y persévère; sa disponibilité n’a rien d’abstrait, elle n’est pas prête seulement pour un cas qui surviendrait éventuellement, elle est constamment adaptée à ce qui est plus grand et qui s’annonce dans son Fils. Elle est exactement prête pour ce qui se présente. Et en le saisissant de toute son âme, elle n’est pas moins prête pour toute autre éventualité. Elle ne se réserve pas pour quelque chose qui viendra, que ce soit quelque chose qu’elle connaît ou quelque chose qui lui est voilé, elle s’engage toujours totalement : aussi bien dans l’instant présent que pour ce qui se présentera plus tard. Par là elle reçoit par le présent une expérience tout à fait certaine : c’est la présence de quelque chose qui est au-delà du temps. Ce qui se passe pour elle est compris dans la profondeur d’une Providence éternelle, cela ne peut pas se détacher de ce qui était et de ce qui vient, cela s’insère dans l’obéissance indivisible qu’elle offre. Dans ses petites obligations domestiques, elle demeure la femme simple, et pourtant la parole de son Fils travaille en elle dans le calme. Cette parole grandit en elle comme un arbre. Elle se développe et lui fournit les contenus que son Fils y a mis, parce que les paroles aussi qu’il a apprises d’elle ou d’autres et dont il connaît la signification humaine, sont élargies jusqu’à leur vrai sens en Dieu. – Et quand maintenant nous aussi nous disons les mots de l’évangile ou des prières de l’Eglise ou de nos propres prières, nous devons apprendre de Marie à rester dans une disponibilité ouverte vis-à-vis du mot chrétien. Par le mot donné, cette disponibilité peut devenir chaque fois, ici et maintenant, un fait de réception et d’acquisition, et par là la réalisation d’une nouvelle vérité plus grande, d’une foi vécue plus profondément. Chaque mot chrétien exige de nous une réponse, et chaque réponse doit se justifier elle-même : elle ne peut pas être une réponse des lèvres ou de mots appris, elle doit être une réponse comme service ainsi que l’exige l’urgence de la vérité chrétienne. Qu’un incroyant dise n’importe quel mot, c’est une chose; qu’un croyant utilise le même mot, c’est autre chose, car le croyant est obligé d’accorder sa place à Dieu dans la plus petite chose qu’il dit. S’il néglige de le faire, il s’éloigne de la vérité, il laisse la parole se réduire et il l’utilise finalement comme le fait le non croyant, dans une négation pratique de Dieu, dans un rejet de sa foi et de sa responsabilité existentielle. – Les mots que Marie apprend à son Fils sont bien des mots de la foi, et donc bien des mots de vérité. Mais comme tous les mots chrétiens, ils ne se raidissent pas, ils doivent devenir une vérité plus grande, par Dieu ils doivent faire découvrir en eux une vérité à laquelle au début on ne pensait pas du tout. Marie non plus ne savait pas tout ce qu’il y avait dans ses mots. Que ceux-ci reçoivent dans la bouche du Fils un sens plus grand, elle l’accepte sans protester et elle laisse ce sens devenir en elle un fait. Le fruit, elle le remet entre les mains du Fils, à sa disposition. Le mot est ainsi un cadeau qui va et vient et il produit son fruit comme la vérité toujours plus grande (19-21).
76. Les anges s’adaptent
L’apparence des anges varie selon les transformations et la maturation des hommes. Ils ont pour ainsi dire une expérience qui est toujours un peu en avance sur l’expérience de l’homme qui est guidé par eux. Et cela, bien que leur expérience soit toujours non partagée; mais il y a une adaptation de l’ange à chaque état de l’être humain. Un peu comme le visage d’un adulte se modifie quand il parle avec un enfant ou aussi quand un enfant plus âgé parle avec un plus jeune : celui-ci trouve cela infiniment avisé et cela peut lui apprendre beaucoup. Quand l’homme désespère de comprendre quelque chose de Dieu, l’ange explique, il précède de quelques pas. Cette adaptation est aussi une affaire de confiance : l’ange apparaît de manière à inspirer à l’homme le plus de confiance possible. Le toujours-plus de Dieu est représenté chez l’ange par un quelque chose en plus. – Les anges constituent comme une sorte d’atmosphère entre le ciel et la terre, entre l’Esprit Saint absolu et notre condition d’êtres limités. Cette atmosphère n’est pas une « couche intermédiaire », mais toujours une médiation. Les anges servent d’intermédiaires de Dieu à l’homme et de l’homme à Dieu, et il est impossible d’exclure leurs missions (45).
77. La Trinité
Quand un chrétien reçoit des grâces sans paroles ou qu’il voit d’autres en recevoir de semblables, il sait alors qu’elles proviennent de Dieu Trinité, mais non de tel ou tel côté du triangle. Si aucune explication particulière s’ensuit, les trois personnes y ont part dans leur réciprocité; il faudrait un avertissement ou un signe pour lui indiquer que l’une des personnes divines s’est adressée à lui d’une manière particulière. En Dieu, on ne peut pas préciser l’origine de la grâce s’il ne le fait pas savoir explicitement (96).
78. Parler de corédemption?
Quand le Fils, en tant qu’homme, souffre sur la croix, il offre aux hommes la possibilité non seulement d’être pardonnés par sa Passion mais, quand ils commencent à brûler eux-mêmes aussi, il leur offre la possibilité d’y ajouter quelque chose de leur souffrance. Sur la croix, Dieu ne veut pas augmenter la distance entre lui et les pécheurs; ce serait le cas si lui seulement pouvait souffrir pour nous, et si nous aussi nous ne pouvions souffrir que pour nous, si l’effet de sa Passion était pour lui-même seulement extérieur et si l’effet de notre souffrance était pour nous-mêmes seulement intérieur. Mais dans le feu de la croix prennent naissance bien des mystères de solidarité : le trésor de l’Eglise, la libre utilisation par Dieu de toute vraie prière chrétienne, tout l’excédent qui s’amasse dans l’Eglise, toutes les actions et toutes les souffrances en « compensation ». L’effet le plus déterminant de la souffrance de la croix est qu’elle obtient pour l’homme la grâce de souffrir avec le Seigneur dans son sens et, par là, de se libérer de son constant repli sur soi pour apprendre, en souffrant, à regarder Dieu et ses désirs. – A vrai dire, si le Seigneur s’est sacrifié pour tous sans compter, on ne peut alors offrir ses propres souffrances à Dieu que dans le même esprit d’un don de soi qui ne calcule pas. Sur la croix, le Fils donne au Père toute sa souffrance; pour lui-même, elle est « perdue ». Si le terme de « corédemption » doit avoir quelque part un sens, ce ne peut être en tout cas qu’en donnant à Dieu « à fonds perdu » tout ce qu’on a (266-267) .
79. Le monde majeur
Auparavant, le monde était mineur. Par le Fils et en lui, il est devenu majeur. Et ainsi l’Esprit est en mesure de donner à chacun de ceux qui le reçoivent cette expérience du monde majeur (414).
80. Elle ne s’irrite pas
Celui qui se confesse se sait protégé et accompagné par la Mère; chaque confession est comme une nouvelle présence de la croix, et donc aussi de la Mère souffrant avec son Fils; elle ne s’irrite pas contre les pécheurs, mais en répond pour eux avec son Fils (518).
81. Humiliation?
Mystère trinitaire… Ce n’est pas une humiliation pour le Fils que le Père le précède en tant que Père, et ce n’est pas une humiliation pour l’Esprit de procéder du Père et du Fils. Ni que l’un puisse recevoir de l’autre la vérité, bien que toujours aussi celui qui reçoit peut la communiquer à celui qui donne. Et ainsi cela contribue à la plus grande gloire de Dieu de recevoir la vérité et c’est un bonheur également grand de la donner ou de l’échanger (68).
82. C’est l’Esprit qui vit en moi
Elle doit enfanter le Messie. Mais elle n’est pas à la hauteur. Malgré sa transparence et sa disponibilité. Cela ne lui est possible qu’associée à l’Esprit. Elle ne doit pas pouvoir en arriver à penser qu’elle est capable de quelque chose que Dieu seul peut faire. Quand elle est couverte par l’Esprit, c’est la « petitesse de la servante » qui doit ressortir. Et à vrai dire de manière frappante, comme si était ici anticipé l’instant où le Fils ne voudra plus la connaître. « Qu’est-ce que ma divinité a à faire avec ton humanité? Qu’y a-t-il entre toi et moi? Qui sont ma mère et mes frères? » Au début, on est disponible à tout, dans une disponibilité active, totale. Puis celle-ci est tellement accaparée par l’Esprit que son caractère actif disparaît pour ainsi dire. Cela devient toujours davantage une disponibilité de l’Esprit dans la Mère. » Ce n’est plus moi qui vis, c’est l’Esprit qui vit en moi ». Cette conscience provoque en elle une sorte d’effroi. Au début, c’était : J’irai avec toi aussi loin que tu veux. Et maintenant : Ô Dieu, même si je voulais dire non, je ne le pourrais plus parce que l’Esprit en moi est maintenant plus fort que moi (122).
83. La dignité de la reine
Récemment j’ai vu Marie quand elle était enceinte; les mots de sa prière étaient presque pauvres, mais son attitude était celle de la reine du ciel, avec la dignité de celle qui attend… Incroyable dignité de la femme enceinte. Dieu fait irruption dans notre indignité pour nous apprendre à vivre en l’attendant et nous donner ainsi une dignité. En s’abaissant à devenir celui qui est attendu dans le sein de sa Mère, le Fils a donné à l’humanité une qualité nouvelle qui se trouve en toute attente dont Dieu s’est réservé l’accomplissement et qui peut être alors appelée le fruit de la prière. Car Marie attend ce qui est déjà en elle; tous ceux qui espèrent chrétiennement attendent ce qui est déjà en eux : la Parole de Dieu qui se fait homme, qui s’accomplit selon sa propre promesse (119).
84. Heureux de rencontrer Dieu
Pour Adam avant le péché, la relation à Dieu le Père était quelque chose de tout à fait évident, même si ce n’était pas formulé. Bien qu’il y eût dans cette relation beaucoup de surnaturel, Adam, qui avait encore le don de discernement, devait néanmoins la considérer comme quelque chose de « naturel », de donné, comme faisant partie de son existence telle que Dieu la voulait. Que Dieu se promène dans le paradis quand et comme il lui plaît ne faisait aucun problème pour Adam qui était tout à la fois rempli d’attente et sans attente. Rempli d’attente, parce que l’homme sans péché était toujours heureux de rencontrer Dieu à nouveau, et cependant il ne prétendait pas avoir droit à une nouvelle rencontre du fait d’une rencontre précédente. Sans attente, parce que tout ce qui était, tel que c’était, était bon et que l’homme ne portait pas de jugement sur la proximité ou l’éloignement de Dieu. Entre-temps Adam s’occupait de choses qui faisaient partie de la bonne création de Dieu, avec des pensées qui ne l’éloignaient pas de Dieu. Si bien que les allées et venues de Dieu prenaient dans la vie d’Adam une place « naturelle ». Avec le péché d’Adam, ce naturel prit fin. Adam préféra sa volonté à la volonté de Dieu, il essaya de se construire lui-même un monde dans lequel il donnerait satisfaction à ses désirs et à ses appétits sans que Dieu y mette le nez. Il essaya donc de se cacher. La manière pour Caïn de se cacher s’exprimera de manière encore plus forte. Avant la chute, Dieu n’avait pas besoin de montrer sa force; maintenant, il la montre comme étant la force capable de faire paraître au grand jour l’homme qui se cache. Et pour que le pécheur puisse reconnaître cette force, il ne doit pas oublier totalement comment c’était avant la chute; le « naturel » de la présence de Dieu autrefois doit lui être gravée dans la mémoire. C’est pourquoi Dieu lui donne la foi : une relation de l’homme à Dieu, entretenue par Dieu, façonnée par Dieu quant à sa forme et quant à son contenu (186-187).
85. Un homme peut être bon
Avant l’incarnation, chaque personne divine éprouve ce qu’il y a d’offensant dans le péché avant tout dans les autres personnes; et le Fils devient homme avant tout pour expier l’offense faite au Père et à l’Esprit. En tant qu’homme, il montrera au Père qu’un homme peut être bon, que le mal ne provient donc pas du Créateur et il détournera du Père les traits du péché en les dirigeant sur lui à la croix (110).
86. Mon enfant est ton enfant
Sans le Fils, le Père ne serait pas Père. Toutes les personnes se déterminent mutuellement. Et le Père tient tellement à ces dispositions que, dans l’éternité, il ne cesse d’engendrer le Fils et il tient tellement aussi à l’échange d’amour dans l’Esprit Saint qu’éternellement il fait souffler l’Esprit où il veut, il le fait être éternellement Esprit d’amour entre le Fils et lui. Quand un homme fait un enfant à sa femme, il pose un acte qui voudra dire dans l’éternité : mon enfant est ton enfant. Si cette disposition a tant de force entre humains, elle sera en Dieu encore incroyablement plus forte (104).
87. Chaque instant
L’acte de la rédemption sur la croix possède intérieurement une actualité perpétuelle, sa résurrection tout autant; à partir de ces deux faits, on peut deviner la vie éternelle qui est cachée dans toutes les situations de la vie du Christ. Peu importe que l’éternel se voile ou se dévoile davantage dans une action particulière; Dieu agit toujours pour que ce soit le mieux pour notre salut. Un peu comme il en est pour les amoureux : peu importe qu’ils soient habillés ou déshabillés, à moitié ou totalement, l’amour n’est pas moindre dans un cas que dans l’autre. Ainsi en est-il des relations du Seigneur avec ses disciples croyants… Chaque instant est orienté directement vers la vie éternelle (99-100).
88. Les mendiants
Le Père ressemble à un homme riche qui voudrait tout donner à son fils bien-aimé, mais son fils lui a amené à la maison un tas de mendiants qu’il faut habiller et nourrir. Et finalement le Père lui-même a accordé au Fils la permission de lui amener à la maison tous les pauvres qu’il ramasse un peu partout. C’est ainsi que le Père doit maintenant répartir. Il a engendré ce Fils, il lui a donné de quoi vivre, ses « principes ». Mais le monde qu’il a créé a une ressemblance avec le Fils qu’il a engendré, et le Fils est attaché à ce monde même après qu’il s’est éloigné du Père. Les mendiants ont causé beaucoup de dommages dans la maison et le Fils veut se charger lui-même de tout remettre en état. Cela crée une situation très complexe que le Père ne doit pas perdre de vue; et en tenant compte de tout, pas seulement du Fils… La relation du Fils au Père inclut la relation du pécheur à Dieu. Sur la croix, les péchés doivent être effacés devant Dieu. Mais tous les croyants aussi, avec leurs peurs et leurs difficultés, sont inclus dans l’œuvre de la rédemption (268).
89. La semence
L’Esprit, semence de Dieu dans le monde (425-426).
90. L’eucharistie du Père
Marie reçoit le Fils dans son sein comme l’eucharistie du Père, comme le pain du Père… Puis le Fils donne son corps dans l’eucharistie. La pensée du Père que le Fils se fasse chair était si belle que le Fils ne sait rien laisser de meilleur derrière lui que l’eucharistie qui a son origine dans l’incarnation en tant qu’eucharistie du Père (529-530).
91. Le mouvement
Car la vie tripersonnelle de Dieu est mouvement éternel parce que le Père lui-même est dans le mouvement éternel d’engendrement et de procession; jamais le Père ne se repose en lui-même, en tant qu’amour le Père se communique éternellement. Et du même mouvement du Père sort aussi sa création. Et de même que le Fils et l’Esprit sont dans un mouvement éternel qui sort du Père et retourne au Père, de même le Père veut introduire sa création dans ce mouvement trinitaire et, en envoyant son Fils et l’Esprit, il ouvre au monde ce mouvement éternel. Chaque jour où, en tant que chrétien, je ne grandis pas vers Dieu est pour moi un jour de mort; mais je peux grandir parce que Dieu se communique à moi chaque jour de manière trinitaire (87).
92. Comme l’artiste qui signe son tableau
Tant que le Fils est dans sa mission terrestre, il témoigne du Père et de l’Esprit. Dans la résurrection il témoigne en même temps de lui-même. Comme un artiste qui signe son tableau, comme un acteur qui, après la pièce, se présente devant le rideau. Le Fils peut le faire à la fin, après qu’il a livré tout ce qu’il avait : il a déposé sa divinité dans les souffrances, il a rendu l’Esprit au Père, il s’est défait de son humanité dans la mort. En ressuscitant, il montre que tout cela était une œuvre de Dieu, qu’il l’a fait en tant que Dieu infini qui est en même temps l’homme accompli. Dans la résurrection, le Père et l’Esprit ne sont pas seulement actifs mais, comme le Fils, ils reçoivent aussi : ils reçoivent dans leur sein comme une communion l’Homme-Dieu accompli : c’est le don de soi eucharistique du Fils incarné à la divinité. Il apporte sa chair et son sang dans l’échange trinitaire. Parce que le Fils s’est défait de tout et qu’à la fin il n’a plus rien, il peut donner son tout à tous : au monde comme à Dieu lui-même (95).
93. Le Fils confie au Père ses "talents"
Quand le Fils, durant sa Passion, dépose auprès du Père tout ce qui peut le réconforter, cela se trouve alors réellement auprès du Père. Mais ce qui est déposé n’a pas une existence isolée, indépendante, cela fait partie de l’ensemble de sa mission comme un aspect qui, maintenant justement, pour que la mission soit complète, doit être incompréhensible. En tant que dépôt, cela appartient aussi au Père et est à sa disposition, et le Père a le droit de le changer. Ce qui est déposé n’est pas un dépôt figé, cela doit occuper une fonction dans l’ensemble de la mission. Cela profitera à l’humanité parce que, par amour pour elle, le Fils renonce à tout sur la croix. Ce sont les « talents » que le Père lui a donnés comme au bon serviteur et qui doivent rapporter. Ils portent du fruit pour le Père bien que, sur la croix, le Fils ne sache pas ce qu’ils deviennent, car il les a donnés sans condition. Il ne les a pas déposés pour en disposer quand même encore plus tard (47).
94. La semence de l’inspiration
Toute inspiration qui vient de Dieu oblige à une réponse adéquate dans notre vie. La raison pour laquelle Mélanie s’est tellement écartée de sa première mission tient au fait qu’elle n’était pas disposée à adopter l’attitude exigée par l’inspiration. Il y a une direction qui est donnée par l’inspiration comme il y a pour le Christ une sorte de direction par les prophéties. A Mélanie, et à bien d’autres qui lui ressemblent, fut refusée la fécondité parce qu’ils n’offrirent pas le sol qu’il fallait pour la semence de l’inspiration déposée en eux. Et de même que l’enfant que porte une femme enceinte modifie ses formes aux yeux de celles qui ne sont pas enceintes, ainsi les prophéties et les inspirations modifient la forme de vie du Seigneur et de ses inspirés aux yeux de ceux qui ne sont pas inspirés. Mais cette modification n’a rien de négatif, elle est une forme d’accomplissement : fécondité physique ou spirituelle. Si une femme enceinte se fait remarquer dans la compagnie de femmes qui ne sont pas enceintes, c’est par un plus dont elle est seule à bénéficier. Comme le signe qu’elle a mis tout son corps au service du fruit en devenir. De même l’accomplissement dans la vie du Christ des prophéties qu’il assume est le signe qu’il apportera au monde un fruit vivant (172).
95. L’erreur fatale
La grande et fatale erreur de l’Eglise aujourd’hui est de penser qu’on peut enfermer l’Esprit Saint et pour ainsi dire l’emprisonner. Tous les chrétiens sont fécondés un jour ou l’autre par l’Esprit Saint, mais il ne leur est pas permis de se replier sur ce fruit. L’Esprit a des modes de fécondation que nous ne connaissons pas. Ce qui est sûr, c’est que ses fruits mûrissent pour la vie éternelle, c’est pourquoi ici-bas on ne peut jamais les connaître définitivement (162).
96. Paradis et résurrection
Adam vivait dans le paradis comme dans une sorte de noviciat pour la vie dans le ciel; il n’aurait pas quitté le paradis par une mort réelle. Il y aurait eu une transformation instantanée… Au commencement, le Créateur ne séjournait pas seulement au ciel (« de manière permanente ») mais aussi sur terre (« se promenant de temps en temps »)… peut-être aussi à la manière dont le Fils, après la résurrection, non seulement séjourne auprès du Père, il apparaît aussi de temps à autre à ses disciples (51).
97. L’irruption de la grâce
Les différents « exercices » spirituels du chrétien – prier, méditer, faire pénitence, lire, etc. – n’ont tous leur sens que pour l’instant de l’union immédiate et simple avec le Seigneur. Mais la vision vient quand elle veut… Pour la plupart des chrétiens, cette vision s’appelle : bonheur de la proximité, certitude de la mission, participation dans la foi à la vision de Marie et à celle du Fils. La certitude de la foi est quelque chose de si beau que, si on nous invitait à choisir entre elle et la vision, on ne saurait pas ce qu’il faudrait choisir. Pour tous les chrétiens, c’est la même expérience soudaine : tout d’un coup le Seigneur est là. Du passé au présent il n’y a pas de chemin visible. C’est l’irruption de la pure grâce (160).
98. Etre Epouse
L’Eglise en tant qu’Epouse n’a pas le droit d’imposer à l’Epoux la manière dont il doit s’y prendre avec elle. Si intime que puisse être la relation, il n’est pas permis qu’elle devienne telle que l’Epoux soit modelé par l’Epouse. Les droits qui sont accordés à l’Epouse ne peuvent pas toucher au pouvoir de l’Epoux : c’est lui qui décide. Il a le droit d’être devant Dieu le Père tel que le Père le veut sans que l’Epouse intervienne. Il doit dépendre directement de Dieu. Quand l’Epouse comprend cela, elle a peur (276).
99. Une mère qui a plusieurs enfants
Nous avons une idée de l’amour du Père pour le Fils, car nous connaissons entre humains quelque chose de comparable et nous pouvons en quelque sorte exhausser nos expériences à l’infini. Et quand nous essayons de penser l’Esprit tant bien que mal, nous voyons que le Père non seulement aime la personne de l’Esprit comme celle du Fils, mais aussi qu’il aime la relation d’amour entre le Fils et l’Esprit et qu’il reçoit un fruit de cette relation d’amour : elle est importante pour le Père, elle l’enrichit, il l’aime et compte sur elle. De même une mère qui a plusieurs enfants est enrichie par chaque nouvel enfant, non seulement par sa nouvelle relation à l’enfant, mais aussi par la relation du nouvel enfant avec ses frères et sœurs, et par la relation de chacun d’eux avec les autres. Par cette image, il pourrait même sembler qu’on pourrait saisir plus facilement les relations des trois personnes divines que la relation d’une mère à ses dix enfants. Cette impression se dissipe quand on prend en considération le fait que Dieu le Père trouve si infiniment parfaites ses relations au Fils et à l’Esprit et les relations du Fils et de l’Esprit que, pour en exprimer quelque chose, il crée l’univers (90).
100. L’allumette
Chaque œuvre de Dieu Trinité est faite en commun, mais de telle manière que c’est une personne qui agit et que les deux autres accompagnent et collaborent. Le Père est le Créateur du monde parce que l’acte du Créateur correspond à l’acte d’engendrer. De même qu’il engendre le Fils, il crée le monde. Ce que fait une personne correspond chaque fois à la volonté trinitaire. Celui qui aime cherche à adapter le plus possible sa volonté à celle de l’être aimé. Il a le désir de faire exactement ce que l’autre décide. Si celui-ci cherche des yeux un objet, celui qui aime se lève pour aller le chercher et le lui donner, et celui-ci va recevoir l’objet comme enrichi par celui qui aime et il va préférer le dessein de celui qui aime au sien propre. Il préférera prendre l’allumette qu’on lui tend même si au même instant lui-même en aurait trouvé une. Dès que tu intègres ton dessein dans le mien, je préfère ton dessein au mien. Les personnes divines restent distinguées, mais les actes de leur volonté s’ouvrent les uns aux autres et s’habitent mutuellement. – De toute éternité le Père engendre le Fils, et l’Esprit procède des deux : l’ordre des processions coexiste avec l’éternité. Selon l’ordre, on peut supposer le moment où les volontés du Père et du Fils s’accordent pour faire procéder l’Esprit. Mais il y a aussi le moment où le Père et l’Esprit acceptent de laisser le Fils devenir homme. Dans le premier exemple, où la procession de l’Esprit est basée sur les propriétés personnelles de Père et de Fils, on peut voir quelque chose de ce qui dans le second exemple, qui est une action ad extra, est appelé appropriation, étant donné que lorsque l’Esprit couvrit la Vierge de son ombre l’acte de création du Père dans le monde est prolongée et le résultat en est l’incarnation du Fils qui se laisse devenir homme (80-81).
101. Recevoir une semence de Dieu
Les œuvres de l'Esprit sont immenses. Dans une communauté, dans une ville, etc., des milliers de vie se côtoient, partout il y a des approches, à des niveaux très divers, partout on peut reconnaître quelque chose de l'Esprit et pourtant on ne peut le fixer nulle part; dans un ordre qui nous semble un pur désordre, il conduit tout le monde au Seigneur. Tous ceux qui ont reçu en eux une semence de Dieu sont touchés par l'Esprit des manières les plus variées, ils sont en chemin vers l'amour trinitaire. Bien que nous soyons chair, malgré notre esprit rebelle, nous avons reçu l'Esprit qui conduit à l'unité. Toutes les langues que nous ne comprenons pas nous deviennent compréhensibles dans l'Esprit. Nous ne comprenons rien tant que nous ne voyons l'autre que comme un étranger; Dieu par contre, par l'Esprit Saint, voit en nous les frères de son Fils. Et par le Fils et l'Esprit le monde est en mouvement vers le mouvement éternel de Dieu. En mettant en relation réciproque sa vie trinitaire et le monde, Dieu a créé un "perpetuum mobile" qui ne s'arrêtera jamais... - Le rôle de l'Esprit chez les hommes est varié pour la raison aussi que tous ne lui demandent pas également autant. Il y a des saints chez lesquels l'Esprit développe surtout l'amour pour le Fils (la petite Thérèse), d'autres à qui il inspire des points de vue et des œuvres spirituels (Ignace). Il y a l'intelligence qui refuse absolument l'Esprit. Une intelligence tout aussi grande peut s'ouvrir à lui et lui laisser tout l'espace. La disposition naturelle, au cas où elle s'ouvre, est toujours le point de départ de l'action de l'Esprit (93).
102. Apprendre à parler
Pour apprendre un petit enfant à parler, on commence avec des mots très simples. D'autres mots que l'enfant emploie, il les a simplement pris à ses parents sans en comprendre le sens. Et sa mère veillera à ce que l'enfant ne dise pas ensuite des syllabes dépourvues de signification, mais qu'il emploie les mots dans leur juste sens. Le Fils apprend la langue des hommes pour leur montrer ce que signifie au fond leur langue. Ce que signifient les mots en vérité, c'est-à-dire quelle vérité ils ont en Dieu. Il y avait certes déjà la langue de l'ancienne Alliance, mais le Fils lui donne un sens plus plein. Un enfant peut ainsi apprendre comment se dit "amour" en russe, et il peut décliner le mot. Mais il ne sait pas encore ce qu'est l'amour en vérité : il ne l'apprendra que plus tard, longtemps après avoir connu le mot. C'est ainsi que les notions de l'ancienne Alliance reçoivent dans la nouvelle leur sens plus profond (158).
103. Le baiser
La nouveauté incessante de l'instant est essentielle pour toute vie chrétienne. Toute communion devrait être comme si elle était la première. Chaque personne que le chrétien rencontre devrait être comme si elle était l'unique. Chaque minute de la vie du Fils doit être immédiatement tournée vers le Père; elle ne doit être affaiblie par aucun souvenir ni par aucune comparaison. - Si nous étions totalement purs, Dieu lui-même ne cesserait d'opérer "l'oubli" en prenant en lui ce qui a été fait et en nous plaçant dans une situation tout à fait nouvelle. Nos "expériences" dans le monde déchu ne permettent pas de recevoir en plénitude ce qui ne cesse d'arriver. Celui qui par avance connaît exactement le goût d'un baiser peut pour ainsi dire le goûter déjà par lui-même, il n'a pas besoin ou guère besoin pour cela du partenaire. Il est en mesure de formuler la réponse du toi même sans exprimer le toi. Dans l'amour vrai par contre, Dieu donne un oubli qui ne cesse de faire attendre le toi et, chaque fois, c'est comme la première fois. Un tel oubli n'a rien d'insensé, il ne fait pas oublier en même temps l'amour et la personne de l'aimé (136).
104. Parlementer
Toute l'éducation de l'Eglise par le Seigneur qui l'éprouve doit la conduire au-delà de son entêtement. Ni dans la contemplation, ni dans la confession, elle ne doit plus présenter et imposer ses propres désirs et ses propres projets. Elle doit se remettre entre ses mains et se laisser transformer... S'assurer que l'Eglise, dans ses croyants, parle sérieusement quand elle se dit prête à tout se laisser prendre... Le Seigneur pourrait en avoir un jour assez d'être payé en monnaie de singe, il pourrait finalement vouloir mettre en harmonie la parole de l'Epoux et celle de l'Epouse. De temps en temps, des explications brutales sont nécessaires pour que l'Epouse se rende compte de ce que les paroles du Seigneur veulent dire vraiment. Et qu'on n'est pas en mesure de parlementer avec le Seigneur. Car les droits du Seigneur sont des droits divins, intouchables (280).
105. Une courte journée
Mise en garde : "Fais attention, l'infini est la négation de tout ce que tu es!" On sait que, pendant la courte journée de notre vie, on ne le comprendra pas; mais déjà le fait de ne pas comprendre est, dans la prière, ouverture, disponibilité, acquiescement. On peut cependant réfléchir encore : que veut dire disponibilité, don de soi, foi? Que représente le simple oui d'un homme à son Dieu? La réponse sera : ce sont de pures ébauches que Dieu accueille et que seul il peut compléter, façonner, auxquelles lui seul peut donner un visage (60).
106. Comme il vous plaira
Devant la mort... être dans un état de pur abandon, comme pour une naissance, sans lutter, sans programme, sans résistance, dans une ouverture totale : "Comme il vous plaira". Pour notre naissance, on ne nous a pas posé la question; on n'avait pas voix au chapitre. Cette attitude devrait faire de toute la vie terrestre une initiation à la vie éternelle. - Dans la faiblesse de la mort il y a une passivité qui se distingue un peu de l'indifférence; c'est un désintérêt. Dans l'indifférence, on est engagé dans ce qui a été décidé. Dans le désintérêt, la liquidation est si totale qu'on ne peut plus que se remettre à ce qui arrive. Pour le Seigneur, le temps avant la naissance est une expérience préliminaire à la croix qui est en marche sans qu'on puisse l'arrêter (152).
107. Prière du matin
(Dialogue avec Adrienne âgée de quinze ans). - (Comment fais-tu ta prière du matin?) On ne la commence jamais. J'ai toujours l'impression qu'on la continue. Un peu comme si j'avais dormi avec des amies dans la même chambre, elles se sont réveillées avant moi et elles ont commencé à parler ensemble de choses que je connais aussi. Je me suis réveillée plus tard et je les entends parler ensemble d'une manière tout à fait ordinaire, tout de suite je peux me mêler à la conversation : "Oui, je pense aussi comme ça". Je suis tout de suite dans la course. C'est à peu près la même chose aussi pour la prière. On est dedans. (Et que dis-tu alors?) J'écoute d'abord un petit moment (214).
108. Les anges
La plupart du temps on s'imagine les anges comme des êtres totalement achevés, terminés. Mais ils vivent - dans le ciel également - entre deux pôles : Dieu Trinité et le monde des humains qui les appelle et qui vit sous leur protection. Il n'y a ainsi pour les anges, jusque dans leur substance et leur nature les plus profondes, aucune possibilité de se reposer parce qu'ils se trouvent comme au carrefour entre Dieu et le monde, donc au fond là où se trouve le Christ. Depuis l'éternité ils sont prêts à l'accompagner dans son incarnation. Pour pouvoir le faire, ils sont gratifiés par Dieu Trinité d'une indifférence qui leur est donnée avec leur nature : ils vivent dans une vision de Dieu qui les garde et les nourrit et leur indique en même temps leurs missions. Ce n'est pas en regardant la vie des hommes qu'ils savent où ils doivent intervenir, c'est en Dieu qu'ils voient ce qu'ils peuvent faire pour les hommes. C'est dans les yeux de Dieu qu'ils lisent ses désirs pour se consacrer ensuite aux hommes (41).
109. La bénédiction va à tous
Quand dans une église, quelque part, un prêtre se prépare à distribuer la communion et quand il montre d'abord l'hostie, c'est certes à ceux qui assistent à la messe et certainement aussi à ceux qui, aujourd'hui, pour une bonne raison, sont empêchés de communier et qui pourtant tiennent leur âme prête pour une communion spirituelle. Mais il la montre aussi à ceux qui n'avaient pas l'intention de communier plus souvent qu'à Pâques et à ceux qui, par un reste de conscience de la tradition, veulent encore se compter comme étant dans l'Eglise bien qu'ils ne pratiquent plus, et à ceux qui sont incroyants et se tiennent dehors, et l'un d'eux par hasard, peut-être attiré par la beauté de l'édifice, est entré dans l'espace de l'église. - Doit-on dire que le premier groupe et le second peut-être soient les seuls qui soient atteints par le geste de bénédiction de l'Eglise? Dans l'intention du Seigneur, la bénédiction va à tous, et de plus elle doit être reçue par ceux qui croient vraiment et par eux aussi transmise aux autres. En tout cas, la bénédiction a une force sociale qui veut atteindre tout le monde, également ceux qui ne se sentent pas concernés, les absents au-delà des murs et des frontières, peut-être aussi ceux qui ne sont pas encore nés et ceux qui sont morts depuis longtemps. La bénédiction du sacrement n'est pas liée au temps pas plus qu'à un espace. Quand Dieu le Père créa Adam, il pensait en lui au monde entier. Et ce n'est que le second Adam qui cherche vraiment à ramener à la maison le monde entier (499-500).
110. Le Fils s'est compliqué la tâche
Le Fils ne peut pas empêcher que l'un des douze le trahisse et qu'une partie seulement de ses auditeurs croient en lui. Il ne peut pas empêcher qu'il y en ait beaucoup pour qui il serait mieux de ne pas avoir entendu sa parole. Mais personne ne peut l'empêcher de persévérer dans l'attitude de l'obéissance parfaite, au plus intime de la volonté du Père. Pour lui en tant qu'homme, il doit y avoir des limites à ce qu'il peut faire parce que Dieu Trinité a accordé une certaine latitude à la liberté de l'homme et au diable. Lui-même en tant que Dieu s'est compliqué la tâche en tant qu'homme, et cela aussi en ne faisant qu'un avec la volonté du Père et de l'Esprit. Sa toute-puissance est si grande qu'en tant que Dieu il peut se limiter lui-même en tant qu'homme (174).
111. Marie aurait pu pécher
En soi, Marie aurait pu pécher (comme Adam). Elle se trouve entre Adam qui a péché et le Christ qui ne peut pas pécher. Ce qui les unit, tous les trois, c'est une certaine relation au péché. C'est à cause des péchés de tous les enfants d'Adam que le Fils est devenu homme : pour montrer au Père que la création est bonne, qu'on peut vivre sans péché dans la nature d'Adam. Adam a souillé par le péché la distance entre lui et Dieu, le Christ la purifie par la rédemption en y vivant l'amour trinitaire. De même que la distance entre Dieu et la créature devient par Adam un éloignement de Dieu, la même distance devient par le Christ une proximité de Dieu. L'expérience du péché qu'il trouve là reçoit le sens d'une expérience de l'amour : elle est traduite dans le Fils, par son obéissance, en une possibilité d'être au plus près de Dieu également dans l'expérience de l'éloignement de Dieu. Mais cette expérience, Marie la transmet au Fils : elle se trouve à l'endroit où se trouvait Adam, mais là où Adam s'est détourné, elle est restée tournée. De même que le Fils expérimente en Adam la possibilité du péché, de même il expérimente en Marie la possibilité de ne pas pécher. Il y a un instant où la situation d'Adam et de Marie est la même : l'instant avant qu'Adam prenne la pomme et l'instant avant que Marie donne son oui à l'ange (180).
112. Que signifie devenir totalement homme quand on est Dieu?
Ce qui se passe pour le Fils ici-bas, c'est que jamais il ne se permettra de vouloir voir Dieu par lui-même autrement ou plus que ce que Dieu veut. La prière au mont des oliviers nous donne une indication sur les possibilités infiniment variées des relations du Père au Fils et de la volonté du Fils de s'adapter à toutes... Que le Fils ait la vision ou ne l'ait pas, cela fait partie des fonctions de son obéissance de mission, cela veut dire que ce n'est pas le Fils lui-même qui décide de voir le Père... Par l'obéissance aveugle qui existe dans l'Eglise, Dieu donne à ses saints d'avoir part à cette disposition d'esprit . Pour bien la comprendre, il faut prêter attention à deux aspects de l'obéissance du Fils. Le Fils n'est pas si "fanatiquement" obéissant que, pour cette raison, il ne verrait plus le Père; il ne s'anéantit pas dans son obéissance, il regarde toujours la volonté du Père pour obéir. C'est ici que se trouve aussi le deuxième aspect : le Père est si puissant qu'il peut exiger et obtenir du Fils qu'il arrive à ne plus le voir. C'est la gloire du Fils qu'il le fasse et que, par son obéissance, il manifeste la puissance du Père (194)... On ne doit pas oublier que le Fils est totalement homme, que pour lui, qu'il soit Dieu ne signifie jamais une facilité (196).
113. L'Esprit Saint et le Fils devenu homme
L'Esprit Saint témoigne au Fils que Dieu est le Père qui l'engendre éternellement et lui l'éternellement engendré, le bien-aimé et l'envoyé. La tâche principale de l'Esprit pour le Fils se trouve là où se rencontrent les natures divine et humaine; il rend en quelque sorte supportable pour l'homme d'être Dieu et pour Dieu d'être homme. Supportable justement en confirmant : "Oui, tu es Dieu; oui, tu es homme!" Ceci est tout proche de l'événement de l'incarnation lui-même quand l'Esprit apporte à la Mère la semence divine et au Fils la sagesse de sa Mère. Et ceci sans engager l'un et l'autre dans une relation où ils perdraient leur spontanéité; la nouvelle relation les comble tous deux en toute liberté (181-182).
114. Les miracles du Christ et le miracle majeur
Les miracles divins ne sont limités ni à un lieu, ni à une époque. Mais le Dieu incarné lie ses miracles à sa présence humaine. Les miracles du Père, le Fils les laisse se produire par lui. Tant que le Fils est ici-bas, le Père n'opérera de miracles nulle part ailleurs que là où se trouve le Fils. C'est nouveau. Dans l'ancienne Alliance les miracles se produisaient n'importe où dans le pays des Juifs; ils n'étaient liés qu'à la foi en Dieu. Maintenant ils ne proviennent que du Messie qui est issu de ce peuple. Ceux qui doutent, ceux qui cherchent ne peuvent les attendre que là où est le Fils. Mais le Fils aussi est dans la foi : c'est en son nom que les apôtres opèrent des guérisons et chassent les esprits mauvais. De sorte que cela va déjà plus loin que la présence physique du Seigneur. Le premier miracle qu'il opère - à titre d'essai pour ainsi dire -, il l'opère par amour pour sa Mère : lors de sa rencontre avec Elisabeth. Là on ne peut guère dire qui opère le miracle. Dieu, naturellement, mais est-ce Dieu dans la Mère comme signe de la vérité du Fils, ou Dieu dans le Fils pour sa Mère? Ce premier miracle remplit déjà deux conditions essentielles des futurs miracles du Fils : la présence physique du Fils et la foi de sa Mère en lui; c'est pourquoi c'est peut-être un miracle de sa présence aussi bien qu'un miracle de la foi de Marie. - Le Fils, qui connaît le lien des miracles à son incarnation, laisse au Père le soin d'opérer ses miracles. A vrai dire, le Père les limite là où le Fils vit : physiquement ou bien dans la foi des disciples; mais, pour opérer des miracles, le Fils se lie totalement à la volonté du Père. Il les opère dans sa mission, et sa mission le limite dans l'espace et dans le temps. Par exemple, il ne donnera pas miraculeusement du pain à un peuple qui a faim et qui est loin de lui, il en donnera à des hommes pour qui il est visiblement présent. Pour le moment, les apôtres aussi sont liés à lui. Par la foi, mais aussi par les limites de leur vie commune elle-même. Quand ils sont envoyés, ils ne s'éloignent pas de lui plus que d'une journée de voyage. - Pour opérer des miracles, la seule question qui se pose pour le Fils, c'est uniquement celle de la volonté du Père. Non sa propre volonté en tant que Dieu. Cette volonté divine qui est la sienne, il n'en est pas question maintenant; en tant qu'homme il veut vivre directement de la volonté du Père. Comme si un amoureux pour l'amour de la bien-aimée voulait renoncer à ses goûts personnels pour considérer et apprécier toutes choses avec les yeux de sa bien-aimée. De même, le Fils ne tient pas compte maintenant de ses propres possibilités divines pour se régler en tant qu'homme uniquement sur la volonté du Père - une possibilité qu'il n'avait pas auparavant. - La réception des miracles est double : il y a les croyants qui y voient l'expression de la puissance de Dieu, et il y a les non croyants qui, par l'expérience certaine de quelque chose d'étonnant, sont introduits dans quelque chose de plus grand. Les premiers sont fortifiés dans la foi, les seconds sont acheminés vers la foi. Il y a aussi ceux qui refusent : ils sont témoins d'un miracle ou ils en ont entendu parler et, a priori, sans discussion, ils l'expliquent d'une manière naturelle ou comme un hasard. Les miracles contribuent ainsi à la division des esprits. - Le Fils évite soigneusement d'opérer un miracle pour se sauver lui-même. Il force pour ainsi dire par là le Père à une objectivité qui, en Dieu, est un équivalent de la croix. En abandonnant les miracles à la puissance du Père ou en se servant de la puissance miraculeuse du Père pour opérer des miracles qui font partie de sa mission, le Fils s'exclut lui-même afin qu'on ne tienne pas compte de lui en tant qu'homme. - Par ailleurs, il n'opère pas non plus de miracle pour lequel on pourrait se demander : est-ce réellement un miracle ou n'est-ce qu'un heureux concours de circonstances?... S'il voulait opérer un miracle par sa propre puissance (ce dont il est capable, bien sûr), il recourrait en tant qu'homme à sa divinité; mais bien qu'il reste Dieu tout en étant homme, il veut maintenant déposer auprès du Père ses puissances divines. Sinon il serait une espèce "d'homme miracle", un surhomme ou un "saint" pour l'amour de moi. - Mais pour les saints thaumaturges authentiques, il y a justement ceci qu'ils sont en croissance; le Fils par contre n'est pas en croissance, il est. S'il opérait maintenant lui-même ses propres miracles, son être serait à ces moments-là pour ainsi dire mi-homme et mi-Dieu. Sur le Thabor, il serait plus Dieu qu'homme, sur la croix plus homme que Dieu. C'est cette apparence qu'il veut éviter. Une fois pour toutes, il est qui il est : le Fils du Père, il est devenu homme et, par son être, il renvoie à l'amour du Père. Le miracle majeur qu'il nous apporte est celui de l'amour et de la foi : par sa venue, l'amour et la foi peuvent devenir des miracles manifestes pour la rencontre de l'homme avec le ciel. Ses miracles matériels ne sont ainsi que des coups d'oeil rapides dans le ciel, peut-être pour que nous puissions voir quelque chose plus facilement. Ou bien aussi pour que ceux qui viendront après, ceux qui cherchent, ceux qui doutent ne cessent d'être confrontés à l'absolu de Dieu. Si nous étions comme la Mère, la rencontre avec le Fils nous suffirait totalement comme pour elle a suffi sa rencontre avec l'ange. Ce n'est que parce que nous sommes pécheurs que nous avons besoin de preuves si manifestes (225-227).
115. Approches du mystère de Dieu
Si nous partons de la Trinité des personnes, un accès nous est donné parce que le Fils - et lui seulement - a été homme parmi nous et parce que nous comprenons les relations entre les humains. Néanmoins nous ne pouvons jamais comprendre totalement notre prochain. Ici il en est du spirituel comme du matériel : une part de la personne avec laquelle nous parlons est tournée vers nous, une autre pas. Il nous est difficile de dire dans quelle mesure nous pouvons comprendre une personne, en tout cas notre compréhension reste limitée. Quoi que nous comprenions, la certitude reste en nous qu'il y a beaucoup de choses que nous n'avons pas comprises et que l'ultime mystère de la liberté de l'autre nous demeure caché. A combien plus forte raison cela vaut-il pour Dieu. Si nous regardons le Fils comme notre prochain, ce qui est voilé en lui reste beaucoup plus grand que ce qui est dévoilé; si nous le regardons comme Dieu, tout ce qu'on peut concevoir de lui est encore beaucoup moins à la hauteur. - Mais quand nous rencontrons le Fils dans la foi vivante, nous renonçons vite à le comprendre totalement, d'autant plus volontiers que ce qu'il nous montre de lui est si comblant que nous sommes plus qu'occupés et plus qu'heureux avec ce qu'il nous a donné. Dans ces présents du Fils, nous ne voyons Dieu le Père et Dieu l'Esprit que dans leurs effets. Mais si nous pensons à la plénitude qui nous est donnée dans le Fils, nous sommes au fond reconnaissants de ne pas voir le Père. Ce que sa vision a de stupéfiant devrait faire voler notre esprit en éclats. Et pourtant nous savons par le Fils que plus nous le regardons, mieux nous sommes préparés à rencontrer le Père. Non que nous progressions par nous-mêmes en allant d'une chose comprise à la suivante, mais c'est la grâce de la méditation qui nous rapproche. Et ceci, c'est le Fils et son Esprit Saint qui l'opèrent en nous et, finalement, c'est aussi le Père lui-même agissant dans les deux. - Pour nous approcher du Père dans la foi, nous devons partir de la Parole de Dieu : Parole de l'Ancien Testament qui parvient à son sommet dans le Fils. Et de même que nous devons considérer les paroles de l'Ancien Testament comme agrandies, dilatées, dépassées par le Fils, de même toutes les paroles humaines du Fils sont ouvertes sur l'infiniment plus grand de Dieu. Le Fils renvoie au Père. Nous avons les concepts humains de paternité et de filiation, mais nous ne pouvons les employer que comme des indices du mystère de Dieu. Le Fils lui-même désire cette application, il veut nous mettre sur le chemin du Père. Ses paroles (ses actes, et ses miracles, et sa passion, et sa résurrection, il faut les comprendre ici aussi comme des paroles et des affirmations) ont toute leur valeur en tant qu'orientées vers le Père. Si, en suivant ses paroles, nous empruntons le chemin qu'il est, nous sommes sur le bon chemin. Quand et comment nous atteindrons le but, et ce que nous allons rencontrer en cours de route nous demeure caché. Il ne sert à rien de poser des questions, chaque jour nous le montrera. - Pour penser l'Esprit également nous avons comme point de départ notre propre esprit créé, qui est ce qui est le plus mystérieux, le plus inconcevable que nous connaissions dans le monde. Nous savons que son origine doit se trouver en Dieu parce qu'il dépasse toutes les choses créées et qu'il est orienté vers Dieu. Il est en même temps ce qui est le plus caché et ce qui est le plus évident, ce qui se connaît lui-même et qui pourtant aussi ne se connaît pas, ce qui reflète ce qu'il y a de plus personnel dans le prochain et à quoi nous le reconnaissons, et ce qui cependant nous en demeure toujours encore voilé. Si nous pensons à l'Esprit de Jésus, qui rayonne de lui, son Esprit sur lequel on ne peut se méprendre et qui est pourtant incompréhensible, nous commençons alors à regarder en direction de l'Esprit Saint et, parce que l'Esprit du Fils nous met toujours sur le chemin du Père, nous pressentons que l'Esprit des deux ne fait qu'un. - Et ainsi en partant de la connaissance vécue de chacune des personnes divines nous ne cessons de revenir à la connaissance de la Trinité, à sa vie intime, à la comparaison du credo : "Lumière née de la lumière", et le regard sur l'égalité de nature des personnes nous rappelle Dieu tout entier avec l'atmosphère de grâce qui émane de lui. - Il y a des réflexions spéculatives sur le contenu de la foi, mais celles-ci atteignent vite leurs limites si elles ne sont pas poursuivies dans la prière. Viennent les moments où la prière corrige une question, et alors elle contient aussi déjà la vraie réponse. La joie peut alors nous inonder soudainement pour le fait que nous sommes des humains, limités dans nos possibilités, mais de telle sorte que nos limites ne cessent de nous rendre attentifs à l'infini, à l'illimité, à l'éternel et qu'il nous est donné d'avoir au-dessus de nous dans l'éternité le Dieu toujours plus grand. Notre prière devient alors un Te Deum, un étonnement reconnaissant qui débouche sur l'adoration (78-80).
116. La nourriture
Nous prenons de la nourriture pour garder notre corps en vie. On ne sait pas ce que devient la nourriture que nous avons mangée, elle favorise invisiblement la vie de notre corps. De même pour l'âme, il y a des choses qui la nourrissent invisiblement. Par exemple les sacrements, par exemple la Parole de Dieu et toute parole ou tout écrit qui nourrit l'âme, le coeur et l'esprit (496).
117. Laisser faire Dieu
Qui a rencontré vraiment le Dieu vivant a désappris, dans l'objectivité de Dieu, à souhaiter quelque chose pour lui-même; ou bien s'il le fait, ce qu'il demande a un rapport étroit avec sa mission... Il s'oublie lui-même, il laisse faire Dieu (574).
118. Comme un ruisseau dans la forêt
Au ciel, tout ce qui est perçu, tout ce qui est dit, est contenu dans le fait que Dieu attire tout à lui. Et pourtant il reste quelque chose qu'il ne serait pas juste d'appeler désir mais qui, au sein de la vision de Dieu, est un cheminement joyeux vers lui. Nous aimons et nous sommes aimés, et l'échange d'amour est mouvement vers Dieu : on est toujours arrivé au but tout en demeurant en mouvement. Comme un ruisseau dans la forêt : on est charmé par sa présence et on peut en même temps le longer; c'est tout aussi beau qu'il soit ici comme il était là et qu'il continue à couler; tout ne fait qu'un. Rien que le mouvement de l'eau, qui fait partie de sa nature, nous charme, mais aussi que nous puissions nous déplacer avec lui. Que le ruisseau coule continuellement est aussi une surprise toujours nouvelle, car de l'eau nouvelle coule toujours dans le même ruisseau. De même au ciel il y a l'éternelle surprise que Dieu nous appelle constamment et que nous nous trouvions constamment devant lui dans la réponse. Et parce que ceci est un état, on ne peut pas dire que celui qui est au ciel depuis longtemps et se trouve en chemin vers Dieu soit plus joyeux et plus comblé que celui qui vient d'arriver ou que celui qui, arrivant de la terre, a le droit de venir pour ainsi dire en visite pour un moment (74-75).
119. Prière dans le ciel
Au ciel, on ne fait pas soi-même sa prière, on est pris dans la prière (c'est la première chose qu'on remarque). Qu'on soit ainsi pris est si directement un don du ciel que le mieux qu'on peut faire, c'est de comparer cela à une authentique contemplation donnée par Dieu; seulement la force de ceux qui prient avec nous et l'atmosphère de la prière sont si denses et si sensibles qu'on ne peut pas se défendre de l'impression que quelque chose de ce genre n'est pas possible sur terre! Ici-bas, dans des heures de grâce particulières, nous pouvons prier de telle sorte que nous sentons la présence du Seigneur dans son Esprit Saint, que nous sommes emportés dans une réalité ecclésiale de la prière qui efface tout ce qui est personnel pour faire place uniquement à la voix de Dieu et de son Eglise. Mais au ciel, c'est la voix de Dieu et de son ciel. Ce qui ici-bas se présente et s'impose constamment à celui qui prie comme tâche de l'Eglise, a au ciel un tout autre visage : on est adapté à la volonté de Dieu. D'une manière parfaite et en même temps si bienheureuse que les désirs et les demandes de celui qui prie sont totalement transformés. Le visage de Dieu est comme dévoilé dans sa voix, dans sa volonté et dans sa direction. Ici-bas, dans la prière, certaines voies sont visibles qu'on peut emprunter, peut-être aussi n'y a-t-il que des sentiers étroits. Mais il y a un chemin et il y a une conscience qui d'une manière ou d'une autre prend ce chemin. Au ciel - pour parler comme la Bible - il y a comme une sorte de forêt vierge; les voies sont invisibles et pourtant on se déplace au milieu d'une haute végétation avec une totale liberté; on peut découvrir là un rossignol caché, ici dans l'ombre profonde, une fleur. Pourtant cette marche dans cette densité ne s'effectue pas avec l'illusion que ce n'est pas difficile ou qu'on se déplace comme dans un conte; c'est Dieu qui nous montre ce qui est caché et nous conduit dans ce but, mais il le fait avec l'accompagnement du ciel tout entier. Et ce qui pourrait paraître un obstacle recèle seulement un surcroît de beauté, mais une fois encore il ne s'agit pas d'une beauté qui ne ferait que nous accabler et nous terrasser ou qu'il serait difficile d'atteindre. La joie du découvreur est une joie parfaite sans peine ni fatigue. On est surpris d'une découverte à l'autre; en fin de compte on ne se réjouit pas seulement parce que tant de gens se réjouissent avec nous, parce que la joie de tous est sensible, non seulement d'une manière personnelle et subjective, mais on se réjouit dans un sens qui est donné et qui dépasse de loin ce qui est personnel et conduit chaque fois au centre du mystère de Dieu. - Il y a l'adoration, l'ouverture totale de l'âme devant Dieu et l'amour pour lui au-delà de toute mesure, et dans l'amour on se laisse remplir par Dieu. Il y a aussi la prière d'intercession. Mais celle-ci aussi est nouvelle parce qu'elle est toujours offerte par les mains de Dieu. Ainsi le sacrifice devient allégresse, la demande devient action de grâce. Il règne une parfaite harmonie de la prière telle qu'on peut la vivre peut-être ici-bas pour quelques secondes : quand par exemple on prie dans une église et qu'on est si directement touché par la grâce qu'on s'imagine éprouver de manière sensible sa répartition sur tous ceux qui sont présents ou sur ceux qu'on a recommandés ou sur des gens qui nous sont totalement inconnus. Ici-bas, cela peut durer un instant, mais au ciel on connaît objectivement cette répartition, on est en plein dedans et elle tombe bien d'une manière infaillible. - La durée de la prière du ciel ne peut jamais être déterminée. Ici-bas on peut dire : à tel moment j'ai prié tandis qu'à un autre mes pensées ne s'occupaient pas de Dieu. Au ciel c'est tout différent : même si on s'occupait là de quelque chose d'autre, tout porterait quand même si fort la marque et le signe de la prière que toute séparation serait impossible. Je ne crois pas qu'on puisse comparer l'état dans le ciel à l'état d'Adam avant le péché. Dans le ciel, l'état est beaucoup plus ample et plus élevé. La rédemption par le Christ apporte à l'homme quelque chose de totalement nouveau. Le Père se laisse bouleverser par l'amour du Fils, par l'inouï, ce qui veut dire ici : il a racheté le monde sur la croix. Le caractère démesuré ce que le Fils a fait et son accueil par le Père, ce débordement de l'amour réciproque dans l'Esprit Saint, est d'une telle plénitude que toute prière en est portée et soulevée, reçoit son sens ultime et apporte constamment à celui qui prie de nouvelles expériences qui, malgré leur éternité, ne cessent d'être uniques. Il n'y a pas de répétition. Il n'y a pas non plus quelque chose comme un désoeuvrement dans le fait qu'on ne serait que spectateur. Rien de l'abondance du ciel n'est jamais superflu. Ce qui est plus grand au-dessus de nous reste toujours plus grand, et la proximité de Dieu en nous et sa présence demeurent en tout cas toujours une proximité intime, une présence immédiate (75-77).
120. Eucharistie et incarnation
Il y a dans l'incarnation une promesse de l'eucharistie, la promesse que Dieu demeure au milieu de nous. (L'Esprit est garant de cette promesse). Il y a dans l'eucharistie une confirmation de l'incarnation. Tout l'évangile paraît ainsi tendu entre incarnation et eucharistie. Qui lit aujourd'hui l'Evangile avec foi se trouve lui-même tendu entre les deux (incarnation et eucharistie). En recevant la parole, il comprend qu'il a reçu quelque chose de l'incarnation, et il ne comprendrait pas l'incarnation si l'eucharistie ne lui avait pas été donnée. En tant que chrétien, il a une conscience concrète que l'eucharistie lui a transmise et qui l'introduit dans la compréhension de l'incarnation. S'il n'y avait pas eu l'incarnation, je ne serais pas devenu le frère du Christ, il manquerait à ma vie une qualité particulière. Si je recevais l'eucharistie sans croire à l'incarnation, ma réception serait tout à fait incomplète, car il me manquerait l'essence qui est fournie par l'incarnation, ma communion ne serait plus rencontre de l'eucharistie et de l'incarnation en moi, elle resterait sans fondement (529).
121. Assimiler
Qui n'assimile pas les grâces qu'il reçoit, sa vie intérieure ne demeure pas stable, elle décroît... (De même pour le corps : s'il ne mange pas, il maigrit). De même il y a des taches qui se forment dans l'âme et on doit recevoir de nouvelles grâces pour se purifier... L'action de la grâce peut aussi s'étendre à des choses qui sont totalement soustraites à la connaissance de l'homme et qui sont malgré tout présentes en lui. Le corps aussi reçoit sa vie d'une manière qui demeure inconsciente. Naturellement quand l'âme comprend et le peut, elle doit coopérer avec la grâce (496).
122. Le trésor
Quand Paul s'est converti, la vision de Damas est décisive pour sa foi. Vision et foi coïncident, si bien qu'on ne peut pas contester que la vision soit à l'origine de sa foi. Mais c'est un cas extrêmement rare. La plupart du temps, la vision ne sert pas à engendrer la foi de celui qui voit ou à l'augmenter, mais à enrichir le trésor de la foi de l'Eglise (190).
123. Faire impression sur Dieu
Toute prière va à Dieu. Et il arrive qu'un croyant qui prie avec tiédeur se voit comblé tout d'un coup au-delà de toute attente; il peut être comblé tellement au-delà de son attente que même ce qu'il désirait semble maintenant sans importance. Peut-être avait-il demandé quelque chose sans grande conviction, seulement parce que quelqu'un avait attiré son attention sur ce moyen. Et maintenant il ne peut pas s'imaginer comment ses mots ont pu faire impression sur Dieu. - Il ne se doute justement pas de l'importance de la communion des saints, de l'Eglise, de tous ceux qui prient à travers le monde, de tout le ciel aussi qui, à sa manière, transmet les demandes de la terre. La Mère de Dieu les entend et les transmet; les saints aussi interviennent d'une manière qui correspond à leur mission terrestre, seulement ils le font maintenant avec plus de liberté; les anges le font comme aides des hommes en vertu de leur nature angélique; ils sont là avec tout leur être, leur disponibilité, leur amour, pour transmettre (46).
124. Attendre l'Esprit
Se rendre disponible à tout ce qui peut arriver doit pouvoir être exigé de tout chrétien parce que la grâce de la nouvelle Alliance dépasse fondamentalement toutes les attentes de l'ancienne, toutes les perspectives des prophéties. Regardant maintenant le passé à partir de la vie du Seigneur, nous pouvons établir qu'il y avait un accomplissement dans le prolongement de l'attente. Mais le mode de l'accomplissement ne pouvait absolument pas être pressenti par l'ancienne Alliance (453).
125. Humiliation
L'Eglise doit être mise à nu et humiliée comme le Fils sur la croix. Devant le Fils, elle ne peut pas prétendre à une intimité qui ne lui serait pas totalement abandonnée... Il n'a pas besoin de répondre tout de suite à l'abandon de l'Epouse en l'embrassant avec amour. L'Epouse n'y a aucun droit : le Seigneur peut donner à sa réponse la forme qu'il veut. Il peut aussi se procurer un accès à l'intimité de l'Epouse d'une autre manière. Elle doit être préparée par l'humiliation à recevoir l'Epoux de toutes les manières qui lui plaisent. - Il peut aussi lui montrer les obstacles qu'elle lui oppose, si réellement elle veut arriver un jour à la source de sa fécondité. Et si déjà elle le repousse, elle supportera encore moins ses enfants qui auront besoin de ses sources comme nourriture! Le Seigneur l'humilie parce que ce n'est que dans l'humilité qu'elle peut nourrir ses enfants dans le sens du Seigneur. Mais il ne la laisse pas tomber, c'est justement en l'humiliant qu'il lui montre qu'il se soucie d'elle constamment... Il ne laisse pas tomber cette Eglise stérile, il l'emmène avec lui plus loin vers la croix. - Qui est l'Epouse en somme? On ne le comprend que si on regarde sa relation au Seigneur. Il faut partir du Seigneur et du besoin qu'il a d'une Eglise dans laquelle il peut répandre sa grâce. Elle ne doit faire totalement qu'un avec lui et c'est pourquoi les chrétiens ne doivent faire qu'un entre eux. L'unité réside dans le fait que le Seigneur attire à lui son Epouse, et les chrétiens en font partie dans la mesure où ils se laissent attirer vers le Seigneur dans l'unité de l'Eglise (277).
