I. Articles publiés et livres en attente
LA VIE ET L’ŒUVRE D’ADRIENNE VON SPEYR (1902-1967)
I
Articles publiés et livres en attente
Plan
3. Au souffle de l’Esprit (1983
6. La foi d’Adrienne von Speyr (1986)
7. Dieu dans le Journal d'Adrienne von Speyr et Hans Urs von Balthasar (2005)
8. Jeanne d’Arc dans l’œuvre d’Adrienne von Speyr (2022)
9. Saint Bernard dans l’œuvre d’Adrienne von Speyr (2022)
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1. DIEU EST AUTREMENT (1982)
(Paru dans La Vie spirituelle, n° 649, mars-avril 1982, p. 237-239)
Adrienne von Speyr entre sans bruit dans l'édition en langue française; elle est morte sans tapage en 1967 dans sa Suisse natale; elle n'est pas la proie des mass media; elle est (peut-être) l'une des plus grandes mystiques de tous les temps.
Dieu est discret; il œuvre dans le silence. Et que fait-il dans le silence? Il se révèle d'une manière inouïe à l'une de nos contemporaines, docteur en médecine, que nous aurions pu rencontrer en Suisse ou en Bretagne durant certaines vacances. Il se révèle d'une manière inouïe à l'une de nos contemporaines et nous l'ignorons pendant des dizaines d'années. Il se révèle d'une manière inouïe à une fondatrice d'institut séculier et nous allions passer à côté d'elle sans la remarquer.
Dieu a tout dit, c'est entendu, dans sa Révélation, et le dernier des douze apôtres sait bien qu'après lui Dieu n'a plus rien à dire; la porte est close, il n'y a plus qu'à attendre qu'elle s'ouvre à nouveau à la fin des temps. Dieu a tout dit une fois pour toutes et cependant il ne cesse encore de parler aux hommes. A chaque époque Dieu se révèle à nouveau, non pour des révélations nouvelles, mais pour vivifier la foi de toujours. Quand Dieu nous a tout dit, les grandes personnes que nous sommes n'ont pas encore compris grand-chose, ni les exégètes, ni les théologiens. Dieu a plus d'imagination que nous.
Toute petite, Adrienne discutait avec ses professeurs de catéchisme et elle tenait pour assuré, dans sa petite tête, que Dieu était autrement. Dieu est autrement que ce que lui en disaient son catéchisme protestant et ses maîtres; elle le pressentait, elle n'était pas satisfaite de ce qu'on lui apprenait de Dieu. Dieu est autrement qu'on ne pense même quand on connaît bien son catéchisme, sa théologie ou sa Bible. Dieu est autrement qu'on se l'imagine; il survient toujours un peu ailleurs.
Dieu est toujours le même bien sûr, les sages le savent bien et aussi l'enfant du catéchisme et l'exégète. Mais Dieu est encore au-delà, plus vivant et plus vrai que ce qu'on a pu en découvrir jusqu'à présent. Dieu est autrement, infiniment plus proche de nous qu'on se l'imagine. Il ne faut rien imaginer d'ailleurs. Notre foi est la chose la plus réelle de tout le réel du monde.
Souvent il a fait Dieu dans la vie d'Adrienne, souvent aussi il a fait nuit. Elle a reçu le jour et elle a reçu la nuit comme une mission de Dieu : la nuit de la Passion pour être là où Dieu la voulait pour le salut de tous dans la communion des saints; le grand jour de Dieu, pour nous dire ce qu'elle a entrevu du monde infini du ciel.
A tous ceux qui vont jusqu'au bout du monde chercher des recettes de vie spirituelle, à tous ceux qui vont sur les pas de Jésus en Palestine pour essayer de s'approcher de lui, à tous ceux qui cherchent Dieu et à tous ceux qui doutent, il faudrait proposer un long stage chez Adrienne : aucun gourou n'arrive à la hauteur de ses chevilles.
Certains diront : non, merci, pas pour nous les mystiques! La Bible nous suffit et le credo de toujours et la foi de nos pères. D'autres, drapés dans le manteau du doute méthodique, de l'incroyance éclairée ou du jargon fin de siècle, clameront que la mystique, c'était bon au Moyen Age ou du temps de Thérèse d'Avila. Eh bien, tant pis, voici Adrienne von Speyr. Voici des dizaines de volumes (une soixantaine) contenant son message, des commentaires de l’Écriture bien souvent, sobres et objectifs, qui commencent là où s'arrête l'exégète. Avant de porter un jugement, qu'on ait l'honnêteté de les lire.
Qu'est-ce qu'un mystique, qu'est-ce qu'un prophète, sinon quelqu'un que Dieu envoie, jamais par hasard, à une certaine époque de l'histoire pour une mission précise. N'en déplaise à ceux à qui la mystique ne plaît pas : elle existe, toute proche de nous; elle fait partie du réel le plus réel et, tout compte fait, elle est la seule chose qui compte vraiment dans la vie des hommes. Tout chrétien le sait bien finalement : ne faut-il pas déjà avoir un certain sens mystique pour voir du pain et dire : "Mon Seigneur et mon Dieu"? Ne faut-il pas déjà avoir un certain sens mystique pour dire à Dieu ne fût-ce qu'un "Notre Père" et à la Vierge un "Je vous salue Marie"? Tel, autrefois, faisait de la prose sans le savoir.
Il serait malséant qu'une mystique, de son vivant, fasse étalage des révélations dont elle a pu bénéficier. Les livres d'Adrienne qui relatent en clair ses expériences mystiques ne sont pas encore dans le commerce. Mais dans tous les autres, les plus nombreux et les plus nourrissants - commentaires bibliques et méditations sur des thèmes de la foi -, transparaît la richesse de sa connaissance de Dieu, et c'est pour être utile au plus grand nombre qu'Adrienne les a dictés, sans y parler jamais d'elle-même. Ce ne sont pas des ratiocinations laborieuses; ce qu'elle dit coule de source, elle est naturel dans le surnaturel, les mots les plus simples introduisent au plus profond, peu d'auteurs ont comme elle le don d'initier aux mystères de Dieu.
Toute l'œuvre d' Adrienne, à peu de choses près, a été rédigée en allemand. Des quelques ouvrages traduits déjà en français (chez Lethielleux), le plus pénétrant jusqu'à présent est peut-être La Servante du Seigneur : méditations et intuitions sur Marie, qui nous entraînent dans le mystère de Dieu. C'est là qu'on sent le mieux affleurer une expérience qui n'est jamais dévoilée explicitement. Les Fragments autobiographiques sont le livre des racines d'Adrienne : si, un jour, beaucoup plus tard, elle a eu de Dieu des connaissances inouïes, il nous est fort utile de connaître ses commencements, toute sa jeunesse jusqu'à vingt-quatre ans. Certains y trouvent des longueurs; nous avons besoin de ces longueurs pour connaître quelqu'un. On y trouve surtout nombre de pages d'une merveilleuse fraîcheur. L'Expérience de la prière nous donne une idée de certains éléments essentiels de la spiritualité d'Adrienne. Il sera sans doute plus évident un jour que certaines de ces pages reflètent, traduites dans la langue de tous les jours, des expériences mystiques qui ne sont pas ici dévoilées pour elles-mêmes. Tout à la fin du livre cependant la confidence est presque claire : "Lors d'une vision, il arrive le plus souvent qu'on se retrouve soi-même après coup et qu'on sache ce qu'on a vu…" Parole de la croix et sacrement, qui met en relation les sept paroles du Christ en croix et les sept sacrements, risque de paraître bien hermétique à certains : il faut plus d'esprit de finesse que d'esprit mathématique pour y pénétrer. Il serait dommage de se laisser rebuter : il y a là des pages admirables.
Ce qu'il faudrait dire ici bien haut, c'est que ces quelques livres ne donnent encore qu'une idée bien pâle de l'œuvre et de la mission d'Adrienne. Pour se rendre mieux compte de leur portée - et à défaut d'avoir accès pour le moment à l'ensemble de l'œuvre -, il faudrait lire la centaine de pages que lui a consacrée Hans Urs von Balthasar dans Adrienne von Speyr et sa mission théologique (Apostolat des éditions). Ce témoignage brûlant peut suffire à tenir éveillée notre attention. Le propre de Dieu est de nous donner des signes qu'on n'attendait pas. Il est peut-être temps d'ouvrir l'oreille.
Patrick Catry
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2. L'AVENT DU FILS (1982)
Plan
1.Attente. 2. Disponibilité. 3. Angoisse. 4. L’attente du Fils. 5. Noël. 6. Première enfance. 7. Dignité de l’enfant. 8. L’enfant de douze ans
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(France Catholique du 3 décembre 1982, p. 10-11, a publié la première partie de ce texte. Ci-dessous le texte intégral qui avait dû être abrégé pour l'édition)
Il y a quelques années, Le P. Hans Urs von Balthasar a signalé l'existence d'une douzaine de tomes de l'œuvre posthume d'Adrienne von Speyr (Adrienne von Speyr et sa mission théologique, Paris, 1978, p. 90). Deux volumes de ces œuvres posthumes ont été publiés récemment par le P. Balthasar dans l'original allemand sous le titre général : La Parole et la mystique (Das Wort und die Mystik, Bd I. Subjektive Mystik, 296 p.; Bd II. Objektive Mystik, 576 p. - Johannes Verlag, Einsiedeln, Suisse, 1980). On s'en est peu soucié en France jusqu'à présent, semble-t-il. Les quelques pages d'Adrienne qui suivent donneront une certaine idée du contenu de ces volumes, une toute petite idée sans doute. Elles sont extraites d'un Traité sur l'Avent du Fils (Objektive Mystik, p. 119-166). Le P. Balthasar nous avertit dans sa préface que ces textes ne sont pas des méditations ordinaires sur la foi mais qu'ils sont le fruit de la connaissance expérimentale qu'Adrienne a eue des mystères de Dieu. Tout le passé de l'humanité, avec tous ses instants, est engrangé dans la mémoire de Dieu et Dieu est capable de le faire resurgir et de le mettre à la disposition de qui bon lui semble pour une mission. Certains trouveront peut-être que la lumière de ces pages est bien tamisée et qu'il n'est pas nécessaire de faire appel à une connaissance expérimentale des choses de Dieu pour énoncer des banalités. Il se peut aussi que le lecteur rencontre Dieu.
Patrick Catry
1. Attente
Dernièrement j'ai vu Marie à l'époque de sa grossesse; les termes de sa prière sont presque pauvres, mais elle a le maintien de la reine des cieux ainsi que la dignité de celle qui attend. Je comprenais l'incroyable dignité de la femme enceinte. Dieu fait irruption dans notre indignité pour nous apprendre à vivre en l'attendant et à retrouver ainsi une dignité. Parce que le Fils s'est abaissé jusqu'à devenir celui qui est attendu dans le sein de sa mère, l'humanité a reçu une qualité nouvelle qui se retrouve en toute attente dont Dieu s'est réservé l'accomplissement et qu'on peut appeler le fruit de la prière. Car Marie attend ce qui est déjà en elle; tous ceux qui espèrent chrétiennement attendent ce qui est déjà en eux : la Parole de Dieu qui se fait chair et qui s'accomplit selon sa propre promesse.
2. Disponibilité
Marie voit d'abord dans l'Esprit Saint une exigence; l'ange l'a représenté pour elle, désormais il sera sans cesse présent dans sa vie. Elle devra toujours être prête pour l'Esprit comme la femme doit l'être pour la venue de son mari. On n'en a jamais fini avec l'Esprit. Celui qui se confesse une fois se déclare prêt à se confesser toujours à nouveau. L'Esprit qui exige maintenant de Marie une disponibilité totale, ne cessera de se présenter encore à elle. Dans les nombreux contacts qui sont liés à la venue de l'Esprit, elle ne sait pas non plus exactement quand et comment il la couvre de son ombre. Mais elle comprend qu'il exige une disponibilité totale jusque dans les recoins les plus secrets de son corps. Elle doit s'offrir et elle doit de plus aimer le Père, le Fils et l'Esprit Saint sans restriction aucune. Elle veut aussi être entièrement docile. Là où pourrait se faire jour la tentation de résister ou de se fermer, elle voit de nouvelles occasions d'aimer. De même qu'une femme une fois fécondée ne peut échapper à la grossesse, Marie ne veut pas se soustraire à l'exigence qui se fait toujours plus grande. Elle reconnaît que l'exigence grandit au fait qu'elle ne comprend pas et au signe de la souffrance qui commence à se dessiner pour elle. Elle sait très bien qu'avec l'enfant la croix aussi grandit en elle et elle dit oui par avance à la croix. Son oui consiste avant tout à laisser l'œuvre de l'Esprit s'opérer en elle de plus en plus et sans limites : il apporte le Fils et la croix. Elle remet toujours tout au Père. Car c'est de sa part que l'ange est venu.
3. Angoisse
Marie sent pour la première fois l'enfant s'agiter en elle. Cette expérience est nouvelle pour elle, tout aussi neuve et aussi étrange que pour toute femme lors de sa première grossesse. Chez toute jeune mère, il y a cet étonnement: "Ah! C'est comme ça!" Pour Marie, la question peut se poser : "Est-ce qu'il y a une différence entre mon expérience et celle d'une autre femme? Est-ce vraiment Dieu qui vit en moi?" C'est comme une légère angoisse. Par les prophéties, elle sait qu'une femme juive va mettre au monde le Messie. N'importe quelle femme. Pourquoi elle justement? Est-ce qu'elle ne s'est pas tout simplement monté la tête? Il plane en Marie une certaine angoisse : est-ce que le normal, le physiologique qui se passe en elle est vraiment exactement ce que Dieu lui demande? N'y a-t-il pas mêlé quelque chose de trop personnel? Peut-être seulement que le Fils est trop homme? On peut difficilement décrire l'angoisse qui rôde autour de la Mère au sujet de cette limite inconcevable entre le divin et l'humain. Peut-être est-elle comparable de loin à l'inquiétude d'un fondateur d'Ordre qui craint d'avoir mis trop du sien dans son œuvre et pas assez de ce qui correspondait à sa mission divine. La crainte d'avoir souci de sa propre fécondité plutôt que de laisser grandir la semence de Dieu par son intermédiaire. Marie le sait: une naissance approche. Sera-t-elle à la hauteur de l'événement dans le sens de Dieu? Est-ce que pendant ces mois l'enfant ne sera pas devenu tellement son bien qu'il ne serait plus ce que Dieu attend d'elle?
4. L'attente du Fils
Le Fils attend sa naissance, il attend son existence humaine au milieu des hommes. Il attend en compagnie de sa mère. Et il participe à son angoisse. Il veut y avoir part parce qu'il ne veut éviter rien de ce qui est humain, sauf le péché. Il participe en même temps à l'attente du Père et de l'Esprit qui maintenant le regardent pour ainsi dire comme on regarde un homme. La joie du Père est comparable à celle d'un père humain puisqu'il voit la croissance du Fils dans le sein de sa mère. Et il y a en lui comme un étonnement que ce petit être soit son Fils qui doit racheter le monde entier. Et tandis que le Fils voit cette joie et cet étonnement, il participe en tant qu'être humain à l'angoisse de sa mère: "Pourvu qu'en tant qu'homme aussi j'arrive à répondre en tout à l'attente du Père!" Et puis il se passe aussi quelque chose de mystérieux : pendant que le Fils vit dans le sein de sa mère, il fait sienne sa parfaite pureté. Bien entendu, il possède en tant que Dieu toute vertu. Mais en tant qu'être humain, il y a pour lui comme pour tout enfant une dépendance. Il sait combien choisi et protégé est l'espace où il peut naître, mais il sait aussi que le temps de cette pureté est limité parce que, au-delà, l'autre monde, le monde pécheur, l'attend. Qu'il puisse avoir cette mère n'est pas pour lui que ménagement : le contraire l'atteindra par la suite d'autant plus inexorablement.
5. Noël
Instant de certitude : la naissance arrive. Pour Marie, c'est la fin de l'Avent et de l'angoisse; c'est le commencement de la joie. Comme si, pour elle, la fête de Noël était un peu avancée. Quand l'enfant est là, aucune angoisse ne se lit plus sur ses traits. Avant même qu'elle le voie, la présence de l'enfant est totale pour elle. Durant ces deux heures (environ) s'ouvre pour toute la chrétienté une possibilité de contemplation : on n'a pas besoin de voir pour faire l'expérience de la présence du Seigneur et de l'imminence de sa venue. L'enfant qui, durant l'Avent, s'est habitué à l'humanité, est humain aussi au moment de sa naissance en ce qu'il vit totalement l'instant présent. Il partage aussi ceci avec sa mère. Durant ces derniers mois, elle avait totalement vécu de ce que l'enfant lui donnait; il remplissait sa méditation et la méditation remplissait sa vie. Et maintenant, quand l'enfant paraît, elle apprend à être comme il est lui-même, c'est-à-dire à goûter totalement l'instant présent sans aucune tristesse pour les difficultés qui attendent l'enfant. Sa mission est maintenant la joie pure; elle sent aussi que maintenant elle dépend de l'enfant de manière immédiate. - L'enfant remercie le Père pour la grâce de l'Incarnation. Il fait l'expérience en lui-même maintenant de ce qu'était le dessein du Père quand il créa l'homme. La mère et l'enfant n'ont besoin de rien d'autre pour leur joie que d'être ensemble en Dieu. Leur pauvreté souligne encore le don du Père. La mère est sans souci et sans trouble, elle a l'enfant et elle l'adore; l'amour est si grand qu'il éclipse tout. C'est une fête de l'amour. Ils sont comme deux amoureux dans une pauvre cabane et ils se font inventifs l'un pour l'autre pour compenser par l'amour tout ce dont ils doivent se passer.
6. Première enfance
Quand Marie, Joseph et l'enfant ont enfin une maison et que commence une vie plus calme, la mère peut se réjouir de son enfant et vaquer dans une joie tranquille à ses devoirs domestiques et maternels. De plus elle vit dans un mystère immense dont pour le moment elle est instruite avant tout dans la patience. Les événements extraordinaires sont du passé : annonciation et visite à Élisabeth, grossesse, départ pour Bethléem, naissance et mystère un peu effrayant avec les mages comme si tout était déjà public et connu du monde entier et comme si ça devait continuer désormais à coups de miracles. Et puis au contraire, la persécution, la fuite, le retour. - Et maintenant le quotidien gris et voilé où ne se produit plus aucun signe, et cependant tout ce qui a été demeure vrai et Marie sait garder dans son cœur le mystère dont elle sait qu'il grandit avec l'enfant. L'enfant grandit comme les autres enfants, ignoré, mais avec lui grandit et mûrit le mystère divin pour une moisson que Marie ne connaît pas. - Ce n'est pas qu'elle éprouve le besoin de montrer maintenant son enfant au monde entier ou de le voir faire des miracles, mais c'est pour elle cependant une affaire très sérieuse de voir l'enfant tellement ignoré après tous les signes et tous les messages qu'elle a reçus jour après jour et en même temps de soupçonner que l'œuvre du Père et de l'Esprit et aussi du Fils doit s'accomplir dans le secret et que son devoir de mère consiste à être là pour qu'elle puisse s'accomplir sans incident. - Elle doit apprendre à soumettre au secret toutes ses actions, tous ses sentiments, tous ses soins. Elle ne peut avoir aucun désir d'en apprendre davantage que ce que Dieu veut justement lui révéler; elle doit être prête à apprendre tout ce qu'il lui montre maintenant. Durant tout ce temps, le plus important pour Marie est sans doute ceci : laisser s'accomplir imperceptiblement, croître intérieurement dans la prière, être attentive dans l'amour pour combler et se laisser combler, même dans les petits événements du quotidien qui s'ouvrent sur le divin et s'y perdent. - Tous les soins dont elle entoure l'enfant et de même tous les besoins de l'enfant, toutes ses rencontres avec lui, font partie de son silence et de sa prière et en tout cas de ce qu'elle a à recevoir dans l'esprit. Car son esprit doit devenir capable par l'Esprit Saint d'être à la hauteur des questions que son enfant, comme tout enfant, va lui poser, afin que rien ne soit une entrave à sa mission divine, mais qu'au contraire celle-ci en soit favorisée humainement. Peut-être que l'essentiel des trente années contemplatives du Fils se passe, au cours des premières années d'enfance, dans le cœur de la mère.
7. Dignité de l'enfant
Le nouveau-né dans les bras de sa mère possède une dignité humaine illimitée et le droit d'être soigné et nourri. Quand sa mère le soigne, change ses langes et le nourrit, l'enfant reste lui-même en se laissant faire. Cela se fait avec naturel, cela fait partie de la dignité de l'enfant de recevoir ces soins. Quand, plus tard, il fait ses premiers pas et part à la conquête du monde qui l'entoure, cela se passe aussi avec dignité, dans une simplicité et une justesse de ton qui caractérisent toute son évolution. La même chose vaut pour ses premiers balbutiements, pour l'élargissement de son monde par la parole. C'est une dignité toute simple qui correspond à l'être de l'enfant et au dessein de Dieu. Chacun de ses progrès recèle un éclat de sa dignité. Il reçoit, il paie de retour, il est heureux, il ne se sent pas humilié par ce qui lui est encore réservé, mais chaque découverte le stimule. Il ne rumine pas des problèmes qui ne le concernent pas, il se contente de ce qui se présente aujourd'hui bien qu'il pressente que demain se poseront de nouvelles questions. Il se plie volontiers à ce qu'on attend de lui. - Le Fils demandera aux croyants de rester devant le Père comme des enfants. Ils ne doivent pas sans cesse réfléchir à leur indignité, ni toujours la souligner, mais recevoir simplement et comme des enfants la conscience de leur condition d'enfants de Dieu et y demeurer. Ils doivent évoluer sans contrainte dans le monde de Dieu et ne pas dresser continuellement des barrières à leur prière, parler de leur indigence, de leur inclination au péché ou simplement y penser. S'ils gardent d'une certaine manière le sentiment d'être pécheurs et donc aussi d'être indignes, ils peuvent malgré tout recevoir avec action de grâce le don de la dignité d'enfants de Dieu. C'est la dignité qui prévaut. - Même l'impuissance de celui qui est suspendu à la croix et son cri d'abandon ne laissent percer à aucun moment la pensée qu'il puisse être indigne. Il meurt avec la dignité de celui qui appartient au Père, il souffre comme un homme qui apporte tout au Père comme un enfant sans faire le départ entre ce qui lui appartient et ce qu'il doit rendre, entre ce qu'il veut prendre sur lui et ce qu'il ne veut pas assumer; il remet au tout du Père le tout de son être. Et quand un chrétien prie, il implore avec la dignité du mendiant qui n'a rien et qui a besoin de beaucoup, avec la dignité d'un enfant à qui il n'est pas donné de pouvoir rendre ce qu'il doit recevoir.
8. L'enfant de douze ans
Marie cherche son Fils et elle le retrouve au bout de trois jours; mais tout désormais sera différent. Dans la recherche de la mère, dans l'attitude du Fils qui se laisse trouver, il y a quelque chose que nous devrions toujours faire et recevoir. Quelque chose du Fils nous échappe toujours, non parce que comme autrefois il serait resté volontairement en arrière, mais parce que nous ne pouvons pas marcher du même pas que lui. Nous devrions apprendre à le trouver toujours à nouveau là où il est. - Aujourd'hui plus que jamais, pour les chrétiens le Fils est perdu. Avant tout parce que nous nous contentons de l'image que nous nous sommes faite de lui et que nous estimons qu'il est inutile de chercher plus loin. Parce que la Mère est sans péché, elle le trouve exactement comme il veut se laisser trouver par elle. Pour elle, il est devenu maintenant un autre parce que cela fait partie de sa mission qu'il soit désormais différent. Pour nous, cela tient à notre péché que nous ne le laissions pas être autrement que nous nous le représentons. Nous l'oublions toujours entre temps et nous le cherchons à nouveau quand nous pensons avoir besoin de lui. Et parce qu'alors il est devenu autre, nous ne le reconnaissons pas.
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3. AU SOUFFLE DE L'ESPRIT (1983)
(Paru dans Tychique N° 42, mars 1983, p. 55-56)
Adrienne von Speyr est ce médecin suisse qui, à sa mort, en 1967, a laissé une œuvre spirituelle considérable dont la traduction française est en cours de publication (une dizaine de volumes parus en 1982 aux éditions Lethielleux, Paris).
Parmi les quelque soixante volumes que compte l'ensemble, aucun n'est consacré exclusivement à l'Esprit Saint, mais il n'en est aucun non plus sans doute où sa présence ne soit sensible.
On écrira un jour une pneumatologie tirée des écrits d'Adrienne von Speyr. Pour le moment, la première chose à faire est de la découvrir. L'œuvre n'a pas besoin de présentation, elle parle d'elle-même: on reconnaîtra vite si c'est l'Esprit qui l'inspire ou si elle n'est que métal qui résonne et cymbale retentissante.
Hans Urs von Balthasar évoque quelque part la plénitude inépuisable de la théologie et de la spiritualité d'Adrienne von Speyr. Que le lecteur aille voir lui-même si c'est vraiment vrai. Il serait absurde de souffrir de la soif à côté d'une source. Que même ceux qui sont rassasiés fassent le détour: il n'est pas sûr qu'ils ne se découvrent pas une soif nouvelle et qu'ils ne disent eux aussi au Seigneur: "Tu as gardé le bon vin jusqu'à maintenant!"
Pour une première vue d'ensemble sur la personne t l'œuvre d'Adrienne von Speyr, il faut se référer à la présentation de Hans Urs von Balthasar : Adrienne von Speyr et sa mission théologique (Paris, 1978).
Patrick Catry
Le texte traduit ci-dessous est tiré des Œuvres posthumes (Nachlassbände), t. XI, p. 24-27.
L'Esprit souffle où il veut : l'homme a souvent l'impression que cela se fait au hasard. L'homme est habitué non seulement à mesurer les choses de ce monde avec ses propres mesures, mais aussi à accueillir les choses de Dieu dans son expérience chrétienne conformément à l'attente qu'il s'en fait. Ce qui pourrait arriver en lui par la grâce de l'Esprit est d'emblée psychologiquement canalisé et réduit. Si le souffle de l'Esprit ne correspond pas à son attente, il dit qu'il ne comprend pas Dieu. C'est qu'il a cessé depuis longtemps déjà d'être avec lui.
Si toute une pastorale ou même toute une théologie peut-être est bâtie sur une telle attitude, la différence entre le Dieu qui est et celui que l'homme imagine ne fait que s'accroître, l'écart devient toujours plus tragique. Il ne s'agit pas seulement de la largeur, de la longueur et de la profondeur de la vérité; c'est sa nature même qui est changée. Le Dieu que finalement l'homme projette n'est plus qu'une image qu'il a inventée d'après sa propre nature. Dieu est devenu image et ressemblance de l'homme. Et alors, pour remettre les choses en ordre, l'Esprit doit souffler dans l'homme en train de mûrir avant même que ses propres possibilités soient parvenues à maturité et l'aient rendu incapable de Dieu. Ou bien l'Esprit doit l'atteindre de manière à faire s'écrouler sa construction.
Il n'est peut-être personne qui ait été conduit aussi manifestement par le souffle de l'Esprit qu'Ignace de Loyola : tout lui fut arraché, il a reconnu brusquement que son image de Dieu était fausse et que sa vie elle-même était en désordre. C'est dans son nouveau commencement qu'il fait l'expérience du souffle de l'Esprit.
Ce nouveau commencement qui consiste à prendre la décision de vivre selon les conseils évangéliques s'effectue dans le souffle de l'Esprit parce que le renoncement à se posséder soi-même totalement expose toujours l'homme au souffle de l'Esprit. La pauvreté est le renoncement à ce qui a été; la virginité est le renoncement à ce qui a été rêvé; l'obéissance est le renoncement toujours nouveau à tout et elle est de ce fait l'imploration du souffle constant de l'Esprit qui vide tellement l'âme qu'il n'y a plus de place en elle que pour la soumission à l'Esprit. C'est pourquoi l'obéissance résiste à toute systématisation. Dès qu'une espérance quelconque se rattache à l'obéissance, ce n'est plus de l'obéissance, ce n'en est plus que la parodie et la caricature.
En tant qu'être spirituel, l'homme possède une liberté qu'il est toujours enclin à faire jouer contre Dieu; c'est pourquoi son premier péché consistera à argumenter contre la pure obéissance et à se faire une image alors qu'il devrait être lui-même image. En se faisant homme, Dieu entrera dans l'image de l'homme pour lui montrer ce que c'est qu'être homme et image de Dieu. Tout ce que le Fils a fait et dit ici-bas, toute sa conduite et toute sa manière de penser, tout était déterminé par son obéissance et nous a été transmis pour que nous puissions l'imiter dans l'obéissance. Les saints qui accomplissent des miracles, les croyants qui demeurent dans une relation vivante au Dieu Trinité, tous ceux qui usent de la parole dans le sens du Seigneur, ne font rien d'autre que laisser l'obéissance devenir la réalité de leur vie; ils ne discutent pas intérieurement avec Dieu, ils reçoivent tout comme le Fils lui-même acceptait tout et comme il leur présente afin de le lui rendre.
Et ce que l'homme croyant rend au Seigneur va toujours au Père par le Fils. Le Seigneur se cache pour ainsi dire dans l'acte de l'existence chrétienne, qui n'est rien d'autre au fond que le retour de la créature au Père, le salut du monde, le fruit de la croix, la libération de l'Esprit. Tout ce que le croyant rend au Père est inclus dans l'acte du Fils sur la croix, rendant l'Esprit au Père. Ce qu'il y a de plus mystérieux dans la condition d'Homme-Dieu du Fils, c'est qu'il accomplit toujours l'éternel dans le temps, c'est qu'il accomplit dans l'éphémère ce qui dure toujours, c'est qu'il accomplit dans une existence unique ce qui subsiste dans tous les temps, hier, aujourd'hui et demain, tant que dure le monde. C'est un mystère du souffle vivant de l'Esprit Saint en lui qui est obéissant jusqu'à la mort; et quand il rend ce souffle au Père, il prend aussi notre obéissance pour la rendre au Père dans l'Esprit Saint.
Celui qui, comme Ignace, s'offre à l'Esprit de Dieu le fait dans une certaine incertitude. L'Esprit garde toujours pour l'homme son caractère imprévisible et il présente cette caractéristique même pour l'homme qui s'est livré à lui. Cela vient de ce que l'Esprit procède éternellement du Père et du Fils; dès l'origine, il est celui qui s'adapte au dessein du Père et aux intentions du Fils bien qu'il soit Dieu et bien qu'en tant que Dieu il sache toujours ce qu'il fait. Il le sait mais il le fait en s'adaptant au Père et au Fils. Il agit en toute liberté mais de telle sorte qu'il y a toujours dans son projet un espace libre pour s'adapter aux autres personnes.
Quand nous nous offrons à Dieu, c'est la plupart du temps à partir d'un aujourd'hui que nous comprenons plus ou moins bien en vue d'un avenir qui nous est inaccessible. Nous demandons à Dieu qu'il achève et mène à bonne fin un plan qui peut être purement humain oui bien même un plan qui se situe au niveau de la foi, que nous voudrions mieux réaliser dans la forme que nous avons projetée. Mais nous devrions apprendre à nous offrir à Dieu de telle sorte que nous demeure imprévisible la manière dont notre offre sera reçue. Tant que nous faisons des plans, nous nous livrons inévitablement à des supputations, notre moi continue à avoir plus d'importance que l'Esprit. Notre mission est peut-être de fonder un Ordre, de construire une maison, de répondre à une vocation, le sacerdoce par exemple; mais le comment de la réalisation, c'est l'Esprit qui doit en décider en maître. Et bien que nous devions nécessairement nous aussi faire des plans à ce sujet, nos plans doivent être aussi malléables que le sont ceux de l'Esprit lui-même vis-à-vis des plans du Père et du Fils. Et pour un homme, c'est cela le plus difficile.
Mais parce que l'Esprit a introduit le Fils dans le oui de la Mère et que nous aussi nous sommes des nouveau-nés dans le Fils, parce que nous ne cessons de le recevoir dans l'eucharistie et que nous sommes renouvelés pour son Esprit dans la pénitence, nous recevons aussi par là la grâce de faire entrer notre esprit dans le dessein du Fils. Le malheur est seulement que nous faisons et projetons toujours des choses qui sont à la mesure de nos forces, en demandant sans doute que Dieu les bénisse, mais dans l'exécution de ce que nous avons entrepris nous oublions de rester à l'origine ou d'y retourner : au oui sans réserve de la Mère quand l'Esprit la couvrit, mais aussi à l'Esprit qui, soufflant où il veut, a conduit le Fils à la croix et Pierre où il ne voulait pas, le Seigneur là exactement où il voulait aller et Pierre exactement où il ne voulait pas aller. Entre cette volonté du Seigneur et ce non-vouloir de Pierre, il y a pour chaque croyant toutes les possibilités d'être conduit par l'Esprit.
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4. Un chemin vers Dieu (1984)
Plan
Avant-propos. Introduction. 1. Marie. 2. L’accès à Dieu. 3. Les rencontres. 4. Le mystère de Dieu. 5. Le poids de l’éternel. 6. La vie de Dieu Trinité. 7. La mission du Fils. 8. Le Père. 9. Le Verbe s’est fait chair. 10. Le retour au Père. 11. Le Seigneur aujourd’hui. 12. La mission de l’Esprit. 13. L’emprise de l’Esprit. 14. Le témoignage de l’Esprit. 15. L’Église
Pour continuer la route avec AvS
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AVANT - PROPOS
Adrienne von Speyr est morte en 1967. Elle est sans doute l'une des plus grandes mystiques de tous les temps. Recevant à Rome en septembre 1985 les membres d’un colloque ayant pour objet la mission ecclésiale d’Adrienne von Speyr, le pape Jean-Paul II évoquait devant eux "l’action mystérieuse et impressionnante du Seigneur" dans cette vie. Nombreux sont aujourd'hui dans l’Église les signes de Dieu, il suffit pour s'en apercevoir de ne pas fermer les yeux volontairement. Tous les chrétiens ne sont pas sensibles aux mêmes signes, c'est pourquoi Dieu les multiplie afin que chacun puisse être touché par les signes qui lui sont adaptés. Parmi tant de signes de Dieu, Adrienne von Speyr a surgi parmi nous "comme une sœur vivante et vivifiante" (Hans Urs von Balthasar).
Adrienne von Speyr est née en 1902 dans une famille protestante de la Suisse romande. Toute petite, elle est instruite mystérieusement par un ange des choses de la religion: comment on prie et comment on peut faire pénitence. A quinze ans, une vision de la Vierge Marie la remplit d'une joie intense et très douce, mais elle est toujours protestante et n'a aucune idée de se faire catholique. Elle sent cependant de manière confuse les lacunes de la religion qu'on lui enseigne.
Encore enfant, elle accompagne parfois à l'hôpital son père, qui est oculiste, et elle rend visite aux enfants malades. Son désir de venir en aide aux hommes éveille en elle le projet de devenir médecin: elle veut consacrer sa vie à Dieu et aux hommes. A seize ans, après la mort inopinée de son père, en plus du travail scolaire lui incombent tous les soins de la maison, sa mère ayant dû congédier la femme de ménage pour des raisons pécuniaires. Un jour, elle s'effondre : double tuberculose; puisqu'elle veut savoir la vérité, on la lui dit: avant le printemps suivant, elle aura cessé de vivre. Et cependant, en 1921, Adrienne peut rejoindre les siens à Bâle. Un travail acharné lui permet de passer son baccalauréat en allemand. Obligée de payer elle-même ses études de médecine, elle ira jusqu'à donner vingt heures de leçons particulières par semaine pour subvenir à ses besoins. En 1927, elle épouse un professeur d'histoire à l'Université, Emile Dürr, resté veuf avec deux petits garçons. Dans les années qui suivent, elle fait trois fausses couches, chaque fois par excès de fatigue dans l'exercice de sa profession. La mort subite de son mari conduit Adrienne au bord du désespoir. En 1936, elle épouse en secondes noces un élève de son premier mari, Werner Kaegi.
En 1931, le docteur Adrienne von Speyr ouvre un cabinet de consultations à Bâle : ce fut le terrain privilégié de son activité médicale et pastorale. Il lui arrivait de recevoir jusqu'à soixante et quatre-vingt patients en une journée. Les pauvres, qui étaient la majorité, étaient soignés gratuitement.
Ce n'est qu'en 1940 que, pour la première fois, Adrienne entre vraiment en contact avec un prêtre catholique, Hans Urs von Balthasar, alors aumônier d'étudiants. C'est la conversion. Adrienne reçoit le baptême dans l'Eglise catholique le jour de la Toussaint de cette même année. "Aussitôt après sa conversion, c'est une véritable cataracte de grâces mystiques qui commence à déferler" sur elle (Balthasar). Innombrables rencontres avec la foule des saints de tous les temps, de tous les âges et de tous les lieux : de Marie, la Mère du Seigneur, à Thérèse de Lisieux, d'Ignace de Loyola au Curé d'Ars. "Par ses visions, elle connaissait et aimait de nombreux saints même sans jamais avoir lu une ligne de leurs écrits" (Balthasar). Des guérisons soudaines et inexplicables sont constatées dans l'exercice de sa profession. En juillet 1942, elle reçoit les stigmates de la Passion et, depuis lors, chaque année, elle participe dans la souffrance et l'extase aux états d'âme de Jésus du vendredi saint au jour de la Résurrection en passant par la descente aux enfers le samedi saint. A partir de 1943, elle est "initiée" par le ciel à l'évangile de saint Jean, puis à nombre d'autres écrits bibliques, surtout du Nouveau Testament; les jours qui suivaient ces "initiations", elle les livrait au Père Balthasar. L'œuvre imprimée d'Adrienne von Speyr totalise aujourd'hui une soixantaine de volumes, quelque seize mille pages. Peu après sa conversion, Adrienne sut qu'elle aurait à fonder avec le Père Balthasar une nouvelle communauté: ce fut la lente naissance de l'institut séculier Saint-Jean dont elle avait vécu par elle-même à l'avance le programme : appartenance radicale à Dieu et engagement tout aussi radical pour les hommes dans la profession séculière. A partir de 1940, la maladie s'empare progressivement d'Adrienne : grave affection cardiaque qui la conduit plus d'une fois aux portes de la mort, diabète, cécité presque complète à partir de 1964. Elle dut renoncer peu à peu à l'exercice de la médecine. Commença alors pour elle, vers 1954, une vie recluse de silence, de prière, de souffrance. "A la prise en charge de la souffrance des hommes, de leurs péchés et de leur purgatoire, Adrienne n'a jamais elle-même posé une limite, mais elle a pour eux connu ensuite une mort qui s'est étendue sur des décennies et, du point de vue physique, fut terrifiante au-delà de toute expression" (Balthasar). Adrienne mourut le 17 septembre 1967, le jour de la fête de sainte Hildegarde qu'elle avait grandement vénérée et qui avait été médecin comme elle. Sur sa pierre tombale fut gravé un symbole de la Trinité: le cœur de sa théologie et de son expérience.
Patrick Catry
INTRODUCTION
Les études sur Adrienne von Speyr sont encore bien rares. La présentation que voici voudrait introduire le lecteur au cœur de l'expérience et de la spiritualité d'Adrienne von Speyr, qui est le mystère de la Trinité. Chemin faisant, on rencontrera nécessairement les mystères chrétiens essentiels.
Le premier chapitre est consacré à Marie (1), la Mère de Jésus: ayant parcouru son chemin terrestre de manière exemplaire, elle est une introductrice privilégiée au mystère de Dieu, de notre vie d'homme et de notre vie dans la foi. Un chemin est tracé qui relie tout être humain à la Vierge Marie. Elle nous invite essentiellement à la disponibilité. Elle a la grâce de nous rendre proche ce qui nous semble lointain des mystères de Dieu.
Le seul moyen d'avoir accès à Dieu (2) est qu'il nous ouvre lui-même ses portes. Nous ne sommes pas de plain pied avec l'infini. Pour Dieu, le bonheur suprême est de se révéler; c'est lui qui décide du temps et de la manière de le faire. Tout vrai croyant fait l'expérience que sa relation à Dieu est une réalité vivante.
Ses rencontres (3) avec les hommes, Dieu les organise lui-même. Dieu ne parle à aucun homme de la même manière qu'à un autre, et chacun doit remercier Dieu de l'avoir placé sur le chemin qui est le sien. Rien de ce qui arrive dans le monde ne peut surprendre Dieu. On ne peut aller à lui que dans la confiance, on ne peut l'appeler qu'en se mettant à sa disposition.
Aucune révélation n'amoindrit le mystère de Dieu (4). Le croyant doit faire l'effort de comprendre et il est cependant averti qu'il ne doit jamais oublier que Dieu est inconcevable. Dieu ne nous dissimule rien, mais l'éternité ne suffira pas à nous faire voir le tout de Dieu qui est vie éternelle sans cesse jaillissante.
La révélation biblique de Dieu a le poids de l'éternel (5). Dieu n'a ni commencement ni fin. L'apparition du Fils sur la terre n'est elle-même qu'un début. Dieu a créé l'homme fini, mais il lui a mis dans le cœur le désir de l'infini. Toute heure qui passe nous mûrit pour la vie éternelle; celle-ci n'est pas étrangère à notre vie, elle en est le constitutif essentiel.
La vie de Dieu Trinité (6): Père, Fils et Esprit, c'est le ciel. Chacune des trois personnes est libre dans l'amour et chacune veut toujours ce que veut l'autre. Quand il s'apprête pour ainsi dire à créer le monde, le Père ne le fait que dans un échange intime d'amour avec le Fils et l'Esprit. Et le Fils incarné ne verra jamais dans sa Passion son œuvre propre parce que, là aussi, il ne fait que la volonté du Père.
La mission du Fils (7) sur terre se décide dans le dialogue du Père et du Fils. Le Père se laisse influencer par le Fils, et quand le Père envoie le Fils dans le monde, il le confie à l'Esprit Saint. Chacune des personnes divines se met au service de cette nouvelle révélation de l'amour.
Il y a entre le Père (8) et le Fils un mystère d'amour auquel les hommes n'ont pas accès pas plus que les enfants ne participent à tout ce qui fait l'intimité des parents. Nous sommes associés à ce mystère mais sans le connaître vraiment : nous ne sommes pas encore mûrs pour le comprendre. Adrienne a cependant des mots neufs pour dire le Père.
Le Verbe s'est fait chair (9). Pour un Juif, il n'est pas pensable que Dieu, s'il a un Fils, l'ait autorisé à se faire homme. Il est vrai qu'il n'a pas été facile pour le Fils de sortir de l'éternité pour entrer dans notre temps éphémère. Mais il est sorti du Père pour montrer aux hommes comment l'aimer.
Le retour du Fils au Père (10) s'est fait par le chemin de la Passion. Librement, le Fils renonce aux douze légions d'anges qui auraient pu le sauver de la mort. Le Fils meurt de la mort même du méchant. Sur la croix, le Père est comme voilé pour le Fils; par amour pour le Père, il renonce à sentir son amour, il assume le péché jusque là pour ramener les hommes au Père.
Le Seigneur aujourd'hui (11) est au ciel. La résurrection de Jésus d'entre les morts signifie l'absolution pour le monde entier. Le Père ressuscite le Fils, mais dans le but de nous ressusciter nous aussi. Au ciel, le Fils se souvient toujours qu'il a été homme sur terre. Aujourd'hui, il vient à notre rencontre dans l'eucharistie. Et la grande volonté du Père est que le Fils ressuscite tous les hommes au dernier jour.
La mission de l'Esprit (12) ne commence qu'après le départ du Seigneur. L'œuvre que l'Esprit a à opérer chez les hommes est aussi prodigieuse que l'œuvre de la création par le Père et que l'œuvre de la rédemption par le Fils. Le Fils s'est fait homme pour témoigner du Père, l'Esprit agit dans l'Eglise pour témoigner du Fils. Par le Fils et l'Esprit, le monde est en mouvement vers l'éternel mouvement de Dieu.
L'emprise de l'Esprit (13) éveille chez l'homme un amour neuf pour le Seigneur. L'Esprit a des modes d'action que nous ne connaissons pas. Mais si nous voulons connaître Dieu, nous devons lui soumettre notre esprit. L'Esprit Saint gardera toujours pour l'homme son caractère imprévisible. Etre enfant de l'Esprit, c'est lui être ouvert, perméable, transparent.
Le témoignage de l'Esprit (14) est la consolation du croyant. C'est lui qui donne un sens divin et infini à tout ce qui est fini et semble dépourvu de sens dans la vie humaine. L'Esprit nous forme et nous transforme. Si on s'offre à lui, il nous emporte dans l'éternel, et il se sert comme d'un instrument de celui qui s'ouvre à lui pour toucher les autres.
L'Eglise (15) est là pour être le lieu où Dieu rend visibles les signes de son amour. Souvent elle voudra prendre des chemins qui ne sont pas ceux du Seigneur. L'apôtre, dans la mesure où il est saint, est le médiateur qui facilite aux autres leur chemin vers Dieu. Chacun peut se dire que l'Eglise lui est confiée, chacun a sa mission personnelle, mais à son rang. L'Eglise est faite de pécheurs, mais de pécheurs qui vivent dans l'amour trinitaire en communion avec tous les autres. Elle s'entraîne à retrouver le oui plénier de Marie, qui ne lui sera rendu totalement qu'à la fin des temps.
1. Marie
"Marie ne vit pas qu'au ciel, elle continue tout autant à vivre dans l'Eglise" (La Servante du Seigneur, p. 169).