126. L'hôtel
Il est difficile de décrire l'Esprit et de dire quelque chose de lui parce qu'il est capable des plus petites choses comme des plus grandes... Là où on commence à savoir quelque chose de l'Esprit, là se termine ce qui nous est propre : on est accueilli et pris en charge, l'Esprit témoigne, on est son hôte. Nous devenons tellement les hôtes de Dieu que nous finissons par être dans notre propre maison non seulement en Dieu ou dans l'Eglise mais là aussi où rien ne nous dépossède parce que "l'hôtel" consiste à demeurer libre pour la rencontre. Dans la sainte communion, la rencontre avec le Fils reçoit une certaine forme, on se rencontre. Mais parce que l'Esprit ne s'est pas fait homme, on ne peut donner une forme à aucune de nos rencontres avec lui. L'amour du Fils est tel que nous devons nous y heurter et de là aussi rencontrer sa personne. Pour l'Esprit, la paix de la rencontre est à nouveau mouvement. Les vierges qui vont à la rencontre de l'Epoux avec leurs lampes connaissent l'époux; mais les vierges sages sont poussées par l'Esprit sans pour autant le connaître assez pour pouvoir décrire sa présence; et après la rencontre avec l'Epoux, elles sont poussées plus loin avec lui jusque dans la salle des noces célestes (464-465).
127. Le buisson ardent
Quand j'ai vu brûler le buisson, il me semblait incompréhensible que le feu de Dieu puisse brûler sans se consumer. Mais j'ai compris que c'était le feu de la pureté et de la sainteté de Dieu dont il n'est pas permis d'approcher avec ses propres mesures. C'est de lui que proviennent les missions : Moïse reçoit la sienne du sein de ce feu extraordinaire; toute mission commence là où le feu de Dieu devient visible en sa nature qui nous est incompréhensible. En chaque mission s'ouvre une distance entre Dieu et l'envoyé; celui-ci voudrait la franchir parce qu'il se sent appelé, attiré, interrogé; mais Dieu fixe la distance, on n'entrera pas dans son domaine, c'est de là qu'il fait le don de la mission. - A l'origine, lors de la création, Dieu voulait donner aussi à tout homme en chemin une mission précise que chacun aurait reconnue, gardée et exercée comme venant de Dieu. Il n'y aurait pas eu le sentiment que Dieu était loin. Maintenant, par le péché, la distance a fait son apparition, d'abord comme signe que Dieu se détourne du péché, mais ensuite aussi dans le cadre de ses nouvelles dispositions dont le dessein est de ramener à lui les pécheurs. C'est pourquoi Moïse est gardé à distance. Dieu est seul dans son feu qui brûle et ne consume pas... Pour les morts, dans le monde d'en bas, il y a aussi une flamme qui brûle mais ne consume pas, qui attire, mais qui en même temps indique le chemin... Pour les morts aussi, ce feu qui attire et repousse sera incompréhensible. Ils ne voudront pas non plus le comprendre, ils voudront d'abord s'obstiner dans leurs propres limites, et toutes les idées qu'ils se sont faites dans leur vie de pécheurs ou aussi de justes, ils voudront les utiliser pour contester avec Dieu comme Moïse en face du feu. Le dialogue paradisiaque des hommes avec Dieu n'est plus possible; pour le renouer, le Fils doit obtenir le samedi saint que les hommes soient autorisés à entrer dans le feu du Père. Ils doivent le désirer et le vouloir : faire effort pour sortir de leurs propres limites et de leurs propres idées, et être plongés dans le monde du feu divin où Dieu maintient sa puissance souveraine. Le purgatoire tout d'abord ne force rien; le pécheur se sent attiré par Dieu, mais il se voit lui-même totalement détourné de Dieu (c'est de cette manière qu'il sent le non de Dieu à son état de péché), et maintenant il doit dépasser son éloignement de Dieu pour être sensible au feu qui brûle sans consumer. - Si Moïse était allé dans le feu qui ne consume pas le buisson, il aurait été brûlé tout entier. Cela caractérise l'ancienne Alliance. C'est le Fils qui apportera la condition qui permettra que le pécheur ne soit pas consumé par le feu de Dieu. Jusque-là Dieu garde jalousement cette propriété du feu. Vis-à-vis de Moïse, il se fait reconnaître comme Dieu, il l'intéresse aussi par le feu, mais il ne le laisse pas s'approcher. Cela ne lui est pas possible sinon Moïse se précipiterait dans ce que Dieu a de consumant, dans sa justice. Qu'un homme, s'en remettant au feu de Dieu, puisse se précipiter en Dieu, ce n'est que le samedi saint du Fils qui l'a obtenu. Il y a là un mystère trinitaire... C'est le Fils qui va instituer le purgatoire pour amener au Père ceux qui auront été purifiés en se laissant brûler dans le feu du Père sans être consumés. Mais l'Esprit Saint est le gardien de l'inaccessibilité du Père dans le feu tout autant que celui qui attire l'homme dans le feu. Pour Moïse, il est celui qui attire comme celui qui repousse. Il est ce qui distingue les deux aspects, qui ne les laisse pas se réunir, il est l'amour patient, qui a besoin de temps et qui a le temps. - Moïse veut tout savoir mieux que les autres : il veut s'approcher de Dieu, Dieu le lui interdit et il lui donne en retour une mission, mais Moïse n'en veut pas. Il se dit en quelque sorte : si tu ne m'accordes pas ce que je veux, je ne fais pas non plus ce que tu veux. Dieu a éveillé son attention par le feu, le feu l'a mis en conversation avec Dieu, mais parce que Dieu met des limites, Moïse se sent autorisé à en mettre aussi de son côté. La confession et le purgatoire sont offerts au pécheur, mais celui-ci veut y entrer avec ses propres mesures. Le feu brûle mais ne consume pas, Moïse en conclut : il ne va pas non plus me consumer. Il y a la possibilité de s'approcher de la pureté de Dieu et de garder alors le contrôle jusqu'à un certain point, ne pas permettre que soit dirigé le moi auquel on tient. Mais ici Dieu crie : "Halte!" Le buisson est une créature de Dieu : il peut y habiter; le pécheur en tant que tel n'est pas sa créature : Dieu devrait le consumer. En tout cas, il doit brûler totalement son repli sur lui-même (316-318).
128. Transparence
Beaucoup de mots sont mis sur les lèvres du prêtre par l'Eglise : pour la messe, le bréviaire, les sacrements; pour d'autres mots, le prêtre doit dire ceux que l'Esprit Saint lui inspire, qu'au fond il invente pour lui et il ne doit pas s'y fermer. Il n'est pas seulement un serviteur de l'Eglise mais, par son don de lui-même, par son oui au service sacerdotal..., il est devenu un serviteur personnel de Dieu. Il est obligé vis-à-vis de Dieu tout autant que vis-à-vis de l'Eglise. Ainsi il doit garder toujours éveillée sa joie dans la foi, l'espérance et l'amour pour recevoir l'Esprit comme un croyant vivant, comme un "espérant" vivant et comme un "aimant" vivant, et être transparent à Dieu et aux hommes. Il doit avoir renoncé totalement à lui-même pour vivre à la suite du Christ véritablement et sans partage, le Christ qui s'est livré à Dieu et au monde dans son obéissance humano-divine et sa prière incessante. Comme le Fils a pris l'Esprit comme règle, il doit aussi reconnaître le Fils et l'Esprit comme règles de son existence pour qu'en accomplissant ainsi la volonté du Père il transmette à la communauté la parole et la bénédiction de Dieu (492).
129. Suivre le rythme
La foi vivante n'est pas la même chose qu'une foi morte plus l'amour. Parce que la foi n'est pas un savoir. Pas un simple savoir appuyé sur l'autorité de Dieu. Pas simplement tenir pour vraies des propositions abstraites, les dogmes ecclésiastiques. Il fait partie essentiellement de la foi d'accepter ce que Dieu a préparé pour moi de vérité et, pour cela, l'amour est nécessaire. Pour croire comme il faut, je dois avoir l'amour. - Quand un professeur raconte une histoire à une classe, il adapte son récit aux enfants. Malgré cela, c'est à sa manière que chaque enfant entendra l'histoire et y participera. Il fait partie de la grandeur de Dieu de donner à chaque personne d'expérimenter la foi de manière différente. De plus, pour un homme vivant, la foi n'est jamais fermée. Si Dieu lui donne la foi aujourd'hui, il espère que l'homme, demain et après-demain, va tirer de sa foi de nouvelles conséquences et la comprendre par là de manière nouvelle. Pour que la classe comprenne un axiome mathématique ardu, il y a auparavant tout un travail préparatoire. On commence par les opérations les plus simples; pour les opérations moyennement difficiles, beaucoup ne comprennent plus, on doit revenir avec eux à ce qui est plus simple. Tant que les élèves suivent, on peut espérer qu'ils comprendront aussi ce qui est plus difficile, mais non s'ils "décrochent". Pour reconnaître Dieu dans la foi, nous devons essayer de suivre le rythme de son amour pour nous (37).
130. Prostitution
Les pécheurs connaissent leur propre honte, c'est pourquoi ils sont en mesure d'indiquer et de dénoncer ce qu'il y a de plus honteux dans l'Eglise. Si j'inflige une blessure à un ami et qu'il porte un vêtement qui la cache, je puis lui dire où il est blessé et il pourrait encore être blessé plus facilement... La même Eglise est composée de Marie et de Pierre, Pierre qui renie, Pierre qui ne cesse au cours des siècles de nouer des compromissions avec le monde. L'Eglise ne se prostitue pas elle-même, de son propre gré. Ce sont les pécheurs qui la prostituent, les pécheurs qu'elle doit tolérer en son sein (507-508).
131. Les pénitents
Le prêtre ne doit pas (ne peut pas, n'a pas le droit) se soustraire à l'influence de ses pénitents ou d'autres chrétiens à qui il a à faire et qui se fient à lui (qui lui sont confiés). Prêtres et laïcs ne font qu'un dans l'Eglise et la consécration reçue par les uns réalise en tous ses membres une Eglise sacerdotale (474).
132. Les hautes mathématiques
Si on veut faire connaître le Seigneur Jésus à un enfant, on lui raconte des histoires tirées de l'évangile et par là on éclaire sa propre vie. Il était indocile, on lui montre combien Jésus enfant était docile; et parce qu'un enfant aime bien aimer et être aimé, il essaie de ne pas faire de peine à Jésus enfant. L'adulte qui éduque l'enfant doit en quelque sorte être animé par l'Esprit pour savoir comment présenter les choses. Pour l'enfant, l'Esprit demeure caché derrière le Christ enfant. En voyant comment Jésus se comporte, il apprend à connaître le bien qui convient à un jeune chrétien. Ainsi l'enfant est conduit aussi bien par le Seigneur que par l'Esprit Saint dans celui qui l'éduque. - Mais quand l'Esprit réclame pour lui l'être humain qui grandit, il y aura de vastes domaines où le Christ ne pourra plus être donné en exemple de manière aussi concrète; les vérités deviennent "plus abstraites" et maintenant c'est l'Esprit d'abord qui conduit. Un étudiant chrétien qui voudrait devenir médecin a sans doute dans le Christ un certain modèle de vie, mais il a aussi devant lui une "idée" qui est formée et qui est dominée par l'Esprit. Pas simplement dans un prolongement du Christ. Il y a des transpositions et de nouveaux domaines et des formes nouvelles où l'Esprit intervient avec une certaine visibilité. Si un chrétien désire l'esprit d'enfance, il peut sans doute regarder Jésus enfant et considérer l'attitude du Fils à l'égard du Père; mais il doit, en le faisant, se tourner aussi vers l'Esprit de connaissance qui n'est jamais parfaitement évident. Et on ne doit pas penser qu'on ne peut se tourner vers l'Esprit que pour de "hautes mathématiques"; il aide tout autant à affronter la vie quotidienne dans un sens chrétien (435-436).
133. Etre discret vis-à-vis de Dieu
Ce qui est propre au Fils appartient au Père. Et Dieu seul sait ce qu'est la Parole divine, le contenu qu'elle a; lui seul la voit nue et infinie et éternelle, dans sa portée divine illimitée. Et ces profondeurs de la Parole qui nous restent inaccessibles, il se peut d'ailleurs qu'elles ne soient pas exprimées; elles font partie du silence de Dieu et de son mystère trinitaire, elles font partie de ce qui est issu de l'être de Dieu pour les autres personnes divines et n'ont de sens que pour elles, si bien que nous ne les percevons pas. Cette Parole secrète, qui n'est perceptible que dans l'échange divin en Dieu, pour Dieu, par Dieu, appartient au mystère du toujours-plus divin. Mais il peut se faire que Dieu enlève tout à coup un voile pour nous montrer l'une de ses paroles dans toute sa profondeur. Si nous voulions exprimer quelque chose de cette Parole secrète, nous pourrions seulement dire qu'elle est divine, qu'elle est en harmonie sans doute avec la doctrine chrétienne, mais qu'en ce qui concerne son sens intra-divin elle reste en la garde de Dieu. Cette Parole non dite, que nous ne savons pas où placer, qui nous rappelle quelque chose qui pourrait être son expression exacte, a alors pour nous avant tout le sens qu'étant elle-même non dite elle nous invite aussi au silence, un silence de vénération qui s'arrête devant le mystère ultime. Nous ne croirons plus que nous devons et pouvons, par une recherche plus approfondie ou une prière plus intense, obtenir d'avoir accès à des régions où nous ne sommes pas invités. La Parole infinie nous invite à reconnaître nos limites, à être discret vis-à-vis de Dieu et à ne pas chercher à lui extorquer ce qu'il ne veut pas dire. - Quand nous chercherons à comprendre, nous ne serons plus tentés non plus de nous engager dans des chemins qu'il nous interdit pour quelque raison que ce soit. Mais ce silence de Dieu nous invite tout autant à une participation intérieure. Dans la méditation, la prière, la louange, la supplique ou la plainte, nous devons tout à coup nous arrêter parce que quelque chose de plus grand se révèle dans le silence. Si nous nous taisons, cela ne doit être ni apathie, ni mauvaise humeur, ni épuisement, mais vénération et participation, introduction paisible dans un espace où nous n'ouvrons plus les yeux (38).
134. L'insaisissable
Le Fils qui de toute éternité et pour toute l'éternité vit avec le Père en tant que Parole du Père ne perd jamais sa propriété d'être Parole. Pour le Père, le Fils est toujours également digne d'être aimé, toujours également précieux; entre eux, rien ne s'épuise, rien n'est jamais dépassé, rien de la Parole de Dieu ne perd de sa force. La relation des personnes en Dieu est toujours également comblée, et ainsi la Parole de Dieu, qu'elle soit exprimée ou secrète, est toujours également actuelle, en service, adorante, disponible. Et ce service et cette adoration et cette disponibilité sont perceptibles par nous, dans une certaine mesure déterminée par Dieu, même si ce que nous pouvons en saisir débouche sans cesse dans le toujours-plus-grand que nous ne pouvons percevoir. Tout est plus grand et, du fait que c'est plus grand, c'est aussi différent. Quand nous disons plus grand, nous pensons, nous, hommes, accroissement de ce que nous pouvons saisir; en réalité la Parole grandit qualitativement : elle devient autre, elle devient divine, substantiellement insaisissable (39).
135. Les vagues de l'océan
Le Fils devient pour nous pain, dans le pain il demeure chair, il est mangé par nous; pendant la sainte eucharistie, ce miracle s'accomplit sous nos yeux, nous ne remarquons rien avec nos sens, mais pour la foi la transsubstantiation est vérité. Et si cette transformation signifie pour chaque croyant un sommet, elle est justement par là l'exemple que la Parole est transformée par son être-plus en Dieu. Quand nous regardons une vague de la mer, comment elle se meut, se retourne et passe en d'autres vagues, quand de plus nous entendons constamment le ressac sur le rivage, cette vague unique est pour nous une parabole de la toute-puissance mystérieuse de l'océan; devant cette plénitude, tous nos sens, tout notre être sont impuissants. Notre raison non plus n'en vient pas à bout bien que Dieu ait créé cette mer pour nous. Mais nous-mêmes, il nous a créés pour le Fils avec la mer et avec le tout, nous sommes entraînés dans cette nouvelle croissance qui nous dépasse absolument. Nous pouvons aligner des parties de sens sans pénétrer jamais jusqu'au cœur de la vérité ni en avoir une vue d'ensemble, et l'instabilité infinie des choses - d'abord en elles-mêmes, puis dans leur relation au Christ - nous renvoie au toujours-plus qui se trouve dans la Parole de Dieu, en Dieu lui-même. Quand nous disons "plus grand", nous pensons en même temps "autrement", quand nous disons "autrement", nous avouons notre impuissance à saisir cet être autrement. (39).
136. Déboucher dans le silence de Dieu
Nous avons une idée de l'être des choses, et même de la Parole de Dieu, mais nous ne pouvons ni la saisir, ni la décrire, ni l'assimiler. Plus une vérité est en Dieu, plus elle est élevée, plus elle lui appartient, moins nous pouvons la comprendre. Le ciel de Dieu, tel qu'il est réellement, est aussi élevé au-dessus de nos représentations de son ciel que le contenu divin de la Parole de Dieu est au-dessus de ce que nous en comprenons. Si dans une assemblée de priants, qui appartiennent vraiment à Dieu et qui cherchent à faire sa volonté, quelqu'un devait dire quelque chose de son frère, il exprimerait quelques petites choses compréhensibles, mais dès qu'il en viendrait à l'essentiel et qu'il devrait décrire quelque chose du mystère de son âme devant Dieu, de sa prière, de son don de lui-même, il ne pourrait plus que balbutier et il devrait bientôt se taire. Ce qu'est l'être humain par le Christ en Dieu, comment lui-même est transformé dans le toujours-plus de Dieu, on ne peut ni l'imaginer ni l'exprimer. Au beau milieu du pressentiment le plus brûlant, la parole doit déboucher dans le silence de Dieu (40).
137. Connaître Dieu sans la foi?
Est-ce que la raison peut connaître Dieu sans la foi? Certainement, dans une certaine mesure, comme ce scientifique, qui se posait la question de l'origine dernière, doit accepter qu'il existe une origine au-delà du monde, une origine "divine". Les dieux des païens aussi sont une preuve qu'il existe une connaissance naturelle de Dieu, mais ils révèlent en même temps les impasses où s'engage cette connaissance si elle reste en dehors de la révélation centrale de Dieu. Si la connaissance naturelle de Dieu suffisait, les hommes devraient avoir dès le début un Dieu et une foi. Mais si le Dieu vivant se révèle dans l'histoire d'Israël et dans le Christ et toutes les voies du salut qui s'y rattachent, il montre ainsi qu'une révélation "naturelle" ne suffit pas à l'homme. Elle peut être pour la question une première impulsion, une chiquenaude qui met tout en branle; mais s'il n'y avait rien de plus, l'homme, très vite, mettrait à nouveau à la place de Dieu ses propres images, des images de lui-même, celles qu'il a toujours reconnues comme place de Dieu, c'est-à-dire comme le lieu où lui, l'homme, s'arrête et où Dieu commence. Les idoles sont le signe évident que l'homme sait que Dieu s'est réservé son lieu, mais il sait aussi qu'il est incapable de garder libre pour Dieu cette place. La connaissance naturelle de Dieu peut le conduire jusqu'au point où la connaissance surnaturelle doit commencer si cela doit rester authentique (32).
138. La question du commencement
Supposons que plusieurs chercheurs dans différents pays, s'occupant du même objet, travaillant avec les mêmes méthodes et les mêmes instruments, mais sans aucun rapport avec la culture chrétienne, rencontrent tous le même jour la question du commencement : l'origine de la vie. Tous en arriveraient à la pensée de quelque chose comme Dieu : l'un appellerait Dieu, un autre l'incompréhensible ou la puissance de l'être, etc. Cette rencontre serait pour tous obligatoire, tous devraient s'occuper de la question, car leur propre vie est liée à cette cellule primitive; la question est posée par eux et elle les renvoie à eux-mêmes. Chacun alors, selon son caractère et son tempérament, se ferait une idée de l'origine, une image, et l'honorerait d'une manière ou d'une autre, l'un en l'adorant, un autre en y renonçant, un troisième au contraire en la combattant et en la provoquant, et celui-ci irait peut-être si loin qu'il en arriverait à nier totalement l'origine - pour la provoquer. Chacun se ferait de l'origine l'une ou l'autre "idole", une "image taillée", parce qu'il serait convaincu de l'existence de cette origine, mais il ne reçoit de l'origine aucune indication obligatoire pour l'image. Par contre si l'un d'entre eux découvre l'Ecriture sainte, s'il apprend à connaître le christianisme, il voit alors que son image n'a nul besoin de se trouver en opposition à ce qui se révèle ici, que lui et les autres chercheurs ont tous un commencement dont la réalisation vient ici à sa rencontre. Il peut par là arriver à la foi (33).
139. Se tenir prêt
Ce qui se passe pour l'adoration et le service de Dieu en raison de la connaissance naturelle qu'on a de lui fait partie d'un ordre provisoire qui n'est pas mauvais en tant que tel. Dans quelle mesure l'homme et son image se projettent dans cette relation est secondaire par rapport au fait premier qu'il en voit les limites et en tienne compte aussi longtemps qu'il n'est pas entré en contact avec la révélation plénière. Le mieux qu'il peut faire est de reconnaître que l'image de Dieu qu'il s'est faite est quelque chose qui lui correspond et, en tant que croyant qui en sait si peu sur Dieu, de se tenir le plus possible ouvert et prêt pour toute révélation authentique de Dieu par lui-même. - Il peut acquérir quelque chose de cette attitude en se basant sur sa propre raison. S'il connaît d'autres hommes qu'il respecte et estime, il peut déjà par courtoisie naturelle du cœur, par tolérance et par concession, comprendre que s'ils projettent quelque chose d'eux-mêmes dans leurs différentes représentations de Dieu, lui aussi sans doute se met lui-même dans la sienne si bien que sous ce rapport il n'a sur eux aucun avantage. Mais quand alors il revient à l'origine de toutes ces images, parce que la pensée qu'il y a autant de divinités qu'il y a d'hommes, ne peut le satisfaire, quand il voit comment toutes les images ne sont que différentes manières de voir de l'unique impulsion originelle, alors l'idée lui viendra qu'il n'y a sans doute quand même qu'un seul Dieu. Et si, d'une manière ou d'une autre, il entre en contact avec la révélation biblique, il se voit à nouveau confirmé dans cette opinion. Il se peut aussi qu'il reconnaisse comme justes et nécessaires certaines exigences surnaturelles de Dieu à lui adressées qui ne veulent pas cadrer avec son image intellectuelle de Dieu. Il peut finalement faire le pas de la foi chrétienne. Mais il reste que les premiers pas sur ce chemin étaient ceux d'une connaissance "naturelle". Dieu a créé des hommes naturels et il les a rendus capables de faire des pas vers lui qui deviennent une marche avec Dieu et dans la force de Dieu (33-34).
140. Le coup de grâce
Le Paul surnaturel prend naissance là où le Saul naturel s'abandonne dans la foi. Saul tombe par terre pour que l'esprit de Paul aussi reconnaisse cette chute comme son point de départ, pour que la surnature devienne libre dans le choc de conversion de la nature et pour qu'il reconnaisse dans la nature le cadeau que Dieu lui fait pour la nourrir. Car les actes surnaturels s'enracinent dans les actes naturels de l'esprit. Paul pourrait dire : "Quand Dieu m'a rencontré, je suis tombé à genoux et je me suis fait mal. Je fus saisi si puissamment par Dieu de manière surnaturelle que mon moi naturel s'est évanoui, le Saul tout entier a sombré dans la chute, le coup qu'a ressenti le Saul naturel est devenu dans mon esprit l'image de son bouleversement". Si tout ne s'était déroulé que dans son âme, sa conversion aurait été pour lui beaucoup moins impressionnante. Très souvent on a le sentiment que le corps est là pour donner une forme durable aux bouleversements de l'âme. L'impulsion que reçoit l'âme se grave en elle par les souffrances du corps. Et ce qui vaut pour le corps vaut équivalemment pour le domaine naturel tout entier : c'est comme si Dieu avait créé la nature de l'homme pour avoir un témoin naturel de sa surnature, un destinataire des coups de sa grâce (34-35).
141. A pied ou en voiture
Par le lien matériel aux formes du pain et du vin, l'eucharistie peut inciter à se rendre compte de la disponibilité constante du Seigneur à s'unir à nous, ou mieux à unir notre existence temporelle à son existence éternelle de Dieu Trinité. Car la parabole qu'est l'eucharistie renvoie, au-delà de la personne du Fils qui se donne, au Père qui le donne et à l'Esprit qui est lui-même don de lui-même. Cette parabole renvoie donc au mode d'être de Dieu qui est l'amour toujours en acte. Ainsi, par le mystère de l'eucharistie, le croyant est amené non seulement à l'incompréhensible de Dieu mais, par la réalité du don de soi du Seigneur, à la réalité de Dieu lui-même qui est le don de soi absolu. Et dans la mesure où l'engagement sacramentel est signe d'un amour infini du Seigneur - amour qui se lie librement -, il devient aussi révélation de l'amour de Dieu, qui est un amour illimité et infini, libre de tout lien. - L'eucharistie est ici comme le résumé significatif de l'existence tout entière de Dieu devenu homme et elle est par là une introduction significative au mode d'être de Dieu Trinité : cet être, jusqu'au fond, est à jamais ouverture toujours en acte maintenant de l'amour trinitaire. - De temps à autre, pour un instant, l'homme s'éveille comme d'un rêve à l'expérience : Je suis! Aujourd'hui! Dans ce monde! Se réveiller ainsi, si l'expérience est authentique, ne se passe pas dans la solitude, mais dans une communion : avec l'homme qui passe à pied ou en voiture, avec tous les hommes, avec le siècle tout entier, etc. C'est en existant ensemble dans le réel que mon existence reçoit son sens; jamais isolé en moi-même, mais dans le tout dont je suis une partie. Chrétiennement, cela n'aurait aucun sens que "moi", j'existe si je n'étais aussi dans le tout du monde et finalement dans la communion de l'amour trinitaire. Toute pensée que je gaspille pour mon moi est, chrétiennement, une pensée perdue si le sens de ce moi ne se situe pas dans la solidarité, le don de soi, le service du tout. Nous existons tous réellement en tant que nous sommes avec le Seigneur eucharistique en qui Dieu fait si bien advenir dans le monde son être trinitaire qu'il se prodigue à tous (101).
142. La patrie
L'Eglise, c'est la patrie du Seigneur. C'est là qu'on le rencontre, dans l'eucharistie entre autres (478).
143. Aller au KT à quinze ans
(Adrienne à quinze ans) : Je ne sais jamais comment on fait bien avec le Bon Dieu. Personne ne me dit ce que je dois faire. Vous savez, je crois tout autrement que celles qui vont au catéchisme. (Où se trouve la différence?) Je m'occupe du Bon Dieu presque toute la journée … Ou peut-être que c'est exagéré. Je ne sais pas comment je dois dire. Vous comprenez : quand les autres vont au catéchisme, elles se disent : Qu'est-ce qu'on doit apprendre par cœur dans l'histoire biblique pour aujourd'hui. Et moi, je dis : Dieu, j'espère que je vais apprendre quelque chose sur toi! (On n'apprend donc rien?) Difficile à dire… Non, l'affaire, la grande affaire, je ne l'ai pas encore apprise. (Alors on cherche le Bon Dieu plutôt qu'on ne le trouve?) On ne peut pas dire comme ça non plus. Quand on est toute seule et qu'on prie un peu, alors on le trouve. Mais au catéchisme, on ne fait que le chercher. Et si on le trouvait au catéchisme, on le trouverait aussi autrement aux autres heures (215).
144. Baptême de l'enfant
Lors du baptême, l'enfant reçoit l'Esprit Saint (501).
145. Ceux qui sont en chemin
Ce que le Seigneur a montré lors de la multiplication des pains, il l'a institué pour toujours dans les sacrements. Ils sont destinés à tous les hommes. Les sacrements : ceux qui les reçoivent représentent tous ceux qui se trouvent derrière eux, tous ceux qui sont en chemin sans trouver l'accès aux sacrements, ou bien ceux qui se sont détournés d'eux par le péché... Dans l'eucharistie, nous jouissons du Corps du Seigneur comme au cours du repas de la dernière cène il a rompu le pain pour les siens et leur a donné sa chair. Ce repas, pour les disciples, n'était pas une image mais réalité. Et quand le Seigneur rompait le pain, c'était un acte qu'accomplissait réellement le Seigneur; et les paroles qu'il dit alors étaient d'une efficacité pleinement céleste. L'eucharistie n'est pas seulement une intention humaine, elle n'est pas seulement l'aspiration de notre foi vers le Seigneur, qui nous fait ouvrir la bouche et recevoir une nourriture au sens spirituel, elle est présence du Seigneur réel et réception de son Corps qu'il nous offre. Image et réalité ne font qu'un inséparablement. Il serait ridicule de supposer qu'un affamé qui n'a pas la foi serait rassasié en recevant une hostie et qu'il pourrait ensuite accomplir un dur labeur. Et pourtant c'est le Seigneur tout entier, corps et âme, pour le croyant tout entier, corps et âme, nourriture pour la vie éternelle, et il y a eu des saints qui n'ont été maintenus en vie, physiquement, que par la réception de la communion. Mais ces saints... ne communient jamais pour eux seuls, mais avec les autres, en offrant leur communion... pour que les anonymes innombrables soient nourris avec eux comme lors de la multiplication des pains (498-499).
146. Le feu de Dieu
Les holocaustes sont des manières pour l'homme de s'approcher du feu de Dieu. Quand, pour offrir un sacrifice, les hommes se servent du feu que Dieu leur offre et qu'ils reconnaissent que le feu est pour Dieu une manière d'apparaître, ils prennent sur eux quelque chose du châtiment qu'ils méritent et ils s'avancent sur un chemin de pénitence vers la justice divine. Ce n'est que depuis le péché que le feu est devenu un chemin vers Dieu, qu'il garde ce signe positif qui est marqué en même temps par la négativité du péché. En voyant leurs sacrifices se consumer, deux choses sont révélées aux hommes en parabole : leur péché et la nature de Dieu. Le feu qui consume sépare et en même temps réunit; ici encore il y a un renvoi à la nouvelle Alliance. L'homme peut mettre le feu à un sacrifice pour Dieu et reconnaître alors que Dieu aussi brûle en lui-même, que dans le feu du sacrifice se rencontrent la nature humaine et la nature divine. Cette rencontre sera le Christ (319).
147. Le Christ, fondement de notre vie
(1 Co 3,11-15) : Personne ne peut poser d'autre fondement que celui qui est posé : Jésus Christ. Que l'on bâtisse sur ce fondement avec de l'or, de l'argent ou des pierres précieuses, du bois, du foin ou de la paille, l'œuvre de chacun sera mise en évidence. Le jour (du Seigneur) la fera connaître parce que la révélation se fait dans le feu et le feu éprouvera l'œuvre de chacun. Celui dont l'oeuvre tiendra recevra sa récompense. Celui dont l'œuvre sera consumée subira un dommage; lui-même sera sauvé, mais comme à travers le feu (1 Co. 3,11-15). - Le Christ est le fondement posé par Dieu lui-même en un lieu donné de manière définitive; nous avons à nous en tirer avec ce fondement qui est ici et pas ailleurs; c'est suivant ce fondement que nous devons concevoir notre construction, notre vie personnelle, et il n'y a de vie véritable que si elle s'accorde avec le fondement. Ainsi le Christ, en tant que fondement, est juge des vivants et des morts; et, en construisant, nous remettons à son jugement notre vie et notre mort. Dans tout ce que nous construisons (durant notre vie), il y a une relation au fondement et il faut s'expliquer avec lui; tout ce que nous construisons aboutit à son tribunal. Il n'est aucun instant qui n'ait ce jugement à l'arrière-plan de même qu'il n'en est aucun qui n'ait à l'arrière-plan la mort (319-320).
148. Une seconde de notre vie
Le lieu de la construction est déterminé par le fondement qui a été posé. Mais parce que nous sommes libres, nous pouvons choisir les matériaux de construction et le genre de construction; mais si nous nous souvenons que le Christ reste le fondement, nous nous conformerons à ce qui a été fixé à l'avance pour donner à notre construction unité et style et, même là où nous sommes libres et où nous devons agir nous-mêmes, nous ne nous écarterons pas du plan d'ensemble. - Si notre vie et notre mort sont remis au Seigneur, si nous vivons pour lui et mourons pour lui, il est clair que les deux ne font qu'un, et ils le sont en lui. Si donc nous savons par la foi qu'il nous regarde et nous juge, qu'il recueille tout ce qui est nôtre et voit en tout notre intention, nous devons comprendre en même temps que ce regard du Seigneur embrasse notre vie comme notre mort et notre purification après la mort, car il nous voit dans l'unité que nous sommes en lui. Cette unité nous avons aussi à nous efforcer d'y arriver en nous. Il n'est aucune seconde de notre vie où nous pouvons faire abstraction de l'instant de notre mort. Car pour le Seigneur, sa relation à notre vie et à notre mort est la même (320).
149. La qualité de la construction
Ce sont les matériaux avec lesquels nous construisons - du solide ou du fragile - qui indiquent si nous construisons selon le Seigneur ou non. Ce n'est pas notre appréciation des matériaux qui est décisif, c'est notre obéissance au fondement. Vivre veut dire être un bâtisseur, mourir veut dire cesser de bâtir et, en tant que bâtisseurs, nous ne savons jamais quand notre construction est terminée. Si en construisant nous tenons compte du fondement, la construction peut être arrêtée à toute heure; ce n'est pas la quantité des constructions qui est décisive mais l'attitude du bâtisseur, et c'est cette attitude qui sera soumise à l'épreuve par le feu du Seigneur. Toute œuvre, qu'elle soit bonne ou mauvaise, doit passer par l'épreuve du feu, elle doit être testée face à l'amour objectif du Seigneur qui est aussi objectif que sa caractéristique d'être le fondement. Au début et à la fin de notre oeuvre se trouve la même objectivité, et nous ne pouvons y échapper ni ici ni là. Que le feu arrive, nous le savons aussi sûrement que le Seigneur est venu. Se préparer au feu qui arrive veut dire se conformer au fondement qui a été posé. Si je me conforme au Seigneur, le Seigneur n'a pas besoin de me redresser. Le jugement du feu qui vient portera surtout sur l'objectivité de l'amour du Seigneur comme fondement de ma construction (320-321).
150. Le feu qui éprouve la qualité de la construction
Je ne suis donc pas examiné par le feu sans posséder le fondement du Christ, ce fondement est donné comme un contrepoids au feu. Cela veut dire pour moi qu'en construisant je dois me tenir à l'amour du Seigneur, je dois donc juger les œuvres selon la grâce et non l'inverse. C'est pourquoi aussi, en passant dans le feu de son jugement, il m'est permis de regarder l'amour. - Le jour du Seigneur la fera connaître. Non pas le jour où, à notre mort, nous irons vers le Seigneur, mais le jour où le Seigneur viendra. Le centre de gravité du jour se trouve en lui et cela parce qu'il est mort pour nous, parce que son feu est le fruit de son samedi saint, parce que son intention était de commencer avec nous là où nous sommes arrivés à la fin. En son jour se trouve inclus toute sa vie, sa Passion et sa mort pour nous. Ce jour montrera si l'unité entre son fondement et notre construction peut être reconnue par lui, c'est-à-dire si dans nos oeuvres sa grâce est visible. Si l'extérieur, la construction, correspond au fondement; si l'intérieur, le fondement, est visible dans la construction. Il pourrait se faire qu'au jour du Seigneur une vie chrétienne extérieure s'avère n'être pas du tout une vie intérieure, que le Seigneur ne puisse pas y reconnaître son Esprit, ni trouver d'unité dans la "construction" entre le "fondement" et le "jour". Quand la rencontre a lieu (à travers notre vie), c'est comme la rencontre de la confession et du purgatoire. La confession comprise ici comme représentant tous les sacrements qui doivent avoir une influence sur toute notre vie à partir des fondations. Mais, depuis le jour du Seigneur, le feu qui éprouve, c'est la rencontre du Seigneur avec notre oeuvre portée par lui. C'est presque une rencontre du Seigneur avec lui-même pour qu'il se reconnaisse dans le miroir que nous devons être. Ce qui gêne une nette réflexion du miroir doit être évacué par le feu (321).
151. Est-ce que l'amour était authentique?
C'est dans le feu que se révèle la valeur de l'oeuvre. Elle est devant le feu comme quelque chose de terminé; ni le Seigneur ni l'homme n'y changent encore quelque chose. Elle est là isolée, détachée de tout ce qui la gêne et la promeut, de toutes les possibilités qui pourraient être déployées à partir d'elle, en être mis en œuvre. A son objectivité correspond l'objectivité du regard éprouvant du feu. L'homme doit livrer son oeuvre à une tout autre évaluation et s'y adapter. Son oeuvre est là comme celle d'un étranger. Le côté intérieur de l'œuvre également, ce que l'homme y a investi d'amour subjectif et objectif, se trouve devant lui uni et attaché à son œuvre de manière nouvelle et inséparable d'elle. Dans la mesure où l'amour était authentique, c'est lui qui fait la solidité de l'oeuvre (322).
152. Est-ce une oeuvre qui provient de la foi?
Et maintenant le feu éprouve, il brûle là sans consumer. Il met sous les yeux de l'homme la qualité de son oeuvre : est-ce une oeuvre qui provient de la foi? Est-elle oui ou non déterminée par le Seigneur? Lors de cet examen, les mesures humaines ne suffisent plus, même les mesures de l'amour du Seigneur semblent ne plus suffire non plus : l'amour de l'homme pour le Seigneur est maintenant inclus dans l'oeuvre et l'amour du Seigneur pour l'homme est inclus dans le feu. Ce n'est que la manière dont l'oeuvre réagit dans le feu qui révélera à l'homme sa vie, son oeuvre et tout ce qu'il y a mis. Tout est si objectif et si convaincant que l'homme ne peut plus dire le moindre petit mot. Tout ce qui a été fait est définitif, on ne peut plus rien corriger (322).
153. Ce qui est au Seigneur ne peut pas brûler
Devant le buisson ardent, l'homme se trouvait encore à distance, car le feu était en Dieu. Moïse avait encore la possibilité de prendre position. Ici, dans le feu du jugement après la mort, le feu s'empare de son oeuvre; lui-même n'est plus que témoin. - Si son oeuvre tient bon, il recevra sa récompense. Si l'homme avait une foi authentique de telle sorte qu'il a bâti en fonction du fondement et qu'il s'est senti constamment engagé vis-à-vis du fondement, l'esprit et la force du Seigneur resteront visibles en chaque partie de cette construction. Ce qui est au Seigneur ne peut pas brûler. Et l'homme est récompensé : la relation du Seigneur à lui est établie de manière neuve et indissoluble. Un fondement éternel est posé. Mais la récompense, c'est le Seigneur lui-même. Depuis le premier fondement jusqu'ici toutes les phases ne sont que des aspects de la même activité du Seigneur (322).
154. Du ciel, collaborer à ce qui se passe dans le monde
Si l'œuvre est consumée, l'homme subira un dommage. Il ne peut pas se maintenir; il doit lâcher ce que jusque là il considérait comme sien. Le dommage qu'il subit sera visible dans son oeuvre : il doit reconnaître partout la distance entre une oeuvre qui tient bon et la sienne. Dans ce brasier objectif, on ne peut rien sauver en le camouflant. La connaissance pénètre tous les recoins, mais de le reconnaître est pénible, car le fondement n'est pas à sa disposition pour une nouvelle construction; c'est par le dommage, par le châtiment, qu'il se rend compte. - Lui-même sera sauvé, mais comme à travers le feu. Le feu purifiera l'homme pour qu'il aille vers la croix, c'est par la croix qu'il pourra être sauvé, mais avec le dommage qu'il aura subi. Si un homme sauve son oeuvre avec lui dans le ciel, tant que dure la terre, il restera intéressé du haut du ciel à son oeuvre terrestre, il pourra collaborer à ce qui se passe dans le monde dans un sens qui est à comprendre aussi d'une manière terrestre. Ce ne sera pas possible de la même manière pour celui qui ne sauve pas son œuvre avec lui dans l'au-delà. Une bonne parole chrétienne dite ici-bas continue d'agir; celui qui l'a dite peut, au ciel, soutenir sa fécondité terrestre. Ce qu'il a semé ici-bas lui assure un apostolat dans le ciel. Non que là-haut on ne continue à édifier que son œuvre personnelle mais, par elle, on a pour ainsi dire un point d'attache. Par contre ceux qui ici-bas n'ont rien voulu faire de chrétien seront tout d'abord suffisamment occupés à s'habituer aux "usages" du ciel (323).
155. Chercher Dieu
Dieu nous trouve avant que nous le cherchions (434).
156. Les talents du Fils
Quand Adrienne souffre beaucoup, elle voit constamment des anges. - Quand le Fils, durant sa Passion, dépose auprès du Père tout ce qui peut le réconforter, cela se trouve alors réellement auprès du Père. Mais ce qui est déposé n'a pas une existence isolée, indépendante, cela fait partie de l'ensemble de sa mission comme un aspect qui, maintenant justement, pour que la mission soit complète, doit être incompréhensible. En tant que dépôt, cela appartient aussi au Père et est à sa disposition, et le Père a le droit de le changer. Ce qui est déposé n'est pas un dépôt figé, cela doit occuper une fonction dans l'ensemble de la mission. Cela profitera à l'humanité parce que, par amour pour elle, le Fils renonce à tout sur la croix. Ce sont les "talents" que le Père lui a donnés comme au bon serviteur et qui doivent rapporter. Ils portent du fruit pour le Père bien que, sur la croix, le Fils ne sache pas ce qu'ils deviennent, car il les a donnés sans condition. Il ne les a pas déposés pour en disposer quand même encore plus tard. - De même quand un chrétien offre quelque chose à Dieu et à son trésor de prière pour qu'il en fasse libre usage, il ne peut pas décemment revenir en arrière. Supposons qu'il ait beaucoup prié et médité et qu'il en ait remis le fruit à Dieu; si arrive un temps de détresse et que ce soit la nuit, il a besoin d'aide. Il ne peut pas dire à Dieu : Donne-moi maintenant un peu de ce que j'ai déposé auprès de toi. Ce serait mesquin. Car son intention était bien de mettre à la libre disposition de Dieu ce qui lui appartenait (47).
157. Les rayons de miel
A. est totalement au bout de ses forces; elle a le sentiment que ça ne va plus. Il n'y a que ses pensées qui sont libres et ne sont pas dans le noir. Tout d'un coup elle voit le dépôt du Seigneur et elle remarque que ses souffrances à elle font partie d'un service du Seigneur. Je vois les anges qui s'approchent de moi et je les regarde. Ils forment tous ensemble comme des soleils, ils viennent de tous côtés, en figures qui ressemblent à des roues. Maintenant je comprends : ces anges ont une mission qui ont un rapport avec mes souffrances. Ils viennent chercher quelque chose. Ils emportent avec eux quelque chose de cette souffrance, quelque chose qui n'est pas la souffrance elle-même, mais en quelque sorte ce qui en elle est utilisable, son produit. Ils vident les rayons (comme on vide des rayons de miel). Et cela fait du bien de penser que ce sont des experts et qu'ils vont traiter comme il faut ce qu'ils viennent chercher. - C'est étrange au fond qu'il nous soit donné d'en voir quelque chose. Et cela nous rend heureux et tout ce que font les anges, on le ressent dans cette joie. Et alors on est content aussi de continuer à souffrir (48).
158. Une Passion inutile
Dans la Passion, l'amour reçoit la forme de ne pas pouvoir se communiquer. Seuls le Père et l'Esprit savent ce qui se passe dans le Fils; dans ce qui se passe - "Que ce ne soit pas ma volonté qui se fasse, mais la tienne" -, la volonté du Fils se ramène à celle du Père, disparaît si bien en elle que, de la sorte, la fécondité du sacrifice, la grâce même du sacrifice semble se perdre. Il n'y a plus aucune visibilité. Cette forme de l'amour, le Fils la voudrait sans cesse chez ceux qu'il invite à la connaître d'expérience. Il voudrait ne pas devoir l'épargner à ceux qui sont destinés à la souffrance. Ils ne pourront pas plus comprendre le sens de la souffrance que ceux à qui le sacrifice est destiné. Ceci comme préliminaire à la croix qui, pour le Fils, est une souffrance jusqu'à la mort tout à fait inutile. Cette expérience de l'inutilité commence déjà au mont des oliviers, où sa propre façon de voir se perd dans la volonté du Père, où ses propres limites disparaissent dans ce que le Père a d'inconcevable. On peut faire un saut qui n'arrivera nulle part. On donne le meilleur de ce qu'on a, sa propre substance, et on ne voit pas à quoi elle aboutit. On reste dépouillé, interrogateur, perplexe, aveugle, avec le sentiment d'être devenu finalement incapable. On est même si dépouillé qu'il serait absurde d'exiger de quelqu'un un autre sacrifice. La solitude a maintenant pris une forme qui exclut toute communion. La fécondité en est écartée. Il n'y a là plus rien de logique qui offrirait une ébauche pour autre chose. Ce qui est déterminant, c'est que cette souffrance n'ouvre aucun avenir. Elle est essentiellement si vaine qu'elle ne peut rien contenir, qu'on ne peut rien en tirer. Si quelqu'un me dit : "Votre souffrance est féconde", c'est un pont qui est en quelque sorte jeté. Mais pour le Seigneur il n'en est pas question du tout maintenant. Il a sa Passion devant lui comme un "alpha privatif" (243).
159. Le pain du Père
La semence du Père, par l'Esprit Saint, devient homme que Marie reçoit. Elle le reçoit comme eucharistie du Père, c'est une première sainte communion. Élue pour cela, elle reçoit du Père l'être du Fils qui est si pur don qu'il s'est laissé transformer en pain du Père. Le pain, c'est ici la substance de la semence dont la femme peut jouir. Dans la parabole, le Père aussi est le semeur; la semence, le Fils, croît dans la Mère et maintenant le pain est prêt pour tous : l'eucharistie. Quand la Mère donne le Fils au monde, le pain commence à être partagé. Plus tard, le Fils se donne lui-même en partage aux hommes et confirme par là l'oeuvre du Père et son être propre qui est d'être l'eucharistie du Père. Et il confirme la conduite de sa Mère qui partage. Dans le corps du Fils sont donc unis l'eucharistie du Père et celle du Fils; elle est incarnation qui va si loin que le Fils, pour retourner au père, se laisse partager entre tous. En donnant son corps dans l'eucharistie, il fait ici-bas ce que le Père fit du ciel quand il donna sa Parole comme semence à la Mère. La pensée du Père de laisser le Fils devenir homme était si belle que le Fils ne connaît rien de meilleur à laisser aux hommes en les quittant que l'eucharistie qui prend son origine dans l'incarnation qui est l'eucharistie du Père (529-530).
160. Deviner quelque chose du Père
L'image du Père est devenue vivante pour nous avant tout dans l'Ancien Testament et par les paroles du Fils. Quant au Fils, nous le voyons d'abord comme incarné, dans toutes les situations de sa vie terrestre et de sa mort; il est toujours et partout l'Homme-Dieu. Mais cette rencontre elle-même avec l'Homme-Dieu nous est procurée par l'Esprit Saint; nous devons être animés par lui pour saisir quelque chose de ce que Dieu peut être comme homme et l'homme comme Dieu. Alors nous remarquons aussi combien nous avons besoin de lui pour deviner quelque chose du Père et finalement aussi pour que l'Esprit lui-même devienne pour nous une réalité. On ne parvient à lui que par lui (464).
161. Tenir les rênes ou payer les impôts?
Ici-bas, il est possible de croire en Dieu d'une certaine manière et en même temps de tenir les rênes : mon autorité, finalement c'est ma raison. Je fais sans doute certaines choses pour Dieu, mais je me réserve de faire davantage plus tard au cas où la foi en Dieu deviendrait pour moi plus évidente. Si Dieu exigeait de moi un engagement total, il devrait se montrer à moi plus concrètement. Qu'il reste aussi caché est pour moi le signe que, dans le monde tel que je l'expérimente et le connais, je dois m'occuper aussi selon ma propre raison et ma conscience. La vie m'apprend suffisamment ce que je dois respecter, où je dois obéir ou non pour m'en sortir sans dommage. - Dans le purgatoire, je me trouve tout d'un coup devant une autorité absolue qui ne va pas m'épargner, mais à laquelle tout d'abord je ne me soumets pas. Elle me prend cependant dans sa sphère d'influence tel que je suis et, en s'imposant à moi, se fait reconnaître suffisamment comme autorité. Elle fait preuve d'autorité non par exemple par les moyens de pression dont elle dispose (comme ici-bas par exemple l'administration des impôts), elle s'impose par elle-même. A maints égards, elle rappelle le Dieu de l'ancienne Alliance et la crainte qu'il inspire. Le Fils de Dieu qui administre le purgatoire a une manière semblable d'éveiller et de maintenir notre crainte si bien qu'au purgatoire l'amour semble, au début, être tout à fait un élément de la crainte; on sait que l'amour existe, mais on ne le ressent pas, il fait partie de la preuve que le Fils donne lui-même de son autorité. Quand l'administration des impôts cherche à me prendre et que je ne peux plus lui échapper, la sanction devient inévitable. Cela n'a plus de sens alors de philosopher sur la nature et les pouvoirs de l'autorité, je fais l'expérience de son pouvoir et je dois payer. Toutes mes idées aussi sur la peur sont dépassées quand je sens réellement la crainte. Il en est de même dans le purgatoire; seulement ici je suis fixé encore beaucoup plus solidement, c'est-à-dire absolument et sans issue possible : je suis livré à la force unique qui gouverne ici. Ce n'est pas de l'obéissance (ce serait un pouvoir qui m'appartient), mais l'effet d'une force qui m'est extérieure et qui simplement me "met par terre". Il n'y a pas d'échappatoires : aucune idée d'un avenir, d'une espérance, d'un programme; seuls comptent les faits : le Seigneur qui se tient devant moi comme un tout inentamable, qui ne peut être travaillé peu à peu et assimilé. Et si je ressens quelque aide de son amour, cela fait partie aussi de la question de ma fixation. Rien n'en est distrait (339).
162. Le violon et l'amitié
En tant que Fils unique du Père, le Fils a une expérience immédiate du Père. En tant que second Adam, il vit dans une distance à Dieu propre à la créature; le Père l'envoie en "voyage" chez les hommes et, pendant ce voyage, il a à tout moment la possibilité d'entrer en contact avec le Père. Mais en tant qu'homme dans le monde déchu, il est envoyé pour ainsi dire dans une île de cannibales où il n'y a pas de téléphone. Le difficile est d'avoir une vue d'ensemble de tous ces aspects. - La distance, c'est comme une corde (de violon) : il faut la frotter pour en tirer des sons. Avec le terme "frotter", est signifiée ici la vision que le Fils a du Père. Et c'est le Père qui lui-même règle la tension de la corde. Pour la Passion, il l'a tendue à nouveau afin que le Fils en tire des sons plus graves ou plus aigus, toujours en réponse à la tension réglée par le Père. Si la corde n'avait pas une longueur déterminée, si elle était fendue par exemple, on ne pourrait plus rien en tirer. Ou bien, pour plus de justesse, on pourrait peut-être changer l'image : la corde qui représente le Fils est tendue plus ou moins par le Père, sa tension correspond plutôt à la volonté du Père et elle est plus ou moins constante. Mais là où la corde est frottée et quand elle est frottée, le Fils est abandonné. L'accordement de la corde, le Père l'a arrêté; le Fils ne le remarque pour ainsi dire que lorsqu'il s'apprête à en jouer. Le Père est là sans signaler constamment sa présence; le Fils peut à tout moment, quand il le veut, prendre le violon. Mais il n'a pas besoin de le faire, il peut renoncer à la vision. - La manière dont il en joue, dans l'aigu ou dans le grave, correspond à son besoin de prière et de conversation avec le Père, à son besoin de lui répondre. On pourrait dire qu'il joue dans le grave quand sa prière n'a rien de particulier, quand il est rempli de certitude, quand il annonce sans angoisse, dans le pur amour, qu'il est venu pour glorifier le Père. Il joue dans l'aigu au mont des oliviers, quand il est dans la plus grande nécessité et qu'il attend impatiemment une réponse du Père. Et cette réponse se trouve somme toute dans le fait que le Fils dit : "Non pas ce que je veux, mais ce que tu veux". De même dans une amitié, la relation fondamentale peut toujours être la même, mais on peut en jouer et y avoir recours de différentes manières. C'est tantôt connaître d'une manière habituelle l'existence de l'ami, tantôt avoir avec lui une conversation approfondie. Dans le premier cas, je sais qu'il y a correspondance : pendant que je pense ou fais ceci ou cela, l'ami de son côté pensera et fera quelque chose de conforme à notre relation. Dans la conversation, ce qui est commun et réciproque est plus clairement sensible. Ainsi la relation du Père et du Fils est absolument constante, dans l'éternité certes, mais aussi quand le Fils devenu homme assume, dans cette relation constante, de nouvelles variations de distances. La même mélodie peut maintenant se jouer en différentes tonalités ou variations pour ainsi dire. Le Fils peut prendre l'instrument en tant que Dieu, en tant que nouvel Adam, en tant que Rédempteur. Il peut varier son jeu à l'extrême. Quand, durant la Passion, le Père se cache, c'est parce qu'il est entré dans le jeu du Fils. Il y a aussi la possibilité que la corde que touche le Fils ne donne d'elle-même aucun son (199-200).
163. Solitude
Est-ce que d'ici-bas on peut faire appel aux "pauvres âmes du purgatoire"? Pour le moment, elles ne peuvent rien faire elles-mêmes, elles ne sont même pas libres de leurs pensées. Elles ne le redeviendront que lorsqu'elles auront part à la liberté de Dieu dans une prière profonde et qu'ainsi elles seront parvenues, vis-à-vis de Dieu, à une liberté nouvelle. Ce n'est qu'alors, peut-être à la sortie du purgatoire, qu'elles pourront aussi ressentir à nouveau l'amour des autres comme elles éprouvent l'amour du Seigneur. Si on fait appel aux âmes qui sont dans le purgatoire proprement dit, elles ne l'entendent pas elles-mêmes car elles sont fixées; mais le Seigneur l'entend et il peut exaucer la prière. Au purgatoire, l'âme est réellement isolée. Elle ne peut que regarder devant elle, non à côté d'elle. Il n'y a pour elle aucune possibilité de comparer : comment le Seigneur procède avec les autres âmes, sur terre ou au purgatoire. Elle est dans une sorte de solitude, totalement occupée de la relation que Dieu a avec elle. Ce n'est que lorsqu'elle est totalement purifiée et qu'elle est totalement détachée d'elle-même que s'ouvre à nouveau pour elle l'expérience de la communion des saints dont elle a dû auparavant se sentir exclue comme indigne (340).
164. La croix et l'enfer
Sur la croix, le Fils souffre par amour pour le Père. A la croix, le Père reçoit la preuve de l'amour du Fils pour lui et pour les hommes. Il ressent cette preuve avec une évidence insurpassable. Car la souffrance est objective, aussi objective que l'amour du Fils pour le Père et pour les hommes. Et l'Esprit que le Fils renvoie au Père est le témoin de cette objectivité et il rapporte objectivement au Père, sans y rien changer, son témoignage de la souffrance et de la mort du Fils. "En tes mains…" : ces mots contiennent également ceci : l'Esprit est remis au Père et il se donne lui-même de telle sorte que le Père reçoit une participation totale à l'objectivité de la souffrance, de la nécessité de la souffrance et de la volonté de souffrir. - Le Père répond au Fils. Sa réponse réside dans le fait qu'il montre l'enfer au Fils. Si le Fils a pris sur lui la croix par amour pour le Père et pour les hommes, c'est par amour pour le Fils et pour les hommes que le Père a créé l'enfer. Avec l'Esprit que le Fils lui a maintenant renvoyé - l'Esprit qui garantit l'objectivité de cette offrande -, le Père montre au Fils en enfer ce qu'a d'objectif son amour pour lui; cet amour réside dans le fait de montrer mais, dans le fait de montrer, il y a également l'objectivité de son amour paternel pour les hommes. Le Fils est seul à accomplir sur la croix l'œuvre de la rédemption. Le Père, en montrant l'enfer, est seul à découvrir au Fils ce qu'a accompli la croix. Dans l'enfer objectif, le Fils voit dans le Père l'image antithétique de ce que sa croix avait d'objectif. Et la vision de l'enfer reste en tout cas et pour toujours la réponse à la croix. C'est l'achèvement de la croix. L'enfer qui est montré, tel que le Fils le voit, est la preuve que le Père a recueilli la mort du Fils sur la croix (296-297).
165. Les deux millions
Le Fils vit ici-bas uni à sa propre existence dans le ciel, car il n'a rien perdu de sa divinité. Mais ici-bas il vit en fonction de l'amour divin qui a décidé du salut; et il est pour lui si prioritaire de présenter cette décision qu'il ne s'attache plus à son existence céleste. Pour lui, le sens de son existence est de nous montrer l'ampleur de la grâce de Dieu Trinité qui est destinée à l'homme et lui est donnée. - Et ainsi de même qu'il "est" dans le monde, "nous" y sommes nous aussi, parce que tout ce qu'il exprime nous concerne. Nous sommes parce que nous sommes concernés dans le Fils. Les hommes que nous sommes sont ceux auxquels l'amour du Père est destiné. Le Fils vit pleinement cette vie qui est la nôtre, il est donc nous. Il nous fait voir ce que nous sommes, mais il ne joue aucun "rôle", il ne fait pas de "théâtre". Il ne joue pas, il vit. Il ne nous invite pas à jouer avec lui mais à vivre de sa vie. - Supposons qu'un grand pécheur rencontre un prêtre. Le pécheur ne voit plus d'issue à sa vie. Par sa vie, le prêtre peut lui présenter peut-être ce qu'il doit faire. Le prêtre peut sortir de l'isolement de son "existence sainte", la quitter d'une certaine manière, pour marcher pas à pas avec le pécheur de sorte que celui-ci le suive. Il peut alors se faire que le pécheur ne regarde plus ce qu'il est lui-même (l'image qu'il s'est faite de lui-même), mais celui qui marche avec lui et dont l'existence est là pour lui présenter son existence propre... - C'est justement en tenant compte du Père et de la vie éternelle et du jugement par l'être divin que nous recevons tout ce dont nous avons besoin pour aller, dans la confiance de la foi, vers ce qui nous attend. Ceci en totale contraste avec l'ancienne Alliance. Là, je suis ce que je suis. Dans la nouvelle Alliance, je suis ce que le Seigneur est. Et le Seigneur est ce qu'il doit être selon la décision de Dieu Trinité. Il nous représente. Il s'est fait le représentant de l'image de nous-mêmes qui est ébauchée dans le ciel... - Le jugement de la confession est là pour réduire la distance entre lui et nous. Le Seigneur porte la confession dans la souffrance; il laisse s'accomplir sur lui le jugement afin qu'il puisse s'accomplir en nous dans le sens du salut. Comme si quelqu'un qui a deux millions disait à un mendiant : nous sommes également riches. Comment cela? Parce que je n'ai gagné l'un des millions que pour t'en faire cadeau. En partageant de la sorte, le Seigneur nous donne en même temps sa richesse et sa pauvreté, sa pureté et sa confession. Et finalement il n'est pas nécessaire qu'on fasse une telle différence entre richesse et pauvreté, car les deux ne font qu'exprimer la nature du Seigneur : il se donne à nous tel qu'il est (185-186).
166. La mère qui a plusieurs enfants
Nous avons une idée de l'amour du Père pour le Fils, car nous connaissons entre humains quelque chose de comparable et nous pouvons en quelque sorte exhausser nos expériences à l'infini. Et quand nous essayons de penser l'Esprit tant bien que mal, nous voyons que le Père non seulement aime la personne de l'Esprit comme celle du Fils, mais aussi qu'il aime la relation d'amour entre le Fils et l'Esprit et qu'il reçoit un fruit de cette relation d'amour : elle est importante pour le Père, elle l'enrichit, il l'aime et compte sur elle. De même une mère qui a plusieurs enfants est enrichie par chaque nouvel enfant, non seulement par sa nouvelle relation à l'enfant, mais aussi par la relation du nouvel enfant avec ses frères et sœurs, et par la relation de chacun d'eux avec les autres. Par cette image, il pourrait même sembler qu'on pourrait saisir plus facilement les relations des trois personnes divines que la relation d'une mère à ses dix enfants. Cette impression se dissipe quand on prend en considération le fait que Dieu le Père trouve si infiniment parfaites ses relations au Fils et à l'Esprit et les relations du Fils et de l'Esprit que, pour en exprimer quelque chose, il crée l'univers (90).
167. L'amour à deux
Adam est le symbole du monde; pour satisfaire le désir d'Adam, Dieu lui donne la femme. Dès avant le péché, Adam a donc un souhait, il a en lui quelque chose de bon qui demande à être exaucé. C'est en quelque sorte un signe : Dieu qui rencontre Adam au paradis lui a montré sa relation à l'Esprit qui planait au-dessus des eaux, il ne lui a pas montré sa relation au Fils. A la place de celle-ci, il lui montre Eve, mais Eve ne peut pas le satisfaire pleinement; elle montre que l'amour à deux seulement est impossible et n'a pas d'avenir. En étant seul avec Dieu, Adam garde en lui un désir inassouvi, il devait pouvoir connaître aussi l'amour entre humains. (Un ermite chrétien ne cesse d'avoir aussi le monde dans sa relation avec Dieu). Adam n'avait pas le droit de voir accompli en lui seul le sens de la création. Mais entre humains non plus l'amour ne satisfait pas totalement (90-91).
168. Ceux qui croient au ciel et ceux qui n'y croient pas
Quand le Christ arrive ici-bas, à la place du monde, il institue l'Eglise et, par elle, il introduit dans le monde le jeu des forces : Père - Fils - Esprit - Eglise. Sur la croix, il a vaincu le mal du monde en son fondement et d'une manière universelle, il a ainsi la possibilité d'inclure tous les hommes dans sa relation d'amour avec l'Eglise : les croyants et ceux qui ne connaissent rien de lui, également ceux qui le combattent, tous sont inclus d'emblée. Mais, à aucun moment, le Fils n'accueille l'Eglise (et par elle, le monde) dans une relation exclusive avec lui, il l'accueille tout de suite dans la pluralité de ses relations avec le Père et avec l'Esprit. Et à la Pentecôte, il envoie l'Esprit sur l'Eglise afin que l'Eglise (et en elle, le monde) soit désormais aux yeux du Père à l'intérieur de la relation d'amour du Fils et de l'Esprit, de l'Esprit et du Fils. Le Père n'a plus besoin maintenant de voir son monde "extra muros", il est inclus dans la relation d'amour entre le Fils et l'Esprit et il participe à l'amour trinitaire. Et ce n'est pas seulement le monde comme un tout qui y participe, c'est chaque être humain individuellement, de sorte que se font jour une infinité de facettes de l'amour et que chaque acte d'amour est recueilli dans le trésor d'amour du Père. C'est ainsi qu'on comprend aussi que l'Eglise peut tout recueillir dans son trésor et qu'elle crée partout des concepts qui, s'ils sont compris correctement, peuvent servir à découvrir partout et à l'infini l'amour prévoyant du Père; par tout ce que l'Eglise crée de neuf, par toute parole qui est formulée dans l'amour, l'amour du Père veut renforcer la relation d'amour que l'Eglise a pour le monde. Et on comprend aussi comment la croix remporte la victoire sur le péché, non seulement comme la plupart du temps nous la voyons - comme l'antidote aux différents péchés - mais de telle sorte qu'elle triomphe de la totalité du péché (et aussi du péché originel) et transforme le monde et l'établit en Dieu encore plus profondément que le péché pouvait l'en détourner (91-92).
169. Un trésor
Avec la clarté grandit le mystère. Par exemple plus la Mère du Seigneur explique son mystère, plus il apparaît mystérieux. Quand la promesse s'est accomplie en elle-même et que l'Esprit l'a couverte de son ombre avec la semence du Père, se sont accomplies en elle des choses dont elle avait connaissance certes, mais aucunement comment elle en fit l'expérience. Son expérience dépasse sa connaissance et, dans ce fait qu'elle est dépassée, il y a deux choses : elle reçoit davantage de compréhension et tout est beaucoup plus mystérieux que ce qu'elle pensait. Le mystère grandit en elle : il s'éclaire et il constitue cependant en même temps une réserve, un trésor, dont vont vivre toutes les générations de l'Eglise pour pénétrer plus profondément dans son mystère. Ils n'arriveront jamais au bout (26-27).
170. Solidarité
Le pécheur pense d'abord avoir commis un péché tout à fait précis, personnel, aux contours nets; en réalité il est tombé dans une communauté de pécheurs, il participe à leur destinée qu'on ne peut pas embrasser d'un seul coup d'œil; en tant que voleur, il fait partie d'une bande incalculable et mondiale de voleurs, d'une humanité qui vole. Il peut confesser : "Je suis un voleur comme il y en tant". Mais la plupart d'entre eux ne vont pas se confesser si bien qu'en se confessant il devient responsable en quelque sorte pour eux tous. Plus son péché est clair pour lui, plus mystérieuse aussi sera sa solidarité avec tous les pécheurs, solidarité qui est tout à fait claire aussi dans la mort du Seigneur sur la croix. Et si le voleur est pardonné, cela ne le délie pas de la solidarité avec les pécheurs, il n'est pas celui qui est blanchi et qui maintenant prend ses distances vis-à-vis des autres; justement parce qu'il a été purifié, il leur appartient plus profondément d'une manière nouvelle. - Il en est ainsi pour tout dans le royaume de Dieu. C'est au milieu de mystères qui ravissent mais qui ne sont pas dévoilés que vit Marie avec son enfant, que le Seigneur vit avec nous, que nous vivons dans l'Eglise et que l'Eglise est catholique, embrassant tous les hommes, se souciant de tous au nom du Seigneur, au nom de Pierre... Et cela parce que le Seigneur, durant les trois jours de sa passion et de sa mort, a enduré pour nous la confession, nous l'a donnée dans cette position clef, dans sa clarté, mais entourée du mystère de son origine : le mystère de son sacrifice pour le monde dans lequel tout l'amour de Dieu Trinité se révèle - et se cache (27-28).
171. La règle
Le Christ est comme un fondateur d'Ordre. A l'Eglise il a donné sa Règle : l'Esprit Saint (420).
172. L'attente
Une femme enceinte sait qu'elle ne peut pas fixer elle-même l'heure de la naissance. Il y a en elle une loi qui régit les choses et à laquelle elle ne peut se soustraire. Marie n'est pas seulement soumise à cette loi de la vie naissante, elle est aussi soumise à la loi divine. C'est son esprit tout entier aussi bien que tout son corps qu'elle doit tenir complètement disponibles; être constamment attentive à ce que le Fils lui suggère; après la naissance aussi elle sera toujours prête à accueillir du nouveau, exactement à l'heure qui lui convient à lui. - Pour les disciples, la foi nouvelle ne commencera que lorsque le Seigneur devenu adulte se mettra à prêcher dans le pays et qu'il aura besoin de collaborateurs. Marie a appris cette foi de façon continue : par le germe de vie en elle, par le nourrisson à son sein, par le garçon et par l'homme. Et comme Marie, la Mère, devient l'Eglise Epouse, l'Eglise ne peut jamais oublier le temps de l'Avent et du petit enfant. Elle n'en est pas quitte du fait que l'enfant est encore mineur et qu'il ne peut rien dire, que les bergers l'adorent, que Marie est en quelque sorte une vague médiatrice de toutes les grâces, qu'entre-temps l'enfant de douze ans dit des paroles étonnantes; entre tout cela il y a le quotidien, la vie qui continue, toute l'attitude de la Mère qui exprime sa nature et qui devrait aussi façonner la nature de l'Eglise : attendre l'enfant, rester orientée vers l'enfant. L'Eglise, dans ses définitions et d'autres instructions, part beaucoup trop d'elle-même au lieu de partir du Seigneur. Marie est toujours partie du Fils (148-149).
173. Le fiasco
En tant que Dieu dans le ciel, le Fils saisissait d'un seul coup d'œil l'ensemble des relations d'amour entre Dieu et sa créature. Maintenant, ici-bas, il doit apprendre à aimer son prochain sans avoir de vue d'ensemble. Lui manifester d'une certaine manière un amour humain naïf qui est prêt à se développer, à se laisser former par des expériences successives, et qui sera déçu comme aucun autre amour humain jusque là. Il doit être spontané et parfait, pas seulement divin cependant, mais totalement humain. Et pourtant il est condamné dès le départ au plus grand fiasco. Cela, le Fils le sait en tant que Dieu, et il le pressent en tant qu'homme, mais il ne lui est pas permis pour autant de se laisser dégoûter de l'amour. Et même par chaque déception et par chaque rejet il doit apprendre à aimer malgré tout, et seulement alors comme il faut, non seulement dans le cœur, mais aussi en acte si bien que plus tard les croyants pourront se référer à son attitude comme à l'amour le plus évident. Nous devons le recevoir non seulement parce qu'il nous concerne nous aussi mais parce qu'il est une partie de son enseignement, et c'est pourquoi il est manifesté objectivement et on peut le constater pas à pas dans l'évangile comme n'importe quelle vérité objective. On peut ouvrir les évangiles où on veut, partout apparaissent de nouveaux aspects de l'amour du Seigneur : de son amour humain, chrétien, divin. Le Nouveau Testament est "le livre de l'amour", qui verset après verset ne présente et n'expose rien d'autre (142-143).
174. La performance
Le corps du Seigneur s'attend à la flagellation. Il sait ce qui arrive, il s'y prépare docilement. Et pourtant la souffrance et la manière dont cela fera mal, il ne peut pas le savoir exactement à l'avance. Peut-être qu'il attend plus l'humiliation que la souffrance; et celle-ci viendrait comme un supplément… Il doit aussi apprendre l'attente parfaite : être totalement présent à ce qui lui arrive maintenant précisément; enregistrer de ses yeux ce qui est préparé là : comment on va chercher les cordes pour lui, comment on les prépare et on les place; mais saisir aussi ce qui humainement n'est pas visible, ce qu'il ne peut savoir que comme Fils de Dieu; et ceci cependant de telle manière que ne soit pas diminuée la surprise des coups qui vont venir. - Se préparer à la flagellation veut dire : se déshabiller totalement. Ne rien garder. Ne rien disposer, ne rien diriger par soi-même. Si l'on ne dégageait que le dos, cela voudrait dire qu'on s'attend à ce que le dos seul soit concerné. Il ne faut pas que vienne la pensée : j'espère qu'on ne frappera pas ici et j'espère qu'on ne frappera pas là. Ou bien j'espère que je perdrai vite connaissance… Même en recevant les coups, il ne peut pas y avoir l'intention de se tenir comme ceci ou comme cela pour se protéger à d'autres endroits, pour s'épargner d'autres souffrances, moindres, par une "souffrance plus vive". La préparation veut dire : être prêt pour tout ce qui va venir. Et "pour tout" veut dire encore une fois non "ce qui est plus mauvais" ou "ce qui est le plus mauvais"... mais être prêt exactement pour ce qui va venir. Le Fils ne fixe la mesure à aucun point de vue. Il n'a pas le droit maintenant de souhaiter que chaque coup fasse le maximum de mal. Il n'a pas le droit d'aspirer à une performance sportive. Il doit arriver au résultat que le Père permet (252).
175. Etre à la hauteur?
Avant la flagellation, le Fils connaît une angoisse "élémentaire": il pourrait peut-être ne pas être à la hauteur de la mesure du Père. Pour les coups qui sont plus faibles, c'est l'angoisse que le Père pourrait faire arrêter les coups avant terme parce qu'il ne répond pas à son attente. Pour les coups qui sont plus forts que ce à quoi le corps s'attendait, encore une fois l'angoisse qu'il pourrait ne pas être assez résistant. L'angoisse de ne pas avoir éduqué son corps assez sévèrement pour qu'il soit à la hauteur des tribulations qui sont nécessaires à la rédemption. Mais le véritable exercice n'est pas un entraînement corporel, c'est une indifférence : tout recevoir tel que c'est donné. Cela peut signifier pour le Fils une grande humiliation que le Père n'exige pas de lui plus que ce qu'il reçoit. - A la fin de la flagellation, le Seigneur est totalement épuisé. Mais il ne voit aucune utilité à ce qu'il a souffert, ni non plus que le Père ait reçu cette souffrance; il ne ressent aucun apaisement : "Au moins c'est passé!" C'est simplement quelque chose qui a cessé. Aucune réflexion du genre : Est-ce fini? Ou bien ça va peut-être recommencer par le début? Ou bien est-ce que tout cela n'était qu'un prélude? Le Fils ne pose pas de question; il se tient devant le Père avec un amour inchangé, avec une obéissance de mission inchangée. Il ne se laisse pas aigrir, irriter, il ne pense pas avec méfiance : Qu'est-ce qu'il peut encore avoir en vue? Toute obéissance ecclésiale et chrétienne renvoie à cette relation Père-Fils (253).
176. Le bon sens
Il y a un souffle de l'Esprit qui demeure immuable tout au long de la Révélation. Il est toujours reconnaissable là où un homme quitte sa voie et chercher à prêter une obéissance immédiate. Ce qu'il fait est humainement incompréhensible, mais il sait qu'il s'agit d'une mission reçue de Dieu. Abraham quitte son pays et, en offrant son fils, il anticipe le geste de Dieu; Moïse cherche à entendre et à obéir, il conduit son peuple à travers le désert contre toute raison humaine; les prophètes disent des paroles qui contredisent le bon sens; les apôtres abandonnent leur métier et misent tout sur l'unique carte du Seigneur; une Jeanne d'Arc entend des voix et fait ce qu'aucune jeune fille ne ferait; une Bernadette, qui ne sait ni lire ni écrire, cesse de parler comme les autres enfants et ne dit que la seule chose qui est sa mission; le curé d'Ars entend dans son confessionnal même ce qu'on ne lui dit pas et se risque à prendre position sur ce non dit. Toujours il s'agit d'une obéissance qui dépasse la compréhension personnelle. C'est ce qui fait l'unité de l'inspiration... Abraham obéit dans l'Esprit Saint. Bernadette rend témoignage dans l'Esprit Saint de ce qu'elle a vu. Grâce à l'accompagnement particulier de l'Eglise, tous ont la certitude de leur chemin et de leur conduite (453 et 458).
177. "Je ne comprends pas!"
Comparaison : un enfant possède un trésor, par exemple une image que sa maîtresse lui a donnée et qu'il a cachée en lieu sûr. Puis il se laisse si bien convaincre par son frère qu'il en vient à perdre toute méfiance et qu'il lui montre le trésor. Ce dévoilement du trésor est une extrême concession. Mais le frère lui arrache l'image des mains et l'emporte avec des cris de triomphe. - Le point de comparaison ne réside pas dans le sentiment d'avoir été abusé éprouvé par l'enfant, mais dans le sens que notre offre la plus extrême n'est jamais qu'un tout petit morceau de ce que le Saint Esprit projette pour nous et qu'il lui reste toujours à faire l'essentiel. Et le fait d'emporter est une plus grande grâce que le simple fait qu'on lui permette de voir, concession extrême... Chaque fois que l'homme soupire : "Je ne comprends pas", l'Esprit pourrait lui répliquer : "Enfin tu l'as compris!" (446-447).
178. L'inattendu
Avec toutes les données diverses de ce qui nous arrive, nous devons faire l'unité de notre vie dans le Seigneur. C'est une exigence de la vie chrétienne. Ma dernière confession, mon programme de travail, mes relations avec ma famille, ma prière d'hier, quelques rencontres inattendues, une lettre commencée : tout cela doit s'intégrer à mon existence d'aujourd'hui, se refléter dans mon aujourd'hui, sans contradiction, sans créer de rupture, même si l'aujourd'hui est tout différent de la journée d'hier. La substance de la mission, la conduite de l'envoyé doivent être identiques (171).
179. Revue de détail
Ici-bas, l'homme pense rarement à la mort, plus rarement encore au purgatoire. Et s'il lui arrive se s'en souvenir, il pense à tout ce qui n'est pas net dans son âme, qui l'empêche d'arriver à Dieu, il cherche à le discerner et à la rigueur à le combattre. Après la mort, la question de la connaissance sera toute différente. Les parties de son être que l'homme ressentait comme mauvaises, paraîtront tout autrement; là où il pensait qu'il n'y avait rien de particulier, il rencontrera les plus grands obstacles. - Etant donné qu'ici-bas il faisait une "revue de détail" avant de se confesser, il pouvait se regarder dans le miroir d'une confession et constater et rassembler ses péchés comme des points isolés; en tant qu'être social, il avait après tout une certaine connaissance de l'homme, il possédait par sa conscience une certaine connaissance de lui-même et il pouvait, soutenu par la foi et par l'Esprit Saint, prendre des résolutions pour améliorer sa vie (343).
180. Se tenir devant la face de Dieu
Dans le purgatoire, la connaissance de soi n'est plus valable parce que la mesure, c'est Dieu qui s'en occupe : l'homme doit être tel que Dieu le connaît. Et la mesure de la communauté précédente dans laquelle chacun avait ses fautes, chacun avait à compter avec les fautes des autres, n'est plus valable parce qu'il doit entrer dans la communion des rachetés qui sont totalement dirigés par Dieu et se trouvent devant la face de Dieu (343).
181. Tout mais pas ça
Si on demande à quelqu'un : "Que feriez-vous si vous saviez que dans une demi-heure votre maison va brûler?", il peut réfléchir calmement et répondre tout à fait judicieusement : "Peut-être appeler des gens pour évacuer, etc." Mais si la maison brûle effectivement, dans la pratique, tout est différent. Il peut y avoir de la panique. Par rapport à la vie, le purgatoire, c'est la pratique. Il y a là pour l'homme des choses qu'il ne comprend pas, qu'il ne voit pas, qu'il ne peut pas utiliser, la distance habituelle et la vue d'ensemble habituelles ont disparu. Car c'est basé finalement sur une expérience du Seigneur et les hommes y sont livrés dans un processus qui leur est étranger. Si on regarde le purgatoire de manière théorique sans s'y trouver, cela nous donne la grande consolation qu'il soit la purification décisive. De plus, il nous ôte la liberté de dire non, la réflexion sur nous-mêmes et il nous amène à un large acquiescement. Et parce qu'on aime bien être propre, on donne son consentement. Mais quand on y entre, la première chose qui se passe certainement, c'est que tout en nous se hérisse : ce qui arrive là, c'est ce que nous ne voulions à aucun prix, ce qui nous répugne absolument. Et ce n'est que lorsque cela cessera que ce sera peut-être justement ce que nous souhaiterions maintenant. Entre-temps il y a l'apprentissage invisible qui fait passer du non au oui. Quand, à un endroit de l'âme s'allume le oui, le non angoissé redouble à l'instant suivant, jusqu'au moment où, après une durée non mesurable, toute l'âme brûle du oui (343-344).
182. Rejeter la faute sur les autres?
Au purgatoire, on n'a aucune vue d'ensemble. Quelque chose commence et semble s'arrêter; autre chose ne fait toujours que commencer, à l'infini. On ne peut pas suivre le déroulement. Supposons que, dans une opération, on extraie de l'organisme du péché de mon âme l'organe central de l'orgueil, les organes du péché qui restent seront complètement troublés dans leur fonctionnement intérieur, ils en deviendront d'autant plus pesants et gênants. Ce qui se produit, c'est le contraire d'un soulagement sans que, paradoxalement, je puisse le comprendre comme un progrès. Plus l'organisme du péché est désintégré, moins l'homme s'y reconnaît en lui-même. - Au début, il y avait une exigence totale qui dépassait de loin le sommet de mes capacités. La réaction involontaire est : "Non, ça, je ne peux pas". Cette paroi est beaucoup trop à pic pour que je puisse l'escalader! Mais qui est ce moi qui parle ainsi? On me donne un rapide coup d'œil sur ma vie et je reconnais que j'aurais dû le faire. J'avais en moi la possibilité de faire tout autrement. Je ne peux rejeter la faute sur personne. On sonnait, mais j'étais trop paresseux pour ouvrir la porte, et ainsi je n'ai justement pas reçu l'argent que m'apportait le facteur… Avec ce rapide coup d'œil rétrospectif, il ne s'agit pas d'abord de m'amener à me repentir, mais seulement de comprendre ce qu'il en était. Et dans cette vue, il y a une norme : j'aurais pu faire autrement. Mais maintenant Dieu ne veut pas que l'homme se perde en pensées élégiaques ni dans un repentir imparfait replié sur lui-même; il veut diriger le tout. Le coup d'œil rétrospectif ne sert qu'à ébranler l'assurance, qu'à montrer le caractère futile de nos petites décisions dans le cadre de notre manque de décision pour les choses les plus importantes (344).
183. Un chemin qui doit aboutir en Dieu
A un certain moment au purgatoire, l'exigence se fâche. Elle représente la colère de Dieu qui veut rentrer dans ses droits. Elle demande (et c'est somme toute un signe de longanimité que cela soit demandé), mais je ne peux pas répondre. La colère de l'exigence m'intimide aussi. C'est alors que s'élève ma prière : "Rends-moi docile". Le oui qui est là inclus n'est pas un oui qui comprend, c'est la reddition de mon intelligence aux vues de Dieu. C'est comme un mouvement de la puissance de Dieu dans mon impuissance. Il y a sans doute là un minimum d'intelligence, car je sais finalement qu'il y a une nécessité qui guide le tout, que je suis placé sur un chemin qui doit aboutir en Dieu. "Donc c'est pour mon bien". De laisser ainsi place à Dieu est comme une première minime ouverture sur le ciel, une espérance inavouée au milieu de la loi d'airain de la nécessité (345).
184. Totalement bousculé
Dans le purgatoire, ce serait une espérance trompeuse si l'homme pensait qu'il y aurait désormais une interaction entre la grâce et le mérite. Cette illusion est aussitôt réduite à néant étant donné que cela commence absolument sans égards ni sentiment. Ça me tombe dessus. Ici-bas, la pénitence la plus sévère peut être acceptée pour ainsi dire, on peut se l'approprier. Ici toutes les lignes de communication avec le monde sont coupées; il n'est pas question de "participer", de "faire des concessions". C'est une agression. On a donné le petit doigt et on est totalement bousculé. Dans le purgatoire, il n'y a pas de transition, pas d'apprentissage, pas d'égards, pas de "convenances humaines". Tout cela est réduit à néant. On est pour ainsi dire livré au mépris de son meilleur ami. C'est l'homme en moi qui est méprisé, l'homme qui s'est rendu étranger à l'humanité de Dieu, qui s'est détourné de l'être humain de Dieu. Cet homme me dégoûte. Je ne peux pas me mépriser moi-même; tout ce qui est digne de mépris, je dois le déduire du fait que je suis méprisé (345).
185. L'entreprise de démolition
Au purgatoire, l'accord donné au début délie de l'obligation de comprendre moi-même. C'est un succédané de l'obéissance, cela permet de laisser faire plus que ce que l'on comprend. C'est une répétition machinale de ce qui a été dit auparavant plutôt qu'un acte autonome. Ce n'est pas une prière qui réjouit, c'est dénué d'émotion et même de réalité. Et il n'y a personne pour guider la prière, en tout cas on ne le voit pas. On est continuellement humilié, mais on ne peut pas localiser celui qui humilie. Seul importe que soit ressentie la profondeur de l'humiliation. La puissance humiliante est infiniment étrangère, et il n'y a pas de rapprochement possible, aucune manière de se faire bien voir, aucune curiosité. Cette puissance est d'une objectivité effrayante, elle continue à "travailler" même si cela me semble insupportable. On est vendu à une "entreprise de démolition" parce qu'on doit bâtir ici un nouvel édifice (345).
186. Le bourreau qui pétrit l'âme
Au purgatoire,on est dépouillé de toute dignité propre. Il règne une froide intransigeance. Le bourreau semble même "de mauvaise humeur" en quelque sorte, peut-être que son travail ne lui procure aucun plaisir, en tout cas c'est le pur contraire de mon humiliation. Il n'existe aucune espèce relation humaine. Aucune trace de compassion. C'est un travail de justice. Naturellement on ne peut pas dire que le Seigneur trouve sa "joie" dans le purgatoire. Mais pendant qu'il le gère, il demeure invisible, ce sont pour ainsi dire des mains étrangères qui pétrissent l'âme. L'impression d'être "transformé" éveille une légère lueur d'espoir : il se passe pourtant peut-être quelque chose. Mais non. Il n'y a pas d'écoulement du temps. Je suis pétri et je reste le même. Le processus vise une compréhension rapide comme l'éclair : tout cela était grâce. Mais pour arriver à ce que tout ce qui était faux tombe de quelqu'un, comme le Saul de Paul, il n'y a pas de "développement". Je reste en quelque sorte livré à moi-même ou au pouvoir du processus sur lequel je ne peux pas agir. Et ce que le processus opère en moi me semble pour l'instant dénué de sens parce qu'aucun résultat ne se fait sentir (346).
187. La manie de vouloir tout savoir mieux que les autres
Mes "fonctions" sont testées : comment je fonctionne. Ici-bas par exemple je fonctionnais comme un être de communion. Quand on me posait une question, je répondais. Mais maintenant je n'ai pas à fonctionner dans la sécurité d'une communauté, je dois le faire sans protection, devant Dieu. On va voir ce dont je suis capable jusque dans mes fonctions les plus intimes. Et je ne peux rien si on ne vient pas à mon aide. Mais l'aide ne vient pas comme un soutien miséricordieux, elle vient comme une volonté d'en sortir malgré mon incapacité. Cette volonté ne se soucie pas de mon impuissance, elle peut faire que j'en sois capable. Si je dis : "Je ne peux pas", alors elle dit : "Je peux utiliser des moyens pour que tu le fasses". Et à l'arrière-plan le contraire : "En es-tu capable?" - "Oui, je peux!" - "Non, tu ne peux pas, parce que je ne veux pas que tu puisses le faire". Tout ceci avec le plus cruel sérieux. Toute la perpétuelle manie de vouloir tout savoir mieux que les autres doit être ébranlée jusqu'au tréfonds; toutes les opinions et tous les systèmes tenus en réserve, toutes les idées et toutes les habitudes toutes faites doivent être supprimés, plus encore être arrachés de force afin qu'il y ait de la place pour Dieu (346).
188. On ne me demande pas mon accord
Au purgatoire, il ne s'agit pas des habitudes terrestres comme telles : vêtements, repas, conversations, lectures, etc. Il s'agit des accoutumances au péché pour voir les obstacles, les choses, tels que Dieu nous les montre. Qu'il soit plus fâcheux pour nous d'arriver en retard au concert qu'à la messe. Les habitudes mauvaises doivent être extirpées, tous les jugements que nous portions sur ces choses doivent être réformés. - Et comme le purgatoire est une préparation à la vie éternelle, tout doit être parfaitement en ordre. Cela ne se fait pas sans qu'on y soit poussé d'une manière désagréable. On ne vous laisse aucun répit. Pour le recueillement contemplatif, on avait eu tout le temps de sa vie. On ne peut pas arriver au purgatoire en exigeant d'avoir maintenant du temps pour se recueillir intérieurement. Au contraire, on est toujours inexorablement arraché quand on ne s'y attend pas. La mesure et la manière de ce à quoi il faut réfléchir ne sont pas fixés par l'homme mais par le Seigneur; à cause de mon état de pécheur, mes perspectives sont absolument fausses et le plus souvent stériles. A y regarder de plus près, il faut qu'on m'arrache beaucoup plus de choses que je ne me l'étais imaginé. - Le tout, sans discussion préalable, sans qu'on m'ait demandé mon accord, et apparemment sans ordre. Ça commence quelque part et ça continue à creuser. Il n'est pas possible de coopérer. Il n'est pas dit si le travail effectué vaut quelque chose. On ne sait pas si on en a accompli la millionième partie ou si ce sera bientôt fini. Pour l'allure non plus il n'y a rien à faire. C'est un état de pure passivité. Et ceci avec un grand découragement (ce qui ne veut pas dire indifférence). Le découragement est un premier signe qu'on renonce à vouloir diriger soi-même les choses. L'ignorance aussi est beaucoup trop profonde pour qu'on puisse entreprendre quelque chose d'utile. Tout est fait pour vous rendre étranger à vous-même. On se dit : "Ça doit bien avoir un sens, mais je ne sais pas lequel. Je ne me sens pas non plus appelé à examiner ce sens. Mais il m'est encore moins permis de me rendre encore plus étranger à ce sens que je ne le suis déjà en y ajoutant quelque chose de propre" (347).
189. "Je suis une ruine!"
Dans le purgatoire, les autres ne jouent somme toute aucun rôle. Ils n'existent pas, il n'y a donc pas non plus un besoin de communiquer. Aucune curiosité pour savoir comment ça se passe pour eux dans cet état. Un vide. L'amour n'est pas là, mais le péché non plus, dans la mesure où on n'a pas la possibilité d'en commettre. Pour l'instant on est envoûté par quelque chose qui ne souffre aucune distraction. - Provisoirement, les péchés d'autrefois ne sont pas vus en détail. Ils ne sont là que comme un vague obstacle à la compréhension. Pour le moment, on se sent plus mauvais que coupable. Et "mauvais" veut dire : je suis tout autre que je ne l'avais pensé. Il me semble être quelqu'un qui ne s'est plus regardé dans un miroir depuis une éternité; je pensais que je paraissais encore tout à fait présentable, mais je dois comprendre que je suis une ruine. Le spectacle est si inattendu que je me demande si c'est réellement un miroir. Je reconnais quelques traits, mais le tableau d'ensemble est si incroyable… Comme si j'avais écrit une page entière et qu'on l'ait découpée en morceaux avec des ciseaux; on me présente des mots isolés et on me demande : Est-ce que vous reconnaissez votre bien? Il n'est pas encore question d'espérer changer. S'il arrive qu'une lueur apparaisse pendant qu'on est malaxé, elle disparaît tout de suite à nouveau. Il faut d'abord que me soient présentés jusqu'au bout tous mes programmes et toutes mes bonnes idées et toutes mes bonnes intentions. Le plus important, c'est l'humiliation (347-348).
190. Il suffisait de dire oui à la grâce
Dès le sein de sa Mère, le Fils attend les autres hommes, ceux qui croient à son mystère et qui feront avec lui la volonté du Père. Il sait déjà comment sa Mère a assumé cette tâche et comment elle laisse faire la volonté de Dieu. Comme s'il suffisait de dire oui à la grâce, de la laisser agir en soi et ensuite de ne plus s'écarter de ce chemin. Et bien que, pour le Fils, ce ne soit pas facile d'être devenu homme, il ressent un soulagement à être sur le chemin de la volonté du Père; il est décidé à rester homme et à persévérer dans sa tâche; ce qui le soulage, c'est qu'il comprendra toutes choses comme volonté du père, qu'il pourra regarder toutes choses de ce point de vue. En tant que Dieu, il n'avait pas de désir plus ardent que d'être homme comme le Père l'attendait de lui. Et il voit que sa Mère aussi, en tant que rachetée, vit tout à fait de ce désir (140-141).
191. Une réponse aimante
L'homme, image de Dieu. L'homme est image pour Dieu, non pour lui-même, mais il peut avoir le pressentiment d'être à l'image de Dieu, avoir le pressentiment de cette signification qu'il a pour Dieu. Il ne devrait donc que chercher à rester ce que Dieu veut le voir être, persister dans une réponse aimante à Dieu qui permet à Dieu de voir en lui son image (523).
192. Une goutte d'eau
Dans une fontaine jaillissante, l'élément jaillissant, c'est sa source, et quand le jet d'eau a accompli sa course vers le haut et vers le bas, il rentre dans l'eau ordinaire. Quand j'étais enfant, je pensais toujours : ainsi en est-il de notre vie sur terre et de notre entrée dans l'éternité. La vie a une forme, mais elle est toujours déjà passée quand on la saisit. Si on a de la chance, il y a peut-être, quand on regarde la fontaine jaillissante, quelque chose qui ressemble à l'existence. Le jet d'eau, on le voit continuellement. Mais au fond il n'a pas réellement d'existence. L'existence humaine de l'homme se répète toujours dans ce perpétuel mouvement de montée et de descente, mais justement la personnalité que je suis à présent ne se répète pas. Il y a l'endroit où l'on voit exactement comment l'eau qui descend tombe sur le plan d'eau au repos : un peu de mouvement, puis elle est absorbée, assimilée par l'éternité. Un instant on peut suivre l'absorption, puis pour l'œil tout est tout de suite à nouveau uniforme. Quand j'étais enfant, je pensais toujours : étrange, je peux discerner ce qui coule, ce qui est temporel, mais l'eau dans le bassin, ce qui est éternel, je ne le peux plus. Mais dans l'éternité, on doit pouvoir le faire. Dieu le peut. Pour Dieu, chaque goutte d'eau dans le bassin de la fontaine est aussi vivante et discernable que chacune de celles qui se distinguent dans le jet d'eau qui monte et qui brille dans le soleil (68).
193. Les exigences de l'Esprit
Marie voit d'abord l'Esprit comme une exigence; l'ange l'a représenté pour elle, mais désormais il sera continuellement dans sa vie. Elle devra être toujours prête pour l'Esprit, comme la femme est toujours prête pour la venue de son mari. On n'en a jamais fini avec l'Esprit. Celui qui s'est un jour confessé se déclare prêt à toujours se confesser encore. L'Esprit qui exige maintenant de Marie une disponibilité totale, ne cessera de se manifester. Et parmi les nombreux contacts qui sont liés à la venue de l'Esprit, elle ne sait pas non plus comment et quand elle est couverte de son ombre. Mais elle comprend l'exigence d'une disponibilité totale jusqu'au recoin le plus secret de son corps. Elle doit être mise à contribution et elle doit aussi aimer Dieu le Père, le Fils et l'Esprit sans aucune restriction. Elle veut aussi être totalement docile. Là où pourrait se faire jour la tentation de résister ou de se fermer, elle voit de nouvelles occasions d'aimer. Pas plus qu'une femme enceinte ne peut se dérober à sa grossesse, Marie ne veut pas se dérober aux exigences croissantes, toujours plus grandes. Elle reconnaît cette croissance des exigences au fait qu'elle ne comprend pas et au signe de la souffrance qui se dessine en elle. Elle sait très bien qu'avec l'enfant la croix grandit en elle, et elle acquiesce d'avance à cette croix. Son oui consiste avant tout dans le fait qu'elle continue à s'abandonner sans limite à l'action en elle de l'Esprit qui lui apporte le Fils et la croix. Elle ne cesse de tout remettre au Père. Car c'est bien de lui que l'ange est venu (119-120).
194. Un danger nous menace
Mais si nous ne faisons pas attention, un danger nous menace : ne voir en Jésus que l'homme et considérer sa connaissance du Père et son existence dans l'Esprit comme quelque chose d'abstrait et d'irréel. D'où l'importance essentielle d'une méditation trinitaire du Fils. Il est pour nous la lumière trinitaire. Pas plus qu'un prêtre, même quand il ne célèbre pas, ne peut se défaire de son caractère sacerdotal, le Christ ne peut se défaire de la Trinité. Si on est en relation avec lui, on ne peut à aucun moment faire abstraction de la Trinité. Et nous ne pouvons pas seulement méditer de l'extérieur comment le Fils vit du Père et de l'Esprit, nous devons goûter la nourriture qu'il mange et qu'il nous offre (115).
195. Confirmation
Il est requis de l'évêque, avant une confirmation, qu'il ait veillé la nuit et qu'il soit à jeun. D'une mortification purificatrice de ce genre, l'Eglise espère un effet pour l'administration du sacrement : l'Esprit agira avec plus de liberté par l'instrument qui administre le sacrement. Bien que le Seigneur n'ait rien de coupable à purifier, il se met, en allant au désert, dans un état de plus grand don de lui-même, il affaiblit volontairement ses forces physiques simplement afin d'être plus préparé pour la croix (140).
196. Inventer une histoire
L'exemple de deux personnes qui inventent une histoire ensemble ou écrivent une lettre à deux : chacun continue quand l'autre s'arrête, et chacun s'arrête quand l'autre recommence. Plus grand est l'amour de deux personnes, plus fortes et plus naturelles seront l'intimité et la profondeur de leur conversation. Et dans le dialogue il ne peut rien se passer qui briserait l'amour (67-68).
197. Recevoir les verges
Pour recevoir l'encouragement du Seigneur après la confession, tel qu'il est pensé dans l'amour, l'Eglise doit être passée par l'humiliation. Ce n'est qu'alors qu'elle comprend la miséricorde qui lui est de nouveau accordée. Mais alors, comme rapidement elle se croit rétablie dans ses anciens "droits"! Elle est comme un enfant qui exulte de ce que la "punition" soit passée. Il peut alors se faire que le Seigneur exige justement pour l'absolution une nouvelle pénitence douloureuse et qu'il traite l'Eglise comme un petit enfant qui doit se mettre à nu pour recevoir les verges. Jamais ne peut apparaître le sentiment que nous aurions fait assez pénitence, que nous aurions droit à un bon moment de tranquillité. C'est justement ce sentiment d'avoir fait ce qu'il fallait qui doit nous être retiré jusqu'à ce que nous renoncions à tout calcul. C'est justement quand nous pensons voir que les choses avancent qu'elles peuvent se reproduire un certain nombre de fois jusqu'à nous donner le vertige. Et quand alors la grâce du Seigneur redevient visible dans l'Eglise, elle doit savoir qu'elle vit elle-même totalement de cette grâce; ce qu'elle partage ne lui appartient pas, elle ne fait que transmettre ce qu'elle a elle-même reçu. Le prêtre aussi justement qui exerce un ministère dans l'Eglise doit savoir cela : il ne possède pas le ministère, c'est le ministère qui le possède, et il ne peut que l'exercer que s'il rend constamment tout pouvoir au Seigneur (281).
198. S'offrir sans limite
Le oui qui tient tout disponible, c'est l'attitude de confession. La juste attitude de confession, c'est de se laisser adapter. Le désir de Marie serait que cette attitude soit accessible aux humains : qu'ils se confessent comme elle-même s'est confessée sans péché. Dans un abandon sans pruderie, sans brusque retrait si Dieu ou le ministère ecclésial intervient. Qu'elle puisse ainsi s'offrir sans limite est justement le signe qu'elle n'a pas de péché, c'est certain. C'est le péché qui, dans la confession, empêche le pécheur de tout montrer. Il devrait confesser qu'il ment et sa vanité l'en empêchera, etc. Le péché empêche aussi de voir le caractère joyeux de la confession. La Mère, qui se tient ouverte à l'Esprit dans l'attitude de confession, le fait dans la joie (120).
199. La "confession" de Marie
Le pécheur se confesse pour son propre bien : afin que le péché lui soit enlevé. La Mère par contre "se confesse" afin que l'Esprit trouve en elle ce qu'il veut. Peu importe sa personne. C'est une grande différence. Dans les monastères, les confessions devraient au fond être très proches de l'attitude de la Mère. Les religieuses inventent souvent des péchés quelconques parce que rien d'autre qui soit raisonnable ne leur vient à l'esprit. Elle devrait alors simplement s'ouvrir de telle sorte que le confesseur puisse leur inspirer quelque chose par cette ouverture. L'ouverture totale devrait être l'acte principal de leur confession. On peut déjà leur faire comprendre cela et c'est essentiel pour la vie contemplative. L'accusation de péchés particuliers, du manque constant d'amour, devrait aussi se faire avec le désir que la volonté de Dieu se réalise pleinement en elles. (Il va de soi que les péchés graves doivent être confessés explicitement). Si par contre on vient chaque semaine au confessionnal avec un programme fixe, alors les portes sont fermées, il ne se passe rien et, à la longue, le tout devient insupportable. Mais surtout le confesseur devrait pouvoir intervenir dans l'âme pour la former, ce qui requiert bien sûr de lui beaucoup de prière et de discernement (120-121).
200. Prévenance du Rédempteur
La présence eucharistique avec son don de soi à nous dans la communion est la révélation d'une attitude constante du Fils qui est au ciel, attitude qui, dans l'acte historique de son don de lui-même au cénacle et sur la croix, était déjà totalement présence comme cette attitude constante, éternelle. C'est la même attitude divino-humaine que nous méditons tantôt à partir du temps vers l'éternité, tantôt à partir de l'éternité vers le temps. C'est seulement ce qu'il y a de péché et de péché originel en nous qui nous empêche de comprendre le parfait caractère d'événement qui est dans l'être du Seigneur. Ainsi déjà le signe efficace de manger sa chair et de boire son sang est une prévenance du Rédempteur à l'égard des hommes qui ne peuvent pas surmonter totalement leur éloignement de Dieu durant leur vie. Mais cette prévenance exige en même temps qu'on s'exerce : de l'acte de réception de la communion et de l'action de grâce à l'acte d'une existence dans la foi qui vit constamment de la vie éternelle (100).
201. Le visible et l’invisible
Le soir, quand j’éteins la lumière et que la fenêtre reste ouverte, il arrive qu’il se passe deux choses différentes. Il peut se faire que tout d’un coup on voie un ange qu’on ne voyait pas auparavant, comme si disparaissait le monde qui a fait le jour et que les anges auraient justement attendu cet instant pour devenir visibles et faire entrer le ciel à la place de la terre. Cela n’empêche pas que l’autre monde soit là en même temps : l’œil sensible ne voit plus rien pour un instant, les choses familières sont absorbées par les ténèbres, peu à peu on distingue quelques contours : l’ouverture de la fenêtre, le lampadaire dehors, la place, les ombres des arbres projetées sur le mur. Quand l’œil s’habitue à l’obscurité, il voit davantage. – Deux mondes se rencontrent : le monde terrestre et le monde céleste, comme dans un kaléidoscope : des petites pièces isolées qui ensemble donnent une figure. Une image. Dans la figure, les limites des deux mondes ne sont plus sensibles, on ne peut pas dire où commence l’un et où l’autre se termine. C’est ainsi que surgit la question du fini et de l’infini. Comment les deux mondes s’accordent-ils? Qu’en est-il de l’influence du ciel sur la terre, de la terre sur le ciel? Le fini ne serait-il qu’une projection, la feuille d’un arbre presque dépouillé, qui est secouée par le vent et qui montre des contours étranges qui ne cessent de changer d’apparence? Si on ne savait pas que c’est une feuille, on pourrait penser que c’est un oiseau, un doigt, autre chose. Et dans ce qu’on connaît on cherche des comparaisons, on ne cherche pas dans ce qu’on ne connaît pas; on sait cependant que chaque image et chaque comparaison a sa place sur une courbe parabolique qui renvoie à l’éternel et à l’infini, et qu’on est emporté d’image en image, de ce qui est le plus connu jusqu’à ce qui n’est que deviné et au-delà jusqu’à ce qui n’est pas visible, jusqu’à l’incompréhensible, finalement jusqu’à ce qui est totalement inconnu, qui n’appartient plus qu’à Dieu et se passe dans son royaume. – Et quand on est ainsi porté, la prière commence à sourdre. Tout d’un coup surgissent tant de choses qui ont leur place dans le ciel, qui viennent de l’atmosphère intime du ciel et qui justement n’ont pour nous aucun visage, aucun nom. De là naissent une vénération et un sens pour l’infini en Dieu. Une ardeur à l’accepter, un oui à ce qui dépasse à tout point de vue la raison et ce qu’elle peut comprendre. – D’être ainsi dépassé engendre en quelque sorte une image de Dieu dont cependant on ne peut se faire aucune image. C’est comme l’enchantement d’un voir plus, d’une expérience au-delà, qui se trouve en dehors de notre sphère propre. Et on pressent alors qu’ici toute spéculation et toute volonté de donner un nom aux choses sont dépassées; car si la pensée pouvait peut-être aussi se formuler et trouver sa place dans l’un ou l’autre système, le vrai détenteur de la pensée reste cependant Dieu lui-même. La pensée n’a sa forme définitive, achevée, que dans l’infini de Dieu; en nous elle garde toujours le caractère de l’inachevé, en tout cas de l’inachevable. Mais ce sont nos propres limites – là même où elles se dilatent en Dieu – qui nous donnent pour un instant le sentiment de l’inachevé dans l’infini. En réalité une chose a besoin de l’infini pour avoir un contour et un caractère défini, et pour pouvoir s’insérer dans ce qui est connu de tout le monde. Notre hésitation est vaincue et surmontée quand nous voyons que notre résistance à abandonner le contour humain a pour fondement le sentiment de l’inachevé et que le véritable lieu du fini est l’infini, ce qui n’a pas de contour (58-59).
202. Un passage en Dieu
Celui qui prie réellement, sous quelque forme que ce soit – méditation, messe, prière vocale ou immersion dans l’adoration du Seigneur -, a part à la vie du Seigneur, à chacune des manifestations de sa vie au ciel comme sur la terre. Tant qu’un croyant travaille sur terre et qu’il a peut-être une mission faite des tâches les plus diverses, il ne pourra sans doute jamais être totalement uni, même dans sa prière la plus profonde. Mais quand il avance en âge et que sa santé s’altère et que la mort ne cesse de se rapprocher, ses adieux graduels au monde peuvent devenir une participation plus forte à la vie du Seigneur, jusqu’à la limite de la sortie de sa propre vie; et c’est une forme de mort qu’on peut imaginer, qui ne serait plus que le point final d’un règlement de comptes commencé depuis longtemps, l’instant où est coupé le dernier fil qui rattache encore à la terre. Quand un vrai religieux ou un vrai priant voit venir la mort de cette manière, il peut tout à fait continuer son travail jusqu’au dernier jour de sa vie, car même dans son activité il renonce toujours plus à fond à son propre moi. On pourrait même dire qu’une mort chrétienne normale devrait être la conclusion d’un passage en Dieu qui s’est étendu sur toute la vie, de sorte que Dieu, en recevant le mourant, ne trouverait plus en lui que ce qui lui appartient, ce qu’il avait lui-même semé en lui et qui a poussé pendant toute sa vie. C’est ainsi en tout cas qu’il en est de la mort d’un saint qui appartient totalement au Seigneur comme son bien propre et qui est simplement repris par lui comme sa propriété (283).
203. Cette chose prodigieuse
Dieu le Père, le Fils et l’Esprit se font face de toute éternité sans qu’on puisse prendre l’un pour l’autre et leur unité de nature ne permet jamais de percevoir comme interchangeable ce qui est propre à chacun et qui les unit inséparablement. Le Père perçoit dans la nature divine du Fils ce que lui, le Père, possède, mais que le Fils également possède comme ce qui lui est donné en propre et qui est rendu par lui de sorte qu’il est tout autant différent qu’uni dans la nature. – C’est dans l’amour que Dieu le Père crée l’homme, mais l’homme le déçoit et fait tout ce qu’il peut pour échapper à l’ordre établi par Dieu, un ordre qui était la propriété de Dieu, qui faisait partie de l’amour de Dieu, qui unissait l’homme à Dieu et qu’il accordait à l’homme. Mais le diable incita l’homme à se détacher de cette unité avec Dieu. – Il se produit alors cette chose prodigieuse que Dieu le Père, dans son amour, envoie son Fils à l’humanité égarée. Le Fils devient un homme qui ne peut décevoir le Père, qui n’interrompt pas la circulation de l’amour, que le Père reconnaît comme son Fils divin parce qu’il ne vit que dans l’amour. C’est ainsi que le Fils crée ici-bas une image, une expression, une extrapolation de la Trinité; il vit d’une manière totalement trinitaire bien qu’il soit homme parmi les hommes, il exprime pour nous avec toute son existence ce qui est trinitaire, il le vit devant nous, il le représente, le réalise au sein de la création. Et il donne toujours aux problèmes des hommes concernant la lutte contre le mal, la rédemption du monde, une solution trinitaire (98).
204. Adam qui découvre le monde
En créant le monde, Dieu a commencé à installer devant lui des êtres limités, achevés, comme le fait un artiste. Puis il créa Adam et celui-ci se trouva dans un monde où il découvrit du plus grand et du plus petit que lui. Il pouvait prendre en main des fleurs et des pierres et, de ce fait, ressentir un sentiment de supériorité vis-à-vis d’un objet qui était à la portée de la main. Il avait sans doute aussi un sentiment semblable vis-à-vis des petits animaux. Il voyait aussi des chemins. Le chemin d’un petit animal, il pouvait le suivre. En comparant son pas à celui de ces animaux, par rapport à l’un son pas était plus rapide, pour un autre il ne pouvait pas le suivre. Il y avait aussi les oiseaux; quand il les avait en mains, c’était de petites bêtes; quand il les libérait, ils étaient capables de faire soudain ce dont il était incapable. Il voyait couler le ruisseau et il pouvait courir à côté de lui; tantôt le ruisseau coulait plus rapidement que lui et tantôt plus lentement. En saisissant partout des proportions différentes, Adam pouvait les référer à lui et, par comparaison, se faire la mesure des choses. Et comme le temps changeait de manière rythmique, il pouvait aussi distinguer les jours et les nuits (48-49).
205. Adam devant l’infini
Mais quand, au paradis, Adam rencontrait Dieu et parlait avec lui, il savait qu’il se trouvait en présence de l’infini, de la démesure, comme un être créé devant son Créateur. Mais la différence infinie entre le monde de Dieu et le monde créé n’était pas pour lui une question inquiétante. Il ne ressentait pas du tout la distance comme un abîme infranchissable. Mesurer et juger les distances et les changements et le cours du temps de ce monde étaient alors faciles pour lui. Partout dans les choses créées et dans leurs mesures, il y avait des points de départ, des passages, des choses comparables entre le créé et le non-créé, le fini et l’infini. Il y avait là, chaque jour, une pierre, immuable, elle ne se couvrait pas de mousse, elle n’était pas usée par l’eau, on ne pouvait voir en elle aucune trace du temps : qu’elle soit aussi inaltérable et aussi inattaquable pouvait lui donner une idée de la vie éternelle que rien d’éphémère n’altère. Adam cependant ne pouvait pas savoir ce qu’il adviendrait de cette pierre au cours des années par l’effet des conditions atmosphériques ou d’autres hasards; peut-être que la petite mesure de temps qu’il s’appliquait à lui-même n’était pas du tout justifiée pour la durée et en quelque sorte pour la « vie » d’une pierre, si bien qu’il devait se poser la question de savoir si son critère pour connaître les choses était finalement adéquat (49).
206. L’homme n’est pas créé par Dieu pour être abandonné
Les êtres de la nature qui sont limités, finis, complets, ont été créés pour l’homme afin que, dans sa finitude, il connaisse et ait à sa disposition d’autres êtres limités. Mais par le rapport des choses à lui-même et par son propre rapport aux choses et à leurs mesures, qui sont autres et autonomes, Adam est mis, au-delà de lui-même, sur le chemin de l’infini. Pour lui, la pierre est au moins une image de ce qui est en repos, l’occasion de se faire, au sujet des choses, des pensées et des idées qui dépassent son monde humain et son imagination. Et ainsi, dans sa conversation avec Dieu, Adam peut dire des choses qui dépassent sa pensée mais, tout en étant dépassé par Dieu, il peut malgré tout garder avec lui une certaine intimité, et une partie de la foi y trouve son fondement. Adam croit comme quelqu’un qui est dépassé par la nature et la surnature. Les limites assignées à sa pensée ne sont pas du tout pour lui occasion d’angoisse et de doute parce que ce qui le dépasse absolument, c’est Dieu, qui le rencontre vraiment, qui lui fait bon accueil, qui le garde et se soucie de lui. Ce qu’il ne peut faire lui-même, Dieu le peut. Et ainsi en pensant à ce qui est fini et changeant comme en pensant à ce qui demeure et est immuable, la foi en Dieu devient pour lui ce qui sert de norme. Et dans la suite des jours il apprend à connaître l’éternité de Dieu qui accompagne et réalise tout changement. Du fait que Dieu lui fasse bon accueil, les deux choses – ce qui est changeant et ce qui est immuable – reçoivent leur sens. L’homme limité, qui vit dans ce qui est limité, est cependant créé par Dieu, devant Dieu, pour Dieu, et tout le fini est pour lui occasion et préparation de relations avec Dieu. L’homme n’est pas créé par Dieu pour être abandonné, il est placé par Dieu dans un monde qu’il a créé. – Par là est déjà esquissé ce qui s’accomplira dans l’incarnation de Dieu : en fin de compte le monde a été créé pour le Fils; les choses ont d’abord été créées pour l’homme; mais les choses et l’homme pour qui elles sont faites existent en vue d’un sommet qui sera l’accueil définitif de Dieu : le Fils qui se fait homme (49-50).
207. Etre accompagné par Dieu
Le Père envoie l’Esprit Saint afin que le Fils ne soit pas seul, ni comme Dieu ni comme homme. Quand le Fils devient homme, il a ainsi l’Esprit auprès de lui, non seulement en tant qu’il est Dieu, mais aussi en tant qu’il est homme. En tant qu’homme, il vit sous le signe de l’Esprit Saint que le Père a fait descendre sur lui. Quand le Fils dépose sa forme de Dieu auprès du Père pour être d’autant plus homme, il vit néanmoins dans la divinité de l’Esprit Saint qui lui a été envoyée et avec elle. Et il voit en lui les effets de cet Esprit. Naturellement il n’a aucune sorte d’inclination au péché, c’est pourquoi il éprouve ce que peut éprouver de l’Esprit Saint un homme sans péché. Et il reçoit par la pureté de l’Esprit une opposition encore plus forte au péché. Mais il a reçu l’Esprit avant tout pour être accompagné par Dieu (85).
208. Les missions de l’Esprit
Il y a toutes sortes d’aspects de l’Esprit dans l’œuvre de la rédemption. L’Esprit couvre la Mère de son ombre et fait que le Fils devienne homme; comme porteur de la semence, il est le représentant du Père. Il est également le représentant du Père dans le Fils qui agit : en tant que rappel, conduite, soutien, consolation. Il l’est également dans le prochain du Fils en devenant en eux à sa place l’image et le représentant du Père. Nulle part l’Esprit n’agit seul, mais il accomplit la mission du Père pour rendre possible la mission du Fils à tout point de vue (85).
209. Tout péché est contre l’amour
Par l’Esprit qui lui est donné, l’homme pécheur reçoit une impulsion pour se détourner du péché… C’est l’Esprit qui découvre le péché dans le pécheur, lui donne un nom, l’éclaire. L’Esprit que le Père nous envoie à nous, pécheurs, crée une sorte de facilité pour commencer à aimer le Fils. C’est par l’Esprit que le Fils – mais aussi le pécheur – découvre le péché. – Le pécheur abandonnera son péché quand l’impulsion de l’Esprit sera en lui plus puissante que l’impulsion du péché. Une impulsion à l’amour est nécessaire en l’homme pour que la force de l’amour divin dans le Fils puisse l’emporter sur celle du péché. Tout péché est contre l’amour; quand l’homme s’en aperçoit et qu’en même temps il veut l’amour, il peut être libéré du mal. Et c’est l’Esprit qui crée en lui cette impulsion (85-86).
210. Le don de l’Esprit au Fils et au pécheur
Le Père ne veut pas que le Fils s’offre d’une manière eucharistique à celui qui ne possède pas l’Esprit. Il est vain de demander si le Fils ne serait pas prêt à le faire. Mais dès l’Ancienne Alliance le Père a revendiqué une sorte de privilège, il s’est réservé une sorte de norme de justice sur la manière dont le Fils doit se répandre lui-même dans le monde. Comme si le Père ne voulait pas prodiguer encore une fois cette prodigalité mais la faire devenir féconde. En envoyant l’Esprit au Fils et au pécheur il donne à ce dernier la possibilité de recevoir le Fils afin que sa prodigalité ne soit pas simplement vaine. Et le Fils, qui de lui-même voudrait « aimer à fond », se plie dans l’obéissance à la consigne du Père telle que la lui montrent sa mission et l’Esprit qui lui est donné en même temps. Et l’homme aussi doit obéir et c’est dans cette participation de l’homme que se trouve le don de l’Esprit et son impulsion dans l’âme (86).
211. Sortir de l’obscur
Au commencement, le péché fut de manger de l’arbre de la connaissance. Mais maintenant l’homme, en sortant du péché, peut arriver à la connaissance : intégré au mouvement de l’Esprit Saint, il peut s’efforcer de sortir de l’obscur pour atteindre la clarté de la connaissance dans l’Esprit (86).
212. L’obscur du Père
Le Fils vient du Père et va au Père; l’Esprit accomplit un mouvement inverse. On peut le dire comme ceci : le Père envoie le Fils et il attend son retour; il attend l’Esprit pour l’envoyer à nouveau. On pourrait penser à deux mouvements circulaires marchant en sens contraire dans lesquels le Fils et l’Esprit se rencontrent tantôt dans le Père et tantôt en dehors du Père. On pourrait essayer de se représenter encore une autre sorte de rencontre : le Fils s’efforçant justement d’entrer dans l’obscur du Père et l’Esprit sortant justement de l’obscur du Père. Mais ce n’est pas ici qu’ils se rencontrent. Ils ne se rencontrent que dans le monde d’un côté et dans la vie éternelle du Père de l’autre. Dans le Père ils se rencontrent éternellement sans que leur mouvement dans le Père en arriverait à un état immobile (86).
213. Un étonnement
Il y a des réflexions spéculatives sur le contenu de la foi, mais celles-ci atteignent vite leurs limites si elles ne sont pas poursuivies dans la prière. Viennent les moments où la prière corrige une question, et alors elle contient aussi déjà la vraie réponse. La joie peut alors nous inonder soudainement pour le fait que nous sommes des humains, limités dans nos possibilités, mais de telle sorte que nos limites ne cessent de nous rendre attentifs à l’infini, à l’illimité, à l’éternel et qu’il nous est donné d’avoir au-dessus de nous dans l’éternité le Dieu toujours plus grand. Notre prière devient alors un Te Deum, un étonnement reconnaissant qui débouche sur l’adoration (80).
214. Appropriations
Les actions des personnes divines ad extra sont certes communes, mais elles sont opérées par une personne avec l’accompagnement des autres, et le caractère de l’action manifeste le caractère de la personne qui agit. Comme les personnes en Dieu se distinguent par leur opposition à l’intérieur de l’unité de nature, on peut reconnaître, dans une action déterminée du Dieu unique, une seule personne même si elle n’agit pas indépendamment des autres. La création comme telle renvoie clairement au Père, justement parce qu’il est Père, bien qu’elle soit, bien entendu, l’œuvre de Dieu Trinité tout entier. Et on peut comparer le monde et le Fils parce qu’ils sont issus tous deux du Père. Et on peut reconnaître le propre du Fils à partir de la nature créée du monde. Et parce que le Père et le Fils sont présents dans l’acte de la création, l’Esprit Saint y collabore aussi, par son souffle. Il souffle où il veut, mais toujours entre le Père et le Fils. D’où vient qu’en suivant les traces de l’Esprit, on rencontrera toujours le Père et le Fils (81-82).
215. Le feu de la honte
Puis commence le feu (du purgatoire), qui est au fond l’envahissement d’une honte toujours plus profonde. Ce qu’on va chercher en moi, ce péché, c’est cela tout simplement qui me couvre de honte. C’est d’abord une impression qui est en suspens comme d’une manière neutre entre celui qui examine et celui qui est examiné. Je m’épouvante avec Dieu de ce péché. Mais plus cela dure, plus l’horreur me pénètre en tant que sujet. Ce qui se passait jusqu’à présent se produisait davantage du point de vue du feu et de son objectivité, peu à peu je deviens moi-même l’objet qu’on jette dans le feu (382).
216. Le Fils veut devenir homme
Le Fils veut devenir homme pour être ici-bas aussi le Fils du Père, comme les autres hommes sont ses enfants. Cette volonté est en rapport intime avec sa propriété de Fils et la révèle. L’Esprit collabore à l’œuvre du Père et du Fils en couvrant la Vierge de son ombre; il est ici nettement en évidence, ce qui montre sa liberté et sa responsabilité, et cependant il reste pleinement uni au Père et au Fils. Il se substitue d’une certaine manière au Père dans ce nouvel engendrement du Fils. – L’incarnation du Fils est le paradigme qui fonde en somme les appropriations, c’est en elle qu’on reconnaît le plus clairement leur justification, et c’est d’après elle qu’on a à s’orienter pour les autres appropriations qui sont révélées (82).