"Pour chaque individu, et pour tout groupe d'hommes, il y a un chemin précis visiblement tracé, qui va de la Mère à eux et d'eux à la Mère. Cela suppose toujours chez l'homme, il est vrai, une disponibilité à se donner, mais elle se trouve déjà incluse dans la grâce débordante de l'abandon de la Mère. C'est elle qui possède la plénitude de la fécondité et nous y participons par nos désirs timides, nos tentatives, nos débuts d'abandon" (Ibid., p. 193)
"A qui lui reste fidèle, elle gardera une fidélité à toute épreuve. Jamais son aide n'a manqué, jamais quelqu'un ne s'est perdu, qui ne se soit expressément et volontairement détourné d'elle. Il n'est pas dit que la Mère nous conduira toujours sur le chemin le plus facile et le plus agréable. Elle ne peut ni ne doit le faire, car elle doit conduire les hommes au Fils qui a suivi le chemin de la croix et l'a emmenée avec lui sur ce chemin. Elle n'oppose aux desseins de son Fils aucune espèce de considérations. Elle ne veut pas donner l'impression d'avoir de meilleures intentions que lui sur les hommes. Elle sait à quel point il a raison en réclamant l'abnégation et l'ascèse. Elle-même a pratiqué l'une et l'autre à la perfection. Tout chemin que ménage la Mère est un chemin de renoncement, de pénitence intérieure et extérieure. Mais du fait qu'on la rencontre sur ce chemin, il perd tout caractère triste et inhumain. Elle nous rend doucement attentifs à la nécessité de la croix; elle nous initie aux mystères de la Passion de son Fils et nous montre combien tous, sans exception, sont des mystères d'amour" (Ibid., p. 194-195).
Un jour, Marie a dit oui au Fils pour tout ce qui la concernait; aujourd'hui, à son tour, le Fils dit son grand oui à sa Mère. Ce oui du Fils à sa Mère est divin et incommensurable, il a la mesure de tout l'infini du ciel. Tant qu'elle était sur la terre, Marie avait ses limites ; à partir de l'Assomption, elle reçoit le pouvoir de faire sans limites ce que veut le Fils. Elle ne connaît plus d'autres barrières que celles que nous opposons sur terre à son action. Seul notre non peut arrêter son oui éternel. Marie a part à l'infinité de Dieu et Dieu permet à Marie d'agir dans l'Eglise d'aujourd'hui. Ses apparitions sont l'accomplissement d'une mission qu'elle a reçue de Dieu. Notre attitude de prière importe à Dieu, et elle a besoin d'être affermie. Le Fils veut nous former par sa Mère. Elle ne se montre pas pour le plaisir de se montrer, mais pour communiquer quelque chose.
Marie s'est mise à la disposition de Dieu comme personne avant elle ni après elle. Son oui à l'ange, à l'Esprit, à Dieu Trinité, au moment de l'Annonciation est le fondement essentiel de son existence. Elle veut être et rester celle qui a dit oui. Et son oui à Dieu est tout le contraire d'un abandon de soi dans le désespoir, il contient toute la plénitude de la foi, de l'amour et de l'espérance. Obéissance, chasteté et pauvreté ne sont pas un suicide de l'esprit humain, elles le font vivre dans une nouvelle grâce. A l'instant de l'Annonciation, Marie ne reçoit pas que le Fils, elle reçoit toute la Trinité.
Par son oui, Marie confie à Dieu la configuration de sa vie, et son oui est le modèle de la réponse parfaite à Dieu de toute l'humanité. Le oui de Marie est le berceau de toute la chrétienté. Tout chrétien dit son oui en l'appuyant sur le oui de la Mère, par lequel elle se met à la disposition de Dieu. Et Dieu a disposé d'elle. Il suffit à Marie de comprendre et de faire ce que la grâce, à chaque instant, lui montre et lui demande. Elle est complètement vidée d'elle-même et elle devient ainsi justement un lieu pour tous. Quelque chose de la grâce mariale passe à tous les chrétiens. Marie est celle qui apprend à chacun à prier le Fils. Personne ne vient au Fils sans y être conduit par le Père; personne ne vient à la Mère sans qu'elle indique son Fils. Elle-même, dans sa prière, ne pense pas un instant à apaiser sa soif de Dieu, mais exclusivement à le servir. Elle lance à Dieu sa prière comme une balle avec la confiance qu'il la saisira.
En face de Dieu, elle oublie toute prudence, parce que l'immensité des plans de Dieu s'ouvre à ses regards. En disant oui, elle n'a aucun souhait, aucune préférence, aucun désir dont il faudrait tenir compte. Elle ignore tout calcul, toute garantie, ne manifeste pas la moindre réserve. Elle ne sait qu'une chose : son rôle est celui de la servante qui prend tellement la dernière place qu'elle préfère toujours ce qui lui est offert, ne cherche jamais à provoquer elle-même quoi que ce soit, ne prépare ni ne dirige la volonté et les désirs de Dieu. Plus jamais elle ne cherchera quelque chose pour elle-même, elle devient si indifférente à elle-même qu'elle veut uniquement ce qui lui est donné. Son oui a été soumis à l'austérité d'un service effacé. Son oui à l'Annonciation ne sera jamais repris, même quand elle sera sans courage et que la prière lui sera difficile.
Parce qu'elle a dit oui, Marie a, dans toutes les circonstances, la grâce toujours neuve de comprendre. Son âme est toute simple. Ce n'est pas par elle-même qu'elle l'est, mais par la proximité de Dieu, qui lui permet de s'abandonner si totalement que l'incompréhensible est assumé par Dieu lui-même. Dieu lui est si proche qu'à toutes les questions, il apporte lui-même la réponse toute simple; il aplanit et résout tout ce qui paraît embrouillé. Et si le mystère demeure, jamais il ne reste d'énigme angoissante. Elle vit tellement en Dieu qu'elle sait toujours ce qu'il attend d'elle et que, pour elle, il n'est rien de plus simple que de faire la pure volonté de Dieu même s'il demande des choses difficiles et amères.
Son abandon à Dieu n'est pas passivité. Un mot de l'ange sur sa cousine Elisabeth la fait se mettre en route sans tarder. Son sens de l'obéissance lui fait prendre les allusions de l'ange pour des ordres. Elle est heureuse de pouvoir servir Dieu de tout son corps; elle a des bras pour le porter, des seins pour l'allaiter, une voix pour parler avec lui, des yeux pour le voir, des oreilles pour l'entendre, une silhouette qu'il reconnaîtra comme étant celle de sa Mère. Le Fils aussi, un jour, sera heureux d'avoir un corps à mettre à la disposition du Père.
Quand son fils sera devenu adulte, elle sera toujours prête à accueillir du nouveau, ce que son fils lui inspirera à l'heure même qui lui conviendra à lui. Elle est prête à être mise par lui partout où il a besoin d'elle, même si, souvent, elle ne comprend pas ses desseins. D'une manière bien plus profonde que tout croyant, Marie a conscience du caractère mystérieux de Dieu, sans qu'elle y soit introduite elle-même plus que le Fils ne le veut. Elle a vu l'ange, mais elle sait une fois pour toutes qu'elle doit rester à sa place. Elle sait qu'à chaque instant elle doit rester disponible pour le Seigneur dans une attente virginale.
Marie sait comment on accueille les mystères de Dieu : dans la distance d'un profond respect, de l'adoration, de la révérence aimante. On ne peut pas se les approprier sans préparation comme on peut le faire pour l'histoire ou la science. Les mystères célestes ne sont perceptibles que dans une atmosphère de prière et de contemplation. C'est pourquoi les chrétiens ne trouvent le véritable accès au monde intérieur du Fils que dans le silence effacé du cœur de Marie. Les prières mariales: neuvaines, litanies, rosaire, sont précisément des prières qui appellent et créent le calme, la distance et le temps. Elles exercent toutes à la contemplation de la Mère qui conduit à celle du Fils.
Dans le christianisme, partout où la Mère apparaît, ce qui est abstrait et crée des distances est supprimé, tous les voiles tombent, et chaque âme est immédiatement touchée par le monde céleste. Marie, l'être le plus pur qui se puisse penser, ne communique rien de la vérité céleste sans la collaboration des sens. Ce qu'elle a vu, entendu et senti, ce qu'elle a éprouvé des mouvements de l'enfant en elle et sur son sein, continue de vivre dans ce qu'elle révèle de lui. Elle est femme et elle comprend les choses comme une femme. Elle a la grâce de nous rendre sensible et proche ce qui est lointain pour nous le faire comprendre.
Pour un enfant chrétien, ce que la prière a de concret commence dès qu'on lui présente une image de la Mère de Dieu. Une image de Marie, une statue, un cantique, ce sont les premières choses qu'un enfant parvient à saisir du Seigneur et du monde céleste. Le Seigneur peut encore rester longtemps abstrait pour l'enfant, alors que sa Mère céleste est déjà pour lui si concrète. A elle, il peut se confier, lui remettre tout ce qu'il ne saisit pas. L'enfant ne sait pas pourquoi certaines choses qu'il aimerait faire sont défendues, mais il comprend déjà que cela ferait de la peine à sa Mère du ciel.
Quand la vie de Marie s'incline vers la vieillesse et la mort, c'est encore un mystère d'amour. La petite vie ordinaire qui fut celle de sa jeunesse reprend; et les années passées avec le Fils, de l'apparition de l'ange jusqu'à l'Ascension, ont l'air à présent d'un épisode prodigieux, extraordinaire, presque invraisemblable dans sa vie de femme si paisible. Elle a commencé dans l'humilité et l'obscurité, fut brusquement mise en lumière, puis elle rentre dans l'ombre et l'humilité. Tant qu'elle vit, elle n'est l'objet d'aucun culte dans l'Eglise, elle est écartée, presque oubliée. Elle reprend la tâche qu'elle avait avant la venue de son fils. Elle ressemble à sainte Bernadette ou à Lucie de Fatima qu'on met au couvent après les grandes apparitions. On n'entend plus parler d'elle. Quand elle sera morte et que sa vie aura été totalement sacrifiée, toute la lumière de son existence éclatera et commencera à briller irrésistiblement.
L'essentiel du péché originel, c'est le plaisir de pécher; le Seigneur a gardé sa Mère de ce plaisir. Elle ignore le côté séduisant du péché. Pour elle, le péché est quelque chose d'abstrait. Adam n'a pu empêcher Eve de connaître le plaisir de pécher. De même qu'Adam a eu besoin d'Eve pour s'éloigner de Dieu, de même le Seigneur ne veut pas ouvrir le chemin de la grâce sans la femme. Le Fils choisit sa Mère. Et il prouve par là qu'une femme aussi pouvait correspondre totalement au Père. A deux, le Fils et la Mère, ils sont le germe de la nouvelle communauté; c'est à partir de cette cellule initiale que se répand la grâce sur la multitude des hommes. Pour cela fut nécessaire le chemin de la croix sur lequel le Fils a entraîné sa Mère et sur lequel il a porté en vérité les péchés de tous les hommes comme s'ils étaient les siens. Il lui fait partager son mystère de porter sur lui tous les hommes. Et le Seigneur invite tous les chrétiens à mettre leur vie au service de la rédemption du monde comme l'a fait sa Mère.
De même que l'Esprit a fait de Marie la Mère du Fils, de même c'est lui qui fait d'elle la Mère de tous les hommes. Pour la Mère et le Fils, c'est une grâce de pouvoir souffrir ensemble. Leur souffrance est féconde et la souffrance partagée une grâce. Marie ne fait pas qu'endurer la souffrance, elle l'embrasse de toute son âme, elle y coopère comme un cadeau que Dieu lui fait. Par sa souffrance elle amène au Fils les cœurs fermés : elle les ouvre parce que son propre cœur a été ouvert par le glaive.
Tant que Jésus était petit, toute la vie de Marie baignait dans la grâce. Pour Jésus devenu adulte, le plus pénible est qu'il doit faire partager à sa Mère (et à d'autres) les souffrances incluses dans sa mission. Marie, à la croix, est dans l'obscurité. Alors que le Fils a perdu le contact avec le Père, elle-même ne voit plus le chemin de son Fils. La Mère et le Fils perdent à la croix la vue d'ensemble de ce qui arrive.
Pour Marie, après l'Annonciation, le sommet fut la naissance; elle y était à la fois au comble de son activité et de sa passivité : elle enfantait l'Homme Dieu. Pour le Fils, le sommet sera la croix : il y sera au comble de son activité et de sa passivité ; par l'effort suprême de la souffrance, il enfantera le monde nouveau et racheté. Et de même qu'il a participé à l'effort suprême de la Mère, dont il était le fruit, il ne manquera pas non plus de la faire participer à son suprême effort et à son fruit.
Il y a une présence cachée de Marie dans l'eucharistie. Le Fils n'a pu se faire homme sans Marie; le oui de Marie à l'Incarnation inclut son oui à toute nouvelle venue du Seigneur sur cette terre qui s'opère dans la transsubstantiation de chaque messe. Là où le Fils est véritablement présent, la Mère ne peut être absente. Si c'est vraiment la chair du Seigneur que le chrétien reçoit à l'autel, c'est aussi la chair qui a été formée dans la Mère et pour laquelle elle a mis à la disposition de Dieu tout ce qu'elle avait.
2. L'accès à Dieu
" Comme Créateur, Dieu a le pouvoir de se faire comprendre de sa créature; il a donné à la créature la faculté de comprendre son langage et de pouvoir s'orienter d'après sa parole" (Le livre de l'obéissance, p. 33).
"Qui a éprouvé une fois ce que c'est de se trouver seul devant Dieu voudra sans cesse et aussi souvent que possible revivre cette expérience. Non pour accumuler ces expériences, mais parce que chaque rencontre avec Dieu implique la nécessité d'une nouvelle rencontre. Dieu s'ouvre chaque fois comme un commencement qui ne cesse d'appeler la suite. Et chaque fois le chrétien comprend plus clairement qu'au fond, dans ces rencontres, il n'a qu'à être là, qu'à se tenir prêt – mais dépouillé de tout ce qui pourrait faire obstacle -, que Dieu assumera lui-même la responsabilité de la rencontre, que c'est lui qui l'organisera" (Adrienne von Speyr et sa mission théologique, p. 351-352).
Le seul moyen d'avoir accès à Dieu, c'est qu'il nous ouvre lui-même ses portes. Dieu ne nous devient accessible que s'il nous parle. Sinon nous n'avons pas d'accès à Dieu. Il est l'Incommensurable qui nous dépasse tellement que non seulement il nous est impossible de le concevoir mais que nous ne pouvons même pas être touchés par sa grandeur. Nous sommes des êtres vivant dans le fini, seul ce qui est fini peut nous interpeller. Rien en nous n'est ouvert de plain-pied sur l'infini. L'infini est ce que nous ne pouvons pas nous représenter, c'est pourquoi il ne nous dit rien. Il n'a aucune des propriétés que nous connaissons.
Et quand Dieu parle, nous pouvons répéter les mots qu'il dit, y réfléchir. Nous pouvons nous en servir devant les autres, et aussi les garder pour nous comme on garde ce qu'on a entendu. Mais Dieu seul comprend dans sa totalité la parole qu'il a dite.
Quand deux êtres qui s'aiment sont ensemble, celui qui parle a toujours le sentiment d'en dire trop peu; sa parole est trop courte. Par contre, celui qui écoute a l'impression non seulement que la parole de l'autre dit tout, mais qu'elle ouvre des perspectives tout à fait neuves pour lui et qui vont au-delà des mots qu'il entend.
Dieu parle aux hommes, mais sa présence aux hommes est discrète. Dieu offre beaucoup de choses aux croyants sans les contraindre. Le Seigneur est discret dans ses avances; Dieu n'aurait eu à faire qu'un léger mouvement: Adam et Eve n'auraient pas mangé le fruit défendu. Il y a une discrétion de la présence de Dieu qui fait partie de la réalité de la création. C'est pourquoi l'homme doit toujours se contenter de ce qu'il a reçu en partage pour son intelligence et pour sa foi.
Dieu ne peut pas nous communiquer d'un coup toute sa vérité. Mais ce qu'il communique est toujours l'expression de son amour. Qu'il se dévoile plus ou moins, Dieu agit toujours de la manière la plus avantageuse pour notre salut. Un peu comme dans les rapports entre époux: il n'est pas essentiel qu'ils soient plus ou moins déshabillés, plus ou moins habillés; l'amour n'est pas moindre en chaque circonstance. Tout instant conduit immédiatement vers la vie éternelle.
Toute révélation de Dieu a le caractère d'une invitation. Avant le péché, Adam sait que tout ce qui vient de Dieu est bon, il n'a pas besoin de réfléchir pour le savoir; c'est comme pour celui qui aime: tout cadeau qu'il reçoit de celui qu'il aime est celui qu'il préfère. Le péché établit une frontière entre Dieu et Adam. Le problème pour Dieu désormais est celui-ci: comment refaire de l'homme son confident ? Pour l'homme, le problème est celui de l'obéissance. Pourquoi l'obéissance? Pour que Dieu, peu à peu, occupe toute la place dans le croyant; cela ne va pas sans luttes. Le dernier mot de Dieu n'est pas la force, mais la bonté.
Dieu nous a faits pour le connaître. Il nous a appelés avant que nous le connaissions. Il nous a appelés de lui-même, l'initiative ne vient pas de nous. Nous devons voir qui il est; et, en le voyant, nous devons éprouver le désir de le connaître plus profondément. Le fait que Dieu se fasse connaître est une manière de nous appeler à nouer une relation authentique avec lui. Pour Dieu, le bonheur suprême est de se révéler. Et Dieu possède la plus totale liberté de partager, de la manière qui lui plaît et à l'heure qu'il choisit, des mystères, des secrets qu'il n'avait pas encore communiqués. Le goût de Dieu est un appel de Dieu.
On ne peut acquérir soi-même la foi. Elle est le don visible de la force vivante de Dieu. La foi que le Père donne aujourd'hui possède le même caractère concret et la même vérité que l'Incarnation du Fils. Elle prend possession de l'humain, mais pour le transformer. Elle lie et délivre en même temps, car elle sépare du péché. La foi est quelque chose de si concret qu'elle détermine tous les actes et toute la vie du croyant. Dieu veut que les siens soient gardés pour le salut; pas n'importe quel salut, mais celui du Père, du Fils et de l'Esprit, celui qui avait été promis dans l'ancienne Alliance et qui s'accomplit par le Fils; et ce salut n'atteindra sa pleine manifestation qu'au ciel, au dernier jour. On sait que Dieu existe, mais la révélation dernière sera beaucoup plus grande que notre plus haute espérance. Cette révélation ultime ne pourra se faire que lorsque nous serons définitivement des élus et que le péché ne pourra plus se saisir de nous. Par la foi nous sommes entraînés ici-bas à nous séparer du péché.
Le seul moyen d'avoir accès à Dieu est qu'il nous ouvre lui-même ses portes. Mais de même que le Seigneur se répand, le croyant doit communiquer la vie répandue par le Seigneur et, de cette manière, il trouvera la certitude qu'il croit lui-même de façon vivante. La foi se fortifie en se transmettant. Elle vit comme source d'une vie nouvelle.
Et la vie, c'est la joie. Si, à l'âge de vingt-cinq ans, quelqu'un soutient qu'il a toujours fait son devoir mais qu'il n'a jamais trouvé la moindre joie en Dieu, ce n'est certainement pas vrai. Un vrai croyant ne fait jamais l'expérience de l'absence de consolation (sécheresse ou épreuve) sans avoir fait au préalable l'expérience de la consolation. La consolation doit toujours avoir précédé l'absence de consolation.
A l'âge de quinze ans, Adrienne, encore protestante, a une vision de la Vierge. Aucune parole ne fut prononcée. Et cependant, dès lors, elle sut que le discours sur Dieu des cours de religion qu'elle suivait n'était pas adéquat; il y était toujours question de Dieu dans une langue qui n'était pas celle de Dieu. Il ne suffit pas de répéter les mots de l'Ecriture pour lui être fidèle. Tout Adrienne von Speyr est là en germe: cette vision sans parole lui a donné une ouverture sur l'infini de Dieu.
3. Les rencontres
" Dieu a de l'homme une connaissance complète; aussi sa parole rencontre-t-elle exactement ce dont l'homme a besoin et est-elle toujours la réponse à la question qu'il formule ou qu'il garde en soi" (Expérience de la prière, p. 17).
" Le Fils est unique et nous venons immédiatement après lui, si nombreux que nous nous croyons innombrables, et pourtant nous sommes les fils dénombrés par Dieu malgré notre multitude… Si le Père est la lumière et l'amour son rayonnement, pour être atteints par son amour, il nous faut être innombrables" (Adrienne von Speyr et sa mission théologique, p. 157).
Dieu peut devenir une réalité pour nous au cours d'une retraite. Ce ne sera plus jamais du passé. Dieu gardera la direction. Le choix fait alors est que la volonté de Dieu sur nous se réalise.
Dieu ne parle à aucun homme exactement de la même manière qu'à un autre. Chacun est unique, et chacun doit remercier Dieu de l'avoir créé tel qu'il est, de l'avoir conduit sur tel chemin particulier qui est son chemin à lui, de s'être adressé à lui de telle et telle manière. Chacun doit aimer être celui qu'il est depuis qu'il s'est tourné résolument vers Dieu.
Et cependant Dieu ne pense jamais à quelqu'un sans penser à tous les autres. Et le besoin qu'a Dieu de nous prendre dans sa lumière signifie aussitôt communication en nous du même désir, de sorte que nous ne voulons pas aller dans la lumière sans les autres.
Il y en a qui vont au Seigneur par amour, d'autres parce qu'ils n'ont pas d'amour. Entre les deux extrêmes, il y a place pour toutes les nuances. Seul le Seigneur sait pourquoi quelqu'un s'approche de lui et à quoi aboutira la rencontre. L'homme n'est pas une créature abandonnée par Dieu dans l'existence; Dieu a contracté avec lui une alliance scellée définitivement en son Fils. Depuis les tout débuts de la création, il n'y a qu'un salut, et celui-ci se trouve en Dieu Trinité qui le donne à ceux qui lui appartiennent.
Dieu prend sur lui tous nos soucis si nous les lui confions, tout ce qui assombrit la journée d'hier et celle de demain. Si Dieu porte et dirige toute notre vie, il est compréhensible qu'il ne mésestime pas nos soucis. Dieu se soucie beaucoup de nous, il se soucie donc aussi de nos petits soucis. Saint Pierre, dans sa première Epître (5, 7), exige de nous que nous nous livrions au Seigneur avec nos soucis; il a le droit et le devoir de le faire, car celui qui pense venir à bout lui-même de ses soucis crée un obstacle entre lui et Dieu; il se réserve un lieu où il ne permet pas à Dieu d'entrer. Le devoir de Pierre – et celui de l'Eglise – est d'aplanir le chemin des croyants vers Dieu et d'écarter tous les obstacles.
Rien de ce qui arrive dans le monde ne peut surprendre Dieu ni le mettre dans l'embarras. Dieu a eu souci de nous longtemps avant que nous ayons commencé d'exister. On n'a pas à se demander si le Seigneur est proche ou lointain parce que "là où je suis, là aussi sera mon serviteur" (Jn 12, 26). Et Dieu donne à l'homme non seulement de quoi se nourrir, mais aussi de quoi correspondre mieux chaque jour à la proximité de Dieu.
Dieu n'a pas créé l'homme pour lui faire peur, mais pour l'aimer. Dieu a aimé depuis toujours celui qu'il pensait créer. Une mère peut châtier son enfant dans une vraie colère sans renoncer un seul instant à son amour pour lui. Si, en chassant les vendeurs du temple, le Christ avait laissé libre cours à sa colère divine, il n'aurait pas seulement renversé les tables, dispersé la marchandise et frappé les hommes, il aurait aussi détruit le temple, car il sait fort bien qu'à peine il sera parti les hommes reviendront s'y installer pour faire leur commerce. Les vendeurs du temple, comme les autres hommes, étaient aimés du Seigneur. La juste place de l'homme dans la vie est prévue par Dieu. "Ceux qui se confient dans le Seigneur sont comme le mont Sion: ils ne vacillent pas" (Ps. 125). Quand un homme ne se fie pas à Dieu, il ne peut pas être à la place que Dieu lui a assignée. Si un homme se trouve à la place où Dieu veut l'avoir, alors il est sûr d'une certitude que Dieu lui donne, qui n'est pas humainement concevable et qui inclut tous les dons que Dieu lui destine. Cette certitude est toujours plénitude et fécondité. Ce n'est pas une certitude tiède et rassasiée; il y a en elle le mouvement de la réponse, l'accomplissement de la volonté du Père, l'engagement sur le chemin préparé par Dieu.
Même quand l'homme ne voit pas ce que Dieu prévoit pour lui, il sait cependant, dans sa confiance, que la Providence s'occupe de tout, qu'il n'a qu'à faire confiance et que Dieu fera le reste. Il ne doit pas essayer d'aller à Dieu avec des mesures humaines; il ne peut le faire qu'avec la confiance.
Le chrétien est toujours en devenir même quand il ne remarque en lui-même aucun changement. L'homme est capable de comprendre ce que Dieu désire de lui. Les vues de Dieu ne sont pas si profondément voilées au croyant qu'il ne saurait pas ce qu'il a à faire dans l'instant. La plupart du temps, il ne voit pas l'ensemble du plan de Dieu, ni où Dieu le conduit; mais s' il est obéissant, il voit ce que Dieu exige de lui maintenant. Le grand oui à Dieu inclut les innombrables petits oui de tous les jours.
Personne n'a le droit d'appeler Dieu sans se mettre lui-même à sa disposition. Et plus un homme est croyant, plus Dieu lui montre le chemin qu'il doit suivre. Dieu ne demande à personne une œuvre dont il n'est pas capable. Ne pas faire ce que Dieu demande, c'est commettre un péché. Et le péché serait la mort, la fin de la foi vivante. La foi n'est jamais sans mission, et la mission se manifeste dans une œuvre accomplie selon le dessein de Dieu.
Le Seigneur ne contraint pas, il propose; il dit : "Voilà ce qui est, voilà ce que tu dois faire, voilà ce que tu peux faire; à toi de tirer les conclusions. Tu es libre, et cependant tu dois ou tu peux faire plus".
Le croyant agit, il accomplit sa part de l'œuvre que Dieu lui a confiée. Et il laisse à Dieu la part qui lui revient. Le croyant voit les fruits mûrir; il n'en voit qu'une partie, il n'a pas besoin de tout savoir, il laisse à Dieu le soin de ce qu'il ne connaît pas.
Le croyant véritable sait qu'il n'est qu'un serviteur de Dieu qui, à chaque instant, doit mettre ce qu'il a de meilleur à la disposition de Dieu. Mais comme un semeur. Il n'a qu'un instant sa semence en main; ce qu'il fait n'est qu'une partie de l'ouvrage. Quand il a semé, il est comme un priant qui confie sa prière à l'Eglise, la dépose entre les mains de Dieu.
A qui le cherche vraiment, Dieu donne réponse. Il ne faut pas fermer la porte à l'imprévu de Dieu. Il y a des gens qui ne croient plus à une intervention décisive de la grâce et qui ne croient plus qu'une retraite peut changer une vie et faire rencontrer le Dieu vivant.
La vie du chrétien est service du Seigneur. Qu'il soit bien portant ou malade est chose secondaire par rapport à cet essentiel. La maladie est une parole puissante par laquelle le Seigneur jette l'homme à terre. Toute réflexion s'écroule parce que l'action du Seigneur est plus rapide que toute réflexion de l'homme. Par la maladie, la grâce de Dieu pénètre directement comme un choc dans une vie. La maladie, comme une catastrophe naturelle, peut atteindre tout le monde. Par elle, Dieu peut commencer à être glorifié et la maladie ouvrir sur la vie.
La maladie est une contrainte qui peut ouvrir sur Dieu. Qui s'engage dans la voie des conseils évangéliques connaît, lui aussi, une contrainte. Il est contraint de se jeter dans les bras de la grâce dès le début et de lui confier ses affaires. Qui choisit l'état de mariage comptera davantage sur ses propres forces et sur ses réserves.
Mais celui ou celle qui renonce volontairement au mariage pour être à Dieu sait qu'il aura part aux mystères de Dieu dans une plus large mesure. Une mesure à laquelle il peut se préparer, mais qui dépend du libre vouloir de Dieu. Dieu fait part à chacun de ce qu'il veut, mais il laisse toujours aussi pressentir ce qu'il ne partage pas afin que le croyant sache toujours qu'il se trouve en présence d'un mystère où il ne peut entrer.
" Dieu a de l'homme une connaissance complète". A l'inverse, ce n'est qu'en Dieu que l'homme peut se connaître vraiment.
4. Le mystère de Dieu
"Le Seigneur opère le miracle (de Cana). Lui seul. Pour lui et sa puissance divine, le vin est déjà caché dans l'eau… Le Seigneur seul opère le miracle, mais non sans l'accompagnement de la foi, la foi de la Mère et des serviteurs, qu'il comble comme les urnes qui recueillent sa grâce… La foi n'est pas déçue; Dieu répond toujours à la foi qui demande, même s'il ne le fait pas comme l'attend peut-être humainement le croyant. La foi elle-même ne s'attend à rien de fixe; elle n'attend que la réponse surabondante de la grâce. Ce que celle-ci sera reste toujours imprévisible" (La Servante du Seigneur, p. 120-121).
"Le Seigneur (Jésus) n'est pas venu pour réduire Dieu à la mesure humaine, mais pour dilater l'homme à la mesure de Dieu " (Jean. Discours d'adieu, t. I, p. 198).
"La tentative de l'homme de comprendre tout ce que contient la Parole de Dieu n'est pas un effort vain. Et pourtant à la fin il saisit plus profondément la parole du début : 'Mes desseins ne sont pas les vôtres' (Is 55, 8). Aucune révélation n'amoindrit le mystère de Dieu. Aucune ne lui fait perdre sa totale liberté de se dévoiler comme il veut et de garder pour lui ce qu'il veut. Les croyants sont encouragés à faire l'effort de comprendre la Parole, mais non sans être avertis continuellement de ne jamais oublier que Dieu est inconcevable, qu'il est le Tout-autre" (Adrienne von Speyr et sa mission théologique, p. 105).
Un être humain a tellement de facettes qu'il en est déjà incompréhensible et inaccessible; à plus forte raison la vie éternelle et infinie de Dieu est-elle absolument impénétrable. Certes Dieu veut nous révéler toute sa vie, mais nous ne pouvons la saisir tout d'un coup, ni expliquer tous les aspects de la vie éternelle. Pour beaucoup de choses, il nous faut d'abord être adaptés par Dieu. Dieu a décidé avec le Fils ce qu'il veut révéler à tous les hommes. Mais comme il ne veut pas que nous en restions à l'une ou l'autre vérité, il ne cesse de montrer d'autres aspects de sa vie qu'il ne fait pour ainsi dire que suggérer sans jamais les dévoiler ni les expliquer totalement. Dieu nous demande tout; et de son côté à lui correspond aussi un véritable tout. Il ne nous dissimule rien. Mais l'éternité ne suffira pas à nous faire voir ce tout parce que Dieu sera toujours plus grand que son éternité même
Dieu ne peut pas, pour le moment, déployer devant nous l’ensemble de ses plans, ni découvrir la totale intelligence de son être et du nôtre, ni toutes les relations existant entre le ciel et la terre. Dieu a des réserves. A cause de notre péché, nous ne pourrions pas faire le tour de sa totalité. Même à ceux que Dieu choisit spécialement pour prophétiser, pour parler en son nom, pour le connaître, il ne peut livrer le tout parce que, même s’il dévoile des vérités de son ciel, les hommes, tant qu’ils sont ici-bas, ne peuvent vivre pleinement de ces réalités.
Dieu n’est pas un être figé. Il est vie éternelle sans cesse jaillissante. Dieu est toujours le même, et cependant il n’est jamais le même. Il est si unique à tout instant que chaque fois qu’il se dévoile il est unique. Il est le contraire de ce à quoi on peut s’habituer.
Beaucoup craignent que dans l’éternité on ne s’ennuie ou qu’on se lasse de chanter sans cesse des cantiques. Mais le "chant" (ou ce que ce pourra être) sera simplement donné comme un cadeau en surplus en même temps que la joie.
Jésus apparaît à la foule portant la couronne d’épines et le manteau de pourpre. "Voici l’homme", déclare Pilate. Le Seigneur est présenté à la foule revêtu des insignes d’une royauté qu’il n’a pas réalisée. Si elle s’était réalisée sur terre, elle aurait été limitée par l’espace et le temps. S’il avait dominé une partie de la terre, il aurait acquis une certaine notoriété et, après une vie de bienfaisance, il aurait pu mourir en paix. Ce n’est pas ça la Rédemption. Le Seigneur a jeté la semence des commencements; seul un petit nombre a accueilli la nouvelle loi, et encore sous réserve. Quelques cœurs seulement ont reçu la marque brûlante du divin qui ne peut se réaliser sur cette terre. Lui, il veut ramener l’humanité entière à la vie éternelle du Père. Ce qui se passe en ce monde n’est que préparation. Si les hommes atteignaient dès ici-bas leur perfection, ils n’auraient plus rien à attendre, ils seraient enfermés en eux-mêmes. Il faut, au contraire, les dilater pour qu’ils entrent ouverts dans la mort. La vie tout entière de l’homme doit être un mouvement inlassable vers Dieu. C’est cela être chrétien: ne jamais rien fermer, mais s’ouvrir toujours plus à l’amour du Fils pour le Père. "Voici l’homme" : s’il avait été un roi terrestre, ce serait la manifestation de son échec total. Sa royauté à lui ouvre les hommes à l’infini de Dieu.
La foi doit rester ouverte sur Dieu au-delà de tout ce qu’elle a compris et ainsi recevoir toujours de nouveaux accroissements. Mais cette ouverture constante de la foi à ce qui la dépasse est troublée par le péché. Le sens de l’homme s’émousse s’il n’est pas nourri continuellement par le sens de Dieu. Ce que Dieu dit d’illimité, l’homme y met aussitôt ses limites; dans les paroles de Dieu, sa foi n’adhère qu’à ce qui lui semble adapté à sa nature finie. Il établit un certain rapport entre ce que Dieu "peut" dire et ce qu’il est capable de comprendre ; il enlève ainsi à la Parole de Dieu son infinité et à la foi son ouverture sur ce qu’elle ne connaît pas encore de Dieu.
Si nous n’avions pas péché, nous aurions gardé le sens de l’absolu. Que Dieu se promène dans le paradis quand il lui plaît, cela ne fait aucun problème pour Adam qui est toujours plein d’attente et en même temps sans attente. Adam est plein d’attente parce que l’homme sans péché est toujours heureux de rencontrer Dieu à nouveau et parce que en même temps il ne s’attribue pas le droit de recevoir une visite de Dieu du fait d’une rencontre antécédente. Adam est en même temps sans attente parce que tout ce qui est, est bon pour lui. Entre deux visites de Dieu, il est occupé des choses qui appartiennent à la bonne création de Dieu, il est occupé de pensées qui ne lui rendent pas Dieu étranger. De la sorte, les allées et venues de Dieu occupent dans la vie d’Adam une place toute "naturelle".
Toute "naturelle" à certains égards, et tout à la fois au-delà des prises d'Adam. Nous ne pouvons pas nous représenter comment le Père, le Fils et l’Esprit se comportent vis-à-vis du monde. En tant que croyants, nous pouvons croire les mystères de Dieu et les accepter comme vrais. Mais Dieu peut, quand il veut, donner à l’homme une illumination, sans aucun intermédiaire, sur la manière dont Dieu se conduit avec les hommes et non seulement sur la manière dont l’homme doit vivre pour Dieu. Ce que Dieu est en soi dépasse tellement toute créature que celle-ci n’a aucune possibilité de le faire entrer dans des concepts et des mots limités. L’homme ne peut saisir et transmettre qu’indirectement quelque chose de la lumière que Dieu peut lui communiquer.
On peut fort bien résoudre toutes sortes de questions concernant l’Ecriture, l’Eglise ou la vie chrétienne, et conclure: voilà ce qu’il en est ! Mais derrière chacune de ces affirmations émerge incessamment cette autre question : comment cela est-il ? Justement parce que l’affirmation est claire, la place est libre pour la question du comment. La réponse à un problème permet à la nouvelle question de s’exprimer.
"Ne vous étonnez pas", dit Jésus (Jn 5,28). Soyez ouverts à ce que vous ne comprenez pas. Donnez-moi votre foi comme un enfant; prenez de ma main ce qui vient; prenez-le, quoi que ce soit; prenez-le avec reconnaissance, non avec des questions; avec appétit, non avec méfiance; prêts à accueillir toute l’étendue des possibilités, sans peser. Celui qui s’étonne, critique, compare, celui-là s’occupe beaucoup plus de ce qu’il sait déjà, de ce qu’il possède, de ce qu’il a expérimenté, de ce qu’il est, de ce que son intelligence voit, de ce qu’il a reçu une fois pour toutes, plutôt que de ce que Dieu lui offre de manière toute nouvelle, tout élémentaire. Celui qui est ouvert à Dieu ne peut s’étonner de rien. Celui qui s’étonne montre qu’il est plus occupé de lui-même que de Dieu. Celui qui vit en Dieu sait fort bien que Dieu dépasse toujours toutes choses et surpasse toute attente, que toute comparaison avec ce qui a déjà été lui est retirée. S’étonner, c’est commencer à douter, à ne pas croire, parce que c’est commencer à vouloir avoir raison.
Le mal fait partie du mystère le plus impénétrable de Dieu. Dans les enfers, le Samedi saint, le Seigneur voit le péché à l’état nu, séparé des pécheurs. Cette séparation est le fruit de la croix. Le Fils ne voit plus le ciel, ni non plus à proprement parler le purgatoire. Le purgatoire est le résultat de son passage à travers les enfers. Le Fils regarde immédiatement le dernier mystère du Père qui créa le monde: que fut laissé au diable le pouvoir d’entraîner l’humanité dans l’erreur. Que le Père ait laissé le mal venir au jour appartient au mystère le plus impénétrable de Dieu. Mystère de la liberté! Dieu voulait des fils adultes. Le royaume de la liberté inclut la possibilité du péché. Mais les ténèbres de Dieu, elles aussi, sont un mystère d’amour.
Pour aimer l’invisible de Dieu, il nous faut d’abord aimer le visible qu’il nous a donné : le Seigneur et le prochain. Si nous aimons Dieu dans son invisibilité, nous lui laissons la possibilité de se révéler comme il lui plaît : dans la visibilité de notre prochain ou du Seigneur, comme dans sa pleine invisibilité. Et si nous aimons parfaitement son invisibilité, il va de soi que nous englobons dans le même amour toutes les formes de sa manifestation dans le monde. Si nous n’aimons pas le visible de Dieu qui est dans le prochain, nous nous privons de la possibilité d’aimer l’invisible de Dieu.
Dieu communique à chacun ce qu’il veut bien lui communiquer de lui. Mais il fait toujours aussi pressentir ce qu’il ne communique pas encore ; il fait allusion à ce qu’il ne donne pas encore en partage; il donne à entendre qu’au-delà de ce qu’on connaît, il est d’autres mystères auxquels on n’a pas encore accès. C’est vrai pour tout homme en face de Dieu, c’est vrai pour l’Eglise entière. Il est encore beaucoup de mystères où Dieu ne l’a pas fait entrer. Nous sommes toujours au seuil des mystères de Dieu.
5. Le poids de l'éternel
"La vie en Dieu est éternelle. Nous ne pouvons pas la comprendre, car elle est ce qui échappe essentiellement à toute compréhension … La vie éternelle est l'absolue et souveraine liberté qui défie toute détermination. Même si tout le reste en Dieu se laissait décrire, la vie éternelle serait indescriptible" (Adrienne von Speyr et sa mission théologique, p. 112-113).
"Dieu n'a ni commencement ni fin. Du centre de lui-même il pose l'acte de création d'où commence le monde et avec lui l'homme. Le temps qui s'écoule est une invention de Dieu, lui-même est dans l'éternité. Le temps est à la mesure de l'homme et de sa vie : le temps s'écoule de génération en génération jusqu'à ce que le Fils de Dieu s'attribue dans ce temps une durée de vie, trente-trois années d'existence humaine". (Ibid., p. 125).
"C'est donc une règle générale que nous devons toujours laisser mûrir le temps pour comprendre le dessein de Dieu. Cependant le grand achèvement du dessein de Dieu d'où descend la lumière sur toutes choses, c'est le Fils. Mais l'apparition du Fils sur la terre n'est elle-même qu'un début, une ouverture à partir de laquelle il nous est possible de pénétrer toujours plus avant dans la plénitude insondable des mystères de Dieu en cheminant et en cherchant avec le Fils" (Sur Eph 1, 10).
La création a la mesure de l'éternité de Dieu. La création est le produit de la divine responsabilité de Dieu, de son être infini, de son éternité. Même quand l'homme ne le sait pas, il est le produit de la Trinité sainte à laquelle il a part. Dieu ne fait rien sans que son œuvre ait un rapport avec sa propre durée infinie.
Dans son éternité, Dieu dispose de l'avenir comme du présent. Présent et avenir sont pour lui la même chose parce que les deux se trouvent dans son dessein. Il n'y a pas pour lui d'avenir qui ne soit pas présent parce que l'instant dépend totalement de la décision de Dieu et il est en son pouvoir.
Pour Dieu, un jour est comme mille ans et mille ans comme un jour (2 P 3,8). Le temps du Seigneur est un temps éternel dans lequel tout est incompréhensiblement simultané; les années les plus lointaines du passé ou de l'avenir se rencontrent dans l'instant présent. Et l'instant qui nous paraît sûr, que nous venons de vivre, que nous pouvons établir comme réel, se laisse ouvrir à un temps sans fin.
La vraie signification du temps est dans l'éternité. Le non-chrétien ne voit dans la vie chrétienne qu'une perte de temps; il a raison dans la mesure où il considère que le temps de ce monde est la durée principale et essentielle. Le chrétien, par contre, ne voit dans le temps présent qu'un prêt de l'éternité; l'essentiel est caché dans l'au-delà du temps.
Le temps du Seigneur, en sa vie terrestre, est emprunté à l'éternité du Père et, à part le moment de l'abandon sur la croix, il voit toujours le temps tourné vers l'éternité.
Qui vit de la foi, vit en Dieu. Il n'a pas besoin d'avoir l'angoisse que sa vie prendra fin en Dieu. Sa vie en Dieu est objective et définitive, tandis que l'amour humain ici-bas, même quand il se veut éternel, sait bien qu'au fond il ne l'est pas. Dieu a créé l'homme fini, mais il lui a mis dans le cœur le désir de l'infini. Il est possible pour l'homme de vivre toujours plus profondément en Dieu et de Dieu, mais cela ne peut que lui être donné. Il est impossible pour l'homme de demeurer neutre en face de Dieu. S'il entend parler de Dieu, il est obligé de dire oui ou non.
Le grand danger du mariage est de surestimer la communauté conjugale. Le Je et le Tu semblent produire une sorte d'absolu, alors que le Je et le Tu ne sont en fait que l'union de deux finitudes qui se limitent partout dans leur opposition. En réalité, le mariage chrétien veut rendre les époux participant à l'infini de Dieu au milieu de ce monde fini. Mais il faut reconnaître que la conscience de cette participation à l'infini de Dieu dans l'amour conjugal est beaucoup plus difficile à réaliser que dans la vie selon les conseils évangéliques.
Les saints ont implanté sur terre l'amour céleste; pour eux, ici-bas, le céleste était plus essentiel que le terrestre. Ils ont mené une existence prophétique en proclamant par leur amour le ciel sur la terre et l'éternité dans le temps. C'est pourquoi il serait faux de célébrer dans la relation conjugale terrestre la plus haute forme de l'amour. Le faire serait, pour l'Eglise, le signe qu'elle n'a plus une conscience vivante de son devoir d'être l'Epouse du Seigneur.
Suivre les conseils évangéliques, c'est donner au temps une autre valeur que sa valeur habituelle, c'est lui donner les marques de l'éternité. Pauvreté, chasteté, obéissance sont les armes que le Christ donne au chrétien pour dépasser le temps et le péché, c'est ce que le Seigneur a apporté dans le monde. C'est ce par quoi il a rendu crédible sa vie en tant qu'accomplissement de la volonté du Père. Il nous a montré par là que notre temps a reçu le sceau du temps immortel et l'expression de la volonté éternelle de la Trinité. Qui suit le Fils et sa Mère en suivant les conseils évangéliques introduit sa vie tâtonnante dans la vie déjà éternisée du Seigneur et de sa Mère. Il intègre sa vie dans une vie qui est déjà intégralement au ciel.
De chaque heure qui passe, les chrétiens peuvent faire une heure de Dieu. S'ils le font, ils vivent plus dans l'éternité que dans le temps. Le temps n'est plus alors un système clos; la frontière qui le sépare de l'éternité peut être franchie au milieu du temps d'ici-bas.
L'un des aspects les plus caractéristiques de la mystique, c'est la rencontre en elle de l'éternité et du temps, l'irruption du maintenant éternel, de l'éternel présent, dans les limites du temps qui passe. S'il est vrai que les visions sont comme des extraits, des tranches du monde céleste, s'il est vrai que les visions transmettent quelque chose du mystère de Dieu et que Dieu communique ce qu'il veut dans ces visions, on ne peut concevoir la mystique comme une suite de degrés, d'étapes, parce que les visites du monde éternel dans notre temps ne sont pas soumises aux lois de notre monde passager. Dieu est aussi peu cartésien que possible en ce qui concerne les visions qu'il accorde.
Nous n'avons pas encore vu Dieu, mais nous vivons de lui parce que lui nous voit, et nous vivons dans l'espérance de le voir un jour comme il nous voit. Tant que le Seigneur n'est pas venu (de sa deuxième venue qui sera glorieuse), nous vivons dans un état de pauvreté fondamentale, mais celle-ci porte déjà en elle des signes de la plénitude débordante qui vient.
Le riche a beaucoup plus de mal que le pauvre à voir l'autre monde, l'éternité. Il est difficilement ouvert à l'imprévisible de la grâce; de même que les Juifs de l'Ancien Testament, en possession de l'Alliance et de la Loi, se sont révélés trop riches pour accueillir l'Imprévisible. Le riche possède. Le riche comme le Juif doit être prêt à se laisser abaisser, à abandonner ses possessions au Seigneur. Ce n'est pas une faute d'être riche ou Juif tant qu'on n'a pas rencontré l'Evangile. Celui qui se donne à Dieu doit reconnaître les conséquences que cela entraîne pour lui et pour sa vie passée.
Nous avons le devoir d'essayer de comprendre ce qu'est l'éternité parce que c'est à elle que nous sommes destinés. Le rôle du Fils est d'être Parole du Père, et la mission du Fils est de ramener dans l'éternel le monde passager et transitoire. Et quand nous adorons la Parole, quand nous la contemplons dans l'adoration, quand nous en faisons notre vie dans la foi, nous sommes éduqués, instruits, élevés par elle; elle nous mûrit pour la vie éternelle.
L'unique caractéristique absolue des choses d'aujourd'hui est qu'elles sont dans le Christ (Eph 1, 10). Par rapport à cet essentiel, la distance entre le ciel et la terre est devenue secondaire. Les croyants sont devenus participants de la vie éternelle: celle-ci est le rocher sur lequel est fondée leur vie. Il n'y a pas de rupture entre la vie présente et la vie éternelle. Tout, ici-bas, est déjà de l'éternel.
Le Seigneur fait don de la vie éternelle. Il ne nous la promet pas pour plus tard, pour après le cours de la vie temporelle; il nous en fait le don au milieu de la vie temporelle comme éternité commencée. Il promet qu'il ne cessera pas de nous attirer à lui. Nous avons le droit de vivre dès maintenant pour Dieu; de toute façon, ce sera comme ça au jugement.
Ce serait le souhait du Seigneur que nous apprenions à vivre de la vie éternelle au milieu du temps, que nous ne ouvrions pas seulement au ciel en recevant les sacrements, mais que nous demeurions aussi entre temps dans l'état de celui qui les reçoit. En vivant parmi nous, le Seigneur nous a montré par sa vie quotidienne comment il est possible de ne jamais s'habituer. Il n'a rien renié de sa vie éternelle en raison de sa vie terrestre quotidienne, mais il a tout considéré comme une expression de la vie éternelle, en tout il a vu le Père, et il voudrait qu'à notre tour nous donnions à notre vie quotidienne la marque de l'éternité.
Celui qui a un jour vu Dieu ne peut plus détourner de lui son regard. Au fond nous ne désirons pas voir déjà Dieu parce que nous savons intimement que nous devrions auparavant en avoir fini avec notre péché. Nous ne pouvons pas aimer parfaitement ici-bas, et l'amour parfait demeure le présupposé de toute vision de Dieu. C'est pour cela que personne n'a jamais vu Dieu ici-bas.
Quand nous verrons Dieu, nous deviendrons ce pour quoi nous étions faits. Pour l'instant, il doit nous suffire de savoir que nous sommes ses enfants; ce qui arrivera plus tard, nous pouvons le lui laisser. Parce que nous ne pouvons à présent le voir tel qu'il est, nous ne pouvons pas non plus nous représenter ce que nous sommes. Mais nous n'avons pas besoin de nous en soucier. Dieu, au ciel, ne nous laissera pas dans l'ignorance de ce que nous aurons à être. Pour le moment, nous n'avons rien d'autre à faire que d'être toujours plus enfants de Dieu. Il nous faut lui laisser tout le reste en aveugles, comme des enfants. Notre tâche est claire: accueillir l'amour de Dieu de telle sorte que nous devenions ses enfants, et continuer à recevoir ce don de plus en plus.
Il nous faut comprendre notre vie comme une entrée dans l'éternité, non comme une réalité séparée d'elle, il nous faut faire du terrestre éphémère une porte de l'entrée en Dieu. Si on le fait, on bâtit immédiatement ses plans en Dieu, et on reconnaît que seule la volonté de Dieu est ce qui est constant dans notre vie.
Plus on dit oui à la vie éternelle, plus elle nous est donnée. Non comme quelque chose d'étranger à notre vie, mais comme quelque chose qui est dans le droit fil de notre vie terrestre. Et cependant la vie éternelle n'est pas purement et simplement le prolongement de la vie terrestre. Quand Dieu nous envoie son Fils, il ne souhaite pas que nous projetions notre vie présente dans la vie éternelle. Il ne souhaite pas non plus que notre vie terrestre soit terminée pour que nous prenions au sérieux la vie éternelle; il souhaite que nous commencions dès à présent à donner à sa vie éternelle plus de poids qu'à notre vie temporelle. L'homme a à s'adapter à la vie éternelle.
Il existe ici-bas une expérience de la vie éternelle, de l'au-delà, de la présence mystérieuse de Dieu; ce peut être dans une vision. Et puis tout disparaît pour ainsi dire. Ce n'est ni Dieu, ni la grâce, ni le saint qui se sont refusés ou retirés; la cause de cette limitation de l'expérience n'est pas dans l'éternel, mais dans la vie terrestre. Le ciel reste présent, qu'on le sente fort ou faiblement. Il demeure toujours possible au croyant de rencontrer Dieu sans expérience particulière, dans la simplicité de la foi. Dieu est là, et toute heure de la vie pourrait être une heure remplie de Dieu si l'homme le voulait.
Dieu dispose du temps. Il ne nous dit pas ce que sera demain. Il peut modifier au dernier instant ce que nous attendions avec le plus de certitude. Lui-même ne change pas ses desseins, mais nous les avons mal compris et nous avons attendu des choses qu'il ne voulait pas nous accorder. Nous ne devons pas voir l'ensemble du jour qui vient. Nous ne devons pas disposer nous-mêmes de notre temps et de notre vie. Nous devons nous livrer entre les mains de Dieu. Et c'est de cette manière que nous participons à la vie éternelle.
6. La vie de Dieu Trinité
" (Le soir de Pâques), le Fils dit: 'Recevez l’Esprit Saint'. Lui même l’avait reçu de façon visible lors de son baptême, mais auparavant l’Esprit avait reçu le Fils pour le porter à sa Mère, au moment de la conception. En Dieu tout est don parfait, confiance, amour; chacune des trois personnes est ouverte aux autres. Et le Fils, qui s’est fait homme par dévouement et par amour, a fait connaître et a enseigné cette attitude divine; être en tout ouvert au Père, lui montrer tout ce qui se passe dans l’homme, non seulement pour que le Père le voie, mais pour qu’il y prenne part et partage ses sentiments. En raison de cette ouverture, le Père a pris part à la vie du Fils de telle manière que le Fils lui même a éprouvé cette participation et en a vécu. Le Père fait toujours écho au Fils et lui répond ; mais il lui répond de façon déterminante: 'Non pas ma volonté mais la tienne!' Dans cette détermination du Père, il y avait aussi l’ordre de la Passion" (La confession, p. 63).
"Dans ce que le Père et le Fils possèdent , il n’y a rien qui soit exclusivement à l’un et non à l’autre. Ainsi en est il de ce qu’ils possèdent. En ce qu’ils sont, il y a des différences essentielles, pour autant que l’un est le Père, l’autre le Fils. C'est ce qu’ils sont de par leur nature et de manière irrévocable. Mais en ce qui concerne leurs biens, ils possèdent tous les deux tant la paternité que la filiation. Ce mystère nous apparaît plus clairement dans le Fils que dans le Père. Le Fils possède aussi la paternité. Il possède, par rapport aux hommes, aussi bien les propriétés du Fils que celles du Père. Il se nomme Fils de l’homme, et il est cependant le Père des croyants qu’il appelle aussi ses petits enfants. De même vis-à-vis du Père, il possède, au moment de la séparation, des qualités paternelles : il se sépare de lui comme Fils, mais il emporte avec lui toute sa mission qui lui vient du Père et il l’administre, non en qualité de Fils subordonné, mais comme collaborateur indépendant et finalement comme responsable; parce qu’il accepte une mission, il devient en quelque sorte, le ‘préposé’ de celui qui l’a institué comme tel. Il doit exécuter ici-bas la mission du Père, entièrement pour le Père, parce que lui seul s’est fait homme, et non le Père. Par suite de cet état de choses, le Père se charge du rôle du Fils : il laisse au Fils une liberté totale, il ne se mêle pas de ses affaires, ne surveille pas l’œuvre du Fils, comme on surveille les faits et gestes d’un mineur ; il le laisse agir comme un être pleinement responsable ; il ne s’érige pas en juge de l’œuvre rédemptrice du Fils. Il sait l’envergure de la tâche dont le Fils s’est chargé et que, pour l’accomplir vraiment, il faut qu’il la réalise précisément sans le Père, donc en étant séparé de lui. Sachant cela et se retirant devant l’indépendance du Fils, il place le Fils au-dessus de lui. C’est ainsi qu’il assume le caractère filial" (Jean . Le discours d’adieu, t. II, p. 127-128).
Nous devrions toujours penser à la joie que chacune des trois personnes de la Trinité trouve en chacune des autres. Joie débordante, jaillissement perpétuel, joie qui ne cesse d’être neuve. Nous pouvons lire cette incessante nouveauté de l’être de Dieu dans la multiplicité des choses de ce monde créées par lui. Il n’a peut être créé les nuages que pour que nous ne pensions pas qu’il est lui-même éternellement rayon de soleil. Et chaque nuage à son tour est différent des autres ; au ciel il n’y a pas un ton uniforme. Et les nuages fécondent la terre : l’hiver comme neige, l’été comme orage ; la pluie également a ses particularités. C’est ainsi que la fécondité de Dieu est toujours neuve également.
Comment imaginer l’amour du Père pour le Fils ? Comment penser l’Esprit ? Il y a chez les hommes quelque chose de comparable . Non seulement le Père aime le Fils et l’Esprit séparément. Il aime aussi la relation d’amour du Fils et de l’Esprit ; et il en reçoit un fruit. Cette relation est importante pour le Père, elle l’enrichit, il l’aime et compte sur elle. Une mère qui a plusieurs enfants est enrichie à chaque naissance d’une relation nouvelle avec cet enfant, mais aussi par la relation du nouveau venu avec ses frères et sœurs. Dieu le Père trouve si infiniment parfaites sa relation avec le Fils et l’Esprit et leur relation réciproque que, pour en exprimer quelque chose, il a créé l’univers.
"En Dieu, tout est don parfait, confiance, amour" : il n’y a aucune humiliation pour le Fils si le Père le précède comme Père, et aucune humiliation pour l’Esprit de procéder du Père et du Fils. En Dieu, l’une des personnes peut recevoir la vérité d’une autre, bien que toujours aussi celle qui reçoit puisse partager avec celle qui donne: c’est une égale béatitude de donner ou d’échanger.
Au sein de la Trinité, chaque personne honore l’autre parce que chacune sait ce que c’est qu’être Dieu. Ce n’est pas seulement pour honorer le Père et l’Esprit, mais aussi par amour pour eux que le Fils s’est fait homme; ce faisant, c’est du sein de la Trinité qu’il a apporté à la nature humaine la loi de l’amour et qu’il en a vécu parfaitement le premier. Par son Incarnation, tous les hommes deviennent nos frères et, dans le commandement du Fils, nos frères bien-aimés. L’honneur qu’on manifeste à chacun et l’amour fraternel proviennent de la vie trinitaire de Dieu.
Au sein de la Trinité, les personnes s’appellent mutuellement: "Seigneur, Seigneur!" (Mt 7,21). Les croyants sont invités à faire de même. Mais on ne peut tromper Dieu: il voit si celui qui l’appelle ainsi se donne et s’ouvre à lui dans son appel.
Le Père, le Fils et l’Esprit sont libres étant donné que, dans l’amour, ils font leur volonté qui consiste uniquement à faire toujours ce que veut l’autre. Car leur volonté trinitaire est toujours amour et on ne peut pas se la représenter en dehors de l’amour. Le Père, le Fils et l’Esprit sont dans la plus parfaite liberté parce qu’ils sont dans le plus parfait amour. On ne peut donc pas dire qu’ils sont dépendants les uns des autres. Pour s’exercer, la liberté humaine a besoin de se séparer des autres. Dans la liberté divine, à laquelle l’homme participe déjà un peu par la grâce, à laquelle il participera pleinement un jour s’il est fidèle, plus nous sommes proches l’un de l’autre, plus nous sommes libres. Entre humains, il y a une limite du privé qu’on ne peut transgresser, même dans l’amour. Vis-à-vis de Dieu, dans la grâce, il n’y a pas ces limites: notre liberté dans la grâce consiste en ce qu’il nous laisse nous approcher tellement de lui que nous pouvons avoir accès à la liberté qui le relie au Fils et à l’Esprit. Mais en Dieu la liberté ne fait qu’un avec l’amour, elle naît de la vérité de l’amour. La liberté pour l’homme est de pouvoir s’intégrer à la liberté de Dieu.
Dans la Trinité, aucune des trois personnes ne désire devenir l’autre. Le Père ne désire pas devenir le Fils, ni le Fils le Père. Dans l’amour humain, l’homme ne désire pas non plus devenir la femme pas plus que la femme ne désire devenir l’homme. Plus ils sont unis, plus l’autre est un toi et non un moi. Il peut arriver, dans l’union, un point où personne ne sait plus où l’un commence et où l’autre finit; mais justement dans cette unité, le toi ne ressort que mieux. Et chacun a, dans l’amour, le droit de disposer de cette union.
Il y a en Dieu un échange d’amour où chacune des trois personnes voudrait être redevable à l’autre de ce qu’elle a en elle de plus caché, de plus intime, et où elle sait aussi qu’elle lui en est redevable: chacune est ce qu’elle est par le don de l’autre en elle, et ce mystère de l’amour est si profond et tellement en son centre qu’il serait absolument impossible de tracer ici des limites. Au contraire: les personnes et leur amour vivent de ce que, depuis toujours et pour toute l’éternité, ces frontières n’existent pas. Le Fils incarné ne verra jamais dans sa Passion son œuvre propre, qui serait délimitée vis-à-vis du Père et de l’Esprit, parce que dans sa Passion il ne fait que la volonté du Père, exactement comme il en fut déjà lors de l’œuvre de l’Incarnation elle-même; ici aussi le Père accomplit sa volonté quand le Fils l’accomplit.
Quand le Père s’apprête pour ainsi dire à créer le monde, il ne le fait pas seulement en accord avec le Fils et l’Esprit, mais dans un échange intime d’amour avec eux. En se manifestant comme Créateur, il a le Fils auprès de lui, puisqu’il exécute toutes choses en vue du Fils; de même il a l’Esprit auprès de lui puisque l’Esprit plane au-dessus des eaux de l’abîme. La croix est un écho de la création du monde: le Père et l’Esprit assistent l’Homme-Dieu sur la croix. La création est orientée ver le Fils, la croix est orientée vers le Père.
Dieu n’a pas créé le monde au hasard. Il a pour ce monde un plan éternel. Toutes les choses y ont leur place dans l’Esprit. Le monde ne peut échapper à ce plan; ce plan est maintenu par l’Esprit; il est vie du Dieu Trinité vivant. Rien dans ce monde n’est laissé au hasard puisque le monde vit dans le plan de Dieu.
L’Incarnation du Fils n’a apporté aucun changement dans la vie de Dieu Trinité. C’est le Père qui a créé mais, mystérieusement et d’une manière cachée, le Fils et l’Esprit y ont collaboré. L’acte par lequel le Fils s’est offert pour le salut du monde n’est que l’expression d’une attitude qui est constante chez lui. Il n’est pas vrai du tout que dans l’ancienne Alliance le Père seul agit. L’activité cachée du Fils pour les hommes et pour le peuple élu s’y exerce aussi. L’ancienne Alliance cependant est le temps de la promesse et elle est ouverte sur le Fils.
L’Ancien Testament pourtant vient du Père et il est donc important que les chrétiens le connaissent pour apprendre quelque chose de la réalité du corps du Christ par son ombre, pour approfondir leur foi au Christ. Toutes les paroles du Seigneur ont leur racine dans l’Ancien Testament. L’Esprit que le Fils révèle et qui montre le Père est le même qui parlait dans les prophètes pour indiquer la volonté du Père et annoncer la venue du Fils.
Quand, dans l’Ecriture, nous pensons avoir compris quelque chose et que cela ne débouche pas sur la Trinité de Dieu, nous pouvons être sûrs que nous ne l’avons pas saisie d’une manière vivante. Nous ne comprendrons peut-être jamais comment l’Écriture est vivante; notre état de péché nous empêche de voir à quel point elle est remplie de vie. A chaque verset de l’Ecriture, nous devrions prier le Seigneur: "Montre-nous le Père".
7. La mission du Fils
"C’est la volonté du Fils de devenir mission, et pour cela, il faut que le Père et l’Esprit l’envoient, donnent ainsi forme et contenu à sa mission. Le contenu, c’est que le Fils ramène le monde au Père par un acte non de violence, mais d’amour, et qu’il veut se sacrifier tout entier pour consommer cet acte d’amour… Le Père a choisi la forme "monde", c’était son idée, sa création. Le Fils l’assume pour la lui rapporter consommée" (Adrienne von Speyr et sa mission théologique, p. 132).
"En envoyant le Fils, le Père le confie pour le temps de sa mission plus que jamais à l'Esprit Saint. Il unit les missions du Fils et de l'Esprit, car il ne faut pas oublier que l'Esprit qui conduit le Fils est l'Esprit du Père, et qu'ainsi aucune sorte d'éloignement n'est possible entre le Père et le Fils… Le Père dépose son Fils dans les bras de l'Esprit comme une mère son enfant dans ceux d'une nourrice. L'Esprit est le premier christophore… Il appartient à la mission du Fils de se laisser porter par l'Esprit, à celle de l'Esprit de porter la mission du Fils. Le Père est constamment en train de les envoyer tous les deux; de lui nous ne savons rien de plus parce que personne ne l'a jamais vu. C'est dans le Fils et l'Esprit que nous voyons le Père" (Adrienne von Speyr et sa mission théologique, p. 133-134).
L’Incarnation se décide dans le dialogue du Père et du Fils. Le Père se laisse influencer par le Fils. Quand le Fils présente au Père le projet de la Rédemption, le Père l’accepte. Devenu homme, le Fils veut toujours connaître et faire davantage la volonté du Père. Il dispose de lui-même comme d’un instrument qu’il met entre les mains du Père. Il nous montre la voie de l’abandon au Père et il nous invite à en faire autant. En tant qu’homme également, il a de l’influence sur le Père pour que le Père permette l’œuvre de la croix.
Quand le Père permet et veut l’Incarnation, il montre que chacune des personnes divines se met au service de cette nouvelle révélation de l’amour. La Trinité est ouverte et expliquée pour nous. Cette sorte de "désintégration" de l’amour se trouve au service de notre intégration dans l’amour. Et notre prochain doit sentir que l’amour que nous avons pour lui découle de l'amour de Dieu, et Dieu doit savoir que, quand nous l’aimons, nous aimons aussi notre prochain.
Par amour pour nous, le Père a renoncé à son Fils au ciel. Il a assumé la séparation qui était incluse dans l’envoi du Fils dans le monde. Qui aime veut que celui qu’il aime fasse l’expérience de l’amour. C’est pourquoi Dieu, qui nous aime, veut que nous soyons accessibles à son amour et il fait tout pour que son amour nous soit sensible. Le Père envoie le Fils et en même temps il lui permet de venir. Notre vie dans l’amour n’est pensable que nourrie par la vie du Fils. Son amour nous touchera comme amour compréhensible. L’amour donne tout ce qu’il a. Et ce que le Fils a, c’est le Père . Et ainsi le Fils, en se laissant envoyer, nous apporte l’amour du Père.
Le Père permet au Fils de se donner au monde afin d' éveiller en chaque homme l’amour de Dieu. En donnant au Fils cette "permission", il renonce en quelque sorte au Fils et l’offre eucharistiquement. Derrière le sacrifice du Fils, il y a donc le don d’amour du Père qui est la source de l’Eucharistie. Au sein de la Trinité, ce que désire le Fils, c’est de se faire envoyer par le Père pour racheter le monde. Et le Père consent tellement au désir du Fils qu’il lui fait dépasser à l’infini les limites d’une vie humaine en inventant l’Eucharistie. Le Fils "réclame" la durée d’une vie humaine, et le Père lui donne la durée du monde. Par l’Eucharistie, la vie terrestre du Fils acquiert pour ainsi dire un mode d’existence divin qui échappe au temps.
Le Fils est toujours accompagné et conduit par l’Esprit. Visiblement, quand il a couvert la Mère de son ombre et qu’il est descendu sur lui au baptême ; visiblement aussi quand le Fils l’envoie à nouveau sur l’Eglise à la Pentecôte après l’avoir rendu au Père sur la croix. Ainsi l’Esprit participe intérieurement à tout ce qu’entreprend le Fils pour notre salut. Quand le Fils nous rachète par son sacrifice, par son sang et par sa descente aux enfers, afin de nous rendre aptes au royaume des cieux, il le fait conduit par l’Esprit Saint. Toute présence, toute action du Fils montre en même temps la présence et l’action de l’Esprit. On ne peut pas dire que l’Esprit continue ce que le Fils a commencé. Le commencement et la suite sont une unique action des deux. Il n’y a pas de grâce qui ne provienne tout à la fois du Père, du Fils et de l’Esprit, pas d’activité divine qui ne soit le fait des trois personnes ensemble, comme si chacune des trois personnes voulait éveiller en nous la capacité d’être ouverts et accessibles aux trois.
Un amour absolu unit le Père et l’Esprit au Fils. Dans cet amour, le Père et le Fils se tiennent à la disposition de l’Esprit pour qu’il rende possible qu’ils soient connus par le monde. Dans cet amour, le Père et l’Esprit se tiennent à la disposition du Fils pour qu’il ramène le monde à Dieu. Dans cet amour, l’Esprit et le Fils désirent du Père qu’il les envoie tous deux en une mission spéciale pour porter aux hommes l’amour réciproque des trois personnes comme l’expression la plus intime de l’amour du Père, et cela d’une manière si durable que l’homme demeure en Dieu comme Dieu demeure ne lui.
Le Père et le Fils s’obéissaient mutuellement parce que chacun accomplissait la volonté de l’autre. Quand le Fils fut envoyé par le Père dans le monde et devint l’un des nôtres, le Père a comme perdu son pouvoir sur le Fils, de même que nous, dès que nous avons dit une parole, nous perdons notre pouvoir sur elle. La Parole de Dieu se trouve maintenant dans le monde; parmi nous, elle dépend de nous, elle nous est livrée.
Est-ce que le Fils préfère sortir du Père ou retourner au Père ? On comprendrait mieux qu’il préfère retourner au Père. En fait, et c’est à peine compréhensible, il aime autant sortir du Père que retourner à lui. Parce que le seul critère de ses préférences, c’est le désir du Père sur lui. Infiniment plus que nous ne le pressentons, tout notre agir chrétien et toute notre passivité chrétienne proviennent de la Trinité. "Aime ton prochain comme toi-même" est finalement fondé dans l’amour trinitaire; le Fils aime le Père de cette manière et , par cet amour qu’il a pour le Père, il s’aime lui-même.
Le Père ressemble à un homme riche qui voudrait tout donner à son Fils bien-aimé, mais son Fils lui a amené dans sa maison un tas de mendiants qu’il faut vêtir et nourrir. Et finalement le Père a permis au Fils d’amener chez lui tous ces pauvres qu’il a ramassés n’importe où. Et le Père doit donc maintenant partager ce qu’il voulait donner à son Fils. Le monde qu’il a créé a une ressemblance avec le Fils qu’il a engendré et le Fils est attaché au monde même quand celui-ci s’est détourné du Père. Les mendiants ont causé beaucoup de dommages dans la maison, et le Fils veut lui même tout remettre en état. La situation est très complexe et le Père doit en tenir compte.
Dans la Révélation, Dieu sort de son silence et de son origine, il se manifeste pour nous dans la parole. Mais il ne parle pas seulement de lui-même; qu’il soit compris et reçu par nous est l’œuvre de l’Esprit Saint qui est la source de toute union vivante. Toute la révélation de Dieu est donc trinitaire, et la Bonne Nouvelle ne parle de rien d’autre que de Dieu Trinité. D’un bout à l’autre de l’Evangile, l’unique contenu de la Parole de Dieu, c’est la Trinité, tout comme elle est l’unique contenu de la création.
Toute parole du Fils est trinitaire, même si cela ne se voit pas de prime abord: il dit la parole du Père et il parle dans l’Esprit Saint. Suivre le Seigneur selon les conseils évangéliques, c’est adopter une forme de vie trinitaire. Les trois conseils sont la forme de la vie du Fils; les suivre, c’est avoir part avec lui à la vie de Dieu.
Mais quiconque aussi vit dans la foi est constamment, quoi qu’il fasse (prière ou action concrète dans le monde), dans le courant de vie trinitaire. Tous nos chemins sont des chemins trinitaires. Prier, c’est toujours aussi avoir affaire à la Trinité tout entière. A cause de l’unité de l’être de Dieu, il est impossible qu’une personne divine reste jamais en retrait par rapport à une autre . Chacune des trois personnes participe tellement à toutes les œuvres de Dieu qu’il nous est permis de nous savoir toujours entourés du mystère des trois personnes. Et plus un être humain est pur, plus purement il fera l’expérience qu’il peut prier Dieu comme le plus proche des proches.
Quand un chrétien reçoit des grâces sans explication ou qu’il voit d’autres chrétiens en recevoir de semblables, il sait qu’elles viennent de Dieu Trinité, mais sans pouvoir préciser le côté du triangle trinitaire d’où elles viennent. Quand aucune explication n’est donnée, ce sont les trois personnes qui agissent; il faudrait une indication ou un signe pour qu’il sache qu’une des personnes s’est adressée à lui.
Chaque homme porte en lui un schéma de la vie trinitaire, sa manière propre de participer à ce mystère. Chez l’un, c’est la vie du Fils; chez l’autre, l’amour particulier pour le Père; chez un autre encore, la compréhension des dons du Saint Esprit. Mais toujours le particulier débouche dans le trinitaire qui inclut tout.
Marie est, pour tous les croyants, un modèle de la manière dont on peut parler avec le Père et le Fils dans l’Esprit Saint sans souligner les différences qui nous séparent de la vie de Dieu. Quand nous prions vraiment le Christ, nous prions dans l’espace de Dieu trine et un, et la réponse nous vient de Dieu Trinité tout entier. Cela nous incite à nous souvenir toujours dans notre prière de la présence trinitaire dans l’unité.
8. Le Père
" Le Père non plus ne s'est pas refusé au Fils, lorsque celui-ci lui a demandé la permission d'opérer la rédemption. Et le Père l'a livré à sa propre décision. Il aurait pu dire non. Il aurait pu trouver que le Fils en demandait trop. Mais il a, humainement parlant, renoncé à certains droits de sa paternité et de son amour pour le Fils, pour permettre au Fils l'ultime abandon. Et Dieu nous a créés à son image, et le Fils voudrait réveiller en nous cette image. Du fait que le Père n'a pas refusé, le Fils nous donne la possibilité de ne pas refuser …
Souvent les gens font des manières quand ils reçoivent un cadeau et disent: 'C'est trop!'. Ils montrent par là qu'ils mettent leur capacité d'évaluer au-dessus de l'amour qu'on leur a témoigné. Il peut arriver certes qu'objectivement un cadeau dépasse les possibilités de celui qui le donne. Mais s'il veut vraiment l'offrir par amour, alors la raison qui met des limites perd son droit de mesurer. Ainsi lorsque le Fils fait sa proposition, le Père ne dit pas: 'C'est trop! Il renonce pour ainsi dire à son droit de juger et contrôler, et abandonne toute la mesure au jugement du Fils…
Le Fils fera en quelque sorte défaut au Père, pendant son séjour sur la terre; et plus il lui manquera, plus le Père mesurera combien son amour pour le Fils et l'amour du Fils pour lui sont grands. Car le Père aussi a besoin du Fils et ne peut pas être sans lui. Peut-être le Père aurait-il eu d'autres propositions, d'autres idées au sujet de la rédemption, qui n'auraient pas rendu nécessaire la déréliction de la croix. Mais il ne les exprime pas, il s'en remet au Fils. Dans l'amour, le meilleur c'est toujours le désir de l'autre" (Jean. Naissance de l'Eglise, t. II, p. 126-127).
Au cours de sa vie terrestre, le Seigneur ne parle que rarement de la vision du Père qu'il a. Il essaie de rendre accessible aux autres sa béatitude. Il nous indique par là qu'il ne faut pas toujours essayer de saisir le Père. Il nous faut faire ce qui est à faire pour les autres et laisser au Père la possibilité de nous saisir.
Il y a chez le croyant une joie dans la distance qui le sépare de Dieu, une joie qui n'essaie pas de saisir quelque chose de plus de Dieu, qui n'essaie pas d'exiger, de désirer, mais qui se réjouit des choses telles qu'elles lui sont données.
Tout ce qui demeure invisible, le croyant sait que le Père le voit pour lui. Le Père aime le monde; il ne veut pour lui d'autre lieu que le monde lumineux du Fils.
L'homme ne sait jamais quand se passe l'essentiel. La femme ne sait pas quand elle conçoit. L'homme ne sait pas quand Dieu lui pardonne et quand il est comblé de grâce. Rien de ce qui est essentiel ne se laisse déterminer dans le temps. Et même quand le Père et le Fils livrent leurs mystères en se révélant, il y a cependant toujours encore entre eux des rencontres auxquelles les hommes n'ont pas accès. Le Père et le Fils gardent pour eux une dernière intimité dont les hommes ne voient pas l'éclair; tout au plus peuvent-ils déduire que quelque chose s'est passé quand ils entendent le grondement du tonnerre (cf. Jn 11,41).
Dans la mission du Seigneur, bien des choses sont incompréhensibles: le fait qu'il a pitié des hommes et qu'en même temps il exige pour ainsi dire trop d'eux, le fait qu'il veuille avoir des disciples et des successeurs, et bien d'autres choses encore dans sa vie, et surtout vers la fin de sa vie. Beaucoup de choses, dans cette fin, se jouent uniquement entre le Père et le Fils, et ne nous sont pas accessibles comme ce qui précède. Tout l'Evangile débouche sur cette fin inexplicable, sur cette apothéose de l'amour. Ce mystère d'amour entre le Père et le Fils, qui à ce moment domine tout, ressemble en quelle que sorte au mystère des parents. Bien que les enfants vivent dans l'espace de l'amour parental, ils n'en aperçoivent pas tout, ne participent pas à tout ce qui fait l'intimité des parents. Ils savent peut-être qu'il y a des choses auxquelles ils n'ont pas accès, bien que ces choses ne diminuent en rien l'amour des parents à leur égard. Car ils vivent dans cet amour mutuel des parents, et pas seulement dans l'amour distinct du père ou de la mère pour leur enfant. Nous aussi, nous vivons à la manière des enfants dans ce mystère entre le Père et le Fils, sans vraiment le connaître. Mais ce n'est pas parce qu'on nous en prive que nous ne le connaissons pas; tout simplement nous ne sommes pas encore mûrs pour le comprendre. Plus tard, devenus adultes, les enfants devineront quelque chose des secrets de leurs parents; et nous aussi nous progressons dans la connaissance de Dieu.
Il y a connivence entre le Père et le Fils. Il ne faut pas penser que le Fils cherche à se faire des adeptes. C'est le Père qui attire les hommes au Fils. Quand on va au Fils, c'est en raison d'un désir que le Père a mis en nous. Le Fils reçoit tous les hommes que le Père lui donne parce que tous viennent du Père et sont un don du Père au Fils.
Nous avons à suivre le Fils. Et celui-ci nous renvoie au silence de la prière et de l'adoration. Il nous faut prier le Père de bien vouloir insérer notre existence dans celle de son Fils, notre existence présente dans son existence omniprésente, notre faible disponibilité dans la force de la sienne, notre obéissance actuelle de chrétiens dans son obéissance divino-humaine incessante, afin que nous ayons part dans la foi à son indicible mystère d'obéissance. Que Dieu modèle notre imitation selon son bon plaisir et selon ce qu'il a décidé pour nous. Que Dieu fasse de notre oui une imitation du oui parfait de son Fils.
Dans l'ancienne Alliance, il y avait comme un lieu précis en face du Père; dans la nouvelle, on ne se trouve plus en face du Père, mais entre le Père et le Fils. Un lieu dont on ne voit pas la fin, un lieu dont nous savons seulement qu'il est le lieu de l'amour du Fils pour le Père et du Père pour le Fils. La communion d'amour entre le Père et le Fils embrasse tout ce que Dieu nous donne et tout ce que nous devons lui donner pour que la vie et la mission du Fils soient accomplies. Le Fils nous a introduits dans le tourbillon de la communion divine ainsi que le Père le lui a permis. Ceci a pour conséquence que le Père ne sera plus jamais seul avec le Fils parce que nous faisons partie de leur communion. Leur intimité n'en est pas rompue; seulement nous y sommes invités dans la mesure où nous sommes nous-mêmes aimants et où nous laissons s'accomplir en nous l'amour du Fils et ses sentiments intimes. Si nous nous trouvons au milieu de l'amour du Père et du Fils, nous sommes en mesure d'y répondre.
Dieu est amour; l'amour constitue l'être du Père, du Fils et de l'Esprit. Non pas un être fermé sur lui-même, en opposition à nous, mais communication essentielle et insertion de tous les hommes en lui. Nous sommes introduits dans l'amour du Fils, et le Père ne peut faire autrement que de nous voir inclus dans le Fils, inclus dans son amour pour le Fils, comme des êtres aimés du Fils.
Le Père nous a fait don du Fils, et le Fils nous a fait don du Père. Quand des parents reçoivent un enfant, le père peut faire don de l'enfant à la mère et la mère peut faire don de l'enfant au père; mais cela seulement parce qu'ils se sont d'abord donnés l'un à l'autre et parce que par là ils se sont donné l'enfant l'un à l'autre.
C'est pourquoi nous avons un vrai pouvoir sur la volonté du Père. A condition que nous soyons vraiment dans le Fils et dans l'obéissance du Fils. Car dans la Trinité, chacun fait la volonté de l'autre; et en faisant la volonté de l'autre, il fait également la sienne. Celui qui, par le Fils, participe à cet amour détaché de soi qui existe en Dieu, peut décider Dieu parce qu'il est totalement déterminé par Dieu. Il vit dans la prière du Fils.
Quand le Fils accomplit sa mission sur terre, le Père veut comme se laisser étonner par le Fils. Le Fils incarné fait plus que ce que le Père demande, mais qu'il le fasse provient une fois encore d'un don du Père. L'obéissance dans la vie religieuse est une obéissance "inter pares": c'est une image de la vie trinitaire. Finalement le Père aussi est obéissant au Fils quand il le laisse aller à la croix.
Le Père veut ce que veut le Fils parce qu'il a accepté toute la volonté du Fils sur la croix et l'a reconnue comme sienne. Même si le Père n'avait pas l'usage de l'incroyable offre d'amour du Fils, il l'accepterait quand même par amour pour le Fils parce que c'est l'amour qui le lui offre. Et il ne ferait pas comme s'il ne pouvait pas s'en servir parce que entre le Père et le Fils, il n'y a aucun "comme si" et parce que le Père veut montrer au Fils qu'il ne voit pas en son offre une simple surabondance; il voit en elle l'expression de l'amour le plus authentique et le plus précieux.
Dans la Passion du Fils, c'est le Père qui doit faire la volonté du Fils; car, comme tout le reste, il a aussi remis la Passion entre les mains du Fils. Le Père accepte difficilement l'abaissement du Fils dans son Incarnation et dans sa Passion. Le Fils aurait pu atteindre le même résultat à moindres frais, il aurait pu témoigner autrement de son amour pour ses disciples et obtenir du Père plus rapidement l'œuvre rédemptrice.
Le Père pourrait épargner la croix au Fils. Mais c'est comme si c'était lui qui disait maintenant au Fils: "Que ta volonté soit faite, non la mienne". Il y a une impuissance volontaire du Père devant la volonté du Fils. Quand le Fils prie, le Père et l'Esprit y participent; au Mont des oliviers, ils participent à la prière angoissée du Fils.
Le Père voit bien que sur la croix le Fils souffre beaucoup plus qu'il est nécessaire. Mais le Fils le veut ainsi parce qu'il est dans la lumière de l'amour du Père et dans la souffrance de l'obscurité du Père. C'est pourquoi, pour le Fils, il n'y a pas là d'excès. Il voit le "plus grand" du Père, qui le stimule à faire encore plus dans l'amour. Ainsi tout s'équilibre. Ce qui, aux yeux des autres, paraît superflu, est pour lui plutôt trop peu.
La plus grande douleur qu'on puisse infliger au Père, c'est de tuer son Fils. Mais, en mourant, le Fils lui témoigne un amour si grand qu'il surpasse même cette douleur. Là où l'outrage que le monde fait à Dieu parvient à son comble, là aussi l'amour du Fils pour le Père, et donc aussi sa glorification du Père, atteignent leur perfection. Là où le Père est atteint de la manière la plus sensible, le Fils lui enlève toute souffrance. Après que les hommes ont tué le Fils, le Père est devenu plus riche en amour; car sa création lui est rendue par le plus grand amour du Fils.
A la croix, le Père est séparé du Fils, abandonné par le Fils. Quand le Fils est abandonné par le Père, personne ne doit penser que le Père ne soit pas aussi abandonné par le Fils. Car quand le Fils perd l'accès au Père, il est impossible que le Père possède encore l'accès au Fils. Le Père aussi est abandonné à la croix et séparé du Fils séparé. Il en est ainsi parce que l'amour est une unité et que, dans l'amour, il est impossible que l'un soit touché sans que l'autre le soit aussi.
Nous n'avons ni concept, ni mot pour la "souffrance" mystérieuse que notre péché cause à Dieu, si Dieu ne change pas, qu'il est toujours bienheureux et ne peut être blessé par sa créature. Et cependant il serait inconcevable que Dieu demeure insensible à la faute et au malheur de ses propres créatures, lui qui est l'amour éternel.
Et cependant le Père ne doit pas ménager le Fils, ni le Fils se laisser ménager par le Père. Le point culminant du service du Fils sera la croix. Le Fils est heureux parce qu'il sait que le Père ne le ménagera pas, ne le traitera pas comme un faible qu'il juge incapable de souffrir. Le Fils ira le plus loin possible et il rapportera ainsi au Père tout l'amour possible du monde.
La croix, c'est le drame pour le Fils; c'est le drame aussi pour le Père. Le Père aime son Fils. Il voit ce que le Fils souffre. Il a su depuis toujours que cette heure arriverait; quand enfin elle est là, il l'éprouve dans toute sa réalité. Il ne peut pas se révéler au Fils parce que, s'il le faisait, il diminuerait sa propre confiance en son Fils. Il doit accorder à l'amour du Fils ce dernier témoignage, cette ultime épreuve, de le livrer à la séparation totale d'avec lui. C'est de cette manière que le Père partage la souffrance de la croix. Ce renoncement de Dieu à se manifester est la source de toute souffrance chrétienne car, dans ce renoncement, se manifeste l'amour suprême du Père. C'est pourquoi, dans la vie chrétienne, à l'exemple du Père, il faut laisser au prochain le droit de souffrir malgré tout l'amour qu'on lui porte. Il n'est pas permis de lui épargner toute souffrance par amour. Si le Père intervenait dans la Passion du Fils, il mettrait des limites à son amour; sa compassion témoignerait d'une méfiance à l'égard de l'amour du Fils.
Puis vient la résurrection … La résurrection de Jésus est sans doute la plus mystérieuse des œuvres de Dieu, à la fois œuvre du Père et du Fils. Le Fils se laisse ressusciter par le Père, mais il est tellement lié à sa volonté qu'il s'éveille aussi lui-même dans le Père à cette résurrection. Et en le réveillant, le Père lui rend tout ce que le Fils avait déposé auprès de lui. Personne plus que le Père ne se réjouit de ce que le Fils soit ressuscité de la mort pour l'éternelle vie. Joie humaine de la rencontre. Au temps de la Passion, l'amour entre le Père et le Fils n'a subi aucun dommage, mais il ne pouvait plus être goûté en sa plénitude. A l'Ascension, l'amour rayonne d'un éclat nouveau et divin. C'est la plus grande joie du revoir : Dieu est à nouveau en Dieu, le Fils dans le Père et dans l'Esprit. Les relations entre le Père et le Fils n'ont pas été troublées par la Passion. L'angoisse elle-même fut un acte d'amour, de renoncement, aussi grand qu'un renoncement peut l'être. Maintenant il n'est plus nécessaire de renoncer à rien. Tout est transparent, parfaitement. Il y a une fête de Dieu Trinité dans le ciel. La parabole du fils perdu n'est pas loin: il a porté le péché du monde, il a souffert la faim sur la croix. Il revient au Père avec le plus grand don que le Père pouvait attendre de lui. Son don ne fait qu'un avec son retour; en l'embrassant, lui, le Fils, le Père reçoit tout ce que le Fils lui rapporte. Les souvenirs que quelqu'un rapporte de voyage servent à compléter sa présence. Il apporte au Père avec lui le monde sauvé, au Créateur le monde recréé, le monde qui porte désormais la marque du Fils.
9. Le Verbe s'est fait chair
" Pour les Juifs, la plus haute valeur, c'est la crainte de Dieu, qui tient à distance. On peut se dire peut-être enfant de Dieu, mais se donner comme son fils ne peut être que blasphème. Tout en le regardant comme tout-puissant, ils tiennent Dieu en quelque sorte pour impuissant, parce qu'ils ne lui accordent pas la seule chose dont tout le monde est capable : avoir un fils.
Ainsi les déclarations du Seigneur sur lui-même ne peuvent être, à leurs yeux, interprétés que comme pur orgueil. Ils ne veulent rien savoir de la possibilité d'une unité humano-divine dans le Seigneur. Comme il parle en tant qu'homme, ils se croient autorisés à le juger d'un point de vue purement humain.
Le caractère divin de son être, qui transparaît dans son humanité, ne peut être pour eux que l'expression de sa présomption. Ils connaissent Dieu. Il a créé le monde. Il est ce qu'il y a de plus sublime. Si Dieu avait un Fils (ce qui est impossible), il serait plus impossible encore qu'il lui permît de s'abaisser jusqu'à la bassesse de la nature humaine. Il aurait dû, sans conteste, le lui interdire" (Jean. Naissance de l'Eglise, t. I, p. 90).
Pour les Juifs, seul un Dieu lointain peut être le vrai Dieu. Même pour le chrétien d'aujourd'hui il n'est pas facile de ne pas redevenir Juif de cette manière-là. Dans l'Ancien Testament, le Fils était encore caché derrière le Père. C'est la relation du Fils incarné au Père céleste qui révèle les relations des personnes dans le ciel. Dieu est ce qu'il y a de plus sublime. Mais la différence des personnes au sein de la Trinité ne signifie aucunement un moindre degré d'être.
En se faisant homme, le Fils a rempli toute l'espérance de l'ancienne Alliance. Il est venu pour être le signe que Dieu peut vivre parmi nous comme nous-mêmes nous pouvons vivre avec lui dans l'éternité.
Il n'est pas facile pour le Fils de devenir homme. Ce qui lui rend la tâche plus facile, c'est qu'il comprend tout comme volonté du Père, qu'il voit tout de ce point de vue. En tant que Dieu, il n'a pas de vœu plus ardent que de devenir homme comme le Père l'attend de lui.
Le Fils de Dieu est sorti de l'éternité pour entrer dans notre temps éphémère. Mais pour le temps de son séjour sur la terre, il a déposé sa puissance auprès du Père. La quintessence de ce que le Fils doit annoncer, c'est lui-même, mais comment le dire? Et s'annonçant lui-même, il annonce aussi le Père et l'Esprit.
Le Fils devient homme avant tout pour effacer l'offense faite au Père et à l'Esprit. Devenu homme, il montrera au Père qu'un homme peut être bon, et il détournera du Père les traits du péché en les faisant se diriger sur lui quand il sera sur la croix.
Le Verbe se fait chair : il reçoit son corps comme une chose merveilleuse qui lui servira à gagner les hommes pour le ciel. La pensée ne lui vient pas que ce corps n'est pas adapté aux mesures de son esprit. Il offre au Père son corps et également son âme qu'il a reçue de lui. Mais pour le moment, c'est le corps qui lui fait, pour ainsi dire, le plus d'impression.
Avec son corps il expérimente aussi la sainteté du corps de sa Mère : un corps qui prie, une Mère qui prie, une Mère qui sans cesse aussi le porte au Père. Son corps grandit aujourd'hui comme hier et demain, d'une manière à peine perceptible, selon les lois du devenir humain telles qu'elles furent établies par le Père. Il s'y adapte, il ne les fait pas éclater, il fait sien le temps des hommes. Il reçoit tout de la main du Père et fait jaillir sans cesse son étonnement en action de grâce.
Jésus n'a pas été un enfant prodige. Marie a dû certainement l'éduquer comme doit l'être tout enfant. Elle lui a appris à parler et à marcher, elle a dû laver ses langes. Il serait faux de penser que, tout enfant, il a eu déjà pleine conscience de sa divinité et de sa mission. Ceci ne lui est advenu que lorsqu'il en a eu besoin, peut-être à douze ans dans le Temple, et puis sans doute toujours plus souvent quand il a eu dix-huit ou vingt ans. Il était éveillé autant qu'un homme peut l'être, mais sa jeunesse a consisté à être purement et simplement un enfant.
Le Fils s'est fait homme sans renier sa divinité. Mais il n'a pas cru devoir y rester attaché, il la déposa auprès du Père et il vécut résolument une vie d'homme sans se plaindre continuellement qu'au ciel c'était plus beau et plus confortable que sur terre.
Il y a des choses, dans la vie du Seigneur, que Dieu seul peut connaître, et celui qui a part à la mémoire de Dieu. Quand il rédigeait son évangile, Jean, lui aussi, ignorait beaucoup de choses qui lui ont été montrées après coup, au ciel, dans la vision de la mémoire de Dieu.