217. Apprendre par l’expérience
Il y a tous ceux qui, par une grâce particulière, font avec le Seigneur quelque chose de son expérience de la croix. Naturellement, cela ne concerne pas tout le douloureux que connaissent généralement les chrétiens. Bien qu’il soit vrai que – dans une lointaine analogie à la croix – Dieu peut à tout moment nous mettre en situation d’apprendre par une expérience intérieure, qui s’appuie d’une certaine manière sur l’expérience du Seigneur, des vérités de Dieu que nous connaissons et que nous devons annoncer (264-265).
218. La théorie et la pratique
De la croix, on ne voit la plupart du temps que la pratique; mais elle a aussi un aspect théorique. Et dans l’enseignement chrétien, on ne voit la plupart du temps que la théorie, mais il n’existe pas sans la pratique. Il y a une manière d’apprendre la théorie qui n’est possible que par la pratique, mais aussi à l’inverse. Une pure identité n’existe pas ou bien elle ne cesse d’être relayée par une tension. Dans la mesure où le Fils sur la croix doit être aussi celui qui, sans rien voir, s’abandonne (à la puissance du péché et à la volonté du Père), il est « pratique » sans théorie : la théorie de cette pratique ne se trouve alors que dans le Père ou dans l’Esprit. Quelque chose d’analogue peut exister dans les missions ecclésiales doubles : de par sa fonction, le confesseur a une vue d’ensemble qu’il n’est pas permis à son pénitent d’avoir, afin que le pénitent puisse remplir sa mission qui est de pur abandon, de pure souffrance (265).
219. Redire des paroles sans les comprendre totalement
Ici-bas le Fils ne parlera pas autrement qu’en conversation avec Dieu et pour le glorifier. Chaque parole qu’il exprime tire toute sa substance de la Parole qu’il est; elle est remplie de l’absolue vérité de Dieu. Il comprendra ses paroles comme il les dit, il les remplira comme il les connaît. Les hommes les saisiront et les rediront, sans les changer apparemment, comme ils les ont apprises de lui, ils ne peuvent pas leur donner aussi leur plénitude divine, ni les comprendre comme il les comprend (157).
220. Ne pas effrayer les gens de bonne volonté
Ainsi une angoisse saisit le Fils : par l’usage des mots humains, il pourrait encore agrandir la distance qui sépare le monde de Dieu. Il devra commencer à parler très prudemment, très doucement, pour ne pas découvrir d’emblée le malentendu flagrant. C’est surtout là où les hommes sont disposés à faire ce qu’il attend qu’il doit être prudent; il doit employer des mots plus petits en quelque sorte pour ne pas effrayer les gens de bonne volonté qu’il veut faire entrer dans sa manière de parler et de penser, pour ne pas les mettre tout de suite en présence de la distance tout entière. Dans une conversation, il faut bien que les deux adaptent quelque peu réciproquement leurs idées pour qu’ils comprennent à peu près la même chose. Quand le Fils appelle quelqu’un : « Toi, suis-moi », c’est un mot atténué; il est question de marcher derrière lui. Ce n’est que peu à peu que le mot révélera tout ce qu’il contient (157).
221. Parler prudemment
Le Fils doit parler prudemment parce qu’il doit mettre, dans les mots qui vont rester, le plus possible de la vérité qu’il connaît. Quand les hommes les emploieront plus tard, on devra sentir qu’ils sont sortis un jour de sa bouche; on ne doit pas pouvoir les utiliser dans des phrases vides. Les hommes doivent pouvoir se souvenir que lui et lui seul connaît exactement leur contenu, et cela doit les amener à grandir dans la Parole. – Quand quelqu’un essaie de parler une langue étrangère et qu’il souligne ses mots avec des gestes, on devinera ce qu’il veut dire même si les mots demeurent incompréhensibles. C’est ainsi qu’on peut lire dans l’attitude du Fils combien de prix a pour lui ce qu’il dit, et cela doit amener les auditeurs à les comprendre en son sens (157-158).
222. Éveiller de l’intérêt pour Dieu
Le Fils, parce qu’il est à la fois homme et Dieu, dispose des moyens les plus variés pour entrer en relation avec les hommes. La question est seulement de savoir si ces moyens conviennent pour des hommes qui ont abusé, pour le péché, de tous leurs moyens d’expression. Comment s’y prendre pour qu’il se sentent interpellés? Les moyens de la pureté feront difficilement l’affaire. Ne devrait-on pas suborner ou corrompre un peu les hommes pour qu’ils écoutent? Et est-ce que les objectifs du Fils les intéresseront? Par exemple d’agir pour la plus grande gloire du Père? Quelqu’un d’impur, on ne peut pas le toucher avec un tel but à moins qu’on lui montre des avantages personnels, qu’on se montre arrangeant avec ses desseins qui sont sans amour. Le Fils n’a pas d’autres possibilités que celles qui sont dans sa pureté en tant que Dieu et homme. Montrer le Père, éveiller de l’intérêt pour Dieu. Et le seul intérêt ne suffit pas, l’homme doit l’accompagner un bout de chemin. C’est beaucoup plus difficile à obtenir. Et l’acte extérieur ne suffit pas non plus, il faut participer à la vie intérieure du Fils. L’homme doit consentir à offrir en lui un espace pour la mission du Fils (158).
223. Mourir en pleine maturité
Le Seigneur comprend que son heure arrive. C’est avec un pressentiment presque physique qu’il sait ce que veut dire se séparer de son corps. Il est tellement devenu chair que la pensée de devoir mourir en pleine maturité le touche aussi durement dans sa chair que dans son esprit. Au beau milieu de sa tâche, il doit partir, la croix sera une fin précipitée. Humainement, il aurait aimé préparer plus soigneusement cette dernière tâche, il aurait souhaité plus de temps pour rassembler ses disciples, mieux les instruire, il aurait aimé fonder plus profondément son Eglise, approfondir son enseignement. C’est ainsi qu’une certaine déception s’insinue en lui, une inquiétude même : bientôt en tant qu’homme j’arriverai devant mon Père, Dieu, avec une tâche que j’aurais voulu avoir accompli autrement, j’aurais voulu qu’elle soit plus grande. Il ne peut s’empêcher de comparer le petit territoire où il a commencé sa mission avec le vaste monde dans lequel elle devrait s’étendre. Autrefois aussi quand le Père avait installé dans le paradis les premiers humains, il avait été plein d’espérance, et le péché que les hommes ont répandu ensuite sur la terre fut pour Dieu une déception. Est-ce que cette fois-ci le Fils comblera l’espérance du Père (227-228)?
224. L’angoisse du Fils
Devant la Passion, angoisse du Fils que son angoisse puisse trouver un écho en Dieu Trinité. L’angoisse du Fils augmentera jusqu’à sa mort et elle se communiquera au monde entier par le tremblement de terre et l’obscurcissement du jour; irait-elle jusqu’à Dieu lui-même? Pour le Fils, la vue de Pâques a maintenant déjà disparu; son esprit est totalement occupé par la Passion qui constitue de plus en plus l’horizon de ses pensées, même s’il attend son retour auprès du Père. – Ce qui se trouve derrière lui, il le voit comme recouvert du voile du péché du monde : ce qu’il a vécu et fait en tant qu’homme, ce que furent ses amis et ses préférences, ce qui fut dur et pénible, tout ce qui, dans son existence, a été frappant , tout est maintenant placé dans l’éclairage de la Passion qui arrive. Ce qui était bon lui semble ne pas avoir été assez bon; peut-être que cela aurait dû être fait tout autrement. Ce qui était mauvais et lui a fait mal aurait dû être sans doute beaucoup plus douloureux : comme s’il avait trop considéré le mal avec des yeux humains, alors que le Père doit le voir avec des yeux divins (228).
225. La Trinité dans la Passion
Parce que le Fils se dirige maintenant à la Passion et qu’il le sait – il l’a prédit -, et que de plus il « dépose » d’une manière décisive auprès du Père et de l’Esprit son être de Fils, c’est comme si une scission s’introduisait en Dieu lui-même. Comme si le Père et l’Esprit devaient maintenant se heurter rudement au fait que Dieu le Fils, qui est tout à la fois Dieu et homme, va souffrir maintenant comme Homme-Dieu; eux qui ne sont pas incarnés, c’est comme s’ils devaient entrer en contact avec sa Passion par l’inséparable unité de l’Homme-Dieu. Comme si jusqu’à présent le Fils avait été pour ainsi dire un prêt du ciel à la terre et comme s’il s’enracinait maintenant si définitivement dans la terre que le céleste apparaisse pour lui presque comme le provisoire. Et il n’y a pas de possibilité de lui réserver quelque chose du ciel si ce n’est celle de lui voiler le ciel encore plus totalement afin que sa Passion soit totale et sans appel. Bien que le Père et l’Esprit ne soient pas incarnés, cet état voilé du ciel ressemble fort à un déguisement physique qui va jusqu’à les rendre méconnaissables (229-230).
226. Le Seigneur dort très peu
Durant les dernières semaines qui ont précédé la Passion, le Seigneur dort très peu. Il veille et se prépare. Il dort entre-deux pour de brefs moments parce que, pour se préparer à la croix, il ne recourt pas pour son corps à des facultés surnaturelles. Pour lui-même, il ne peut rien faire d’extraordinaire, il doit accomplir avec ses forces habituelles des œuvres qui dépassent la mesure. Pour ce qu’il ressent et supporte maintenant, il est totalement homme. S’il récupère en dormant, c’est pour être ensuite d’autant plus éveillé pour sa Passion. Il n’y a pas en quelque sorte une mesure optimale de veille dont on lui laisserait le soin de la régler lui-même; par la veille, il en arrive à une très grande fatigue dont il ne peut se remettre qu’en dormant (230).
227. Il est comme s’il n’avait jamais vu le Père
Juste avant la Passion, dans sa vision du Père, le Seigneur est préparé à l’abandon. Il y a des moments où ce n’est plus que comme homme qu’il est en mesure chercher le Père. Comme si grandissait en lui un oubli du ciel, comme si se perdait au loin son expérience divine du ciel. Quand il pense à Dieu, il doit le faire de plus en plus comme un croyant, comme l’un de ceux qui n’ont pas vu le Père (230).
228. Porter le péché de tous les hommes
Le Fils se trouve comme devant le Père avec la quintessence du péché du monde. En lui, qui veut la volonté du Père, le Père rencontre le refus entier des pécheurs. Le Fils devient véritablement un homme si bien qu’il prend toutes les manières d’un homme, il devient le prochain des « autres », des pécheurs. Et pourtant il est parfaitement pur : il montre ainsi au Père dans la possibilité qu’il a d’être un homme l’impossibilité qu’il a d’être comme les autres hommes : il vit donc la contradiction. Ce n’est que dans cette contradiction qu’il devient Rédempteur : en prenant totalement sur lui et en portant ce qui est incompatible avec lui. Quand il rencontre les hommes qui le méprisent, l’insultent, le frappent, lui crachent dessus, il rencontre les images de ceux qu’il porte en lui bien qu’il soit le contraire de tous les pécheurs, et même parce qu’il en est le contraire. En ce qui lui arrive, il les reconnaît tous, avec toutes les nuances de la nature humaine. Il se trouve au centre afin que les attaques de tous l’atteignent de tous côtés, il les incarne tous mais, par son attitude, il montre également à tous ceux qui entrent ainsi en contact avec lui le point de vue de Dieu (230-231).
229. Le Père ne peut pas être irrité contre le Fils
La chair du Fils qui va mourir sur la croix est capable de porter toutes les souffrances et tous les outrages. Comme un homme les subit, mais toujours avec l’intensification inconcevable qui s’exerce sur lui par la présence de tous les méchants. Et Dieu voit cela et, dès à présent, il peut regarder les pécheurs autrement. Non plus avec colère, parce qu’ils sont le contraire de ce qui est dans le Fils; le Fils les porte en lui, c’est dans le Fils que se trouve leur rédemption. Il s’est produit une translation inconcevable : les pécheurs sont dans le Fils, c’est pourquoi le Fils est dans les pécheurs. Et le Père ne peut pas être irrité contre lui (231).
230. Se laisser déterminer par le Seigneur
La prière n’est pas avant tout mon activité, dont je détermine et remplis moi-même la teneur, elle est l’offre que je fais de me laisser déterminer et remplir par le Seigneur. La petite Thérèse ne veut être pour Jésus enfant qu’un jouet : il peut s’en servir, l’oublier ou l’éventrer. Le purgatoire est là spécialement pour ouvrir l’intelligence et montrer le péché par l’expiation. Et le péché, ce n’est pas seulement le fait que j’ai péché, mais aussi que j’ai minimisé le péché et que je ne me suis pas préparé à faire pénitence. C’est pourquoi, au purgatoire, la prière la plus profonde, c’est la disponibilité la plus profonde à se laisser montrer son propre péché par le Seigneur et ainsi à pouvoir accéder au mystère de la croix. Il peut se faire que plus la prière est profonde, plus le priant s’y sent en sécurité; mais le but est peut-être de lui dévoiler l’insécurité de son état. La prière, même la prière extatique, peut être ici-bas une fuite devant les tâches les plus évidentes. Il y a aussi une installation dans la prière. Pour montrer cela à celui qui fait pénitence, le Seigneur peut le faire entrer dans la prière pour ensuite, tout d’un coup, le mener de ce qui lui est coutumier à l’insolite (369).
231. Nous n’allons pas au même pas que lui
Marie cherche son Fils (âgé de douze ans) et elle le retrouve au bout de trois jours. Mais maintenant c’est tout différent de ce qui était auparavant. Dans l’attitude de la Mère quand elle cherchait, dans l’attitude du Fils quand il se laisse trouver, il y a quelque chose que nous devrions toujours faire et toujours recevoir comme un cadeau. Quelque chose du Fils se dérobe constamment à nous, non parce que comme autrefois il serait resté en arrière volontairement, mais parce que nous n’allons pas au même pas que lui. Nous devrions apprendre à le retrouver sans cesse dans la nouvelle situation où il se trouve (166).
232. Laisser un vêtement dans l’armoire pendant des années
Le pécheur préfère le péché, dans la foi il élimine l’amour. Mais dans son manque de charité il ne nie pas nécessairement que Dieu existe et qu’il le punira. Il met de côté cette vérité comme quelqu’un qui est dans l’obscurité avec un livre en main, il ne peut pas le lire. Sa foi est intellectuelle et, de ce point de vue, elle est intacte, mais il ne vit pas son histoire, ce qui n’est possible que dans l’amour. Il en va pour lui tout autrement que pour un catéchumène qui commence à croire d’une manière intellectuelle mais qui n’a pas encore fait l’expérience de la foi plénière. Il y a chez lui une espèce d’amour qui tend vers la foi même si pour le moment il invente encore beaucoup cette foi. Le gros pécheur, lui, sait ce qu’était la grâce dont il s’est détourné. S’il se confesse comme il faut, il peut recouvrer l’amour et intégrer à nouveau la foi. Mais jusque là la foi est pour lui comme un vêtement qu’on ne porte pas. Celui qui laisse un vêtement dans l’armoire pendant des années, le vêtement ne lui va plus quand il le ressort, il a grossi ou maigri, la mode a changé, etc., il faudrait apporter certaines modifications. Pour le pécheur, c’est l’homme qui doit se réajuster, pas le vêtement. Il pense qu’il n’a qu’à le sortir de l’armoire, il ne pense pas à l’ajustement nécessaire. Mais justement, Dieu exige toujours de l’homme quelque chose de nouveau. Autre chose de celui qui a vingt-et-un ans que de celui qui en a vingt-deux. L’homme devrait constamment s’adapter à la foi. D’où la difficulté de porter à nouveau un vêtement de foi qui n’a pas été porté depuis longtemps (36).
233. Une présence de Dieu
Nous connaissons l’omniprésence de Dieu dans toute la création. Et pourtant, en maints endroits, cette présence semble comme plus dense : là où l’on prie, là où s’élève sa maison et partout aussi où un chrétien, un homme, vit dans la grâce. Et encore, dans un autre sens, là où quelqu’un – prêtre, religieux, religieuse – a consacré sa vie à Dieu. Même rencontrée dans la rue en passant, cette personne rappelle la présence de Dieu, et le quotidien autour d’elle est coloré par son existence. En d’autres lieux, qu’on pourrait qualifier de peu denses, vit le pécheur, et les indices de son état de péché rayonnent également et colorent son milieu. Un changement s’est fait : tout à l’heure Dieu était ici; et maintenant, au même lieu, il y a une absence de Dieu, auparavant il y avait une lueur de joie, maintenant de la tristesse, tout à l’heure de la responsabilité, maintenant des questions sans réponse (70).
234. Parler de Dieu
Ici-bas, celui qui parle de Dieu sait qu’il parle d’un sujet qui est beaucoup plus grand que ce qu’il peut saisir. Il espère que celui qui l’écoute le comprendra dans le même sens et qu’il sera agrandi par sa parole. Et quand on dit une parole au sujet de Dieu, elle est chaque fois nouvelle même si on l’a déjà souvent dite, car chaque fois elle ouvre pour donner l’auditeur au Dieu plus grand. Quelque chose est saisi et davantage encore est mis en dépôt dans la grâce. Quand un chrétien dit : « Dieu est amour », il sait d’une certaine manière ce qu’il veut dire et il sait en même temps qu’il n’a saisi et défini ni Dieu ni l’amour. Ce qui lui échappe est mis en dépôt auprès de Dieu… Ce don est le côté de la foi qui est tourné vers Dieu, qui dépasse ce qui a été compris ici-bas (307).
235. Transparence
Au ciel, ce que les personnes se communiquent l’une à l’autre se fait d’une manière si parfaitement véridique que cela touche chaque fois le cœur de l’autre et s’impose comme étant la vérité. En ce monde, ce qui est dit doit souvent être soumis à une vérification, au ciel nous sommes placés à un niveau de vérité surnaturelle dans laquelle chacun est transparent pour l’autre. Et la vérité peut tout aussi bien être connue directement que transmise par un autre, ou bien elle peut être vue conjointement par deux personnes dans l’amour réciproque. Les trois possibilités sont équivalentes (68).
236. Tendre vers l’absolu
Nous les hommes, nous sommes là pour devenir. Mais, en devenant, nous ne sommes pas des abandonnés, des réprouvés dans un no man’s land. Si nous avons la foi, notre devenir est inséré dans l’être de Dieu et orienté vers cet être toujours plus grand. C’est pourquoi il n’est jamais désespéré. Et les choses que Dieu nous donne pour rendre possible notre devenir en lui : la foi, l’espérance, l’amour, sont des choses qui sont en lui, avec la qualité de ce qui est absolu, et on ne peut pas dire qu’il nous les donne réduits, d’une manière relative seulement. Il nous les donne simplement dans notre devenir afin que, portés par eux, nous tendions vers son absolu (106-107).
237. Les anges sont comme des enfants
Les anges par contre sont des êtres qui sont simplement donnés. On ne voit pas en eux qu’ils aient à lutter, à réfléchir, à se faire violence, à se développer. Ils sont parfaits sans s’être donné du mal. Ainsi ils nous donnent beaucoup non seulement pour élever nos prières, mais aussi par tout ce qu’ils sont pour nous comme exemples. Il est vrai que ce qui est angélique ne devient jamais un élément de notre nature, mais certaines de leurs qualités se laissent très bien transmettre à nous : la manière dont ils ont continuellement les yeux tournés vers Dieu, leur manière de ne pas se laisser détourner, de ne mettre rien en doute et de ne jamais désespérer, et tout leur naturel qui est absolument inouï. Nous, avec nos éternelles objections, nous semblons ne jamais vouloir croire que réellement toutes choses ont été créées pour le Christ, partout nous voulons voir des exceptions, mettre des réserves. Les anges sont tout à fait comme des enfants pour admettre les choses et pour prier. Et tout ce qui a les qualités de l’enfance leur saute tout de suite aux yeux (46-47).
238.L’impatient
Quelqu’un qui était très impatient de commencer son purgatoire. Ici-bas déjà, il avait été un chrétien impatient qui ne s’était jamais senti à l’aise dans l’Eglise parce qu’il ne voyait partout que des abus, des choses surannées et sclérosées; mais il n’avait rien entrepris concrètement pour améliorer les choses. Quand il fut dans la « salle d’attente » du purgatoire, il comprit que la première chose qu’il avait à faire était d’aller faire un tour dans l’Eglise terrestre pour apprendre à tout regarder avec le regard de Dieu. Dégoûté, mais sans pouvoir critiquer, il dut passer dans les églises, regarder tout ce qu’il y avait en elles de suranné, de mauvais goût, et en même temps il devait toujours d’abord chercher chez les autres ce qui était juste. Ce qui était juste se trouvait chaque fois quand les usages de l’Eglise – litanies, indulgences, pèlerinages, etc. – étaient regardés et compris dans leur intention originelle. C’est celle-ci qu’il devait reconnaître, tout seul et sans dialogue possible, car il n’y a pas ce genre de choses dans le purgatoire (374-375).
239. Dur, dur d’être prophète
Les prophètes obéissent à la Loi, cela va de soi pour les Juifs. La Loi détermine leur vie de croyants en famille, dans leur tribu et dans leur peuple, elle les oblige strictement et totalement, comme tous les autres juifs. Mais quand un prophète entend la voix de Dieu et reçoit une mission, son devoir d’obéissance reçoit un tout autre visage. Son obéissance devient personnelle, elle est difficile à faire comprendre aux autres, étant donné qu’elle l’oblige d’abord lui-même. Il peut la reconnaître tout de suite ou rester longtemps incertain ou se défendre avec entêtement jusqu’au moment où il se soumet. Mais l’obéissance des prophètes le dépasse toujours lui-même : « Dis à mon peuple : ainsi parle le Seigneur! » La mission requiert de transmettre, d’être un instrument, elle a déjà implicitement une forme ecclésiale dans le fait que constamment elle dépasse ce que la vie vétérotestamentaire dans la Loi semble requérir. Que le Dieu juste puisse trop en demander est, pour chaque prophète, presque incompréhensible et souvent insupportable. Car en tant que Juif croyant, il essaie au moins, dans sa fidélité personnelle à la Loi, dans ses obligations de prière et dans ses obligations rituelles, d’observer la juste mesure entre Dieu et l’homme, entre l’exigence et la pratique. Il sait certes que Dieu est infiniment plus grand et plus puissant que lui, qu’il voit beaucoup plus loin; mais le pacte d’alliance, il semble pourtant d’une certaine manière qu’on peut en faire le tour, justement parce que Dieu n’est pas devenu homme, il apparaît comme le partenaire qui doit, tout comme l’homme, s’en tenir aux clauses du contrat, et qu’on aurait pour ainsi dire le droit d’avertir au cas où il semblerait oublier une clause (167).
240. Connaissance naturelle et surnaturelle de Dieu
La question comporte plusieurs niveaux. Il ne peut pas y avoir de révélation naturelle de Dieu qui ne serait pas un aspect de sa révélation surnaturelle. On peut considérer la création comme un tout composé d’êtres purement naturels, mais tous, par eux-mêmes, en tant qu’images et signes de Dieu, renvoient au-delà de leur nature. Chaque plante, chaque pierre. Dans quelle mesure l’homme, avec sa raison naturelle, est capable de lire ce langage des signes est une autre question (29).
241. Connaissance naturelle et surnaturelle de Dieu
On ne peut pas dire que la création en tant qu’acte de Dieu est une affaire naturelle; car derrière elle se trouve la volonté libre et puissante de Dieu de se révéler lui-même. Et dans toute la création – en dehors de l’homme comme en lui-même – cette volonté de Dieu de se faire connaître jusqu’en ses profonds mystères intérieurs apparaît cachée et pourtant évidente. Quand Dieu se révèle à Adam au paradis et plus tard au peuple d’Israël et finalement à tous les hommes dans le Christ, c’est sans doute quelque chose de nouveau, mais ce nouveau aussi correspond à la volonté fondamentale de Dieu, qui est une et la même, de se faire connaître et de se communiquer. Dans ce surnaturel il y a aussi le naturel étant donné qu’il met les créatures vis-à-vis de lui afin qu’elles puissent recevoir et porter la révélation qu’il fait de lui-même. Ainsi les deux domaines s’interpénètrent intimement et inséparablement (31-32).
242. Obscurité
(Etre ouvert ou fermé à la lumière de Dieu). Porteur du péché originel et de plus chargé de péchés personnels, l’homme ferme une de ses fenêtres sur Dieu jusqu’à se trouver totalement dans l’obscurité et emprisonné dans son péché et sa libre décision d’y persévérer. Le plus souvent, cette obscurité de l’âme s’installe petit à petit, une partie de l’âme après l’autre s’obscurcit (519).
243. Un mystère difficile
L’Ascension : c’est un mystère difficile, accablant. Presque comme si le Seigneur devait se dire : « Si déjà ici-bas je ne peux plus rien faire, comment ce sera alors dans le ciel où je ne pourrai plus atteindre les hommes directement? » Ici-bas il pouvait dire des paroles « limitées », compréhensibles, plus tard sa voix se fera entendre à partir de l’infini de Dieu. Et ses paroles sembleront démodées, on ne les entendra plus dans leur fraîcheur immédiate, mais dans un livre ou par la bouche d’un autre qui les répétera Dieu sait comment et ce sera l’occasion de décrocher (304-305).
244. Tout le monde connaît les choses de l’amour
A. pense à son « Commentaire de saint Jean » : c’est une œuvre d’amour et jamais on ne pourra dire la part qu’y ont prise Jean, Ignace, Adrienne et Hans Urs. Aucun d’entre nous n’a intérêt à distinguer, justement parce que c’est une œuvre d’amour. Ce serait diabolique de mettre en évidence la part de chacun. Pour nous, le tout appartient à Dieu. Dans le ciel, sans doute avons-nous certains traits, mais nous sommes tous aussi les uns dans les autres, parce que nous sommes tous en Dieu. On vit là dans une communion perpétuelle; c’est plus qu’une fraternité, c’est une unité dans le Seigneur. Ici-bas, on doit faire un choix parmi les initiés, les amoureux : lui pourrait le savoir, etc. Au ciel, un choix n’est pas nécessaire parce que tout le monde connaît les choses de l’amour. Par cette participation infinie à l’amour qui remplit chacun totalement et le change continuellement, ce qui est personnel n’est pas étouffé; chacun reste lui-même, mais dans le sens donné par Dieu, parce que tous portent en eux la semence de Dieu (305-306).
245. Une croissance infinie?
Vu d’ici-bas, viser une croissance continuelle peut très vite sembler stupide : j’aime Dieu; je l’aime plus que vous ne le pensez, je l’aime de telle manière que je pourrais encore l’aimer plus, etc. Cela ne peut conduire qu’au dégoût. Au ciel, il y a une croissance infinie et, pour préciser, au sein de l’éternité. La croissance est là une réalité, pas seulement une possibilité. Et l’accomplissement dans le toi ne connaît pas de limites parce qu’il est en même temps un accomplissement en Dieu présent et dans l’éternité toujours actuelle (306).
246. Le Fils accomplit les prophéties
Celui qui a une parole inspirée l’exprime à l’instant où elle lui est donnée à dire. Mais elle peut être une parole de l’Esprit Saint qui a été dite dans l’éternité avant les temps préhistoriques et qui a été gardée là, prête d’une certaine manière, pour l’instant temporel présent. Il se peut aussi qu’elle ait été dite à l’homme il y a des années et qu’elle a été confiée pour être comprise, mais qu’il ne lui est permis de l’exprimer qu’aujourd’hui. Il n’est pas nécessaire que la parole de l’Esprit et celle de l’inspiré coïncident dans le temps. La parole est exprimée maintenant parce que la disponibilité de l’inspiré coïncide avec la volonté de Dieu qu’elle soit dite maintenant. Semblablement, le Christ accomplit dans le temps les prophéties passées au moment où sa disponibilité constante y est poussée par la volonté de Dieu. Et entre l’accomplissement de la prophétie et la vie du Seigneur il ne peut pas y avoir plus de contradiction qu’entre la prédiction du prophète et sa vie. La vie du Seigneur garantit et prouve que la prédiction trouve son dernier accomplissement dans son existence, contribue à l’unité de sa vie, donne son sens plénier à sa mission vis-à-vis pour le Père comme pour nous, et sa mission reçoit par là, de manière nouvelle, le sceau de sa divinité. D’accueillir les prophéties de telle manière et pas autrement, et de les accomplir de telle manière et pas autrement, le Seigneur tire pour nous l’obligation d’accueillir l’inspiration de telle manière et pas autrement, et de l’exprimer dans l’unité de notre vie (171-172).
247. Le Fils hérite de l’ancienne Alliance
Les prophéties par contre que le Fils connaît, on peut les comparer à l’héritage connu qui doit être travaillé; cependant ici aussi le quand et le comment peuvent être cachés et ne sont révélés que dans une situation précise (173).
248. Toujours aller de l’avant
Si le Fils, en tant qu’homme, doit être l’amour parfait et accomplir toute sa tâche avec les moyens humains d’une vie limitée, d’un amour sans la pleine vision, d’un don de lui-même dans la foi, il doit forcément être saisi par le sentiment qu’il n’est pas à la hauteur, que c’est impossible. Il est évident qu’en tant que Dieu il peut tout; et il sait que sa décision divine de devenir homme était quelque chose de total et de parfait. Mais il s’agit maintenant de persévérer en tant qu’homme dans ce qui a été décidé divinement, d’accomplir comme homme ce qui est parfait, ce qu’aucun homme encore n’a accompli. Et parce qu’il a en lui la norme divine dont il ne peut s’écarter et qu’il l’a toujours sous les yeux, il sait constamment tout ce qu’il a à accomplir. Le plus difficile sera tout juste assez bon pour donner au Père la preuve qu’il correspond à son attente. Dans la décision divine, il y avait la garantie qu’elle pouvait être réalisée, que Dieu pouvait la réaliser. Et cette garantie était facile à réaliser au ciel quand le Fils se trouvait en présence du Père et de l’Esprit. Mais n’est-il pas presque ridicule qu’un homme veuille vivre lui-même selon une norme divine. Dans le meilleur des cas, elle peut sans doute lui servir à comprendre qu’en tant qu’homme il doit constamment aller de l’avant (144-145).
249. L’angoisse du Fils
Pour un enfant, c’est peu de chose de sauter du haut d’un mur élevé, et l’adulte, en passant devant un mur élevé, se rappellera ce qu’il avait pu faire quand il était enfant. Devenu un vieillard, il lui paraîtra impossible de refaire ce qu’il avait pu faire si facilement étant enfant. Le Fils ressent quelque chose de semblable quand il doit accomplir comme homme ce qu’il a décidé comme Dieu. Il ne s’agit pas non plus réaliser quelque chose une seule fois, ni de réussir en une heure. Il ne s’agit pas non plus de donner au Père une preuve de ce qu’il veut faire et peut faire et que le Père pourrait accepter en remplacement de la réalisation tout entière. C’est l’ensemble qui est requis, c’est tout ce qui a été conçu par Dieu qui doit être accompli par l’homme. C’est cela la raison de son angoisse (145).
250. Savoir que ce sera l’échec
Angoisse de l’homme à qui le divin n’a pas été enlevé mais qui doit accomplir le plus difficile comme homme et non comme Dieu, et qui pour cela ne doit pas se servir du divin qui ne lui pas été retiré. C’est un peu comme si on mourait de faim bien qu’on ait à sa disposition des vivres en abondance. – Angoisse aussi de l’homme qui doit tout réaliser le premier, qui mesure le risque, qui sait que ce sera l’échec et qui s’y met quand même. Dans sa nature humaine se fait jour la question de savoir si ce qui est requis est réalisable ou si lui-même n’en demande pas trop à l’homme qu’il est. D’abord pour lui-même bien qu’ensuite il entraîne aussi les autres dans sa chute, ceux qui vont suivre. Cela veut dire que par son incarnation ce sera plus difficile pour les hommes ici-bas. Il est plus difficile d’être chrétien que juif. – Il y a l’angoisse de la naissance, l’angoisse de commencer. Entrer dès maintenant dans la réalité inévitable. Il sera soumis à l’événement qui se met en marche. Il sera livré aux hommes dont il fait maintenant partie. Il aura la chance d’agir comme homme au milieu d’eux, mais ils se dresseront contre lui à une majorité infinie et ils lui feront des choses qu’ils ne peuvent pas faire à Dieu dans le ciel. Quand cela se met en marche, il ne peut plus que laisser faire. Comme pour la jeune fille, les fiançailles incluent l’abandon dans le mariage. Les fiançailles lui accordent certes un délai, mais un délai qui diminue sans arrêt, les jours sont fixés (145-146).
251. Lutter dans la prière pour trouver la volonté de Dieu
Notre raison ne peut pas expliquer l’unité de nature des trois personnes divines; mais en tant que croyants, nous ne cessons de rencontrer dans le Christ des traces et des preuves de cette unité. Il fait ici-bas la volonté du Père sans sortir de l’unité divine, mais dans l’unité nouvellement contractée entre sa nature divine et sa nature humaine. En tant que Dieu (qui est devenu homme), il reste dans l’unité avec le Père et l’Esprit, et son obéissance ici-bas est l’obéissance de celui qui, par nature, ne fait qu’un avec eux, qui connaît exactement la volonté du Père, qui ne s’est jamais séparé d’elle et qui la fait ici-bas par définition parce que son incarnation déjà était l’expression de la volonté du Père. En tant qu’homme par contre (qui est Dieu), il cherche la volonté du Père, il doit lutter dans ses prières pour la trouver, pour la comprendre et avoir la force de la faire (189).
252. La foi du Fils devenu homme
Le premier Adam, Dieu le Père l’a créé par sa volonté et il l’a façonné avec de la glaise; par son origine, Adam est lié au Dieu créateur, mais Dieu l’a placé devant lui comme un être libre et indépendant. Par les prévenances de Dieu, Adam a une connaissance suffisante, il n’a pas besoin d’une vision directe, car Dieu reste en communication avec lui. Adam sait qu’il est dépendant et ce que Dieu veut de lui. – Il en est autrement pour le Fils. Au ciel, il voit le Père aussi bien dans son unité de nature que dans l’opposition des personnes. Dieu voit Dieu, et le Fils voit le Père. Ces deux points de vue ne font qu’un en ce qui concerne la vision. En devenant homme, le Fils prend avec lui sa vision, mais il la met là où se trouve l’homme avec qui il a contracté une nouvelle unité. Presque comme si cette vision était le cadeau que le Père offre au Fils; mais le Fils ne la prend pas avec lui de telle sorte qu’il jouirait ici-bas d’un privilège céleste; dans ce cadeau, il reste de la place pour la foi et il introduit justement par là dans la foi un élément qu’il peut offrir aux hommes. – La nouveauté qu’il introduit est ceci : il fait de sa vision un élément de son don de lui-même aux hommes, et ce don de lui-même est désormais un élément de la foi chrétienne (190).
253. La vision et la foi du Fils de Dieu
La vision du Père par le Fils est d’une part une « consolation » pour le Père qui se sait vu par le Fils et, d’autre part, une nourriture pour l’Eglise qui est nourrie par la vision. Par cette double portée de la vision, le Fils est entièrement médiateur entre le Père et les hommes; lui-même n’utilise pas sa vision (pour se préparer à l’abandon de la croix) pour lui-même, il construit avec elle un pont entre le ciel et la terre. – La prière au mont des oliviers : « Que ta volonté soit faite, non la mienne », est sans doute la prière suprême du Fils, celle qui est la plus caractéristique. Bien que, dans la vision, sa volonté soit identique à celle du Père parce que apparaît là l’unité de nature, il y a cependant cette volonté du Fils que le calice passe loin de lui : sa « volonté de foi », non sa « volonté dans la vision ». Mais parce que sa « foi » (dans le sens de son don de lui-même dans sa mission terrestre) est parfaite, la « volonté de foi » coïncide avec elle; à peine est-elle exprimée que déjà elle est à nouveau totalement une avec la volonté du Père, l’unité est rétablie, non par la vision, mais par la « foi ». Le Fils atteint donc par la « foi » la perfection de la vision céleste sans permettre à la vision de dominer en lui la « foi », c’est-à-dire de remplacer les éléments de la « foi » (qui pour les hommes peuvent être difficiles) par ceux de la vision (190-191).
254. Le Fils veut apprendre ce que c’est que vivre de la foi
Dans la vision, la compréhension du Fils est parfaite – non seulement il est compris par le Père mais il connaît aussi la volonté du Père -, la compréhension est le but, elle détient la clef. Mais le Fils en tant qu’homme veut toujours aussi parcourir le chemin de la compréhension, apprendre par l’expérience comme les autres hommes (que l’on pense à la tentation). Il veut savoir ce par quoi un homme doit passer pour arriver à comprendre. Et ainsi il en arrive toujours à tirer des conclusions avec sa raison humaine quand sa raison de voyant a depuis toujours le résultat de la conclusion. (C’est comme un peintre qui peint et achève un tableau selon la nature; chez lui, il refait le même tableau de mémoire, ce qui est beaucoup plus difficile, et pourtant il veut le faire et il veut atteindre la perfection du premier). L’homme justement est une image de Dieu qui doit être capable de reproduire en quelque sorte dans sa finitude ce que Dieu est dans son éternité (191).
255. Le Fils ne veut pas savoir plus que ce que le Père veut
La vision du Fils, une fois devenu homme, devient une fonction de sa tâche et donc de son obéissance. Vous pouvez me demander de ne pas voir un objet que je vois pourtant des yeux du corps. Ainsi le Fils ici-bas peut regarder sans voir. Sur la croix ce sera tout à fait clair, car autrement on ne pourrait pas expliquer l’abandon sur la croix. C’est un abandon dans l’obéissance parce que cela correspond à la volonté du Père. Toute la vision du Père est écartée, non seulement ses différents éléments (comme auparavant quand le Fils ne voulait pas savoir l’heure du Père). D’une manière générale, ce qui se passe pour le Fils ici-bas, c’est que jamais il ne se permettra de vouloir voir Dieu par lui-même autrement ou plus que ce que Dieu veut. La prière au mont des oliviers nous donne une indication sur les possibilités infiniment variées des relations du Père au Fils et de la volonté du Fils de s’adapter à toutes; cela témoigne aussi de la volonté de Dieu de rendre fécondes dans notre foi ces possibilités trinitaires. L’histoire de l’Eglise – surtout aussi l’histoire de l’obéissance religieuse – ne cesse de montrer de nouvelles formes d’éventualités qui vont de la pleine vision à la vision partielle et au voilement partiel jusqu’au voilement total sur la croix (191-192).
256. Le Père peut exiger que le Fils arrive à ne plus le voir
Que le Fils ait la vision ou ne l’ait pas, cela fait partie des fonctions de son obéissance de mission, cela veut dire que ce n’est pas le Fils lui-même qui décide de voir le Père; c’est dans l’obéissance que le Fils amène son esprit qui voit à cette disposition d’esprit que le Père tient prête pour l’obéissance du Fils et dans laquelle le Fils ne peut plus le voir. Par l’obéissance aveugle qui existe dans l’Eglise, Dieu donne à ses saints d’avoir part à cette disposition d’esprit. Pour bien la comprendre, il faut prêter attention à deux aspects de l’obéissance du Fils. Le Fils n’est pas si « fanatiquement » obéissant que, pour cette raison, il ne verrait plus le Père; il ne s’anéantit pas dans son obéissance, il regarde toujours la volonté du Père pour obéir. L’exagération – si on veut employer le terme – ne réside pas dans l’obéissance subjective, mais dans l’exigence objective du Père. Et c’est ici que se trouve aussi le deuxième aspect : le Père est si puissant qu’il peut exiger et obtenir du Fils qu’il arrive à ne plus le voir. C’est la gloire du Fils qu’il le fasse et que, par son obéissance, il manifeste la puissance du Père (192).
257. L’atmosphère du ciel
Dans la prière, on peut faire l’expérience que, par moments, le ciel est réellement offert, et le ciel est présence et adoration, réponse à toute question, entrée dans une joie toujours nouvelle. Sur terre, le chrétien fait l’expérience qu’il y a une atmosphère de prière qui transforme sa vie : tantôt plus difficile peut-être, tantôt plus facile, elle élève toutes choses en tout cas dans une atmosphère d’amour où la vie au fond est rendue possible. Cette atmosphère n’est pas une possibilité parmi d’autres, elle est celle qui rend tout possible, elle n’est pas un état à côté d’autres, elle est la condition pour cela, elle n’est pas « quelque chose » qui est digne d’efforts, elle est la base de tout effort. A partir de cette expérience le chrétien reçoit un accès à ce que peut être le ciel. L’atmosphère du ciel a soufflé sur lui (71).
258. Dieu se penche sur celui qui prie
L’existence céleste est enrobée de joie et de vérité et aussi de la vue de l’amour éternel. Mais la prière terrestre, si elle est authentique, atteint toujours cette sphère même si elle n’en a pas conscience. Celui qui prie ici-bas, sa prière est entendue par le ciel tout entier : dans la plénitude de l’exaucement divin. Dieu se penche sur celui qui prie : il crie peut-être vers Dieu dans sa détresse, il se débat dans des difficultés apparemment sans issue, et Dieu veut l’exaucer et lui faire réussir sa mission chrétienne; le ciel tout entier participe à cette rencontre et elle est pure joie pour le ciel, même si celui qui prie ne le sent pas pour le moment (71).
259. Le cachot
Si un homme vit sans Dieu, il se heurte constamment à ses limites. Ou bien il vit alors résigné dans son enclos, il organise son cadre de vie de telle sorte qu’il se heurte le moins possible, qu’il oublie ses limites, que ses mouvements n’aient pas besoin de ressentir constamment les barrières connues. Ou bien s’il ne se résigne pas, il se cogne, il cherche partout à repousser les limites, parfois à sauter par-dessus, à les braver ou à faire semblant tranquillement de ne pas les voir – ce qui toujours suppose qu’on les connaît. Une fois pour toutes il a fait l’expérience que sa situation était bien établie, mais il cherche à prouver qu’elle est une erreur ou qu’elle est une contrainte à laquelle il n’a pas à se soumettre. Il se sert des dons de son esprit pour prolonger sa vie et la rendre plus agréable. Des deux manières, il est malheureux : qu’il se contente de se résigner ou qu’il secoue avec rage les barreaux de son cachot (71-72).
260. Laisser à Dieu ses secrets
Pour le croyant, bien des limites peuvent être très étroites. Il les connaît. D’autres lui semblent de peu d’importance, car sa vie ne lui appartient plus, il ne demande pas l’heure, il a déjà remis à Dieu la part la plus importante du mystère de sa vie. Il fait partie de la sagesse de vie du chrétien de laisser à Dieu ses secrets et de se conformer à sa volonté dans l’obéissance (72).
261. Au ciel, tous sont porteurs d’amour
Les différences entre le ciel et la terre vont beaucoup plus loin que les relations de temps et d’espace, ils concernent surtout l’amour. Dans le ciel, l’Esprit d’amour souffle partout si bien qu’on ne peut pas lui échapper; c’est l’Esprit de l’amour divin, un amour supérieur devant lequel la créature s’étonne sans cesse et qui stimule tous ses actes et toutes ses pensées. Ce que veut dire « voir Dieu » est compris plutôt dans le sens qu’au ciel l’amour vous inonde et vous touche si fort , vous accompagne et vous remplit tellement, que tout est entrepris et réalisé par lui, et que chaque sens est entraîné par lui. Au ciel, tous sont porteurs d’amour. Ils le portent comme une possession, mais une possession qui est destinée à être échangée, comme un prêt et un don définitif tout à la fois, continuellement partagé sans jamais être diminué du fait du partage (72-73).
262. L’amour porte et est porté
Pour notre amour terrestre, c’est comme pour la connaissance et tous les dons que l’Esprit Saint communique : même les expériences d’une vie longue et riche n’arrivent jamais à se faire une idée – même la plus pauvre – de la nature l’amour céleste. Il y a des choses aussi dans l’amour qui portent ici-bas le même nom qu’au ciel, mais ce qui ici-bas est un terme humain devient là-haut un terme divin. Ce qui ici-bas est compréhensible pour un coeur humain et une foi humaine est dilaté de telle sorte que celui qui est au ciel le sait : autrefois ce n’était pas du bricolage, c’était un chemin, une direction, mais une direction qui s’annule et se dépasse elle-même dans la plénitude. Tout ce qui vit dans le ciel semble croître et cela croît parce que c’est exposé au souffle de l’amour, et la fécondité infinie de cette croissance renvoie à Dieu Trinité et au Seigneur incarné et à sa Mère, et cette fécondité au-delà du temps et de l’espace est toujours de l’amour. Il n’y a en lui ni division, ni discorde, tout pousse à une unité toujours plus grande dans l’amour qui porte et qui est porté. Ce principe d’unité dans l’amour sera sans doute toujours la première chose que comprendra de Dieu celui qui entre dans l’éternité (73).
263. Ce qui doit être brûlé
Quand l’âme a compris que c’est Dieu qui gère le feu du purgatoire, elle consent à ce que soit rassemblé tout ce qui en elle doit être brûlé. Elle se laisse explorer partout par la main de Dieu, jusque dans ses recoins les plus secrets. Elle n’en ressent ni joie ni honte; à ce moment-là, ce qui domine, c’est l’objectivité infinie de la main qui vérifie, qui examine ce qui est concerné par le feu. Le processus est aussi objectif qu’une clôture de comptes. Ou bien comme lorsque quelqu’un fait sa valise et réfléchit : il faut encore prendre ceci et cela et encore ça. L’âme n’est pas du tout en mesure de juger ce dont la main a besoin; il n’y a que la main qui le sait. L’âme est comme une spectatrice lors d’une démonstration : celle-ci n’a rien de théâtral bien sûr, elle a plutôt quelque chose de scientifique. L’âme est une « marchandise » dont on vérifie l’authenticité et la solidité. Pour elle, c’est la conséquence d’une autorisation qu’elle a en quelque sorte donnée à la main, la conséquence d’une certaine obéissance à laquelle elle a consenti. D’elle-même, on ne tient pas compte durant le processus (382).
264. Tout ce que le Seigneur ne peut pas supporter en moi
Il faut parler du feu de plusieurs points de vue : du point de vue de la puissance qui le gère et qui peut l’allumer; du point de vue de la matière qui doit y entrer; du point de vue de la conscience que je suis moi-même cette matière et que je suis exposé nu et sans défense à ce feu consumant; et finalement du point de vue de la brûlure et de la douleur provoquées par le feu : il est allumé et il consume lentement et continuellement en moi tout ce que le Seigneur ne veut pas supporter en moi plus longtemps. Ne peut rester que ce qui tient sous son regard, uniquement ce qu’il peut présenter au Père : ma nature créée et le fait qu’il habite en moi (382).
265. Le feu de l’amour et le feu de la souffrance
Dans le purgatoire, le feu que le Seigneur apporte et allume pour qu’il consume, c’est le feu divin. Il provient de ce qui en Dieu est toujours jaillissant, de son être et de son commencement toujours nouveaux. Il est comme l’étincelle sous le sabot du cheval : feu de contact, feu de l’action. Mais feu aussi qui est toujours présent et dont nous faisons l’expérience si nous aussi nous sommes présents (auprès de Dieu). Que nous soyons là n’apporte rien au feu; il est déjà là en soi; qu’il soit là pour nous ne le change pas. C’est le feu de l’amour et le feu de la souffrance. En tant que feu de l’amour, il est une caractéristique de ce que le Père est pour le Fils, de ce que chaque personne en Dieu est pour l’autre. En tant que feu de la souffrance, il est la caractéristique de Dieu Trinité qui ne supporte rien de ce qui n’est pas pur et le consume. Et le Fils, en tant que porteur de tout péché et de toute impureté, se donne au Père par amour pour être consommé par ce feu divin. Il souffre sous ce feu, et une expression de cette souffrance, qui est en même temps amour, réside dans son abandon. Dans son cri d’abandon sur la croix, il se laisse consumer par le feu du Père, parce que maintenant tout en lui est rassemblé de ce qui l’empêche d’avoir une part active à l’action du feu. C’est ainsi qu’il alimente passivement le feu (383).
266. Le serpent qui mord et le feu qui mord
Le serpent est une expression du péché. Il mord. Tout péché mord. Car tout péché nous donne de la peine, du souci, il nous torture et nous savons d’emblée, quand nous péchons intentionnellement, que nous aurons à le payer. Maintenant à vrai dire, non parce que Dieu va nous châtier – cela se trouve sur une autre feuille -, mais réellement parce que tout péché est venimeux, parce que le serpent mord. Que le serpent doive mordre, c’est au fond la revanche de Dieu sur lui. Il lui donne l’existence, mais il lui donne de mordre. Et les hommes aussi doivent faire l’expérience de cette morsure quand ils pèchent. Ils ne doivent pas seulement être attirés par le péché, mais aussi être repoussés par lui. Ils ne doivent pas seulement craindre le châtiment de Dieu,mais dans l’acte même du péché éprouver du dégoût pour le poison du péché. – Que le feu aussi morde, c’est le pendant de la morsure du serpent. Mais le feu n’est pas la morsure du poison, c’est celle de l’amour. Le feu ne plante pas le péché, il le déracine. En enfer, le pur feu du serpent n’aurait pas le contrepoison du feu de Dieu. Dans le purgatoire, c’est le feu de Dieu qui consume en moi tout ce qui appartient à l’enfer, ce qui mord est jeté dans les flammes du serpent (383).
267. Le Seigneur est le premier à se précipiter dans le feu
Quand le feu du purgatoire commence à bien brûler, il n’y a pas de différence entre le feu du Seigneur et lui-même. Il nous fait participer à son feu dans lequel il a brûlé et brûle lui-même. En lâchant sur nous ce feu, il s’y précipite lui-même le premier. A l’instant où je comprends cela, je suis sauvé. Je ne le comprends pas tout de suite. Au début, je suis comme enfermé dans ma souffrance et je pense m’y éloigner du Seigneur. Le Seigneur n’est pour moi tout d’abord que celui qui gère le feu. A la fin, je brûle dans son feu avec lui (384).
268. Etre mûr pour la vision
Au ciel, nous verrons et nous connaîtrons Dieu. Le début de cette connaissance se trouve au purgatoire, quand on comprend que le Seigneur est le feu et qu’il est consumé par le feu, et cela de telle manière qu’il souffre avec moi comme feu de la souffrance, et je suis ainsi inclus dans son feu en tant que feu de l’amour qu’il est en tant que Dieu. Tout d’abord, c’est comme si j’arrivais au Seigneur en venant du feu que je subis; plus tard, c’est comme si je venais de la souffrance du Seigneur, qui souffre avec moi, pour arriver au feu et pour le comprendre tandis qu’il me brûle. Quand on a fini de brûler, on est mûr pour la vision de Dieu. On fait déjà l’expérience de Dieu avec une telle proximité qu’elle est la porte de la vision (383).
269. Faire l’expérience de sa propre faiblesse
Quand on a fini de brûler (au purgatoire), il y a comme une faiblesse, une sorte de défaillance : ce sont les adieux définitifs à soi-même. On doit s’habituer au vêtement dans le Seigneur que le Seigneur nous a façonné, ce vêtement assumera notre faiblesse pour nous donner de la force, la force en Dieu. Mais il faut d’abord qu’on fasse à fond l’expérience de sa propre faiblesse pour être emporté dans la force. Et plus le feu brûle, plus je ne suis plus que soumission. Je ne voudrais à aucun prix faire quelque chose qui me priverait de cette compréhension et de cet amour que le Seigneur brûle de me donner. Je suis tellement pris par le feu que toute résistance se dissout (384-385).
270. Un vrai feu
Dans le purgatoire, le feu est un vrai feu; pour l’expérience qu’on fait en lui, on ne peut trouver aucun autre terme que brûler. (Mais sans imaginer un bûcher sur lequel on se trouverait). On sent qu’il attaque, qu’il embrase, qu’il consume. Il bouleverse l’âme, il « jaillit » aussi et il produit les figures les plus étranges comme dans un feu dans la cheminée. Et comme après un grand incendie, il reste peut-être des choses dont on ne savait pas qu’elles étaient incombustibles. D’autres choses attisent les flammes et brûlent d’une manière prodigieuse, d’autres encore ne servent qu’à entretenir le feu et brûlent plus lentement. Tout cela, on ne le savait pas (385).
271. Ceci encore devrait être brûlé
Entre-temps, au purgatoire, on sent bien l’amour du Seigneur sans doute, mais on ne se réclame pas maintenant de cet amour parce qu’on essaie de tout mettre au service du feu et de la souffrance et qu’on veut éviter toute espèce de jugement et d’appréciation personnels. Comme le feu, comme en même temps la connaissance de Dieu, cet amour a encore quelque chose d’intransigeant. Et je ne voudrais pas adoucir cette âpreté et cette rigueur par une profession d’amour prématurée. Je pourrais tout au plus indiquer moi-même quelque chose et dire : ceci encore devrait aussi être brûlé, comme si cela avait pu échapper au regard de Dieu. Je pourrais le dire par besoin d’exactitude, pas du tout parce que je craindrais que Dieu ne le saurait pas (385).
272. Le feu doit saisir l’âme comme l’amour pour le Père a conduit le Fils…
Quand quelqu’un aime beaucoup Dieu, il cherche à tout faire pour lui : dans sa prière, ses occupations, son attitude habituelle. Il cherche à donner à toutes choses la profondeur que Dieu demande; il connaît la qualité de ce que Dieu apprécie. Ici, dans le feu, le Fils montre maintenant qu’il sait exactement ce que le Père apprécie et que son amour – celui du Fils – n’a de valeur que dans la mesure où il correspond à celui du Père. Ainsi le feu doit saisir l’âme comme l’amour pour le Père a conduit le Fils à la souffrance, il doit la plonger dans la totalité de la souffrance du Fils pour qu’elle puisse aussi refléter la totalité de son amour pour le Père. La totalité de la souffrance, le Fils la connaît par son humanité et, dans le purgatoire, il s’unit pour ainsi dire tellement à celui qu’il est en train de purifier qu’il vérifie comme de l’intérieur la qualité du feu. Il aime son prochain comme lui-même. D’où ce déplacement : dès le début, il est là où je suis (385-386).
273. Et qui est mon prochain?
Pour moi, au purgatoire, mon prochain pour le moment c’est uniquement le Seigneur, il ne m’est pas donné maintenant d’autre prochain. Ce n’est que tout à fait à la fin, avant l’entrée au ciel, que le prochain m’est rendu – seulement par le Seigneur -, car maintenant je peux le rencontrer de la manière dont le Seigneur et Dieu l’aiment (386).
274. L’enfant de quatre ans
Le feu du purgatoire s’adapte aussi aux différents stades de la vie. L’enfant de quatre ans aussi qui arrive dans l’éternité avec l’état de conscience qui est le sien doit être éduqué pour Dieu selon ses capacités de compréhension jusqu’à ce qu’il soit mûr pour l’éternité avec la maturité de conscience qui est la sienne. (Cela contribuera certainement à la variété du ciel que tous n’y arrivent pas avec la même expérience du monde). Un enfant de cet âge aussi, qui ne peut pas encore se confesser, doit être préparé pour Dieu; se réjouir de Dieu, l’envie de lui faire plaisir, être devant lui propre et net, l’espérance de le voir : tout cela peut être éveillé en lui (386).
275. Une fille de dix-huit ans
D’une manière générale, je veux ce Dieu veut, mais je ne pense pas beaucoup à la distance qu’il y a entre ma volonté approximative et étroite, et sa volonté divine et infinie. Quand commence l’examen (au purgatoire), je ne suis pas opposée à son caractère désagréable parce que je comprends que la volonté de Dieu s’exprime maintenant au-delà de ce que je comprends. C’est comme si tu me lisais une poésie qu’au début je ne comprends pas; mais je te fais crédit : je la trouve belle parce que tu la trouves belle. Que je me déclare d’accord avec toi, cela a davantage affaire à mon sens de la beauté qu’à ma raison : je veux commencer à voir avec tes yeux. – C’est une obéissance qui est liée à un certain désir; commencer à ne plus vouloir calculer. Le cours de la procédure n’est pas suivi dans l’impatience, on ne compte pas les coups qu’on reçoit, on ne calcule pas où l’on se trouve, combien de temps cela pourrait encore durer. On s’abandonne à ce qui a été décidé. On ne demande pas si cela pourrait faire plus ou moins mal, on ne répartit pas non plus les douleurs sur les différents péchés qu’on a commis. On assume tout, on donne à Dieu son blanc-seing. Il en est ainsi pour les purifications dans lesquelles on entre sans comprendre soi-même ses péchés, on commence par les subir. La compréhension de ses péchés ne vient qu’après. Le tout nous est étranger comme le buisson ardent l’était pour Moïse, et il ne lui était pourtant pas permis de s’approcher pour l’examiner. D’une manière générale, ce qui est pénible, c’est le fait qu’on n’est pas convenable. Mais ce qui est pénible est approuvé en tant que tel, il y a en lui quelque chose de naturel (386-387).
276. Une entrée au purgatoire sans méfiance
On est mis au purgatoire dans une sorte d’innocence. On est ouvert à tout, on veut se laisser conduire. On est sans aucune méfiance quand on est placé sur le chemin de Dieu. On est encore si novice qu’on peut être entièrement utilisé. Et ce trait doit atteindre toute sa pureté par la purification. Toutes les scories doivent en être enlevées. Mais si dès ici-bas on a mis l’amour de Dieu au-dessus de tout, cette manière d’être peut dominer dès le début. Le purgatoire et la confession ici ne font qu’un. L’âme désire tellement Dieu qu’elle ne pose pas de conditions; la question reste en quelque sorte pendante de savoir si Dieu la rencontrera sous le mode de la confession ou du purgatoire… C’est l’amour dans le châtiment et le châtiment dans l’amour. La justice nue est dépassée par le passage du Seigneur à travers l’enfer (387-388).
277. Désirer ce qu’il désire
Dans l’obscurité du purgatoire se trouvent bien des choses de l’obscurité de l’enfer du Seigneur. C’est pourquoi la confession et l’enfer sont aussi des expressions de l’amour du Seigneur. Le pécheur est confessé et nettoyé dans le feu par l’amour du Seigneur. Et au beau milieu de ce que le purgatoire a de pénible on peut être totalement saisi par cet amour. Au beau milieu du malaise, il peut y avoir une sorte de bien-être qui ne se trouve pas en nous-mêmes mais dans le Seigneur. On désire ce qu’il désire. Le caractère pénible nous devient soudain précieux : il lui appartient. De même que le premier rapport sexuel est pénible pour la femme et que sa joie se trouve totalement en son mari (388).
278. Phase terminale
Quand le Seigneur révèle son amour comme but et comme force motrice, c’est peut-être la phase terminale du purgatoire; mais il se peut aussi qu’il le fasse dès son stade initial. C’est une relation à lui immédiate, en quelque sorte sponsale, qui est créée. Dans la confession, l’amour du prochain joue toujours un rôle déterminant; dans le purgatoire, on est tourné totalement vers le Seigneur. Mais, dans cette relation, une souffrance inattendue peut être requise. De quelle durée et de quelle genre, c’est le Seigneur qui en décide. Il peut se faire que j’aie commis peu de fautes et que le Seigneur veuille être indulgent : je dois pour ainsi dire arriver au ciel en faisant l’expérience de son amour. Mais tout en connaissant son amour, je peux aussi être amené à passer par des choses dures et obscures bien qu’ici aussi l’espérance et la joie demeurent l’essentiel. Et ce qui est typique, c’est que cet amour s’adresse aussi à moi en tout ce qui m’était inconnu et caché. Il prend tout en lui, il est si grand qu’il n’est pas gêné par nos limites (388).
279. Purgatoire et Passion : le Seigneur a brûlé pour le Père
A un certain moment au purgatoire est dépassé le mouvement de la honte qui cherche à se protéger : tout se trouve également ouvert devant Dieu. Et je sais que, s’il y a en moi quelque chose de faux qui est caché, le Seigneur va l’arranger. Ce qui à un niveau inférieur fait mal est joie à un niveau supérieur. Le Seigneur a le droit de tout toucher, son droit est l’évidence même. – Ce qui est pénible peut être objectivement présent; mais on le vit comme l’accès à une plus grande volonté de Dieu. Aussi importun et aussi incompréhensible que cela puisse paraître, c’est élevé en Dieu en tant que souffrance. Parce que Dieu le désire, cela a son sens; parce que c’est utile, je n’ai pas à m’en occuper. Je sens la souffrance, mais dans une sphère dont l’appréciation m’est retirée. Il me serait impossible de me révolter contre elle, je préfère ne pas dire que cela m’est désagréable. C’est bien tel que c’est, même si cela fait mal, car cela appartient à Dieu. Et parce que le tout est un commencement, on approuve justement que cela se fasse : on souhaiterait davantage au cas où Dieu souhaiterait davantage. C’est comme une ouverture au-delà de notre propre disponibilité. Ici-bas j’ai disposé de mon corps, maintenant je remets entre les mains de Dieu tout ce dont je puis disposer au cas où il voudrait l’utiliser. Je ne dispose pas du tout de ce qui est maintenant désagréable, mais je suis heureux si c’est utilisé; c’est remis au même titre que ce qui est agréable et dont je dispose. Et sans que j’y réfléchisse, ce qui est douloureux a une relation avec la Passion du Seigneur : en brûlant pour le Père, il fait entrer en lui sa créature (388-389).
280. Une connaissance toujours plus profonde de Dieu
Nous ne devons certes pas représenter Dieu inconsidérément à l’image de l’homme. Mais le Fils est devenu homme afin que par ce qu’il a d’humain nous apprenions à mieux connaître Dieu. De plus la relation de l’Ancien Testament au Nouveau nous est donnée par laquelle nous sommes initiés à une connaissance toujours plus profonde de Dieu. L’image de Dieu en Israël était celle d’un Dieu unique; dans son passage au Nouveau Testament, cette image prend les traits beaucoup plus précis de Dieu Trinité. Bien des paroles des prophètes semblent en être restées à un niveau de compréhension de Dieu qui ne correspond plus à notre foi néotestamentaire et ne lui permet guère de s’enrichir parce qu’il leur manque le visage du Christ. Ce n’est que la foi néotestamentaire qui donnera à ces paroles leur plénitude. D’autres paroles de l’Ancien Testament sont déjà en route vers cette plénitude (97).
281. Deviner l’amour du Crucifié
L’incarnation du Fils est pour nous la distinction des personnes de la Trinité et ensuite la distinction de nos personnes pour la Trinité. Dans la foi, il n’est pas difficile de deviner l’amour du Crucifié pour nous et de deviner, par cet amour, quelque chose du don d’eux-mêmes du Père et de l’Esprit au monde. Et ce n’est qu’à partir d’ici que rétrospectivement nous voyons combien il serait difficile pour nous, sans cet amour devenu visible du Fils (et ensuite de l’Eglise et de l’Ecriture sainte, qui elle aussi est un don de la Parole de Dieu), de nous représenter quelque chose du don de l’amour de Dieu pour le monde (97).
282. Ponce Pilate
La révélation du Christ est au service de la révélation de la Trinité. Quand la dogmatique estompe à nouveau cette distinction des personnes ou la rend superficielle en ne voulant parler que d’appropriations extérieures, on devra faire attention à ce que tout le credo ne s’effondre pas jusqu’à ce qu’il ne reste plus que Ponce Pilate comme donnée reconnaissable et sûre tandis que tout le reste serait réduit au rang de discours en paraboles (97).
283. Échanger de l’amour
L’homme est capable de parler; par là il est à même d’une double parole : à Dieu et à son prochain. Par la parole, il peut s’entendre avec Dieu : entendre la parole de Dieu et lui répondre. C’est ainsi que se forme la prière; dans la prière apparaît la loi et, par la loi, se manifeste l’amour; celui-ci se trouvait à l’origine et il s’est donné une expression par la parole. Dans les relations avec le prochain aussi c’est l’amour qui est à l’origine de la parole et de l’entente. La parole est le moyen pour échanger de l’amour (21).
284. Une parole qui naît de l’amour
Que dans le Dieu éternel il y ait une Parole est l’expression de l’amour en Dieu : la Parole est engendrée dans l’amour, il lui est répondu dans l’amour, elle sert à l’échange de l’amour trinitaire. Ce que le Fils fait au ciel en tant que Parole, il continuera à le faire sur terre, en devenant homme, d’une manière adaptée aux hommes. Mais maintenant c’est réellement la Parole de Dieu qui en lui s’adresse aux hommes, qui s’exprime, que nous accueillons comme Parole de Dieu et à laquelle nous répondons quand nous prions, quand nous vivons par elle et qu’il nous est permis de la rendre au ciel d’une certaine manière (21).
285. La prière : une parole reçue dans l’amour
Notre prière maintenant n’est plus avant tout l’expression de nous-mêmes, de nos besoins et de notre indigence, c’est une parole dans l’échange d’amour de Dieu qu’il nous attribue dans sa Parole éternelle et à laquelle nous répondons en renvoyant le Fils au Père. C’est par la Parole divine que notre prière est fécondée, c’est de cette Parole que notre prière reçoit son contenu et son sens dernier. L’échange de l’amour divin dans lequel nous sommes admis, nous n’en aurons jamais une vue d’ensemble; la parole chrétienne à peine exprimée est aussitôt emportée au ciel où, rendue disponible et utilisable, elle est employée. Nous parlons et nous prions tournés vers le ciel, et la parole qui semble petite dans notre bouche, reçoit là des dimensions d’éternité. Dieu le Père l’entend comme son Fils. De la sorte il n’y a pas pour nous de limites de réception qu’on pourrait déterminer; nous exprimons quelque chose en tant que chrétiens : intervient alors l’espérance que la parole sera reçue dans l’amour, et c’est uniquement la foi qui nous en assure (21-22).
286. Nous pouvons aider Dieu
Dieu a besoin de plus d’amour, c’est pourquoi il a besoin aussi de plus de prière. Comme priants et comme vivant conformément à cette prière, nous pouvons aider Dieu à trouver ce dont il a besoin. Et comme notre prière est emportée dans l’invisibilité de l’Eglise et de Dieu Trinité, il y a ainsi, selon la promesse de Dieu, dans nos actes également ( et dans les actes des autres auxquels nous pouvons avoir part dans la prière) toute une sphère qui demeure pour nous invisible. En tant qu’hommes, nous comptons sur les effets de nos actes et sur les réponses qui leur seront données. Comment Dieu réagit, nous ne savons pas. Ses temps et ses espaces sont autres, ses conclusions et sa manière d’avancer également. Ce n’est que dans la foi et dans l’amour que nous savons que nos actes sont gardés chez lui et que chez Dieu tout a son effet en son lieu et à son heure. Nous le savons : si notre prière et nos actes sont chrétiennement en ordre, au ciel correspond un ordre semblable même si nous ne voyons pas la correspondance (22).
287. La faiblesse féconde de ceux qui aiment
La Parole de Dieu devient un homme parmi nous. Elle est donc capable d’être sur terre comme l’un de nous. Nous comprenons que toute Parole en Dieu peut faire tout ce que Dieu lui donne. La Parole dans la confession, la Parole dans la prédication, la Parole de la consécration, toute Parole de la prière, aucune ne sera jamais privée de la force et du sens qui furent donnés à la Parole incarnée et qui participent à la vie éternelle. Par conséquent quand nous vivons en croyants, nous participons à la vie divine par la Parole. Elle nous charge d’une responsabilité; mais elle nous offre aussi sécurité, tranquillité d’âme, patience. Cette sécurité quand on nous demande quelque chose, non seulement pendant la prière, mais à tout instant de notre existence, c’est sans doute ce dont nous avons le plus besoin. Par nous-mêmes nous sommes sans force et incapables; mais en répondant, nous sommes tellement dans la Parole que la force de la Parole suffit pour assumer notre faiblesse stérile et en faire la faiblesse féconde de ceux qui aiment (22).
288. La justice, le châtiment et la pénitence : expressions de l’amour
Ce que le Christ opère en son Eglise, c’est la volonté du Père, c’est aussi le souffle de l’Esprit; c’est donc toujours l’expression de l’amour trinitaire. C’est pourquoi quand l’Eglise ressent en elle l’oeuvre de l’Epoux, elle ne peut en rester à une simple relation toi – moi; elle doit toujours percevoir dans l’oeuvre du Fils en elle la volonté inconcevable du Père et l’objectivation de l’amour divin dans l’Esprit Saint. Cela lui permet de voir l’amour en toute forme, y compris dans la justice, le châtiment et la pénitence. Il n’est pas nécessaire que l’amour soit ressenti immédiatement comme tel pour pouvoir être cru et même expérimenté comme amour. Mais ceci exige une objectivation de l’amour de l’Eglise comme obéissance : ce n’est que dans l’obéissance que tout souffle de l’Esprit peut être conçu comme amour. Sans cette obéissance, l’Eglise s’abandonnerait à ses sentiments et apprécierait l’un comme amour et l’autre comme autre chose. Si elle sait que c’est Dieu Trinité qui agit en elle, elle doit se situer elle-même du point de vue de l’éternité et là, en Dieu, toute manifestation à l’extérieur de la vie trinitaire est amour (495).
289. Suis-je le gardien de mon frère?
Dans la Trinité, chacun a le souci de l’autre. Caïn : "Suis-je le gardien de mon frère?" Dans la Trinité, c’est oui depuis toujours. Le soin des âmes (la pastorale) n’a pas été inventée dans le monde (474).
290. Rendre Dieu concret
Le Christ résume pour nous le Père et l’Esprit dans les sacrements… Le temps de Jésus Christ ici-bas est au milieu de son éternité : son existence historique dans le temps est là pour montrer sa réalité éternelle. Nous n’étions plus réceptifs pour la réalité et la vérité cachées en Dieu, alors le Fils devient chair pour nous rendre à nouveau Dieu comme une réalité. Le sacrement ne cesse de nous donner la concrétisation de Dieu dans le Christ; c’est l’oeuvre de son éternité, opérée dans le temps pour nous faire don à travers tous les temps de quelque chose de sa vie éternelle (496-497).
291. La colère du Fils
En Dieu Trinité, la colère du Fils est illimitée. Cette colère est vivante à côté de son amour divin; cette colère est vivante et, à côté de cela, il adore et il est adoré; cette colère est vivante et, à côté, il reçoit l’amour du Père et des hommes; car tout cela ne peut pas voiler ce que les hommes font de mal et celui qu’ils projettent de faire. Cette colère est … divine, et donc pour les hommes indéfinissable parce que l’objet propre de cette colère, le péché, ils ne peuvent pas non plus le voir dans toute sa portée et toute sa vérité. Mais jusqu’à l’incarnation, le pécheur ne fait qu’un avec son péché au regard de Dieu, et il semble ainsi qu’on ne peut pas imaginer comment la colère de Dieu peut toucher le péché sans qu’en même temps le pécheur tombe raide mort. Cependant il y a en Dieu dès maintenant un niveau où l’amour de Dieu distingue le péché et le pécheur, un niveau d’attente où le pécheur racheté est ramené tandis que derrière lui brûle l’enfer en tant que quintessence de tous les péchés, de ce qui offense Dieu continuellement et avec quoi il n’y a pas d’arrangement possible. Et tandis que tous les pécheurs se trouvent devant cet arrière-plan, qui appartient à l’enfer, le tableau d’ensemble constitue pour le Fils aussi un outrage perpétuel; mais celui-ci ressent davantage encore l’outrage fait au Père que celui qui le touche personnellement (310).
292. Comment séparer le péché du pécheur?
Le Fils donc est en colère parce que les hommes pèchent : un fait qu’on ne peut pas cacher; mais il est aussi en colère parce que le Père est en colère et qu’il est offensé, et cette colère ne peut pas se calmer tant que sa création pèche. Cette colère qui existe avant l’incarnation est continuellement avivée par le péché. Et comme la rencontre est constante entre le péché et la colère, il semble qu’on ne puisse pas espérer une victoire sur l’enfer, c’est-à-dire une séparation efficace du péché et du pécheur (311).
293. Un homme qui vit dans la grâce
Pour que la séparation du péché et du pécheur puisse se produire, le Fils doit devenir homme. En devenant homme, le Fils se dépouille de son existence céleste; ce faisant, il va dépouiller les hommes de leur être d’enfer, il va pouvoir les en séparer. Mais la colère de Dieu, avec son caractère absolu, est pour ainsi dire incoercible. Elle est tellement entière, elle est tellement pure essence de colère, qu’il ne semble pas qu’elle puisse être influencée par d’autres propriétés de Dieu. Et pourtant Dieu n’a pas créé le monde dans la colère, et l’homme pourrait contribuer à ce que Dieu regarde sa création avec faveur. C’est dans cette possibilité que le Fils s’engage par son incarnation. Sur lui, le Fils éternel, le regard bienveillant du Père est posé depuis toujours; maintenant il se dépouille de sa divinité et revêt l’humanité mais, avec lui, il attire aussi le regard d’amour du Père sur le monde. En se dépouillant, le Fils ici-bas est comme un homme qui vit dans la grâce, dans le bonheur parfait d’être aimé par le Père. Soumis à la loi et à une destinée humaines, il prouve qu’il peut quand même rester totalement dans le Père. C’est presque comme si, par pure joie d’être un homme, il déposait sa divinité auprès du Père, comme si, dans sa condition humaine également, il pouvait sentir avec joie l’amour trinitaire de Dieu et lui répondre (311).
294. La colère du doux agneau dans le temple
Et voilà qu’il voit les marchands dans le temple, le temple qui devrait être consacré à l’adoration et à la reconnaissance du Père et représenter ici-bas l’esprit du ciel. Ici les hommes devraient remercier Dieu pour leur existence, se laisser enseigner et remplir par lui, s’exercer à leur vie éternelle avec Dieu. Et ici règne le péché. La prière est évincée; les affaires, l’égoïsme, la ruse et l’escroquerie prennent sa place. Dieu est évincé de sa maison, sa présence est oubliée, son commandement méprisé, son amour de Créateur dédaigné, sa sagesse remplacée par l’astuce des hommes. La colère qui saisit maintenant le Fils est une colère divino-humaine, une colère chrétienne. Elle n’a plus la démesure de la colère céleste, c’est la colère d’un humain limité, mais une colère qui est si juste et si vraie qu’en tant que telle elle peut être colère de Dieu. Etant la colère d’un homme, elle est subjectivement limitée, elle est également limitée dans son objet (le péché des pécheurs qui sont ici) et finalement dans ses effets : dans les coups qu’il porte avec son fouet, un acte immédiat, dépourvu d’équivoque. A vrai dire, cette colère s’empare tellement du Fils qu’en cet instant rien d’autre en lui n’est visible que la colère. Mais en cela aussi il est limité; en se déchaînant – il renverse les tables, etc. -, il arrive à ses fins. C’est une colère justifiée qui ne fait pas perdre au Fils son attitude de prière au Père, il obéit même au Père qui veut cette colère et son expression. Le Fils n’en est pas compromis ni assimilé aux pécheurs qu’il corrige; au contraire, il se sépare d’eux encore plus nettement. Les intérêts du Père sont pour lui aussi saints ici qu’au ciel. Son attitude envers le Père est totalement intacte. Sa colère humaine est si bien en harmonie avec sa colère divine que rien ne peut l’arrêter. On perçoit aussi là que Dieu ne veut pas voir dans les croyants uniquement les propriétés du doux agneau (294).
295. Une colère limitée et une colère infinie
Mais si la colère humaine du Christ est en accord avec la colère divine en son fond, elle est quand même différente dans ses effets du fait de sa finitude. Elle touche les hommes dans le domaine limité où ils y sont sensibles d’une manière dépourvue d’équivoque. Quand, dans le temps présent, un homme est touché directement par la colère de Dieu, il a besoin d’une explication dans la foi pour que tout malentendu soit écarté. Ici par contre tout est expliqué parce que la colère de Dieu (à laquelle participe réellement la colère du Christ) a une forme humaine évidente et parce que cet accès de colère fait partie de sa mission qui est donnée comme la réaction de Dieu contre le péché. Comme toute colère juste, c’est une colère contre le péché et, de ce fait, c’est la même colère que dans le ciel, mais non la colère infinie de Dieu, c’est une colère qui est devenue limitée dans le Christ (312-313).
296. Une colère dans l’amour
Ici-bas, le Christ doit pour ainsi dire réapprendre la colère (à propos des vendeurs chassés du temple). Il doit pour ainsi dire oublier les dimensions de la colère céleste pour apprendre la colère chrétienne adéquate. Il doit se l’approprier comme s’il n’avait que la possibilité de l’offrir à Dieu comme un croyant et de l’adapter à lui : avec les limites et la retenue de l’homme dont la colère est justifiée dans la mesure où elle est en harmonie avec la volonté divine. La colère du Seigneur est claire et authentique – celui qui voit maintenant ses gestes, entend sa voix et ne sait rien d’autre de lui, ne peut pas distinguer sa colère de n’importe quelle autre colère humaine. Et pourtant c’est une colère dans l’indifférence, l’obéissance et l’amour (313).
297. La solitude de l’homme en colère
La colère du Christ est double. C’est une colère humaine et chrétienne qui éclate à l’occasion de la profanation de la maison de son Père. Mais elle renvoie en même temps à l’origine de sa mission étant donné qu’il est devenu homme à cause de l’outrage fait au Père et de sa colère. Il est accordé à l’état d’âme du Père, il l’est par amour pour le Père et, dans cet amour, il comprend la volonté du Père de l’envoyer. Mais il justifie aussi par là toute colère chrétienne qui a pour objet le péché et comme origine et but la plus grande gloire du Père. Une colère de ce genre détruit pour pouvoir reconstruire. Comme le montre la scène dans le temple, elle est cause de scandale. Elle rend solitaire celui qui est en colère, et dans une situation inconfortable, on le montre du doigt. Et pourtant la colère est bonne si elle est la colère du Christ. Les chrétiens doivent y avoir part comme ils ont part aux souffrances et aux joies du Christ. S’il l’avait pu, il n’aurait pas seulement renversé les tables, dispersé les marchandises et frappé les hommes, il aurait détruit le temple profané, car il sait très bien qu’à peine il sera parti les hommes reviendront avec leurs marchandises. Il sait très bien qu’il n’est pas donné à un homme, serait-il Dieu, de détruire par colère de telle manière que la correction atteigne son but. Sa colère peut être un signal d’alarme qui reste gravé dans la mémoire des pécheurs : ils continueront à pécher comme des êtres marqués, mais pour vaincre le péché il faut d’autres moyens (313).
298. Derrière la colère : la grâce
Mais Dieu dans le ciel voit que sa colère a trouvé ici-bas une expression. Une traduction adéquate dans une colère limitée, humaine, mais vraie et juste. Et le Fils est prêt à laisser sa vie en signe de cette colère. Il se laisse consumer par son zèle pour la maison de son Père. Il se met tout entier au service de la colère du Père : c’est en raison de cette colère qu’il a déjà abandonné sa vie dans le ciel, pour la même raison il laissera aussi sa vie terrestre. La vague isolée de colère qui fit rage dans le temple se transformera sur le chemin de la croix en un véritable déferlement de vagues. Mais alors le Fils dirigera totalement sur lui-même le fouet de la colère éternelle. Dans la colère au temple, la Passion est déjà commencée, la colère du Seigneur a déjà alors la couleur de la Passion. Et parce que le Fils dans sa Passion a dirigé sur lui absolument toute la colère de Dieu, après la résurrection et dans le temps de l’Eglise, la colère de Dieu sur le péché qui continue d’exister est comme mise entre parenthèses dans la rédemption de l’humanité. Non que la colère de Dieu n’ait simplement plus cours, mais elle brûle au sein du feu de l’amour : quand un chrétien commet un péché, elle brûle à l’extérieur même si – ou bien si juste alors – à l’arrière-plan se trouve la grâce (313-314).
299. La colère d’une mère
Le Seigneur a souffert à l’avance sur la croix pour nous les puînés; les offenses que nous infligeons aujourd’hui au Père étaient déjà incluses dans sa croix. Donc la colère de Dieu à laquelle on pouvait s’attendre pour plus tard était incluse dans la croix, la colère du jugement insérée dans la volonté de salut sans que la colère de Dieu en devienne pour autant irréelle ou impuissante. Une mère peut corriger son enfant avec une véritable colère sans renier son amour pour lui ne fût-ce qu’un instant (314).
300. Le chrétien moyen au purgatoire
Une âme moyenne qui prie superficiellement et qui s’attend à un peu de purgatoire. Comment ça va se passer, elle ne le sait pas. Et il peut se faire qu’un purgatoire « moyen » aussi lui soit d’abord destiné, mi-châtiment, mi-bienveillance aimante. Elle en est étonnée : « C’est manifestement le maximum de ce qu’elle peut supporter ». Elle se rend compte alors de ses limites, elle en est un peu humiliée. Et pourtant il ne lui vient pas à l’esprit de demander plus. Cela convient en quelque sorte à l’idée superficielle de la justice qu’elle s’est faite. Le maximum qu’on peut maintenant obtenir d’elle, c’est qu’elle ne se défende pas mais qu’elle s’abandonne. Tout se passe tellement sur une ligne moyenne qu’elle ne se sent pas du tout obligée de se demander si elle n’aurait pas mérité beaucoup plus et qu’elle devrait justement demander ce plus. Après un début d’épouvante et une certaine humiliation, elle s’abandonne moyennement à la procédure moyenne qui correspond à la prière moyenne de son âme (367).
301. Une prière plus profonde au purgatoire
La même au bout d'un certain temps, ou aussi une autre âme qui d'emblée commence au stade d'une prière plus profonde. C'est une prière dans une souffrance plus profonde, dans une surprise et une humiliation plus profondes. Et plus la souffrance devient insupportable, plus elle est vraiment ressentie, plus la prière se détache du processus du châtiment. Elle n'est pas non plus un dialogue avec la procédure du châtiment, car ce qui est important, ce n'est pas que celui-ci humilie, mais que l'âme prenne conscience de ce qui est honteux en elle. C'est comme une certaine expérience de la présence de Dieu quand l'homme a péché : plus est sûr le sentiment de cette présence, plus grande est l'humiliation. Et plus ardente aussi se fait la prière. Mais plus ardente est la prière, plus aussi le châtiment est bienvenu, plus on comprend sa nécessité. C'est au châtiment que l'âme se mesure elle-même. Plus le châtiment lui semble mérité, plus clairement elle comprend que c'est son châtiment pour son péché. (Comme si quelqu'un s'était irrité de plus en plus pour un forfait commis par quelqu'un et finalement on le convainc que c'est lui qui l'a commis). Au fond pendant que s'exécute le châtiment, c'est la prière qui fait comprendre. La prière est norme, soutien, direction. C'est le Seigneur qui, invisiblement, guide cette prière, ne la laisse ni se relâcher, ni se dénaturer. L'état permanent est en quelque sorte investi par une direction, un courant, un progrès. Mais de même que le premier degré n'était qu'une introduction à un état, ce second degré n'est qu'une introduction à un développement. Le premier degré était en somme pour l'enfant l'invitation pressante à aller à l'école, le second degré est l'invitation pressante à apprendre quelque chose à l'école (367-368).
302. Se réveiller rempli de honte en comprenant son péché
La prière profonde. Dans le purgatoire aussi il y a l'obéissance au Seigneur. C'est lui qui détermine la profondeur de la prière. Quand il le veut, il peut offrir à l'âme une sorte de prière parfaite dans laquelle elle oublie tout ce qui n'est pas lui, non dans une vision pour le moment, mais dans la profondeur d'un abandon qui la transporte là où il veut qu'elle soit, si bien qu'au milieu de sa prière elle peut tout d'un coup se réveiller remplie de honte en comprenant son péché. Elle se trouve maintenant devant lui, dépouillée et livrée et profondément humiliée, et son moi n'est presque plus qu'une fonction de son péché. C'est donc à cela ressemble le péché concret! Et cela maintenant non en méditant la scène du mont des oliviers où l'on voit le Seigneur dans l'angoisse et la honte à cause de mon péché, mais en accompagnant paradoxalement le Seigneur jusqu'à la croix, en portant le péché avec lui : c'est maintenant mon péché le plus personnel et dont j'ai fait l'expérience. C'est une vue sur la croix qui est caractéristique du purgatoire, où par l'expérience de son propre péché on a le regard libre pour voir ce que le Seigneur a fait sur la croix : il a porté mon péché (368).
303. La semence du Père
L'Esprit est l'Autre en Dieu; il n'est jamais écarté de la relation Père - Fils mais, dans cette relation, il est libre de souffler où il veut, à l'intérieur et au-delà. Il sait ce que veut dire être "en" Dieu bien qu'il soit Dieu lui-même. Cette liberté de l'Esprit est visible aussi dans le fait que c'est lui qui apporte le Fils sur terre. Ce qui est là extraordinaire c'est qu'il ne procède pas seulement du Père et qu'il apporte à la Mère la semence du Père, mais c'est aussi qu'il procède du Fils et que pourtant il apporte le Fils au monde. C'est une image parlante de la vie éternelle. Nous, dans le temps, nous devons être heureux de descendre de quelqu'un et d'engendrer. Dans la vie éternelle, le cercle peut se refermer sur l'origine. Car il faut penser à ceci : l'Esprit apporte à la Mère pas seulement une semence humaine mais une semence divine (393-394).
304. L'Esprit qui procède du Père et du Fils
Tout homme est issu d'un père et d'une mère; il a un lien avec les deux, ce qui signifie aussi bien réserve que limitation. Les parents forment en quelque sorte l'horizon de ses possibilités, ils portent, tracés en eux, ce qu'il peut devenir. Il est chez lui dans les deux, mais aussi enclos et, vue de la sorte, sa place est un mouvement de va-et-vient entre les deux. - L'Esprit Saint procède du Père et du Fils, et il est envoyé de l'un à l'autre; qu'il soit spiré est l'instant premier d'un mouvement éternel qui reçoit de là son impulsion, mais sans qu'il soit enfermé entre le Père et le Fils. La mission du Fils qui sort du Père et retourne à lui, nous pouvons nous la représenter plus facilement. Se faire une idée de l'envoi de l'Esprit par le Père et le Fils est difficile, car c'est une mission in statu nascendi, une mission et un mouvement toujours nouveaux qui partent de l'origine; l'origine est toujours présente pour se continuer dans la mission (394).
305. L'Esprit est là pour être envoyé
L'Esprit qui descend sur l'homme ne reprend pas en réalité le chemin qui va vers le Père, il ne fait que remettre l'homme sur ce chemin du Père, ou bien il l'associe à la relation du Fils au Père; mais lui-même reste l'impulsion, tout comme le Père et le Fils agissent en lui comme impulsion originelle. Sans doute le Fils (qui en tant que deuxième personne divine est ordonné à l'Esprit) peut-il en tant qu'homme recevoir l'Esprit et le renvoyer au Père sur la croix; et quand un chrétien meurt, il rend aussi au Père, avec son esprit, l'Esprit Saint qui est en lui, et il peut aussi le rendre à la suite du Fils sur la croix en donnant pour ainsi dire à l'Esprit Saint une nouvelle impulsion, une nouvelle mission. La tâche principale de l'Esprit est d'être là pour être envoyé. Il est impensable que l'Esprit ne soit plus envoyé. Le Père qui envoie le Fils est unique; mais quand l'Esprit est envoyé, il y en a deux qui l'envoient, si bien qu'il est impossible de se représenter un point de repos pour l'Esprit qui est envoyé, parce que le lieu d'où il sort est le mouvement entre le Père et le Fils eux-mêmes. Le Père et le Fils l'envoient de la même manière et en même temps, en un mouvement unique, dans lequel on ne peut distinguer la part de chacun, ils l'envoient dans la communauté toujours naissante de l'envoi (394-395).
306. Le Père envoie l'Esprit sur l'Eglise
La mission apostolique des chrétiens en général provient certainement de la Trinité tout entière. Mais dans l'ancienne Alliance le Père se trouvait au premier plan tandis que le Fils et l'Esprit se trouvaient pour ainsi dire derrière lui; dans la nouvelle Alliance, au premier plan se trouve le Fils qui a la vaste mission de la rédemption et qui lance de nouvelles missions dans le domaine des siens. Mais il envoie de telle manière que le Père - en réponse à l'envoi du chrétien par le Fils - envoie l'Esprit Saint au chrétien et, par là, il confirme pour ainsi dire en l'achevant l'envoi filial. Le Fils envoie au Père; le Père envoie l'Esprit afin que le Fils perçoive l'Esprit sur celui qu'il a envoyé et que celui-ci ait part à la vie trinitaire du Fils. Pour le Fils, le fait que le Père envoie l'Esprit sur l'Eglise est le signe du suprême accord du Père et de la communication ultime qu'il fait de lui-même (395).
307. Concertations
Par sa nature, l'Esprit a le devoir de se tenir auprès du Père et aussi auprès du Fils; il se tient auprès du Père en quelque sorte comme un conseiller pour discuter de la mission du Fils et pour partager d'une certaine manière au Père son expérience du monde; et le Père a pour ainsi dire en lui un tableau de l'expérience du monde qu'il consulte pour déterminer le chemin du Fils. L'Esprit se tient alors aussi auprès du Fils, et le Fils confère avec lui et il voit et il examine en lui et à ce qu'il est la grandeur de ce qu'il va entreprendre et la possibilité de le réaliser. Et c'est alors comme si, dans cette double concertation avec l'Esprit, le Père et le Fils prennent leur décision définitive. Le Père mesure exactement ce qu'il demande au Fils, le Fils ce qu'il se demande à lui-même. L'Esprit est en quelque sorte pour les deux un garant (396).
308. L'Esprit qui mesure le chemin du Fils
L'Esprit procède du Père et du Fils, et parce qu'il est l'Esprit de pureté, il reste éternellement dans la fraîcheur de celui qui vient de procéder, tandis que les hommes pécheurs perdent très vite la fraîcheur de l'origine. Avant la chute, Adam possédait quelque chose de cette fraîcheur permanente d'avoir été créé dans la grâce. Malgré la distance infinie entre l'Esprit qui est Dieu et Adam qui est créature, il y a entre les deux une ressemblance dans le fait qu'ils ne s'éloignent pas de l'origine. Après la chute, là justement où se trouvait la principale ressemblance se trouvera la principale différence. Et l'Esprit qui reste dans un état irréprochable rendra visible ce que la défection a de répréhensible. Si deux amoureux avaient tout d'abord les mêmes sentiments, mais que l'un des deux cesse d'aimer, la distance peut se mesurer dans celui qui continue à aimer. Si c'est le pécheur qui a créé cette distance, on ne peut la mesurer réellement qu'en Dieu, et l'Esprit est prêt pour la mesurer du fait qu'il est auprès du Père et du Fils. Là aussi se trouve la mesure du chemin que le Fils en devenant homme aura à parcourir (396-397).
309. Comment mesurer l'offense faite au Père?
Parce qu'il y avait, pour l'Esprit Saint et Adam, ce point de départ commun - la permanence dans la fraîcheur de la procession -, la défection de l'homme constitue pour l'Esprit une offense particulière. Adam a abandonné l'Esprit Saint de l'origine. On comprend mieux de la sorte le rôle de l'Esprit Saint dans la rédemption. Il est descendu sur le Fils lors de son baptême; sur la croix, le Fils le remet avec son esprit humain entre les mains du Père pour faire l'expérience de l'ultime exigence démesurée. Il le rend donc comme étant celui qui mesure, comme étant celui qui sert de mesure. Le Fils a vécu pour glorifier le Père, pour réparer l'offense du péché dont il devait chaque fois mesurer la grandeur. Il en était capable non en la mesurant à lui-même - car il ne voulait pas se faire lui-même la mesure de l'offense faite au Père -, mais en prenant pour cela l'Esprit qui habitait en lui. Mais sur la croix, où il prend sur lui toute l'offense concevable - et cette prise en charge dépasse ses possibilités humaines de non pécheur -, où donc il porte une mesure démesurée et rachète dans un toujours-plus, il abandonne sa mesure, non pour arriver à la conclusion que cela suffit maintenant, mais pour laisser au Père toute possibilité de charger sur lui ce qui est sans mesure. Exemple : un saint pourrait s'imposer pour ses péchés ou les péchés d'autrui une pénitence déterminée, par exemple des coups de discipline qu'il compterait. Mais tout d'un coup il ne veut plus continuer à mesurer : il ne compte plus, il laisse à Dieu le soin de compter; Dieu lui-même décidera quand ce sera suffisant) (397).
310. Le Fils livré à sa Mère et à la croix
Le Christ est l'enfant et le crucifié. Sa mère s'occupe de son corps, elle peut coucher l'enfant et le lever, l'habiller et le déshabiller. Malgré sa conscience divine, l'enfant ne peut rien en faire pour le moment parce que, maintenant, par obéissance au Père il se tient dans les limites que lui impose l'enfance. Néanmoins, dans cette dépendance, dans le fait qu'il est ainsi livré, il a un pressentiment de la croix. Certes, pour l'instant il n'est livré qu'à sa mère, ce qui est merveilleux; mais l'unité de sa mission est suffisamment forte pour lui donner le pressentiment d'une tout autre manière d'être livré. Ici, dans l'enfant, il y a une ligne qui va directement du début à la fin. Pour l'adolescent, d'autres liaisons s'ajouteront (204).
311. Avoir un corps humain quand on est le Fils de Dieu
L'enfant est lavé par sa mère. On en prend soin comme d'un objet, sans égard pour ses désirs personnels. Il doit assumer cela ainsi que les autres petites humiliations qui sont liées pour le petit enfant au fait qu'il a un corps. - Le Fils est Dieu, il doit accepter ce corps. Un corps déterminé. Il s'inscrira dans la mémoire des hommes comme une image particulière. Il n'est pas toute l'humanité, c'est un homme parmi d'autres, innombrables. Que Marie soit sa mère lui fait prendre goût pour ainsi dire à se limiter ainsi. En tant que telle, la semence de Dieu aurait toutes les possibilités; mais elle permet que certains traits humains du Fils soient déterminés par sa mère. Du côté de la semence de Dieu (dans laquelle l'Esprit Saint porte le Fils à sa mère) se trouve d'abord simplement la docilité obéissante du Fils vis-à-vis du Père d'entrer dans la création, dans l'humanité : il est prêt à ressembler de manière anonyme à "Adam" et aux siens. "Adam" et Marie sont ainsi ceux qui façonnent le Seigneur, en dépendance de la volonté trinitaire, pour donner au Fils un corps déterminé. Dieu en revient aux jours de la création et au paradis. Le Fils doit être le nouvel Adam, sans aucun péché, avec un corps vierge, et cette virginité du corps ne se limite pas à le garder intact, comme Adam aurait dû le faire ou n'importe quel homme après lui pouvait le faire, elle doit le garder dans un devenir créateur de par Dieu. - Dans la mesure où le Fils est issu de Dieu, il est en devenir; dans la mesure où il est issu de Marie, il ne change pas, mais il a les qualités du devenir (206-207).
312. Sur la croix, le Fils de Dieu ne peut plus disposer de son corps
En tant qu'enfant, le Fils est lié, incapable de disposer de son corps, de réaliser ses desseins, au cas où il en aurait. Il sait que viennent des années où il pourra décider de ses actes, c'est lui qui dira à ses disciples de se reposer quand ils seront fatigués, c'est lui qui maudira l'arbre stérile quand il aura faim. Tout ceci dans l'obéissance au Père. Mais à la fin, ce sera un retour au commencement : son corps flagellé, crucifié sera incapable de satisfaire ses besoins les plus élémentaires. Quand il dit que "cet esprit" n'est chassé que par le jeûne, il pense alors à un jeûne volontaire. Mais disposer ainsi de soi, cela lui est finalement enlevé. C'est une humiliation singulière devant Dieu : il semble maintenant que Dieu doive lui-même imposer la mesure de pénitence nécessaire, alors que tout homme préfère se fixer lui-même cette mesure. Dans cette humiliation, il peut s'en cacher encore une deuxième : pas plus de pénitence qu'il n'en est permis. Tout ce qui est volontaire est retiré afin que puisse se produire ce qui relève du service (208).
313. S'habituer en vivre en homme
Quand le Seigneur est petit, il doit s'habituer au quotidien. Il est totalement occupé de son existence humaine. Non pas de lui-même, mais de la mission d'apprendre à connaître dans tous ses recoins l'état d'existence humaine. S'il le voulait, il pourrait voir continuellement le Père. Mais il se consacre à sa mission. Il voit en quelque sorte le Père de manière indirecte comme on a un objet à la lisière de son champ de vision, mais on ne le fixe pas. C'est l'humanité qu'il fixe et, plus précisément, la place qu'il a à prendre dans le peuple élu. C'est cela qu'il regarde. Quand par exemple il dit : "N'est-il pas écrit : le Seigneur parle à mon Seigneur?" (c'était déjà une sorte de vision de David), le Fils vit cela en voyant son origine, dans un état de vision (status visionis). Dans ses efforts pour apprendre à connaître tous les états de l'homme, il veut aussi apprendre à connaître l'état de l'homme en Dieu. Au moment où il parle, il pourrait entendre en même temps toutes les promesses de l'Ancienne Alliance. Mais maintenant il prend (au hasard) l'état de David, non par curiosité, pour voir ce que David voyait, mais pour être, dans sa mission, un médiateur irrécusable. L'exacte mesure de sa vision, c'est sa mission... Le Fils aurait pu vivre ses trente premières années tourné totalement vers le Père; apparemment, il aurait ensuite toujours été encore assez tôt pour se tourner vers le monde de manière active. Mais comme il voulait apporter le sacrifice entier, il s'y mit tout de suite. Il limite donc lui-même sa contemplation des trente années. Il vit dans le Père de telle manière qu'il fait l'entière volonté du Père. Il se laisse conduire par le Père de telle manière qu'il connaît d'expérience le plus haut degré de ce qu'un homme justement peut connaître du Père. Dans sa contemplation, il n'assume pas lui-même la direction. Il aurait pu le faire. Mais il fait de l'obéissance la mesure de sa contemplation. Les quarante jours de jeûne dans le désert sont certes contemplation, mais sans vision du Père dans un sens céleste, ils sont une contemplation conduite par le Père en vue de la Passion. Et le Fils ne s'écarte jamais des instructions du Père (221-222).
314. Se charger du péché des hommes
Quand le Christ - qui est Dieu, c'est-à-dire la vérité - regarde le péché des hommes en vue de la Passion qui approche, il en est touché si intimement qu'il commence à apprendre à le connaître et à le porter intérieurement sans faire de distinction entre lui et les pécheurs. Il le reçoit au plus intime de sa conscience et l'y enferme. Une fois qu'il l'a reçu, il ne peut plus s'en défaire, ni non plus faire que cela n'a pas été fait. Il ne peut ni s'en désolidariser, ni le purifier, parce que au contraire il est contraint à la croix, contraint à subir, à éprouver, à sonder partout son horreur et son poids. Il ne peut le faire en tant que Dieu, qui connaît toujours le temps limité dans lequel cela se fait, mais seulement en tant qu'homme qui se trouve devant la rédemption à opérer comme quelque chose dont il ne peut pas venir à bout. Le péché dont il se charge est si grand qu'il ne laisse en lui aucun espace libre, ni aucune possibilité de repentir. Il ne l'a pas d'une manière qui donnerait l'occasion d'une conversion. Il l'a comme détaché de tout ce qui pourrait dégager à nouveau un chemin vers Dieu. Il l'a pour l'avoir. Il l'a dans le but de le subir tel qu'il l'a : sans allègement, sans adoucissement, sans pouvoir le répartir ni s'en débarrasser petit à petit (238).
315. La semence du Père
La nature humaine du Fils est engendrée par le Père. Mais il donne en même temps à cette nature le caractère d'être créée puisque sa Mère participe à sa génération : elle est une créature et sa coopération est celle d'une créature. Dans son existence terrestre aussi, le Fils reste totalement porté par l'acte éternel d'engendrement du Père; et pourtant, parce qu'il est véritablement un homme, c'est une créature qui, dans sa nature humaine, ne se distingue pas des autres hommes ni des autres créatures. La "semence" que l'Esprit apporte à la Mère est ce que le Père a "engendré"; mais, par la médiation de l'Esprit Saint, elle devient susceptible d'être placée dans le sein de la Mère. Ainsi, que le Fils soit apporté par l'Esprit et que l'Esprit couvre la Mère de son ombre n'est pas superflu dans la mesure où s'accomplit ici une adaptation du divin à l'humain. Cette "semence", au moment où l'Esprit la porte, on ne peut pas l'imaginer, elle est divinement non visible. Mais elle est la forme la plus haute d'une semence (398).
316. Le Père a besoin du Fils et de l'Esprit
L'Esprit a l'expérience du monde. Le Fils sait qu'il l'aura en tant qu'homme. Il fera l'expérience du monde pécheur, il sera placé comme un homme sans rien de particulier parmi d'innombrables pécheurs. L'Esprit par contre a l'expérience du monde pour l'adapter à Dieu. Entre ces deux expériences du monde, il n'y a dans un premier temps aucune comparaison possible. C'est comme si Dieu le Père avait besoin des deux dans son plan éternel pour le monde. Sans doute le Père sait-il depuis toujours que l'homme va pécher. Mais depuis toujours il lui laisse pourtant la liberté de ne pas pécher. En laissant le choix à l'homme, il prévoit aussi de toute éternité les deux possibilités. Si l'homme ne pèche pas, l'Esprit de Dieu est prêt à se prodiguer dans la création dans une sorte d'eucharistie spirituelle. Si l'homme pèche, c'est le Fils qui est prêt à fournir l'eucharistie de sa chair et de son sang offerts (399).
317. Racheter sur la croix le monde pécheur
Au sujet du rôle du Fils et de l'Esprit, il y a encore quelque chose qu'à vrai dire on ne peut guère exprimer. Il est pour ainsi dire exigé de Dieu beaucoup plus d'amour s'il s'agit de racheter sur la croix le monde pécheur que de répandre son Esprit dans un monde qui n'aurait pas péché. Et bien que l'Esprit soit l'amour, on peut comprendre qu'il y ait une augmentation d'amour dans le fait que le Père se laisse retirer du cœur son Fils unique et bien-aimé, dans le fait que pour sauver le monde ne soit pas seulement requis l'envoi de l'Esprit mais aussi celui du Fils. Ce qui se passe maintenant, c'est que non seulement l'Esprit introduit l'œuvre du Fils, l'accompagne constamment et l'achève, mais que le Fils aussi communique l'Esprit, l'envoie et l'intègre à l'Eglise de bien des manières. Le Fils a dû faire son œuvre de rédemption pour que l'Esprit trouve sa place dans la nouvelle Alliance. Et cette place, l'Esprit l'a trouvée, il a reçu le rôle qu'il aurait dû jouer dans un monde sans péché, qu'il joue maintenant aussi dans le monde sauvé du péché, et il achève ainsi l'œuvre de création du Père (399-400).
318. L'Esprit, responsable du Fils
L'Esprit Saint porte la semence de Dieu. Il continue aussi à la porter après qu'il l'a transmise à la Mère; sa fonction de porteur de semence ne cesse pas. De même que le Père ne cesse d'engendrer le Fils, l'Esprit ne cesse de le porter. Il assume par là une véritable responsabilité pour le Fils, une responsabilité divine pour Dieu. Celle-ci a une double caractéristique : il atteste au Père qu'il la porte et il l'atteste aussi au Fils. Le Fils y voit une participation qui n'est pas celle d'un simple spectateur, mais une participation qui accompagne sa mission si activement que le Fils en tant qu'homme peut la remplir parfaitement dans le sens du Père. Non que cet accompagnement retirerait au Fils sa propre responsabilité, mais cet accompagnement lui garantit en Dieu même - dans le Père et dans l'Esprit - qu'il porte sa responsabilité filiale selon Dieu (400-401).
319.Assumer la responsabilité
Quand nous, pécheurs, nous avons à côté de nous quelqu'un qui nous dit : "Je porte la responsabilité", l'instant peut arriver très vite où nous nous disons : "S'il veut la porter, j'en suis en quelque sorte déchargé". Un homme de bien par contre se sent d'autant plus obligé par la coresponsabilité d'un autre : il ne veut pas le charger des conséquences de ses propres fautes. Le fait justement qu'un autre assume la responsabilité charge le premier d'une responsabilité nouvelle, née de la crainte de d'être à charge au co-porteur (401).
320. L'Esprit montre au Fils son chemin
Au fond nous pouvons pas comparer les relations humaines avec les relations divines. La coresponsabilité de l'Esprit n'a pas d'influence sur celle du Fils. Le Fils se sait aussi responsable vis-à-vis du Père que l'Esprit l'est vis-à-vis de lui et vis-à-vis du Père. Cependant la responsabilité de l'Esprit pour le Fils n'est pas sans importance. Elle lui permet de pénétrer toujours plus profondément et pour ainsi dire d'une manière plus insouciante dans l'humain et, par là, de garder la mesure que lui impose sa divinité. Car il n'a pas la possibilité et il ne lui est pas permis de se séparer de sa divinité, il doit la prendre avec lui en tout ce qu'il fait, y compris quand il sera abandonné par le Père. Parce que l'expérience d'être homme est pour lui nouvelle (tandis qu'elle est propre à l'Esprit en tant que tel), il peut sans cesse recourir à l'Esprit pour être sûr que tout ce qu'il fait est juste. Et c'est ainsi qu'il peut oser avancer, car il reste en contact avec Dieu par l'Esprit qui lui montre le chemin et les limites, et l'introduit dans son être d'homme. L'Esprit apparaît ici-bas comme l'aîné qui peut indiquer son chemin au cadet. Le Fils possède ici-bas son infaillibilité divine, mais de plus il doit toujours compter avec Dieu tel qu'il est au ciel. Il doit se poser la question : "Comment le Père dans le ciel perçoit-il ce que je fais ici-bas?" C'est l'Esprit qui lui fait voir ce qu'il en est (401).
321. Le travail en commun
En tant que Dieu - et en tant qu'homme dans la prière et la contemplation - le Fils a une vision immédiate du Père, mais il a de plus une vision particulière du Père dans l'Esprit, par laquelle il peut voir comment ce qu'il fait comme homme réagit sur le Père. Quelqu'un qui aime peut, à côté de la vision immédiate de la personne aimée, avoir une instance qui lui permet de voir les effets de son comportement. Car il peut la regarder aussi de manière indirecte : se faire une idée des habitudes, des besoins, des actes, des manières de se comporter de la personne aimée, ce qu'elle aime, désire, ressent, et se comporter en conséquence. Cela lui donne un autre point de vue que s'il ne la considère que comme celle qu'il aime d'un amour débordant et qui répond de même. Dans l'amour, il y a une exigence. Celui qui aime doit accomplir les actes que la personne aimée attend de lui. D'autre part les actes de l'amour ne doivent pas troubler l'immédiateté de l'amour. Une jeune femme ne pourrait pas demander craintivement à son mari : si je fais ce que tu demandes, si je deviens ta collaboratrice, pourrai-je quand même être ta femme? Est-ce que notre vie commune s'épuisera dans l'action ou bien y aura-t-il des heures réservées à rien d'autre qu'à notre amour réciproque? Car justement le fait que tu suives ta mission devrait permettre ces heures de vie commune plus riches et plus belles. La vie commune ne doit cesser aussi se nourrir du travail en commun (401-402).
322. La nourrice
Quand le Père envoie le Fils, il lui donne l'Esprit plus que jamais pour ce temps. Il unit les missions du Fils et de l'Esprit, mais on ne doit pas oublier que l'Esprit qui guide le Fils est l'Esprit du Père, c'est pourquoi il n'est aucunement possible que le Père et le Fils deviennent étrangers l'un pour l'autre. Mais l'Esprit assume une responsabilité qui, pour être maintenue, requiert une prudence et une tendresse divines. Le Père met son Fils dans les bras de l'Esprit comme une mère met son enfant dans les bras d'une nourrice. L'Esprit est le premier christophore (402).
323. Nous ne savons rien de plus du Père...
Parce que le Fils et sa mission sont inséparables, l'Esprit porte les deux. Déjà la semence qu'il apporte à la Mère contient les deux. La mission, on ne doit pas l'imaginer comme un ensemble de tâches différentes, mais comme un tout qui vient du Père et retourne au Père sans qu'on puisse la diviser. C'est cette mission que porte l'Esprit. Ce qui fait que les missions du Fils et de l'Esprit se mélangent, car il fait partie de la mission du Fils de se laisser porter par l'Esprit comme il fait partie de la mission de l'Esprit de porter celle du Fils. Le Père ne cesse d'envoyer les deux; de lui, nous ne savons rien de plus parce que personne ne l'a jamais vu. Ce sont le Fils et l'Esprit qui rendent le Père visible pour nous (402-403).
324. L'abaissement de l'Esprit
L'Esprit souffle où il veut. Et il veut aller là où le Père et le Fils conjointement l'envoient. Et c'est directement, en spirant l'Esprit, qu'ils l'envoient. C'est en procédant du Père et du Fils que l'Esprit est envoyé. C'est en étant envoyé qu'il procède. Mais comme le Fils s'est abaissé et s'est en quelque sorte "diminué" pour devenir homme et pour accomplir en tant qu'homme (tout en étant Dieu en même temps) la volonté du Père, il y a pour l'Esprit un abaissement correspondant par lequel il cherche dans le Fils devenu homme la volonté du Père. Son abaissement réside dans le fait qu'il se laisse envoyer par le Fils devenu homme. Il ne croit pas devoir rester attaché à être envoyé par la divinité du Père et du Fils mais, par une sorte de renoncement, il se laisse en même temps envoyer par Dieu dans sa forme humaine. Quand il est ainsi envoyé, il exerce aussi son activité dans l'humiliation et le renoncement. Il souffle où il veut, mais maintenant cela dépend en partie des besoins du Fils. C'est une action intérieurement humble, effacée, toute au service du Fils (405).
325. Le Fils appelle l'Esprit à l'aide
Les besoins du Fils ne sont pas seulement ses besoins divins de faire du divin, mais aussi ses besoins humains, des besoins "diminués", qu'il ne peut pas réaliser tout seul et pour lesquels il appelle l'Esprit à l'aide pour ainsi dire. Tout ceci est contenu à l'avance dans le renoncement du Fils à tout faire tout seul en tant que Dieu, à tout faire tout seul pour la plus grande gloire du Père (ad majorem Gloriam Patris). En tant qu'homme, il veut dépendre de l'Esprit divin. Et, dans cette coopération du Fils et de l'Esprit à l'œuvre du salut, nous voyons à nouveau leur unité céleste dans l'accomplissement de l'unique volonté paternelle et trinitaire (405).
326. Qu'est-ce que l'Eglise doit désirer?
L'Eglise désire Dieu ardemment en quelque sorte, et elle ne sait pas exactement si c'est au Fils qu'elle aspire ou à l'Esprit Saint ou à Dieu le Père. C'est l'Esprit qui, inclus d'une certaine manière dans l'être humain du Fils, clarifie les besoins de l'Eglise en les échelonnant et en les faisant apparaître. L'Esprit ne se trouve jamais embarrassé pour montrer ce qui manque et où il faut s'engager. Il peut aussi donner à l'Eglise une forte conscience de ce qu'elle doit désirer avant que ses besoins soient satisfaits. Mais il peut aussi agir de manière inverse : lui-même voit quelque chose qu'elle devrait désirer absolument et inconditionnellement, et parfois il satisfait ces besoins avant même que l'Eglise se rende compte de sa pauvreté, pour n'éveiller qu'après coup en elle le sens de ce qui lui a été donné. C'est ainsi que l'Eglise n'a remarqué à quel point elle avait besoin de l'enseignement de la petite Thérèse que lorsqu'il fut là (405-406).
327. Douze ans
A l'âge de douze ans, le Fils parle de la maison de son Père dans laquelle il doit demeurer. Il doit le faire, de lui-même et en même temps poussé par l'Esprit. Pour la première fois, on voit qu'il vit et se maintient dans une mission trinitaire. Le Père est dans le temple et il est celui qui doit l'avoir. Le Fils doit être auprès de lui, s'occuper des affaires de son Père : de sa glorification, de l'interprétation de ses paroles, etc. Il ne le doit pas seulement pour le Père mais aussi pour l'Esprit qui le pousse. L'Esprit pousse le garçon de douze ans comme quelqu'un qui est pleinement responsable. Car l'Esprit est toujours l'Esprit tout entier et indivisible de Dieu; l'homme peut le comprendre, mais sans que l'Esprit soit diminué. L'Esprit reconnaît comme Dieu le garçon de douze ans et il le pousse comme Dieu. Il ne tient pas compte qu'il s'agit d'un enfant. L'enfant n'a certes pas à remplir la mesure d'un adulte, mais il doit remplir sa mesure divine à laquelle il doit correspondre et qu'il doit découvrir. On voit par là que Dieu, qui est devenu homme, ne se dirige pas, en tant que Dieu, d'après ses parents humains, bien qu'ensuite il en revienne aux comportements et aux rapports humains, filiaux et familiaux de sa maison (406).
328. Grandir
Quand il est dit de Jésus qu'il grandissait en âge et en sagesse et en grâce auprès de Dieu, c'est dans la mesure où sa conscience humaine mûrissait naturellement. Il a en cela à se soumettre à la mesure que Dieu attribue à un homme qui doit être chrétien. A un chrétien qui doit être en même temps l'incarnation de la doctrine chrétienne et qui le sait. Et cette connaissance concerne aussi la grâce. Un nourrisson n'a pas autant de grâce que celui qui s'éveille à la conscience ou qu'un adulte. Plus grande est la possibilité de pécher - ou au contraire la pureté de celui qui ne commet pas de péché - plus grande est la grâce. Si bien que le Fils grandit littéralement dans la grâce du Père. Comme le font les saints et tout bon chrétien. En tant que Dieu, le Fils a, dès le commencement, la plénitude de la grâce mais, en tant qu'homme, il l'acquiert (406-407).
329. Reconnaissance du Fils vis-à-vis de l'Esprit
Quand l'Esprit porte la semence, c'est lui qui gère la fécondité de Dieu. Il ne peut pour ainsi dire rendre la fécondité du Père au Fils que lorsque celui-ci a l'âge de porter du fruit. Bien sûr, si l'on regarde le fruit global de l'incarnation, le temps de l'enfance aussi est fécond. Mais la fécondité pleinement déployée, le Fils ne l'obtient que sur la croix. C'est pourquoi c'est à cet instant qu'il rend l'Esprit au Père. Jusqu'alors c'est l'Esprit qui portait et gérait la fécondité. Et quand plus tard le Fils le donne à l'Eglise, il y a une sorte d'inversion : c'est lui maintenant qui envoie l'Esprit et qui lui communique quelque chose de sa fécondité pour qu'il la partage à l'Eglise. C'est comme une reconnaissance du Fils vis-à-vis de l'Esprit : l'Esprit avait gardé ici-bas sa fécondité, il la lui rend maintenant qu'il est en pleine possession de sa propre fécondité, et il la lui donne pour remplir sa mission dans l'Eglise (407).
330. L'Esprit est comme la règle du Fils devenu homme
Le Père laisse le Fils aller dans le monde comme le premier homme qui sera parfait. Il lui donne l'Esprit Saint comme règle pour ainsi dire sur son chemin. Parce qu'il est le Fils et parce qu'il est parfait, le Fils ne manque pas d'obéir au Père directement. Mais cette obéissance "sans intermédiaire" ne fait toujours qu'un avec la règle de l'Esprit qui lui a été donnée. Dans la perfection de Dieu, aucune espèce de divergence n'est possible entre la règle (de l'Esprit) et la volonté de Dieu (du Père). Nous voyons surtout l'obéissance directe et perpétuelle du Fils à l'égard du Père, mais cette obéissance inclut toujours l'obéissance à l'Esprit. Il est impossible que l'Esprit soit en lui un facteur de conflit et donc comme l'occasion de se détacher du Père, car l'Esprit est toujours pour lui un don parfait que le Père parfait offre à sa perfection de Fils. Et quand, après sa résurrection, il insufflera dans les siens son Esprit, ce sera en tant qu'Esprit de la règle parfaite qu'il a lui-même observée parfaitement. L'Esprit est la règle de Dieu le Père que le Fils observe. Il est également la règle du Fils, parce qu'il l'a observée parfaitement et qu'il l'a traduite dans sa vie (407-408).
331. Une règle de vie
Les règles des ordres religieux devraient être directement dans l'Esprit Saint et par lui en Dieu. Tous les fondateurs authentiques ont essayé d'élaborer leurs règles de telle manière qu'elles expriment ce que le Seigneur, dans son enseignement, a dit aux siens de sa perfection de vie. Seulement ils n'ont peut-être pas toujours su que les règles de perfection que le Fils a données aux hommes étaient des extraits de la règle parfaite de l'Esprit Saint qui était vivante en lui, que le Fils a donc vécue et qu'il vit selon la règle totale et intégrale de l'Esprit. Mais aucun fondateur dans l'Eglise ne pourra jamais écrire une règle qui correspond pleinement à la règle de l'Esprit dans le Fils. Tant que nous sommes ici-bas, nous ne pourrons jamais mesurer pleinement non plus la portée d'une seule sentence du Seigneur. Nous voyons un reflet. Dans ce qu'il dit, nous voyons une vérité, nous l'ajoutons à d'autres, mais la vérité en sa totalité n'est qu'en Dieu. Nous voyons des fragments qui proviennent tous de la vérité, nous ne voyons pas l'ensemble. Comme pour un puzzle, nous pouvons mettre ensemble les morceaux de même couleur, chacun de nous travaille à une partie de l'ensemble du tableau. Ce n'est qu'au ciel que nous verrons le tableau achevé ou mieux, il nous sera permis de regarder en direction de la vérité parfaite : elle sera dévoilée et pourtant insaisissable (408).
332. L'Esprit prépare le Fils à la Passion
Le Fils qui, durant toute sa vie, se prépare par ses prières et ses sacrifices à la Passion totale qui arrive, sait vaguement qu'il est destiné au sacrifice pour le monde, même s'il ne veut pas en savoir le détail. Mais en priant avec l'Esprit et dans l'Esprit, il voit croître l'exigence. Au désert, il a vaincu la tentation, il s'est offert totalement au Père, mais il ne peut en tirer aucun apaisement, aucun soulagement, parce que l'Esprit le tient ouvert pour une exigence plus grande. En tant que Dieu, le Fils sait de quoi il s'agit. Mais, au Fils devenu homme, l'Esprit a la mission de présenter l'ensemble de manière neuve; c'est pourquoi il doit le préparer à une démesure. Non que le Christ limiterait son sacrifice et y opposerait des résistances, mais l'Esprit lui montre constamment que davantage est requis. Le même Esprit qui semblait avoir testé au ciel ce qui était possible, est vu ici-bas comme s'il dépassait sa propre mesure (408-409).
333. L'Esprit ne s'impose pas
L'Esprit montre continuellement au Fils ce qui serait encore à faire. Il le fait avec une sorte d'humilité divine. D'une certaine manière, il ne se permet pas de décider lui-même ce qui peut être demandé au Fils, ce qui se trouvait dans l'accord céleste. Sans doute reste-t-il la mesure objective, mais il ne s'interpose pas; d'une part il renvoie au Père, d'autre part il laisse au Fils le soin de décider librement. Si celui-ci disait : "Assez", il ne pourrait pas le contredire ou faire prévaloir son avis. Il ne fait qu'indiquer la grandeur du péché de l'humanité, la profondeur de l'offense faite au Père, il empêche qu'on en arrive à une conclusion prématurée. Il est ce qui est ouvert (409).
334. Le Fils et l'Esprit dans la souffrance
L'Esprit ne montre pas au Fils toute la mesure de la Passion elle-même, car elle se trouve au ciel auprès du Père. Une mesure se trouve aussi dans le temps, et le temps se trouve auprès du Père. Il ne mesure pas du tout, il n'indique pas les trajets parcourus - maintenant les souffrances d'introduction sont bientôt finies, maintenant la moitié de la croix, etc. -, mais tout comme le Fils, il laisse au Père le soin de mesurer. Pour le Fils, l'Esprit est la mesure non de la quantité et de la durée des souffrances, mais de ce qui serait objectivement à faire pour le péché du point de vue du monde. Quand le Fils regarde la grandeur de l'offense faite au Père, il est prêt en toute liberté à supporter jusqu'au bout les souffrances que le Père a fixées. En regardant le Père, il s'engage à chaque fois à nouveau dans une nouvelle souffrance. Il persévère dans le toujours-plus de la disponibilité étant donné qu'on ne lui montre pas la limite supérieure de ce qu'il doit atteindre. Le Fils comme l'Esprit remplissent maintenant, dans la souffrance, leur mission sans mesure. C'est le Père qui doit mesurer et fixer. Le Fils reste ouvert dans la souffrance, l'Esprit également dans l'initiation à la souffrance (409-410).