Si nous ne faisons pas attention, un danger nous guette: ne voir en Jésus que l'homme et considérer comme quelque chose d'abstrait et d'irréel sa connaissance du Père et son existence dans l'Esprit. Il importe donc de garder une contemplation trinitaire du Fils. Il est pour nous la lumière trinitaire. Pas plus que le prêtre ne perd son caractère de prêtre quand il n'exerce pas son ministère, le Christ ne peut se couper de la Trinité. A aucun moment on ne peut faire abstraction de la Trinité quand il s'agit du Fils.
Il est comme le fils d'un patron qui s'offre pour vivre avec les plus pauvres des ouvriers de son père, pour expérimenter si l'on peut vraiment vivre avec ce salaire, avec ces conditions de travail. Il laisse auprès de son père son héritage - si bien qu'à la croix il ne sait plus du tout s'il en possède encore un –, il renonce à sa divinité, il ne prend avec lui que ce que nous possédons par la grâce: la foi, l'amour, l'espérance; il vit dans les mêmes conditions que nous. Et il apporte la preuve qu'on peut vivre une vie chrétienne parfaite en ce monde avec toutes ses limites, ses obscurités, la mort. Il nous montre que, dans l'horizon fermé de cette existence, on peut mener une vie parfaitement ouverte à Dieu, une vie qui attend tout de Dieu seul. Il vit notre vie temporelle dans le Père. Par là, il est le plus parfait chrétien. Comme tel il a habité parmi nous.
Tout ce qui est en lui dans sa vie d'ici-bas, même le plus insignifiant du quotidien, a un rapport avec sa vie céleste, est une expression de la vie de Dieu. Le Fils a ouvert notre temps sur sa vision du Père. Il n'a pas utilisé un autre temps que le nôtre. Et cependant à aucun moment il ne perd le contact avec le Père. Toute heure qui sonne a sa signification d'éternité. Non dans le sens du "Memento mori", mais comme une invitation à avoir part dès maintenant à l'éternel. Le Fils est venu dans notre temps pour que nous vivions dans son temps à lui.
Le Fils a vécu chacun des instants de sa vie dans sa mission pour faire plaisir au Père et à nous, les hommes. A aucun instant de sa vie le Fils n'a cherché son intérêt. Le Fils seul réalise totalement l'exigence de saint Paul: "Que nul ne cherche son propre intérêt, mais celui d'autrui" (1 Co 10,24). De toute éternité, au ciel, le Fils a connu d'expérience que le Père et l'Esprit ne cherchent pas leur intérêt.
Tout repas et toute détente du Fils sont pour lui une part de son service et de sa gratitude; ils sont accompagnés de sa prière. Il prend soin du corps pour être à nouveau prêt à rencontrer Dieu. Quand le Fils ici-bas jouit des dons du Père et qu'il reçoit tout ce que le Père lui donne, c'est pour mieux accomplir sa volonté.
Quand le Fils est envoyé par le Père pour se faire homme parmi les hommes, il garde la vision du Père, qui est peut-être avant tout une connaissance. Quand il s'abandonne au Père dans le plaisir de l'adoration, il pense plus au Père qu'à lui-même. Mais le plaisir que prend le Père à l'hommage du Fils demeure pour le Fils l'inconnu, tout comme dans le mariage le mari ignore comment sa femme le reçoit et tout comme la femme ignore ce qui se passe dans le mari au moment de l'acte. Si tu me donnes de la joie sans en ressentir toi-même, la joie cesse bientôt pour moi. L'amour en Dieu n'est pas une aumône; l'amour ne peut être qu'une joie commune. L'amour comme aumône est une suite du péché; au paradis, il n'y a pas de pauvreté.
Le Fils est toujours en liaison avec le Père, il le voit. Par cette vision, il est fixé comme homme dans la zone du Père de sorte qu'il la saisit partout, mais que, bien plus encore, il est saisi par elle. Quand il prie, même dans le plus extrême abandon, même dans le cri de la mort, il sait qu'il se trouve dans la zone du Père, peu importe qu'il perçoive ou non la réponse du Père. Dans une amitié, la relation fondamentale peut être toujours la même, mais on peut la saisir de manière différente; il en est de même pour le Père et le Fils devenu homme.
Le Fils ne peut pas faire autrement qu'aimer le Père, il sort du Père pour nous montrer comment on l'aime. Le Fils nous fait don de son attitude vis-à-vis du Père: spontanéité et confiance. Rien ne peut lui arriver qui le rende étranger au Père ou aux hommes. Les disciples courent toujours le danger de ne pas faire ce que le Père attend d'eux; le Fils ne connaît pas ce danger. Le Fils n'est que service du Père. Tout, pour lui, est conversation avec le Père.
La mission du Fils est de révéler le Père et sa propre relation au Père. Il est le seul qui comprenne la langue du Père et la langue des hommes. C'est pourquoi il pouvait faire comprendre aux hommes la langue du Père. Toutes les paroles du Fils sont des paroles du Père. Il parle le langage du Père comme les hommes parlent leur langue maternelle. Toute sa vie, il l'a si totalement remise entre les mains du Père qu'il ne voit pas la possibilité de dire et de faire autre chose que ce que dit et fait le Père.
"Nous demandons à Dieu de nous donner quelque chose de l'esprit filial du Fils de sorte que nous soyons de plus en plus convaincus de l'urgence de ses désirs; qu'il veuille bien faire grandir notre disponibilité et notre abandon pour que nous essayions d'accomplir tous ses désirs, non par nos propres forces, mais avec sa grâce" (Sur Mc, 12, 4-5a).
10. Le retour au Père
" Le Seigneur, pour lui-même, ne cherche jamais la facilité. Son chemin est autre: c'est le chemin de la Passion, du renoncement, du sacrifice qui lui coûte. C'est un chemin douloureux et en même temps insignifiant, un petit chemin. Non le chemin grandiose dont rêve Judas. Aussi le chemin des disciples doit-il être pareil à celui du Seigneur. Sans cesse ils doivent se laisser déranger et chasser de leurs enclos confortables et apprendre que ce sont les sacrifices qui confèrent à l'amour sa valeur. Si tout se passait selon le désir de Judas, le tout ne serait qu'un feu d'artifice. Il fascinerait, mais ne pourrait pas nous sauver. Il ne pourrait pas durer. Seuls le combat, le sacrifice, le renoncement donnent au chemin chrétien son caractère d'amour" (Jean, Le discours d'adieu, t. I, p. 178-179).
Dès l'instant où le Fils est dans le monde, son chemin est un retour vers le Père. Ce chemin est rectiligne même quand il passe à travers l'abandon subjectif le plus extrême. Subir d'être abandonné de Dieu ne s'appelle pas, en langage chrétien, un éloignement de Dieu. Tout chemin dans l'Eglise est un chemin vers le Père et, par là, une entrée dans le Royaume de Dieu.
Si Jésus est notre chemin et notre vie, on ne peut certainement pas le connaître réellement si on ne participe pas un peu à ses souffrances. La paix rayonne du Seigneur, mais il porte aussi en lui l'angoisse que tous ne peuvent avoir part à sa paix, l'angoisse que tant de mal arrive, qu'il y ait tant de déformations dues au péché.
La croix, c'est la folie de Dieu. C'est ce qu'il y a de plus caché dans sa sagesse. Et ce mystère est si central pour saint Paul qu'il ne parle de rien d'autres en certaines de ses lettres.
Le Fils est descendu jusqu'à l'extrême faiblesse de la croix pour libérer le monde de la faiblesse du péché. En son extrême faiblesse, le Fils s'est senti abandonné par le Père et séparé du ciel. Il n'existe aucune œuvre dont la force soit comparable à l'œuvre de sa faiblesse sur la croix. Dans l'Eglise aussi, il plaît au Seigneur de voir dans ses membres les plus faibles ceux qui sont les plus nécessaires.
Le Seigneur pense à tout ce qu'il pourrait faire s'il n'était pas cloué en croix. Il pourrait ouvrir ses bras pour y recevoir les enfants, les embrasser, les bénir, leur donner confiance. Avec ses pieds, il pourrait aller partout annoncer ce qui concerne le Père. Il pourrait offrir son cœur et sa poitrine à beaucoup pour qu'ils y trouvent repos et réconfort comme Jean. Sa bouche et sa langue pourraient expliquer la parole du Père, son corps tout entier serait disponible pour accomplir toutes les missions du Père. Il vient à peine de commencer. La croix maintenant risque de tout anéantir. La pensée de laisser son œuvre inachevée l'effraie.
Il n'a pas réussi à conduire les hommes à Dieu, personne ne veut, l'Incarnation n'a pas de sens. Il se sait l'Elu de Dieu; c'est pourquoi quand les hommes le rejettent, il sait aussi, douloureusement, qu'ils rejettent Dieu. Il est venu pour glorifier le Père, et il expérimente maintenant que, par sa venue, le Père en lui est rejeté. Et cependant il sait combien il est précieux pour le Père: il est l'Elu du Père qui a fait de lui une pierre vivante.
Le Dieu que le Seigneur apporte et celui que servent ceux qui condamnent Jésus sont totalement étrangers l'un à l'autre. Il y a tout un art de passer à côté de Dieu en pensant bien le servir. Les grands-prêtres exigent sa mort. Ce qu'ils ne comprennent pas doit disparaître. Je ne reconnais que les mesures de Dieu que je porte en moi. Si Dieu avait envoyé le Messie, je l'aurais aussitôt reconnu. Je connais si bien mon Dieu que je le reconnais en tous ses aspects. Si celui qui est là était le Fils de Dieu, je l'aurais sûrement reconnu comme tel: il aurait les caractéristiques que mon Dieu a en moi.
"Non pas ma volonté, mais la tienne". Toujours la volonté de Dieu dépasse celle de l'homme à l'infini, la volonté de l'homme ne pourra jamais comprendre pleinement la volonté de Dieu, il y a un écart infranchissable entre nature et surnature. Le Fils connaît l'angoisse pour que le chrétien ne s'effraie pas au cas où il trouverait qu'on lui en demande trop, au cas où il serait tenté de se décourager devant le manque apparent du sens de la foi chez les hommes et devant l'impuissance du christianisme.
A Gethsémani, le Fils a sa volonté. Il ne la dresse pas contre le Père. Il demeure responsable du salut et des apôtres qui dorment. Il suffirait qu'il exprime le désir de sauver le monde non de cette manière-là mais autrement. Il pourrait demander au Père quelque chose que le Père lui donnerait volontiers: douze légions d'anges et plus. Ce serait une autre forme d'obéissance, plus facile en tout cas. Mais le Seigneur ne pense pas à exprimer une demande de ce genre. Il est important que les apôtres connaissent la puissance du Fils auprès du Père et son libre renoncement à cette puissance.
La Passion du Fils est comme une nouvelle création par le Père. Le Fils arrive dans une nuit informe et il se laisse reformer par le Père. De sa nudité et de son absence de forme, le Père tirera vie et forme. Le Fils donne son corps et son être tout entier au Père qui peut en former ce qu'il veut, comme à partir d'une matière première.
Le Fils ne peut se représenter ce que sera la croix: cette ignorance est assurément un accroissement de sa souffrance. Dans sa Passion, Jésus renonce à son omniscience. Le Fils ignore ce que sera la croix. C'est cela qui est décisif : la souffrance viendra au moment et au lieu où le Père le voudra, de la manière dont le Père le voudra. "Ce qu'il veut, c'est cela que j'aime le plus". Dans cette attente, le Fils est totalement vigilant. Le Père a subi par le péché un mépris infini, le Fils doit préférer enlever du Père ce mépris et le prendre sur soi. Alors le Fils est prêt, il ne prend rien de lui-même pour lui-même, il s'offre en respectant le secret du Père, sans poser de questions.
Le Père crée la vie. Tout ce que Dieu a créé est bon. Le mal vient après, il est le contraire de la vie, il est la mort. Le Fils devient homme; il quitte le ciel mais reste Dieu tout en étant sur terre. Sa vie éternelle ne peut être touchée par le mal. Mais quand il subit la mort humaine, il s'introduit si profondément dans le mal qu'il souffre la mort même du méchant. Il finit comme peut finir l'homme le plus méchant qui soit, et cela par la force du mal sur terre. Il fait aussi l'expérience d'être abandonné de Dieu: sous ce rapport aussi, il souffre la mort du méchant.
Sur la croix, le Seigneur pourrait retourner le mot de saint Paul, et dire: "Ce n'est plus moi qui vis, ce sont les pécheurs qui vivent en moi". Sur la croix, le Père est voilé pour le Fils. Quand le Père se voile, c'est un service qu'il rend au Fils. Le Père laisse le Fils souffrir injustement pour nous le donner en exemple: on peut souffrir injustement.
La croix est le signe de la plus haute bénédiction prononcée par le Fils sur le monde. Les Juifs exigent son sacrifice comme expiation pour ses péchés, et ils ne remarquent pas que l'expiation est pour eux. Quand le Fils est dans la nuit, il n'est plus du tout lumière pour ceux qui le condamnent, et lui-même ne voit plus du tout le sens de sa vie.
Sur la croix, Jésus ne voit plus que le péché. C'est ce qui le prive de la vision du Père. Il assume ce péché non comme un péché qui lui serait étranger mais comme le sien propre. Chargé de ce péché qui est comme le sien, il va vers le Père. Cet événement terrible finit auprès du Père. Au terme de son chemin, le Fils sera soudain glorifié par la gloire du Père quand il aura vaincu par sa mort le péché du monde.
Le Fils souffre de la soif: il a soif du Père qu'il a perdu. Etre privé d'un amour qu'on n'a pas connu n'est pas difficile; mais être séparé d'un amour dont on vivait depuis l'éternité, d'un amour qui fait toute la substance de son être propre, c'est mortel. Le Fils a perdu sa lumière, il est dans l'obscurité du péché, et le plus pénible, c'est que cela lui est tout à fait étranger; ce n'est pas comme nous. Cependant plus le Fils souffre, plus le Père participe intérieurement à son œuvre et à sa souffrance.
Ce qui est absolument inconcevable est qu'il ne voit plus le Père, que le Père utilise l'occasion de son abandon par les hommes pour disparaître lui aussi. Dans la foi il y a une réponse à toute souffrance: ce que Dieu fait est ce qui peut arriver à l'homme de meilleur. De la souffrance surhumaine du Fils jaillit une étincelle sur tous les chrétiens qui l'accompagnent dans la nuit. La souffrance est toujours incompréhensible pour celui qui la traverse: il ne sait plus alors qu'elle est un don de Dieu et qu'elle signifie donc grâce et fécondité. Mais au moment de la souffrance, cette vue de l'intelligence fait défaut, comme le Père est absent à la croix.
Le Christ a souffert sur la croix jusqu'à la mort sans voir le fruit de sa Passion et même sans plus sentir la présence du Père, se croyant à tort abandonné de lui, dans une solitude qui n'a plus rien d'un échange, d'une réponse, d'une participation.
L'obéissance est une forme facile de l'amour aussi longtemps que l'amour est comblé et récompensé. Le Fils veut sauver le monde et le ramener au Père. Pour sauver le monde et montrer au Père son immense amour, il a besoin de la croix, il a besoin de la nuit. Par amour pour le Père, le Fils renonce à sentir son amour, il renonce à comprendre la privation. Il n'y a plus qu'une obéissance dure et aveugle. Ce n'est plus qu'un oui inaudible qui ne peut même plus s'appuyer sur le oui d'autrefois. Dans la nuit, le souvenir aussi s'est évanoui, comme si le Père devait rassembler le monde sauvé à partir du chaos.
Le Fils n'a pas voulu vivre sa croix tout seul; il y a invité sa Mère, Jean, Marie-Madeleine, d'autres femmes, de même qu'au Mont des oliviers, il a pris avec lui ses disciples. Le Fils considère qu'il peut faire partager aux autres sa mission. Il la laisse ouverte pour que les croyants puissent y puiser. Il est dur d'être homme et de souffrir; il est infiniment plus dur encore d'être Dieu et de souffrir comme homme. Tout chrétien peut offrir quelque chose au Seigneur pour qu'il ne soit pas si seul.
11. Le Seigneur aujourd'hui
" Certes, après la résurrection il est au ciel, mais il est autant auprès de tout homme et en tout homme qui croit en lui et qui l’aime. Désormais on ne peut plus le localiser, il a la liberté de se trouver simultanément à plusieurs endroits. Il est au ciel et il est auprès de nous sur terre. Et puisque lui, l’incommensurable, est avec nous, créatures limitées, nous aussi nous sommes partout où le Seigneur se trouve, que nous le sachions ou non " (Jean. Le discours d’adieu, t. I, p. 106).
"La majeure partie de ce qui touche le Seigneur demeure toujours cachée. On montre certes l’hostie, lors de l’exposition, mais on la montre sous le signe du mystère caché… Montrée ou non, l’hostie sous ces deux possibilités débouche sur le mystère commun de sa vie et de la nôtre. Le Seigneur crée dans notre vie une place pour la sienne, qui est à la fois cachée et apparente; il fait de notre vie en même temps une vie cachée et montrée" (Jean. Le discours d’adieu, t. I, p. 167-168).
Après le long séjour intemporel du Fils dans les enfers, la résurrection, c’est comme si la main du Père se posait tout à coup sur son épaule; le Fils sent cette main et, dans la joie qu’il en éprouve, il ne perçoit pas qu’il est conduit par elle. Tout ce qui est arrivé auparavant est secondaire; seule importe la main du Père. Cette main est la lumière.
Tant que le Fils accomplit sa mission terrestre, il rend témoignage au sujet du Père et de l’Esprit. Dans la résurrection, il rend témoignage sur lui-même. Comme un artiste qui signe sa toile, comme un acteur qui, après la pièce, se présente devant le rideau. Le Fils peut le faire à la fin, quand il a abandonné tout ce qui lui appartenait: sa divinité dans la souffrance, l’Esprit qu’il a remis au Père, son humanité qui s’est détachée de lui dans la mort. En ressuscitant il montre que tout cela était l’œuvre de Dieu, que tout cela il l’a fait en tant que Dieu infini, qui est en même temps homme parfait. Dans la résurrection, le Père et l’Esprit ne sont pas seulement acteurs ; comme le Fils ils reçoivent aussi quelque chose: ils reçoivent dans leur sein le Dieu homme parfait, comme une communion. Le Fils introduit sa chair et son sang dans l’échange trinitaire. Parce que le Fils s’est dépouillé de tout et qu’à la fin il n’a plus rien, il peut donner son tout à tous: au monde comme à Dieu lui-même.
L’atmosphère des rencontres de Jésus ressuscité avec ses apôtres est incroyablement tendre; c’est tout le contraire d’une contrainte. Le Seigneur demande à Pierre : "M’aimes-tu?" Il ne lui demande pas : "Pourquoi m’as-tu trahi?" La résurrection de Jésus d’entre les morts signifie l’absolution pour le monde entier.
La résurrection du Fils est la révélation d’un mystère du Père, qu’il avait réservé depuis toujours pour la nature humaine et qu’il lui livre maintenant par le Fils. Le Père ressuscite le Fils mais dans le but de nous ressusciter nous aussi. De la sorte, le sens de l’existence humaine se laisse contempler à partir de la résurrection. Depuis que le Fils est ressuscité, le sort de l’humanité est scellé définitivement. L’homme ne peut plus se conduire comme un être purement terrestre, temporel, transitoire. Et si la puissance du pécheur s’arroge le droit de vouloir disposer de soi dans le temps, la résurrection du Fils l’avertit que la puissance de Dieu disposera de lui dans l’éternité et en a déjà disposé. Là où l’homme se heurte à sa limite inconditionnelle: la mort, là intervient la puissance inconditionnelle de Dieu. Par la résurrection, les limites de notre existence s’effacent. Elles s’effacent par la puissance de Dieu qui se révèle pleinement là où notre totale impuissance atteint, elle aussi, sa pleine manifestation. En raison de la liberté que Dieu nous a donnée, nous pouvons nous donner l’illusion de disposer de toute notre existence. En fait le Père dispose de nous en raison de la résurrection du Fils. L’homme de l’Ancien Testament demeurait dans l’incertitude sur ce que Dieu ferait de celui qui sombre dans la mort ; la résurrection du Fils a mis en branle un mouvement irréversible vers le Père, un mouvement qui nous condamne à la résurrection.
Le Seigneur ressuscité ne s’est pas évanoui dans un ciel inaccessible ; ayant cheminé sur la terre, il constitue toujours le pont efficace reliant le quotidien humain à Dieu. Il est près du Père comme il est près de nous. Au ciel, maintenant, le Fils sait toujours qu’il a été homme sur terre. Aucun des hommes que le Père a donnés au Fils ne doit se perdre. Avant tout il doit les ressusciter au dernier jour: c’est ça la grande volonté du Père.
La mission du Seigneur n’est pas achevée avec l’Ascension. D’une manière différente, que nous ne pouvons plus concevoir, il continue à participer à la vie et aux souffrances de son Église de sorte qu’on ne peut tracer une ligne de séparation entre la souffrance des croyants et la sienne. La béatitude dont le Seigneur jouit auprès du Père ne l’empêche nullement d’être sensible aux offenses du péché d’aujourd’hui comme il était sensible autrefois aux offenses de ses contemporains. C’est pourquoi le Seigneur fait partager aussi dans l’amour le mystère de sa souffrance à ceux qu’il veut.
La présence du Seigneur demeurera toujours dans l’Église. Elle ne finit pas avec la mort du Seigneur sur la croix. Il n’a pas utilisé son Incarnation pour éveiller en nous un désir impossible qui ne peut se réaliser sur terre ; il est venu pour rester au milieu de ceux qui croient en lui. Ils doivent le savoir: "Là où deux ou trois sont réunis en mon nom, je suis au milieu d’eux". Cette parole a son origine dans le séjour de Jésus parmi ses disciples et elle sera valable pour tous les siècles. C’est pourquoi les disciples, qui l’ont au milieu d’eux, ne doivent se faire aucun souci. Il y a des soucis qu’on peut tranquillement mettre de côté quand on a la possibilité d’avoir une conversation avec le Seigneur. Cette conversation s’appelle la prière. La vie chrétienne n’est pas pensable sans le désir de la proximité du Seigneur.
Nous sommes une fois pour toutes dans la prière du Christ; non en nous y plaçant nous-mêmes, mais en raison de la plénitude de sa grâce. De sa part, il s’agit d’une invitation sans artifice, qui ne souffre aucune exception: c’est pour tous, en effet, qu’il est venu dans le monde; et tout homme, croyant ou non, s’il consultait l’Écriture, pourrait affirmer: je suis concerné.
Le Fils ne s’est pas donné seulement durant les trente années de sa vie terrestre; sa mort sur la croix fut la garantie qu’il demeurait continuellement parmi nous. Ce que le Fils était quand il vivait parmi nous, il le demeure. En mourant il a livré sa chair et son sang, et il a promis qu’il serait là quand deux ou trois seraient rassemblés en son nom si bien que nous le possédons ici-bas un peu comme le Père le possède au ciel. Chaque parole de l’Écriture sert à rendre son nom vivant, à expliquer sa vérité, son être, à montrer sa présence.
À l’une des novices de l’Institut Saint-Jean, Adrienne disait un jour: "Vous n’avez pas assez de foi. Il faut que vous croyiez plus fort au Christ. Il faut croire qu’il est si réel qu’il pourrait ouvrir la porte de cette pièce d’un instant à l’autre et entrer". Sans le dire, Adrienne parlait d’expérience. Le chrétien doit apprendre que l’absence du Seigneur est toujours aussi une présence. Le Seigneur est au centre de tout: toute rencontre véritable entre croyants n’est plus possible qu’en lui.
Le Seigneur sait que tout repose dans la paix du Père et que le pire qui puisse arriver à lui autrefois et aux siens aujourd’hui est encore un don de la paix du Père. Mais la paix du Seigneur est l’opposé de la paix du monde: elle prive de toute sécurité.
Le Fils connaît les hommes de trois manières : il les connaît par le Père auquel ils appartiennent depuis toujours; il les connaît par son séjour au milieu d’eux; et il les connaît par la croix qui lui a révélé leurs péchés d’une manière nouvelle parce qu’il les porte intérieurement et que leur rébellion contre sa pureté divine et humaine l’a plongé dans la plus profonde souffrance. Parce qu’il connaît bien les hommes et qu’il sait combien ils sont infidèles et inconstants, et que la plus petite chose peut les faire changer d’avis, il crée pour eux les sacrements. Les sacrements sont des événements instantanés, descendant du ciel comme des éclairs, comme à la verticale sur l’horizontale de la vie humaine, comme des avertissements et des rappels, mais aussi comme des signes indéniables d’une présence divine. Ainsi envoie-t-il du ciel l’Esprit Saint sur les croyants comme sacrement de la Pentecôte.
Il y a dans l’Incarnation une promesse de l’eucharistie, la promesse que Dieu demeure au milieu de nous, et l’Esprit est garant de cette promesse. Il y a dans l’eucharistie une confirmation de l’Incarnation. S’il n’y avait pas eu l’Incarnation, je ne serais pas devenu le frère du Christ, il manquerait à ma vie une qualité particulière. Si je recevais l’eucharistie sans croire à l’Incarnation, ma communion ne serait plus rencontre en moi de l’eucharistie et de l’Incarnation, elle serait sans fondement.
Le croyant ne peut communier que s’il croit à la parole du Seigneur: Ceci est mon corps. Il renonce à la comprendre avec sa raison naturelle. Le pur miracle s’introduit dans sa vie. En chaque eucharistie est annoncée la mort du Seigneur, son sens pour tous les hommes d’aujourd’hui. Chaque eucharistie les ramène à cet essentiel.
Quand nous recevons le corps du Seigneur, nous lui accordons un nouveau droit de disposer de notre vie. Par la vraie communion nous avons une plus grande participation aux choses que nous ne contrôlons pas nous-mêmes et dont nous ne disposons pas. Ce qui appartient au Seigneur prend plus de poids. Nous ne savons pas la forme que prendra la nouvelle grâce, quelle forme d’exigence elle prendra.
L’Église est une compagnie du Seigneur. Il ne veut pas une Église d’isolés: il fait célébrer son repas par une communauté. Il a choisi, pour se donner, la forme de l’eucharistie. En tant que nourriture, elle correspond en nous à un besoin physique; mais l’homme est aussi un être qui vit en compagnie et il aime prendre ses repas en société.
Il y a deux aspects dans l’eucharistie : une "descente" du Fils dans l’Église et un entraînement des croyants dans les mystères de l’être divin. L’Esprit Saint opère l’existence eucharistique du Fils dans l’Église comme au début il a opéré l’Incarnation dans le sein de Marie qui, en tant que Mère virginale, est devenue le modèle de l’Église à qui le Fils se donne de manière nuptiale dans le mystère eucharistique.
Puisque le Seigneur est Dieu, dans chacune de nos rencontres avec lui il y a plus que ce qu’on peut en saisir. Jamais nous ne pouvons considérer une rencontre avec lui comme terminée et close. On ne peut pas prétendre définir ce qu’est une communion. On est toujours dépassé par l’action, par la nature et par le mystère du Seigneur. Le mystère de la communion réside en lui, non en nous.
12. La mission de l’Esprit
"L’envoi du Saint Esprit dépend du départ du Seigneur. Bien que le Seigneur possède l’Esprit, les deux ne sont quand même pas présents simultanément. Le Seigneur doit partir afin de faire place à l’Esprit. Il est donc évident que l’Esprit ne vient pas spontanément, mais doit être envoyé. Il est la troisième personne en Dieu. Sa venue est donc une nouvelle étape de la révélation qui ne peut être inaugurée indépendamment de la révélation du Fils. Mais le Fils a accompli sa mission parmi les hommes. Il n’a pas outrepassé les limites de sa tâche terrestre déterminée. Maintenant qu’il s’en va, sa mission doit prendre des dimensions universelles. Il a défriché le champ. Il a simplement montré Dieu et son amour. À présent, c’est l’Esprit qui vient, l’Esprit qui a formé sa vie d’homme, mais s’est retiré ensuite pendant le séjour terrestre du Seigneur. Il vient pour faire connaître toute la plénitude, toute la richesse céleste du Fils et de sa révélation" (Jean. Le discours d’adieu, t. II, p. 104-105).
L’œuvre de transformation que l’Esprit a à opérer dans les hommes est aussi prodigieuse que l’œuvre de création du Père et que l’œuvre de rédemption du Fils. Le travail terrestre du Fils n’était pas pour Dieu quelque chose d’exceptionnel, un bref intermède dans son repos éternel. Il fut pour nous, les hommes, l’apparition compréhensible de l’éternelle activité de Dieu, il s’insère dans son travail éternel. Dieu aura encore beaucoup de travail jusqu’à ce que tous les hommes soient devenus croyants et que tous les croyants soient devenus des hommes spirituels.
L’Esprit scrute tout, jusqu’aux profondeurs de Dieu, mais il possède aussi une connaissance exacte de l’homme. Il connaît si bien Dieu qu’il trouve en lui non seulement une réponse totale à la question générale de l’humanité, mais aussi une réponse à chaque question particulière de chaque personne, ce qui rend évident que l’Esprit possède aussi une connaissance exacte de chaque personne.
Le Fils se trouve sous la protection de l’Esprit tout au long de sa vie. L’Esprit accompagne le Fils en toutes ses expériences divino-humaines et il le révèle. Il parle en toute parole qu’exprime le Fils, il opère en tout miracle du Fils. Il est tellement l’accompagnateur du Fils, y compris sur la croix, que celui-ci le rend explicitement entre les mains du Père pour expérimenter le plus total délaissement dans la mort. Au début de la Passion, de par entente entre le Père, le Fils et l’Esprit, le Fils abandonne la protection de l’Esprit, il le remet au Père pour pouvoir se livrer aux hommes.
L’Esprit est envoyé par le Fils d’auprès du Père parce que le Fils sait que l’Esprit est disposé à se laisser envoyer. L’amour du Fils s’exprime dans l’obéissance au Père, et la liberté de l’Esprit dans le fait qu’il se laisse envoyer. L’Esprit se met à la disposition du Père et du Fils.
Les apôtres doivent recevoir l’Esprit (le Seigneur ne leur demande pas leur avis !) et l’Esprit leur est encore plus mystérieux, plus inconnu que le Fils. Comme le Fils s’est fait homme pour témoigner du Père, ainsi l’Esprit agit dans l’Église pour témoigner du Fils. Tout ce qu’il touche, il l’entraîne vers le Fils, comme le Fils essayait de mettre en mouvement vers le Père tous ceux qu’il rencontrait.
Dans sa manière d’apparaître, l’Esprit est comme l’humilité de Dieu : il conduit au-delà de lui, vers le Père et vers le Fils ; il est flamme, langue, vent, colombe. De lui-même, l’Esprit se tait pour diriger toute l’attention sur le Père et sur le Fils. On peut être rempli de l’Esprit sans parler de l’Esprit. Là où l’Église remplit son ministère dans la prière et l’humilité, elle est unie à l’Esprit.
L’image du Père est devenue vivante pour nous avant tout par l’Ancien Testament et par les paroles du Fils. Quant au Fils, nous le voyons d’abord comme incarné, dans toutes les situations de sa vie terrestre et dans sa mort; partout et toujours il est l’homme-Dieu. Mais cette rencontre elle-même avec l’homme-Dieu nous est procurée par l’Esprit Saint; nous devons être animés par lui pour saisir quelque chose de ce que Dieu peut être comme homme et l’homme comme Dieu. Nous remarquons alors aussi combien nous avons besoin de lui pour deviner quelque chose du Père et finalement aussi pour que l’Esprit lui-même devienne pour nous une réalité. On ne parvient à lui que par lui.
Lors de l’Incarnation, l’Esprit est porteur de la semence du Père. Il l’est pour toujours dans le monde. Il est souvent comme une semence qui tombe d’abord dans un sol pierreux, qui ne peut pas lever, à laquelle on ne prête pas attention. Personne ne sait si en ce lieu, derrière cette parole ou cet acte n’est pas cachée une semence de Dieu. L’Esprit entraîne toujours avec lui le Père et le Fils.
Les œuvres de l’Esprit sont insondables, indescriptibles, on ne peut s’en faire une idée complète. Dans une communauté, dans une ville, etc., des milliers de vie se côtoient ; partout il y a une présence de l’Esprit dans tous les efforts qui se déploient à différents niveaux, et cependant on ne peut le saisir nulle part. Dans une ordonnance qui nous paraît un désordre, il conduit tout le monde vers le Seigneur. Tous ceux qui ont reçu en eux une semence de Dieu sont touchés par l’Esprit des manières les plus diverses, et ils sont en route vers l’amour trinitaire. Bien que nous soyons chair, malgré nos résistances, nous avons reçu l’Esprit qui nous conduit vers l’unité. Toutes les langues que nous ne comprenons pas nous sont compréhensibles dans l’Esprit. Nous ne comprenons rien tant que nous regardons l’autre comme un étranger; Dieu par contre voit en nous les frères de son Fils, par l’Esprit. Et par le Fils et l’Esprit, le monde est en mouvement vers l’éternel mouvement de Dieu. En mettant en relation sa vie trinitaire et le monde, Dieu a créé un mouvement perpétuel qui ne s’arrêtera plus jamais.
Il y a un souffle de l’Esprit qui demeure immuable tout au long de la Révélation. On le reconnaît toujours là où un homme quitte sa voie pour essayer de lui obéir. Ce qu’il fait est humainement incompréhensible, mais il sait qu’il s’agit d’une mission reçue de Dieu. Abraham quitte son pays et, en offrant son fils, il anticipe le geste de Dieu; Moïse cherche à entendre et à obéir, il conduit son peuple à travers le désert contre toute raison humaine; les prophètes disent des paroles qui contredisent le bon sens; les apôtres abandonnent leur métier et misent tout sur l’unique carte du Seigneur; une Jeanne d’Arc entend des voix et fait ce qu’aucune jeune fille ne ferait; une Bernadette, qui ne sait ni lire ni écrire, cesse de parler comme les autres enfants et ne dit que la seule chose qui est sa mission; le curé d’Ars, dans son confessionnal, entend même ce qu’on ne lui dit pas et il se risque à prendre position sur ce non-dit. Il s’agit toujours d’une obéissance qui dépasse la compréhension personnelle. Abraham obéit dans l’Esprit Saint; Bernadette rend témoignage dans l’Esprit Saint de ce qu’elle a vu. Tous, grâce à la conduite particulière de l’Esprit, ont la certitude de leur chemin et de leur conduite.
L’Esprit Saint est le même chez les prophètes et chez les apôtres. Il est indispensable pour comprendre la vie du Seigneur et l’enseignement de la nouvelle Alliance. Sans l’Esprit, l’homme reste étranger à la vérité à cause du péché et parce que l’Esprit Saint doit sans cesse être reçu. Toute la vie des apôtres - avec leurs petits conflits, leurs petites actions et leurs trop courtes vues -, le Seigneur la dilate: c’est sur leur "petite voie" qu’ils rencontrent l’Esprit du Fils et du Père tout autant que dans les événements extraordinaires et frappants. Dans la Parole de Dieu et l’Évangile, on ne doit pas voir essentiellement des commandements et des défenses, sinon on ne rencontrera jamais l’Esprit Saint qui est le centre de tout.
L’existence et l’action de l’Esprit de Dieu demeurent toujours un secret. Dieu révèle ce que ses serviteurs doivent comprendre pour accomplir leur service mais, même quand il se dévoile, Dieu demeure le meneur mystérieux qui fait croître mystérieusement ce que ses ouvriers ont planté et arrosé. L’apôtre sait quelque chose de toute parole qu’il annonce. Il n’agit pas comme un aveugle et sans rien comprendre. Ce qu’il a à faire, l’Esprit le lui montre, il en fait l’expérience dans l’Esprit. Mais son intelligence n’est aucunement à la hauteur de l’infini du mystère de Dieu.
L’homme ne peut pas dire : "J’ai l’Esprit". Il peut dire tout au plus : "L’Esprit m’a touché, j’essaie de croire". Parce que l’Esprit est éternel, son toucher laisse en l’homme des traces d’éternité. Mais le temps ne peut jamais dire qu’il possède l’éternité. Si un homme prétendait : "Je possède l’Esprit, je sais ce qu’il veut de moi et cela me suffit", il aurait transformé, dans ses pensées, l’Esprit vivant en une matière morte.
Dieu est infini. Et la part que Dieu donne à l’homme de son infinité, c’est la foi. Pour que l’homme comprenne quelque chose de cette part, l’Esprit lui dilate l’esprit et lui apporte la révélation du Père d’une manière qui lui soit compréhensible. L’être de Dieu et la foi de l’homme se rencontrent ainsi vraiment dans l’Esprit Saint.
Dieu nous donne de son Esprit. Non pas tout son Esprit. Si nous l’avions totalement, nous devrions connaître le Père comme l’Esprit le connaît: tout entier. Nous ne recevons pas l’Esprit une fois pour toutes; cela dépend de notre situation. On le reçoit différemment à chaque époque de sa vie. Dieu nous communique de son Esprit autant qu’il le juge juste. Il tient compte aussi de notre accueil. Rarement il donne à l’improviste sans tenir compte de notre réponse. La plupart du temps c’est comme s’il attendait notre réponse pour donner à nouveau. Jamais il ne cessera de nous donner l’Esprit si nous demeurons dans la disponibilité.
Au ciel, personne n’est saturé, personne n’est blasé. Au ciel, on attend encore une venue de l’Esprit. On l’attend et on l’a déjà. Parce que personne n’a jamais reçu l’Esprit à satiété, au ciel on l’attend encore. Même dans l’accomplissement, il y a encore un désir. L’arrivée dans la plénitude du ciel est un point de départ dans la vie céleste.
13. L’emprise de l’Esprit
"(Le Seigneur) nous a aimés, il a déposé sa grâce en nous, et en raison de cette grâce, il a découvert quelque chose en nous qu’il appelle par grâce notre réponse d’amour ; et ce quelque chose, il l’unit à son amour et ramène le tout au Père. Toutefois, ce quelque chose d’amour qu’il constate en nous ne vient pas de nous, c’est l’œuvre de l’Esprit Saint. C’est lui qui éveille le fin fond de notre âme et de nos impulsions pour en faire jaillir l’amour véritable. Grâce à sa présence et à son œuvre, quelque chose se réveille en nous qui nous était inconnu et qui, sans son œuvre, n’aurait jamais pu exister en nous. Cet éveil de l’amour en nous a une ressemblance lointaine avec la première impulsion d’amour chez les jeunes amoureux qui, dans leur innocence, ignoraient jusqu’ici tout de ces impulsions. Leur amour prend une autre teinte, une intensité différente. Un monde nouveau s’ouvre à eux dans l’amour. Ainsi la présence de l’Esprit Saint éveille-t-elle quelque chose d’entièrement neuf dans l’amour entre le Seigneur et les hommes. Il transforme le paysage spirituel tout entier. Par lui, l’amour mûrit et se vivifie ; par lui, le Seigneur et l’homme sont unis dans un amour actuel. Il agit comme un catalyseur: indéfinissable dans sa quantité et sa manière de susciter. On constate seulement que sans lui la réaction serait impossible, que, d’une façon imperceptible, il a opéré quelque chose de mystérieux: l’unité d’amour entre le Fils et l’homme, qui permet à ce dernier d’être là où le Seigneur se trouve" (Jean. Le discours d’adieu, t. I, p. 107).
L’Esprit a formé la vie du Fils; si nous le reconnaissons, il doit aussi devenir celui qui façonne notre vie. Confesser Jésus Christ, c’est accepter de dire oui à l’Esprit. L’Esprit sait où l’homme doit regarder pour être en Dieu et pour accomplir un nouveau pas vers Dieu en vérité. Ce savoir qui vient de l’Esprit n’exige aucun ravissement en Dieu: il est humain et il est en même temps influencé par Dieu. C’est un savoir qui se tient au point de rencontre de la nature et de la surnature et qui fait connaître à l’homme clairement comment il a à se conduire dans la grâce.
Le pécheur est comme un élève aux capacités très limitées, que le professeur doit à tout prix pousser jusqu’à l’examen; il doit s’adapter à ses connaissances, matière après matière, puisqu’on ne peut pas adapter l’examen. C’est tout l’effort de l’Esprit Saint dans l’œuvre du salut. Mais tout cela se fait avec un très grande tendresse, comme un professeur ne peut le faire chaque jour devant la stupidité et les insuffisances de son élève. L’Esprit nous a pris à son école et il a la patience de nous conduire jusqu’au Père.
La grande et fatale erreur de l’Église aujourd’hui est de croire qu’on peut enfermer et emprisonner l’Esprit. Tous les chrétiens sont un jour ou l’autre fécondés par l’Esprit Saint, mais il ne leur est pas permis de se refermer sur ce fruit. L’Esprit a des modes de fructification que nous ne connaissons pas. Ce qui est sûr, c’est que ses fruits mûrissent pour la vie éternelle, et c’est pourquoi ils ne sont pas finalement connaissables sur terre.
Personne ne connaît l’intime de Dieu sinon l’Esprit de Dieu (1 Co 2,11). D’où il suit que, si nous voulons connaître Dieu, nous devons soumettre notre esprit à celui de Dieu. Si l’Esprit assure la fonction de révéler le Père, nous avons à aller à sa rencontre en libérant notre esprit pour son message, de même que Marie elle-même s’est libérée de ses jugements et de ses préférences, de ses limites humaines pour que se réalise ce que l’Esprit lui montrait. Dans son oui, elle oublie tout ce qu’elle sait des plans des hommes, des lois du mariage, etc., pour s’ouvrir totalement aux possibilités de l’Esprit de Dieu. De même, convaincus que notre esprit ne peut scruter Dieu, nous devons, autant qu’il est possible, libérer notre esprit de ses limites propres pour qu’il soit libre de se laisser saisir par l’Esprit Saint.
Les dons de l’Esprit Saint éveillent le désir de le posséder pour pouvoir mieux lui correspondre. Les dons de l’Esprit éveillent le sens que Dieu est toujours plus grand, ce qui veut dire que, du côté de l’homme, ne peut correspondre qu’un mouvement continuel. On demeure sans cesse en marche vers Dieu. Et le mouvement vers le Seigneur est toujours prière, conversation avec lui, par quoi celui qui est en marche acquiert la certitude d’être sur la bonne voie.
Aspirer aux dons de l’Esprit, c’est être enfant de l’Esprit, lui être ouvert, perméable, transparent, dans toute sa vie et tout son être. Qui aspire aux dons de l’Esprit doit passer sa vie terrestre de telle manière qu’elle ne l’empêche pas d’acquérir une intelligence des choses du ciel dans la mesure où Dieu veut la lui communiquer. Cette obéissance de toute la vie est le présupposé essentiel de la réception du don de prophétie, et c’est pourquoi il est à rechercher avec ardeur. Désirer le don de prophétie, c’est tendre à une attitude de pur service, à un renoncement fondamental à soi-même et à toute installation.
L’Esprit souffle où il veut; l’homme a souvent l’impression que cela se fait au hasard. L’homme est habitué non seulement à mesurer les choses de ce monde avec ses propres mesures, mais aussi à accueillir les choses de Dieu dans son expérience chrétienne conformément à l’attente qu’il s’en fait. Ce qui pourrait arriver en lui par la grâce de l’Esprit est d’emblée psychologiquement canalisé et réduit. Si le souffle de l’Esprit ne correspond pas à son attente, il dit qu’il ne comprend pas Dieu. C’est qu’il a cessé depuis longtemps déjà d’être avec lui.
Le nouveau commencement qui consiste à prendre la décision de vivre selon les conseils évangéliques s’effectue dans le souffle de l’Esprit parce que renoncer à se posséder soi-même totalement expose toujours l’homme au souffle de l’Esprit. La pauvreté est le renoncement à ce qui a été; la virginité est le renoncement à ce qui a été rêvé; l’obéissance est le renoncement toujours nouveau à tout et elle est, de ce fait, l’imploration du souffle constant de l’Esprit qui vide tellement l’âme qu’il n’y a plus de place en elle que pour la soumission à l’Esprit. C’est pourquoi l’obéissance résiste à toute systématisation. Dès qu’une espérance quelconque autre que celle de vivre dans l’obéissance se rattache à l’obéissance, ce n’est plus de l’obéissance, ce n’en est plus que la parodie et la caricature.
Celui qui s’offre à l’Esprit de Dieu le fait dans une certaine incertitude. L’Esprit garde toujours pour l’homme son caractère imprévisible et il présente cette caractéristique même pour l’homme qui s’est livré à lui. Cela vient de ce que l’Esprit procède éternellement du Père et du Fils; dès l’origine, il est celui qui s’adapte au dessein du Père et aux intentions du Fils bien qu’il soit Dieu et bien qu’en tant que Dieu il sache toujours ce qu’il fait. Il le sait, mais en s’adaptant au Père et au Fils. Il agit en toute liberté mais de telle sorte qu’il y a toujours dans son projet un espace libre pour s’adapter aux autres personnes.
Nous devrions apprendre à nous offrir à Dieu de telle sorte que nous demeure imprévisible la manière dont notre offre sera reçue. Tant que nous faisons des plans, notre moi continue à avoir plus d’importance que l’Esprit. Notre mission est peut-être de fonder un Ordre, de construire une maison, de répondre à une vocation, le sacerdoce par exemple; mais le comment de la réalisation, c’est l’Esprit qui doit en décider en maître. Et bien que nous devions nécessairement nous aussi faire des plans à ce sujet, nos plans doivent être aussi malléables que le sont ceux de l’Esprit lui-même vis-à-vis des plans du Père et du Fils. Et pour un homme, c’est cela le plus difficile.
Le malheur est seulement que nous faisons et projetons toujours des choses qui sont à la mesure de nos forces, en demandant sans doute que Dieu les bénisse, mais dans l’exécution de ce que nous avons entrepris nous oublions de rester à l’origine ou d’y retourner: au oui sans réserve de Marie quand l’Esprit la couvrit, mais aussi à l’Esprit qui, soufflant où il veut, a conduit le Fils à la croix et Pierre où il ne voulait pas, le Seigneur là exactement où il voulait aller et Pierre là exactement où il ne voulait pas aller. Être rempli de l’Esprit signifie toujours renoncer à ses propres projets pour être amené par l’Esprit à obéir à Dieu Trinité, Père, Fils et Esprit.