335. Le Fils ne doit pas gérer lui-même sa Passion
La loi de la souffrance exige en quelque sorte que le Fils et l'Esprit doivent y participer : l'un qui souffre comme il peut et l'autre qui est là à côté comme témoin qui gère et transmet. Le rôle de l'Esprit est de faire sans cesse découvrir pourquoi il faut souffrir. Le Fils n'a pas le droit de gérer sa Passion : supporter cette souffrance pour ceci et celle-là pour autre chose. Sinon il en viendrait lui-même à mesurer. C'est pourquoi c'est l'Esprit qui doit le lui montrer; il ne doit pas donner l'impression que par la souffrance tout se liquide petit à petit, mais que c'est toujours du nouveau qui s'ajoute. Cela ne ressemble pas du tout à un travail humain en commun. Et il se peut que le Fils et l'Esprit ne doivent pas non plus se rencontrer réellement dans la Passion, ils ne parlent pas la même langue pour ainsi dire; car si le Fils reconnaissait toujours l'Esprit comme l'Esprit du Père, il ne pourrait pas être aussi abandonné. Il sentirait un soulagement, il aurait une espérance. Il comprend certes ce que l'Esprit lui signale, mais il ne voit pas que cela correspond à sa propre souffrance. Il y a comme deux niveaux de vérité : l'un dans l'esprit du témoin, l'autre dans l'esprit de celui qui souffre. Si les deux niveaux coïncidaient, toute la vérité du Père serait évidente pour le Fils, il remettrait alors d'une certaine manière comme Dieu cet homme Jésus à la Passion, et il agirait avec l'Esprit comme un spectateur. Mais ce ne serait pas une souffrance humano-divine. Le Fils ne peut donc pas se trouver maintenant au niveau de l'Esprit, mais au niveau de son envoi dans le monde; ce dont il a besoin alors de sa conscience divine lui est donné par le Père selon les exigences de sa mission (410).
336. L'Esprit qui obéit au Fils
A la fin, le Fils mourant rend l'Esprit entre les mains du Père. L'Esprit ne retourne pas au Père de son propre mouvement, il est rendu. C'est un dernier consentement du Fils à la croix que le Père lui a donnée. Et il fait partie de la mission du Fils et de l'Esprit qu'ils se séparent à la croix. Comme si le Fils devait provoquer lui-même son ultime abandon. Le Père et l'Esprit ne parlent plus, c'est le Fils seul qui dit : "Je rends". Ce n'est ni de la théorie ni de la contemplation, c'est un acte. "Entre tes mains" veut dire : à toi qui m'a donné ma mission. La mission de l'Esprit pour accompagner le Fils est terminée, et le Fils ne le renvoie pas n'importe où, mais entre les mains du Père; par cet envoi, il prend un ultime soin de l'Esprit. En retournant au Père, c'est l'Esprit qui obéit au Fils. Tant que le Fils avait auprès de lui l'Esprit comme règle, il obéissait à l'Esprit. Maintenant c'est l'Esprit qui obéit au Fils en retournant au Père dans l'obéissance. Le Fils commence par là l'envoi de l'Esprit qu'il terminera après Pâques : c'est d'abord l'envoi au Père, puis l'envoi à l'Eglise et au monde (410-411).
337. Avoir l'oreille fine
Dans la conscience, l'Esprit oriente de concert avec l'homme. Je dois être docile et disponible si je veux entendre l'Esprit. L'Esprit oriente sans doute, mais avec moi, en incluant le don que je fais de moi-même. Je consens à lui être associé et il réalise cette association dans son orientation. Les "inspirations" de l'Esprit aussi ont lieu dans ce genre d'association, dans une union de "mérite et de grâce". Mon mérite vis-à-vis de l'Esprit est ma disponibilité. Il y a sans doute des inspirations qui arrivent à l'improviste comme la voix à l'entrée de Damas. Mais d'habitude, il y a une courtoisie de l'Esprit. Il ne hurle pas à mes oreilles, il parle si je suis à l'écoute. Naturellement l'Esprit demande toujours plus parce que, dans ses inspirations aussi, il est le Dieu toujours plus grand. Et c'est par suite du péché originel que l'homme ne lui correspond pas totalement. Celui qui ne commet pas de péché (comme un Louis de Gonzague) a l'oreille fine pour entendre la voix de l'Esprit; mais lui aussi a l'impression que l'exigence le dépasse. Pour Marie, qui n'a pas le péché originel, elle n'a ni l'impression qu'elle correspond ni qu'elle ne correspond pas. "Voici la servante" ne s'oppose pas à "Ils me diront bienheureuse" : elle comprend les deux paroles dans l'Esprit (413).
338. Les "jeux" du Fils et de l'Esprit
Durant sa vie, Jésus a l'Esprit comme l'a un baptisé. Mais comme il est Dieu, l'Esprit l'accompagne comme Dieu accompagne Dieu. En tant que Dieu, le Fils est celui de qui l'Esprit procède, en tant qu'homme il l'écoute et se laisse orienter par lui (413-414).
339. Nos petites capacités
L'Esprit est donné aux hommes par le Fils, comme le Fils leur fut donné par le Père. Ainsi quand le Fils souffle l'Esprit dans l'Eglise et dans le monde, cela provient finalement aussi du Père, l'ordre divin des relations se reproduit dans le temps. Naturellement le Père est aussi dans le Fils et le Fils dans le Père quand le Fils envoie l'Esprit. Mais nos petites capacités ont besoin de ce genre d'explications pour comprendre les choses (414).
340. Etre homme et Dieu en même temps
Ici-bas, le Fils est un homme limité; au ciel, il est celui qui est toujours engendré par le Père. Et pendant cet événement éternel, l'Esprit procède sans cesse du Père et de lui. Vraiment : ici-bas homme limité, au ciel Dieu en train de naître. Ici-bas, il possède l'Esprit céleste que le Père lui a envoyé, au ciel l'Esprit ne cesse de procéder de lui et du Père. Le Fils incarné vit ainsi dans une tension entre son être céleste et son être terrestre; et sa relation à l'Esprit est marquée par la même tension. La parole qu'il dit ici-bas et qu'il dit dans l'Esprit Saint comme une parole limitée, a au ciel le mode d'être de l'engendrement du Fils par le Père, de la procession de l'Esprit du Père et du Fils (415).
341. Comment l'Esprit souffle où il veut?
Quand il est dit de l'Esprit qu'il "souffle où il veut", c'est une expression du mouvement trinitaire éternel. Nous imaginons que c'est une particularité de l'Esprit et cela semble arbitraire : celui-ci a l'Esprit parce que l'Esprit a soufflé de son côté, celui-là ne l'a pas parce qu'il ne se trouvait pas là où l'Esprit a soufflé. Mais cela veut dire tout autre chose : l'un reçoit l'Esprit parce que l'Esprit pouvait lui communiquer un état du souffle dont il était proche. Le souffle de l'Esprit ne limite pas son omniprésence. L'Esprit est un tout comme la lumière par exemple peut être regardée comme un tout. Et un homme peut être doté d'une vue plus ou moins claire pour voir telle ou telle partie de ce tout. Pour L'Eglise, le souffle de l'Esprit est quelque chose d'objectif et, pour celui à qui il se révèle, l'Esprit peut être également quelque chose d'objectif qui cherche à atteindre l'objectivité de l'Eglise et de l'Esprit, bien que cela puisse se réfracter de manière très différente selon les personnes (415-416).
342. L'Esprit ne s'est pas incarné
Dans l'incarnation, le Fils s'est abaissé, "amoindri", il a choisi une forme de communication liée à l'être humain et il a par là renoncé aussi à certaines formes d'expression - il y a renoncé à la fois pour lui et pour son Eglise - que l'Esprit est toujours libre de prendre et de distribuer, car l'Esprit ne s'est pas incarné (416).
343. La joie du Fils et de l'Esprit
Le Père possède dans sa nature quelque chose qui comporte le renoncement du Fils comme le non renoncement de l'Esprit. La tension entre le mode de révélation du Fils et celui de l'Esprit, qui proviennent tous deux de la volonté du Père, atteint en lui un équilibre. De même qu'un supérieur religieux - qui destine un membre de son ordre à la contemplation, un autre à l'action - n'est pas indifférent vis-à-vis de ces missions du fait qu'il y est engagé lui-même parce qu'il les a voulues, de même les modes de révélation de l'Esprit et du Fils se trouvent dans la volonté du Père. Cette volonté est d'abord comme un désir qui est réalisé et comblé dans les missions, et le Père laisse au Fils et à l'Esprit la joie de réaliser son désir à leur manière particulière et spontanée (416).
344. Une prostituée
Lors de la création, le Père a donné aux hommes une sorte de boussole : la conscience qui, s'ils sont honnêtes, peut leur indiquer, même dans le brouillard de l'état de péché, ce qui est objectif et ce qui est subjectif. Le Fils, quant à lui, apporte avec lui dans son humanité le fait qu'il est purement orienté vers le Père, il "croit" au Père d'une manière claire et objective, et cette foi est en même temps en lui la perfection de la conscience humaine. En vertu de cette "foi" objective, il peut, sans remonter à sa vision divine du Père, rester dans la parfaite vérité divine. Mais en donnant à l'Eglise son orientation vers le Père, le Fils lui donne la foi chrétienne comme la pure conscience chrétienne. Les chrétiens pourtant, dans la mesure où ils sont pécheurs, ne cessent de mêler à cette conscience de la foi des points de vue humains. Et comme le Christ, en devenant homme, a renoncé à sa gloire et qu'il est devenu un homme tellement discret que, pour beaucoup, on ne pouvait plus le distinguer des autres hommes qui sont pécheurs, il a voulu donner à son Epouse, l'Eglise, quelque chose de cette discrétion. Bien des aspects de la nature de l'Eglise et de son apparence extérieure restent ici-bas indécis; les pécheurs en elle obscurcissent sa pureté intérieure et la font apparaître comme une "prostituée" (416-417).
345. Etre conduit par l'Esprit
Le Christ a eu en lui l'Esprit comme règle et principe de conduite, et il a orienté vers le Père sa vie ici-bas en conséquence. Cet Esprit n'est pas mort, il est l'Esprit vivant et saint de Dieu, qui ne tolère jamais qu'on le repousse, qu'on l'enferme dans un coin de l'âme, qui au contraire veut toujours se répandre en tout ce que fait celui qui est conduit par lui. Il en fut ainsi en tout cas pour le Fils de Dieu, qui à tout instant était poussé par l'Esprit de Dieu (même si ce n'est pas toujours mentionné expressément) pour tout faire par cet Esprit en union avec le Père. Il en a fait l'expérience en tous ses actes humains avant de le communiquer plus tard à son Eglise. Durant toute sa vie, il a pour ainsi dire donné à l'Esprit de faire une nouvelle expérience de la terre et de l'homme, une expérience qui est inséparable de la sienne (418).
346. Ouverture à l'Esprit
Dans l'Esprit, le Seigneur choisit son Eglise comme Epouse. Afin qu'elle puisse l'être, elle doit être un seul Esprit avec lui. Il doit par conséquent la faire participer sans réserve à son Esprit divin. Dans le Fils, l'Esprit a pu tout faire. Naturellement un être humain est lié aux limites de sa nature, son quotidien est fait pour l'essentiel d'actes mesurables, limités. Mais si cet homme est Dieu et que l'Esprit de Dieu le conduit, ses actes limités reçoivent une justesse non seulement humaine, mais divine. Cette mesure du Fils de l'homme est maintenant offerte à l'Eglise et lui est appliquée. C'est une mesure humaine qui pourtant, par l'Esprit, reçoit continuellement part à la justesse divine. L'ouverture de son action humaine à son action divine, qui opérait visiblement dans les miracles du Seigneur, peut aussi devenir visible pour l'Eglise dans les miracles des saints (418).
347. Marie et l'Esprit
Quand l'Esprit couvre Marie de son ombre, pour notre compréhension il y a là d'abord un phénomène physique, mais qui est en même temps et tout autant un phénomène spirituel : là où le Fils est présent corporellement, il est présent avec son être de Fils tout entier. L'Esprit Saint doit donc préparer Marie à l'arrivée du Fils aussi bien physiquement que spirituellement . L'aspect physique de la grossesse est ce qui saute aux yeux, mais il a nécessairement comme suite une fécondité spirituelle. Pour la Mère, son acquiescement spirituel fut premier, et l'aspect corporel y était inclus; en devenant Mère corporellement, elle le devient aussi spirituellement. On peut ainsi distinguer quatre moments :
1. L'esprit de Marie dit son oui qui inclut la disponibilité de son corps.
2. Ensuite le corps de Marie dit oui et donne son acquiescement.
3. L'Esprit couvre le corps de son ombre.
4. En conséquence, l'esprit devient fécond; l'Esprit Saint prépare toute la personne de la Mère à la naissance du Fils (421).
348. Faire quelque chose pour se soumettre à l'Esprit
Après la Passion, le Fils va former son Eglise en la remplissant de son Esprit. Et elle aussi, comme Marie, doit apporter sa contribution pour qu'elle puisse lui rendre cet Esprit. Car l'Esprit de l'Eglise aussi doit participer au mouvement éternel du Fils qui part du Père et retourne au Père. En Marie, est préfiguré ce mouvement de l'Esprit. Elle aussi doit faire quelque chose pour se soumettre à l'Esprit, pour le comprendre et le laisser faire. A aucun instant, l'Esprit ne continuerait à travailler en Marie si son oui ne continuait pas constamment à se faire entendre. De même l'Eglise : elle doit constamment dire oui à l'Esprit et essayer de répondre à ses instructions. Et comme en Marie, il a aussi dans l'Eglise ses deux points de départ : il détermine l'échafaudage - l'aspect extérieur de l'Eglise - et également son esprit, et il vise sans cesse à ce que les deux ne fassent qu'un. Les instructions - qui concernent le ministère et les lois - et l'esprit qui aspire à Dieu doivent être féconds pour le Seigneur dans la concorde et dans la complémentarité réciproque comme le sont le corps et l'âme. Jamais la lettre du ministère n'a le droit de rester sans l'esprit, et l'esprit dans son travail doit pouvoir toujours s'appuyer sur la structure de l'Eglise et aussi appuyer cette structure (422-423).
349. Davantage de disponibilité à l'Esprit
Une fois que Marie est devenue enceinte corporellement, elle n'a pas mis fin à son oui. Elle est prête à aller aussi loin que Dieu le veut; sa mission la conduira beaucoup plus loin qu'elle pouvait l'imaginer. L'Eglise n'a pas davantage le droit de se contenter de ce qu'elle a déjà atteint, de prendre ses conciles et ses définitions pour un point final. Pour l'Esprit qui conduit l'Eglise, ils sont des occasions d'ouvrir du nouveau plutôt que d'enclore le passé. L'Esprit qui a couvert Marie de son ombre, corporellement et spirituellement, crée et trouve en elle des fonctions, toutes sortes de points de départ pour de nouvelle tâches. Sous le souffle de l'Esprit, du nouveau est possible : sa relation à Elisabeth, aux voisins, aux apôtres, à Jean, etc. Déjà dans sa grossesse il y a quantité de situations significatives. Ici aussi Marie est l'archétype de l'Eglise. Il va de soi qu'à partir de sa seule fonction d'être l'Epouse du Seigneur des milliers de ministères et de tâches divers peuvent se réaliser, des milliers de situations et de relations au monde dont les unes se répètent, les autres renaissent au cours des âges; mais tous sont animés par l'Esprit, et même modelés par lui. Mais il n'est pas nécessaire que quelque chose d'unique qui pourrait être né dans le souffle de l'Esprit soit "éternisé" par des définitions et d'autres principes. Cela irait aussi autrement. Pour Marie, ce fut différent. Il suffit que l'Esprit découvre des aspects et crée des relations qui peuvent être féconds par lui. Ils n'ont pas besoin non plus d'être fixés, ce qui peut-être empêcherait d'autres relations futures de s'installer. S'il y avait dans l'Eglise plus de disponibilité à l'Esprit Saint, on pourrait éviter beaucoup de principes (423-424).
350. Les coups de trompette de l'Esprit
Que l'Esprit couvre Marie de son ombre et que le Fils vienne au monde par elle, c' est un événement éclatant. D'habitude, l'action de l'Esprit dans le domaine de l'Eglise est quelque chose d'incroyablement caché. Mais il y a toujours deux éléments : un authentique effort dans le secret et puis, de temps en temps, une intervention soudaine du ciel, qui tombe comme un éclair. Dans le silence de ses années de jeune fille, Marie a été préparée par l'Esprit Saint qui n'est jamais un Esprit de sommeil. Marie était éveillée. L'Eglise aussi doit être éveillée, présente aux coups de trompette de l'Esprit. On peut aussi en entendre quelque chose dans un demi sommeil, mais alors sans savoir exactement ce qui se passe. On ne pourra pas tirer les conséquences de ce qu'a dit l'Esprit. "Il y a eu un coup de tonnerre", dit le peuple quand le Père parle à Jésus; c'est ce que dit aussi une Eglise qui dort ou somnole quand l'Esprit lui parle. Et quand, après la parole, le silence revient, le somnolent se glisse sous les couvertures et pense : il n'y a sans doute rien eu(424).
351. Le saint ne chasse pas l'Esprit
Tout chrétien qui a reçu les sacrements possède l'Esprit Saint s'il ne le chasse pas par le péché. Le saint ne chasse pas l'Esprit. Et il a la possibilité de l'extrapoler comme une règle. Il ne lui ne parvient pas comme une vague impulsion, un vague effort en son for intérieur, mais comme une exigence claire, non équivoque. Le chrétien ordinaire se plaindra : "Naturellement, je devrais prier davantage, commettre moins de péchés, mais je ne le pourrai certainement pas. Je comprends que je devrais faire des efforts". Par contre, celui qui est motivé lit dans l'Esprit une claire exigence. Il ne "devrait" pas, il "doit". Et l'amélioration de la vie comporte des points précis qu'il peut observer. Qu'il sache si précisément ce que Dieu lui demande provient de l'Esprit qu'il s'est donné comme règle (424).
352. Les yeux dans les yeux
Quand la petite Thérèse conçoit sa "petite voie" et la grande Thérèse ses degrés de prière, elles ont clairement devant elles l'Esprit. Les saints ne peuvent pas recevoir l'Esprit sans le comprendre. Ils sont éveillés et ils doivent le rencontrer les yeux dans les yeux. Car l'Esprit se tient à côté d'eux. S'il était simplement en eux, ils devraient, pour voir l'Esprit, se regarder eux-mêmes, prendre leur expérience comme mesure. Le fait qu'il est à côté ne veut pas dire un éloignement, au contraire, cela veut dire libération, si bien que l'Esprit n'est pas déformé, contaminé par le moi, mais qu'il est visible en sa pureté (424-425).
353. Prier l'Esprit Saint
Pour prier l'Esprit Saint, on doit toujours le faire avec une certaine disponibilité. La grâce du Fils peut saisir quelqu'un d'une manière inattendue, comme Paul à Damas. La grâce de l'Esprit Saint par contre reste une réponse. C'est dans le sens de l'Esprit Saint et en son nom que le Seigneur dit : Priez et vous recevrez, etc. Quand la foi est donné soudainement à un non croyant, c'est davantage l'œuvre de Dieu Trinité au nom du Fils incarné. L'Esprit par contre - en ce qui le distingue du Père et du Fils - est toujours celui qui comble, celui qui éclaire quelque chose qui est déjà commencé (428).
354. Mérite
Si on posait à Marie la question de savoir où se trouve son mérite, elle refuserait certainement d'admettre qu'elle possède quoi que ce soit. Si on considère son existence, il est clair que tout son mérite se trouve dans la grâce. Mais la grâce dans laquelle elle vit et qu'elle transmet par delà les temps, est cependant son mérite justement en quelque sorte; car elle consent sans cesse à rester dans son rôle d'intermédiaire, à gérer les "affaires" du ciel en relation avec le monde, et même, si Dieu le veut, à apparaître dans le monde. Quand elle apparaît ainsi, ce n'est pas seulement une question de grâce, mais aussi de mérite, même s'il est très difficile de comparer les mérites au ciel avec ceux d'ici-bas, d'employer le même terme pour les deux. Mais de même que nous employons le terme "durée" pour la durée éternelle et pour la durée passagère, le terme "mérite" peut aussi s'employer pour l'activité de Marie sur terre et dans le ciel (430).
355. La semence
Le Fils est devenu évident pour nous par l'incarnation et, de la sorte, le Père l'est devenu aussi d'une certaine manière, en tant qu'il est le Père de celui qui s'est incarné. L'Esprit Saint ne devient pas évident pour nous parce qu'en partant de ce qu'il fait, il ne nous est pas permis de nous faire de lui une idée claire et nette. Pas plus que "le boulanger" est seulement celui qui fait le pain ou "le prêtre" seulement celui qui donne la communion, "l'Esprit" est seulement celui qui couvre Marie de son ombre, qui descend sous la forme d'une colombe lors du baptême de Jésus ou qui a les sept dons, etc. Nous nous approchons peut-être davantage de lui si nous partons de la propriété qui est la sienne d'être semence : aussi bien quand il se dévoile expressément avec la force de la semence que là où il personnifie en tant que semence l'unité du Père et du Fils si bien qu'il n'apparaît qu'uni à eux et qu'il n'est plus représentable isolément (431).
356. Renoncer à toute prétention
Dans son attitude, l'Esprit a des dimensions infinies. Il nous rend ainsi capables de prier au-delà de notre vie, au-delà de notre conscience, il nous rend capables de pénétrer dans des sphères que nous ne pourrions jamais atteindre d'une manière naturelle. La surnature de l'Esprit, si elle veut se découvrir à nous, n'est liée à aucune des limites de notre humanité. Il s'adresse certes à une seule personne, il agit en elle, mais il lui soustrait la gestion, souvent même la connaissance. Et on devine ici que l'Esprit, qui souffle où il veut, se tient lui-même totalement à la disposition du Père et du Fils pour ne rien décider lui-même, mais pour se laisser porter par les décisions et les desseins du Père et du Fils, sans savoir d'avance d'une certaine manière ce qu'ils vont décider. La qualité de l'Esprit dont nous percevons la présence dans notre prière est ainsi quelque chose "qui n'a pas d'apparence" par quoi il veut nous rapprocher du Père et du Fils dans l'acte de l'amour et une totale disponibilité. Nous devons vivre comme lui dans l'échange entre eux et avec eux, en renonçant à toute prétention, comme l'Esprit renonce même à tout ce qu'il pourrait devenir : Esprit d'humilité, de générosité et de don de lui-même. Justement comme l'Esprit qui disparaît dans le Père et dans le Fils, presque comme s'il n'était pas l'Esprit, comme s'il ne voulait pas être lui-même ou comme s'il ne voulait l'être que dans la mesure où cela dépend de la décision du Père, afin qu'on n'ait pas l'impression que le Père soit en quelque sorte lié à l'Esprit. Toute la maturité de l'Esprit atteindrait alors son sommet dans le fait qu'il veut apparaître et être mineur pour ne rien anticiper, pour ne pas lier Dieu à ce qu'il y a en lui, l'Esprit, de définitif et d'éternel, et d'y obliger Dieu (432).
357. Se laisser prendre par l'Esprit
L'Esprit Saint en Dieu participe totalement, bien sûr, à l'omniscience de Dieu. Devant le monde, il personnifie le savoir de Dieu, la connaissance de Dieu et l'amour dans une unité indissoluble parce que, en Dieu, l'amour n'est jamais sans la connaissance, ni la connaissance sans l'amour. Et quand cet Esprit se communique à nous d'une certaine manière, cette forme de connaissance et d'amour reçoit pour nous la forme de la foi si bien que, par lui, nous apprenons à croire ce qu'il connaît et aime. Pour nous, cela signifie avant tout que nous nous laissions prendre par l'Esprit; tout ce que nous connaissons et aimons, nous le mettons à la disposition de l'Esprit de telle sorte que nous le retrouvions dans la foi sous une forme qui correspond à sa connaissance et à son amour. Si nous faisons cela sérieusement, nous n'en serions plus à tâtonner longtemps dans notre foi, ni à chercher le véritable amour, mais nous nous soumettrions à l'Esprit dans une sorte de prière d'ensemble et d'offre globale pour nous laisser illuminer et transformer par ce qui lui appartient. Notre foi resterait la foi bien sûr, parce qu'elle ne saisit jamais totalement le divin, mais elle serait en tout point une foi authentique parce que, en raison de sa soumission, elle aurait été remise à la vérité de l'Esprit. Et certes d'une étape de la foi à l'autre, nous saurions que nous sommes dans la vérité parce que l'Esprit témoigne de lui-même et que, par cette soumission, nous ne nous éloignons en rien de ce que le Seigneur révèle à son Epouse, l'Eglise, et de ce qu'il signifie pour elle (432-433).
358. L'Esprit qui ouvre l'Ecriture
Il y a une nette distinction entre la foi par laquelle nous cherchons nous-mêmes à scruter et à toucher ce qui s'est passé en Terre sainte au temps du Christ et la foi par l'Esprit et à l'Esprit. Et la tentative première de nous rendre compte par nous-mêmes de ce que le Christ était ici-bas ne conduira nulle part sans l'Esprit. Car en chacune des circonstances de sa vie, le Fils ouvre une porte sur la vérité de Dieu Trinité; tout ce qu'il montre se trouve dans un rapport absolu avec la vérité tout entière, mais garde quelque chose de la manière dont l'accès fut accordé. Nous ne pourrons jamais détacher la vérité d'une parabole de la teneur du texte. L'Esprit par contre part toujours de la totalité. Lui qui n'est pas devenu homme, n'ouvre pas d'une manière humaine, à partir des détails, il ouvre d'une manière divine (433).
359. Mieux comprendre la foi par l'Esprit
Pour la foi, par l'Esprit il y a deux étapes. L'Esprit nous saisit - Dieu nous trouve avant que nous le cherchions - et nous montre le chemin vers le Fils de la même manière qu'il a pris le Fils avec sur le chemin du monde jusqu'à Marie. Ou bien nous avons appris à connaître le Seigneur et nous avons fait l'effort de nous donner à lui; l'Esprit nous conduit alors à une meilleure compréhension de ce qu'est la foi, de ce qu'est Dieu Trinité et à une meilleure manière de nous donner à lui. Sans l'Esprit, nous en serions restés à attribuer au Fils le format de notre humanité, mais au niveau de la perfection. Ces limites que nous avions mises, l'Esprit les fait sauter non seulement pour amener notre foi au niveau toujours plus grand du Fils, mais aussi pour l'amener à la connaissance et à l'amour tels l'Esprit lui-même les possède (434).
360. Devenir capable de recevoir l'Esprit
Par le baptême, l'homme devient capable de percevoir l'Esprit. Mais pour qu'il soit aussi conduit par l'Esprit, deux choses sont nécessaires. La première est qu'il désire ardemment l'Esprit, qu'il le veuille réellement. La deuxième, qu'il cherche à le connaître. Dès le baptême les germes de ces deux efforts sont déjà semés. Plus tard, en toute rencontre de l'Esprit, un nouveau germe sera implanté; l'homme est comme un champ qui a besoin de beaucoup de grains pour que les semences poussent. Les germes s'entraident secrètement.
361. Ne pas confondre notre esprit avec l'Esprit Saint
A l'école, je peux avoir entendu dire quelque chose sur la vérité chrétienne, plus tard un prêtre me dit ceci, un autre cela. Et quand il y a eu suffisamment de notions, l'étincelle peut jaillir. Pour pouvoir lever, un germe attend le suivant et aussi celui qui vient après. Il y a dans notre esprit humain une certaine ressemblance avec l'Esprit divin (y compris dans l'incroyance); c'est pourquoi, avant d'intervenir, l'Esprit Saint s'assure pour ainsi dire que nous ne le confondions pas avec notre propre esprit. Sinon nous risquerions de penser, à toute idée qui nous vient, que nous avons compris et, avec notre pouvoir d'imagination, nous construirions un tout fictif qui ne tiendrait pas. Nous ne devons pas disposer nous-mêmes des germes de l'Esprit Saint; ils doivent certes lever mais, pour le moment, ils ne nous sont confiés que pour les garder. Il revient à l'Esprit de les faire prospérer. Il s'en réserve le soin comme aussi lui appartiennent les réserves qu'il dépose en nous. Et quand quelque chose lève réellement, nous reconnaissons alors la force de l'Esprit et nous sommes plus disposés à nous laisser conduire par lui. On a souvent besoin de faire l'expérience de sa propre impuissance; nous connaissons certes les différentes vérités, mais nous ne sommes pas en mesure d'en tirer profit. Elles sont les points de garantie de l'Esprit en nous, ses points d'ancrage. Au début, c'est déjà quelque chose que nous reconnaissions qu'ils lui appartiennent (434-435).
362. Une prière qui se laisse faire
Parce que la conduite de l'Esprit le donne toujours lui-même - il est celui qui souffle, qui ne cesse de procéder, qui ne s'arrête jamais, qui est dynamique -, cette conduite donne beaucoup de prière. Il ne s'agit pas tellement de nos intentions de prière ni de la sorte de prière que nous pratiquons. Mais ce doit être une prière de la plus grande proximité possible avec Dieu. Une prière qui laisse faire, qui se tient ouverte, si bien que l'Esprit peut y souffler partout. Une prière qui s'offre, une prière de disponibilité qui est presque sans objet. Ou bien une prière tournée vers le Fils (436-437).
363. L'Esprit me conduit où il veut
Celui qui est prêt pour être conduit et ne s'en tient qu'au Fils, peut toujours s'appuyer sur son existence terrestre : s'il est dans la sécheresse, il pense à la croix; s'il est consolé, il peut penser au Thabor. Mais un parallèle de ce genre peut faire courir le danger qu'on connaît trop bien le détail et, en conséquence, pas assez l'ensemble. Dans la conduite par l'Esprit, quelque chose de semblable n'est pas possible; on est là par moments dans l'incertitude. Mais celle-ci ne résulte pas de mon état intérieur, elle provient du fait que l'Esprit se sert de ma vie (peu importe ce qu'elle est) pour me conduire là où il veut (437).
364. Recevoir l'Esprit dans l'humilité
Le Fils devient homme par l'Esprit Saint quand l'Esprit descendit verticalement sur la Mère pour la couvrir de son ombre. Et depuis lors, par le baptême et la confirmation, cette descente verticale de l'Esprit divin sur les humains est toujours possible. C'est un autre processus que lors de la création. C'est un acte particulier, indépendant, pour qu'on reçoive le don de l'Esprit. Si le croyant reçoit cet Esprit dans l'humilité, l'Esprit lui donne la possibilité d'accomplir les actes de l'Esprit. Mais parce que le Christ a donné cet Esprit à l'Eglise et qu'il est un Esprit d'amour, il unit constamment l'Epoux et l'Epouse. Par conséquent il n'est pas seulement vivant de manière ponctuelle dans une descente verticale, il vit aussi horizontalement dans l'Eglise. En tant que tel, il est disponible, il est constamment accessible aux croyants par l'Eglise et par sa relation au Seigneur. Et ce qui vaut pour l'Eglise dans son ensemble vaut aussi pour chaque membre pris isolément : en tant que grâce sanctifiante, l'Esprit demeure, il est horizontal en nous et il ne cesse de l'être d'une manière active et toujours nouvelle pour toute la conduite chrétienne, également pour chaque réception des sacrements. Le chrétien peut aussi rencontrer l'Esprit horizontal dans l'Eglise, toucher pour ainsi dire dans l'Eglise l'Esprit substantiel (437-438).
365. Quand Dieu arrache à l'homme son accord
Celui qui, pour la première fois, découvre la différence entre son (bon) vouloir et la volonté de Dieu, dira peut-être bientôt à Dieu : "Je veux tout ce que tu veux". Il imagine alors que Dieu exigera sans doute de lui un peu plus que ce que lui-même aurait exigé. Depuis longtemps peut-être, Dieu a déjà indiqué lui-même une direction précise où pourrait se trouver sa volonté. Mais quand cela devient sérieux, le point où il intervient se trouve tout à fait ailleurs. Ce n'est qu'alors que l'homme voit que cette direction qui semblait bien déterminée n'était pas si déterminée que ça. Il le voit en jetant un regard en arrière sur une ligne de rupture que Dieu a soudain franchie. La rupture s'est produite quand il a arraché à l'homme son accord et qu'il a commencé à opérer avec lui comme il l'entend. Il agit et l'homme n'a plus à donner son avis. Il a été préparé, façonné, accompagné, un certain temps. Puis tout d'un coup il est dépassé. Un calcul de hautes mathématiques est effectué dont il n'est pas supposé que l'homme le suive. Il reste dans l'incertitude. Egalement pour ce qui est du temps, car cela peut sembler durer sans fin. - D'être ainsi dépassé peut simplement laisser tout d'abord une impression "pénible". Cette sensation peut aussi s'accroître jusqu'au sentiment d'être "brutalisé". La première impression crée une distance : s'habituer à ce que la volonté divine soit autre. Dans la deuxième, il se produit une sorte de compréhension définitive que Dieu est intervenu et qu'il a pris, et il y a là un soulagement paradoxal : il garde un droit sur moi, c'est une mise sous tutelle définitive que je ne perçois plus en tant que "personne", mais en tant qu'objet de l'action de Dieu (446).
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Pour terminer cette année de la foi avec Adrienne von Speyr
Benoît XVI et les révélations privées
Benoît XVI nous a livré quelques réflexions sur les révélations privées dans son "Exhortation apostolique Verbum Domini sur la Parole de Dieu" (§ 14).
Il rappelle d'abord qu'il faut bien distinguer la Parole de Dieu des révélations privées. Il situe ensuite ces révélations privées par rapport à cette Parole : "Le rôle des révélations privées n'est pas de compléter la révélation définitive du Christ, mais d'aider à en vivre plus pleinement à une certaine époque de l'histoire". Benoît XVI cite alors simplement le Catéchisme de l'Eglise catholique (n. 67).
Et il ajoute : "Le critère pour établir la vérité d'une révélation privée est son orientation vers le Christ lui-même… La révélation privée est une aide pour la foi, et elle se montre crédible précisément parce qu'elle renvoie à l'unique révélation biblique".
Une précaution à prendre devant ce qui se présente comme une révélation privée, c'est de s'assurer qu'elle bénéficie de l'autorisation ecclésiastique : cette approbation "indique essentiellement que le message s'y rapportant ne contient rien qui s'oppose à la foi et aux bonnes mœurs". Approuvée par l'autorité ecclésiastique, la révélation privée peut alors être rendue publique, "et les fidèles sont autorisés à y adhérer de manière prudente".
La révélation privée qui ne contient rien qui s'oppose à la foi et aux bonnes moeurs peut n'avoir en fait qu'un intérêt relatif. Mais elle peut aussi, comme le dit Benoît XVI, "introduire de nouvelles expressions, faire émerger de nouvelles formes de piété ou en approfondir d'anciennes. Elle peut avoir un certain caractère prophétique (Cf. 1 Th 5,19-21) et elle peut être une aide valable pour comprendre et pour mieux vivre l'Evangile à l'heure actuelle. Elle ne doit donc pas être négligée. C'est une aide qui nous est offerte, mais il n'est pas obligatoire de s'en servir. Dans tous les cas, il doit s'agir de quelque chose qui nourrit la foi, l'espérance et la charité, qui sont pour tous le chemin permanent du salut".
Benoît XVI et Adrienne von Speyr
En 1983 Jean-Paul II a exprimé à Hans Urs von Balthasar le souhait que se tienne à Rome un colloque sur Adrienne von Speyr dans le but de la faire mieux connaître. Ce colloque "supposait la publication de l'ensemble des œuvres d'Adrienne; c'est pourquoi les Œuvres posthumes (Nachlasswerke), tenues jusqu'alors en réserve, qui donnent un aperçu plus approfondi de ses expériences personnelles, ont été rendues publiques en 1985 avec l'approbation explicite du Pape" (HUvB, L'Institut Saint-Jean, p. 5). A cette époque, le Préfet de la Congrégation pour la doctrine de la foi était le cardinal Ratzinger, futur Benoît XVI. En ce qui concerne l'approbation ecclésiastique évoquée ci-dessus, on peut donc dire qu'Adrienne von Speyr a été bien servie.
A l'époque où, peu de temps après la mort d'Adrienne (1967), le Père Balthasar rédigeait son premier livre sur elle (Adrienne von Speyr et sa mission théologique), il notait avec humeur au sujet des révélations privées que les théologiens les écartent avec méfiance ou mépris, "en expliquant aux croyants qu'elles seraient souvent incertaines ou tout simplement fausses; que personne n'est obligé de les reconnaître, car de toute manière tout l'essentiel est présent dans l'enseignement de l'Eglise" (Ibid., p. 46-47). Et il ajoutait avec humour : "On peut ensuite se demander pourquoi Dieu se livre sans cesse à de telles entreprises auxquelles l'Eglise ne doit accorder que peu d'attention ou pas du tout".
Ci-dessus, le pape théologien a tout dit à ce sujet avec les nuances voulues : la révélation privée, approuvée par l'autorité ecclésiastique, peut être une aide pour la foi, elle peut aider à comprendre et à mieux vivre l'Evangile à une époque donnée de l'histoire, elle ne doit donc pas être négligée. "C'est une aide qui est offerte, mais il n'est pas obligatoire de s'en servir". Le Père Balthasar ne disait pas autre chose dans AvS et sa mission théologique (p. 9) : "Je suis convaincu qu'au moment où les œuvres (d'Adrienne) seront accessibles, ceux que cela concerne se rangeront à mon jugement et remercieront Dieu avec moi d'avoir réservé de telles grâces à l'Eglise d'aujourd'hui". "Ceux que cela concernent" : pas tout le monde nécessairement.
Pour Benoît XVI, "le critère pour établir la vérité d'une révélation privée est son orientation vers le Christ lui-même… Elle se montre crédible précisément parce qu'elle renvoie à l'unique révélation biblique". Il y a plus de quarante ans, le Père Balthasar écrivait que pour Adrienne "la mystique chrétienne et ecclésiale authentique (les mystiques fausses sont assez nombreuses) est essentiellement une grâce charismatique, c'est-à-dire une mission confiée par Dieu à une personne pour le bien de l'Eglise entière (Ro 12,3-8), et c'est ainsi qu'Adrienne a compris sa mission. Cette grâce n'est pas donnée pour faire naître des excroissances périphériques en théologie, ni pour la construction de chapelles latérales dans la cathédrale de la dogmatique existante, mais au contraire pour que celle-ci soit approfondie et vivifiée en son centre… Si, dans la vie et l'œuvre d'Adrienne von Speyr, quelque chose est significatif, c'est bien cette vivification centrale de la révélation chrétienne" (Adrienne von Speyr et sa mission théologique, p. 47).
Adrienne elle-même a développé abondamment ce qu'elle comprenait sous le terme mystique. Sa théorie mystique "culmine en une seule affirmation : la mystique est une mission particulière, un service spécial dans l'Eglise, et ce service n'est accompli correctement que dans un total oubli de soi - elle aimait le terme 'effacement' - et dans une disposition de servante à l'égard de la Parole de Dieu. Comme tels, les états mystiques personnels sont sans intérêt et celui qui s'interrogerait sur sa propre psychologie serait infailliblement conduit à se détourner de l'essentiel - la Parole de Dieu - et à défigurer sa mission" (AvS et sa mission théologique, p. 29).
Dieu seul parle bien de Dieu
Dieu seul parle bien de Dieu, c'est le mot de Pascal. C'est pourquoi on a intérêt à écouter les mystiques qui laissent vraiment Dieu parler à travers ce qu'ils disent ou écrivent. "Dieu est toujours en dialogue personnel avec les êtres humains. Dieu parle toujours : à travers les prophètes et les apôtres, les saints et les mystiques" (Patriarche Bartholomée, A la rencontre du mystère, p. 268). C'est vrai en Orient (le patriarche Bartholomée), c'est vrai en Occident : "Le témoignage des mystiques est un témoignage parallèle à celui des docteurs de l'Eglise. Or il est pour une grande part l'apanage des femmes" (J. Daniélou, La résurrection, p. 12. A propos du témoignage des femmes concernant la résurrection de Jésus).
Mais il y a un temps pour tout, "et il faut que le temps soit mûr pour que puisse être publiquement dévoilé ce que le prophète (ou le mystique) a vu ou entendu" (C. Kessler, Dieu caché, Dieu révélé, p. 144). Mais quand le temps est-il mûr? Ce sont plutôt les humains qui doivent être mûrs. Dans la "Vie de Monsieur de Lantages", il est dit : "Nous écrivons pour ceux qui ne contestent point à Dieu le pouvoir d'opérer, quand il le veut, des prodiges" (Éphraïm, Agnès de Langeac, p. 161). Et parmi ces prodiges, il y a que Dieu est capable de se révéler où il veut et quand il veut. Si on conteste, si on refuse, Dieu ne va pas forcer les portes.
Les savants et les spécialistes sont nécessaires pour s'occuper des aspects purement historiques et scientifiques de la Bible et de la révélation : on retrouve ici le cardinal Ratzinger. "Mais le sens propre et décisif, écrit-il, est accessible aussi au simple croyant. La Bible est destinée à tous et donc compréhensible par tous". Et le cardinal Ratzinger de citer saint Augustin : "Dans le ruisseau, à la source, s'abreuvent aussi bien le petit lapin que l'énorme bœuf. Et l'un comme l'autre est désaltéré. Chacun boit et obtient ce qui apaise sa soif" (J. Ratzinger, Voici quel est notre Dieu, p. 108-109). Chez les mystiques aussi, il y en a pour les simples comme pour les savants. Et il n'est pas exclu que les simples soient les premiers à découvrir la source.
"Découvrir un saint qui joue aux cartes, ou qui lit un auteur païen, ou qui écoute de la musique, ou qui prise, est souvent un soulagement et un encouragement pour le lecteur, car cela le convainc que la grâce ne remplace pas la nature, et qu'il est en train de lire la vie d'un enfant d'Adam et de son propre frère". C'est Newman qui écrivait cela (Saint Philippe Néri, 2010, p. 134-135). Il y a quelque chose de réjouissant à savoir qu'Adrienne exerçait la médecine, qu'elle était mariée, qu'elle avait lu "une grande partie de la littérature française moderne… et, avec prédilection, Colette, dont le don d'observation et la précision dans l'expression la fascinaient". Elle lisait aussi toutes les œuvres des femmes écrivains (Béatrice Beck…, François Mallet-Joris, et bien d'autres). "Elle lisait Sartre et Simone de Beauvoir, Camus et Sachs, Peyrefitte et Michel de Saint-Pierre, mais aussi de nombreux romans policiers" (HUvB, Adrienne von Speyr et sa mission théologique, p. 31). Quant à la musique, non seulement Adrienne l'écoutait volontiers, mais elle avait pour la musique un "amour passionné. Vers l'âge de dix ans, elle avait commencé à jouer du piano; et plus tard, à Bâle, elle suivit des leçons de piano avec le chef d'orchestre Münch qui exigeait d'elle trois heures de piano par jour. Devenue étudiante en médecine, elle se rendit finalement compte qu'elle ne pouvait mener de front la musique et la médecine, elle sacrifia donc la musique à ses futurs malades (Cf. HUvB, L'Institut Saint-Jean, p. 23). Enfin, étudiante, Adrienne aimait danser ("J'aime terriblement danser… Et pour danser, c'est très agréable que l'homme soit plus grand"), elle aimait surtout la valse (Cf. Œuvres posthumes, NB 7, p. 73 et 114).
Les œuvres d'Adrienne von Speyr
Certains, jusqu'à présent, ont du mal à prendre au sérieux Hans Urs von Balthasar quand il affirme que l'œuvre d'Adrienne von Speyr lui semble "beaucoup plus importante" que la sienne (HUvB, Adrienne von Speyr et sa mission théologique, p. 9). Ce n'est pas une question d'humilité, vraie ou fausse, mais une question de réalisme et de clairvoyance. Si vraiment elle a reçu du ciel une "explication débordante" du credo catholique (L'Institut Saint-Jean, p. 35), on peut comprendre que Balthasar s'efface. Profusion d'intuitions neuves sur les mystères de Dieu, "kaléidoscope de lumières" (Cf. G. Narcisse, Le Christ en sa beauté, I, p. 11), l'œuvre d'Adrienne von Speyr est une source inépuisable.
Pour bâtir son œuvre théologique majeure (dix-sept volumes et plus de sept mille pages), le Père Balthasar a utilisé des éléments de l'œuvre d'Adrienne von Speyr. Il a essayé d'en exploiter une partie au moins dans le cadre de la théologie ecclésiale. Il a à peine ébauché au fond le travail d'insertion de l'œuvre d'AvS dans les grands courants de la théologie et de la spiritualité. Un labeur énorme attend encore les chercheurs amoureux de la Vérité. Mais il n'est pas indispensable de lire les exégètes, ni d'attendre le travail des chercheurs et des théologiens, pour aller boire à la source. D'autant plus que ces travaux ne sont pas forcément toujours une aide pour goûter la saveur de l'original. La pire des choses en quelque sorte qui puisse arriver à Adrienne von Speyr, ce serait justement qu'elle devienne la proie (exclusive) des professeurs et des étudiants en mal de thèse. Ne pas empêcher les gens d'entendre la musique!
"Si l'on voulait donner une vue d'ensemble de la théologie originale d'Adrienne, on serait bien en peine de dire par quel fil de ce tissu serré il faudrait commencer. Ses thèmes en effet traversent tous les traités de théologie, de la Trinité à l'Eglise en passant par la christologie, de la protologie à l'eschatologie" (L'Institut Saint-Jean, p. 50). Est-il indispensable d'ailleurs de chercher un fil directeur dans ces quelque soixante volumes (seize mille pages : des petites et des grandes) et essayer de faire entrer l'œuvre d'Adrienne von Speyr dans les catégories toutes prêtes de la théologie classique? Ce fil directeur est aussi simple et aussi évident que celui de la Révélation qui ouvre des perspectives à l'infini sur le mystère de Dieu dans le désordre indescriptible de la Bible.
"Notre mission"
L'ouvrage de Hans Urs von Balthasar paru en français sous le titre : L'Institut Saint-Jean. Genèse et principes est la traduction de l'ouvrage en langue allemande Unser Auftrag.
La traduction la plus obvie du titre serait Notre mission ou Notre tâche. C'est-à-dire celle d'Adrienne von Speyr et celle du Père Balthasar. Cet ouvrage est divisé en deux parties dont la première a pour titre : Genèse (p. 7-91) et la seconde : Principes (p. 93-142) .
Notre mission : "Il existe dans l'Eglise des missions très diverses. Certaines sont solitaires face à Dieu…, mais il existe aussi des missions à deux"… comme celles de saint Jean de la croix et de sainte Thérèse d'Avila, de saint Jean Eudes et de Marie des Vallées, de saint François de Sales et de sainte Jeanne de Chantal (L'Institut Saint-Jean, p. 11-12). Pour le Père Balthasar, sa propre mission est inséparable de celle d'Adrienne. "Ce livre a d'abord un but : empêcher qu'après ma mort on essaie de séparer mon œuvre de celle d'Adrienne von Speyr (Ibid., p. 9).
Mais la mission double d'Adrienne et du P. Balthasar comporte de plus un double volet. D'une part la fondation de l'Institut Saint-Jean. Pour celui qui n'est pas au courant, le titre : les "Principes" ne disent pas grand-chose sur le contenu. Ces Principes esquissent en fait "un certain nombre d'éléments touchant la forme, l'esprit et le sens (de l'Institut Saint-Jean) en cette heure du monde et de l'Eglise" (Ibid., p. 95). D'autre part, la publication des Œuvres d'Adrienne, qui n'auraient jamais vu le jour sans la collaboration de HUvB. Pour ceux qui s'intéressent davantage aux œuvres d'Adrienne qu'à l'Institut Saint-Jean, la première partie, intitulée Genèse, offre un bref mais riche aperçu du chemin d'Adrienne et du P. Balthasar avant leur rencontre (p. 7-36), puis une vue d'ensemble de leur "travail théologique commun" (p. 37-91). Pour évoquer le chemin d'Adrienne avant sa rencontre avec HUvB et pour le "travail théologique commun", le Père Balthasar a fait un large appel aux Œuvres posthumes d'Adrienne, et il va donc ici, pour la connaissance d'Adrienne, beaucoup plus loin que dans Adrienne von Speyr et sa mission théologique paru en 1968.
A propos des Œuvres posthumes d'Adrienne von Speyr
Parmi les œuvres d'AvS figurent les Œuvres posthumes (Nachlasswerke) : douze tomes (en treize volumes). De son vivant, le Père Balthasar ne voulait pas les mettre en circulation dans les librairies. Pour le colloque de Rome de 1985, consacré à Adrienne, c'est le Saint-Siège lui-même qui a osé rendre publics ces treize volumes. A ce jour (2013), aucun n'est encore paru en traduction française.
Le Père Balthasar a vu et entendu beaucoup de choses concernant AvS pendant les vingt-sept années qu'il l'a accompagnée sur son chemin de foi, depuis sa conversion (1940) jusqu'à sa mort (1967). Pour le Père Balthasar, il était évident qu'il ne pouvait pas garder pour lui-même tous les dons de Dieu dont il était témoin. Il a donc mis par écrit tout ce qu'il savait et il en a fait une édition privée hors commerce. Il l'a fait par fidélité à la mission de Dieu qu'il avait reçue avec AvS. Mais il avait l'impression qu'il n'était pas bon de mettre tout cela dans le grand public tout de suite : il n'était pas évident que tous les lecteurs possibles de ces œuvres aient "un don de discernement ecclésial suffisant", selon ses propres termes.
Et pourtant il y a dans ces Œuvres posthumes d'innombrables pages capables d'enrichir grandement notre compréhension de la Révélation. Elles pourraient être mises à la disposition de tous les croyants qui ont le souci d'approfondir leur foi chrétienne. Il y a là une profusion de données objectives qui sont un immense cadeau du ciel à l'Eglise d'aujourd'hui. Pourquoi le laisser sous le boisseau? Pourquoi laisser dormir ces trésors alors qu'ils sont faits pour la joie de tous les croyants?
Quant aux éléments plus personnels contenus dans ces Œuvres posthumes, on peut comprendre qu'il vaut mieux (pour le moment) ne pas les étaler. Quand les Carnets intimes de Maurice Blondel ont été livrés au public (Éditions du Cerf, Paris, 1961), on nous a avertis que ces carnets intimes ne sont pas publiés intégralement : "Maintenant que son humilité (celle de Blondel) ne peut plus en souffrir… on a jugé bon de faire connaître l'essentiel (de ces carnets intimes) après élimination des passages trop intimes… ou mettant en cause des tiers" (Introduction, p. 9 et 15). L'édition princeps en langue allemande des Œuvres posthumes d'AvS étant ce qu'elle est, ne pourrait-on pas envisager que des traductions puissent paraître en d'autres langues qui omettraient (pour le moment) ce qui est plus intime (concernant Adrienne, le P. Balthasar ou des tiers)?
Patrick Catry
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7. Notes ignatiennes
Introduction
Dans Adrienne von Speyr et sa mission théologique (p.26), le P. Balthasar a évoqué les visions de la Vierge dont Adrienne avait commencé à bénéficier peu de temps après sa conversion. Il ajoutait qu'elle avait eu aussi très vite des visions d'Ignace de Loyola. "Avec saint Ignace, ce sont aussi des relations régulières et parfaitement harmonieuses, où s'unissent, dans une assez surprenante mesure, l'entente, l'humour, la sérénité, un détachement marqué à l'égard de tous les protocoles terrestres ou ecclésiastiques, mais par contre l'attention la plus sérieuse à ce qui concerne le service de Dieu". Pour les relations d'Adrienne von Speyr avec Ignace de Loyola, il faudrait lire tout le Journal du P. Baltasar. On peut s'en faire une première idée en parcourant la Vie d'Adrienne de ce site internet.
Patrick Catry
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Un volume entier figurant parmi les œuvres d'Adrienne est consacré à Ignace de Loyola : Ignatiana (447 pages, édité en 1974) dont la traduction française (Notes ignatiennes) n'est pas encore parue. En voici la table des matières :
1. Ad majorem Dei gloriam (p. 17-39)
Ad majorem Dei gloriam. La kénose du Fils. La forme fondamentale de l'obéissance. Au souffle de l'Esprit. Méditation de l’Évangile dans l'Esprit. La prière de saint Ignace. Ignace et Marie. La note ignatienne de la vie de saint Joseph. "Suscipe" dans l'Esprit Saint.
2. Remarques sur le "Récit du pèlerin" (p. 41-231)
Introduction. La conversion n° 1-12. Commencement du pèlerinage n° 13-34. En route pour la Terre Sainte n° 35-44. A Jérusalem n° 45-48. Voyage de retour n° 49-53. Commencement des études. Alcala n° 54-63. Salamanque n° 64-72. Paris n° 73-86. Espagne et Venise n° 87-91.Venise, Vicence, Rome n° 92-98. - Suppléments au "Récit du pèlerin" (p. 227-231) : Ignace et le tableau de la Mère des douleurs. Ignace et son prochain. Le diable à Manrèse. Au sujet du n° 66. A sa mort, il n'a pas reçu la bénédiction du pape.
3. Remarques sur des passages du "Journal spirituel" (p. 233-244)
4. L'école de l'obéissance (p. 245-332)
L'obéissance comme imitation du Christ (247). Prière et disponibilité au noviciat (248). L'amour, source de l'obéissance (250). L'obéissance nue dans l'amour (251). L'esprit filial dans l'obéissance (252). Conseil et ordre (254). Façonné par la volonté de Dieu (255). Rester en suspens dans l'obéissance (257). Virginité et obéissance (259). La vérité personnelle et la vérité de l'Esprit (260). Mes limites inconscientes font apparaître le supérieur comme un menteur (262). Introduction à l'ouverture de l'obéissance (263). L'exigence démesurée (264). Les divisions de l'obéissance (268). Obéissance et pénitence (271). Étapes de l'obéissance (273). L'exercice de l'obéissance (275). Ma volonté est ta volonté (289). Fausses alternatives (289). L'obéissance dans celui qui obéit et dans celui qui commande (290). L'obéissance du sujet dans l'obéissance du supérieur (291). Amour et ministère (292). Fausse application de l'obéissance (293). Le supérieur et la règle (295). Adaptation de la règle (297). Trois manières d'exiger l'obéissance (299). De la mesure humaine (302). La mesure de la pénitence passe à l’Église (304). Faire sauter les limites (dans la pénitence) (306). On n'a rien plus rien d'autre à offrir que soi-même (308). Laisser faire (309). Obéissance religieuse et Trinité (312). La soif du Christ sur la croix et l'obéissance (314). Sans rapport (315). Passage de mon obéissance dans celle de l’Église (316). Dépassement de l'obéissance elle-même (318). Obéissance primaire (319). Le mont des oliviers : obéissance pleinement responsable (321). Obéissance à l'Esprit (323). Confession et obéissance (324). Confiance (326). Acquiescement céleste et obéissance terrestre (327). Au sujet de l'ouverture de conscience (328). Les expériments au noviciat (329). Prier après le noviciat (331).
5. Au sujet des Exercices (p. 333-385)
L'aspect marial des Exercices (335). Quelques problèmes (335). Principe et fondement (337). L'indifférence selon Ignace (354). L'indifférence pratiquement (355). Indifférence et mariage (355).
Application des sens (et mystique) (356). Méditation naturelle et mystique (359). Les degrés de l'appel (360). Choix de vie et Exercices (362). Le rôle du choix pour Ignace personnellement et dans les Exercices (365). Chacun doit choisir (368). Vocation au mariage ? (369). Entre les états (369). Sexualité et choix (370). Troisième degré d'humilité (371). Grâces mariales dans le choix des Exercices (371). Sur les règles du discernement des esprits (373). Le point de l'accord (380). Sur la méditation "De amore" (380). Au sujet du "Suscipe" (382). Conversion pratique à la fin des Exercices (383).+
6. Vie religieuse, Compagnie de Jésus, direction (p. 387-447)
Au sujet des états (389). La relation toi - moi dans la vie religieuse (395). Le mode de la mission jésuite (396). François Xavier (398). François de Borgia (390). Pierre Canisius (402). Développements (404). Maîtres de la spiritualité jésuite (405). Lallemant (405). Rodriguez (406). Surin (406). Molinisme (407). Renoncement et plaisir (411). L'éducation des jeunes jésuites (413).
Noviciat et croix (414). Indications pour la nouvelle communauté (415). Entendre les confessions – Prédication – Direction spirituelle (417). Au sujet de la confession (419). Confession de dévotion (421). Reconstruction (422). Les phases de la prière (422). Révélations privées (424). Femmes mystiques (426). A propos des saints (439). Les saints et la conscience de leur propre sainteté (443).
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Pour se faire une idée plus concrète de ces Notes ignatiennes, le plus simple est de parcourir la préface du P. Balthasar :
Comme la plupart des œuvres posthumes, celle-ci aussi est une compilation de textes qui sont nés au fil des ans. Ils tournent tous autour de la figure de saint Ignace de Loyola à qui la vie et la pensée d'Adrienne von Speyr sont liées de la manière la plus intime; déjà à l'école, sans posséder de lui et de son œuvre des connaissances venant de l'extérieur, elle avait fait des exposés sur lui et sur sa pensée. Après sa conversion, la vision de la vérité de la révélation chrétienne qu'elle a développée amplement et avec profondeur n'a cessé de se faire avec des yeux ignatiens sans que la vigoureuse originalité d'Adrienne en ait le moins du monde souffert : qu'il s'agisse d'éclairer les mystères de la Trinité ou de l'Incarnation, de l'Eglise et de ses sacrements, des saints ou de la vie chrétienne. On peut parler d'une parenté d'esprit originelle, d'un grand amour réciproque, de sorte que dans nombre de textes de l'ensemble de son œuvre les deux manières de voir et de s'exprimer se distinguent difficilement; les textes "les plus ignatiens" ne se trouvent peut-être pas dans le présent volume. D'autre part Ignace a fait connaître de la manière la plus précise sa propre pensée et son propre vouloir à côté de ceux d'Adrienne; ainsi quand il interrompait une dictée pour ajouter une précision qui lui tenait à cœur, comme cela se produisit souvent par exemple pendant le travail concernant les sept lettres d'envoi de l'Apocalypse, de même aussi quand il intervenait comme "supérieur" avec tout un programme - le plus souvent très détaillé - d'exercices de pénitence à accomplir dans l'obéissance, à la fin desquels on pouvait cueillir, comme le fruit savoureux d'heures et de jours souvent très amers, une intelligence plus profonde d'un mystère, la plupart du temps l'obéissance du Christ, de Marie, de l'Eglise, du chrétien vivant selon les conseils évangéliques. Des fruits de ce genre sont réunis dans "L'école de l'obéissance", qui a été vécue dans la souffrance...
Quel Ignace voyons-nous ici ? Celui d'autrefois ou celui d'aujourd'hui tel qu'il vit dans la "vision" de Dieu? On peut distinguer, mais naturellement sans séparer. Les "Remarques sur le Récit du pèlerin" éclairent très expressément la pensée, la manière de sentir, les tâtonnements du Basque vivant ici-bas, cherchant péniblement son chemin, construisant son édifice pierre après pierre. Mais ici, en maints endroits, on voit clairement que la mission d'un saint (et naturellement aussi celle de chaque chrétien), et plus particulièrement la mission d'un fondateur comme Ignace, dépasse de loin les limites de sa personnalité terrestre, qui existaient certainement. Elle doit suffire pour être le fondement spirituel d'un Ordre qui se développera sur des siècles, qui grandira sur ce sol charismatique et sur aucun autre. Tous ceux qui dans l'Eglise ont à fonder une communauté ou aussi une famille spirituelle dispersée pressentent ce surplus qui se trouve dans leur mission, et c'est la raison pour laquelle ils se gardent de tracer des limites arbitrairement définitives. Ignace était très conscient pour lui-même de ce surplus; une bonne part de son obéissance personnelle fut disponibilité à l'Esprit Saint pour que reste ouvert tout ce qui était pensé pour des temps fort lointains et que, par son renoncement obéissant, ne soit pas empêchée cette fécondité spécifiquement chrétienne et par là une fois encore spécifiquement ignatienne. Ici-bas Ignace ne fut pas un grand théologien malgré les profondes intuitions visionnaires dont il fut comblé à Manrèse et jusqu'à la fin de sa vie. Comme le montrent les gloses à son journal spirituel, il n'a pas au fond à expliquer ses visions de la Trinité, et il était encore moins capable de les "exploiter"... Naturellement, pour répandre la plénitude cachée, Ignace n'a pas eu besoin d'attendre Adrienne von Speyr pendant des siècles : dès le début, il était le médiateur d'une richesse presque inconcevable en sainteté ignatienne, patente et cachée, en imagination et en sagesse chrétiennes, et aussi en théologie. Mais cela n'empêche pas qu'en Adrienne von Speyr a été façonné une fois encore un réceptacle choisi où se déverse, venant de l'origine, l'esprit ignatien dans toute l'étendue de son intelligence théologique.
Le plus important de ce qui doit être dit et compris dans cette préface est ceci : le centre de la théologie d'Adrienne, la "clef" de sa théologie, c'est le mystère du samedi saint; pour la première fois dans l'histoire de la théologie une porte est ici forcée d'où sortira quelque chose qui est encore imprévisible. Par la grâce de Dieu, ceci ne pouvait être atteint d'aucune autre manière que par l'expérience la plus radicale de l'obéissance ignatienne qui, sur ce point, est devenue, au-delà d'elle-même, participation unique à l'obéissance la plus radicale du Christ vis-à-vis du Père dans l'Esprit Saint. La descente aux enfers (descensus ad inferos) telle que l'a vécue Adrienne est l'ultime vérité christologique de l'obéissance ignatienne : la mission de chercher le Père là où il n'est pas et ne peut pas être : dans les ténèbres de la perdition opposée à Dieu. Et c'est à partir de ce point que s'est organisée toute la plénitude absolument immense de la théologie et de la spiritualité d'Adrienne : son enseignement sur la Trinité, qui va maintenant du ciel à la terre et jusqu'aux enfers, son enseignement sur l'eucharistie et la confession du Christ, sur les dimensions du oui de Marie, sur la communion des saints, sur l'unité de l'amour et du ministère dans l'Eglise, etc. C'est ici seulement qu'on peut voir comment Ignace s'est fait connaître à nouveau et pour la première fois dans Adrienne et ce qu'Adrienne lui doit. Ou bien doit-on parler d'une dette réciproque?
Cela pourrait rendre évidente la raison pour laquelle la relation Ignace-Adrienne ne peut pas être cherchée exclusivement ni même principalement dans le présent volume. Elle est beaucoup plus profonde que ce qui peut être exprimé ici. Sont rassemblées dans ce volume certaines pièces qui ont un rapport étroit avec la vie et l'œuvre de saint Ignace. Quelques remarques sont ici nécessaires.
1. Dans la première section, qui est courte ("Ad majorem Dei gloriam"), sont rassemblés, dans une sorte d'avant-propos, quelques textes caractéristiques de l'esprit du saint; ils sont fragmentaires. Les grands textes sur l'Eglise, sur "sentir avec l'Eglise", sur le service dans l’Église, ont été placés ailleurs. La prière très caractéristique qu'Ignace a enseignée à Adrienne a déjà également été publiée (On en trouve une traduction française dans "Sur la terre comme au ciel. Prières", Ed. du Serviteur, 1994). Des compléments sur la prière de saint Ignace se trouvent dans "Le livre de tous les saints" ("Allerheiligenbuch"). Il faut encore noter ici qu'ayant eu un rôle à jouer dans les programmes de saint Ignace, il me fut sans cesse demandé de lui poser des questions. Aujourd'hui, trente ans après les événements, ces questions seraient sans doute un peu plus mûres et moins maladroites. Une pièce de ce genre se trouve déjà dans cette "Préface" (cf. ci-dessous).
2. Les remarques sur l'autobiographie qu'Ignace a dictée au Père Gonçalves da Câmara sur les instances de ses confrères, proviennent toutes d'une initiative du saint lui-même. L'introduction explique longuement l'intention et les limites de ces remarques qui n'ont rien à voir avec une recherche "scientifique" sur la vie d'Ignace; en s'appuyant sur le texte existant, le saint voulait simplement donner un aperçu de ses états intérieurs à cette époque, des motifs de son action et de ses difficultés, de la lenteur de sa maturation, etc. Pour nous qui cherchions à suivre ses instructions, il fut peut-être surtout un livre d'encouragement. Je ressentis la "griffe du lion" quand, sur la base d'autres lectures, je me permettais de poser des questions sur des détails historiques non mentionnés dans le texte. Je fus rappelé à l'ordre ("il a dit qu'il voulait expliquer ce texte") comme le fut de son temps le Père Gonçalves, ainsi qu'il le signale dans sa préface. - Pour son "Journal" spirituel, Ignace ne voulut commenter que quelques passages choisis. Par eux (et aussi par la pièce rajoutée sur ses visions de la Trinité), on peut se faire une juste idée de ce qu'il pensait de ce "Journal" et aussi pourquoi il en brûla autrefois la majeure partie.
3. Au sujet de "L'école de l'obéissance", l'essentiel a déjà été dit. Les différentes parties sont presque toutes apparues séparément; leur mise en ordre a été compliquée, on n'a pas non plus gagné grand-chose en les changeant de place. Ce qui est dit là tourne autour du même centre sous des aspects toujours nouveaux; qu'on ne parle pas trop vite de "répétitions"! Pratiquement ce qui est dit là fut toujours acquis dans la douleur au fil des années. L'obéissance fut mise à l'épreuve jusqu'à ce que tout l'organisme spirituel fût devenu jusqu'en ses dernières fibres aussi docile que le corps d'un "homme-serpent"; et cela, au besoin, en faisant abstraction de tous les sentiments personnels, amicaux et compatissants, dans une atmosphère purement "fonctionnelle", qui doit pouvoir montrer sa valeur dans l'Eglise non seulement dans des cas-limites, mais surtout parce qu'elle renvoie à l'obéissance "fonctionnelle" du Fils crucifié et descendant aux enfers, vis-à-vis d'un Père que le Fils ne pouvait plus sentir. Certaines parties de cette école de l'obéissance font partie des remarques d'Adrienne les plus sérieuses, les plus actuelles et les plus profondes.
4. Les "Exercices" ne sont traités ici que de manière fragmentaire. Un grand commentaire continu que le saint avait en projet n'a pas vu le jour en partie à cause de conditions de travail défavorables.
5. Dans la dernière partie: "Vie religieuse, Compagnie de Jésus, Direction", sont rassemblés différents aspects qui tiennent ensemble par un point de vue proprement ignatien. Naturellement Ignace avait à cœur que l'esprit de la Compagnie et surtout aussi celui de sa pratique pastorale soient fondamentalement compris et transmis par la communauté qui devait être fondée.
Le présent volume et maints passages du "Journal" donnent une nouvelle jeunesse à la figure d'Ignace. Et aussi à son humour. Son audace et son imagination étaient presque sans bornes, par exemple dans les exercices de pénitence qu'il prescrivait; l'ampleur de la tension entre ses traits les plus caractéristiques était presque incompréhensible : aussi touchant de bonté qu'inexorablement sévère quand il le fallait, aussi indéniablement unique qu'effacé dans l'ensemble de l'Eglise. Finalement, dans les dictées et dans toute la théologie d'Adrienne, il a pour ainsi dire cédé le pas à l'évangéliste saint Jean. Dans saint Jean, l'obéissance ignatienne débouche sur la christologie et la Trinité : c'est ici que se révèle la théologie la plus propre de la Compagnie de Jésus : l'obéissance comme amour.
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Quelques textes
Table des matières des textes choisis
1. La danse - 2. La vie consacrée - 3. La prière de saint Ignace - 4. Les lieux de pèlerinage - 5. La honte - 6. Le sens d'une captivité - 7. Le dernier des mendiants - 8. La première messe - 9. Marie - 10. La balle – 11. Non pas ma volonté - 12. Obéissance à l'Esprit - 13. Chacun doit choisir - 14. Trouver Dieu en toutes choses – 15. Révélations privées - 16. Que penser de la stigmatisation? - 17. L'Imitation de Jésus-Christ - 18. A propos des saints - 19. Canonisation - 20. Comment les saints se sentent-ils lorsqu'ils opèrent un miracle ?
1. La danse
Une comparaison : un père a un fils qui voudrait bien danser. Le père s'emploie à lui trouver une jeune fille, il se demande qui pourrait faire l'affaire : telle fille peut-être ; il la gagne pour un temps, il est tout heureux d'avoir trouvé pour son fils une fille aussi charmante. Et puis il s'avère qu'à vrai dire cette fille ne sait rien faire. On aurait peut-être dû se renseigner avant ; mais maintenant elle est là et le fils doit lui apprendre les rudiments de la danse afin que, lorsqu'ils danseront à deux devant le père, le spectacle lui fasse plaisir. C'est ainsi que le Fils de Dieu apprend la "danse" à l'humanité. Et si grande est sa confiance dans le Père qui lui a amenée cette compagne qu'il ferme les yeux pour ainsi dire sur son incapacité. Mais qui sait ? Le Père a peut-être créé les hommes au fond pour que le Fils ne soit pas seul à glorifier le Père, mais qu'il ait la joie de le louer, avec la totalité de la création, comme Celui qui est toujours plus grand (p. 19).
2. La vie consacrée
Le renoncement dans la vie consacrée est une kénose à la suite du Fils. On pourrait dire qu'il est fou d'abandonner les biens qu'on a et d'aspirer à ne rien avoir. Le Fils aussi a un chez-soi légitime auprès du Père, et tous les biens qu'on peut avoir en tant que Dieu. Pourquoi doit-il les abandonner ? Et pourquoi dois-je renoncer au compte en banque que j'ai à juste titre? Pourquoi dois-je renoncer à un mariage heureux si je suis un homme normal créé par Dieu ? Pour le Fils, la réponse est : l'amour du Père ; pour ceux qui le suivent : l'amour du Fils (p. 20-21).
3. La prière de saint Ignace
Adrienne est en extase. Elle voit saint Ignace. Il lui explique la prière et commence lui-même à prier. Il lui montre comment il a prié, quelle était la nature de sa prière. Elle le voit s'agenouiller devant le Seigneur et elle s'agenouille elle-même, toujours en le regardant. Elle décrit : Il s'agenouille devant le Seigneur. Le Seigneur est là, il le sait. Il est devant lui au tabernacle. Il ne le voit pas de ses yeux, mais il le sent. Et il s'agenouille ; non seulement devant le Seigneur dans le tabernacle en qui il croit, mais devant la présence du Seigneur qu'il sent. Et il lui dit : Seigneur, je voudrais te servir et, pour la plus grande gloire de Dieu, je voudrais faire tout ce que tu attends de moi. Il sait qu'il dit ces paroles ; mais il sait tout autant que la grâce les lui inspire, la grâce qui est quelque chose qui vient certainement du Seigneur et qui lui est transmise. Pendant qu'il dit : "Je voudrais tout ce que tu veux", il devient clair pour lui tout d'un coup que ces paroles sont formées sans doute par ses lèvres, mais qu'elles lui sont inspirées par le Seigneur. Il arrive alors à l'attitude de l'attente contemplative. Il sait que le Seigneur l'entend en considération de ses paroles, mais qu'en même temps il transforme ses paroles, leur donne un sens nouveau, le sens de la contemplation, le sens du Seigneur lui-même. Et dans cet acte d'abandon "comme tu veux", il se sent attiré par le Seigneur, il voit des chemins devant lui, trois chemins : il pourrait redevenir ce qu'il était auparavant, mais en mieux, avec plus de foi, plus de don de lui-même, avec la disposition constante à faire ce que le Seigneur veut de lui. Il pourrait aussi entrer dans un Ordre existant pour suivre là le Seigneur, pour se laisser former par le Seigneur dans une vie que lui, le Seigneur, déterminerait. Et enfin il peut fonder quelque chose de nouveau et devenir ce que le Seigneur veut : le véritable Ignace. - C'est de lui-même qu'il a commencé sa prière, il s'est offert consciemment, mais maintenant il est bien loin de s'offrir lui-même. Il est déjà pris, et le chemin qu'il suivra lui est maintenant montré par le Seigneur dans la contemplation. Mais seulement après qu'il s'est abandonné, après qu'il a déclaré qu'il était prêt à faire ce que le Seigneur voulait de lui. Dans le cadre de cette action, il ne cessera d'être conduit. De temps à autre, au début de sa contemplation, au début de ses délibérations avec le Seigneur, il s'entendra prononcer lui-même les paroles "comme tu veux". Mais toujours le Seigneur le ramènera sur le chemin de la contemplation, l'attirera à lui et lui montrera pas à pas ce qu'il a à faire. Maintenant le Seigneur le bénit. Il reçoit cette bénédiction. Il sait qu'il est uni au Seigneur même s'il ne le voit pas de ses yeux (p. 29-30).
4. Les lieux de pèlerinage
Pourquoi y a-t-il tant de pèlerinages mariaux ? Saint Ignace : A cause des nombreuses apparitions et aussi à cause du besoin qu'ont les hommes de cultiver une certaine dévotion en un lieu précis. C'est par bonté que Dieu crée ces lieux. S'ils n'existaient pas, on pourrait facilement sombrer dans une sorte de panthéisme d’Eglise. On s'accrocherait à la sentence : "Là où deux ou trois sont réunis en mon nom...", on penserait qu'il suffit d'être avec un chrétien pour trouver le Christ et être au ciel d'une certaine manière. Et pourrait alors venir aussi le revers : on découvrirait à la longue à quel point les chrétiens sont imparfaits et on ressentirait dans la présence de leurs fautes l'absence du Seigneur. Ou bien, ce qui serait encore plus dangereux, on confondrait la présence de vertus dans le prochain avec la présence de Dieu. Pour faire face au danger de voir s'estomper de la sorte toutes les limites, Dieu a créé l’Église avec l'objectivité et la distance patentes de toutes ses institutions ; et, dans cet ensemble, il y a aussi les lieux de pèlerinage qui d'une part s'opposent à l'impression qu'on peut tout avoir partout et qui d'autre part favorisent ainsi l'impression de la proximité réelle du divin dans la distance. Il peut aussi se faire qu'en un lieu de pèlerinage un mystère précis de la vie de la Mère soit mis en lumière de manière particulièrement impressionnante tout en sachant toujours que tous les autres mystères sont exposés en totalité par l'unité et l'objectivité de l’Église. Certes tout chrétien doit d'abord vénérer la Mère dans son église paroissiale ; mais, en tant qu'homme, il a besoin aussi de pôles d'attraction, et Dieu et l’Église les lui offrent dans les lieux de pèlerinage (p. 33).
5. La honte
Pourquoi c'est justement la Mère qui doit nous donner de supporter la honte ? (Exercices, n° 147). Saint Ignace : Parce qu'elle a porté la plus grande honte : celle d'avoir été enceinte alors qu'elle n'était pas mariée. Par son oui à Dieu, elle a donné l'apparence qu'elle s'était livrée corporellement, vis-à-vis du monde comme vis-à-vis de Joseph, vis-à-vis du cercle le plus large comme vis-à-vis du cercle le plus proche (p. 35).
6. Le sens d'une captivité
(Ignace est en prison à Salamanque : Récit du pèlerin n° 64/72). Il considère sa captivité comme quelque chose qui lui est donné par Dieu. Par elle, il a la possibilité d'agir sur des gens qui ne lui seraient pas accessibles autrement. Et cela parce que le Seigneur lui a accordé d'être prisonnier avec lui. D'où sa joie. Elle ne vient pas de son propre désir d'être en prison, mais parce qu'il a conscience qu'elle est un cadeau du Seigneur. Dans sa prison cependant, il reste fidèle à sa mission et à son enseignement : se rendre utile aux âmes (p. 167).
7. Le dernier des mendiants
(Récit du pèlerin n° 92). A Bologne, il fut traité comme le dernier des mendiants, on se moqua de lui, il fut malade, tout sembla aller de travers. Il ne voyait plus d'issue, il ne savait pas s'il pourrait continuer sa marche. A Venise, il rencontre tout de suite des personnalités remarquables, il y est très considéré, il retrouve sa dignité comme en Espagne. Ces rudes contrastes, il doit en tirer profit pour la Compagnie. Le jésuite doit pouvoir tout autant être considéré que ne pas l'être. En cela aussi il doit apprendre l'indifférence. Bologne était aussi juste que l'Espagne, Venise ou Paris. Et le jésuite devra toujours essayer de ne pas préférer Venise à Bologne. Ignace a maintenant des relations avec des personnes distinguées avec lesquelles il y avait quelque chose à faire et qui savent apprécier la valeur des "Exercices spirituels" (p. 210).
8. La première messe
"Après son ordination, il attend un an avant de dire sa première messe". Il y a ici chez Ignace une pointe de menace janséniste. Pendant ce temps d'attente, il voudrait obtenir que la Mère du Seigneur le donne à son Fils. Il voudrait deux choses : que la Mère le donne à son Fils comme quelqu'un de la Compagnie de Jésus en même temps que la Compagnie, et que toute sa fondation reçoive un lien particulier au Seigneur du fait qu'il s'abstient de dire la messe et qu'il en garde un désir ardent et constant. Et puis il voudrait que son lien personnel intime au Seigneur soit fortifié par la Mère. Pour atteindre ces deux buts, il offre le sacrifice de ne pas dire la messe. Il assistera à la messe, mais pendant ce temps il se considérera comme indigne de célébrer lui-même. A ce moment-là, il ne voit pas encore assez clairement que chaque messe célébrée signifie une grâce pour toute l’Église (Récit du pèlerin n° 92, p. 221).
9. Marie
Après la vision de la Mère du Seigneur, il est difficile pour Ignace de voir la femme avec ses yeux d'autrefois. Elle l'a rempli du désir de la pureté, du don de lui-même à Dieu. Et voilà que cela se complique. Car il n'est pas facile de contempler Marie et de ne pas pouvoir en même temps oublier complètement son attitude antérieure vis-à-vis de la femme. Pas du tout parce que de la contempler aurait éveillé en lui des tentations, mais simplement parce qu'il ne peut pas se passer de projections. La forme et le niveau de sa contemplation sont trop marqués par l'image de la femme qu'il porte en lui par son passé. S'il se représente la jeune Mère vierge, il a du mal à imaginer que le Fils de Dieu pourrait se tenir vis-à-vis d'elle autrement que dans une relation chevaleresque. C'est par la force qu'il lui faut se détacher de la représentation dans laquelle il a grandi. - L'image de la Mère des douleurs lui est ici utile. Il commence à la contempler comme celle qui est accablée de douleurs, et il peut ici se tourner vers l'autre côté de son être. Plus tard il ne se servira plus de ce point de départ, il est parvenu par lui à une attitude d'ensemble. Pour lui, Marie est surtout la Mère des sept douleurs. Le chiffre sept a pour lui une signification et il contemple les sept mystères l'un après l'autre. Quand il passe lui-même par des moments difficiles et des déceptions, il cherche souvent à se représenter ce qu'il en fut pour la Mère. Cela l'aide. Et à vrai dire moins le détail de chaque situation douloureuse de sa vie que la diversité de ses souffrances. Si elle n'avait eu qu'une seule grande souffrance, son aide aurait été pour lui beaucoup plus limitée. Mais il la voit avec une quantité de souffrances dont elle fut réellement transpercée. Et d'autre part l'image le conduit plus loin. Par les souffrances de la Mère, il arrive à la Vierge, à son oui, à la femme finalement. C'est peut-être une manière un peu simple d'entrer dans la contemplation ; mais il voit justement dans la souffrance de la Mère quelque chose de central pour lui. Et il lui sera aussi plus naturel de confier tous ses fils à celle qu'il comprend si bien en raison de ses souffrances. Il se tient devant la Mère qui a de l'expérience. Cela ne l'empêche pas de contempler aussi les mystères de sa jeunesse, de sa virginité, de son don d'elle-même : il ne cesse d'éprouver en elle un oui jeune et tout frais. L'étendue de ses souffrances est pour lui le témoignage qu'elle a tenu bon, qu'elle en a fait l'expérience jusqu'à la lie et qu'en même temps elle n'a jamais connu de relâche dans son amour et dans son don d'elle-même à son Fils. - Et puis autre chose encore. Il l'aime certes très personnellement. Mais il a besoin d'elle aussi pour son ordre d'hommes. Celui-ci est certes la Compagnie de Jésus, mais avec Marie à l'arrière-plan. Il pense que la relation de la Mère à son Fils, dans sa diversité et pourtant dans son unité, recèle tant de mystères que tous ses fils peuvent en être enrichis (Supplément au Récit du pèlerin, p. 227-228).
10. La balle
La balle de la petite Thérèse, percée par le jeu de l'Enfant Jésus : image aussi de l'obéissance religieuse. Être soudainement percé et "vidé" peut être douloureux et humiliant. Mais en arrivant à la radicalité de l'obéissance, est accordé ce à quoi on a toujours aspiré du plus profond de soi-même, ce qu'on a voulu dire aussi dans notre promesse à Dieu et à l'Ordre : ne plus disposer de soi. Ce n'est pas du tout qu'on manque soi-même de volonté, c'est justement ma vraie volonté qui se fait, qui consiste en ceci : que la volonté de Dieu, que la volonté du supérieur ecclésial, se fasse en moi. On n'affirme pas continuellement de manière solennelle : "Que ta volonté soit faite", cette volonté se fait maintenant réellement. Et tout est bien ainsi. La balle percée peut être devenue définitivement inutilisable en tant que jouet. Une fois satisfaite la "curiosité de l'Enfant Jésus", elle n'est plus bonne qu'à être jetée. Il y a dans cet état une expérience du définitif, aucun plan d'avenir n'est plus possible, on est complètement "épuisé", on est devenu en même temps tout à fait souple et sans résistance entre les mains de Dieu. Mais c'est à partir de cette situation définitive qu'il faut s'engager à nouveau dans les divers états de la vie d'obéissance ; on doit donc pouvoir rester dans cet état liquide (p. 289).
11. Non pas ma volonté
La prière du Seigneur au mont des oliviers : "Non pas ma volonté, mais la tienne", est humilité parfaite, adaptation de sa propre volonté à celle du Père. Et pourtant sa propre volonté est mentionnée. S'il avait dit seulement : "Que ta volonté se fasse", il se trouverait là comme comme sans volonté propre, comme si le Père lui avait permis certes de devenir homme, mais un homme sans les difficultés qui résultent de l'opposition entre Dieu et l'homme. Un homme désarmé, sans moyen de se défendre en face de Dieu. La mention de sa volonté propre est donc un signe de sa gratitude à l'égard du Père qui lui permet d'avoir une nature humaine complète. Ce n'est pas la faiblesse qui l'incite à dire cette parole, ni non plus l'impuissance, mais l'amour. L'amour qui reconnaît ce que veut dire : "Ma volonté", mais qui y renonce en faveur du Père. L'amour qui accorde plus de valeur à ce qui appartient au Père qu'à ce qui lui est propre, qui met en relief l'obéissance et l'exerce dignement. "Non pas ma volonté" : cette parole ne peut pas éveiller dans le Père l'impression d'un renoncement par faiblesse ou d'un mépris de son don. Elle renvoie en même temps au premier Adam qui avait tout le nécessaire pour faire la volonté du Père, mais ne voulut pas renoncer à sa volonté propre si bien qu'il se confirme aux yeux du Fils qu'Adam aurait pu résister à la tentation (p. 321).
12. Obéissance à l'Esprit
En assumant du Père sa mission, le Fils sait très bien que, dans son obéissance au Père, son chemin va vers la croix. Mais parce que l'Esprit réalise l'incarnation en couvrant la Mère de son ombre, le Fils sait tout aussi exactement que son obéissance va aussi à l'Esprit. Cette obéissance à l'Esprit, c'est une obéissance comme état d'âme : l’Esprit n'aidera pas seulement le Fils en tant qu'homme à chercher et à trouver la volonté du Père, il l'aidera aussi, selon l'âge du Seigneur et les situations de sa vie (qui correspondent à la volonté du Père), à avoir la juste disposition d'esprit ou le juste état d'âme. Quand l'enfant joue, quand le jeune garçon enseigne dans le temple, quand le menuisier fait son travail, sa mission est chaque fois parfaitement accomplie ; la conscience de sa mission, l'obéissance exacte au Père, n'empêchent pas le Fils de vivre totalement dans chacune des situations qui se présentent. Il connaît sa mission de souffrance, mais il joue pourtant comme un enfant avec les autres enfants, sans se faire de soucis. Et quand, à Cana, à la demande de sa Mère, il opère le miracle qu'il ne voulait tout d'abord pas faire, cela ne se fait pas avec une disposition d'esprit qui serait contraire à celui de la fête (p. 323).
13. Chacun doit choisir
Dans toute vie chrétienne se pose un jour la question : mariage ou conseils évangéliques. Il peut se faire qu'on fasse semblant de ne pas entendre la question, qu'elle soit couverte. Mais celui qui est ouvert l'entend. Lors de cette décision, Marie se fait toujours remarquer d'une manière ou d'une autre. Même si une fiancée a dit oui à son fiancé presque sans y réfléchir, elle aura quand même encore par la suite l’occasion de mieux y réfléchir. Quand quelqu'un affirme qu'il est catholique, qu'il prie et cherche réellement, il ne peut pas affirmer n'avoir jamais été mis devant le choix. Même celui qui depuis toujours était décidé pour le mariage ou la vie religieuse, sait quand même que la question a existé un jour et qu'elle a été résolue par la grâce (p. 368).
14. Trouver Dieu en toutes choses
Saint Ignace : La mortification continuelle ne veut pas dire saler trop sa soupe, brûler ses pommes de terre, etc. Mais qu'en tout ce qu'on fait (par exemple aussi en tout bon repas), on renonce, ne fût-ce qu'un peu, à quelque chose. Ce petit renoncement en tout ce que nous faisons ne veut pas dire mépris ou mésestime des choses, mais montrer notre disponibilité à toujours assumer aussi des renoncements plus grands si Dieu le demande, et notre reconnaissance à l'égard du Seigneur crucifié que nous gardons par là toujours vivant pour ainsi dire dans notre mémoire. Nous nous garderons de faire toute une histoire de nos petits renoncements et de les mettre en rapport direct avec la souffrance du Seigneur sur la croix. Ils sont plus un signe, un symbole, de notre amour pour le Seigneur. - Nous devons aussi savourer le bien que Dieu nous offre parce que c'est Dieu qui nous le donne. La mesure entre plaisir et renoncement change avec les circonstances et elle est aussi différente selon les hommes. Et nous regardons toujours le Seigneur qui a aussi pris du plaisir (Cana) bien qu'il eût connaissance de la croix future. - Chacun a en soi, dans sa constitution, une sorte d'échelle graduée pour le plaisir et le renoncement. Il sait par expérience la quantité de sommeil dont il peut se priver pour être frais le lendemain au travail. Il sait d'autre part, quand il s'est accordé une détente permise, que cela suffit pour quelque temps et qu'il va renoncer à la prochaine pièce de théâtre qui l'attire peut-être. En tout cela, il ne sera pas pointilleux, et il saura que le maximum dans le renoncement n'est pas le maximum de la perfection. Celui qui voudrait trouver Dieu en toutes choses en voulant jouir de tout – même si c'était en tout bien tout honneur – s'éloignerait très vite de Dieu. C'est pourquoi il est clair que l'expression : "Trouver Dieu en toutes choses" ne veut pas dire se tourner vers le monde pour jouir du monde. Je dois au contraire trouver Dieu en toute situation : dans le plaisir comme dans le renoncement. Il se trouve en tout ce qu'il offre, dans la joie et dans la tristesse, dans le plaisir et dans le renoncement, s'ils sont accueillis chrétiennement (p 411-412).
15. Révélations privées
Quelle autorité ont réellement dans l’Église les révélations privées, et quelle autorité doivent-elles avoir ? Saint Ignace répond en renvoyant à l'expérience d'Adrienne et du P. Balthasar : à tout ce qu'Adrienne a vu et dicté, et à tout ce que le P. Balthasar a mis par écrit. Il dit que ces choses sont vraiment pleines de sève et de vitalité. L’Église est toujours d'une certaine manière occupée à ce qui est desséché, et elle a besoin d'une arrivée de vie nouvelle. Et dans nos notes, tout, y compris ce qui est difficile, ce qui est apparemment abstrait (que nous devons laisser tel quel!), a quelque chose de cette vitalité. Quand des révélations privées pleines de vie sont rejetées par les croyants, il y a toujours derrière cela un rejet de la vitalité véritable de la foi. - Que l’Église, officiellement, n'ait très souvent pour ces choses qu'un "Nihil obstat" et ne s'engage pas plus, n'est certes pas très réjouissant ; mais on doit penser qu'il serait beaucoup plus épouvantable que de fausses révélations soient confirmées. Des erreurs à ce point de vue seraient à payer beaucoup plus cher par une déperdition de vérité. Il y a de plus une grande quantité de phénomènes mystiques qui sont compris faussement en partie par le mystique lui-même, il y ajoute du sien. Ceci aussi est à payer cher avec le trésor de prière de l’Église. Si, par exemple, quelqu'un a une fausse vénération pour une mystique qui n'en est pas une, cela doit être "compensé" par le trésor de prière de l’Église. - Seul le Seigneur est tout à fait saint, et à tout point de vue ; à part lui, personne ne l'est. Tous les saints ont leurs défauts et leurs lacunes. Naturellement l’Église ne peut pas canoniser quelqu'un qui n'est pas saint, mais elle peut cependant – et c'est ici qu'il y a un grand danger – canoniser aussi en lui des choses qui ne sont pas saintes. Par ailleurs, même en quelqu'un qui n'est pas saint, en quelqu'un qui n'est sûrement pas à canoniser pour l'essentiel, elle peut trouver des choses qui ont des rapports avec la sainteté et qui, en tant que telles, peuvent être admirées. Il y a par exemple chez Marguerite Bays bien des choses qui sont humaines et trop humaines, et qui sont transformées par l'opinion des gens. Ceux-ci, très souvent, ne sont pas en mesure de discerner correctement les signes de la sainteté. Même si un saint vit au milieu d'eux et qu'ils sont même convaincus que cette personne est un saint, il n'est pas encore dit du tout que leur conception de la sainteté est juste. S'il y a tant de diagnostics erronés, c'est parce que beaucoup de gens sont beaucoup trop portés à chercher en tout saint ce qu'ils cherchent eux-mêmes et ce qui leur correspond personnellement, parce qu'ils sont toujours à la recherche de leur saint pour se justifier et se donner de l'importance. - Saint Ignace donne un exemple : si un professeur de la ville vivait au milieu de paysans sans culture et si on leur demandait ce qui les frappe chez lui, ils ne parleraient pas de ses hautes envolées spirituelles, ils remarqueraient peut-être qu'il a besoin d'une fourchette pour manger de la viande et qu'il se passe un peigne dans les cheveux. Ils s'en tiendraient à ce qui leur semble étrange. D'un saint qui vivrait au milieu d'eux, les gens devineraient peut-être qu'il vit en partie au ciel, mais ils donneraient à ce fait une fausse importance. - Saint Ignace pense qu'on devrait se contenter des saints que l’Église a un jour canonisés sans en rajouter beaucoup; chercher à voir en eux le Seigneur et non ce que souvent ils ont ajouté de propre. Même chez les plus grands saints, il y a des "endroits faibles". Par exemple, ils n'omettent pas certains exercices de piété parce qu'ils ont l'obligation de donner l'exemple de la sainteté à leur entourage. Ils se sentiraient peut-être eux-mêmes coupables de faire autre chose pour le moment, mais leur "représentation" requiert qu'ils donnent maintenant cet exemple. Ils embellissent un peu eux-mêmes leur vie de saint (p. 424-426).
16. Que penser de la stigmatisation?
Saint Ignace : Les stigmates visibles ne sont là au fond que pour l'entourage. Celui qui souffre est stigmatisé pour les autres. Pour les stigmatisés authentiques, le danger de s'y complaire est pour ainsi dire inexistant. Il ne leur vient pas à l'idée d'en faire une histoire bien que cela ne signifie pas du tout qu'ils les mésestiment. Des signes de ce genre sont une confirmation de la mission. Les stigmates intérieurs, c'est-à-dire les douleurs aux endroits des plaies (souvent sans signes extérieurs), quand ils sont donnés, font partie du cœur de la mission de souffrance. Ils vont de pair avec la Passion qui est endurée et, la plupart du temps, ils ne sont pas qu'une souffrance purement locale, mais une souffrance qui passe à travers tout, jusqu'aux états d'abandon. Pour les signes extérieurs, le stigmatisé doit y voir clair rapidement. Il doit savoir que l'affaire ne le concerne pas. Les souffrances intérieures par contre ont toujours aussi le sens d'un avertissement. Elles rappellent à celui qui souffre que plus rien ne lui appartient. Une stigmatisée peut sentir des souffrances aux mains et aux pieds sans bien savoir ce qu'ils signifient. Le médecin ne trouve rien. Le confesseur dit : "Ce sont des stigmates", et il introduit la personne dans sa mission dont elle ne se doutait guère jusque là. Quiconque a une mission de ce genre doit en être tout à fait conscient. Car désormais il ne peut plus vivre un instant en dehors de cette mission, dans une existence purement privée. S'il le faisait, si par exemple, au temps où il n'a pas de souffrances, il considérait qu'il pouvait disposer librement de ce temps, le danger serait très grand qu'il s'en éloigne ; il commencerait aussi très vite à considérer ses temps de souffrances comme sa propriété (p. 430-431).
17. L'Imitation de Jésus-Christ
Pourquoi saint Ignace a-t-il tant aimé l'Imitation de Jésus-Christ ? Il dit : Parce qu'elle représentait au fond pour lui la première réalisation de ce qu'il cherchait, la première relation en quelque sorte moderne avec le Seigneur. A une certaine époque, elle fut pour lui une introduction à l'esprit de l’Écriture alors qu'il ressentait encore la lettre de l’Évangile comme une carapace autour de la figure du Seigneur. Dans l'Imitation, il a senti qu'on s'adressait à lui d'une manière plus personnelle pour ainsi dire ; elle fut pour lui un pont. - On devrait écrire les vies de saints de telle sorte qu'il y ait en elles des ponts pour les personnes les plus diverses. Il devrait y avoir en elles des montagnes et des vallées, le ciel et le quotidien. Pour lui, l'Imitation a signifié en quelque sorte le proche et le quotidien, malgré un certain détachement du monde (p. 437).
18. A propos des saints
Par quoi les chrétiens ordinaires se distinguent-ils des saints ? Saint Ignace : Tous les chrétiens ont une ligne ascendante, mais celle des saints est plus raide. Le chrétien ordinaire a un rayonnement, mais peut-être pas très grand. Son entourage peut lire dans son attitude quelque chose de la nature de ce qui est chrétien. Un chrétien qui se marie choisit sa femme, sa profession, ses amis ; il est libre en grande partie de ses choix et, par là aussi, de l'étendue de son action. - Si la pente est plus raide, l'influence sera plus grande. Un prêtre par exemple choisit davantage mais, dans le cadre de son choix, il est encore davantage conduit par Dieu. C'est ainsi qu'il peut aussi parler et agir au nom de Dieu, son action va au-delà de son rayonnement purement personnel. Dans une prédication, il peut s'adresser particulièrement à des auditeurs déterminés, mais l'action de ses paroles va au-delà ; il ne sait pas ce qu'il allume en réalité. Naturellement il y a de nombreux passages du premier au second. - Si c'est encore plus raide, le cercle s'élargit aussi davantage et, en même temps, il échappe toujours plus à l'homme. Le tout est géré par Dieu et aussi par l’Église. Là où la sainteté d'une personne est déjà connue d'une certaine manière de son vivant, l’Église pourrait lui donner l'occasion d'avoir un impact au loin (Catherine de Sienne, Ignace aussi). - Au sommet, se trouve la sainteté du Seigneur. Si nous n'étions pas pécheurs, il aurait, durant sa vie, converti tous ceux qu'il rencontrait. Tous se seraient jetés à genoux parce que devant eux se trouvait la sainteté parfaite. De même, s'ils n'étaient pas pécheurs, tous tomberaient aussi à genoux devant Dieu et devant le Seigneur en présence de la mission d'un saint. Car elle ouvre un accès à Dieu. Mais comme nous sommes pécheurs, l’Église est contrainte de mettre les saints en évidence, surtout ceux qui sont morts afin qu'on voie leur chemin, la manière dont ils sont allés vers Dieu. - Il y a aussi des saints qui, ici-bas, ne font pas grand-chose de visible, dont toute l'énergie est transplantée dans le ciel : c'est de là qu'ils agissent invisiblement. Le pécheur qui vit à côté d'un saint de ce genre, reconnaîtrait aussi ce saint, s'il n'était pas un pécheur, et, par lui, il serait enflammé d'amour pour Dieu ; mais le péché de l'entourage recouvre le saint, le rend invisible. - Un homme pourrait se distinguer des autres par le fait qu'il prie davantage qu'eux. Sa vie serait caractérisée de cette manière et, par sa prière, il préparerait surtout un terrain pour la sainteté et peu importe à qui profite ce terrain, à lui-même ou à un autre : Monique et Augustin. C'est par la prière de la mère que peut grandir la sainteté de son fils et, de son côté, la sainteté du fils met en lumière celle de sa mère. L’Église n'est pas étrangère ici : la canonisation de la mère a aussi le sens de mettre mieux en lumière la mission du fils (p. 439-440).
19. Canonisation
L’Église, dans son humanité, a besoin de certitude : d'où les miracles que les saints doivent opérer pour leur canonisation. Mais la plupart des chrétiens ne se donnent même pas la peine de prendre connaissance des miracles qui sont opérés. Il existe aussi dans le christianisme une résistance aux saints : ils rendent trop proches la réalité de Dieu et de ses exigences, ils sont incommodes. Ce n'est que lorsqu'ils sont morts qu'ils peuvent vaincre en quelque sorte cette résistance par leurs miracles. S'ils ont quelque chose à dire, il est toujours tôt assez d'en prendre connaissance après leur mort (p. 440-441).
20. Comment les saints se sentent-ils lorsqu'ils opèrent un miracle ?
Saint Ignace : s'ils sont comme des enfants et si le miracle arrive dans un temps de consolation, il ne leur fait pas la moindre impression. Ils en parlent peut-être à leur confesseur, un point c'est tout. Même quand ils se rendent compte que le miracle est passé par eux, ils le remettent à Dieu à l'instant même et une fois encore, un point c'est tout. Ce qui a été remis à Dieu est comme un secret de confession... entre Dieu et un quidam, justement pas celui qui a opéré le miracle : celui-ci se met hors circuit. Les choses se présentent tout autrement quand le miracle est opéré dans une période d'absence de consolation : cela peut alors torturer le saint de manière insupportable, le miracle apparaît comme une erreur et lui-même se prend pour quelqu'un qui trompe les autres. - Pour chaque miracle que le Seigneur a opéré, "une force sortait de lui" ; celui qui était le bénéficiaire du miracle sentait cette force. Quand un saint opère un miracle, il y a quelque chose de semblable, mais l'affaiblissement peut se trouver tellement à l'intérieur de l'affaiblissement du Seigneur que cela ne lui cause aucun problème. Il a pour ainsi dire mis son corps à la disposition du corps et de la force du Seigneur, et sa "déperdition de force" concerne le corps du Seigneur qui agit par le saint comme par l'un de ses membres. - Les miracles durant les périodes d'absence de consolation, surtout si on ne peut pas s'en expliquer paisiblement, peuvent devenir une sorte de tentation. Le diable peut avoir ici un accès, montrer à celui qui opère le miracle le domaine de son pouvoir diabolique, faire miroiter devant lui un "état adulte" qu'il ne connaît pas quand il est comme un enfant et consolé. Là il est immunisé contre le diable ; il apporte son miracle à Dieu comme un enfant son jouet à sa mère, personne ne peut l'en empêcher. - Question : Un saint peut donc se trouver pris dans la tentation par un miracle opéré par lui ? Saint Ignace : Oui. (p. 441).
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8. Théologie des sexes
Introduction
La Théologie des sexes (Theologie der Geschlechter – 254 pages) fait partie des œuvres posthumes d'Adrienne von Speyr. Il n'en est pas encore paru de traduction française. La présente fenêtre se propose d'en offrir un certain aperçu. Il faut commencer par jeter un coup d’œil sur l’avant-propos du P. Balthasar (p. 7-9) :
"Le présent volume rassemble des pièces grandes et petites qui furent dictées, à peu d'exceptions près, entre le 8 décembre 1946 et le milieu de l'année 1947. Ces méditations furent provoquées par une expérience spirituelle qui eut lieu ce 8 décembre, fête de l'Immaculée Conception de Marie... Si cette expérience ouvrit la profusion de perspectives neuves qui apparaissent ici, elle se rattachait néanmoins à beaucoup d'expériences et de réflexions qu'Adrienne von Speyr avait faites et amassées dans sa vie et dans sa profession de médecin; en témoignent les notes qu'elle avait déjà en vue d'un livre sur le médecin et son patient, les pages qui suivent en portent aussi maintes traces. Ce qui était nouveau, c'était la synthèse du sexuel et du théologique à tous les niveaux du théologique : de la Trinité à l'incarnation et à l’Église; d'une part le théologique recevait par là un tout nouvel ancrage dans le corporel; d'autre part le sexuel entrait indéniablement dans la substance de la théologie comme jamais encore peut-être jusqu'à présent.
Les aspects marquants sont si riches et se croisent de tant de manières que les pièces rassemblées dans ce volume ont opposé une résistance persévérante à se laisser mettre dans un ordre systématique. Il ne fut possible de les ranger que d'une manière assez lâche si on voulait que les ensembles fournis chaque fois par les dictées ne soient pas totalement démantelés et les fragments recomposés. Mais il n'était pas permis de le faire; il fallait garder le mode de penser de chaque pièce. Si bien qu'il faut prendre son parti de nombreux recoupements : ils permettent aussi des aperçus toujours nouveaux en perspective sur l'ensemble du sujet. Des pièces plus petites ont été réunies sous un titre commun; mais elles ne doivent se comprendre que comme des variations, sous forme d'aphorismes, sur un thème plus vaste.
Les notes sur le thème de la sexualité paradisiaque sont particulièrement morcelées et elles semblent même se contredire les unes les autres; on peut passer d'emblée sur ces notes avec un sourire condescendant; cependant celui qui connaît la tradition patristique (et aussi ce que dit Freud) tendra au moins l'oreille parce que le vieux thème de la différence entre le sens et l'état de la sexualité avant et après la chute, le péché originel, est ici repris, que l'on donne à ces deux notions un sens aussi moderne et aussi démythologisé que l'on veut. Si l'on rassemble toutes ces ébauches fragmentaires et difficilement unifiables, on pourra tout au plus en tirer ceci : les récits du paradis sur l'état de nudité et d'innocence originelles, mais aussi sur la fécondité de toute la corporéité, sur le rapport entre la conscience pécheresse et l'apparition du sentiment de honte, sur le vêtement de peaux de bêtes et sur la propagation de la vie selon le mode actuel après l'expulsion du paradis renvoient à des relations mystérieuses, à des choses qui ne nous sont plus guère accessibles.
On a récusé à la légère les idées des Pères de l’Église sur ce sujet comme platoniciennes ou même manichéennes. Mais justement l'évaluation positive de la sexualité chez Adrienne von Speyr - sans exemple dans l'histoire de la littérature spirituelle - à partir des relations théologiques de l'incarnation de Dieu, du rapport entre le Christ et l’Église, ne permettent pas du tout une telle dévalorisation. Le caractère autre du paradis, du point de départ idéal de toute la bisexualité humaine, demeure pour nous peu évident; par contre le rapport entre la sexualité et l'ordre du salut de Dieu se fait plus concret que jusqu'à présent, bien que toujours en même temps dialectique, et cela de telle sorte que le fondement théologique du mariage, non seulement globalement en tant que sacrement mais aussi dans ses réalisations concrètes, se trouve mieux équilibré face à la position privilégiée donnée à la virginité néotestamentaire qui est bibliquement fondée et qui fait partie de la tradition catholique. C'est pourquoi le thème marial est fortement mis en relief : comme le Christ, Marie se trouve au-dessus des états, elle est vierge et mère mais, par sa virginité (en tant que mise à la disposition de Dieu de tout le domaine corporel), elle participe aux mystères du sexuel beaucoup plus profondément que ne l'admettait en général la théologie jusqu'à présent.
Celui qui veut utiliser les pages qui suivent en théorie et en pratique, qu'il veuille bien les voir et les laisser dans leur diversité; et s'il en détache l'une ou l'autre ligne, qu'il n'oublie pas tout le contexte où elle est insérée. Ce n'est qu'en tenant compte de toutes les nuances - qu'on doit recueillir soi-même par une lecture soigneuse de toutes les parties du livre - que les pensées ici exposées peuvent être fécondes pour l’Église d'aujourd'hui.
Beaucoup de choses ne sont indiquées que vaguement, demeurent inachevées. Maintes pages trahissent un regard en profondeur qui n'est pas parvenu à être pleinement exprimé. L'éditeur s'est refusé à compléter des lignes qui s'interrompent ou à atténuer des choses parfois dures. Ce qui est dit du mode d'accouchement de Marie en fera sourire beaucoup; cela leur paraîtra au moins osé et impossible à justifier. Ces passages n'ont pas été écartés parce qu'ils ne sont pas le produit d'une "spéculation" mais d'une "expérience" telle que la comprennent les tomes V et VI des Œuvres posthumes. Ils ont du moins le mérite d'associer la virginitas in partu aux douleurs de la naissance qui reviennent à la Mère du Rédempteur. Les remarques médicales ont été laissées telles quelles, aussi conditionnées par leur époque qu'elles puissent paraître. C'est le cadre d'un tableau qui s'interprète lui-même dans sa simplicité et sa force lumineuse".
Patrick Catry
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Un coup d’œil sur la table des matières
1ère partie : Le sexe, l’Église, Dieu : Fondement trinitaire. Diriger et être dirigé. En chemin vers l'amour. L'homme. La femme. Le sexe et l'Esprit. Le sexe et la prière. Le sexe et le sacrement. Le sexe comme rôle devant Dieu.
2e partie : Entre Eve et Marie : Le paradis et la chute. Vierge et mère. Grossesse. Le travail de l'enfantement. Enfanter dans les douleurs. Le lait et le sang. Fonder une famille.
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Quelques textes
Table des matières des textes choisis
1. Voir les choses en face - 2. La nudité – 3. La séduction – 4. Les relations sexuelles – 5. La virginité – 6. La relation conjugale – 7. Le Père qui engendre – 8. Trinité et procréation – 9. Le Père et le Fils dans l'engendrement – 10. Polarité trinitaire et sexuelle – 11. La fécondité – 12. L'eucharistie – 13. Le corps et l'esprit – 14. Sexualité et prière – 15. La puissance virile – 16. La surabondance de la semence – 17. Donner et recevoir – 18. Force et faiblesse – 19. Le Père et le Fils – 20. Le corps – 21. Communion -22. Le cadeau – 23. Les rythmes – 24. L'enfant – 25. L'acte sexuel – 26. L'heure de la conception – 27. Puberté – 28. Du devoir de choisir – 29. Le temps des fiançailles – 30. Les fiancés sous le regard de Dieu – 31. Le terme du monde – 32. Curiosité et pudeur – 33. La douleur de la femme lors de l'ouverture – 34. Fécondité de l'acte sexuel -35. Marie et le mariage – 36. Prière après la relation sexuelle – 37. Le mariage en tant que sacrement -38. La semence de la Parole – 39. Vierge et mère – 40. Le fruit dans l'état de mariage et dans la vie consacrée – 41. Grossesse et renoncement – 42. Enfanter dans la douleur. Marie durant l'Avent – 43. La manière dont Marie accouche. Noël et la messe – 44. Corporéité du corps qui ressuscite et corporéité céleste.
1. Voir les choses en face
Pas de fuite devant le sexuel. Si le confesseur a une relation au domaine corporel qui est juste et ouverte, il est en mesure de mieux aider aussi au confessionnal. Pour le prêtre, on peut éclairer le problème de la sexualité à partir de la grossesse, du moins en partie. S'il comprend ce que les femmes paient pour le don qu'elles ont fait d'elles-mêmes, toute la sphère sexuelle apparaîtra dans une tout autre lumière. La relation sexuelle devient un prélude, l'important c'est l'enfant. C'est à partir de la naissance que devient compréhensible ce que signifie la relation sexuelle, même si sa signification ne se réduit pas à l'enfant. - Qui n'a pas idée de ce que sont les douleurs de l'enfantement ne peut pas non plus en général avoir une idée authentique et naturelle du sexuel. - Qui fait vœu de virginité n'a pas le droit de fuir la sphère du sexuel. Il y a un orgueil de la virginité qui doit être humilié. Et de plus cet orgueil se paie souvent par le fait que l'érotique se manifeste dans la sphère spirituelle ou mystique. Ceci est évité si la relation à toute cette sphère est saine et en ordre, même chez celui qui y renonce. - Tout le domaine du sexuel est largement bloqué par des idées arrêtées, par des recettes, par des connaissances soi-disant médicales. Mais celles-ci ne
marchent pas chaque fois qu'on creuse un peu plus profond (p.10).
2. La nudité
Le corps tout entier est créé par Dieu, y compris dans ce qu'il a de plus intime, y compris dans ce qui en lui est humiliant. L’Église des derniers siècles a eu sans cesse tendance à passer simplement sous silence le bas-ventre et à laisser à Freud les complexes qui en ont résulté. C'est pourquoi il est important que les questions soient abordées aujourd'hui dans leur ensemble, sans crainte et ouvertement, et cela sans isoler la sphère sexuelle, mais en l'intégrant dans un ensemble humain, chrétien, ecclésial, christologique et trinitaire. - Ce n'est que si l’Église dépasse toute fausse pudibonderie qu'elle pourra faire barrage à la grossièreté des mœurs de nos jours. Aujourd'hui, la plupart des garçons et des filles n'ont plus de mystères corporels les uns vis-à-vis des autres. On ne va pas jusqu'au fond du phénomène de la honte. Il ne doit pas être dépassé par le manque de pudeur ; dans le dévoilement, la femme ne doit dépasser la honte que par un amour et un don d'elle-même plus grands. - Le Seigneur était nu sur la croix. La ceinture fut, pour l’Église, le commencement de la volonté de ne pas voir. On devrait du moins savoir que c'est l’Église qui couvre la nudité. Elle peut avoir pour cela ses bonnes raisons. Mais elle a trop oublié qu'il y a la nudité du Seigneur (p. 11).
3. La séduction
Les femmes qui se sentent incomprises et malheureuses sont portées à se rendre intéressantes dans leurs entretiens avec le médecin ou avec le prêtre. Elles veulent "offrir quelque chose", et si le prêtre se laisse entraîner, tout peut mal tourner. Cela peut commencer d'une manière très innocente, mais conduire bientôt à une fausse confession parce que la limite entre confesser objectivement ses péchés et s'exposer soi-même n'est pas prise en compte. Les péchés sont joliment disposés et présentés comme dans une corbeille-cadeau ; et le prêtre ne veut plus seulement aider dans le cadre du sacrement par son exhortation et l'absolution, il commence à s'intéresser au destin de la pécheresse, de celle qui souffre. La prudence est ici de mise. Et s'il s'agit de délits qui le touchent fort, il devrait, en tant que confesseur, transmettre à un autre le soin de continuer l'assistance qui peut s'imposer. Il y a aujourd'hui un grand nombre de jeunes filles qui ont l'intention de rouler le prêtre. Dans la plupart des cas des prêtres qui sont tombés, ce sont des filles qui les ont séduits (p. 12-13).
4. Les relations sexuelles
Dans la manière dont le monde aujourd'hui règle les relations sexuelles et les fait de plus en plus se dégénérer, il perd aussi progressivement la complémentarité spirituelle des relations. La relation sexuelle est rabaissée à quelque chose de purement physiologique ; les hommes jeunes ont des relations sexuelles pour donner libre cours à leurs tensions ou simplement aussi pour s'en vanter. Les filles ne veulent pas s'en laisser remontrer. Et si les premières expériences, qui la plupart du temps sont hors mariage, ont eu lieu sur ce plan, il est par la suite très difficile de les élever à un niveau supérieur. Le jeu spirituel qui devrait être joué entre les sexes n'arrivera jamais à se développer. Pour les chrétiens, le sexuel est intégré dans le sacramentel et, pas en tout dernier lieu, dans l'eucharistie (p. 14).
5. La virginité
Celui qui est vierge met toutes ses possibilités à la disposition de Dieu seul. Il renonce à en faire usage lui-même pour que Dieu puisse s'en servir. Ce que Dieu le Père a fait du renoncement du Fils : la plus haute fécondité de son corps dans l'eucharistie ! Ce que l'Esprit a fait de Marie : la plus haute fécondité de la maternité corporelle et du mariage spirituel ! Celui qui est vierge remet à Dieu ses forces sexuelles non pour qu'elles languissent et meurent le plus vite possible et qu'il puisse vivre en paix, mais parce qu'il sait la fécondité du renoncement. Il ne pense pas à une "sublimation" qui équivaudrait à une disparition, ni à une fuite ni à un détachement qui fermerait les yeux devant la réalité de la sphère corporelle et se retirerait dans un monde "surnaturel". Une fuite de ce genre se vengera du fait déjà que le sexuel, qui n'est pas vraiment dépassé, se présentera à nouveau et que celui qui a fui se montrera incapable de s'en tirer de manière saine. Il verra ses difficultés plus grandes qu'elles ne le sont en réalité, ou il essaiera de vivre en même temps dans deux sphères opposées, ou il donnera un autre sens à sa sexualité, il se soulagera dans d'autres domaines de la vie : solutions tout à fait fausses. - Il doit offrir et rendre à Dieu la sphère sexuelle telle qu'elle est. Il doit appeler les choses par leur nom, reconnaître leur place das la nature humaine, affirmer leur valeur et, justement parce qu'elles ont grande valeur, y renoncer les yeux ouverts. C'est ce que doit faire déjà un jeune séminariste qui s'engage dans la voie du sacerdoce. Il ne doit pas y renoncer en pressentant vaguement ce qu'est la sphère sexuelle mais avec la pleine conscience de ce qu'il possède humainement et qu'il pourrait utiliser, mais qu'il sacrifie pour l'amour d'un bien plus grand. C'est lui-même qui doit faire ce renoncement sinon, plus tard, il accusera les autres de l'avoir soi-disant trompé et roulé. Il doit s'engager consciemment pour la vie tout comme un homme marié s'engage pour un mariage monogame avec telle femme donnée. Il se mettra dans la main de Dieu comme un instrument aux multiples sonorités, il ne fera pas comme s'il était un être atone et asexué, il n'essaiera pas non plus de l'être. Il peut arriver que le fait de ne pas exercer sa fonction sexuelle conduise avec le temps à un certain apaisement ; il peut laisser à Dieu le soin de s'en charger. Il n'a pas besoin de s'en réjouir particulièrement ni de s'y opposer consciemment ; il doit laisser Dieu disposer de lui également à cet égard (p. 15-16).
6. La relation conjugale
Tout sentiment personnel que quelque part on n'est pas à la hauteur, qu'on ne va pas assez loin, doit être dépassé. C'est derrière. Le repos dans la perfection de l'amour conjugal ressemble au repos dans une parfaite contemplation. Quand Dieu amène quelqu'un à la contemplation, le rend docile, prend tout en main et n'exige rien d'autre qu'une disponibilité façonnée par Dieu lui-même, il serait quand même très pharisaïque que cette personne en vienne à s'accuser d'une défaillance dans la contemplation. Il en est de même dans le mariage pur. Si, après coup, en réfléchissant, la femme voulait se faire des reproches pour ne pas avoir assez aimé Dieu quand l'homme était auprès d'elle, ce ne serait pas juste. Elle a remis à son mari ce qui est au-delà. Et le mari également n'a simplement qu'à se donner, et c'est Dieu qui décide de ce qui va sortir de son don de lui-même : s'il pourra donner sa semence, si cette semence sera féconde ou non. Si Dieu donne tout et si tout est reçu de Dieu, alors tout est juste tel qu'il le donne. Ce sont des instants qui sont sacrés (p. 17-18).
7. Le Père qui engendre
Le Père n'engendre qu'une fois pour toutes : le Fils. Ni l'Esprit Saint ni la création ne sont "engendrés". Et le Christ n'engendre rien d'autre que l’Église en s'offrant à elle une fois pour toutes d'une manière eucharistique avec tout ce qu'il est et tout ce qu'il a. La création du Père se produit sans que la question soit posée aux créatures. Mais l'eucharistie du Fils, ne peut la recevoir que celui qui croit et donne son consentement. L'eucharistie se crée elle-même une réponse. Dans le sacrement, le Seigneur veut obtenir que soit confirmé son propre oui. L'Église est certes créée par le Fils à l'origine sans que la question lui soit posée, mais dès qu'elle est là, elle doit dire oui à sa relation au Seigneur. Et très proche du oui de l’Église au don que le Seigneur fait de lui-même à l’Église se trouve la vie selon les conseils évangéliques : comme don de soi volontaire au Seigneur qui s'est donné. - Le Fils qui naît éternellement du Père, il ne lui est pas "demandé", dans l'origine paternelle, s'il veut être engendré. Mais, en tant que Fils engendré, il est aussi celui qui répond au Père de toute éternité. Et dans son oui et ses répercussions infinies continue l'éternel engendrement du Père. Et c'est parce que le Fils dit éternellement oui à la volonté du Père, parce qu'il est éternellement dans l'obéissance au Père, que la question lui est posée par le Père pour les engendrements procédant de l'engendrement éternel. L'Esprit Saint est celui qui détermine cette question ; il est le témoin éternel, c'est pourquoi aussi il doit pouvoir témoigner de l'entente éternelle du Père et du Fils. Dans cette "question" se trouve le clair témoignage que le Père et le Fils ne sont qu'une seule volonté. - C'est pendant que le Fils est engendré par le Père que l'Esprit procède des deux. Pas ultérieurement. De même que, dans une relation sexuelle de pur amour conjugal, ce n'est pas seulement un enfant qui prend forme, c'est de plus quelque chose de spirituel pour la famille, pour l’Église, peut-être des conversions, des vocations, etc. Dans la procession de l'Esprit se révèle purement et simplement la fécondité divine ; la fécondité spirituelle pour l’Église d'un mariage pur a lieu au niveau de la Trinité de Dieu : dans l'amour authentique, l'existence à deux ne cesse d'être dépassée dans "l'excellence" de l'amour. - En Dieu, l'homme et la femme ne sont pas seulement deux moitiés qui se complètent et se parachèvent mutuellement. Ils forment ensemble un espace où Dieu se répand. Leur amour humain est exposé à l'amour de Dieu, il lui est ouvert. (p. 21-22).
8. Trinité et procréation
Dans la relation sexuelle, il peut être plus facile pour l'homme que pour la femme de dire où se trouvent les sommets. Pour l'homme, c'est l'éjaculation. Pour la femme, l'instant de la pénétration de l'homme peut déjà être un sommet, mais aussi d'autres instants. La femme a une extension et une continuité plus grandes que l'homme. Si l'amour de l'homme pour sa femme est sûr, peu importe en quelque sorte pour la femme qu'il vienne aujourd'hui ou seulement demain. Dans les relations de l'homme et de la femme, on peut voir une parabole pour les choses en Dieu. Le Père serait féminin dans la mesure où il aime constamment de la même manière, il serait homme dans la mesure où maintenant justement il engendre le Fils, et où maintenant justement, avec le Fils, il fait procéder l'Esprit (p. 22).
9. Le Père et le Fils dans l'engendrement
Le Fils est si effacé dans l'acte de l'engendrement pour qu'il puisse se reposer totalement dans une contemplation féminine du Père en laissant au Père tout l'acte d'engendrer. Il devient masculin vis-à-vis du Père quand il ramène le monde dans le sein du Père par son action. Quand il est engendré par contre, il contemple le toi du Père sans s'y refléter lui-même ; dans cette attitude de contemplation, il est obéissance absolue : en laissant le Père le dominer, en se retirant même pour laisser le Père être tout en lui (p. 23).
10. Polarité trinitaire et sexuelle
Sur la croix, le Fils ne pourrait être aussi impuissant et il ne pourrait autant se donner lui-même si le Père n'était si puissant et si exigeant. S'il y a un don de soi aussi grand que celui du Fils et que celui de la femme, c'est que les deux renvoient comme des réceptacles à la démesure de ce que les deux peuvent remplir. Mais c'est l'Esprit qui, en Dieu et aussi dans le sexe, opère l'échange. Quand la femme reçoit la semence virile, cette semence reste en elle témoin de la vitalité du père jusqu'au moment où la semence et l'ovule s'unissent. Dès ce moment, l'enfant en formation devient le témoin de la vitalité des deux parents. On ne peut plus séparer dans l'enfant les traits du père de ceux de la mère. De la même manière, l’œuvre de la rédemption de Dieu dans le monde est le fruit commun de la virilité du Père et du pur don de lui-même (impuissance de la croix) du Fils, et l'unité indissoluble des traits des deux est établie par l'Esprit Saint. L'unité réelle est justement possible par le fait que les deux qui sont concernés (Père et Fils, homme et femme) se comportent dans l'amour de la manière la plus polaire possible ; c'est dans la polarité qu'est garantie l'égalité de l'amour (p. 23).