Tous ceux qui sont conduits par l’Esprit de Dieu sont fils de Dieu. L’Esprit pousse ; il pousse si fortement que celui qui est poussé lui est livré dans la foi de sorte qu’à partir de ce moment il ne peut plus être poussé par quelqu’un d’autre. De l’Esprit il apprend à oublier toujours plus ce qui lui est personnel et à vivre dans le divin. Il se tient comme un disciple, comme un mercenaire, au service de l’Esprit. L’Esprit pousse et souffle et accomplit tout ce qui s’appelle vie dans le croyant et il n’y a ni éloignement de Dieu ni action de l’homme qui ne soit inclus dans ce souffle. Même quand s’accroissent les difficultés et que la présence de l’Esprit est moins perceptible, Dieu demeure proche. Le fait d’être fils du Père fonde la poussée de l’Esprit. Solitude, doute, lassitude, fatigue, impuissance, souffrance: tout est inclus dans la poussée de l’Esprit, signes et marques que tout est en ordre sur le chemin.
Un enfant possède un trésor, une image par exemple que sa maîtresse lui a donnée et qu’il a cachée en lieu sûr. Puis il se laisse si bien convaincre par son frère qu’il en vient à perdre toute méfiance et à lui montrer son trésor. Ce dévoilement du trésor est une extrême concession. Mais le frère lui arrache l’image des mains et l’emporte avec des cris de triomphe. La comparaison avec l’œuvre de l’Esprit ne réside pas dans le sentiment d’avoir été abusé éprouvé par l’enfant, mais en ce que notre offre la plus extrême n’est jamais qu’un tout petit morceau de ce que l’Esprit projette pour nous et qu’il lui reste toujours à faire l’essentiel. Qu’il emporte quelque chose est une plus grande grâce que le simple fait qu’on lui permette de voir. Chaque fois que l’homme soupire: "Je ne comprends pas", l’Esprit pourrait lui répliquer : " Enfin tu l’as compris!"
"Toi, suis-moi". L’apôtre suit l’appel parce que l’Esprit l’a touché, l’a rendu attentif à la venue du Seigneur. L’appel est audible pour l’apôtre parce que la voix de l’Esprit a pris forme en lui. Si tu es ouvert à l’appel de Dieu, si tu es ouvert à l’Esprit, tu ne peux pas savoir la réponse que tu entendras. Il y a dans le choix de Dieu une espèce d’absence de choix. Je choisis Dieu, mais lui me choisit dans un choix qui n’est pas un choix à mes yeux. Je dis : "Ce que tu veux, Seigneur!" La réponse peut être toute différente de ce que j’attendais. Une chose est sûre, c’est que je ne me mets pas à la disposition de l’Esprit de Dieu sans être accepté. Si j’ai choisi de me soumettre au choix de Dieu, c’est lui désormais qui décide.
On peut ne pas recevoir l’Esprit dignement par manque de liberté. Pour le recevoir dignement, il faut renoncer à sa liberté. Si nous étions plus vivants dans la prière, nous pourrions recevoir infiniment plus, comprendre infiniment plus et être infiniment plus que nous ne sommes. En tant que mus par l’Esprit, nous serions des hommes libres. En général, ce n’est pas dans la manière de l’Esprit de s’imposer. Il ressemble à une mère qui a apporté quelque chose pour son enfant; pour une raison quelconque, l’enfant n’est pas en mesure de recevoir ce cadeau à ce moment-là; la mère dépose le cadeau dans une armoire, elle sait que le moment voulu viendra un jour. L’Esprit également, bien qu’il sache tout, espère que viendra l’heure où il pourra faire son don. Pour le moment nous préférons ne rien en savoir. Notre condition de pécheurs a la tendance effrayante à éliminer partout l’Esprit.
14. Le témoignage de l'Esprit
"(Les disciples) seront bientôt abandonnés et ne pourront maîtriser eux-mêmes cette solitude. Ils auront un besoin urgent de consolation, et la tentation sera grande de la chercher ailleurs que chez l’Esprit. Si le Seigneur ne leur avait pas décrit l’Esprit comme le consolateur, l’idée ne leur serait pas venue de chercher consolation auprès de l’Esprit. Cela leur aurait paru si étrange qu’ils auraient cherché cette consolation partout ailleurs plutôt qu’ici… C’est ainsi (que le Seigneur) leur fait connaître l’Esprit et les familiarise avec lui… Il le présente comme quelque chose qui est digne d’être aimé… À peu près comme si un professeur, sur le point de partir, présentait son successeur à ses élèves. Il prépare le cœur des élèves à l’accueil du nouveau maître, il crée une transition" (Jean. Le discours d’adieu, t. I, p. 192-193).
"Ce n’est pas pour rien que l’Esprit Saint est l’Esprit de la science, de la sagesse et de tous les dons intellectuels. Il sait transformer tous les besoins naturels et légitimes des hommes en besoins chrétiens. Il sait même faire jaillir de n’importe quelle situation humaine insoluble – par exemple un mariage stérile – une source nouvelle, quelque chose qui en Dieu trouve son sens et sa vitalité… Il procure à tout ce qui est fini et dépourvu de sens dans la vie humaine un sens infini et divin, il est le Paraclet, le consolateur. Là où humainement il n’y a plus d’espoir, il prend son départ. Et qu’est-ce qui serait plus désespérant que la tâche dont le Seigneur nous a chargés?… Le Paraclet est toujours là pour animer le rapport entre le Seigneur et nous, pour le rétablir où il semble rompu par le péché et l’inconstance, pour le rendre plus vivant encore là où il existe. Rien pour nous n’est jamais du passé; tout reste toujours un avenir vivant. Grâce à l’Esprit, il n’y a plus de pourquoi humain. L’existence obscure, le sort de la plupart des hommes, le renoncement continuel à maintes choses de la vie, l’absurdité de l’existence en général, l’incompréhensible répartition des biens et des destins, les réalités indéchiffrables, l’ennui de l’existence, les situations humaines sans issue, la désolation de vieillir, la découverte que cette vie ne sera jamais quelque chose d’achevé, l’impossibilité de vivre un autre destin que celui qui nous est imposé contre notre volonté, le temps qui passe irrévocablement, tout cela est résolu d’un coup par le Paraclet. Pourquoi sommes-nous laïcs et pas prêtres, prêtres et pas laïcs, chrétiens et pas païens, pourquoi celui-ci fait-il partie de l’Église et pas celui-là… : toutes ces énigmes sont résolues par l’Esprit Saint… La consolation de l’Esprit consiste dans le fait que dans cette existence unique tout peut être contenu, que cette étroite vie humaine peut être si riche que l’infinité de Dieu y trouve sa place. C’est cela la consolation, et elle suffit" (Jean. Le discours d’adieu, t. I, p. 154-155).
Le Seigneur envoie le Paraclet, non pas comme Esprit d’amour ou d’espérance (bien qu’il le soit aussi), de joie ou d’enthousiasme (bien qu’il le soit aussi), mais comme Esprit de vérité. Il nous montre par là que tout ce qui vient du Père est foncièrement vrai et générateur de vérité, et que cela transforme notre vie trompeuse et trompée en vraie vie. L’Esprit fait pénétrer dans le royaume de la vérité en pénétrant dans le petit univers subjectif de l’homme. L’Esprit mène du monde à Dieu. Et, dans le christianisme même, il fait toujours sortir du moi et de son monde clos, personnel, replié sur soi-même. L’Esprit est un Esprit d’inquiétude. Celui qui a reçu l’Esprit n’a plus la possibilité de prendre du repos. Et cependant il ne faut pas que l’inquiétude suscitée par l’Esprit dégénère en une recherche inquiète, pénible et pleine de problèmes. Il y a dans la vie chrétienne un moment de confiance où on ne cherche plus à savoir où on en est mais où on s’abandonne tout simplement. Une certaine hardiesse insouciante fait partie de l’existence chrétienne.
Il n’y a que deux possibilités si je suis chrétien: ou bien je fais ce que je veux (en accord avec l’Esprit ou contre lui), ou bien je fais ce que veut l’Esprit (en accord avec ce que je veux ou contre mon gré). Il n’y a pas de milieu ni de compromis possible. Si je suis ma volonté (avec la grâce de Dieu quand même), le jeu de l’Esprit est peut-être de me laisser faire tout d’abord. Mais cette volonté qui est la mienne, et cette entreprise qui est la mienne, peuvent être ensuite soumises par l’Esprit à l’épreuve.
Le vrai chemin, le chemin de l’Esprit Saint, est à certains égards toujours le plus difficile. Celui qui écarte systématiquement ce qui est plus dur pour choisir ce qui est plus facile s’est détourné intérieurement de l’Esprit. La meilleure manière d’aimer l’Esprit, c’est de lui obéir. Plus on lui obéit, plus on ressent son amour. Mais notre réponse à son amour n’a pas le droit de l’immobiliser sur son projet. On ne doit plus se permettre de se diriger soi-même, lui seul doit nous conduire. Comment l’Esprit va-t-il venir ? Pour mon honneur ou pour ma honte, pour m’élever ou m’humilier, ça n’a plus d’importance pour moi. Tout appartient à la joie de sa venue parce que tout appartient à sa venue. Et sa venue ne fait qu’un avec la venue du Père et du Fils, et sa joie est un aperçu de la joie de Dieu: joie de Dieu quand il a créé le monde et aussi les corps pour que nous puissions recevoir l’Esprit également dans notre corps.
Notre vie n’est qu’un souffle. Oui, mais qui s’offre au souffle de l’Esprit pour qu’il nous emporte dans l’éternel. Alors notre temps très bref demeure valable pour l’éternité, parce que l’Esprit nous fait demeurer dans la volonté du Père et dans la parole de vérité. Séparés de Dieu, nous sommes sans importance. En tant que chrétiens, nous sommes les frères du Fils.
Nous savons que sans l’Esprit nous ne pouvons pas prier. Si nous sommes vrais et si nous prions vraiment, il nous donne le contenu de la prière: parole et attitude en même temps. Il nous forme lui-même comme il a formé la personnalité du Fils lors de l’Incarnation. Et c’est lui qui, dans la prière, nous présente au Père et au Fils, qui transforme notre esprit pour qu’il reçoive les traits que le Fils veut lui donner afin que le Père reconnaisse en nous le Fils.
Plus un chrétien est saint, plus l’Esprit demeure purement en lui, plus il peut le voir, le décrire, le transmettre, tandis que le tiède fabrique un mélange confus d’Esprit et de moi.
Nous comprenons ce que Dieu le Père nous donne à comprendre par l’Esprit ; mais l’Esprit ne nous donne l’intelligence que si nous l’en prions. Sa grâce est accomplissement de quelque chose qui est déjà là et illumination d’un présent obscur. Quand nous prions l’Esprit, nous ne sommes pas contraints et cependant nous y sommes incités par l’Esprit. Il est comme un soufflet qui pousse nos flammes dans une certaine direction et il devient flamme lui-même.
Les mots de l’Esprit demeurent en nous sans écho si nous sommes prisonniers de la sagesse humaine. La sagesse de l’Esprit influe sur les envoyés de telle sorte qu’ils deviennent de plus en plus conscients de leur mission et qu’ils ne disent plus leur parole d’eux-mêmes mais par l’Esprit qui agit en eux. Par le ministère de l’Esprit ils sont introduits au ministère de la Parole, ils deviennent porteurs de la Parole. Leurs paroles sont maintenant adaptées à la sagesse de Dieu, elles en émanent, elles la portent. Celui qui a reçu l’Esprit pourra distinguer dans ce qu’il entend ce qui provient de la sagesse humaine et ce qui provient de la sagesse divine. Parler de la foi, c’est dire une parole dont Dieu finalement est le garant, une parole à laquelle l’Esprit donne sa plénitude.
Personne n’était capable de maîtriser le possédé de l’Évangile. Tous ceux qui avaient essayé étaient des gens d’une force ordinaire sans l’aide du Seigneur et de l’Esprit Saint. D’emblée ils étaient désavantagés. Il nous faut apprendre par là que, dans un monde où l’esprit impur exerce beaucoup de force, nous ne pouvons jamais pénétrer, en tant que chrétiens, sans les armes de Dieu. Ce n’est que par la force de l’Esprit Saint que nous pouvons agir en tant que chrétiens. Nous n’avons jamais le droit d’imaginer ou de prétendre que nous aurions pu obtenir quelque chose des autres par notre propre force de suggestion ou notre savoir-faire. Quand nous cherchons à exercer une influence sur quelqu’un et à lui montrer les chemins de Dieu, cela demeure une vérité immuable que notre propre force n’y peut rien. C’est le Seigneur qui agit et se sert de nous comme d’un instrument. C’est pour cela que nous sommes là. Notre action sur les autres, par la prière ou la conversation, est toujours une action du Seigneur qui veut bien nous laisser agir comme ses ministres.
L’Esprit prend toujours son point de départ là où personne ne l’attend; sans être agité lui-même, il agite tout. Rarement un sermon agira par les moyens que le prédicateur juge efficaces, rarement une éducation chrétienne réussira par ce que l’éducateur considère comme particulièrement réussi. L’Esprit garde ses secrets, sa grâce n’est pas transparente pour nous.
Quand un voyant (Bernadette, en l’occurrence) doit rendre témoignage de son expérience, il n’a pas à se faire de souci si on le méprise ou si on méconnaît son témoignage, car la vérité réside dans l’Esprit et demeure actuellement dans l’Esprit devant la face de Dieu.
L’Esprit Saint est en Marie. En tout ce qu’elle fait, l’Esprit en elle va vers l’Esprit. L’Esprit est avant tout un Esprit de prière. Et les autres peuvent reconnaître la présence de l’Esprit: Élisabeth la reconnaît en Marie, nous reconnaissons les missions des saints, beaucoup de pécheurs reconnaissent la mission du curé d’Ars, l’Esprit Saint est reconnu aux charismes. L’Esprit rend témoignage pour la constance de notre âme, pour l’éternité à laquelle nous appartenons. Il nous dit que nous sommes aimés et qu’il nous est permis de rester dans l’amour, et que l’amour est Dieu.
L’Esprit Saint établit le Christ dans une situation vraie vis-à-vis du Père. Le Fils devenu homme se meut dans l’Esprit Saint. Quand nous regardons des poissons évoluer dans l’eau, nous oublions finalement l’eau qui les entoure, nous ne voyons plus que les poissons et leurs évolutions. Mais l’eau est indispensable pour que ces formes et ces figures existent. Ainsi le Fils incarné existe et se meut dans l’Esprit Saint.
Les saints sont les récepteurs de l’Esprit. S’il n’y avait pas eu de péché, l’Esprit aurait été le don permanent du Père aux hommes. Le Père aurait gardé auprès de lui dans son Esprit sa création et tous les hommes qui en font partie. L’Esprit aurait été pour les hommes ce qui était saisissable en Dieu. Ils seraient restés comme Adam et Ève au paradis dans une perception continuelle de Dieu communiquée par l’Esprit. Aujourd’hui c’est ce qui distingue les saints; le signe distinctif de tous les hommes en général aurait été qu’ils soient des récepteurs de l’Esprit.
15. L’Église
"Celui qui demeure dans le Seigneur, malgré tous les arguments contraires et bien qu’il reconnaisse que dans l’Église beaucoup de choses pourraient être différentes et meilleures que ce qu’elles sont, celui qui demeure en lui comme un enfant de Dieu sait que c’est une grâce que de pouvoir y demeurer et qu’il serait prétentieux de vouloir tout juger et tout comprendre" (Jean. Le discours d’adieu, t. II, p. 23).
Judas avec une troupe armée devant des apôtres désarmés: "C’est ici que se rencontrent le domaine spirituel et le domaine temporel: une Église pauvre au milieu de laquelle demeure le Seigneur, et des ennemis puissants auxquels il ne manque qu’une chose: la faiblesse du Seigneur" (Jean. Naissance de l’Église, t. I, p. 9).
Le Seigneur s’avance: Qui cherchez-vous ? "Quand il s’agit de vie et de mort le Seigneur s’avance, aujourd’hui comme alors. Il apparaît. Il n’a pas besoin de le faire au moyen de signes et de miracles. Il peut s’agir d’une présence invisible, et pourtant efficace, au cœur de l’Église. Jamais, dans le danger, il n’abandonne ses disciples; il est le premier à s’y exposer. Et chaque fois qu’on veut toucher à l’Église, on touche d’abord au Seigneur… Les disciples ne pourront jamais se vanter d’avoir été à ses côtés dans les moments décisifs. Ce sera toujours le Seigneur, tout seul, qui fera tout à leur place" (Jean. Naissance de l’Église, t. 1, p. 9-10).
Pierre vient de trancher l’oreille de Malchus : "(L’Église) voudra souvent prendre des chemins qui ne sont pas (ceux du Seigneur), mais il ne l’abandonnera pas sur ces chemins; il se servira de ses erreurs pour l’ancrer plus profondément dans l’amour. Grâce à cette expérience, Simon-Pierre sera plus riche en amour. Ainsi se vérifie le dicton: mieux vaut errer en aimant que de ne pas errer en n’aimant pas… Sans cesse des hommes entraîneront l’Église à la désobéissance par leur obstination à savoir mieux. À leurs yeux, les actes humains visibles ont plus de valeur que la prière… Malgré son intention de défendre le Seigneur, (Pierre) se bat en réalité contre celui-ci. Il le fait chaque fois qu’il échange les armes de l’Esprit contre celles du monde" (Jean. Naissance de l’Église, t. I, p. 20-21).
L’Église est là pour être le lieu où Dieu rend visibles les signes de son amour. Les dons que le Seigneur fait à l’Église et qui portent la marque de l’Esprit Saint ne veulent pas organiser une corporation terrestre, statique; ils veulent faire de l’Église un chemin vers Dieu qu’emprunteront ceux qui aspirent à lui et qui forment en même temps la communauté ecclésiale.
L’apôtre se trouve entre Dieu et les hommes en qualité de médiateur qui raccourcit et facilite le chemin entre eux et Dieu. Les saints rayonnent la grâce du Seigneur pour que les hommes en soient touchés. Dieu n’éclaire pas directement le monde, il se sert de la sainteté pour le faire. Et son don au monde est de sanctifier chaque saint. Ce que Dieu donne aux saints en fait de grâces, il en fait don au monde; il s’attend que les saints transmettent au monde ce qu’ils ont reçu et que le monde sera assez humble également pour recevoir des saints ce qu’il veut lui communiquer.
Le mystique, tout particulièrement, est donné par Dieu pour dilater la vie des chrétiens, pour leur accorder dès cette terre une participation au ciel sans qu’ils puissent jamais épuiser cette participation. Beaucoup de chrétiens cherchent à tailler les choses de la Révélation et de l’Église à leur propre mesure, à les rapetisser, à les rendre quotidiens et sans surprise, de manière à s’installer non seulement sur cette terre mais aussi dans l’au-delà, à se protéger contre tout imprévu. Le mystique s’élève là contre par-dessus tout. Les choses de Dieu doivent garder la mesure de Dieu.
L’Église ne sombre pas, mais elle souffre de beaucoup de pertes. La vie mystique est là pour y obvier avec une plénitude qui correspond à l’immensité des dons du Seigneur, avec une intelligence qui est toujours vivifiée à nouveau par l’Esprit Saint. L’Église a besoin de nouvelles sources de vie et, parce qu’elle existe pour les hommes, elle reçoit cette vie du ciel non seulement d’une manière invisible et incompréhensible mais aussi de telle manière que les croyants puissent voir quelque chose de son origine divine. Car les chrétiens eux-mêmes doivent être féconds, ils ont à s’offrir au Seigneur, à coopérer à ses miracles, ils devraient sentir que la force du Seigneur les soutient, que d’eux sortent des forces qui entrent aussi dans l’Église pour qu’elle puisse se montrer vivante conformément à la mission que le Seigneur lui a donnée.
Parce que le Seigneur a confié l’Église, son Épouse, aux hommes, et que les hommes demeurent pécheurs, il doit répandre dans cette Église une vie qui ne cesse de couler, une vie donc qui échappe aux concepts humains. La mystique chrétienne est un cadeau fait par le Christ à l’Église, un don qui échappe à toute mainmise, que Dieu attribue à ceux qu’il a élus pour cela, non pour clore quelque chose, mais pour ouvrir l’Église sur l’éternité. En fondant l’Église, le Fils crée une institution capable d’ouvrir à tout croyant d’une manière nouvelle un accès à l’éternelle vie. Lui-même tient en main cette institution d’une manière qui nous échappe, mais il ne la livre pas moins à des hommes. Même quand elle est pure, l’Église porte des traits humains, mais en même temps elle reflète quelque chose du visage du Christ. L’Esprit aussi se reflète dans l’Église et l’Église est capable de refléter l’Esprit. Adam était à l’image du Père; l’Église est à l’image de l’Esprit.
Les pécheurs connaissent leur propre honte, c’est pourquoi ils sont en mesure de dénoncer ce qu’il y a de plus honteux dans l’Église. Si j’inflige une blessure à un ami et qu’il porte un vêtement qui la cache, je puis lui dire où il est blessé et où il pourrait encore être blessé facilement. La même Église est composée de Marie et de Pierre qui renie: Pierre qui ne cesse au cours des siècles de nouer des compromis avec le monde. L’Église ne se prostitue pas elle-même, de son propre gré. Ce sont les pécheurs qui la prostituent, les pécheurs qu’elle doit tolérer en son sein.
Il est décisif qu’on entre dans l’Église avec humilité et non la tête haute, qu’on n’ait pas l’impression de rendre service à l’Église. C’est l’Église qui nous rend service en nous accueillant. L’Église ne connaît qu’une exigence pour les croyants, c’est qu’ils cherchent la proximité du Seigneur et la supportent; s’approcher pour toujours mieux percevoir sa parole, goûter sa présence vivante et sa manifestation dans l’Église. L’Église n’enchaîne pas la conscience des croyants à elle-même, elle les renvoie à Dieu avec toute leur liberté.
Aucune grâce n’est du domaine purement privé. Mais la source aussi de toute grâce est toujours commune: toute grâce demandée à un saint, les autres saints y collaborent ; il est en de même à plus forte raison pour toute grâce demandée à une personne de la Trinité. Aucune grâce dans le christianisme ne s’arrête à une personne isolée, toute grâce est ecclésiale, ouverte à tous d’une certaine manière. Les chrétiens sont proches des autres partout où ils se trouvent, à cause de Jésus Christ.
Cela n’aurait chrétiennement aucun sens que mon moi existe s’il n’était un moi-avec-le-monde-entier dans la communion de l’amour trinitaire. Toute pensée qui s’occupe de mon moi séparé est chrétiennement une pensée perdue. Nous sommes réellement avec tous quand nous sommes avec le Seigneur eucharistique en qui Dieu fait exister son être trinitaire dans le monde de manière à se prodiguer à tous. Nous vivons dans la communion des saints, dans l’Église, et chacun peut dire: l’Église m’est confiée. Il s’agit toujours que l’ensemble soit sauvé (avec nous).
Dès la première rencontre de Jésus et de Pierre, Pierre est appelé le rocher, il reçoit la charge de l’Église. Il ne le sait pas encore, pas plus que les premiers disciples qui l’accompagnent. Mais dès cet instant la charge de l’Église pèse sur lui. La charge de l’Église pèse sur chaque chrétien. Mais cette charge pèse particulièrement sur le rocher hiérarchique. Elle pèse cependant tout entière sur chaque chrétien parce que personne dans l’Église n’est superflu et que personne ne peut repousser sur les autres la charge de l’Église. Chacun a, dans l’Église, sa mission personnelle qui est la mission que le Seigneur lui impose. Toute mission du Seigneur est une mission d’amour. Le Seigneur lui-même n’a été envoyé que dans l’amour du Père et sa mission fut une mission dans l’amour. Dans l’Église il ne peut exister aucune séparation entre hiérarchie et amour.
Il y a une certaine analogie entre l’Église et son Seigneur, entre l’Épouse et son Époux. Elle doit être clouée à la croix. Elle doit faire l’expérience de la totale impuissance. Toute envie de critiquer le Seigneur qui la cloue ainsi solidement doit lui passer, ainsi que toute question qui demanderait pourquoi il doit en être ainsi. Elle est entièrement dépouillée. Ce n’est pas elle qui va dire au Seigneur ce qu’il y a en elle; c’est le Seigneur qui va lui montrer ce qu’il peut tirer d’elle. Ce n’est que dans la plus extrême humiliation qu’elle trouve le plein contact avec la terre où elle vit, quand elle marche nu-pieds sur le sol dur et pierreux. L’Église est systématiquement éprouvée par le Seigneur selon un plan qu’elle ne voit pas. L’humiliation est poussée jusqu’aux limites du doute. L’Église doit apprendre à nouveau le repentir.
L’Église ne doit pas vouloir savoir ce que le Seigneur accomplit en elle sauf dans la mesure où le Seigneur lui-même le veut. Elle doit se tenir dans l’obéissance du don de soi. Le Fils voudrait que tous apprennent à se livrer comme Marie le fait, que tous mettent leur volonté dans celle du Père et ne soient qu’un corps et qu’une âme. Et tous doivent déposer ce qui leur plaît, leurs propres jugements, leurs propres volontés dans le Seigneur et dans le Père et dans l’Esprit. Au jugement dernier, à la fin des temps, l’Église tout entière redeviendra Marie dans son oui.
Pour continuer la route avec Adrienne von Speyr :
Œuvres d'Adrienne von Speyr en traduction française : Voir Bibliographie sur le même site internet
Introduction à l'œuvre d'Adrienne von Speyr :
Hans Urs von Balthasar, Adrienne von Speyr et sa mission théologique, 3e édition, 1985.
Hans Urs von Balthasar, L'Institut Saint-Jean. Genèse et principes, 1986
La mission ecclésiale d’Adrienne von Speyr, Actes du colloque romain, 1986.
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5. DES TRACES DE DIEU (1985)
Plan
1. Ne laisser aucune trace. 2. Préludes. 3. Seize mille traces. 4. Dieu ou moi. 5. Le ciel ouvert. 6. Visions et foi. 7. L'au-delà. 8. La transparence des saints. 9. La nuit du Fils
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(Le texte ci-dessous a été rédigé en vue du colloque de Rome sur Adrienne von Speyr en 1985. Il a été publié dans: Mission ecclésiale d’Adrienne von Speyr. Actes du colloque romain 27-29 septembre 1985 édités par H.U. v. Balthasar, G. Chantraine, A. Scola. Ed. Lethielleux, Paris, p. 19-37. Pour les besoins de l’édition, il avait été légèrement abrégé. Ci-dessous le texte intégral)
Patrick Catry
1. Ne laisser aucune trace
Si pour beaucoup la foi n’est pas facile, il est souvent encore bien plus difficile pour le croyant de parler dignement de Dieu. On connaît le plaidoyer passionné d’André Chouraqui en faveur d’une vraie théologie: « Dans un certain sens les athées ont raison de rejeter l’incroyable divinité que leur proposent des théologies captives des ghettos médiévaux, le langage incroyablement vieillot, inefficace, inadéquat d’hommes qui parlent d’un Dieu qu’ils ne connaissent visiblement pas »1. On pourrait simplement ajouter que toute époque a son langage scolastique et son hermétisme, et que la nôtre ne fait pas exception. Pour l’honneur de Dieu, surgit parfois dans l’histoire de Dieu avec les hommes une Adrienne von Speyr.
Marie-Antoinette de Geuser (1889-1918), plus connue sous le nom de Consummata, son nom de dévotion, avait dit un jour: « Je voudrais laisser derrière moi une longue traînée de feu sur la terre ». Réaction d’Adrienne: « Non, non, pas comme ça. Je voudrais ne rien laisser derrière moi, mais disparaître absolument…, ne laisser aucune trace visible. La pire chose qui puisse arriver à quelqu’un, c’est de devenir un saint. Je n’aimerais pas ça, ce serait un tel malentendu. les gens regarderaient de nouveau une statue au lieu de Dieu seul. Je voudrais seulement qu’à travers moi ils puissent découvrir un peu plus les traces de Dieu »2. Il faut évidemment situer cette déclaration d’Adrienne sur la sainteté dans l’ensemble de son œuvre. Ce qui nous intéresse ici, c’est de voir comment elle exprimait ce que pouvait être le sens de sa vie: qu’à travers elle on découvre un peu plus les traces de Dieu, elle-même ne laissant aucune trace visible.
2. Préludes
Quelques extraits de l’autobiographie charismatique d’Adrienne donneront une certaine idée des traces de Dieu dans sa vie avant sa conversion. A quarante-cinq ans, dans l’extase, elle retrouve l’état de conscience qui était le sien à l’âge de huit ans; elle ne sait plus qu’elle a quarante-cinq ans, elle n’est plus que la petite fille avec ses pensées et son langage. Se déroule le dialogue suivant: – Sens-tu Dieu? – Qu’est-ce que ça veut dire: sentir? Savoir? Quelque chose comme: être caressée? – Oui. – Comment dire? Familier? Ce n’est pas tout à fait le mot juste. – Alors, comment? – Je suis sa petite sœur… Il voit tout… Il entend tout… Il est partout. Tu sais? Quand tu fais ta prière, ou quand tu manges, ou quand tu joues, tu sais toujours qu’il est là. Mais c’est très drôle, tu sais, parce que tu ne peux pas dire qu’il se cache. Ce n’est pas comme au jeu de cache-cache où quelqu’un va derrière un arbre et on sait qu’il est là. C’est tout à fait différent. – Comment? – Tu ne peux pas le dire, toi? Tu sais tant de choses. Pourquoi les gens ne disent jamais rien? Ils disent toujours « des paroles », mais jamais « des choses ». Qu’est-ce que vous attendez? – Peut-être que toi, tu le diras? – Je ne peux pas l’expliquer. Je ne peux pas répandre des fleurs… sur le chemin du Bon Dieu. Un jour j’ai reçu des violettes… C’était peut-être le premier bouquet que j’ai reçu. Avec les fleurs, j’ai fait un chemin pour le Bon Dieu dans la chambre de jeux. On m’a beaucoup grondé: peut-être que je n’avais pas assez secoué les violettes pour éviter de mettre de l’eau par terre. Mais je leur ai dit que c’était un chemin pour le Bon Dieu. J’avais pensé: s’il est là, il sera peut-être un peu content d’avoir ses pieds sur les fleurs. Mais il n’écrase pas les fleurs. Peut-être que ça lui fera un petit plaisir. Et j’en ai mis plus pour la table de Willy et d’Hélène que pour la mienne. Trois chemins qui partaient de la porte. – Pourquoi cela? – Pourquoi plus? Si le Bon Dieu aime bien marcher sur les fleurs, il ira surtout là où il y en a plus. – Alors tu ne veux pas qu’il vienne aussi à toi? – Mais si. On ne doit pas dire comme ça. Mais je voudrais le forcer un peu plus… à aller, tu comprends? – On peut donc le forcer? – Oh! Oui. Un peu, s’il aime les fleurs. Tu ne crois pas?3… Le surnaturel authentique ne peut se greffer que sur un naturel authentique.
Toujours à quarante-cinq ans, Adrienne retrouve la conscience qu’elle avait à quinze ans: – Comment fais-tu ta prière du matin? – On ne la commence jamais. J’ai toujours l’impression qu’on la continue. Un peu comme si j’avais dormi avec des amies dans la même chambre et qu’elles se soient réveillées avant moi; elles ont commencé à parler ensemble de choses que je connais aussi. Je me réveille et je les entends parler; aussitôt je puis me mêler à la conversation: « Oui, je pense aussi comme ça… » Je suis tout de suite au courant. C’est à peu près la même chose pour la prière. On est en plein dedans. – Et que dis-tu? – J’écoute d’abord un petit peu… Vous savez, je crois tout à fait autrement que celles qui vont au catéchisme. – Où est la différence? – Je m’occupe presque toute la journée du Bon Dieu… Ou bien peut-être que c’est exagéré. Je ne sais pas comment je dois dire. Vous comprenez? Quand les autres vont au catéchisme, elles se disent: Qu’est-ce qu’on doit apprendre par cœur aujourd’hui dans l’histoire biblique? Et je me dis: Mon Dieu, j’espère apprendre quelque chose de toi4.
A vingt-deux ans, étudiante en médecine, Adrienne se casse une jambe. Séjour à l’hôpital. Visite de l’aumônier catholique. – Est-ce qu’il t’a plu? – Ouiii… Est-ce que je dois te dire quelque chose? Pour moi, un curé a une auréole. Et c’est la première fois que je vois un curé. En tout cas, je n’ai encore parlé à aucun. Il parle comme s’il venait d’avoir avalé un pot de vaseline. Il vient me rendre visite assidûment… Il parle souvent du Bon Dieu. Mais ça sent la vaseline. « Notre Seigneur est si bon ». J’aurais voulu lui dire: « Aussi bon que la vaseline ». Je ne le hais pas. Il est terriblement bête et il se prend très au sérieux, mais c’est quand même un curé… Je voudrais entendre la voix de Dieu et je ne l’entends pas5. L’étudiante en médecine, avec sa liberté de langage, rejoint ici André Chouraqui. Le langage sur Dieu qu’elle entend n’est pas adéquat. Le sera-t-il jamais?
Vers vingt-cinq ans: « Maintenant je dis depuis près de vingt ans que le Bon Dieu est autrement. Est-ce que ce n’est pas énervant à la longue? Et puis je ne sais pas du tout qui sont ceux qui savent comment est le Bon Dieu »6. Prière d’Adrienne à la même époque: « Montre-moi, dans l’idée que je me fais de toi, ce qui est vrai et ce qui ne l’est pas. Ne te lasse pas de tout me montrer jusqu’à ce que je sois sûre que tu es le vrai Dieu et comment tu es le vrai Dieu… Ô je te prie, montre-moi comment tu es autrement »7. A vingt-six ans: « Je suis bien convaincue que Dieu est autrement que je le pense. Et je suis surtout convaincue qu’il est encore beaucoup plus différent de ce que les gens pensent »8.
Vers l’âge de trente ans, Adrienne s’est trouvée aux portes de la mort. Elle aurait bien voulu mourir: « Je pensais: si on pouvait mourir maintenant, on pourrait voir comment Dieu est autrement, et alors c’en serait fini de mes tourments… C’était tellement naturel pour moi de mourir. Quand j’étais malade, nous avions du temps l’un pour l’autre, le Bon Dieu et moi. Je ne sais pas si on doit appeler ça prière. Je veux dire que j’étais heureuse d’être avec lui »9. Enfin, quelques mois avant sa conversion: « Je ne crois pas que ce puisse être dangereux d’être livrée à Dieu »10. Il y a donc dans la vie d’Adrienne cette longue attente, un peu douloureuse, d’une révélation du vrai Dieu. Elle cherchait Dieu au-delà des mots usés et des routines. Un jour, pour elle, le ciel s’ouvrira et personne ne parlera de Dieu comme elle.
3. Seize mille traces
Adrienne von Speyr, c’est aujourd’hui une soixantaine de volumes publiés, près de seize mille pages. C’est un monde. C’est aussi un monde rempli de Dieu. On n’en est encore qu’au stade de la découverte. Il n’y a rien à en dire si ce n’est: « Prenez et lisez, vous verrez bien si ces choses vous concernent », en supposant bien d’ailleurs in petto qu’aucun chrétien, ni même aucun incroyant ne sera un jour insensible, directement ou indirectement, au rayonnement de ces pages; tout essai d’analyse risque de laisser échapper l’essentiel (le sens de la proximité de Dieu), tout commentaire maladroit ne ferait qu’en ternir l’éclat. Mission ecclésiale d’Adrienne von Speyr? Elle voudrait qu’à travers elle les gens puissent découvrir un peu plus les traces de Dieu. Pourquoi? Parce que Dieu a laissé en elle des traces. Elle aime commenter le passage des Actes des apôtres (7, 55-56) où il est dit qu’Etienne, sur le point de mourir, voit le ciel ouvert. Jamais elle ne parle d’elle-même quand elle commente ce texte, mais cent fois, mille fois, des milliers de fois pour elle le ciel s’est ouvert, il s’est imprimé en elle et elle transmet ce qu’elle a reçu11.
Il y a dans cette œuvre une telle puissance de révélation qu’on se demande comment les théologiens osent encore écrire quelque chose sans s’y référer. De ce vaste ensemble, il faut mettre à part les douze tomes des œuvres posthumes (plus de cinq mille pages) qui sont maintenant tous accessibles après avoir été plus ou moins longtemps tenus en réserve. On admire que l’Eglise ait accepté la publication de ces écrits qui renferment tant de ses mystères, et on se sent le devoir de remercier grandement le P. Hans Urs von Balthasar d’avoir accepté de livrer, entre autres, le Journal d’Adrienne, qui est aussi en partie le sien. Si l’ensemble des œuvres d’Adrienne von Speyr constitue l’un des sommets de la littérature théologique et spirituelle de tous les temps, le Journal (NB 8-10, et surtout 8-9) fait désormais partie du trésor le plus intime de l’Eglise12.
« Dieu ne se manifeste pas aux hommes avec toute l’évidence qu’il pourrait faire », nous dit Pascal13. On croyait « tout » savoir de Dieu et voilà que se révèlent quantité de choses inouïes, jamais entendues vraiment, et cependant totalement en harmonie avec ce qu’on savait. L’essentiel en est limpide même si nombre de détails demeurent encore obscurs. L’amour ne dit pas tout, il réserve des surprises, note Adrienne14. Les Juifs étaient comme des élèves à l’école, ils étudiaient la Loi et les prophètes. Et « voilà que le professeur les place devant quelque chose d’entièrement neuf, où les règles anciennes… ne sont plus valables… Ils sont transportés de l’école en pleine vie… Le temps passé à l’école ne leur a pas servi à mûrir pour la vie, ils n’ont pas… (réservé) dans leur âme de la place pour des exigences éventuellement tout autres du Dieu vivant. Chaque élève de Dieu doit réserver cette place »15. Pas seulement les Juifs d’autrefois.
4. Dieu ou moi
Réserver de la place en soi pour Dieu! Si Adrienne von Speyr c’est seize mille pages imprimées, c’est aussi une pénitence digne d’un curé d’Ars ou des Pères du désert – une pénitence vraiment parfois un peu folle -, et une prière qui occupe une grande partie de ses nuits. La prière, on la comprend plus facilement peut-être, mais pourquoi tant de pénitence? Tout simplement parce que le ciel lui avait appris que la pénitence donne du poids à la prière et que, depuis la croix, toute souffrance offerte peut être transformée en bénédiction pour les autres par la mystérieuse alchimie du Seigneur. Mais Adrienne, la contemplative, est aussi un médecin qui pouvait recevoir jusqu’à soixante et quatre-vingt personnes (souvent sans honoraires) à sa consultation de l’après-midi. Comment faisait-elle?
Dieu ou moi: l’alternative est fondamentale. Personne n’a le droit d’appeler Dieu sans se mettre à sa disposition16; même chose certainement pour qui veut parler de lui. On ne se joue pas de Dieu comme d’une notion à laquelle on attache l’importance qu’on veut bien lui donner. Dieu est si vivant que le croyant n’a d’autre possibilité que de s’abandonner entièrement à son gouvernement, que de lui confier toute la responsabilité… Or cela veut dire s’en rapporter en tout à la parole de Dieu et ne plus être soi-même qu’un réponse à cette parole17. Mais le Seigneur sait qu’il faut du temps pour que quelqu’un en arrive à ne plus prendre ses décisions qu’en lui, à ne plus regarder que lui18. Il n’est pas facile pour Dieu… de vaincre la résistance persistante des pécheurs et leur manie de toujours vouloir avoir raison19. C’est pourquoi le petit renoncement humain peut rendre vrai le désir de l’homme d’être introduit dans la vérité de Dieu20. Est pur (pour recevoir le Seigneur) celui qui veut ce que Dieu veut21. La pensée ultime du chrétien est le service du Seigneur, celle des païens est leur propre moi, même si cela s’accompagne de beaucoup d’éthique et de religion22. Celui qui vit dans la lumière du Seigneur ne cherche qu’à s’effacer devant lui. Celui qui vit dans la nuit cherche à se rendre lui-même aussi important que possible… Le signe spécifique du chemin du Seigneur, c’est qu’on ne le choisit pas soi-même… Une personne pourrait avoir l’idée de garder la virginité, de mener une vie de pénitence et de fonder une œuvre ecclésiale. Mais si son idée n’était pas fondée sur un appel du Seigneur, tout ne se référerait qu’à sa propre personne et ne servirait qu’à sa propre gloire23. L’ordre du Seigneur ne doit pas se discuter même s’il paraît manquer de sens24.
Tout homme, un jour ou l’autre, doit s’abandonner à Dieu dans ce qui fait la substance des vœux de religion; tout homme les professe (sans le savoir) à sa naissance: on lui impose de naître, il naît nu et pauvre; à la mort, on ne lui demande pas s’il veut mourir, il quitte tous ses biens y compris la vie conjugale25. Pour avoir un total accès à Dieu, l’âme sera purifiée au-delà de la mort; plus elle se purifie alors, plus elle voit combien tout péché – le sien, celui des autres – a offensé Dieu. Elle serait prête à rester dans le feu jusqu’à la fin du monde si Dieu pouvait en être moins offensé. Tout le poids des choses passe de son moi à l’amour de Dieu, et par l’amour de Dieu à l’amour du prochain. Elle ne cherche plus à atteindre des buts personnels, elle ne veut plus être qu’un instrument de l’amour. A l’instant où cette pensée la remplit, elle est sauvée… Le purgatoire, c’est le moi; le ciel, c’est les autres26. Dieu ou moi: alternative fondamentale. Sans doute est-ce parce qu’Adrienne a « choisi » Dieu d’une manière exceptionnelle que Dieu s’est révélé aussi à elle d’une manière exceptionnelle.
5. Le ciel ouvert
Quand Étienne voit le ciel ouvert au moment de mourir, quand il voit le Fils à la droite du Père, il sait que le ciel est là pour lui. Dieu lui montre le ciel pour l’y introduire… Cela rend à Etienne la mort plus douce. Il entre dans ce qu’il voit et qui correspond à ce que sa foi lui faisait espérer… Etienne plonge son regard dans le ciel ouvert et il voit ce qui est infiniment sublime; son exclamation en témoigne: « Je vois le ciel ouvert et le Fils de l’homme debout à la droite de Dieu ». Il ne prête pas attention au fait qu’un événement se produit pour lui, qu’il fait une expérience… Il ne dit rien sur lui-même ni sur son expérience. Il voit le Tout-Autre, le Nouveau. Par là, il montre à la mystique son chemin: ne pas parler de soi-même mais parler de la nouveauté de Dieu qui lui est donnée et qu’elle a le devoir de transmettre. Etienne doit montrer que le ciel est infiniment grand et infiniment ouvert afin que les chrétiens n’aient pas la tentation de se le représenter selon leurs propres mesures, rempli de leurs banalités derrière lesquelles disparaîtraient l’infinité et l’éternité de Dieu… L’exclamation sortie des lèvres d’Etienne s’adresse aux croyants comme aux incroyants. Les incroyants, qui le lapident, sont d’une certaine manière réduits à l’impuissance. Ils se rendent compte qu’ils n’ont pas de prise sur celui qu’ils lapident; le monde d’Etienne leur échappe… Les croyants, eux, qui entendent Etienne, savent que le monde que voit Etienne dans sa vision est vrai, bien qu’eux-mêmes, qui ne sont pas destinés au martyre, ne le voient pas. La parole d’Etienne peut les atteindre de telle sorte que tout d’un coup ils comprennent combien ils sont indignes de voir le ciel ouvert; ils peuvent comprendre tout d’un coup que leur foi a besoin d’être beaucoup affermie et qu’elle devrait prendre connaissance de choses beaucoup plus grandes que ce qu’ils connaissent jusqu’à présent. Leur foi en est dilatée27.
Adrienne a vu le ciel ouvert: qui osera lui en faire grief? Elle avait des visions, des extases, elle a dialogué avec d’innombrables habitants du ciel. Pour certains aujourd’hui, cela ne fera pas très sérieux. « Au mot de résurrection des morts, les uns se moquaient, d’autres déclarèrent: Nous t’entendrons là-dessus une autre fois’ »(Ac 17, 32). Il y a de faux mystiques, c’est entendu, et même chez les vrais il y a des choses ambiguës: personne n’en sait plus et n’en dit plus qu’Adrienne à ce sujet. Elle avait des extases? Dieu n’en donne pas à tout le monde et surtout pas à qui voudrait bien en avoir. Refuser a priori l’existence de visions authentiques, c’est avoir la vue un peu courte.
On ne devrait pas faire une si grande différence entre les chrétiens ordinaires et ceux qui ont des dons mystiques, nous dit Adrienne. Peu importe au fond de voir ou de ne pas voir. A peu de choses près, les mêmes règles valent pour les croyants ordinaires et pour les mystiques: même usage de la prière, même idée de la pénitence, etc. Et Dieu n’est pas plus loin de moi dans la prière que dans la vision à condition que je prie vraiment28. Entre ceux qui ont des visions et ceux qui n’en ont pas, il ne doit pas y avoir de distance. Ils sont un dans le même service du Seigneur29. Peu importe qui voit. Tous les croyants ont part à la vision des voyants30. (Toute l’Eglise a vu Marie avec les yeux de Bernadette). Celui qui ne voit pas profite presque autant qu’Adrienne de ses visions31.
6. Visions et foi
Lire Adrienne, c’est participer de temps à autre à la grâce qui fut la sienne de voir les cieux ouverts; avec toutes ses visions, elle nous montre admirablement comment vivre sans visions dans le monde de Dieu.