11. La fécondité
Au début de leur mariage, les époux chrétiens veulent en esprit ce que Dieu requiert d'eux. Ils veulent être féconds de la manière dont Dieu l'entend. Dans l'unité de leur esprit, ils veulent ce que requiert l'unique Esprit. Et quand ensuite les corps s'unissent, aura lieu également une rencontre de l'esprit d'obéissance qui leur est commun. De la même manière par exemple le cadeau d'un livre par un ami peut exprimer bien des choses : l'unité de tendance du goût des deux, le souhait que l'autre puisse trouver le livre aussi beau que lui, etc. C'est ainsi que l'acte corporel concentre en lui bien des choses spirituelles. Pour être fécondes, elles doivent toutes être mises sous le dénominateur de l'obéissance conjugale commune. Car, pour les chrétiens, la fécondité de l'acte réside beaucoup plus dans l'obéissance que dans l'enfant qui a été engendré. Si, lors d'une relation sexuelle, un homme ne veut pas d'enfant et que par hasard il en arrive un quand même, il stérilise lui-même, d'un point de vue chrétien, son acte sexuel. Ce n'est pas un acte d'obéissance. Son acte le contrarie parce que, contre sa volonté, il est devenu fécond. L'unité d'esprit à laquelle on arrive chrétiennement faisait défaut, du moins il n'y avait pas l'obéissance fondamentale qui marque de son empreinte toute la vie conjugale ; tout au plus, de manière passagère, un "si ça me plaît". C'est pourquoi, d'un point de vue chrétien, l'acte sexuel ne devrait pas être posé simplement parce qu'on en a justement envie ou qu'on voudrait avoir un enfant. C'est avoir la vue trop courte. L'enfant serait ainsi le produit d'une humeur des parents. Il en est de même si la femme ne voulait avoir que l'enfant sans être en unité d'esprit avec son mari ; ce serait quelque chose d'isolé, un simple calcul. C'est pourquoi on ne devrait pas séparer les uns des autres les "buts du mariage". (p. 24).
12. L'eucharistie
La réitération de l'acte sexuel et de son intimité est pour les époux une confirmation et une réalisation de quelque chose de tout à fait normal, de quelque chose qui semble avoir valeur depuis toujours, qui ne présente presque aucune limite dans l'espace et dans le temps. Pour une femme qui est catholique, la limite entre son appartenance à son mari et au Seigneur eucharistique peut s'estomper. Et comme le Seigneur dans l'eucharistie est signe et garant d'une existence dans le ciel, les lois de l'amour physique deviennent la caution des lois de l'amour céleste. La joie profonde de pouvoir appartenir à un toi humain ne peut se séparer nettement de la joie profonde de pouvoir appartenir à Dieu par le Christ. La première joie n'est pas inhérente à ce qui serait exclusivement terrestre. Et quand la première joie devient tout à fait concrète dans le don de soi, la joie d'être remis à Dieu est aussi actualisée. Il y a chaque fois le point où la femme se perd dans son mari et elle sait alors qu'elle est utilisée dans un sens définitif, que quelque chose de son don d'elle-même est gardé par la main de Dieu, qu'il dépasse donc la relation humaine toi-moi et trouve ainsi son utilité pour les autres, pour le monde et pour le royaume de Dieu. C'est l'exact contraire d'un don de soi calculé. C'est un pur don de soi avec la conscience que quelque chose est pris par Dieu. La présence physique dans l'acte sexuel est une preuve que par ailleurs l'amour aussi est toujours présent, un amour corps et âme. De même que la réception de la communion est la preuve ponctuelle que le Christ, avec son corps et avec son âme, était, est et sera toujours présence. - La communion, on ne peut pas la modeler soi-même. On est modelé par elle. Chacune est toujours différente. De même que chaque rencontre corporelle est toujours différente. Tantôt elle dure longtemps, tantôt elle est brève; l'homme non plus n'est pas en mesure de tout façonner lui-même. Il ne doit pas non plus vouloir décider arbitrairement et de son propre chef, mais savoir que Dieu lui donne la semence pour la transmettre. Il doit se sentir profondément comblé à l'instant où sa semence se déverse. La femme reçoit quelque chose de l'homme, l'homme ne reçoit de la femme que le don aimant qu'elle fait d'elle-même. De même le croyant reçoit du Seigneur sa forme eucharistique, mais le Seigneur ne reçoit du croyant que sa volonté de se donner lui-même. Et c'est pour cela qu'il est venu : se donner à nous, à nous qui voulons lui être donnés. En se donnant, il modèle le don que fait de lui-même celui qui se donne à lui. Il y a une sorte d'anéantissement (en français) de la femme comme de celui qui communie afin que l'homme, afin que le Seigneur, puisse imprimer sa forme. Presque un effacement de la personnalité dans l'abandon de soi, sans réflexion, tout simplement. - Quand on communie pour la première fois, on ne sait pas comment ça va se passer ; on est tout à fait étonné. Puis, jusqu'à la prochaine communion, on vit d'une certaine manière dans une sorte de sollicitude pour que tout reste juste, bien qu'on ne comprenne rien réellement. On doit maintenant rester en communion avec la communion sans pouvoir saisir vraiment comment on le fait. Plus tard cette sorte de sollicitude – presque d'angoisse - disparaît, la communion elle-même opère de telle sorte qu'on demeure en elle et dans son champ de force. On apprend à s'adapter à elle. Alors qu'au début on pensait devoir faire quelque chose pour ne pas lui devenir indifférent, plus tard c'est plutôt comme si on devait faire quelque chose volontairement pour s'y rendre indifférent. Il en est de même pour le sexuel. Il est ce qui va de soi le plus simplement du monde, ce qui ne veut pas dire du tout qu'il devient une habitude (ce dont beaucoup se plaignent!). Pour la femme, elle ne se fait aucune idée à l'avance, elle ne veut donc pas non plus "atteindre" quelque chose ; si elle avait un projet et voulait ainsi atteindre quelque chose, ce serait un effort limité, un sport, dont on se lasse très vite. Mais pour l'homme aussi il en est de même, malgré son rôle actif. Son "projet" est dépassé par le simple fait d'être ensemble : cela procure une surprise toujours nouvelle, mais seulement si on est l'un auprès de l'autre dans le plus grand amour de Dieu, si on renonce à tout calcul et à tout prévoir d'avance, si on se laisse élever dans l'infini de l'amour. Pour le croyant, cette élévation n'est possible qu'en Dieu. Les lois aussi qui gouvernent l'homme et qu'il pense connaître lui-même doivent être remises à Dieu qui offre alors ce qui lui semble bon, comme il le veut et quand il le veut. Plus le couple est proche de Dieu dans la paix et le bonheur et la joie simple, plus Dieu lui ouvre ce qu'il a en vue.(p. 26-28).
13. Le corps et l'esprit
L'homme qui est croyant manifeste, dans l'acte sexuel, sa volonté d'obéir à Dieu. Cette volonté, c'est son esprit ; et son acte sexuel est le représentant de son esprit ; il n'est pas du tout dépouillé de son esprit parce que cet acte s'effectue en lui. C'est pourquoi ce que l'homme donne de lui est porteur de son esprit. De même que les formes eucharistiques sont porteuses du Seigneur. Cela n'aurait pas de sens de manger la chair du Christ si l'hostie n'était pas porteuse de son esprit, si l'hostie n'agissait pas par son esprit en tant que chair et sang. La "chair et le sang" de l'eucharistie sont apparemment détruits en moi, comme la semence de l'homme semble être détruite dans la femme. Et pourtant ils restent, ils agissent, parce qu'ils sont porteurs de l'esprit. A ce qui est spirituel dans l'homme correspond dans la femme ce qui est spirituel, son don d'elle-même désintéressé. Si le don d'elle-même de la femme était rempli de convoitise au lieu d'être désintéressé, elle insisterait pour avoir le plus vite possible une nouvelle relation sexuelle pour avoir des sensations. Mais ces sensations s'épuisent en elles-mêmes, elles ne survivent pas à l'acte sexuel. Elles proviennent de la rencontre des corps et elles éveillent le désir de répéter les rencontres et de les augmenter. Et si l'acte sexuel a pour conséquence une certaine fatigue, cette fatigue fait place aussitôt à un nouveau désir. L'acte sexuel par contre qui est accompli en Dieu n'aspire pas à plus, mais il se laisse donner ce plus par Dieu (p. 29-30).
14. Sexualité et prière
A partir d'ici, on peut comprendre bien des choses pour la prière. Si un orant exige de Dieu un état de prière, il ressemble à une femme qui veut imposer à l'homme qu'il se donne lui-même. Il retire à Dieu son action. Quand Dieu a entendu ma prière et l'a accueillie, il me donne quelque chose en échange, il me donne ce qui est à lui. Et il me quitte en laissant en moi ce qui est à lui – après la communion ou après tout autre prière – et il s'en remet à ma liberté de l'accueillir comme il l'a pensé. Il se produit alors une interférence étrange entre mes assujettissements corporels et ma liberté spirituelle. Ces deux aspects profondément différents se rencontrent aussi dans l'acte sexuel. La semence avec laquelle l'homme laisse la femme s'en aller agira en elle selon les lois physiques, mais son esprit reste libre de l'accueillir en toute liberté. Toute relation sexuelle qui n'a pas d'effet spirituel est tout de suite une prostitution : la femme reçoit certes l'homme physiquement, mais elle refuse de l'accueillir spirituellement. Car l'accueil de l'esprit de l'homme ne peut pas rester limité à l'acte sexuel lui-même, il lui faut essentiellement un effet avant et après. C'est que l'esprit est immortel. Un esprit limité à l'acte sexuel ne serait pas un esprit. Pas plus que n'est vraie une communion qui serait limitée à l'acte de sa réception (p. 30-31).
15. La puissance virile
L'homme reçoit de Dieu sa puissance virile; il pose les actes que Dieu lui a donné de poser et à vrai dire avec une indépendance que Dieu aussi lui a donnée. Mais l'effet de son acte sexuel, il le possède dans la femme ; en mettant en œuvre sa puissance, il s'en acquitte pour ainsi dire ; sans elle, il ne saurait pas ce dont il est capable. Quand l'homme pose son acte, il se tourne pour ainsi dire vers Dieu et vers sa femme : à Dieu il livre la preuve que Dieu est puissant - non que Dieu ait besoin de cette preuve -, mais cela tient à la nature de l'homme de le faire. Il se tourne vers sa femme avec l'espoir d'être accueilli, de recevoir la preuve que sa puissance a une vraie valeur. Il est confronté à l'origine et au but de sa puissance, il ne possède cette puissance que comme un médiateur, afin que la femme connaisse par lui quelque chose de la force de Dieu (p. 32).
16. La surabondance de la semence
Il y a en l'homme une maturation de la semence jusqu'à l'abondance et la surabondance, avec des tumescences inévitables, parfois légèrement pénibles, dans lesquelles sa vie sexuelle acquiert une sorte d'autonomie qui peut se comparer à peu près aux coups de l'enfant au cours de la grossesse. Même dans son sommeil, son esprit aussi en est touché. Il lui faut quelque chose de la patience de la femme dans sa grossesse pour ne pas en disposer lui-même, quelque chose de la patience de Joseph, de la supériorité de l'homme spirituel qui reste maître aussi de sa fonction sexuelle comme de l'une de ses fonctions. La semence qu'il perd dans son sommeil profond ou involontairement d'une autre manière, ou qu'un homme vierge perd par amour pour Dieu, n'est pas stérile ; provenant de l'homme qui se maîtrise, elle est assumée par Dieu et utilisée dans le sens d'une fécondité invisible. Les élans de la fécondité physique ne doivent pas être épargnés aux religieux et aux prêtres dans leur propre expérience pour qu'ils ne cessent de comprendre la sphère dans laquelle, librement et volontairement, ils n'entrent pas parce qu'ils ont consacré à Dieu leur fécondité. Ceux qui renoncent connaissent très bien l'arbre défendu, comme Adam et Eve, et ils n'y touchent pas. Mais ils ne sont pas seuls, ils ont dans la nouvelle Alliance le nouvel Adam et la nouvelle Eve qui ont renoncé totalement eux-mêmes et pour tous ceux qui les suivent, et qui leur communiquent quelque chose de la force de leur renoncement. (p. 33-34).
17. Donner et recevoir
Le Christ aime tous les hommes, mais les apôtres sont ses plus proches, car ils ont été élus et rendus capables d'accepter son amour absolument et directement. "Toi, suis-moi" contient deux éléments : le droit du Christ de demander qu'on le suive, le devoir de celui qui est appelé d'accepter de le suivre ; les deux éléments sont l'expression de son amour parfait. Il est leur tête, eux ses membres. Dans cette relation, il y a la possibilité de faire l'expérience de l'amour parfait. Ce n'est pas une relation dans laquelle l'amour "qui dirige" serait, d'un point de vue humain, plus grand que l'amour "qui suit" : les deux au contraire sont du pur amour. Tous dans l'Eglise, hommes et femmes, sont féminins vis-à-vis du Seigneur. Cette obéissance est exigée parce qu'elle est donnée et elle a, en tant que réponse de l’Église, d'innombrables manières de pouvoir correspondre, où l'imagination et la faculté d'invention féminines ont autant de manières de s'exprimer que les idées créatrices pour les hommes. Il n'est pas plus difficile d'obéir que d'exiger si toute exigence et toute réponse découlent d'un amour pur. Si l'amour entre l'homme et la femme est juste, non seulement il se déroulera constamment sous le regard de Dieu, il n'aura donc pas honte devant Dieu, il sera à découvert devant lui également dans ce qui est physique, comme Dieu le veut ; plus encore, il comprendra tout d'un coup à quel point il en est partie prenante. Que donc tout le jeu de l'amour (l'un donne, l'autre reçoit) débouche sur un amour et une fécondité divins. L'amour n'est en rien étranger à Dieu mais, en tant qu'image de la vie divine, il est quelque chose qui est créé par Dieu et même quelque chose qui lui appartient. (p. 35-36).
18. Force et faiblesse
Si l'homme est un vrai chrétien, il se laisse éduquer à l'humilité et à la soumission, et il est reconnaissant de pouvoir se montrer aussi dans la faiblesse à sa femme. Tandis qu'il est humilié, sa femme est fortifiée et conduite plus loin. L'homme n'abandonne pas pour autant sa position d'homme, mais il se souvient de la fécondité qui se trouve dans le don d'elle-même de la femme, il se souvient plus profondément que tous deux reçoivent leur fécondité de leur soumission au Seigneur. - Le tout est un jeu sérieux de l'amour. Le service de l'amour n'est pas minauderie. Finalement ce qui se passe dans le corps de l'homme est assumé par l'esprit et transmis et offert par lui à l'esprit de la femme. L'esprit de l'homme dilate celui de la femme comme l'esprit de l'homme est dilaté par l'esprit de service vis-à-vis du Seigneur. Ce n'est pas par hasard qu'Ignace a offert au Seigneur ses services de chevalier et qu'il est devenu le chevalier de la Mère du Seigneur. Les expériences de l'époque où il était chevalier de ce monde lui paraissent bonnes et utilisables à l'avenir : là aussi il y avait de la noblesse de cœur et de la générosité, et le Seigneur n'aime pas renoncer à quelque chose qui est bon en l'homme (p. 43-44).
19. Le Père et le Fils
La génération du Fils par le Père divin est un acte qui l'accapare totalement, le comble, le définit vraiment. Se laisser engendrer définit l'être du Fils, qui ne veut rien d'autre que persister dans cet acte de génération du Père, qu'être son fruit. En accomplissant l'acte sexuel, l'homme peut s'élever si haut qu'il devient une image du Père, et la femme s'élever si haut dans l'accueil parfait qu'elle devient une image du Fils (p. 45).
20. Le corps
Le corps de la femme s'éveille pour ainsi dire sous les caresses de l'homme : tantôt telle partie, tantôt telle autre, la caresse a chaque fois en vue le corps tout entier, en fait la personne tout entière, et les parties ne s'éveillent ainsi que dans l'appel du tout : c'est la femme qui, à l'appel de l'homme, s'éveille et vit. Et c'est par cet appel tout entier que des parties d'elle s'éveillent dont elle n'avait pas conscience et qui, pour elle, n'ont pas de sens en dehors de son amour pour son mari. Si, par la suite, elle les cultivaient pour elle-même, le tout s'engourdirait. L'homme ne pourrait plus la trouver parce qu'elle se serait dispersée dans la multiplicité, et cette multiplicité serait stérile. La fécondité véritable fait toujours entrer la multiplicité dans l'unité. Ce qui est multiple s'éveille par quelqu'un et l'unité se trouve dans l'aimé. Mais l'unité de l'homme aussi se trouve au-dessus de lui. Sa semence est innombrable, il ne la maîtrise pas. Et c'est de cet innombrable que naît quelque chose d'unique : l'enfant. De même aussi que les innombrables paroles de Dieu sont nécessaires pour éveiller un écho dans l'âme (p. 45-46).
21. Communion
Pour la réception de la communion, se comporter comme la femme quand elle reçoit la semence. Non pas aussi souvent que tu peux. Mais en étant simplement disposé à recevoir. Cela pourrait vouloir dire un jour : ne communie pas pendant un certain temps ; offre ta soif de communier et laisse croître en toi cette soif. Ou bien : communie quand le Seigneur te désire et sois-y totalement disponible. L'abstention peut opérer une croissance dans la disponibilité, dans l'amour (p. 46).
22. Le cadeau
La femme qui se fiance agit en toute responsabilité. Elle donne une réponse réelle. Elle fait un certain nombre de pas, elle va à la rencontre. Une fois le mariage conclu, les pas de la femme ont été faits en un certain sens. Elle n'invite plus parce que sa disponibilité doit être totale. Ce qu'elle pourrait encore faire, elle ne veut plus le faire. Le jour du mariage est convenu d'un commun accord. Mais, après le mariage, l'épouse ne demande pas : "Quand vas-tu me prendre ?" Elle laisse la place à son époux, elle lui laisse le soin de décider et de demander. Le mari doit le savoir et ne pas se dire : ma femme ne me demande rien, donc elle ne veut plus. Au contraire : parce qu'elle ne demande plus, c'est qu'elle m'attend. Et il prépare les deux au cadeau de l'amour mutuel : le cadeau de se donner et celui de se laisser prendre. Il y a là un voile que le mari ne cesse de retirer (p. 46-47).
23. Les rythmes
La femme a ses règles, l'homme aussi a certains rythmes dans sa fécondité, dans son excitabilité. Dans une large mesure, ceux-ci sont conditionnés subjectivement, ou bien ils diffèrent selon les individus, ou bien ils sont déterminés aussi par des accoutumances. L'homme ne doit pas faire de sa "règle" une loi pour sa femme, encore moins faut-il que les deux règlent leurs rapports sexuels en dehors de l'amour, selon l'une ou l'autre loi physiologique. Abstraction faite des jours d'indisposition de la femme, tout doit rester en suspens, justement pour la femme ; sinon très vite la "justice" l'emportera sur l'amour. Il est ici requis de la femme, dans une large mesure, qu'elle puisse, comme naturellement, faire preuve de renoncement : tantôt elle voudrait plus, tantôt moins. Si elle est souple et que l'ensemble de l'amour humain entre les deux est en ordre, une paix s'établira dans leurs relations réciproques (p. 47).
24. L'enfant
Celui qui engendre est comme le dépositaire d'une force qui le dépasse. Elle se concentre en lui. Pendant l'engendrement, il est dépouillé de cette force ; il ressemble à Samson à qui on a coupé les cheveux. Mais, avant l'acte, le sein récepteur doit se rendre digne par l'amour de recevoir cette force. Il la reçoit non pour la gérer lui-même mais pour que l'engendrant - Dieu, l'homme – puisse le lui reprendre à tout moment. Elle est mise en dépôt, et les intérêts sont que le "récepteur" devienne de plus en plus aimant. Ce qui est mis en dépôt travaille dans le "récepteur". La fécondité de la femme témoigne qu'elle a reçu comme il fallait la force de l'homme (qu'il a de Dieu). L'enfant représente pour ainsi dire les intérêts de l'amour de l'homme (p. 48).
25. L'acte sexuel
L'homme ne doit pas regarder l'acte sexuel comme un acte isolé. Pour la femme, il y a au début une certaine crainte : "Qu'est-ce qu'il mijote ?" L'homme ne doit pas répondre à cette crainte uniquement par l'acte sexuel mais avec tout son être, c'est par toute son attitude, qui ne doit pas être faible, qu'il doit la vaincre. La crainte appartient à la femme ; si elle ne l'avait pas, ce serait un signe qu'elle a été corrompue précédemment ; elle ne voudrait pas non plus alors se laisser conduire, elle prétendrait diriger elle-même. - L'homme est responsable du juste accomplissement de l'acte sexuel (c'est pourquoi la femme est amplement excusée si l'acte n'est pas accompli comme il faut). Si l'homme est peu sûr au sujet de la réalisation de l'acte sexuel, il doit s'informer auprès d'un conseiller expérimenté. - Beaucoup d'hommes ont peur d'une impuissance présumée ou bien ils sont humiliés du fait d'une puissance défaillante, imparfaite. Beaucoup ont trop confiance en leurs propres capacités, ils sont trop occupés d'eux-mêmes et trop peu de la femme. La solution du problème se trouve souvent pour eux dans le fait de s'intéresser davantage à leur femme en s'oubliant eux-mêmes et en confiant le tout à Dieu qui est seul le Tout-Puissant (p. 48-49).
26. L'heure de la conception
L'heure de la conception est inconnue de la femme. Il y a là en quelque sorte un ménagement de la femme dont la responsabilité serait trop grande pour toute la semence reçue. Il y a l'instant où la responsabilité lui est retirée par la nature. De toute façon pour la femme, c'est plus dur que ce que l'homme imagine, qu'elle soit laissée seule aussitôt après l'acte sexuel. L'homme va et vient, la femme reste : et qu'est-ce qu'on lui a mis sur le dos ! Très souvent elle peut se sentir abandonnée et elle a besoin de beaucoup de tendresse de la part de son mari. La femme qui a conçu dans le péché va se défendre de l'enfant et faire tout ce qui est possible pour ne pas être féconde. Si elle a conçu en Dieu, elle ne fait plus de projets. Elle en laisse le soin à Dieu. Qu'il la bénisse s'il le veut. Il y a une longue période entre la conception et le moment où elle sait qu'elle est enceinte : un temps de pur abandon. Le mystère de Dieu devient vivant dans la femme sans qu'elle le sache. (p. 49-50).
27. Puberté
Dieu Trinité dans l'attente de l'incarnation : c'est un échange d'attente entre le Père, le Fils et l'Esprit. Le Fils se trouve en quelque sorte au milieu, touché d'une manière particulière par l'amour du Père et par l'amour de l'Esprit, si bien que dans cet échange - qui a lieu en même temps entre le Père et l'Esprit – il y a comme une anticipation de l'incarnation du Fils ; car l'amour divin vise toujours à produire un fruit et, cette fois-ci, le fruit sera le Fils. C'est pourquoi, dans cette attente, il est ce qui est le plus passif. Il poussera quand son heure sera venue. Mais maintenant il est dans la patience qui laisse le fruit mûrir en lui. - De même l'adolescent laisse faire en lui sa puissance sexuelle : elle devient en lui une puissance virile, qui le poussera à l'acte sexuel en temps voulu ; pour le moment, il doit laisser faire, ni forcer, ni refuser, ni fuir le processus de maturation. - Le futur prêtre aura plus tard à poser un acte d'un autre caractère ; dans son renoncement au domaine sexuel, il n'aura pas un vide là où les autres ont une abondance, mais il inclura le corporel de manière si positive dans son renoncement qu'il ne souffrira pas d'un appauvrissement, que Dieu le prendra tout entier et le rendra fécond. - Le Fils se trouve pour ainsi dire dépouillé entre le Père et l'Esprit, et il laisse passer en lui la volonté du Père et de l'Esprit pour qu'il devienne ce qu'il est : l'obéissance incarnée. Les nuits de la puberté peuvent être très dures. Mais elles sont récompensées par la puissance virile qui a mûri et par le droit de s'approcher de la femme avec son exigence. C'est ainsi aussi que le Fils connaît une passivité dans laquelle il est modelé comme une chose. Il est livré afin que le dessein du Père s'accomplisse purement en lui. Il n'essaie pas de voir, il ne veut pas savoir à l'avance comment il se sentira dans le corps qu'il aura. Il apprend dès maintenant l'abandon le plus extrême, la passivité de la croix. Comme il doit devenir une créature, il assume un rôle féminin, même si cet être créé sera un homme. Il apprend à tout perdre pour pouvoir plus tard tout exiger (p. 53-54).
28. Du devoir de choisir
Il y a dans le sperme d'innombrables cellules qui sont toutes dotées de la même fécondité ; mais une seule cellule s'unira à l'ovule et réalisera la fécondation. C'est Dieu qui opère le choix de la fécondité avec laquelle il va associer son action créatrice. Lors du choix d'un époux ou d'une épouse, des hommes et des femmes innombrables sont tout disposés à choisir, mais ces deux sont réunis par l'amour de Dieu. Ils sont libres pourtant, ils peuvent dire oui ou non au choix de Dieu. Mais s'ils sont en Dieu, ils feront leur choix dans le cadre du choix de Dieu. - La semence semble amorphe et trouble, et elle est pourtant extrêmement polymorphe, elle est constituée de cellules visibles. L'être humain aussi, avec ses mille possibilités, semble amorphe et trouble avant qu'il ait choisi ou qu'il ait été choisi (les deux devraient coïncider !) Le choix détache la seule possibilité qui entre en ligne de compte et maintenant tout devient clair dans l'existence. Et quand la cellule choisie est fécondée, elle se débarrasse de tout ce qui est inutile, elle perd la queue qui lui permettait de se déplacer : elle a accompli son service et n'a plus d'utilité. Quand l'être humain a choisi définitivement, il y a aussi toute une traînée d'éléments qui doivent disparaître. - Quand l'ovule a reçu la semence, ses possibilités de réponse sont épuisées. Il se ferme à tout ce qui est extérieur. Quand une femme a dit oui à un homme, son oui est épuisé ; il n'y a plus que l'appartenance réciproque des deux, qui contient en elle toute la fécondité.
29. Le temps des fiançailles
Avant l'acte sexuel, qui est quelque chose de définitif, le fiancé et la fiancée doivent se sonder réciproquement. Dans ce dialogue, rien ne doit être évité, tout doit être considéré sobrement des deux côtés, tiré au clair, discuté. Quand l'une des deux parties pose des questions sérieuses à l'autre, celui-ci ne doit pas répondre par un baiser ou une plaisanterie. Les deux doivent se regarder spirituellement dans les yeux. Dans le choix des époux, il y a des choses qui doivent être absolument tirées au clair avant qu'on puisse en venir à un consentement réciproque. Ne pas penser : ça va s'arranger plus tard. - Cette vérification spirituelle doit se faire clairement une seule fois : ne pas tourner sans cesse en rond autour des mêmes choses ! Ce qui est justement exigé de l'homme à ce moment-là, c'est une objectivité disciplinée qui soit exemplaire aussi pour la femme. Il ne doit pas aller au-delà de sa sphère de responsabilité, ni exiger de la femme quelque chose d'inconvenant. Il voudra avoir un aperçu de son passé, de ses projets d'avenir, il lui demandera dans quelle mesure elle veut être à ses côtés définitivement. Et ce n'est qu'après cela qu'il donnera en quelque sorte en réponse un aperçu de sa propre vie. - Quand, avec sa responsabilité de futur époux possible, l'homme commence cette vérification mutuelle et l'effectue, ce qu'ils se confient l'un à l'autre doit être considéré comme un secret entre les deux, dans une certaine analogie avec le secret de la confession. Quelque chose de cette vérification mutuelle se poursuivra aussi après la célébration du mariage. Les époux sont confiés l'un à l'autre par Dieu, ils sont responsables l'un de l'autre. Ils devront s'avertir mutuellement s'ils voient que l'un des deux s'écarte du droit chemin. Plus l'ouverture réciproque sera grande, moins ce genre d'avertissement sera nécessaire (p. 56-57).
30. Les fiancés sous le regard de Dieu
Avant le mariage, les fiancés doivent vivre de Dieu aussi profondément que possible ; non pas ensemble bien sûr, mais dans des retraites pour un approfondissement personnel de leur propre relation avec Dieu afin que, dans le mariage, ils puissent s'apporter et s'offrir Dieu l'un à l'autre, et pas seulement leur moi fini. Ils doivent vouloir établir leur lit nuptial dans l’Église : le chemin va de l'esprit à la chair et, en sens inverse, par la chair à l'esprit. Ce n'est qu'ainsi que la chair est porteuse de la joie parfaite. - Les fiancés qui contractent mariage après avoir expérimenté un temps de renoncement ont beaucoup d'avantages pour donner forme à leur amour réciproque. Ils savent par expérience que l'amour est plus que l'érotisme. Dans de très nombreux mariages, l'homme sera un jour contraint de s'abstenir pour un temps plus ou moins long. S'il a appris à l'avance à aimer sa femme pour elle-même et à ne pas la considérer comme le réceptacle de ses besoins érotiques, l'abstinence qui lui est imposée lui sera beaucoup plus facile. - Dieu fait aux époux un cadeau merveilleux en les remettant l'un à l'autre. Mais ils devraient d'abord apprendre à voir le cadeau dans son intégralité avant de se précipiter avec avidité, comme des enfants, sur les paquets pour les ouvrir. Pour la femme, il faut qu'elle voie l'homme dans sa totalité, dans toutes ses dimensions ; il en est de même pour l'homme vis-à-vis de la femme. Qui se précipite tout de suite sur le sexuel est au fond un castrat : il se prive lui-même de sa plus haute faculté d'amour. Ou bien il est comme un ivrogne pour qui ne compte que l'ivresse, peu lui importe que ce soit un vin de valeur ou du vin ordinaire. Goûter d'abord un jour et apprendre à connaître la saveur particulière de l'être aimé avant de se mettre à manger et à boire. Il est vraisemblable que la plupart des hommes et des femmes ne connaissent pas du tout cette saveur de l'autre parce qu'ils ne se posent jamais de questions que sur ce qu'ils goûtent eux-mêmes. Ou bien ils répandent sur tout la même sauce parce que tout ce qui est corporel a pour eux le même goût : peut-être après le péché et l'enfer.(p. 59-60).
31. Le terme du monde
L'être humain appartient d'abord à Dieu. C'est à lui qu'il doit accorder dans sa vie le temps et la place qui lui reviennent. Cette priorité serait oubliée si les époux concentraient tout leur intérêt sur ce qui est charnel. La femme empêcherait l'homme de porter son regard sur l'amour de Dieu. Il faut distinguer l'instinct et la convoitise. L'instinct peut augmenter, la concupiscence ne doit cesser de décroître. On peut se réjouir de l'acte sexuel, s'y préparer aussi en pensée. Mais cet acte futur n'est pas le terme du monde. La direction fondamentale doit toujours viser le toi : faire plaisir à l'autre est plus important que son propre plaisir (p. 61).
32. Curiosité et pudeur
La curiosité et la pudeur vont de pair. Là où il y a pudeur, la curiosité peut se nicher. Il en est ainsi après le péché originel. La pudeur ne doit pas être surmontée par le manque de pudeur mais par l'amour, uniquement dans la relation conjugale bien sûr. Si la pudeur de la femme ne se laisse pas surmonter par l'amour de l'homme correctement assumé, c'est qu'elle manque d'amour ; elle est fière quelque part. Elle refuse l'amour, il lui manque l'humilité (p. 81).
33. La douleur de la femme lors de l'ouverture
La douleur de la femme lors de l'ouverture : quelque chose de la croix du Christ est inscrite en toute joie chrétienne. Pour la femme chrétienne, cette douleur a quelque chose de tout particulier : elle lui donne le sentiment qu'il se passe quelque chose de chrétien, qu'elle est prise au sérieux chrétiennement, parce que la douleur fait partie intimement de la joie chrétienne. Elle ne voudra pas la nier ; cette douleur l’introduit plus profondément dans la joie chrétienne. L'homme y a une certaine part. Cela lui fait de la peine de devoir faire mal. S'il n'est pas brutal, il remarque qu'il fait mal, même s'il ne peut pas savoir dans quelle mesure il fait mal (p. 90).
34. Fécondité de l'acte sexuel
L'acte sexuel une fois accompli entre l'homme et la femme n'est pas quelque chose qui est simplement terminé et qu'on peut oublier. Par leur union, ils sont marqués physiquement mais aussi spirituellement. Ne pas le remarquer serait ingratitude et injustice. La fécondité de l'acte sexuel doit continuer à agir comme un principe de vie. On peut réfléchir à la manière dont le Seigneur s'est préparé à une prédication au peuple qui était rempli d'attente ; parce qu'il est homme, il faut aussi qu'il se prépare, et parce qu'il est Dieu, sa préparation se trouve dans sa disponibilité : dans sa communion incessante avec le Père. C'est ainsi qu'il regarde le Père dans sa contemplation pour trouver le mot juste. Le Père lui donne aussi alors quelque chose de physique ; c'est ainsi qu'il s'écarte fréquemment de la foule et de ses disciples pour être seul avec le Père (à vrai dire, souvent on ne le laisse pas s'écarter ; il doit alors surmonter sa fatigue physique, son besoin de se reposer en Dieu, un rapide coup d’œil vers le Père doit lui suffire, comme nous faisons une oraison jaculatoire quand nous devons faire face à un travail inopiné : cette prière ne surmonte pas seulement l'esprit mais aussi le corps). - Et maintenant entre humains : ils puisent de la force dans leur amour et dans le plaisir qu'ils s'offrent mutuellement, dans le fait qu'ils se sont reconnus l'un l'autre, dans l'acte sexuel, mais aussi par ailleurs. Et ceci d'une manière tout à fait humaine : si bien que les corps ne font rien d'autre que les âmes (p. 101).
35. Marie et le mariage
Marie a fait l'expérience d'une joie directement en Dieu, une joie qui n'a pas eu besoin d'un époux. Elle a appris à connaître l'homme par son enfant : le Fils était en elle, il a grandi, il l'a quittée, il l'a prise avec lui à la croix : telle fut son expérience de l'homme. Avec son expérience, elle peut faire beaucoup aussi, par sa grâce, pour l'accord dans les mariages où on ne passe pas facilement d'une certaine joie à une joie totale (p. 118).
36. Prière après la relation sexuelle
Lors de l'incarnation, le Fils est confié au monde. Durant de longues années, rien d'autre n'est visible que ce fait que le Fils a été confié au monde : c'est confirmé par les bergers et par les mages, par le fait qu'il est au sein d'une famille. Le monde est devenu autre dans le secret, mais il n'en sait rien ; pour le moment, l'accomplissement de la promesse et la tâche de l'enfant sont totalement placés dans la Mère : elle prend soin de son enfant, elle protège aussi sa mission. - L'homme aussi confie sa semence à la femme. Ce qui est d'abord au premier plan, ce n'est ni la fécondité de la femme, ni les propriétés de la semence, mais l'acte d'amour, qui est en même temps un acte qui confie quelque chose et un acte d'attente. Cette attente peut prendre les formes les plus variées, mais elle est toujours basée sur quelque chose de visible, sur l'acte sexuel, qui a eu lieu et qui inclut le don de soi. C'est dans ce don de soi que le véritable amour entre l'homme et la femme a trouvé son expression, mais aussi en même temps ce qu'il comporte de mystérieux, de voilé, étant donné que l'homme a livré son mystère à la femme dans le mystère. Sans doute le mystère de l'homme est-il devenu le mystère de la femme, mais l'homme ne le lui a pas remis ouvert, il le lui a remis voilé. Une expression en est que le premier temps de la grossesse reste un temps d'ignorance, l'homme et la femme demeurent dans l'état d'un amour donné qui ne demande pas d'explications. Ils peuvent espérer que le fruit apparaîtra, ils peuvent confier à Dieu tout le mystère et se réjouir personnellement d'être devenus, en tant qu'homme et femme, associés à un mystère impénétrable qui requiert un temps d'attente et de persévérance. Et parce que le mystère se trouve dans le plus secret du corps, le plus secret de l'âme aussi lui est associé : une prière qui n'a pour ainsi dire pas d'objet précis. Les âmes de l'homme et de la femme doivent s'ouvrir à Dieu dans un abandon conscient où ils remettent aussi à Dieu leur mystère (p. 118-119).
37. Le mariage en tant que sacrement
Naturellement déjà la femme reçoit de l'homme beaucoup plus que le strict nécessaire : une seule cellule suffirait pour la féconder, d'innombrables cellules affluent en elle. Cela ne veut pas dire du tout que le reste est "perdu". Le croyant aussi qui reçoit le Seigneur dans la communion reçoit beaucoup plus que ce qu'il peut jamais utiliser. Il ne reçoit pas seulement son "pur salut" , mais une plénitude céleste qui entre en lui, il ne sait pas comment. - A partir d'ici s'ouvre un autre accès à la compréhension du sacrement du mariage. De même que tout à l'heure celui qui communiait ne pouvait pas dire exactement ce qu'il avait reçu ni combien, de même l'épouse ne peut pas dire non plus ce qu'elle reçoit de son époux. Même s'il est nécessaire que l'acte sexuel soit consommé pour que le sacrement soit complet, la plénitude qu'il donne à l'acte va pourtant bien au-delà de sa plénitude naturelle. Le sacrement n'a pas seulement des conséquences pour l'acte sexuel, il en a constamment, exactement comme l'eucharistie, avec laquelle le sacrement du mariage a beaucoup de points de comparaison. Un acte conjugal est bon dans la mesure où un véritable don de soi se réalise en lui, une communion est bonne dans la mesure où celui qui communie se rend docile au Seigneur ; elle est indigne dans la mesure où celui qui communie refuse la docilité. Quand des époux n'accomplissent l'acte sexuel que superficiellement et par habitude, sans vouloir le recevoir intérieurement, cela trahit une attitude qui n'est pas digne du sacrement. - Après le premier acte sexuel, le sacrement est consommé du fait déjà de la perte de la virginité. L'enfant aussi qui communie pour la première fois reçoit quelque chose de définitif, qui marque l'ensemble de sa vie, ce qui ne réduit pas bien sûr l'effet des communions qui vont suivre. - Dans le sacrement, les époux s'attestent l'un à l'autre, en présence de l’Église, qu'ils veulent tous deux ce que Dieu veut. Dans le cadre de cette volonté commune et d'égale valeur, la femme veut ce que veut son mari. C'est pourquoi elle n'a pas besoin de lui demander toujours anxieusement ce qu'il veut ; par le sacrement elle sait qu'il veut ce que Dieu veut. - C'est Dieu qui donne à l'homme la semence comme il lui donne la vie : à titre de prêt. Sa vie ne peut être féconde qu'en Dieu, et sa semence ne peut l'être que dans l’Église. La grâce, "cadeau de la vie", n'a son sens que par Dieu et en Dieu. Si on voulait s'enfuir avec ce cadeau et vivre sa vie pour soi-même, son caractère de grâce serait renié (p. 126-128).
38. La semence de la Parole
Pour sa relation à l’Église, le Christ s'inspirera de la relation de l'homme et de la femme. Il lui remet sa semence - la parole - pour que cette semence lève en elle. Ce faisant, il rend l’Église, en tant qu'épouse, coresponsable de sa propre action en tant qu’Époux. L’Église à son tour partage le mystère à tous ceux qui lui appartiennent, et elle crée ainsi la communion des saints. La semence de la parole lève en elle comme grâce du Seigneur pour tous. Et de même que la femme assume de manière contemplative l'action de l'homme, de même l’Église assume de manière contemplative l'action de la révélation du Christ ; la communauté de tous les croyants, la communion des saints, se livre à cette contemplation. La parole, qui est une action, est livrée pour qu'elle soit féconde dans le monde. La Parole qui, depuis toujours, était le Fils de Dieu se révèle comme étant une action du fait que le Fils devient homme (p. 154).
39. Vierge et mère
Marie a su qu'elle livrait à l'Esprit Saint le plus intime d'elle-même. Elle était aussi devant lui dans une nudité physique. Elle s'est préparée pour lui avec toute sa personne, et il lui a enlevé son voile. Pour elle, ce qui était exigé était une exigence démesurée, c'était "presque ne pas pouvoir". C'était aussi une totale désappropriation de sa virginité pour l’Église. - La semence de Dieu est déposée en Marie pour que naisse d'elle l'Epoux de l’Église. Quelque chose qui était Dieu devient chair en Marie. Et elle doit mettre à la disposition de l'incarnation tout son corps, l'extérieur et l'intérieur, pour que puisse se réaliser cet événement. Quelque chose de sa chair à elle est aussi incarné d'une certaine manière, et pour autant ré-incarné : quand elle porte l'enfant, il se fait une transformation de sa chair. Et ceci d'une manière essentielle parce qu'elle renonce à l'homme et qu'elle reste vierge. Par le Fils, elle reçoit une participation mystérieuse à une jeunesse éternelle de la chair, elle reçoit une candeur qu'elle gardera toujours. - Plus grandit son Fils – l'Epoux -, plus Marie grandit dans le rôle de l'épouse : elle devient le modèle de l’Église. Ce qui est maternel en elle subit, vis-à-vis de lui, comme une involution pour que ressorte son rôle d'épouse, ce qui une fois encore n'est possible que dans la virginité. Mais cela n'empêche pas sa fécondité, au contraire elle la favorise aussi dans son corps jusqu'à l'extrême. - Aujourd'hui l’Église est devenue si "spirituelle" que le corps du monde n'est plus fécondé par elle. Mais l’Église elle-même doit être un corps qui conçoit : en concevant le Christ, en le portant à son terme, elle le met au monde et pour le monde. Sinon elle n'est pas l'épouse du Christ, ce qu'elle ne peut être qu'à la suite de la Mère du Christ, dans sa fécondité virginale. L'eucharistie devrait être sans cesse l'acte fécondant qui est porté jusqu'à son terme dans l'amour pour le Seigneur (p. 162-163).
40. Le fruit dans l'état de mariage et dans la vie consacrée
Dans l'acte sexuel, s'est réalisé, entre l'homme et la femme, un échange réciproque d'amour, qui conduit à une nouvelle attente. Cette attente s'enracine d'une part dans la relation des sexes et ouvre d'autre part à un nouvel amour, à l'enfant. A l'être humain qui vit dans cette attente et laisse se poursuivre avec confiance ce qui s'est passé, Dieu a fait un cadeau inouï. Un cadeau d'éternité sous une forme qui est adaptée à la corporéité ; une corporéité qui est l'expression de l'esprit et qui est propre à rendre beaucoup plus vivant l'amour pour Dieu en esprit, un amour qui ne provient pas de l'être humain mais qui est offert par Dieu. L'acte sexuel et sa fécondité corporelle sont ainsi une image visible de la fécondité divine ; la vie exclusive pour Dieu, la vie religieuse, reçoit ici un nouveau visage : elle est l'attente d'un fruit, il vient de l'amour pour Dieu en vue de cet amour. - La naissance de l'enfant comble l'attente des parents. Et si les parents aiment leur enfant et l'accompagnent, ils perçoivent alors la croissance constante de ce qui a été réalisé. Mais quand un chrétien, sur appel du Seigneur, se met à le suivre et remet entre ses mains toute son attente, il a alors la certitude que Dieu se charge de ses affaires d'une manière semblable mais débordante. Dieu ne lui fait pas voir le fruit de son don de lui-même parce qu'il se réjouit de le posséder en premier et de le gérer dans son ciel. Ce qui peut en être visible ici-bas n'est qu'un symbole de ce qu'est le fruit en vérité. Un prêtre qui donne un enseignement à un catéchumène et peut le baptiser sait que le fruit n'a pas de rapport avec ses efforts, qu'il a pu être tout au plus un instrument de Dieu bien qu'il ne puisse pas déterminer sa part. L'homme et la femme ne peuvent pas non plus préciser leur part dans l'enfant : les deux ont dû coopérer ; mais la coopération entre le prêtre et Dieu, entre le religieux et Dieu, est encore beaucoup plus dérobée aux regards parce que le plus important du fruit est dans le ciel. Il en est de même aussi dans l'apostolat actif : tout ce qui peut être constaté ici-bas n'est toujours qu'un symbole du véritable fruit qui est dans le ciel et qui est beaucoup plus grand. Dieu prouve par là au croyant sa confiance : avec son accord, il utilise sa vie pour s'en servir comme d'un instrument et continuer ainsi l’œuvre de Dieu ici-bas, mais pour le ciel (p. 178-179).
41. Grossesse et renoncement
Une grossesse assumée comme il se doit transforme aussi la vie de l'homme. Par le sacrement qui a été reçu, la relation de l'homme et de la femme est spirituelle et conforme à la foi, elle peut et elle doit s'exprimer dans le rapport sexuel ; mais il y a d'abord une certaine tension entre le spirituel et le corporel : en haut il y a le lien spirituel permanent et indissoluble, en bas s'accomplit l'acte sexuel qui ne dure qu'un instant. Mais dans la grossesse, le corporel aussi reçoit de la durée. Auparavant il y avait un effort pour faire coïncider le spirituel avec le physique. Peut-être que la femme, pour son premier don d'elle-même, puise surtout dans le spirituel. Puis le sexuel entre en jeu, et il reste pourtant une recherche, une reconnaissance réciproque. - Puis quand la grossesse avance, arrive pour les deux parties la nécessité du renoncement. D'une part la femme renonce à cause de l'homme : d'une part, de manière grossièrement corporelle, elle ne peut plus supporter le poids de l'homme, d'autre part, de manière plus spirituelle, elle renonce à son propre plaisir parce que son mari doit y renoncer à cause d'elle. C'est donc un renoncement réciproque, un temps de carême en commun, ou mieux : un temps d'Avent. - L'Avent est pour l’Église une sorte de carême ; bien des choses lui sont refusées pour qu'elle soit plus vide, plus dépouillée, pour recevoir le Seigneur. - La libido chez la femme enceinte est à peu près la même que chez celle qui n'est pas enceinte (avec de possibles éruptions de deux côtés : frigidité plus grande et besoin plus grand de plaisir). Chez l'homme, la libido s'accroît en général par l'obligation d'y renoncer. Les deux choses sont purement physiologiques. Si l'on se réglait seulement d'après le physiologique, on renoncerait durant ce temps à la fécondité du spirituel. Mais la grossesse est le point d'insertion définitif du spirituel dans le mariage. - Le corporel est relégué au second plan, il devient instrument de pénitence. On doit se préparer aux fêtes par la pénitence. L'homme qui doit s'abstenir est préparé à la maturité nécessaire de la paternité. Dans le cadre de cette paternité qui mûrit, sa relation aussi avec sa femme est refaçonnée. - Avec sa grossesse qui avance, la femme a l'impression d'être écrasée par son mari : la semence, qui était comme rien et qui fut peut-être reçue comme une humiliation de sa chair, revendique maintenant en elle toute la place. - Si l'amour des époux est imparfait, leur égoïsme cherche à se manifester durant la grossesse. La femme surtout repoussera sur l'homme la cause de son état et passera sous silence la part qu'elle y a personnellement. L'homme s'en tirera en quelque sorte avec de belles paroles. Les époux qui arrivent chez le médecin pour se débarrasser d'un enfant, s'accusent très souvent mutuellement. Chaque partie soutient – avec une certaine fierté sexuelle – qu'elle s'est comportée comme il fallait. L'homme dit par exemple qu'il s'est retiré à temps ou qu'il a pris les précautions convenables. L'homme qui aime se présenter comme celui qui décide conteste le plus souvent sa faute ; mais parfois la femme le fait aussi. Il est évident alors que les deux pensent pouvoir disposer de l'acte sexuel et d'en avoir disposé correctement selon l'idée qu'ils s'en faisaient. - Lors de la première relation sexuelle, l'homme apparaît comme un conquérant. Plus tard, tout ça, c'est du passé ; le corps de la femme est conquis depuis longtemps ; pour fournir un aliment à sa supériorité, il se comporte toujours plus comme celui qui dispose de l'acte sexuel. C'est d'autant plus dur pour lui, vers la fin de la grossesse, de renoncer à disposer lui-même des choses. Mais ce n'est qu'ainsi qu'il acquiert une juste relation à sa femme et plus tard à son enfant. Lors du premier acte sexuel, c'est lui qui a initié sa femme (même si les deux étaient arrivés vierges au mariage). Et maintenant, pour le renoncement, c'est lui qui est initié par la femme. - C'est de manière cachée que l'enfant régit maintenant les événements. En lui, le masculin et le féminin sont fondus, il témoigne qu'il y a eu un acte sexuel. On ne va pas consommer l'acte sexuel en présence d'un témoin visible. L'enfant, qui est encore caché, joue le rôle maintenant de ce témoin visible : il suspend la relation. Il dicte la continence et impose ainsi à l'homme et à la femme une manière nouvelle de ne faire qu'un. Ainsi l'unité qui se réalise dans l'acte charnel n'était au fond que le symbole et le prélude de l'unité qui se réalise dans l'enfant. - Le créateur de l'enfant, c'est Dieu, les époux n'eurent que le droit d'être là à sa création. Dieu descend de manière créatrice dans notre enfant et nous permet, à nous les époux, que le sacrement spirituel et notre appartenance corporelle réciproque deviennent une nouvelle unité : finalement, par la présence de Dieu dans l'enfant, l'unité dans le sacrement est accomplie et offerte de manière nouvelle. Après la naissance de l'enfant, l'homme et la femme s'appartiennent de manière nouvelle dans la "force sacramentelle de l'enfant". Par l'enfant, Dieu fait descendre en nous la hauteur lointaine du sacrement : dans la femme qui devient mère et, par elle, dans l'homme également (p. 194-197).
42. Enfanter dans la douleur. Marie durant l'Avent
Marie sait que l'Esprit voit tout en elle. Qu'elle est totalement ouverte devant lui et que, dans cette ouverture, elle devait dire : "Je ne connais pas d'homme". Mais en disant cela, elle s'abandonnait totalement. Si elle ne l'avait pas dit, il serait resté beaucoup de confusion ; mais elle sait maintenant que l'Esprit a confirmé sa virginité. Il ne le fait pas seulement parce qu'il sait tout en tant que Dieu, mais aussi parce qu'elle s'est ouverte totalement à lui en disant oui. Et c'est en ce point que commence sa fécondité. - Mais elle n'a pas de vue d'ensemble. Il y a une inquiétude : Qu'a-t-elle conçu ? Qu'enfantera-t-elle ? Quand l'Esprit l'a couverte de son ombre, bien des choses sont restées obscures et voilées. Une pensée anxieuse se fait jour : Est-ce qu'elle n'a pas considéré sa virginité ("Je ne connais pas d'homme") comme plus importante que la mission que Dieu lui donne ? L'autre chose qu'elle a dite: "Qu'il me soit fait selon ta parole", elle ne l'a dite qu'en second. Sa négation dans sa première phrase devrait-elle faire obstacle à son enfant ? - Sa crainte est le signe qu'humainement on lui en demande trop. D'autant plus qu'elle est pleine de bon sens et qu'elle sait ce qu'est une grossesse normale. Et voilà qu'avec son corps et avec son esprit elle est devenue le réceptacle de Dieu, et elle n'est pas en mesure de comprendre comment cela lui arrive. - Presque tous les saints approchent un jour de cette situation : ils sont une connaissance absolue de leur mission et pourtant ils ne sont pas mesure de se situer vis-à-vis d'elle. Ils voudraient douter et ils savent pourtant qu'ils n'ont pas le droit de douter. De même aussi Marie : elle a vu l'ange et reçu l'Esprit. Mais c'est si unique qu'elle n'est pas en mesure d'avoir des garanties pour sa mission. Certes elle ne réfléchit pas sur elle-même. Mais une chose est sûre : cet enfant a un besoin absolu d'une vraie mère. Et quand il grandit en elle, la mesure qu'elle apporte à sa tâche ne se trouve pas en elle-même mais dans ce qu'exige l'enfant. - Rapport entre les douleurs de la Mère à la naissance et la souffrance du Fils sur la croix. C'est en souffrant qu'il met au monde ; c'est en mettant au monde qu'elle souffre. Les souffrances de la Mère sont incluses dans celles de son Fils. "L'heure est venue" : il le dit pour lui et pour sa Mère. De même que l'heure qui vient pour lui et l'heure de sa Mère ne font qu'un, de même son heure à lui et l'heure de l’Église forment une unité : l’Église fait l'expérience de l'heure qui vient pour elle comme naissance du Seigneur – puisqu'elle est le corps et l'épouse du Christ -, lui, il en fait l'expérience comme Passion. La femme qui a une vie spirituelle, quand elle met au monde corporellement, fait l'expérience de la souffrance spirituelle de son mari qui, par le poids démesuré de sa souffrance spirituelle, inclut la souffrance corporelle : sur la croix, le corporel n'est si insupportable qu'en considération du spirituel. Il y a eu d'innombrables crucifiés, mais aucune mort sur la croix n'est comparable à celle du Christ parce qu'aucun autre homme n'eut, ne fût-ce que de loin, la faculté de souffrir spirituellement comme lui. De même aucune femme n'a souffert autant que Marie à la naissance parce qu'aucune n'était aussi vierge qu'elle. La naissance virginale de la Mère est en relation avec la souffrance du Fils vierge. Pour lui, le point central, c'est la virginité de l’esprit ; pour elle, c'est celle du corps : pour pouvoir devenir Mère, elle est la Vierge. Mais le Fils se partage de manière eucharistique parce que son esprit est pur don virginal de lui-même (p. 216-217).
43. La manière dont Marie a accouché, Noël et la messe
Marie a mis son "réceptacle", son utérus, à la disposition de l'Esprit, tandis que les voies de l'accouchement, dont fait aussi partie l'orifice externe, sont restées vierges, intactes. Et, plus précisément, pas seulement lors de la conception, mais aussi lors de l'accouchement. Elle porte l'enfant, mais cela s'arrête à l'orifice externe du col. - Pour l'accouchement, le col se dilate jusqu'à la largeur de l'utérus et du vagin. Mais l'extérieur de l'orifice utérin reste fermé (chez une jeune fille qui n'a jamais accouché, l'ouverture extérieure de l'utérus a à peu près la taille d'une tête d'épingle). Vu du vagin, le bouchon du col s'agrandit pendant la grossesse parce qu'il est irrigué, le col est "bouché". L'ouverture commence normalement à se dilater pour laisser passer la tête de l'enfant qui sort. Ceci ne se produit pas pour Marie, il n'y a pas d'ouverture. La voie n'est pas utilisée. Elle a les douleurs jusqu'à cet endroit parfaitement bouché, jusqu'à ce que le réceptacle se soit parfaitement préparé. Puis cela s'arrête. - Après l'accouchement, l'utérus se rétracte, mais le col reste comme défloré : par l'enfant, non par l'homme. Il lui faut environ quatorze jours pour se remettre, avec l'exception de la modification mentionnée. Pour Marie, la virginité interne aussi reste intacte. Dans le cours normal des relations sexuelles et de l'accouchement, la femme est ouverte de l'extérieur (par l'homme) et de l'intérieur (par l'enfant). Il fait partie de l'humiliation de l'accouchement que la femme soit également consommée par l'intérieur. On y pense trop peu. A l'accouchement, l'enfant continue par l'intérieur le processus de défloration qui a été commencé par l'homme. Et quand une femme a accouché, il ne lui reste certainement rien de l'hymen parce que l'enfant détruit ce qui en était peut-être resté après les relations sexuelles. Avec son membre, l'homme atteint l'orifice externe, c'est le point où l'homme et la femme se rencontrent. - Pour Marie, l'Esprit, qui a mis dans son sein la semence pour la naissance du Fils, n'a certainement pas utilisé les voies naturelles. Il a laissé intact ce qui est le fait "de l'homme". Il porta certes la "semence du Père", mais il n'a pas pénétré par une ouverture corporelle, il a mis une semence vivante dans le sein de la Vierge. En entrant dans la Mère, la semence a subi ainsi une transformation, bien que la semence apportée du Père fût déjà semence en dehors de Marie, en effet elle était la Parole. Quelque chose d'analogue, mais à l'inverse, se produit à la sortie de l'enfant : il s'agit à nouveau d'une transformation. - La messe est quelque chose comme une naissance du Fils. La naissance est une image de la transsubstantiation. - Marie représente l’Église. Elle a reçu la semence de Dieu comme l’Église a reçu la doctrine par l'Esprit Saint. Et Marie doit donner son sein pour que le Fils prenne forme en elle par l'Esprit Saint. - L'Esprit Saint doit opérer la transsubstantiation à la messe parce qu'il a opéré la naissance du Fils, et cela parce que auparavant il avait opéré la conception. La conception correspond à la naissance, et celle-ci à son tour correspond à la transsubstantiation. Le prêtre, en tant qu'instrument de l'Esprit Saint, opère avec lui la transsubstantiation de par son ministère. Par contre, c'est de Marie qui ne fait qu'un avec l’Église que procède la naissance. - La transsubstantiation, "affaire masculine" : cela ne veut pas dire dans ce contexte qu'elle est une affaire entre hommes, mais une affaire entre Dieu et l'homme, elle est participation de l'homme à la puissance de Dieu dans la grâce : le faire devenir homme sur l'autel. - Derrière ce qui se passe à la messe, il y a d'une part une relation cachée entre le Christ et Marie, et d'autre part entre le prêtre et l’Église, et les deux relations n'ont leur fécondité par Dieu que dans une virginité totale. La relation est cachée ! Car au fond on ne voit pas à la messe que Marie a quelque chose à y faire ; et pourtant le Fils ne peut pas devenir homme sans que sa Mère soit là ; dans son oui à l'incarnation, elle a donné aussi son oui à la transsubstantiation (p. 220-224).
44. Corporéité du corps qui ressuscite et corporéité céleste
La naissance du Fils du sein de Marie est en étroite relation avec son assomption corporelle dans le ciel. L'enfant a vécu corporellement dans son sein, après sa naissance il vit corporellement dans ses bras et, entre deux, s'est accomplie comme une double transsubstantiation : du corps à l'esprit, puis de l'esprit au corps. Et à l'instant où la Mère meurt, son esprit quitte son corps pour rentrer tout de suite à nouveau dans ce corps ; il ne fait par là rien de déterminant parce qu'il était tout autant sans péché avant la mort qu'après. Notre corps par contre doit être transformé parce que nous sommes pécheurs ; autrement, nous ne pouvons pas arriver à la résurrection. Pour Marie, la mort est quelque chose comme un symbole ; comme elle a vécu notre vie, elle doit aussi mourir de notre mort ; mais elle était sans péché, c'est pourquoi l'esprit peut reprendre tout de suite à lui le corps abandonné. - Au purgatoire, la corporéité terrestre est en quelque sorte prise dans l'âme. Ma main, avec laquelle ici-bas je frappais mon prochain, doit expier en moi, est représentée dans mon âme, est au moins présente dans une sorte d'intégration ou d'involution. - Au ciel non plus, l'âme n'est pas sans corporéité. (Note 1 du P. Balthasar : Dans ses visions, Adrienne n'a jamais remarqué de différence entre la corporéité de Marie et celle des autres saints). A la résurrection, le corps mort s'intégrera à cette corporéité existante. Adrienne dit : quand je suis dans le ciel, si je n'avais pas avec moi mon corps terrestre, qui appartient encore au monde déchu, je ne pourrais pas être tout à fait céleste avec les habitants du ciel ; le monde doit être racheté en sa totalité avant que je puisse prendre avec moi dans le ciel mon corps terrestre. Sinon quelque chose qui est en lien avec le péché universel du monde serait aussi introduit dans le ciel. Marie par contre pouvait prendre tout de suite avec elle tout ce qui était terrestre. - La corporéité qu'on a dès maintenant dans le ciel, n'est pas du tout une corporéité qui est prêtée, c'est sa propre corporéité, car tout ce que nous recevons dans le ciel est déjà éternel ; seulement davantage encore nous sera donné quand nous rentrerons en possession de notre corps terrestre lors de la rédemption universelle du monde. - Le monde aurait été perdu si le Fils n'avait pas pris chair. Il revêt notre chair, devient Fils de l'homme, Dieu et créature en même temps. Dans un mouvement inverse, quand l’œuvre du Fils ici-bas est achevée, nous reprenons de notre corps ce qui relève de la création pour pouvoir, avec le Fils, montrer au Père dans le ciel que sa création était bonne ; les corps créés par lui étaient bons, eux aussi. C'est comme un parachèvement de l’œuvre de rédemption du Fils. Nous reprenons nos corps dans un acte de consentement à la volonté du Fils qui rachète la création du Père. Ce n'est possible qu'au dernier jour quand la création tout entière sera rachetée. - L'existence dans un corps mortel donne à l'âme toutes sortes de possibilités de pécher. C'est pourquoi le corps doit être puni de mort. Et l'âme séparée du corps, avant de recouvrer son corps terrestre, reçoit une sorte d'accoutumance à ne pas pécher ; sa corporéité céleste ne l'incitera jamais au péché. Si, après la mort, nous étions réunis tout de suite à notre corps, nous devrions toujours nous désoler en nous souvenant de tout le mauvais usage que nous avons fait de notre corps contre la loi divine. Mais si nous ne le recouvrons qu'au dernier jour, d'une part l'amour céleste sera devenu pour nous une habitude et, d'autre part, la terre sera totalement rachetée, si bien que nous pourrons prendre le terrestre dans le ciel sans regret et sans danger (p. 248-249).
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Mise à jour 17/06/2022