Quand un mystique reçoit une vision, son attente est comblée, bien qu’avant cela il ignorât le plus souvent qu’il l’attendait (Paul sur le chemin de Damas, Bernadette à Lourdes, Adrienne à quinze ans lors de sa première vision de la Vierge). Si le mystique attendait quelque chose, c’était dans le sens d’une disposition à obéir au cas où Dieu voudrait bien remplir son attente32. Qui prie par amour, ne priera jamais avec calcul; jamais il ne priera pour obtenir une expérience mystique; il prie parce qu’il aime Dieu, parce qu’il voudrait faire la volonté de Dieu et être auprès de lui33. Les prêtres et les religieuses seraient capables d’avoir des enfants comme tout le monde; s’ils n’en ont pas, c’est qu’ils ont renoncé à cette fonction; de même tous les croyants possèdent les sens qui leur permettraient de voir les choses de l’au-delà, mais leur fécondité reste entre les mains du Seigneur. Lui seul décide de leur utilisation34.
Il arrive constamment à des chrétiens au cours des âges « d’apercevoir un coin du ciel; des hommes auxquels la contemplation est donnée doivent témoigner qu’elle existe, qu’aimer ne consiste pas seulement à espérer en l’avenir, qu’ici-bas déjà on peut, par un don de Dieu, faire l’expérience d’un mouvement sans fin de Dieu vers l’homme et d’un mouvement en sens inverse de l’homme vers Dieu »35. La vision de Damas est décisive pour la conversion de saint Paul, mais c’est un cas infiniment rare qu’une vision donne accès à la foi. Le plus souvent, la vision n’a pas pour but d’engendrer la foi de celui qui en bénéficie, ni de l’augmenter, elle sert à enrichir le trésor de la foi de l’Eglise36. L’ordinaire fait autant partie de l’Eglise que les extrêmes; et tout ce qui est extrême, qui existe et doit exister, doit posséder quelque chose de l’humilité du milieu37.
Le croyant est comme un aveugle qui se promène au soleil. Il sait que le paysage est là, merveilleux, il n’a pas de raison de douter de ce qu’on lui dit, il sent les rayons du soleil. Bien qu’il ne voie rien, il croit38. La foi inclut une certitude qui participe de la vision39. Il y a des choses qu’on ne peut comprendre que dans la vision; tant qu’on ne les voit pas, elles restent des concepts vides. Ce n’est que par la vision que le concept participe à la vie. La théologie est souvent comme un enseignement de géographie. La vision rend possible le voyage dans les pays qu’on avait appris par cœur. On voit ce que cela voulait dire40. Le croyant sait mieux alors que Dieu le voit, qu’il vit devant le visage de Dieu, il bâtit sa foi sur cette certitude; il peut s’approcher de Dieu, l’adorer, le prier. Et Dieu se révèle à tout croyant de la manière qui lui plaît41.
Au tombeau de Jésus, Jean voit par terre les bandelettes. En voyant ces choses qui ne sont presque rien, il découvre aussitôt l’amour vivant du Seigneur. Il n’y a que dans l’amour que cette vision est possible. Celui qui aime ne peut pas communiquer sa vision à celui qui n’aime pas, parce que celui qui n’aime pas est aveugle. Et celui qui n’a pas l’amour de Jean ne pourra pas croire que Jean a découvert que l’amour était vivant en voyant les bandelettes là par terre. Celui qui n’aime pas donnerait cent explications du phénomène. Il aurait besoin du moins de longues preuves pour exclure les autres possibilités. Celui qui n’aime pas perd beaucoup de temps42.
7. L’au-delà
Peu après Pâques 1948, Adrienne vit tellement dans l’au-delà qu’elle se demande si le monde d’ici-bas est encore réel43. Pour elle, un tout petit coin du voile s’est levé; d’innombrables fois elle s’est trouvée comme de plain-pied avec le monde d’en haut. Elle est sans aucun doute l’une des plus grandes voyantes de l’histoire, mais la plupart des gens qui la fréquentaient ignoraient les rencontres mystiques dont son existence était pleine44.
Adrienne parle de l’au-delà comme un reporter qui en revient. On ne peut voir Dieu sans mourir? Les mots font pâle figure pour décrire la manière dont elle donnai sa vie pour Dieu. Il faudrait tout lire. En tout cas pour elle, il n’est pas permis d’avoir séjourné au ciel et de revenir ensuite sur la terre comme si on n’y avait jamais été45 . Il n’y a pas de distance entre le ciel et la terre. Le ciel commence toujours là où je suis et où se trouve Marie avec son enfant46. Nous faisons beaucoup trop de distinctions entre ciel et terre. « Je me demande si nous ne vivons pas à proprement parler plus là haut qu’ici »47. Celui qui sur terre vit dans la grâce vit à vrai dire au ciel, seulement il ne le sait pas; il pourrait le savoir. C’est un voile ténu. Souvent quand Adrienne parle avec des gens qu’elle voit entourés d’anges ou de saints, elle a du mal à se représenter que deux mondes différents se compénétrent ici. Elle doit faire un effort sur elle-même pour ne pas se trahir et aussi pour s’imaginer que les gens ne voient pas ces anges et ces saints48. Elle se trouve parfois tellement dans l’au-delà qu’elle en éprouve une certaine angoisse. Le ciel alors lui explique que son angoisse provient en partie de ce qu’elle pense que ce qu’elle vit et expérimente, c’est trop beau pour être vrai. Une espèce de vertige la saisit. Est-il vraiment croyable que le monde de Dieu soit si proche, qu’on l’y introduise si fort? Comment intégrer sa vie de tous les jours dans cet autre monde qui se fait si envahissant?49.
La Révélation lui est redonnée en sa fraîcheur native par les acteurs du drame: le Seigneur, Marie, les apôtres, les saints. Ce sont pour une large part les saints du ciel qui ont initié Adrienne aux mystères de l’au-delà. Cela ne s’est pas fait suivant le plan d’un exposé magistral bien charpenté, cela s’est fait avec la profusion et le désordre apparent propres à la vie. Dieu n’est rien moins que cartésien. Les saints de l’Église sont des intermédiaires par qui nous pouvons contempler la pure lumière (la trop pure lumière) de Dieu. C’est à lui qu’ils conduisent essentiellement. Ils sont des auberges sur la route. Non le terme50. Voilà quelqu’un qui nous dit avoir rencontré Origène, Jean-Baptiste, Thérèse d’Avila, Bernard de Clairvaux, Alphonse de Liguori, cent autres de l’au-delà. Et tous ces personnages lui ont fait comprendre quelque chose du monde de Dieu ou lui ont parlé. On dira: c’est incroyable. Peut-être! Mais si c’est croyable, ça nous intéresse fort, et ça intéresse toute l’Eglise, et donc le monde entier.
8. La transparence des saints
Dans le monde de Dieu, le temps et les distances n’existent plus, bien qu’ils gardent toute leur importance. Tout est un en Dieu. Nous sommes les contemporains de Marie et d’Abraham, de Jeanne d’Arc et de Grégoire le Grand. Marie ne vit pas qu’au ciel, elle continue tout autant à vivre dans l’Eglise51. Dans le ciel, il y a des choses qui étonnent Adrienne, les discussions entre les saints par exemple: ils ne sont pas toujours d’accord entre eux. Elle assiste en extase à une discussion entre saint Paul et saint Ignace. Elle en est gênée: est-ce qu’ils ne pourraient pas se disputer ailleurs qu’en sa présence? Réponse d’Ignace: c’est pour qu’elle apprenne quelque chose 52.
Le ciel entier se met en frais pour nous donner une leçon magistrale de théologie appliquée. Les habitants du ciel révèlent comment ils prient et comment ils ont prié, autrement dit, comment ils sont et comment ils étaient devant Dieu; le cas échéant, ils révèlent aussi ce qui n’était pas juste dans leur attitude. Il leur arrivait de vouloir trop en faire ou pas assez; il leur arrivait de ne pas se livrer totalement à Dieu, ou bien ils se sont donné trop d’importance, ou bien ils n’ont pas correspondu pleinement à ce que Dieu attendait d’eux; malgré la sainteté qu’on leur reconnaît à juste titre, ils se sont refusés peu ou prou. A cet égard, l’œuvre d’Adrienne est un décapage impitoyable de la notion de sainteté. Et de ce grand nettoyage, c’est le ciel lui-même qui prend l’initiative pour rendre au fond la sainteté plus crédible. Tout ce qui est fausse monnaie, même chez les saints dûment canonisés et vénérés, est dénoncé sans indulgence. Personne d’ailleurs n’a à faire le glorieux. On sait bien que chacun aura son tour et le plus sûr c’est de prendre soi-même les devants sans attendre. Dans la cathédrale de l’Eglise, il y a la façade des saints; l’œuvre inspirée d’Adrienne von Speyr en est un ravalement en règle. Justement parce qu’au ciel plus personne ne se glorifie indûment, les saints ne redoutent plus de manifester leurs faiblesses. D’apparences, ils n’ont plus besoin. Au ciel, tous sont transparents les uns vis-à-vis des autres. Cette évaluation critique des saints et des mystiques est unique dans l’histoire de l’Eglise; elle pourrait paraître des plus impertinentes si elle ne venait du ciel lui-même. On n’a jamais entendu ces choses et elles sont cependant infiniment bienfaisantes. En se dévoilant sans se ménager, les saints indiquent à leurs compagnons de la terre les impasses où ils se sont engagés et qu’ils voudraient leur faire éviter. Le ciel s’est montré à Adrienne avec une audace rare. Les saints se confessent en quelque sorte devant l’Eglise entière. Certains chrétiens supporteront péniblement ces aveux. Et cependant cette humilité du ciel est éminemment apte à apprendre à tout chrétien et à tout homme à être lui-même un peu plus vrai devant Dieu. Personne ne doit sortir de la lecture de ces pages comme il y est entré; mais pour chacun le changement opéré sera autre.
Les saints ont eu leurs imperfections, c’est entendu. Mais si, personnellement, je n’aime pas telle sainte alors que tu l’estimes beaucoup, je n’ai pas le droit de la critiquer devant toi, je puis tout au plus t’aider à dépasser un certain stade dans tes relations avec elle53. La sainteté est quelque chose de paisible. Il ne faut pas « forcer » les saints. Tous ne peuvent pas être grands. Il faut laisser aux saints la discrétion qui leur est propre… Il ne faut pas risquer de déformer l’image de la sainteté. Parmi les saints, il y a aussi de petits formats54. Il ne faut pas vouloir mettre partout plus de perfection qu’il y en a. L’Eglise doit savoir souffrir des imperfections des saints: c’est mieux ainsi pour les croyants55.
Deux exemples. Sainte Thérèse de l’Enfant Jésus: Il lui est demandé si elle est prête à donner tout ce que Dieu pourrait exiger d’elle. Elle commence par répondre timidement: « Oui, je voudrais du moins essayer ». Est-ce qu’elle pourrait tenir bon devant des exigences plus grandes? – « Je l’espère, oui. Dieu voit tout en moi. Tout ce que j’ai lui appartient, il peut le prendre ». Quand vient l’exigence la plus difficile: « Il me connaît à fond. Je suis trop petite pour lui; mais s’il me dit ce qu’il veut encore de moi et comment je puis le lui donner, alors il doit tout avoir ». A l’instant où Thérèse reconnaît que quelque chose est vraiment une exigence de Dieu, le contenu de ce quelque chose lui importe peu.
Une autre sainte : elle affirme d’abord avec insistance qu’elle a tout donné à Dieu. Quand les difficultés grandissent: « Dieu saura sans doute où sont les limites. – Des limites? Connaissez-vous des limites dans le don de soi? – Dieu connaît peut-être des limites à ses exigences. – Et s’il n’en connaissait pas? – Alors on verra. – Ne pourrait-on pas dire oui d’avance? Je crois que ce que j’ai dit est juste ». – Là où la dernière honte est demandée, là où est demandé quelque chose de tout à fait inattendu: « Non, non, non ». Elle ne peut pas être humiliée de cette façon. Elle a le sentiment absolu qu’elle sait ce que veut dire « tout » dans le don de soi-même. Elle ne voit pas les limites qu’humainement elle met encore là56.
9. La nuit du Fils
Aucun chrétien ne peut vivre que de la lumière de Pâques et de la Pentecôte. L’épreuve et la nuit font partie intégrante du parcours chrétien. La nuit, c’est quand on ne voit plus les traces de Dieu, quand on ne sait plus que le Seigneur est là, que la nuit a un sens et qu’il y aura encore un jour de la lumière57. Thérèse de l’Enfant Jésus connaît une nuit d’angoisse: elle pense qu’elle s’est trompée; plus grand-chose n’a de sens, elle aurait mieux fait de ne pas demander au pape d’entrer si tôt au carmel; maintenant tout a été de travers: elle supporte le poids de sa désobéissance et la colère de Dieu. Et puis elle voit que c’est une tentation58.
Adrienne transmet à son lecteur le sens de la présence de Dieu et, en même temps, elle revient sans cesse sur la nuit du Fils: dans les ténèbres de la Passion, le Seigneur ne comprend plus le sens du commandement du Père59. Le Fils n’argumente pas: « Il serait sûrement mieux d’œuvrer encore quelques années ici-bas; j’ai à peine commencé, il y aurait encore tant de chances à gagner pour le Père et pour son royaume ». Tout ce que le Fils pourrait encore faire pour le Père, il le donne à la seule obéissance. Cela fait partie plus essentiellement de la croix que toutes les souffrances physiques60. Les enfants jouent tranquillement quand ils savent que leur mère est dans la pièce à côté. Le Fils a toujours su, en tant que Dieu, que le Père était là, comme tout près, on pouvait à tout instant lever les yeux vers lui et le voir. Sur la croix, cette conscience n’existe plus, le Père est voilé. Et maintenant le Fils doit lutter intérieurement contre la possibilité divine d’aller au-delà et de s’assurer. Et cette possibilité est si bien maîtrisée qu’il n’y a plus là que l’homme crucifié61. Dans la manière dont le Fils use de sa vision du Père réside une grande part de son ascèse. Son ascèse n’est pas d’abord dans ses jeûnes et dans ses veilles, dans les coups qu’il reçoit sur son visage, mais dans le fait qu’il se trouve près de la source et qu’il n’y puise pas. Librement, à cause de nous, il renonce à jouir du Père62. Le Seigneur n’est devenu pleinement lumière pour le monde que dans la nuit totale de la croix63. Le Fils a fait ici-bas l’expérience qu’on ne peut vivre sans consolateur. Etre privé du consolateur est à ses yeux l’épreuve suprême qu’il devra supporter, quelque chose d’absolument inhumain. Mourir dans la foi est facile, mais mourir dans la déréliction est atroce64.
De même que la résurrection du Seigneur ne s’est produite qu’après le grand abîme de sa mort et de sa descente aux enfers, de même son apparition actuelle aux sens spiritualisés des chrétiens se produit comme une résurrection après une petite mort personnelle… Ce qui est essentiel, c’est que cette nuit est toujours la nuit du Seigneur et non une nuit qui appartient à l’homme65.
Cent fois, mille fois, Adrienne explique le sens de la nuit et de la prière désolée. Ce fut l’expérience de Marie, de Jésus, de l’Esprit. C’est la voie de tous les chrétiens. C’est la contribution que le Seigneur nous propose d’apporter à son œuvre. On peut s’offrir à lui spontanément. Mais une fois qu’on s’est offert vraiment, Dieu peut prendre lui-même la décision de nous imposer telle épreuve ou telle nuit66. L’Eglise d’aujourd’hui est trop vite d’accord pour que le Seigneur prenne tout sur lui seul. François Xavier prenait la discipline à la place de ses pénitents. Tout chrétien doit prendre sur soi dans la pénitence une part de la souffrance et de l’humiliation du Seigneur67. Dieu nous demande toujours ce qu’on est capable de lui offrir, même dans la plus grande impuissance68. Même si on a le caractère le plus égal qui soit, Dieu peut nous envoyer des tristesses (pour qu’on ait quelque chose à lui offrir). L’incroyant pensera que ces hauts et ces bas sont quelque chose de purement naturel. Leur véritable origine lui reste cachée69. Mais s’il est facile de savoir que le Seigneur est en toute lumière, il est souvent bien difficile de savoir qu’il se trouve aussi en toute obscurité70. Il y a la nuit des pécheurs, de ceux qui ont rejeté la lumière, mais il y a aussi, pour ceux que le Seigneur a choisis, une nuit de la foi: après avoir connu la lumière, ils pensent l’avoir tout à fait perdue, et cependant ils sont dans la main du Père qui leur donne part à la nuit du Fils, expiatrice du péché du monde71. Toute souffrance humaine peut être intégrée dans la Passion du Seigneur. Quelle que soit la souffrance qu’un homme peut endurer, quelle que soit le douleur qui l’accable, le Seigneur est prêt à tout assumer dans sa Passion et à en faire profiter d’autres72. La nuit de l’âme peut être ce qu’il y a de plus fécond dans une vie chrétienne, ce serait appauvrir une vie que de lui retirer la nuit73.
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En lisant Adrienne von Speyr, on se demande parfois pourquoi Dieu a réservé tant de lumières à notre temps. Bien sûr, en un certain sens, rien n’est neuf chez elle, puisque le mysticisme, ainsi que l’a noté Bergson, n’a « jamais fait autre chose que repasser sur la lettre du dogme pour le retracer… en caractères de feu »74. Et cependant, c’est comme si pour la première fois on nous expliquait les mystères de Dieu. Il faudra des dizaines d’années à l’Eglise et aux théologiens pour en assimiler l’essentiel. Pourquoi tant de lumières aujourd’hui? Mais faut-il toujours poser des questions à Dieu sur sa conduite? Il fait partie de l’obéissance de l’Eglise, nous dit Adrienne, qu’elle commence par ne pas reconnaître le Seigneur et qu’elle le reconnaisse après. Il fait partie aussi de l’obéissance de ne pas poser de questions. Les disciples, dans le simple fait d’être avec le Seigneur au bord du lac après la résurrection, sans poser de questions, sont remplis d’une grande paix75.
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Notes
1. André CHOURAQUI, Ce que je crois, Paris, 1979, p. 333.
2. NB 8, p. 383, n° 839; traduction: Bulletin Amitié A.v.S., n° 11, oct. 1978, p. 10. Sauf indication contraire, toutes les références sont aux œuvres d'Adrienne; les œuvres posthumes (Nachlassbände) = NB.
3. NB 6, p. 210-211.
4. NB 6, p. 214-215.
5. NB 7, p. 126-129.
6. NB 7, p. 136.
7. NB 7, p. 141.
8. NB 7, p. 249.
9. NB 7, p. 279-280.
10. NB 1/2, p. 258.
11. Voir par exemple H.U. von Balthasar, Unser Auftrag, Johannes Verlag, 1984, la troisième partie.
12. Unser Auftrag, en sa première partie, en donne un bref aperçu.
13. Pensées, éd. L. BRUNSCHVICG, VIII, 556.
14. Jean. Naissance de l'Eglise, I, p. 58 (sur Jn 18,36).
15. Jean. Discours d'adieu, II, p. 69 (sur Jn 15,22).
16. Bergpredigt, p. 274 (sur Mt 7,21).
17. Geheimnis des Todes, p. 38-39.
18. Bergpredigt, p. 93 (sur Mt 5,25).
19. NB 11, p. 303.
20. Johannes. Streitreden, p. 216 (sur Jn 8,26).
21. Bergpredigt, p. 262 (sur Mt 7,15).
22. Kinder des Lichtes, p. 162 (sur Ep 4,20).
23. Jean. Discours d'adieu, II, p. 46-47 (sur Jn 15,16).
24. Johannes. Streitreden, p. 448-449 (sur Jn 11,39).
25. NB 11, p. 346-347.
26. NB 3, p. 97 (Vendredi saint 1945).
27. NB 5, p. 36-37.
28. NB 1/2, p. 228.
29. NB 9, p. 445, n° 1975.
30. NB 9, p. 408, n° 1915.
31. NB 8, p. 238, n° 450.
32. NB 5, p. 23.
33. NB 6, p. 63-64.
34. Jean. Naissance de l'Eglise, I, p. 226 (sur Jn 20,19).
35. L'expérience de la prière, p. 33.
36. NB 6, p. 190.
37. Jean. Naissance de l'Eglise, I, p. 131-132 (sur Jn 19,25).
38. Ibid., p. 61 (sur Jn 18,36).
39. Jean. Discours d'adieu, II, p. 134 (sur Jn 16,16).
40. NB 4, p. 289.
41. NB 5, p. 48.
42. Jean. Naissance de l'Eglise, I, p. 182 (sur Jn 20,5).
43. NB 9, p. 445, n° 1974.
44. H.U. von Balthasar, Adrienne von Speyr et sa mission théologique, Paris, 1978, p. 7-82.
45. Apokalypse, p. 373 (sur Ap 11,14).
46. NB 9, p. 260, n° 1668.
47. NB 8, p. 394, n° 877.
48. NB 8, p. 302, n° 609.
49. NB 9, p. 246, n° 1645.
50. Johannes. Das Wort wird Fleisch, p. 258-259 (sur Jn 3,14-15).
51. La Servante du Seigneur, p. 169.
52. NB 9, p. 120, n° 1394.
53. NB 9, p. 180, n° 1549.
54. NB 10, p. 84, n° 2131.
55. NB 4, p. 454-455.
56. NB 1/2.
57. NB 9, p. 305, n° 1736.
58. NB 9, p. 112, n° 1372.
59. Jean. Discours d'adieu, II, p. 42 (sur Jn 15,14).
60. NB 11, p. 290.
61. NB 3, p. 283.
62. NB 6, p. 200.
63. Johannes. Streitreden, p. 283-285 (sur Jn 9,5).
64. Jean. Discours d'adieu, I, p. 151-152 (sur Jn 14,16).
65. Jean. Naissance de l'Eglise, I, p. 222-223 (sur Jn 20,19).
66. NB 9, p. 472-482, n° 2011-2020.
67. NB 9, p. 437-438, n° 1958.
68. NB 9, p. 381-382, n° 1869.
69. NB 9, p. 373, n° 1851.
70. NB 8, p. 487 (7.2.1944).
71. Johannes. Streitreden, p. 393-398 (sur Jn 11,10).
72. Jean. Discours d'adieu, II, p. 198 (sur Jn 17,2).
73. Kinder des Lichtes, p. 153 (sur Ep 1,18).
74. H. Bergson, Les deux sources de la morale et de la religion, 48e édition. Paris, 1946, p. 251.
75. NB 1/2, p. 48.
La foi d’Adrienne von Speyr (1986)
(Édition 2024)
Plan : Avant-propos – 1. La foi - 2. La prière - 3. La mission
Avant-propos
Plan : Repères biographiques – L'oeuvre -– Le présent document
Repères biographiques
Adrienne von Speyr est née en 1902… comme Marthe Robin. L’une et l’autre ont reçu les stigmates de la Passion du Seigneur. Adrienne est morte en 1967 à la suite d’une très longue et douloureuse maladie, un cancer généralisé ; Marthe a quitté ce monde en 1981 après avoir été clouée sur son lit de paralysée durant des dizaines d’années. A la mort de Marthe, une soixantaine de foyers de charité étaient répandus dans le monde entier ; Adrienne laissait derrière elle un Institut séculier, qu’elle avait fondé avec le Père Hans Urs von Balthasar, et une œuvre écrite, ou plutôt dictée, de quelque soixante volumes.
Née à La Chaux-de-Fonds dans le Jura suisse, Adrienne avait une sœur aînée et deux frères cadets. Sa langue maternelle était le français, mais elle dut se mettre à l’allemand quand sa famille s’établit à Bâle.
Élevée dans la tradition protestante, Adrienne est, très jeune, prise par Dieu, attentive à lui et à tout ce qui vient de lui. Elle veut lui donner tout ce qu’elle peut, tout ce qu’elle est, tout ce qu’elle a. Très vite aussi, elle veut mettre sa vie au service des autres, et elle ne voit pas de meilleur moyen pour le faire que de devenir médecin, son père était oculiste. Mais comment se donner totalement à Dieu quand on est une jeune protestante ? Un essai chez les diaconesses de Saint-Loup lui montre que là n’est pas sa voie. Se marier ? Elle sent que ce n’est pas cela non plus qui lui convient tout à fait, mais elle ne voit pas d’autre solution, et elle se marie, un peu par pitié, avec un homme encore jeune, professeur d’Histoire à l’Université de Bâle, resté veuf avec deux petits garçons. Quand son mari meurt à la suite d’un accident, elle se trouve au bord du désespoir. Quelques années plus tard, elle se remarie avec un autre professeur d’Université, en élevant toujours les enfants de son premier mari.
Tout en menant une vie familiale et professionnelle, Adrienne continue sa recherche intense de Dieu. En 1940, elle rencontre Hans Urs von Balthasar alors aumônier d’étudiants à Bâle. Pour la première fois, elle découvre avec lui ce qu’est vraiment le catholicisme : ce qu’elle recherchait depuis toujours sans le savoir ; elle se convertit.
Les vingt-sept dernières années de sa vie sont marquées par une profusion de charismes extraordinaires, de pénitence aussi, de prière, de nuits, de lumières et de souffrances offertes1.
L’œuvre
Les œuvres d’Adrienne von Speyr peuvent se répartir en trois catégories : 1. Les commentaires de l’Écriture : vingt-quatre volumes dans l’édition allemande. L’œuvre majeure d’Adrienne est sans aucun doute son commentaire de l’Évangile de saint Jean : deux mille pages. Les commentaires de l’Apocalypse et de l’évangile de saint Marc comptent de leur côté respectivement plus de huit cents et plus de sept cents pages. Adrienne a commenté également, entre autres textes, des lettres de saint Paul, les épîtres catholiques, quelques passages de l’Ancien Testament. 2. Vingt-quatre volumes consacrés à des sujets divers de théologie et de spiritualité : le Dieu infini, la face du Père, l’homme devant Dieu, la prière, Marie, la confession, le mystère de la mort, etc. 3. Douze tomes d’œuvres posthumes qui n’ont été livrés intégralement au public qu’en 1985 à l’occasion d’un symposium qui s’est tenu à Rome et qui avait pour thème la mission ecclésiale d’Adrienne von Speyr2. Ces œuvres posthumes constituent la partie proprement mystique de l’ensemble : son confesseur y a classé d’innombrables notes prises par lui au long des années.
Que ceux qui se méfient des manifestations surnaturelles insolites se rassurent : sur les quelque soixante volumes de l’œuvre, quarante-huit ne sont que sobres commentaires scripturaires, exposés théologiques et spirituels. Malgré cette sobriété, la prose se fait par endroits lumineuse : on est frappé par la beauté, le jaillissement, la profondeur des pensées exprimées, mais rien ne laisse supposer que telle ou telle page a été dictée dans l’extase. Quant aux douze tomes des œuvres posthumes, qui révèlent plus d’une chose hors du commun, elles contiennent encore beaucoup plus d’éléments qui concernent la foi de tous les baptisés, ainsi que le présent ouvrage essaie de le montrer.
Que ceux qui s’intéressent à la vie merveilleuse d’Adrienne von Speyr, qui croient Dieu capable de susciter et de conduire des Marthe Robin et tant d’autres dans son Église par des voies qui les dépassent eux-mêmes mais qui trouvent en ces exemples illustres matière à enrichissement de leur foi, qui reçoivent de ces expériences un stimulant pour leur vie chrétienne la plus quotidienne, qui découvrent chez ces privilégiés de la grâce des horizons nouveaux sur le Dieu vivant et sa révélation, que tous ceux-là prennent patience en fréquentant les œuvres d’Adrienne von Speyr déjà disponibles en traduction française3.
Il faut, dit-on, devant une vie et une œuvre où le surnaturel se fait très voyant, où le merveilleux abonde, opérer un discernement. La première chose à faire pour dis – cerner, c’est de cerner le problème, et le « problème », dans le cas d’Adrienne von Speyr, c’est près de seize mille pages : ce n’est pas l’affaire de quelques jours, ni d’un petit sondage, ni d’une vague impression au hasard d’une lecture. La deuxième chose à faire, si l’on est honnête, c’est d’être prêt à se laisser juger (discerner) soi-même par cette lecture ; sinon on est à côté de la question. Adrienne nous en avertit elle-même en quelque sorte à propos des révélations de l’Apocalypse : son auteur affirme qu’il a vraiment vu et entendu les choses dont il parle. Les croyants n’ont pas la possibilité d’examiner immédiatement l’authenticité des dires de l’apôtre, commente Adrienne, mais ils ont deux moyens indirects de le faire et ils doivent les utiliser tous deux en même temps : ils doivent voir si la vie de Jean a réellement part à la vie du Seigneur, si elle correspond à l’Évangile, et ils ont de plus à se regarder eux-mêmes pour examiner s’ils sont en état de saisir les choses qui sont au Seigneur. Sont-ils dans les conditions voulues pour recevoir ces révélations ? Et s’il y a désaccord entre eux et l’apôtre, la question est de savoir si ce qui les sépare de lui ne provient de leur inaptitude ou de leur éloignement. Jean n’a pas le droit de modifier sa mission. Il peut tout au plus, pour autant que cela fait partie de sa tâche, répéter ou expliquer ce qu’il a dit. Il ne peut rien retrancher de sa mission. C’est à eux de réaliser, pour eux-mêmes, l’unité qui existe entre ce qui est au Seigneur et ce qui est à l’apôtre4.
Le présent document
De l’œuvre d’Adrienne von Speyr, on pourrait dire ce que saint Grégoire le Grand disait de l’Écriture : c’est un fleuve immense, aux grandes profondeurs et aux rives basses, où l’éléphant peut nager et l’agneau barboter ; il y a en a pour les simples comme pour les savants : les simples peuvent s’édifier, les savants s’exercer.
L’œuvre d’Adrienne von Speyr, c’est également une immense forêt, semblable aux œuvres de certains Pères de l’Eglise, composées de commentaires de l’Écriture qui s’étendent à l’infini. Pour ceux qui en ont le loisir et le goût, rien ne remplace le contact direct avec les sentiers de la forêt. La vie ne se résume pas. « Rien de beau ne se peut résumer » (Valéry). C’est pourquoi le présent document n’est à peu près qu’une seule citation ; quelques réflexions jalonnent seules la marche.
Mieux vaut ne pas parler d’Adrienne von Speyr pour le moment, ni vouloir parler à sa place ; il faut la laisser parler d’abord, être attentif à son langage ; elle a des mots neufs pour dire Dieu : les changer, c’est la trahir. Son langage n’est peut-être pas toujours simple, et cependant foisonnent chez elles les lieux où il est simple comme celui de Thérèse de Lisieux. Elle a horreur des théories compliquées de la vie spirituelle, même de celles élaborées par des auteurs de renom.
Ce qui est proposé ici sur la foi, la prière et la mission, ce ne sont que quelques brindilles cueillies dans la forêt et quelques aspects seulement de ce qu’Adrienne a dit sur ces sujets. Mais ils sont tous trois très proches de l’un ou l’autre des onze thèmes fondamentaux de l’œuvre d’Adrienne von Speyr dégagés par Hans Urs von Balthasar : l’obéissance, le caractère incarné des réalités spirituelles, la confession, l’enfance, la théologie de la mystique, les visions, la prière, les nombres et les saints, les « passions », la descente du Christ aux enfers, la Trinité5.
Notes de l'Avant-Propos
1. Il existe en français deux présentations de la vie et de l'œuvre d'Adrienne von Speyr dues à H.U. von Balthasar : Adrienne von Speyr et sa mission théologique; et L'Institut Saint-Jean. Genèse et principes.
2. L'édition française des Actes de ce symposium est parue en 1986 sous le titre La mission ecclésiale d'Adrienne von Speyr.
3. Voir la liste en fin de volume.
4. Apokalypse, p. 795-796 (sur Ap 22,8).
5. Das Allerheiligenbuch, I, p. 11-24.
1. La foi
Plan : Introduction - L'accès - La transmission de la foi - Notes
Introduction
Adrienne von Speyr n’a laissé aucun ouvrage consacré spécialement à la foi. Mais dans tous ses écrits il n’est question que de cela parce qu’il n’y est question que de Dieu et de l’homme devant Dieu. Elle ne pouvait pas commenter l’Écriture comme elle l’a fait sans rencontrer la foi à chaque instant. Seulement elle ne se contente pas de répéter l’Écriture ; jamais elle n’aligne des citations pour prouver quelque chose. Chaque texte de l’Écriture qui se présente, elle le laisse retentir en elle, sans le dire, et elle exprime ce qu’elle en a entendu : beaucoup plus, en général, qu’il ne semblait contenir de prime abord. Parce qu’elle connaît bien – de l’intérieur – les choses de Dieu, elle perçoit beaucoup de choses dans les paroles les plus simples et elle simplifie les paroles les plus embrouillées. L’Écriture est parfois bien obscure, et les Pères ne se sont pas fait faute de le souligner. Dans ses commentaires suivis de l’Écriture, jamais Adrienne ne se plaint de l’obscurité de ce qu’elle a à commenter. Il y a là sans doute un véritable tour de force de la grâce1.
L’accès
La foi, c’est une histoire. Dans l’ancienne Alliance, Dieu a renoué des liens avec les hommes, et d’abord par la foi. La foi est comme un coin de la grâce originelle enfoncée dans la vie du pécheur. Dans le paradis, qui était le lieu de Dieu en ce monde, l’homme ne pouvait pas se cacher de Dieu. Dans notre monde actuel, le croyant ne peut pas non plus se cacher de Dieu parce qu’il sait par la foi qu’il vit devant sa face, que Dieu le regarde. Il pourrait tout au plus essayer de se cacher en reniant sa foi, en la perdant, en s’imaginant qu’il est pour Dieu un inconnu. Le vrai croyant, lui, bâtit sa vie de foi dans la conscience que Dieu le voit. Il lui est permis de se présenter devant Dieu, de l’adorer, de le prier. Et Dieu se révèle à chaque croyant de la manière qui lui semble bonne2.
Sans la foi en Dieu et sans l’amour pour le Fils, la vie terrestre est dépourvue de sens ; le terrestre s’empare de toutes nos pensées de sorte que la vie éternelle demeure pour nous totalement incompréhensible. Sans Dieu, la vie humaine commence dans la solitude, s’ouvre au monde et se termine dans la mort ; elle vient de la terre et s’enfonce à nouveau dans la terre. C’est une courbe qui monte et qui retombe ensuite inexorablement. C’est pourquoi cette vie n’a pas de sens. La vie en Dieu monte avec la vie terrestre ; mais quand elle a atteint son point culminant, elle s’ouvre sur l’infini et ne retombe plus sur la terre. Le croyant ne va pas à sa perte, il aura la vie éternelle dans laquelle nous verrons Dieu3.
Nous faisons partie du plan de Dieu, et c’est comme si nous ne devions plus nous occuper de notre propre indignité, nous sommes des élus4. La foi unifie le chrétien en l’intégrant dans le dessein de Dieu, et l’homme ne trouve son unité que dans le don toujours renouvelé de lui-même à Dieu qui est toujours nouveau à chaque instant5. Pour le chrétien, le commencement et la fin de sa vie « sont dans la main de Dieu et, dans l’entre-deux, cette main ne cesse de le tenir… Il n’existe pour le chrétien rien d’absolument inutile. Dieu lui donne tout dans l’intention qu’il s’en serve »6. Avoir la foi, c’est participer à la manière de voir de Dieu. Le curé d’Ars, qui vivait dans la vérité de Dieu, disait nettement la vérité aux gens qui venaient se confesser à lui ; souvent cela ne correspondait pas du tout à ce que le pénitent avait prévu. Il les faisait « participer à la manière de voir de Dieu » et, ce faisant, sans qu’ils le sachent, il leur apprenait à voir juste7. Pour le chrétien qui s’est livré au Seigneur dans la confession, voir juste, c’est savoir qu’il est un homme libéré « accompagnant le Seigneur et accompagné par lui » ; il sait qu’il n’a plus de raison « de se plaindre de la monotonie de sa vie ou de son manque de sens », qu’il n’a plus de raison non plus « de se laisser aller à la mélancolie et à la mauvaise humeur »8.
La foi nous fait entrer dans la sphère de la vérité de Dieu ; elle nous établit donc dans une certaine distance vis-à-vis de nous-mêmes. La mort aussi reçoit de Dieu sa vérité : le Fils est la vérité de la mort parce qu’il l’a endurée à l’intérieur de la plénitude de la vérité divine. Entrer dans la foi, c’est toujours aussi entrer dans la prière ; ce que nous disons dans la prière, il faut le laisser devenir vérité en nous de manière à ce que « notre foi soit la vérité de notre vie et non point une réserve pour les temps de nécessité »9.
Tout en l’homme et dans le monde a un sens pour Dieu. Dieu a fait don à l’homme de la sexualité comme pour lui faire pressentir ce qu’est la communion eucharistique et ce que c’est que recevoir Dieu en soi. Les rapports de l’homme et de la femme devraient leur apprendre le sens des relations avec Dieu ; l’homme et la femme devraient apprendre à désirer Dieu avec au moins autant d’ardeur qu’ils se désirent l’un l’autre10.
Le corps et ses passions sont donnés pour que l’esprit apprenne d’eux ce qu’est le désir spirituel et l’amour de Dieu11. Dans le monde de la foi, qui est le monde de Dieu, tout croyant trouve sa pâture, chacun trouve la nourriture qui lui convient, il n’y a aucun danger qu’il en manque jamais, sa vie sera toujours riche, pleine, essentielle. Il est impossible que la nourriture le déçoive. Ce qui ne veut pas dire qu’il obtiendra tout selon ses souhaits, ni qu’il est entré dans un pays de cocagne et qu’il pourra cueillir les bénédictions de Dieu pour son bien-être. La nourriture du Seigneur est une nourriture objective ; subjectivement, elle peut souvent donner l’impression de manque et de faim. Mais ce manque et cette faim sont eux aussi plénitude dans le Seigneur12.
La foi est accessible à tous par la grâce du Seigneur. Personne ne peut dire que les circonstances extérieures ne lui auraient pas permis de croire13. Mais le seul moyen d’avoir accès à Dieu, c’est que lui-même nous donne d’avoir accès à lui. Avoir la foi, c’est être sauvé… par Dieu. Être sauvé, c’est trouver la juste voie d’accès à lui. Réduits à nos propres moyens, nous ne serions jamais sauvés, nous ne trouverions jamais l’authentique voie d’accès à Dieu. Sans le don de Dieu, on pourrait tout au plus se faire soi-même une certaine idée de ce qu’il est et de ses dons, mais cela resterait théorique et dépourvu de vie. C’est la grâce qui nous fait goûter ces choses14.
Pour recevoir Dieu, il faut lui faire de la place, lui faire de la place pour tout ce qu’il peut être et tout ce qu’il peut apporter avec lui. Pour le recevoir, il faut être prêt à tout, c’est-à-dire à tout ce qu’on ne sait pas d’avance. Si on engage le petit doigt, on devrait peut-être bien aussi donner la main; et tout le reste. Pour recevoir Dieu, il faut essayer de ne pas se refuser, il faut une confiance aveugle. Si quelqu’un offre à son ami qui est dans le besoin l’argent qu’il a sur lui, il ne serait pas vraiment un ami s’il pensait intérieurement : « J’espère qu’il ne m’en prendra pas trop ». Il devrait au contraire regretter de n’avoir pas plus à lui offrir. Si Dieu prend réellement tout à quelqu’un, c’est sûrement qu’il a besoin de tout… Recevoir Dieu, c’est s’offrir à lui, même si notre don ne consiste qu’à présenter nos ténèbres à sa lumière. Qui accueille la lumière de Dieu doit être prêt à se laisser illuminer toujours davantage par elle, à correspondre toujours mieux aux dons comme aux exigences de l’amour de Dieu. De s’ouvrir à la lumière de Dieu permet à l’homme de lui exprimer son désir d’être pris par lui toujours plus à fond15.
Un oui humain n’est jamais un oui total. Beaucoup de recherche de soi peut se cacher dans ce oui. On peut accueillir le Seigneur pour des motifs très égoïstes. Par exemple, pour s’assurer une bonne petite place dans l’au-delà. Mais dès que le Seigneur prend notre oui au sérieux, dès qu’il vient vraiment, il chasse tout ce qui n’est pas conciliable avec lui. De sorte que nous pouvons très bien au début accueillir le Seigneur avec un cœur partagé, mais quand le Seigneur vient, il est capable de transformer notre demi-oui en un oui total. Ce n’est pas une raison pour nous reposer dans notre tiédeur, mais cette pensée peut consoler chacun de nous au sujet des autres. Le Seigneur achèvera en eux ce qu’ils n’ont pas commencé d’une manière tout à fait excellente. Il y faut parfois du temps16.
La perfection, c’est-à-dire la conformité aux vues de Dieu, consiste uniquement à se donner à Dieu dans la foi et dans l’amour. Pour être capable de croire, pour ne pouvoir chercher que Dieu seul, il faut se donner à ce que Dieu est, s’en remettre à lui, lui céder la place, s’abandonner à lui17.
« Quel signe nous donnes-tu » pour t’arroger le droit de chasser les marchands du temple ? Quel signe nous donnes-tu pour que nous croyions en toi ? Jésus propose un miracle à ses interlocuteurs : « Détruisez ce temple et je le rebâtirai en trois jours ». Mais, pour le moment, ils ne veulent pas en entendre parler parce qu’ils n’ont pas la foi. Car une foi qui ne compte que sur une vision n’est pas la foi. La foi n’est jamais le résultat d’un calcul. Sans doute la foi peut-elle naître à la vue d’un miracle, mais personne n’a le droit de faire dépendre sa foi d’un signe de ce genre. Si la grâce est et demeure invisible, on ne peut jamais exiger qu’elle devienne visible. Il nous faut être content de ce que Dieu nous donne. En tout cas, que la grâce soit visible ou non, Dieu demande toujours la foi18.
La présence du Seigneur aux croyants est discrète, il leur offre beaucoup de choses sans les contraindre. Il aurait suffi à Dieu d’un tout petit geste : Adam et Ève n’auraient pas mangé la pomme. Il y a dans la présence de Dieu une discrétion qui fait partie de la réalité de la création ; c’est pourquoi, de son côté, l’homme doit toujours se sentir heureux de ce qu’il a reçu pour son intelligence et pour sa foi19.
« Si je ne vois pas dans ses mains la marque des clous, si je ne mets pas mon doigt à la place des clous et si je ne mets pas ma main dans son côté, je ne croirai pas ». Thomas aurait mieux fait de ne pas mettre de conditions. Les autres disciples ont vu le Seigneur et Thomas doit participer à leur joie. Ils essaient de l’y associer, mais Thomas exige des preuves et des preuves sensibles. Il incarne le sceptique. Et cependant, malgré son incrédulité, il est vraiment à la recherche de la foi. Il voudrait être subjugué par l’évidence. Il ne dit pas qu’il ne croira pas, mais il veut vérifier pour croire, vérifier par tous les moyens à sa disposition. Il vit dans un état de doute dont il pense pouvoir se débarrasser par une démarche méthodique. Il se peut que sur ce chemin pénible, tout à coup la foi rayonnante lui soit rendue comme une récompense de ses efforts. Et cependant il manque à Thomas l’amour sans réserve du prochain. S’il aimait vraiment ses frères, il les croirait sur parole. Les autres ont pu voir les plaies du Seigneur sans l’avoir demandé. C’est le Seigneur qui a voulu qu’ils voient. Thomas, lui, exige ; il réclame d’être introduit dans l’intimité du Seigneur, il va trop loin. Il est faux de vouloir soi-même tout apprendre et tout éprouver. C’est une indiscrétion de la part de l’apôtre que de vouloir avancer pour ainsi dire la main à l’intérieur du mystère divin. Il veut disposer lui-même de sa foi, il ne laisse pas le Seigneur en disposer20.
Et cependant le Seigneur accomplit des miracles. « Il voit que (le) miracle est capable de faire naître la foi et de la maintenir en éveil… Le but des miracles, c’est de détacher les hommes du péché et de les amener à la foi21. Mais Dieu ne veut pas que ses signes, ses miracles ou ses grâces soulèvent l’enthousiasme de la communauté. De celle-ci, il ne veut que la foi et une foi qui inclut avant tout l’aveu de sa propre impuissance. Tout au long de l’histoire de l’Eglise, il y aura des charismes. Ils seront authentiques si celui qui est rempli des dons de Dieu est un signe de Dieu, comme un lieu de grâce et de force où les hommes trouvent la guérison de leur corps ou le courage de continuer leur chemin dans la foi et l’amour22.
Mieux que personne, Marie « sait comment accueillir les mystères de Dieu. Ce n’est que dans la distance d’un profond respect, de l’adoration, de la révérence aimante… qu’il est possible de voir les choses de Dieu ». On ne peut pas se les approprier sans préparation comme on le fait de l’histoire ou de la science ; « l’air des mystères célestes leur est tellement inhérent qu’ils ne sont perceptibles que dans une atmosphère de silence, de prière et de contemplation… C’est pourquoi les chrétiens ne trouvent le véritable accès au monde intérieur du Fils que dans ce silence effacé du cœur de Marie »23.
Il faut du temps pour nouer une amitié, il faut du temps pour entrer dans les vues de Dieu. Rien de ce qui est vraiment humain ne se laisse bousculer. Dans l’amour, l’homme ne se précipite pas simplement sur la femme pour la prendre, on ne conclut pas une amitié en une minute. Le Seigneur a toujours besoin de temps ; même quand il convertit quelqu’un soudainement, même quand il l’appelle tout à coup, il le prépare intérieurement à cet événement et il le prépare ensuite à ce qui va venir après24.
La transmission de la foi
La chose la meilleure qu’un homme puisse attendre d’un autre homme ici-bas est qu’il le conduise à Dieu25. La chose la plus haute qu’on puisse offrir à quelqu’un, c’est de lui transmettre la foi26.
Hippolyte de Rome (+ 235) aime Dieu avec passion, il voudrait le servir, il s’offre à lui, il veut faire tout ce que Dieu veut et il voudrait apporter Dieu au monde. Il voudrait opérer lui-même parmi les hommes comme une communion afin que tout homme qui entre en contact avec lui perçoive quelque chose du Seigneur27. « Tu es un homme, un pécheur comme moi, mais ta foi brûlante fait de ton moi une porte ouverte sur Dieu… Tu commets peut-être des fautes, tu n’es pas ‘saint’, mais parce que tu brûles, tes fautes ne me troublent guère ; tu peux me montrer le chemin de l’amour… Le chrétien idéal est celui qui, dans la grâce, est prêt à prendre tout chemin que le Seigneur lui indique. Dans ce oui parfait, il ne livre pas seulement son moi, il abandonne aussi la conscience de son insuffisance. Il sait : tout seul, je n’en sortirai pas. J’ai besoin de soutien28.
« Êtes-vous chrétien ? Que donnez-vous aux hommes que vous aimez le plus ? Le Seigneur, n’est-ce pas ? De lui, vous n’avez sans doute qu’une vague idée. Vous leur donnez votre vague idée. Et vous savez cependant que le cadeau que vous faites est beaucoup plus grand que vous ne pouvez le deviner. Il peut avoir pour vous et pour les autres des répercussions telles que vous n’avez aucune idée de ce que vous avez donné en vérité. Je connais quelqu’un qui une fois peut-être a fait quelque chose comme ça… C’est une affaire tout à fait folle »… Quand on partage le Seigneur avec quelqu’un, on en reçoit toujours une part soi-même. Si je vous offre un gâteau, il est vraisemblable que vous allez le partager avec moi. Bien sûr je ne vous offre pas le gâteau dans l’intention de le manger moi-même. Mais enfin, c’est logique que j’en reçoive une part. Tout comme j’espérais bien que vous accepteriez le gâteau. Et il y aura une joie commune parce qu’on le mangera ensemble29.
Entre deux êtres qui s’aiment, bien des choses demeurent mystérieuses et cachées. S’ils se comprennent l’un l’autre, il y a comme une adaptation réciproque sur un arrière-fond d’incompris. La plus grande part de leur âme demeure justement tournée vers Dieu dans l’amour, et la relation d’une âme à Dieu n’est pas totalement accessible à autrui30.
La transmission de la foi n’est pas la transmission d’une pensée personnelle. Quand on voit vivre un homme qui a des convictions humaines, on peut être impressionné par la force d’âme qui émane de lui ; quand on voit vivre un croyant par contre, on peut être frappé au contraire par la disproportion qui existe entre la force de sa foi et le peu d’apparence de son moi… Pour transmettre la foi, on doit se détourner totalement de soi et conduire à Dieu31. Par ses propres forces, on ne peut pas amener quelqu’un à croire au Seigneur tel qu’il est, on ne peut l’amener qu’à une fausse image du Seigneur. Entre le désir de convertir quelqu’un au Seigneur et le désir de le convertir à soi, le passage est souvent imperceptible32.
Quand un chrétien cherche à amener quelqu’un à la foi, il lui montre les vérités de la foi. Si ce chrétien est un mystique, il ne racontera pas à l’autre ses visions pensant ainsi l’amener plus rapidement à la foi. Le disciple peut deviner que son maître possède des expériences de prière dont il peut avoir à peine le pressentiment tant qu’il ne sait pas encore prier lui-même et tant qu’il n’a pas reçu les mêmes grâces. Le maître lui transmettra les vérités de foi communes non sans les relier à son expérience personnelle de la foi ; il ne lui transmettra pas la doctrine comme quelque chose d’abstrait, d’appris dans les livres ; il la lui transmettra comme émanant de son expérience de foi, comme fondée sur des réalités concrètes et précises, dans le cadre de l’enseignement de l’Eglise. C’est ainsi qu’a agi le Fils : la vérité qu’il nous apporte est intimement liée à ce qu’il sait d’expérience comme Homme-Dieu ainsi qu’aux mots et aux idées qu’il utilise pour nous les communiquer. Il ne dit pas : Regardez le Père comme je le regarde. Il trouve dans l’Esprit Saint un langage humain de paraboles et d’expressions susceptibles d’agir sur l’esprit humain33.
On peut bien se douter ici que l’expérience personnelle d’Adrienne n’est pas loin. Personne, au fond, n’est plus qualifié que le mystique pour transmettre la foi, et cependant le mystique est souvent peu considéré de son vivant. Vianney n’est qu’un prêtre parmi les autres dans l’Eglise ; beaucoup le vénèrent mais, officiellement, l’Eglise ne fait rien pour lui, on le tolère plutôt. C’est que l’Eglise a une vie propre qui, même quand elle semble éteinte, est incomparablement plus forte que l’expérience mystique d’un individu34.
L’œuvre de la foi
Plan : Les lis des champs - L'ouverture à la grâce - Les jours ordinaires
Dieu s’adapte à tout homme ; quiconque prie, reçoit ; qui cherche, trouve ; à qui frappe, on ouvrira. Dieu est prêt à recevoir les hommes tels qu’ils sont. Dans un premier temps, ils peuvent rester eux-mêmes ; puis Dieu, qui les reçoit, les formera. Dieu tient compte de la personnalité de chacun, Dieu est libre et assez puissant pour le faire et transformer ensuite les êtres selon sa volonté. Sa vérité, son enseignement, son Église ont de l’espace pour les intellectuels comme pour les simples, pour ceux qui sont accablés comme pour ceux dont la vie est facile. Bien que Dieu soit un, sa volonté d’adaptation est infiniment variée. Les disciples n’ont pas besoin de se risquer à faire rien de surhumain pour être reçus par Dieu ; ils doivent se présenter à lui avec le sentiment qu’ils font par là la chose la plus naturelle du monde. Ils ne doivent pas penser que, pour être de bons chrétiens, ils doivent tout mettre à l’envers, qu’ils doivent se transformer de fond en comble pour se rendre peu à peu dignes de Dieu. Dieu s’occupera lui-même de la dignité. Il leur suffit de venir. Ils doivent rester simples, mais ils doivent aussi savoir que, dans la simplicité, toutes les voies sont ouvertes35.
Les lis des champs
Les lis des champs ne peinent ni ne filent, et ils sont plus magnifiques que Salomon. Leur beauté croît chaque jour. Ils prennent tout ce qui leur est offert. Ils sont des témoins de la gloire de Dieu. Et ils en témoignent en étant simplement ce qu’ils doivent être : des lis magnifiques qui n’ont pas besoin de se faire du souci pour leur croissance. De même les disciples doivent être ce qu’on attend d’eux et tout leur travail doit consister à demeurer dans cet état. Et comme ils sont hommes et qu’ils ont à lutter contre beaucoup de tentations, ce travail suffira à remplir leur vie. Comme les lis, nous devons recevoir ce qui nous est donné et notre travail consiste à continuer à recevoir. Le Seigneur sait que c’est lui qui nous apporte toute la gloire du Père et quand il nous invite à participer avec lui à la glorification du Père, c’est pour nous conduire à la gloire qu’il a en vue pour nous. Nous devons devenir des lis dans le royaume de Dieu. Dieu se réjouit de ses lis, et le Fils s’en réjouit avec lui ; et cette joie de Dieu suffit aux lis. Notre joie véritable et unique doit être la joie que Dieu trouve en nous : il doit nous suffire d’être tels que Dieu nous veut. Notre travail consiste à croître comme les lis, comme Dieu en a décidé. Certes nous devons travailler. Mais notre travail consiste à faire la volonté de Dieu et, ce faisant, nous sommes tels que Dieu nous veut. Les lis des champs ne durent qu’un instant : le Père se sert de ces lis pour permettre au Fils de donner un enseignement à ses disciples. Les lis passent parce qu’il n’était pas dans l’intention de Dieu de les faire durer, le Fils veut montrer à ses disciples que la vie qu’eux-mêmes reçoivent de Dieu est beaucoup plus grande, intemporelle, éternelle36.
Pour le Seigneur, tous les croyants sont des petits parce que la foi inclut un renoncement à toute fausse maturité. Le faux adulte s’imagine être en possession d’une maturité qui lui permettrait de mener sa vie selon son bon plaisir. Le croyant, par contre, sait qu’il doit essayer de marcher sur le chemin que le Seigneur lui indique sans chercher à être plus malin que lui. La fausse maturité se vante d’une fausse liberté qui ne veut pas de Dieu ; la liberté que Dieu nous donne est la liberté du Fils de l’homme qui consiste à faire la volonté du Père. A l’intérieur de cette volonté, nous sommes parfaitement libres. Dès que notre foi, notre amour, notre espérance appartiennent totalement au Seigneur, nous sommes des petits qui reconnaissent quelqu’un de plus grand qu’eux. Et plus nous voyons la grandeur du Seigneur, plus nous voyons que nous sommes des petits. Nous sommes des enfants de Dieu comme l’enfant que le Seigneur a pris dans ses bras et qu’il a placé au milieu de ses disciples37.
Les enfants ne savent pas tout. On ne sait jamais tout à fait à quoi on s’expose en s’engageant dans le mariage ou dans l’état religieux, en se faisant baptiser ou en se convertissant. Il en est ainsi de toute obéissance38. Nous ne connaissons pas l’heure de Dieu. Le Seigneur nous commande la vigilance. Veiller demande une ascèse. Dans la veille, on lutte contre le sommeil afin d’avoir du temps pour le Seigneur et on renonce aussi à une part de son bien-être. Veiller, c’est être prêt à entendre la voix du Seigneur, et la meilleure ascèse est de prendre sur soi ce dont le Seigneur nous a chargés. Veiller, c’est en toutes choses – dans le travail, dans la détente, avant tout dans nos paroles – être tels que notre conversation avec le Seigneur ne s’interrompe pas39.
A douze ans, Jésus n’a rien expliqué d’avance à ses parents. L’obéissance au Père était pour lui trop immédiate. « De toute façon ils n’auraient pas compris » et « ils ne doivent pas encore comprendre. Bien qu’ils soient ses parents, qu’ils aient les devoirs et les droits des parents, il faut pourtant qu’à ce moment précis ils soient traités comme des chrétiens ordinaires. Nul chrétien n’échappera à ce choc entre l’Etre-toujours-plus-grand de Dieu et l’obéissance aveugle de l’homme qu’il implique et exige. Les parents du Christ doivent eux-mêmes dès à présent rencontrer dans leur fils la présence cachée des mystères insondables de Dieu »40.
Qui a une foi pleine ne fait plus obstacle aux desseins de Dieu sur lui41. Le vent et la tempête obéissent à la voix du Seigneur. Ils obéissent aveuglément. « Je ne dis pas que toute obéissance doive être aveugle ou que l’obéissance aveugle est la meilleure. La meilleure obéissance est celle qu’on nous demande présentement. Le Seigneur nous éduque de telle sorte qu’il puisse exiger subitement de nous quelque chose que nous ne comprenons pas. Et si cela nous semble trop dur, pensons à la tempête et à la mer ; il y a une chose dont on peut être sûr : c’est sa voix qui nous demande cela42.
Dans le contrat avec Dieu, il n’y a pas de clauses de réserves. Et si, intérieurement, on en mettait, le Seigneur se chargera de nous faire sentir et savoir que tout contrat avec lui débouche sur l’infini et qu’il est fatal que nous ayons à perdre pied à un moment ou à un autre, que nous ayons l’impression qu’on nous en demande trop. Avec le temps, nous comprendrons qu’il est raisonnablement impossible d’imposer au Seigneur des conditions, de limiter la durée de notre service, de mesurer le don de nous-mêmes. Le Seigneur veut tout : le don tout entier de nous-mêmes et notre temps tout entier43.
Le Seigneur nous invite à la vie éternelle. Mais cette invitation nous place devant un choix. Il y a la porte étroite et la voie spacieuse. Sur la voie spacieuse, on emmène avec soi toutes les possibilités de la vie et on choisit de les garder toutes : Dieu et Mammon, le bien et le mal ; mais cela ne mène nulle part : le but poursuivi ne cesse de reculer, le temps lui-même se fait pesant et stagnant. Sur la voie étroite, on ne risque pas de ne pas trouver la porte, et la porte c’est le Seigneur. Mais la porte et la voie qui conduisent à la vie sont si étroites, si peu spectaculaires, qu’il faut chercher pour les trouver. Le Seigneur se trouve à l’entrée de la porte et c’est lui qui l’ouvre. Qui ne cherche pas passera devant sans la remarquer. Tout le but du chemin est de conduire au ciel ; il n’a d’autre issue que la vie éternelle qui est la vie du Père, du Fils et de l’Esprit. Le Père, le Fils et l’Esprit sont si comblants qu’ils sont toute la vie et il n’y a en eux aucune place pour autre chose que la vie éternelle. Alors je ne désire plus la vie éternelle pour moi, je voudrais seulement que se réalise le désir de la vie éternelle que Dieu m’a donné. Non pas en moi ni par moi, mais selon le dessein et la volonté de Dieu. Sur la voie étroite, on ne devrait plus avoir de place pour des réflexions sur soi-même. Qui aime l’amour de Dieu et la vie éternelle de Dieu et voit là sa mission marche en toute sécurité44.
Quand Lazare sort vivant du tombeau à la voix du Seigneur, il fait ce que nous faisons tous quand nous obéissons : il laisse la force de la Parole de Dieu être plus forte que lui-même ; dans cette force, il sort du tombeau45.
Il n’y a pas de ruptures dans la surnature. Le plan de Dieu se déroule dans l’espace de la durée éternelle. En comparaison, les projets de l’homme sont toujours à court terme : ils sont toujours limités aux possibilités humaines et menacés par ce que l’homme appelle les coups du destin. Le croyant, lui aussi, dresse des plans, mais il ajoute la clause : s’il plaît à Dieu ; il élabore des projets, mais il inscrit ceux-ci dans le cadre du plan de Dieu, il se laisse mettre par Dieu où Dieu le veut pour faire ce que Dieu exige de lui. Il sait que ce qu’il fait n’est pas un début ; le début est en Dieu ; le croyant s’inscrit dans une tradition ; ce qu’il entreprend, n’importe lequel de ses frères pourrait, en soi, le poursuivre. Sa vie s’écoule comme une prière : il en laisse à Dieu la conformation, ce qui ne veut pas dire qu’il renonce à penser et à prévoir. Le croyant qui s’est mis à la suite du Fils ne connaît pas plus que lui l’heure de Dieu ; cela inclut pour lui de renoncer à diriger lui-même les événements de chaque jour, mais cela le fait participer à la vie éternelle de Dieu. Il y a des discontinuités dans la réalisation des projets d’une génération à l’autre. Qui entre dans les projets de Dieu est assuré de la continuité. Le Dieu éternel ne bouleverse pas ses projets, et aucune main humaine ne peut détruire les relations qu’il entretient avec le monde. Ce qui pour le non-croyant est accident est inclus en Dieu dans sa providence, et l’homme n’a pas la possibilité de la contraindre à modifier son cours. La nature est sans cesse exposée à des ruptures, il n’y a pas de ruptures dans la surnature46.
Le saint est celui qui se laisse faire par Dieu lui-même. Tout son travail et toute son humilité consistent à ne pas opposer de résistance à l’œuvre du Seigneur en lui, à lui permettre de lui donner ce qui lui semble bon. C’est ainsi qu’il imite l’Eglise céleste parée pour son Epoux ; la sainteté consiste à se parer éternellement pour Dieu Trinité de même que la vie du Fils a été une preuve incessamment renouvelée de son amour du Père, une certaine manière de se parer pour le Père. La sainteté vient toujours de Dieu et retourne à lui. Elle est la voie que le Fils a tracée d’avance du Père au Père. En la donnant à ses élus, le Fils donne ce qui lui est le plus propre, ce qui a marqué sa vie terrestre : une attente de Dieu donnée par Dieu47.
Si j’ai vraiment confiance en quelqu’un, il ne peut jamais me prendre en défaut. J’ai avec lui une sorte d’intimité qui n’est pas fixée par moi mais par lui, parce que j’ai confiance. Il peut venir et s’en aller, il sait qu’il est toujours attendu et qu’à aucune minute je ne fais jamais rien dont il serait exclu. Naturellement dans ma profession ou ailleurs je peux faire des choses qu’il ne comprend pas. Mais ça n’a pas d’importance. Il ne peut pas me surprendre. Et comme ça, je sais : il me prend comme je suis. Il m’impose peut-être certaines exigences pour m’introduire moi aussi dans la confiance, pour pouvoir accomplir un devoir qu’il a à mon égard. Il se peut que j’aie commencé quelque chose parce que je ne savais pas qu’il allait venir maintenant, et je dois terminer ce que j’ai commencé : il doit attendre un instant. Et cependant mon âme est prête à le recevoir. Ce n’était que des motifs extérieurs qui me demandaient de terminer mon travail. Il est évident pour lui qu’il est le bienvenu quand même. Et s’il veut aussi ma confiance, il me donnera également quelque chose de son intimité, il apprendra à être ouvert avec moi. Si c’est un homme et moi une femme, il sera peut-être plus difficile pour lui que pour moi d’être totalement ouvert. Il se peut qu’il soit plus dérangé par ma présence inattendue que moi par la sienne. Et maintenant si l’autre c’est le Seigneur et que je suis croyant, je dois d’abord apprendre à marcher sous son regard et à n’être jamais dérangé par lui, c’est-à-dire que je dois toujours être prêt à faire ce qu’il veut. Le Seigneur répond à cette attitude en donnant son intimité. Et celle-ci est infiniment plus variée que celle d’un être humain. Il peut donner à quelqu’un sa croix, son angoisse, sa nuit. Afin qu’on soit toujours avec lui. Et afin que notre disponibilité à certaines choses nous conduise à la disponibilité à toutes choses. Vous comprenez ?48.
Cependant ma liberté est si grande qu’elle est capable de réduire à néant la volonté de Dieu49. Tout péché est une non-réponse à un appel. Le jugement (dernier) nous permettra de nous voir avec les yeux de Dieu, de voir toutes nos lacunes, tout le vide qu’il y a en nous, toutes les fois où nous n’avons pas répondu à un appel de la grâce. Le jugement, c’est le péché à la lumière de l’objectivité de Dieu : l’homme devra comparer ce qu’il a fait avec ce qu’il aurait dû faire. Le jugement sera de voir ce qui manque, la grâce refusée. Dans la confession, on ne voit jamais toute la portée de son péché. Au jugement dernier, Dieu ne peut épargner à personne de voir ce qu’il n’a pas vu autrefois50. Tout refus de la grâce est une espèce de suicide, parce que la vie c’est l’acceptation joyeuse de toutes les grâces que Dieu offre par lui-même, par le Christ, par l’Eglise51.
Est péché tout ce qui ne se fait pas en direction de Dieu, tout ce qui dans ma vie ne peut pas être mis en relation avec la volonté de Dieu. Par exemple, si je vais en vacances, c’est dans le but de pouvoir mieux travailler ensuite pour Dieu. Je ne vais pas en vacances simplement pour jouir de vacances, pour prendre pour moi-même une détente dont j’ai peut-être besoin : avec cette attitude, je serais déjà d’une certaine manière dans le péché. Des vacances peuvent être extérieurement semblables : les unes seront chrétiennes, les autres seront des vacances de péché ; d’un côté je cherche Dieu, de l’autre je me cherche moi-même52.
Si nous n’avions pas péché, nous aurions gardé le sens de l’absolu53. On parle trop légèrement de « petits péchés » ; peut-être nous vantons-nous de ne pas en avoir commis de grands. Et nous ne réfléchissons pas au poids inimaginablement lourd pour le Seigneur de tous les péchés véniels du monde. C’est pourquoi il faudrait se garder de dire qu’on n’a commis aucun péché grave54.
Si on est tiède, Satan également est tiède ; mais si on commence à s’intéresser à Dieu, le diable aussi se réveille et commence à s’occuper de nous. « Le tiède est plus près de Satan que celui qui s’est éveillé. Pour le tiède, le diable n’a pas besoin de s’agiter. Il a le temps d’attendre, il est sûr de sa propriété… La plus grande efficacité du diable se déploie là où l’on ne croit pas en lui, chez les tièdes et les blasés. Celui qui ne croit pas en Dieu ne croit pas non plus au diable ; et ainsi toute lutte s’avère inutile55.
Ce sont là des réflexions que l’on trouve dans toute la littérature spirituelle. Adrienne note aussi, dans son commentaire de l’Epître aux Ephésiens, que des saints ont été sensibles, jusqu’à en être mal à l’aise, à la puanteur du diable, du péché56. Il faudrait parcourir les trois tomes du Journal d’Adrienne pour voir plus précisément ce qu’elle en a subi et ce qu’elle en savait.
L’ouverture à la grâce
« Les esprits impurs se prosternaient devant lui et s’écriaient : Tu es le Fils de Dieu. Mais il les menaçaient pour qu’ils ne le fassent pas connaître ». Les esprits impurs ne peuvent pas se taire. Ce n’est pas qu’ils entendent louer le Seigneur : ils veulent manifester leur intelligence. Une connaissance purement théorique de Dieu ne conduit jamais à la reconnaissance du Dieu vivant et de son Fils vivant qu’il a envoyé dans le monde. Le Dieu ainsi conçu serait un faux Dieu, une ombre, un cadre vide ; et le Seigneur ne veut rien avoir à faire avec tout cela57.
Pour entrer dans la foi de l’Eglise, il faut se laisser juger par elle. Il faut s’abandonner au Seigneur, non jouer avec lui d’une manière purement théorique. Une foi purement intellectuelle ne suffit pas ; pour atteindre le Seigneur, la foi doit avoir l’amour, elle doit se soumettre à l’amour58. L’obéissance est l’essence et le cœur de la foi59.
« Nous avons prophétisé en ton nom, nous avons chassé des démons en ton nom, nous avons opéré en ton nom quantités de miracles ». Ils ont utilisé le nom du Seigneur pour satisfaire leur désir de renommée ; leur parole n’était que mensonge. Ils se sont approprié ce qui appartient au Seigneur (il n’est pas de miracle, en effet, qui n’ait une origine divine) ; ils ont voulu réduire le Seigneur à n’être qu’une fonction d’eux-mêmes60.
Heureux, par contre, les cœurs purs : ceux qui ont reçu de Dieu la pureté du cœur. Ceux qui ont le cœur pur sont ceux qui ouvrent toujours totalement leur cœur à Dieu pour qu’il voie tout ce qui s’y passe. Dieu voit tout, bien sûr, même ce que l’homme voudrait lui cacher. Mais quand un homme offre son cœur à Dieu, quand il lui montre tout ce qu’il est, il sait que Dieu purifie le cœur qu’il lui tend et que, par là, tout souci de lui-même lui est enlevé. Personne ne reçoit de Dieu un cœur pur pour le garder pour lui-même : il n’est donné par Dieu que pour s’en servir. C’est le Fils de Dieu qui donne à nos cœurs la pureté, et il nous fait don de ce qu’il a lui-même : la vision du Père. Le Fils, qui a le cœur pur, voit sans cesse le Père et, à ceux qui ont le cœur pur, il donne l’assurance qu’eux aussi verront le Père. Le Fils ne veut pas garder jalousement pour lui-même sa vision du Père, il veut nous la communiquer. Il sait que la vision du Père, qui durera toute l’éternité, est ce qu’il peut nous communiquer de plus grand. Et la pureté du cœur qu’il exige de nous est une toute petite chose comparée au don parfait de la vision de Dieu61. « La purification a lieu quand une personne s’abandonne à ce que le Seigneur exige d’elle, même si elle-même ne le comprend pas »62.
Il est impossible de chercher et de reconnaître le Seigneur si on se sent parfait et pleinement satisfait de soi. « Le premier degré de la reconnaissance de Dieu est toujours le sentiment de sa propre insuffisance. Mais celui qui s’avoue pécheur est aussitôt reconnu par le Seigneur et se trouve ainsi habilité à le reconnaître ». L’humiliation demandée est d’ailleurs facilitée par le fait que le Seigneur s’est humilié bien davantage63. « Celui qui penserait ou dirait qu’entre Dieu et lui tout est en ordre, celui-là ne saurait ni ce qu’est Dieu ni ce qu’est l’homme »64.
Là où commence l’amour vrai, le toi entre dans la conscience du moi ; celui-ci s’ouvre et se donne pour que le toi se développe. C’est ce que le moi souhaite. Le moi est même reconnaissant qu’on lui enlève quelque chose si cela peut être essentiel pour le toi. Le moi estime qu’il n’y a pour lui-même rien d’essentiel ; tout ce qu’il a n’a justement de valeur que si cela peut être pris par le toi ; le moi sait alors que le toi devient en lui plus vivant. Il en résulte bien sûr pour le moi une certaine diminution de la conscience de soi. Car ce qu’il reçoit du toi ne lui appartient pas non plus, c’est quelque chose qui est commun aux deux mais qui appartient d’abord au toi. En sa vérité notre être est échange : don et accueil réciproques. Aucune espèce d’équation ne doit être établie entre les deux : c’est un courant qui ne supporte pas qu’on lui impose des limites. Tout échange d’amour qui veut être chrétien doit s’immerger dans l’échange personnel de la Trinité de Dieu : l’échange y est osmose. L’amour créé est invité à participer à l’amour trinitaire, non pas en devenant Dieu, mais en accueillant ce que Dieu veut nous communiquer de lui-même. L’égoïsme peut se glisser également dans nos relations avec Dieu, tout comme dans le mariage. On peut conclure une espèce de pacte avec Dieu dans la prière : je lui fais un peu plaisir et il me rendra service, il me protégera et finalement il m’aidera à gagner le ciel. Mais le ciel de Dieu est un échange d’amour et aucun égoïste ne peut y entrer. Il doit d’abord avoir mis son centre en dehors de lui-même. Plus effacée sera la conscience de soi centrée sur soi, plus le chrétien sera réellement en Dieu65.
Le chrétien ne doit pas avoir les yeux fixés sur lui-même et sur ses impuissances ; la foi doit l’ouvrir sur Dieu et ses possibilités. « Dieu ne cesse de transformer le monde de l’homme, … ce monde possède une plénitude et une diversité incroyables, … jamais deux printemps ne se ressemblent ». Mais l’homme, « par son manque de foi et d’amour, par son indolence morose vis-à-vis de la vie et de ses richesses, peut nuire gravement à soi et à son entourage, alors qu’il aurait la possibilité de l’ennoblir profondément ainsi que lui-même, par sa coopération et par son travail »66.
Chaque jour Dieu fait du nouveau, même dans la vie apparemment la plus monotone : il suffit d’ouvrir les yeux… de la foi. Illusion ? Toujours la foi implique un « moment de renoncement à soi-même pour laisser la place à Dieu ». Personne ne parvient à la foi par la seule discussion, bien que la foi puisse très bien se défendre par la raison. « Mais le christianisme est plus riche que toute raison, si riche qu’il ne peut être cerné par aucun argument ». Qui ne connaît que la raison n’a pas de place en lui pour le Seigneur et pour la foi67.
La Mère du Seigneur, elle, ne cherche jamais quelque chose pour elle-même, quelque chose qu’elle pourrait avoir en propre ; elle est « si indifférente à elle-même qu’elle veut uniquement ce qui lui est donné… Qu’il me soit fait selon ta parole… Dieu exauce son renoncement à elle-même en le prenant au sérieux »68. En disant oui à Dieu, en laissant Dieu agir en elle, en lui cédant la place, Marie « embrasse dans la foi la fécondité infinie que Dieu lui a réservée quand il a décidé l’incarnation de la grâce dans le Fils »69. Si quelqu’un a réellement la foi, s’il vit vraiment dans la proximité du Seigneur, s’il a été touché par la grâce, il devine, il sait, il sent certaines choses ; il s’est ouvert à la grâce comme à une puissance qui, dans l’âme, est plus forte que le moi. La grâce veut être reçue comme ayant dans l’âme tous les droits, elle les revendique tous parce que c’est l’âme tout entière qu’elle veut conduire à Dieu70. Celui qui, devant Dieu, fait des réserves ne connaît rien de la foi, de l’amour et de l’espérance71.
« Ce qui distingue la foi chrétienne d’un autre enrichissement de connaissance et de savoir, c’est qu’elle est vivante et se développe jusqu’à ce qu’elle soit devenue la chose primordiale dans l’homme et que l’homme lui-même soit devenu secondaire ». La personnalité ne disparaît pas pour autant, bien au contraire : elle est libérée d’elle-même « afin de vivre pour l’amour »72.
Il est vrai que, quand on passe de l’incroyance à la foi ou d’une foi tiède à une foi totale qui devient le centre de toute la vie, on passe par une phase d’aliénation. Mais quand la vie sera devenue une vie de foi, « quand l’Esprit du Seigneur aura tout pénétré », alors seulement « on pourra fêter une résurrection dans le Seigneur ». L’existence aura trouvé un sens nouveau. Elle se trouvera insérée dans le mystère de la dépendance totale du Fils par rapport au Père, « dans la possession infinie du Père qui est l’expropriation infinie du Fils et son dépouillement total… La foi chrétienne se tient au milieu entre le Père et le Fils et donc au point le plus vif de Dieu et de sa brûlante prodigalité »73.
Quand un homme, devenu chrétien, commence à aimer le Seigneur, il se trouve soudainement placé devant un amour tout autre que l’amour humain, toujours si menacé : un amour constant, un amour qui ne passe pas, un amour que le Seigneur ne reniera jamais. L’angoisse de pouvoir être un jour repoussé est exclue; s’il peut être question un jour d’infidélité, il ne pourra jamais s’agir que de la sienne… L’homme donc s’expose à cet amour éternel, il se laisse aimer afin d’apprendre lui-même à aimer. Si son amour à lui est inventif, s’il cherche à grandir, à donner de meilleures preuves de son existence, il sait qu’aucun amour n’est plus inventif que celui du Seigneur, que son amour à lui ne peut jamais être plus fécond que lorsqu’il vit de la fécondité du Seigneur, que pour pouvoir donner lui-même il doit commencer par recevoir. Et si, au début de son amour, il se heurte à des limites, il lui faut reconnaître, quand il les rencontre, que ce n’est pas le Seigneur qui les impose : elles n’existent qu’à cause de l’imperfection de son amour pour le Seigneur, parce qu’il a craint d’être pris par le vertige de l’infini74.
Il ne faut pas s’occuper trop longtemps de ses propres fautes, sinon on manquera de temps pour regarder vers Dieu. Le psalmiste demande pardon à Dieu pour des fautes qu’il ne voit pas parfaitement et il confie à Dieu la connaissance exacte de son péché. S’il était accablé par son indignité, il ne pourrait plus louer la gloire de Dieu75.
Dieu peut nous donner un jour une vision claire et amère de nos péchés et de tout ce qui nous empêche d’être vraiment à lui. Mais il ne faut pas traîner constamment ces choses avec nous comme objets de contemplation : elles sont sur le seuil de la contemplation ; après cela, il ne s’agit plus que de Dieu. Au ciel, l’humilité passera par une transformation. Ici-bas l’humilité consiste à reconnaître toujours mieux que nous ne sommes rien et que Dieu est tout. L’humilité céleste ignore le premier aspect de l’humilité terrestre ; au ciel, nous ne reconnaîtrons qu’une chose : que Dieu est tout. Nous n’aurons plus besoin de comparer avec nous. Et il est possible, dès ici-bas, d’accomplir plus ou moins ce passage76.
Si, ici-bas, on dit à un saint qu’il est saint, il ne le croira pas ; ou bien, s’il le croit, cela portera préjudice à sa sainteté. Au ciel, par contre, le saint peut, sans dommage, être conscient de sa sainteté parce que la sainteté qui, ici-bas, était déjà service, le devient au ciel d’une autre manière. Au ciel on doit être conscient de sa sainteté pour être en mesure de l’utiliser pleinement pour le service. Ce qui est impossible sur terre est nécessaire au ciel. Au ciel, il n’y a plus de danger que la conscience de la sainteté soit un préjudice. Non seulement le saint doit y accepter ce don particulier de Dieu, il doit aussi être en mesure de le remercier. Et pour cela, il doit en être conscient. Il n’y a pas pour autant nivellement de la sainteté comme si la conscience d’être un saint était allégée par la pensée que tous sont également saints. Il y a encore des distinctions et des particularités au ciel, mais elles sont manifestes pour tous et elles servent à tous. Ici-bas la mesure de conscience de soi doit être moindre : juste ce qu’il faut pour accomplir sa mission et se donner plus totalement à Dieu77.
Les jours ordinaires
A l’instant où la foi se fait jour en moi, ma première réponse à la foi est d’adorer, de remercier, de désirer me donner moi-même à cette foi. Tout de suite il y a un don de tout ce que j’ai, même si je n’ai pas une claire conscience de ce que je possède. Ce premier acte de ma foi essaie pour ainsi dire de faire sourire Dieu. Dans l’amour humain, on sait à peu près comment faire plaisir à celui qu’on aime: avec tel ou tel cadeau, on connaît ses goûts, et la plupart du temps on tombe juste. Mais quand je commence à croire, je ne sais pas ce que Dieu voudrait; dans la gaucherie de ma foi naissante, qui est aussi le début de mon amour pour lui, je lui offre tout ce que je possède: ma prière, mes aptitudes, moi-même. La foi inclut donc toutes les œuvres. Le don de l’amour qui est fait à l’homme avec la foi aimante est la possibilité en lui de réjouir Dieu78.
Tout comme les ‘œuvres’, l’obéissance est « l’expression et la preuve la plus humaine de l’amour. L’amour veut obéir, il ne voudrait faire que la volonté du bien-aimé, sans être pris lui-même en considération. Et cela nullement par ‘abnégation’, par ‘sanctification de soi’, par ‘mortification’ ou par un autre entraînement ascétique, mais par la simple nécessité de l’amour lui-même. Dans toute sa faiblesse, mais entièrement résolu, il s’offre: ‘Fais de moi ce que tu veux!’ Ainsi est l’amour, prêt à tout, disposé à suivre à travers tout, que cela plaise ou non. Il n’a en tête que l’honneur et la gloire du bien-aimé. Il n’a pas d’égards pour lui-même. Il ne pense pas à ce qu’il abandonne et à quoi il renonce, il ne considère pas les difficultés de son entreprise ni ce que les autres font ou disent. Il va son chemin dans la force de l’amour qu’il a reçu… Et il ne demande pas davantage s’il est capable ou non. Au pire des cas, il succombe dans l’accomplissement de sa mission. Qu’importe?79.
« Personne ne peut dire qu’il a étudié la science chrétienne et qu’elle l’a laissé froid. Si c’était le cas, la cause en serait qu’au cours de son étude, il s’est raidi contre la substance des commandements, qu’il y a eu résistance consciente. Cette résistance est la seule chose qui pourrait nous empêcher de comprendre les commandements du seigneur et d’être saisi par eux »80. Adrienne n’y va pas par quatre chemins: la puissance de la révélation de Dieu est telle qu’il faut se fermer volontairement les yeux à un moment ou à un autre pour ne pas y adhérer. La foi et les commandements, c’est tout un; la foi et les œuvres, c’est tout un; on peut refuser la foi simplement parce qu’on voit trop bien qu’elle est intimement liée à des commandements, à des œuvres dont on ne veut pas.
Le Fils a traduit dans l’acte de sa vie la volonté du Père; il ne s’en est jamais séparé. La Passion est le sommet de son œuvre parce qu’il n’y est plus qu’instrument; il ne se contente plus de faire, il se laisse faire: que ta volonté soit faite. La ‘foi’ du Fils devient tout à fait aveugle, il fait confiance au Père aveuglément. Alors même qu’il pense qu’il ne pourra plus porter le poids de la Passion, le Fils continue à le porter parce qu’il est devenu le pur porteur de la volonté divine. Auparavant il y avait comme deux volontés qui se corroboraient réciproquement: chacune des deux faisait la volonté de l’autre. Maintenant la volonté du Fils est que seule la volonté du Père se fasse. Toute la volonté du Fils est comme absorbée par la seule volonté du Père. Tel est le ‘service’ du Fils. C’est ainsi que son œuvre triomphe parce que, quand le Fils n’agit plus, le Père accomplit en lui toute sa volonté et il opère tout ce qu’il veut81.
La foi est impossible sans les œuvres. Dès que je crois, je sais que ce n’est plus moi, c’est Dieu en moi, c’est-à-dire que je dois me tenir à sa disposition. Saisi en même temps par la distance énorme qui me sépare de lui, il n’y a plus qu’une chose que je cherche, espère et souhaite: faire ce qu’il exige de moi. Peu importe pour l’instant ce qu’est cette exigence; que ce soit ce que j’aime, ce que j’ai toujours fait, ce que je fais à contrecœur, ce que j’estime impossible: le Seigneur est en mesure de tout me donner ou de tout m’enlever et de m’enlever même d’y comprendre quelque chose. Le point central de la foi est celui où nous rendons à Dieu ce qui nous est propre comme le Fils l’a fait totalement sur la croix. Cette ‘indifférence’, je ne puis l’atteindre par la seule réflexion, elle fait partie du don de l’amour et n’est compréhensible que dans l’amour. A cet instant, l’impossible est tellement devenu possible qu’en dépit de tous les combats, il n’y a plus de combat. Je me déclare vaincu82.
Le christianisme est une confession qui exige la foi et donc « l’abandon à un infini qu’on ne peut embrasser du regard ». Il y aura toujours des hommes qui, au dernier moment, refuseront la foi parce qu’ils veulent continuer à diriger leur vie eux-mêmes. Ils redoutent au fond l’amour vivant qui est au cœur du christianisme. « Ils ressemblent à ces femmes qui, tant qu’elles sont dans leur âge de fécondité, ne peuvent se décider à se marier. Se donner, oui peut-être elles le feraient, mais les conséquences, c’est-à-dire l’enfant, elles n’en veulent pas »83.
Toute religion a ses malfaçons. Même après avoir cru un jour vraiment en Dieu, l’homme est toujours capable de se fabriquer un autre Dieu: le Dieu de son caprice, de son auto-adoration. « Même dans l’Église, on peut arriver au point qu’intérieurement toute la vie religieuse d’un chrétien soit étouffée, écrasée, vidée par l’absence totale d’engagement, et que cette absence de vie soit comblée par des lois fausses ou de sa propre invention »84. Dieu mesure les vertus (et les mérites) de chacun à une aune connue de lui seul85.
Comment avoir une relation juste à Dieu? Il y a une manière de réduire le Seigneur à notre format humain, même dans notre méditation et dans notre prière. Il n’est pas facile de mettre en relation quotidien et Trinité. Et cependant le Christ lui-même a vécu dans une ouverture continuelle au Père et à l’Esprit, et il nous a invités à l’imiter. La solution consiste à renoncer vraiment à soi-même sans trop réfléchir à tout ce que nous faisons et sans nous regarder pour ainsi dire dans la glace (soi-disant pour le Seigneur). Le Christ et sa mère acceptent les humiliations pour ce qu’elles sont. Ils les reçoivent dans l’obéissance comme elles doivent être vécues. Sans les minimiser ni les majorer, ni avec enthousiasme, ni l’âme en tumulte. Ils laissent aux choses de la vie de tous les jours le sens que Dieu leur donne. Ce n’est qu’ainsi que le quotidien peut être vécu en Dieu, que dans les petites choses peut-être on peut faire l’expérience de Dieu Trinité tel qu’il est et non tel que je me le représente. Il se peut fort bien que nombre d’éléments de la vie de tous les jours doivent être accueillis simplement, tels qu’ils se présentent, sans pieuses déformations visant à les mettre à tout prix, d’une manière artificielle, en relation avec le Seigneur. « Seul ce qui est abordé d’une manière humainement vraie peut aussi procurer une relation vraie à Dieu. Ce n’est pas facile »86. Et cependant le jour ordinaire le plus gris se trouve au centre de l’Eglise et doit y être vécu87.
« Le Seigneur, lui aussi, a vu venir le quotidien avec sa petitesse ». Il ne l’a pas mis de côté, « il l’a accueilli afin de pouvoir – à cette minute même – le reprendre comme sien »88. Quand le Fils monte au ciel le jour de l’Ascension, les disciples le voient disparaître dans la nuée; c’est comme une apparition naturelle. Mais ils comprennent ce qu’elle signifie: le ciel de l’éternité, le retour au Père, la vie dans la vie éternelle de Dieu. Eux-mêmes restent sur terre et tout ce qu’ils savent demeure incomplet. Mais il y a une chose qu’ils ont reconnue: c’est l’attitude du ciel vis-à-vis de la terre, la générosité du Père qui a donné son Fils au monde par amour. Et l’espérance nouvelle qui leur a été donnée porte désormais toute choses: c’est elle qui rend leur foi et leur amour dignes d’être vécus chrétiennement; aucun de leurs actes de foi ou d’amour ne peut plus désormais reposer sur lui-même, mais par l’espérance il lui est possible d’être totalement ouvert à Dieu. Il en est de même pour toute œuvre, pour tout acte de la vie chrétienne: ils font partie de la vision éternelle, ils sont assumés par elle, ils préparent le chemin vers elle89.
Tout acte, mais aussi toute parole du chrétien a quelque chose à voir avec le Seigneur. Dieu est tellement en nous qu’il veut donner au mot humain le plus simple la force de sa propre parole90. La présence en nous du Seigneur eucharistique crée entre lui et nous une transparence réciproque. Toutes nos paroles, « qu’elles soient dites à voix basse ou à voix haute, ou même uniquement pensées, ne se rapportent plus uniquement à nous », elles s’adressent aussi à lui91. Même nos paroles les plus profanes ne sont plus neutres: elles ont un rapport au Seigneur. Si le Fils est la Parole du Père, l’unique Parole que le Père lui-même a dite, alors, nous chrétiens, nous devons dire chacune des paroles que nous prononçons de telle manière qu’elle puisse retourner dans la vérité de l’unique Parole. Nous ne comprendrons pas le sens plein de chaque parole, mais nous devrions essayer de le faire. En entendant notre parole, Dieu peut lui donner le complément dont elle a besoin pour qu’elle reçoive le sens de la vérité éternelle. En acclamant Jésus: ‘Salut, roi des juifs!’, les soldats ne pensaient pas si bien dire92.
A l’existence insensée du possédé de Gérasa, Adrienne oppose l’existence du chrétien, dans laquelle il n’y aurait de place que pour ce qui est parfaitement sensé: elle consisterait à s’occuper sans cesse du Seigneur. « C’est la grâce que nous lui demandons ». Dans les périodes où nous prions beaucoup, nous prions en quelque sorte aussi durant le sommeil. Si, le soir, nous nous endormons en pensant au Seigneur ou à sa Mère, le matin nous nous réveillons le plus souvent en pensant encore à eux. Cela nous montre que notre sommeil aussi était dans la main de Dieu, que nous pouvons nous reposer tranquillement parce que Dieu veille sur nous, parce que, dans la pause de la détente et du sommeil, il nous donne de commencer le jour qui vient avec un nouvel amour pour lui. Nous devrions être tellement pris par les pensées chrétiennes et par l’amour du Seigneur que toutes nos journées se déroulent dans cette lumière93.
Nuit et lumière
Plan : La lumière - La nuit
La lumière
Dieu exige de l’homme la foi; et celle-ci ne peut être limitée intérieurement par la nature humaine; de soi, elle est surnaturelle et l’homme naturel l’atteint et la possède d’une manière surnaturelle. Malgré sa nature, et peut-être justement à cause de sa nature avec laquelle elle doit lutter depuis le péché originel, l’homme est en mesure, par la grâce, de rester ouvert à la grâce; en croyant, en aimant, en priant, il est capable de mener une authentique vie surnaturelle. La foi, qui est fondée sur son état d’enfant de Dieu, le rend capable de faire l’expérience de Dieu, de comprendre sa parole dans la prière, de percevoir ses exigences divines même quand il ne peut encore les expliquer en détail, et d’adapter son moi créé tout entier à l’obéissance surnaturelle. La foi crée en l’homme des espaces nouveaux, plus que naturels, pour rencontrer Dieu. C’est pourquoi on pourrait dire qu’il est ‘naturel’ pour l’homme de percevoir le surnaturel, parce qu’il est également ‘naturel’ que Dieu, quand il impose à l’homme des exigences surnaturelles, lui donne aussi un champ de conscience où celui-ci peut le rencontrer et lui répondre d’une manière digne de l’homme. D’où les consolations dans la prière, la certitude d’être entendu de Dieu, un certain sentiment de la présence de Dieu avec qui parle l’orant. Ce sont là des preuves surnaturelles de l’existence de Dieu, des preuves qu’on peut lui parler et qu’il peut nous répondre94.
Maintes personnes ont un jour entendu ou vu quelque chose de Dieu, mais il n’y a pas eu de suite. Il y avait peut-être là quelque chose d’important. Mais le bénéficiaire ne s’est pas mis suffisamment à la disposition de Dieu. Comprendre quelque chose de Dieu oblige au don de soi-même. Si on perçoit quelque chose sans se donner pleinement, il n’y a pas de fécondité. Bien sûr il y a aussi de fausses compréhensions. Mais il y a ce que Dieu fait de toute manière, que nous écoutions ou non: Dieu parle, l’Esprit parle; mais si celui à qui Dieu s’adresse se ferme, il n’entendra rien… Beaucoup plus de personnes pourraient l’entendre si seulement elles le voulaient. C’est un préjugé de penser que très peu de personnes seulement pourraient l’entendre95.
Le Père, le Fils et l’Esprit nous communiquent la lumière trinitaire de Dieu. Chaque jour et à chaque instant, nous pouvons être illuminés par sa plénitude. Il y a là tant de lumière que même la vie terrestre la plus longue ne suffit pas pour la recevoir tout entière. Cette lumière continue son chemin dans la vie éternelle, dans la vie de la Trinité, dans la vie à laquelle nous sommes invités au ciel; et, dans la vie éternelle, elle ne cesse de rayonner. Mais notre péché affaiblit notre capacité de recevoir la lumière. Ou bien on ne la voit plus ou bien on la voit autrement qu’elle est ou bien on la voit, mais on ferme les yeux le plus vite possible pour ne pas être obligé de la voir parce qu’elle est incompatible avec notre péché. En nous créant, Dieu le Père nous a donné des yeux, il nous a donné la foi qui est un sens pour le percevoir. Le péché a transformé l’œil spirituel de l’homme; le péché a précipité l’homme dans les ténèbres et quand il reçoit maintenant à nouveau la grâce de la foi, il doit lutter pour demeurer dans la lumière. Infatigablement la grâce ne cesse de révéler le Père, le Fils et l’Esprit. La lumière a le pouvoir de nous rendre présente à tout instant l’absolue actualité de Dieu, de nous la faire entrer pour ainsi dire dans la tête, d’en faire autre chose qu’un simple souvenir ou une proposition purement théorique. Il suffit de se mettre en contact avec la lumière divine par la prière, la lecture de l’Ecriture ou toute autre trace de Dieu dans le monde pour être aussitôt atteint d’une manière directe par la lumière de la vérité. Et l’on sait inexorablement alors qu’il faut accorder toute son existence à cette lumière96.
Nous ne pouvons pas nous représenter comment Dieu le Père, le Fils et l’Esprit se comportent d’eux-mêmes à l’égard du monde. En tant que croyants, il nous est possible de croire aux mystères de Dieu et de les tenir pour vrais. Mais si Dieu le veut, il peut accorder à un homme une lumière tout à fait subite sur ces mystères: comment Dieu se conduit vis-à-vis de l’homme et non seulement comment l’homme vit pour Dieu. Ce que Dieu est en lui-même est, pour la créature, si extraordinaire qu’elle n’a pas la possibilité de l’enfermer dans des concepts et des mots limités. Ce n’est que d’une manière indirecte qu’elle peut recevoir et transmettre quelque chose de la lumière que Dieu veut bien lui communiquer97.
La foi permet au croyant de voir ce que le non-croyant ou quelqu’un de moins croyant ne verrait pas. Jean voit la Ville sainte, la nouvelle Jérusalem, descendre du ciel d’auprès de Dieu. Elle descend maintenant d’auprès de Dieu: elle est sainte par Dieu, par l’Esprit de sainteté de Dieu qui est un Esprit un et trine. Pour voir cela, Jean doit avoir été rempli lui-même de cet Esprit de sainteté de Dieu jusqu’à correspondre à l’objet qu’il voit. Celui qui verrait le même objet sans le même Esprit n’aurait pas ressenti comme lui la sainteté de la Ville venant de Dieu98.
Pour celui qui est sans péché, tout le contenu de sa foi devient concret et proche; il s’y trouve introduit, bien qu’en même temps tout devienne inconcevablement grand. Par contre plus le péché de l’homme est bas, plus il empêche la vision spirituelle: tout devient abstrait et lointain99.
La foi d’Abraham était si solide qu’elle possédait la force d’un savoir. Il possédait la certitude que sa foi contenait Dieu, il s’est laissé conduire par elle comme par Dieu lui-même. Il n’a ni hésité ni douté. Et quand il s’est mis en route pour offrir son fils, ce n’est pas en lui-même qu’il a trouvé la force, mais dans sa foi, en Dieu. La grandeur du sacrifice qu’on lui demandait était pour lui la garantie que c’était Dieu qui le voulait. Ce qu’il a à faire au nom de Dieu, justement parce qu’il croit, il le fait sans vouloir mettre de réserves. Ce qu’il veut par-dessus tout, c’est accomplir la volonté de Dieu: peu importe l’œuvre précise qui lui sera demandée. Il sait ce qu’il souffre, mais il sait encore beaucoup plus ce que Dieu attend de lui. Il n’opère pas de calculs entre ce qu’il perd et la volonté de Dieu, il offre purement et simplement ce qu’il doit offrir avec une virilité qui est totalement portée par sa foi100.
Abraham comprend sans comprendre. Comme Marie, il a dit oui d’avance. Parce que Marie a dit oui d’avance à Dieu, toute sa vie reçoit un sens. Son oui, qui l’accompagne à chaque instant de son existence, « éclaire chaque tournant de sa vie, confère à chaque situation son sens plénier et (lui) donne… dans toutes les circonstances la grâce toujours neuve de comprendre101.
Le Seigneur apparaît aux disciples le soir de Pâques, toutes portes étant closes. Celui qui dit dans la foi: ‘Seigneur, reste avec nous’ se trouve dans la grâce de l’expérience des apôtres. Le plus petit acte d’adoration véritable fait toucher Dieu. Toutes les possibilités de la foi, depuis l’absence totale de vision jusqu’à la vision parfaite, se déploient à partir de cette salle aux portes closes. Qu’on soit voyant ou non est secondaire par rapport à la réalité primordiale qui est celle-ci: dans la foi, Dieu se tient à notre disposition, il vient à nous, il se manifeste à nous, que nous le voyions ou non. Et cependant « une vie chrétienne peut très bien se dérouler entièrement dans la foi aveugle ». Tout entraînement à essayer d’expérimenter l’au-delà est faux, tout désir déjà même de l’expérimenter: il dépend uniquement de la grâce du Seigneur de l’accorder102.
Tout ce que nous faisons ici-bas, nous le faisons devant la cour des saints. Il est possible de réaliser soudainement que tous sont là. Cette expérience peut être variée: elle peut être claire vision que le ciel est présent, elle peut aussi consister simplement à le savoir. Mais pour celui qui un jour a vu, ce savoir a une autre nuance que pour celui qui vit dans la foi nue103. On sait que, pour Adrienne, ce ne fut pas toujours de la foi nue et qu’elle a parfois réellement vécu au milieu de la ‘cour céleste’.
Elle affirme aussi, à propos des trois disciples privilégiés témoins de la transfiguration, qu’il est difficile de devoir continuer à vivre quand on a fait une haute expérience et qu’on doit vivre sans elle. Après la Transfiguration, les disciples restent avec leur Maître. Il est pour eux le même qu’avant, mais ils ont de plus en eux le souvenir de ce qui s’est passé sur la montagne. Ils savent que, s’ils ne comprennent pas mieux le Seigneur, cela dépend d’eux avant tout: ils ne sont pas en mesure de le voir constamment comme le Fils du Père. Un instant, dans la grâce, ils ont pu le voir ainsi, une grâce tout à fait spéciale. Et cependant, maintenant que la grâce de la vision est passée, on ne peut pas dire que toute la grâce soit passée. Ils continuent à vivre dans la grâce, une grâce plus quotidienne, plus petite à leurs yeux, mais une grâce quand même qui leur permet de se souvenir toujours de la grandeur de la grâce dont ils ont fait l’expérience. Que les disciples puissent continuer à vivre avec le Seigneur donne à leur vie quotidienne un autre visage: ce qu’il y a de divin en elle est maintenant pour eux beaucoup plus réel. Ils sont les premiers chrétiens auxquels a été donnée une certaine connaissance du ciel; ils ont vécu quelque chose de semblable à ce qu’ont expérimenté les prophètes. Ils n’ont pas le droit de compter que l’événement se reproduira. Ils doivent au contraire apprendre à être obéissants, à vivre toujours dans l’amour. Ils n’ont pas le droit non plus de se sentir désormais prophètes ou saints. Le Seigneur n’explique pas à ses disciples ce qui s’est passé. Ils doivent s’en tirer tout seuls dans la prière. Dieu leur a fait faire un saut pour lequel ils n’ont pas reçu d’explication. La seule chose qui leur fut dite, c’est l’interdiction d’en parler. Il y a là quelque chose qui se reproduit dans l’Eglise. Il n’est aucune grâce pour laquelle on n’ait quelque chose à payer: un prix imposé par le Seigneur, non par soi-même. Quelle joie ce serait pour les disciples de pouvoir utiliser leur vision dans leur apostolat! Et c’est justement cela qu’ils ne doivent pas faire104.
On ne comprend une œuvre de Dieu que lorsqu’elle est achevée. Il faut laisser mûrir le temps pour comprendre son dessein105.
La nuit
Nous sommes et nous demeurons pour Dieu des êtres non nécessaires. Mais le fait même que nous soyons superflus est pour nous le moyen d’entrer dans la compréhension de sa surabondance. Quand nous nous oublions nous-mêmes, nous rencontrons sa grâce et, dans la grâce, le problème du moi n’existe plus, pas plus que le problème de saisir Dieu. Dieu ne veut pas que nous cherchions à le détailler et à le saisir comme on le fait d’un objet terrestre. Il ne nous montre de lui que ce qui nous comble, nous unifie, nous clarifie: sa grâce. Et aussi longtemps que l’homme est content de ce que Dieu lui donne de sa vie, il vit en Dieu et de Dieu, et tout est dans l’ordre. Il est alors comme celui qui aime: il est heureux si, chaque jour, celle qu’il aime lui fait don d’une heure et, après cela, il ne demande pas ce qu’elle peut bien faire aux autres heures. Ce n’est que lorsque l’homme commence à calculer et à soupeser ce que Dieu lui donne, quand il cherche à saisir et à dépasser la vie qu’il a en Dieu pour atteindre le secret de la vie éternelle, c’est alors qu’il s’éloigne, malheureux, de la vie106.
Jamais le Seigneur ne nous donne part au ciel sans la croix, mais jamais non plus il ne nous donne part à sa souffrance sans la béatitude, dès ici-bas107. Il n’est pas de nuit de Dieu sans lumière, avant ou après, avant et après. On ne peut pas être disciple sans que la croix fasse quelque part son apparition. On ne suit pas le Seigneur dans une gaieté intérieure et extérieure qui aurait déjà derrière elle tout combat, tout doute et toute fatigue108.
Il n’est pas dit que la Mère du Seigneur « nous conduira toujours sur le chemin le plus facile et le plus agréable. Elle ne peut ni ne doit le faire, car elle doit conduire les hommes au Fils qui a suivi le chemin de la croix et l’a emmenée, elle, avec lui sur ce chemin… Elle ne veut pas donner l’impression d’avoir de meilleures intentions que lui sur les hommes. Elle sait à quel point il a raison en réclamant l’abnégation et l’ascèse. Elle-même a pratiqué l’une et l’autre à la perfection. Tout chemin que ménage la Mère est un chemin de renoncement, de pénitence intérieure et extérieure. Mais du fait qu’on la rencontre sur ce chemin, il perd tout caractère triste et inhumain. Elle nous rend doucement attentifs à la nécessité de la croix, elle nous initie aux mystères de la Passion de son Fils et nous montre combien tous, sans exception, sont des mystères d’amour… Elle nous fait sentir sur le chemin le plus difficile que même l’obscurité est cachée dans l’amour du Fils et pleine de sens »109.
Toute la vie chrétienne a le caractère d’une fête, y compris la croix, et toute la vie chrétienne a un caractère de renoncement, y compris la fête. Cela n’empêche pas que l’Eglise fasse se succéder dans la liturgie les temps de fête et les temps de pénitence110.
Chacun pense volontiers que la croix qu’il porte est plus lourde que celle de son voisin, et il serait tout prêt à faire l’échange. La croix, c’est ce par quoi le Seigneur nous saisit pour nous garder près de lui. C’est justement cette croix qui nous permet de rencontrer le Seigneur. Sommes-nous prêts à dire au Seigneur, aujourd’hui et demain, de faire ce qu’il veut de notre souffrance? Qu’il nous la change, qu’il nous la rende plus lourde ou qu’il nous l’enlève: que ce soit uniquement selon ses désirs et non selon les nôtres. « Demandons au Seigneur qu’en tout ce qui est pénible il nous impose la mesure qui lui semble bonne, la mesure qui lui semble nécessaire et utile et que nous n’avons pas besoin de connaître parfaitement »111.
« On n’atteint pas la croix par l’entendement mais uniquement en renonçant à comprendre… La philosophie et la théologie peuvent bien, d’une manière ou d’une autre, être saisies de la démesure de Dieu, mais seul celui qui croit de façon vivante est véritablement entraîné dans la nuit du Dieu toujours-plus-grand »112.
Marie, la première, a dû apprendre à ne pas comprendre. Ce fut, par exemple, quand le Fils lui a dit: « Ne saviez-vous pas qu’il me faut être aux affaires de mon Père? ». « L’obéissance au Père est aussi pour la Mère une nouvelle initiation aux mystères de la vie chrétienne ». Elle doit apprendre le mystère de la distance de Dieu. Elle se faisait du souci pour son enfant qu’elle croyait perdu; elle a connu l’angoisse et on lui dit que ce n’est rien, que c’est normal. « Le mystère de cette distance, de sa réalité et de sa nécessité, n’est pas institué ici au temple pour la Mère seule, mais pour toute la chrétienté. C’est un privilège de la Mère de pouvoir la première en faire l’apprentissage ». Mais elle est aussi la première à en souffrir. Un espace infini s’ouvre ici. Le Fils lui-même provoque cette non-compréhension. Il n’explique rien, « il n’indique que la direction, il souligne la distance. La Mère doit en tirer un enseignement réellement nouveau: apprendre à ne pas comprendre… C’est le début de quelque chose qui n’aura pas de fin, … un acte d’ouverture à Dieu tout nouveau », non pas un néant vide, un trou noir, « mais l’occasion d’ouvrir son âme plus largement à Dieu et donc l’occasion d’une fécondité nouvelle »113.
La foi ne peut dominer son objet, elle doit se laisser conduire par Dieu114. Lors de la tempête sur le lac, Jésus demande à ses disciples: « Pourquoi avez-vous si peur? » On a peur quand on ne voit pas tout. Si nous savons que le Seigneur, lui, possède la vue d’ensemble de notre vie, de notre foi, de notre action, nous n’avons plus peur. Nous savons que nous n’avons à demander à personne des renseignements sur les prochaines minutes, sur les prochains jours, les prochaines semaines, les prochaines années: le Seigneur voit tout cela. Il nous donne la foi. Nous n’avons pas besoin d’avoir peur. Crainte et foi ne vont jamais ensemble115.
Les chemins de la grâce du Seigneur demeurent impénétrables. On ne peut jamais déduire une grâce d’une autre grâce. Les chemins de la grâce du Seigneur se moquent de tout système116. Il nous faut apprendre que l’absence du Seigneur est toujours aussi une présence117.
Pierre, qui ne voulait pas se laisser laver les pieds, doit finalement se laisser faire par le Seigneur. Le Seigneur n’explique pas, il affirme au contraire que, pour l’instant, Pierre ne peut comprendre. Pierre doit s’abandonner là où il ne comprend pas. « Il doit se contenter de savoir que le Seigneur le veut ainsi ». Ce sera toujours comme ça dans l’Eglise. « Ce que le Seigneur donne à entendre dépasse toujours ce que l’homme attend, et il faut que celui-ci se laisse dépasser… Il doit tout accepter, se plier, se laisser faire, en se mettant seulement à la disposition du Seigneur ». Il doit se confier au Seigneur « comme un objet ». « Il faut qu’il le fasse avec la ferme conviction que toutes les exigences du Seigneur sont justes, mais que rien en nous ne peut expliquer sa manière d’agir avant qu’il n’estime venu le moment de comprendre. Quand viendra le moment?… Lui seul peut en décider; il peut arriver ici-bas, mais tout aussi bien dans l’au-delà seulement… Bien des choses, dans le destin des individus, resteront toujours obscures et ne s’expliqueront que dans l’au-delà ». Quelqu’un a rencontré le Seigneur, c’est clair. « Mais ce qui résultera de cette rencontre n’est pas clair du tout et ne se dévoilera que par étapes »118.
Il faut s’en remettre à Dieu du sens des choses que l’on a faites ou que l’on doit faire, même si on ne voit plus rien. Il faut accepter de ne pas avoir une vue d’ensemble des choses119. Les sacrements participent à la nuit de la croix: on ne voit pas. Recevoir un sacrement, c’est chaque fois accueillir ce que Dieu donne dans le secret, et la volonté de Dieu n’a pas sa mesure dans le bien-être et le contentement que l’homme peut éprouver120. De lui-même, l’homme ne peut arriver qu’au vide du tombeau le matin de Pâques. Pour aller du tombeau vide au Seigneur vivant, il doit être conduit. C’est Dieu qui décidera de la manière dont on sera conduit. L’homme peut souhaiter pour lui-même que sa foi devienne vivante au tombeau vide, il ne peut souhaiter que cela se fasse par une vision d’anges121.
Il ne faut pas toujours demander des comptes au Seigneur. On ne peut pas toujours voir où on va, où il nous mène. Si on désire quelque chose de toi, donne-le; si on veut t’emprunter, ne fuis pas, sans toujours savoir si on va te rendre, ni ce qui va se passer. Ce que nous savons; c’est que tout ce qui est nôtre ne nous appartient plus mais appartient au Seigneur122.
Celui qui, un jour, a fait l’expérience de la grâce du Seigneur ne devrait pas au fond toujours demander pour lui de nouvelles grâces; ayant reçu une fois la grâce, il doit savoir qu’il se trouve maintenant engagé avec le Seigneur dans une relation dans laquelle il doit laisser au Seigneur seul le soin de lui accorder quelque chose. Dieu doit distribuer ses grâces comme il le veut. Et si Dieu m’a un jour tiré d’une difficulté, cela ne veut pas dire qu’il est obligé de me tirer de toutes les difficultés qui viendront encore. La grâce est gratuite123.
Dieu exige toujours des choses de notre foi. Et on ne sait pas pourquoi et on ne sait pas ce qu’il en fait. C’est mis en dépôt auprès de lui. C’est ça l’œuvre de la foi. C’est comme un peintre qui a un ami qu’il aime beaucoup; il peint pour son ami et il lui offre ses tableaux. Puis son ami lui demande un jour son meilleur pinceau, sans lui dire pourquoi. Il le lui donne en pensant peut-être que c’est une plaisanterie, mais le pinceau ne revient pas et il ne sait pas du tout ce que son ami en a fait. Puis son ami lui demande peut-être d’autres objets, des objets importants, qui semblent indispensables. C’est comme ça avec notre foi: on lui demande toujours quelque chose; quelque chose de nous, quelque chose de nos forces, de notre nature est mis en dépôt auprès du Seigneur124.
Et cependant « la foi n’est pas déçue ». Dieu nous demande quelque chose et nous aussi, nous lui adressons nos requêtes. « Dieu répond toujours à la foi qui demande, même s’il ne le fait pas comme l’attend peut-être humainement le croyant. La foi elle-même ne s’attend à rien de fixe; elle n’attend que la réponse surabondante de la grâce. Ce que celle-ci sera reste toujours imprévisible. La foi n’entend donc pas, dans la réponse de Dieu, ce qu’elle aimerait entendre; la réponse est à la question ce que le vin est à l’eau (aux noces de Cana) »125.
Le Seigneur « sait que tout repose dans la paix du Père » et que le pire qui puisse lui arriver à lui ainsi qu’aux siens « est encore un don de la paix du Père ». La paix du Seigneur est l’opposé de la paix du monde: elle consiste « dans le fait que toute sécurité lui est ôtée…Ils sont livrés à l’incommensurable où toute garantie est supprimée… Nous voudrions toujours posséder une paix pareille à celle du monde, une paix qui protège contre les agressions ». Mais la paix du Seigneur est dangereuse parce que incontrôlable. « Personne ne sait dans quelle aventure la paix du Seigneur va l’entraîner… Le Seigneur n’est pas venu pour réduire Dieu à la mesure humaine, mais pour dilater l’homme à la mesure de Dieu ». Il faut que les disciples se souviennent que leur chemin, qui débouchera sur les ténèbres, « n’est autre que la paix du Seigneur, cette paix qui leur a été promise en même temps que l’Esprit Saint »126.
Il se peut très bien qu’on ait à souffrir jusqu’à la fin, qu’on doive mourir dans l’obscurité et la souffrance, et qu’il ne soit nullement question pour nous de voir les cieux ouverts comme le diacre Etienne sur le point de mourir. « Ça n’a aucune importance, car on s’en remet à Dieu pour la manière dont il veut rencontrer le mourant. Le sens de la foi n’est pas que j’aie une mort facile, mais que j’entre dans la mort comme un vivant, de la manière dont le Seigneur me l’accordera. Peut-être dans l’obscurité, la souffrance et l’angoisse et sans plus rien voir. Mais peut-être aussi dans une dernière communication de la Bonne Nouvelle: Je vois le ciel ouvert127. On sait maintenant, par le ‘Journal’ d’Adrienne et par tout ce qu’a écrit Hans Urs von Balthasar, que la fin d’Adrienne fut très longue, douloureuse et enveloppée de ténèbres, ce qui ne l’empêcha pas de dire tout à fait à la fin: « Que c’est beau de mourir! »128.
L’éternel
Plan : Un commencement - Le passage - L'au-delà
Un commencement
« L’heure vient et elle est déjà là, où les morts entendront la voix du Fils de Dieu, et ceux qui l’entendront, vivront ». Toute grâce est un commencement. A l’instant où le Seigneur fait son apparition dans le monde, tout ce qui va venir est déjà là. Dans l’hostie l’heure vient, mais elle est déjà là; la transsubstantiation vient, mais celui qui vient est déjà là. Dans la foi, tout ce qui est promis est déjà présent. Car le Seigneur, qui était au commencement auprès de Dieu, fait de tout ce qui commence et commencera quelque chose qui recevra sa plénitude. Ce qui, pour nous, est un essai de commencement, le Seigneur en voit l’achèvement. En tout mouvement que nous faisons, en toute respiration, en chaque pas de l’homme, le Seigneur voit un mouvement vers lui et vers le Père. Et toute grâce qu’il nous manifeste est un début et l’ouverture à une grâce plus grande qu’il ne nous est pas nécessaire de comprendre, mais à laquelle nous devons rester ouverts; la grâce reçue est en nous le germe d’une grâce nouvelle à recevoir. La communion d’aujourd’hui ne fait que laisser deviner ce que sera celle de demain129.
Toute lumière sur les choses de la foi, que le Seigneur donne à quelqu’un, toute vision qu’il peut accorder, n’est jamais quelque chose en quoi on pourrait se reposer ou séjourner; c’est toujours le point de départ d’un mouvement infini. Ce qui arrive dans la grâce, c’est un feu qui brûle: il suffit d’une allumette pour l’allumer; si on l’alimente, il peut brûler à l’infini parce que telle est la nature du feu. Un feu terrestre, on peut l’éteindre; le feu divin, qui brûle dans la foi, on ne peut pas l’éteindre parce qu’il contient la vie éternelle. Il est vrai qu’on peut apparemment étouffer la vie, on peut extérieurement bloquer une œuvre de foi ou la détruire, un poste de mission peut mourir, un croyant peut être tué ou emprisonné, mais cela ne touche pas la vie éternelle qui vit dans la foi. Ce qui vit et brûle dans le Seigneur est vie éternelle et feu éternel qui continuent à brûler dans le Seigneur d’une manière vivante. Personne n’est en mesure de dire où ce feu continue à se propager souterrainement. Quand l’œuvre de la foi est détruite extérieurement, le feu de cette foi est toujours à la disposition du Seigneur et il peut l’utiliser et le placer là où il le juge bon. Le sang des martyrs est fécond, d’une manière visible ou invisible; il en est de même pour l’obéissance. Mais l’homme n’est pas autorisé à abandonner, pour cette œuvre invisible, l’œuvre extérieure à laquelle il est attelé130.
Les perspectives chrétiennes se déploient à l’infini; elles ne sont jamais épuisées. Au fil des siècles, beaucoup de point de doctrine ont été formulées avec plus de clarté et de précision; mais, devant Dieu, nous nous trouvons toujours au commencement. Au-delà de tout énoncé, aussi clair soit-il, au-delà de tout concept bien circonscrit, demeurent toujours cachés des concepts plus vastes et plus grands. Les énoncés conceptuels concernant Dieu ne sont aucunement clos sur eux-mêmes: ils ne font jamais que conduire à une foi grandissante qui, au fur et à mesure qu’elle grandit, comprend toujours mieux qu’elle se trouve au commencement131.
« Pourquoi n’avez-vous pas encore la foi? », demande le Seigneur à ses disciples après avoir apaisé la tempête sur le lac. Le Seigneur est plus grand que nous ne le pensons et, à chaque instant, il peut nous donner de nouvelles preuves de sa puissance. Personne ne peut dire qu’il connaît exactement la grandeur de la puissance du Seigneur; si quelqu’un prétendait la connaître, il ne ferait que manifester l’étendue de sa propre impuissance. Il ne suffit pas non plus de dire: Je sais que Dieu est tout-puissant. Que veut dire en effet la toute-puissance? Mais si nous savons que la toute-puissance de Dieu qui est à son service est beaucoup plus grande que tout ce que nous pouvons nous représenter sous le nom de toute-puissance, nous savons que Dieu est celui qui est toujours plus grand, et que notre foi doit s’adapter à cette démesure. Personne n’a la possibilité de dire: Aujourd’hui je crois tant et tant, demain je croirai un peu plus, dans un an beaucoup plus, et dans cinq ans plus encore; ce serait revendiquer le droit d’avoir une vue d’ensemble de sa foi et cela, personne n’est capable de l’avoir. Il nous faut remettre au Seigneur la vue d’ensemble. Mais le Seigneur fait croître la foi comme il l’entend en donnant lui-même au croyant une intelligence des choses de la foi qui provient de la vue d’ensemble qu’il a. L’intelligence des choses de Dieu et la foi en lui grandissent l’une par l’autre parce que le Seigneur ne cesse de se donner toujours davantage au croyant132.
La foi est toujours ouverte à quelque chose qui est au-delà d’elle-même. La foi n’a pas son centre en elle-même mais en Dieu133. Elle doit rester ouverte sur Dieu au-delà de tout ce qu’elle a compris pour recevoir toujours de nouveaux développements. « Aux heures où Dieu se promène dans le paradis, Adam est libre de vivre avec lui et de toujours apprendre quelque chose de nouveau de lui ». L’homme était capable d’entendre la parole du Père et d’y mêler la sienne sans affaiblir la parole de Dieu. Dieu continuait toujours à parler et l’homme était capable de répéter ce qu’il avait dit, et sa foi était toujours capable de s’élargir. Le sens de l’homme s’émousse s’il n’est pas continuellement nourri par le sens de Dieu. Ce que Dieu dit d’illimité, l’homme lui impose aussitôt ses limites. « Sa foi ne croit plus que ce qui, dans la parole de Dieu, lui semble adapté à sa nature humaine. Il établit un certain rapport entre ce que Dieu peut dire et ce que lui peut comprendre. De la sorte, il a enlevé à la parole de Dieu son infinité et à la foi son ouverture »134.
« Ne vous étonnez pas », dit le Seigneur: « Soyez ouverts à ce que vous ne comprenez pas, donnez-moi votre foi comme des enfants, prenez de ma main ce qui vient, prenez ce qui vient, peu importe ce que c’est, prenez-le avec reconnaissance non avec des questions, avec appétit non avec méfiance, soyez prêts à toutes les possibilités, sans les soupeser. Celui qui s’étonne, critique, compare, celui-là s’occupe beaucoup plus de ce qu’il sait déjà, de ce qu’il possède, de ce qu’il a expérimenté, de ce qu’il est, de ce qu’il considère avec son intelligence comme donné une fois pour toutes, plutôt que de ce que Dieu lui offre d’une manière toute nouvelle et essentielle. Celui qui est ouvert à Dieu ne peut s’étonner de rien. Celui qui s’étonne montre qu’il est occupé de lui-même au lieu d’être occupé de Dieu. Celui qui vit en Dieu sait si fort que Dieu dépasse toujours toutes choses et surpasse toute attente qu’on ne peut comparer ce qu’il fait avec ce qui a été. S’étonner, c’est commencer à douter et à ne pas croire, parce que c’est commencer à vouloir avoir raison »135.
Rien de tel pour s’ouvrir à l’infini de Dieu, selon Adrienne, que de fréquenter l’Apocalypse de saint Jean. Elle-même en a ‘composé’ un volumineux commentaire; il n’est pas sûr qu’il existe au monde exégèse plus autorisée de ce livre scellé. Si l’Evangile de Jean décrit la vérité de Dieu dans son apparition parmi les hommes en donnant de nombreux aperçus sur la vérité divine, l’Apocalypse par contre décrit une vérité de Dieu qui est située sur un autre plan auquel Jean n’a accès que par le ravissement. L’Apocalypse est impossible sans l’Evangile. On pourrait vivre au besoin sans l’Apocalypse parce que l’Evangile de Jean le contient déjà de manière inclusive, on ne pourrait se passer de l’Evangile. On peut vivre dans la foi pure, mais personne ne peut vivre que de visions. Cependant l’Apocalypse est une explication de l’Evangile qui fait éclater l’humain dans l’incompréhensible de Dieu, il est l’indispensable complément de l’Evangile pour nous ouvrir à l’infini de Dieu. L’Apocalypse, avec son tourbillon de visions imprévisibles, nous place devant l’immensité de la vérité de Dieu face à toute vérité terrestre. C’est l’expérience que devait faire le disciple bien-aimé pour la transmettre à l’Eglise136.
Le passage
Toute la vie du chrétien devrait être vécue de telle manière que la mort devienne un don du mourant à Dieu… Quand le Fils souffre à en mourir, plus il souffre, plus grand est le don qu’il peut offrir au Père avec son corps… Je ne puis pas mourir en tant que chrétien sans que le Seigneur meure avec moi, sans qu’il m’assiste de l’Esprit Saint137.
L’homme porte en lui le sceau de la Trinité. Il ne peut donc se comprendre lui-même que dans et par la Trinité, que s’il situe son être et son origine dans l’origine éternelle de Dieu, que s’il ne met plus son centre en lui-même mais dans le Fils de Dieu, que s’il se laisse consumer au feu de l’amour de l’Esprit Saint. Et chaque fois que la vie de Dieu semble se rétrécir et se limiter, lors de l’Incarnation ou lors de la mort du Fils, c’est toujours pour dépasser toutes les évidences humaines. La vie de Dieu est toujours imprévisible, toujours différente de ce qu’on avait imaginé. Il en est de même pour la fin de l’homme: la limite humaine et la mort de l’homme deviennent des lieux par excellence de l’apparition de la vie éternelle parce que l’éminence infinie de l’origine divine s’y manifeste de manière irrécusable. La destinée de l’homme livrée à elle-même est sans issue, pur malheur, écoulement vers le néant. Mais quand la Trinité se penche vers l’homme, ce qui était le malheur de l’homme devient pour lui la pure béatitude de la connaissance et de l’amour de Dieu qui est pour nous désormais toujours plus grand138.
Le Fils est le chemin qui nous mène vers le Père, mais vient le moment où « l’homme venant du Fils se présente devant le Père, le moment où le Fils nous remet au Père, nus et dépouillés. C’est un moment dangereux, car à cet instant même, nous quittons l’abri du Fils, nous ne sommes plus couverts par lui. Et en ce moment où le Fils nous offre au Père, où il se retire pour nous présenter au Père, le Père nous verra tels que nous sommes… Le Fils ne se tient plus devant nous, mais derrière nous… Le geste par lequel le Fils nous offre au Père est le même geste que celui d’une mère qui présente son enfant. Ce geste, il l’a appris de sa mère. Il nous porte comme sa mère l’a porté… De nous, il désire en ce moment d’abandon que nous soyons pareils à lui dans les bras de sa mère: rien qu’un enfant et confiance absolue. Que nous ne soyons que ce que nous sommes: des enfants de Dieu qui, par la grâce du Fils, retournent chez le Père, sans aucune angoisse, ni devant cette reddition, ni devant la mort, ni devant l’amour. Tout ce que l’on ferait encore dans l’angoisse et le souci de notre salut ne ferait que nous détourner du Seigneur… La seule chose qu’il exige de nous est de nous laisser remettre par lui au Père »139.
L’au-delà
Par sa vie dans le temps, le Seigneur donne part à tous les hommes à sa vie au-delà du temps, parce que sa propre vie dans le temps est empruntée à l’éternité, est incluse et emportée dans sa vie de l’éternité. Il est l’Alpha et l’Omega. Lui qui a séjourné parmi nous était là avant et il sera là éternellement. Sa vie embrasse toute l’éternité. Durant le temps où il a vécu sur la terre, le Fils n’a pas quitté son éternité, et il n’a pas fait que la garder, il a façonné aussi notre vie éternelle selon un dessein qui existait depuis l’éternité et qui aura de l’effet pour l’éternité. Dans sa vie éternelle, il a pris un espace de temps de vie humaine, mais sans séparer celle-ci de sa vie éternelle. Inversement, il a concrétisé pour nous le temps de toute sa vie éternelle dans le temps de sa vie humaine. Par la force de sa vie terrestre, il a rendu toutes nos vies terrestres capables de la vie éternelle, et il a montré par là à chacun d’entre nous que la vie temporelle, dans sa temporalité, participe déjà à la vie éternelle au-delà du temps. Quand un homme commence à croire, il livre tout son être aux mains du Seigneur, et le Seigneur s’en charge: il ne se charge pas seulement du souci de la vie temporelle qui lui reste, il se charge aussi de sa vie éternelle future. Le croyant livre pour ainsi dire au Seigneur sa vie éternelle pour recevoir à la place la vie éternelle du Seigneur et en vivre. Mais celle-ci n’est pas une vie temporelle prolongée et améliorée, le croyant participe à l’authentique éternité, à la vie éternelle de Dieu dans la Trinité. Et plus il abandonne au Seigneur dans la foi sa vie temporelle et éternelle, plus il est introduit dès ici-bas dans la vie éternelle du Seigneur. Ceci est proprement le don que le Seigneur nous fait quand il vit notre vie temporelle et qu’il la vit avec son éternité… Le Seigneur doit être pour nous l’Alpha et l’Omega, le commencement et la fin. Peu importe ce qui adviendra de moi. Peu importe la fin qu’il me donnera puisque je n’ai plus de fin qui ne soit aussi la sienne140.
Une vie temporelle qui est vécue dans la foi et l’amour devient comme une fonction de la vie éternelle: dès le temps présent, elle se laisse envahir toujours plus par la vie éternelle. Mais il peut se faire aussi qu’une vie temporelle, après avoir été un certain temps à la rencontre de la vie éternelle, se replie sur elle-même et évite le contact avec la vie éternelle. Même ceux qui refusent la vie éternelle et s’en détournent devront prendre contact avec elle dans le jugement, parce que le jugement se passe dans la vie éternelle et, de la sorte, tous entrent en contact avec la vie éternelle au moins dans le jugement141.
Le ciel n’est pas une chose bizarre comme il pourrait sembler depuis la terre, quand par exemple on réfléchit au fait qu’on verra Dieu. Pour Jean non plus il n’était pas facile de vivre sur terre avec le Seigneur, il semblait parfois que le Fils et le Père oubliaient que le disciple n’était qu’un homme. La vie en Dieu paraît souvent ici-bas nous en demander trop. Au ciel, on ne ressentira plus la vie au ciel comme une exigence trop grande. Une fois pour toutes, Dieu aura élevé ses créatures dans le monde de sa plénitude. Dieu demeure dans l’éternité celui qui est toujours plus grand encore que ce qu’on en a compris et découvert; les créatures reçoivent le don de ne cesser de s’étonner de ce qu’il est. Elles le savent pour toujours et cependant chaque seconde de l’éternité est imperturbablement fraîche et neuve. Cette fraîcheur toujours nouvelle des sentiments fait partie essentiellement de la plénitude. Sur terre, il nous faut souvent perdre ce qu’on aime pour lui trouver une nouvelle valeur. Au ciel, il n’y a pas d’accoutumance et aucune séparation ne sera nécessaire pour donner du sel à la vie142.
La foi est une entrée dans la vie éternelle. Celui qui ‘hait’ sa vie ici-bas la donne tout entière à Dieu pour qu’il en fasse ce qu’il veut. Lui, qui est la vie éternelle, nous remplira. Qui livre sa vie d’ici-bas et la garde pour la vie éternelle retrouvera dans la vie de l’au-delà sa vie d’ici-bas, car la vie du Seigneur ici-bas continue également dans sa vie éternelle. Celui qui meurt alors qu’il vit déjà de la vie éternelle parce qu’il a donné à Dieu sa vie d’ici-bas, va dans l’éternité comme quelqu’un qui vient de l’éternité et, de la sorte, sa vie éternelle dans l’au-delà ne pourra pas être sans relation avec sa vie éternelle d’ici-bas. Il continuera là-haut à aimer ceux d’ici-bas et à vivre pour eux depuis le ciel. L’ici-bas et l’au-delà sont un dans le Seigneur qui inclut en lui toute la vie éternelle143.
Nous avons le devoir d’essayer de comprendre ce qu’est l’éternité de Dieu parce que c’est à elle que nous sommes destinés quand nous quitterons notre temps éphémère144. Pour comprendre le temps de l’éternité, nous sommes comme des enfants. Le petit enfant n’a pas une idée précise de ce qui le sépare de Noël; alors sa mère lui explique quand ce sera: « Demain, et puis encore demain, et beaucoup de demains, et puis tout à coup c’est Noël »145.
Dans la vie éternelle, ce ne sera pas l’homme qui construira sa vision de Dieu en rassemblant toutes les expériences de Dieu qu’il a faites dans le temps; ce sera Dieu qui nous fera le don de l’expérience de lui-même, de la possession de sa vie éternelle, de la vue de son infinité, selon sa mesure à lui et son bon vouloir146.
Nous sommes des pécheurs; nous avons besoin, dans la mort, d’une purification, d’une transformation douloureuse. Mais nous sommes entourés à droite et à gauche: d’un côté par le Fils qui, dans sa mission, a trouvé pour nous une place, de l’autre par sa Mère qui va vers le Père avec le oui qu’elle a dit pour toute l’humanité. De la sorte, toute contemplation du Seigneur et de sa Mère est une invitation à la vie éternelle. Non pas une invitation à aller dans un ciel qui nous serait étranger, mais une invitation à aller dans la demeure de Dieu qui, dans la foi, est notre patrie. Tout oui dit au Fils par un homme est déposé là. Le oui de Marie a frayé une large voie vers le ciel, une voie si large qu’aucun croyant ne peut la manquer, que tout le monde peut la suivre pour arriver au Fils et échanger son temps éphémère contre le temps éternel de Dieu Trinité147.
Dieu essuiera toute larme dans le ciel. Mais y aura-t-il encore dans le ciel des larmes que Dieu devra essuyer? Les élus pourront connaître un début de larmes pour que Dieu puisse les essuyer, pour que Dieu puisse montrer qu’il enlève toute douleur dès qu’elle se fait jour, qu’il console tout de suite, et pour que les élus ne pensent pas, dans leur vie éternelle, que la douleur leur est épargnée pour le moment, mais qu’il pourrait se produire un jour des événements qu’ils auraient à redouter. En essuyant toute larme, Dieu montre qu’il demeure le consolateur éternel, que rien ne peut plus les atteindre qu’il ne soit prêt à assumer aussitôt. Il crée de la sorte pour eux une nouvelle relation, une nouvelle dépendance, une nouvelle manière d’être enfant. Ici-bas aussi il y a des souffrances dont l’homme ne voudrait pas être privé parce qu’elles sont une occasion pour l’amour de se manifester, et ces souffrances demeurent dans son souvenir comme les preuves les plus indubitables de l’amour: qui se laisse consoler ne joue pas à celui qui se suffit en tout et, pour celui qu’on aime, c’est une grande joie de pouvoir faire quelque chose, ne serait-ce que d’essuyer des larmes. Au ciel, cela ne va pas jusqu’à la souffrance, mais jusqu’au point où l’on sait que l’amour de Dieu est tout prêt à essuyer les larmes. La seule tristesse qui pourrait nous atteindre au ciel, ce serait que Dieu ne soit pas assez glorifié, mais ce n’est pas possible parce que la louange des hommes est incluse désormais dans celle du Fils, qui est parfaite. Au ciel, on ne pourrait se plaindre que d’une chose: c’est que quelqu’un se détourne de Dieu; mais cela non plus n’existe pas parce que Dieu tourne tout vers lui, recueille tout en lui et remplit tout148.
Il existe encore au ciel de l’humilité: elle consiste pour ainsi dire à ne jamais se défendre des grâces que Dieu veut nous accorder. Elle est à la fois conscience de l’écart absolu qui existe entre Dieu et la créature – qui s’exprime ici-bas dans le « Je ne suis pas digne » – et totale adhésion à tout ce que Dieu donne et communique149.
Au ciel, on verra Dieu, mais cela ne veut pas dire qu’il n’y aura plus de mystères. La différence est que ce seront désormais des mystères célestes et non plus des obscurités terrestres. Si Dieu demeure alors encore celui qui est toujours plus grand dans ses mystères éternels, il remplit cependant à chaque fois ce que les élus désirent expérimenter de son mystère, mais le souhait part de lui et c’est lui qui l’inspire. Par contre, les bonnes questions que nous avons posées sur terre recevront toutes leurs réponses au ciel; vue du ciel, la terre deviendra transparente. Ce qui, ici-bas, a causé de l’inquiétude, ce qui dans les questions de la terre n’était pas totalement conforme à Dieu, deviendra transparent jusqu’en son tréfonds150.
Notes de la 1ère partie
1. On trouvera par ailleurs des textes choisis d'Adrienne von Speyr sur la foi dans H.U. von Balthasar, Adrienne von Speyr et sa mission théologique, p. 235-242; 279-281.
2. Das Wort und die Mystik, I, p. 48. - Toutes les citations renvoient aux œuvres d'Adrienne von Speyr sauf indication contraire.
3. Jean. Le Verbe se fait chair, II, p. 69 (sur Jn 3,16).
4. Achtzehn Psalmen, p. 82 (sur Ps 47,2-5).
5. Jean. Le Verbe se fait chair, I, p. 41-49 (sur Jn 1,4).
6. L'expérience de la prière, p. 52.
7. La confession, p. 207.
8. Ibid., p. 224.
9. L'expérience de la prière, p. 27.
10. Erde und Himmel, II, n° 1742.
11. Ibid., III, n° 2098.
12. Jean. Controverses, II, p. 51 (sur Jn 10,9).
13. Apokalypse, p. 644 (sur Ap 19,18).
14. L'Epître aux Ephésiens, p. 71 (sur Ep 2,8).
15. Jean. Le Verbe se fait chair, I, p. 110 (sur Jn 1,10-11).
16. Ibid., p. 117-118 (sur Jn 1,12).
17. Ibid., II, p. 187-188 (sur Jn 5,44).
18. Ibid., p. 46 (sur Jn 2,19).
19. Erde und Himmel, II, n° 1990.
20. Jean. Naissance de l'Eglise, I, p. 253-258 (sur Jn 20,25).
21. La confession, p. 73.
22. Jean. Controverses, II, p. 8-11 (sur Jn 9,3).
23. La Servante du Seigneur, p. 93-94.
24. Apokalypse, p. 605 (sur Ap 18,23).
25. Ignatiana, p. 342.
26. Jean. Controverses, II, p. 60-62 (sur Jn 10,17).
27. Allerheiligenbuch, I, p. 266.
28. Kreuz und Hölle, II, p. 333.
29. Ibid., p. 203-204.
30. Apokalypse, p. 525-526 (sur Ap 16,15).
31. Jean. Controverses, II, p. 30-31 (sur Jn 9,25).
32. Apokalypse, p. 645 (sur Jn Ap 19,20).
33. Le Dieu sans frontière, p. 64-65.
34. Das Wort und die Mystik, I, p. 53.
35. Le sermon sur la montagne, p. 214-215 (sur Mt 7,8).
36. Ibid., p. 187-190 (sur Mt 6,28-30).
37. Markus, p. 434 (sur Mc 9,42).
38. L'Epître aux Ephésiens, p. 40-42 (sur Ep 1,12).
39. Markus, p. 602 (sur Mc 13,33).
40. La Servante du Seigneur, p. 107.
41. Le sermon sur la montagne, p. 189-190 (sur Mt 6,30).
42. Markus, p.212 (sur Mc 4,39).
43. Jean. Controverses, II, p. 199-204 (sur Jn 12,26).
44. Le sermon sur la montagne, p. 222-226 (sur Mt 7,13-14).
45. Jean. Controverses, II, p. 156-160 (sur Jn 11,44).
46. Le Dieu sans frontière, p. 25-28.
47. Apokalypse, p. 698-699 (sur Ap 21,2).
48. Kreuz und Hölle, II, p. 448
49. Ibid., p. 153.
50. Apokalypse, p. 676-677 (sur Ap 20,12).
51. Ibid., p. 683 (sur Ap 20,13).
52. Kreuz und Hölle, I, p. 144.
53. Ibid., p. 261.
54. Apokalypse, p. 773-774 (sur Ap 21,27).
55. Jean. Discours d'adieu, I, p. 207 (sur Jn 14,30).
56. L'Epître aux Ephésiens, p. 60-63 (sur Ep 2,1-2).
57. Markus, p. 124-125 (sur Mc 3,11-12).
58. Apokalypse, p. 634 (sur Ap 19,11).
59. Die katholischen Briefe, I, p. 387 (sur 1 P 4,17).
60. Le sermon sur la montagne, p. 242-244 (sur Mt 7,22).
61. Ibid., p. 20-23 (sur Mt 5,8).
62. Jean. Discours d'adieu, II, p. 15 (sur Jn 15,3).
63. Ibid., I, p. 41 (sur Jn 13,13).
64. Ibid., II, p. 226 (sur Jn 17,8).
65. Das Wort und die Mystik, I, p. 171-172.
66. La confession, p. 153.
67. Jean. Naissance de l'Eglise, I, p. 104-105 (sur Jn 19,15).
68. La Servante du Seigneur, p. 81.
69. Ibid., p. 75.
70. Jean. Naissance de l'Eglise, I, p. 54-55 (sur Jn 18,34).
71. Theologie der Geschlechter, p. 245.
72. Jean. Discours d'adieu, II, p. 217 (sur Jn 17,6).
73. Ibid., p. 221-222 (sur Jn 17,7).
74. Les portes de la vie éternelle, p. 42-44.
75. Achtzehn Psalmen, p. 38 (sur Ps 19,13).
76. Apokalypse, p. 786 (sur Ap 22,5).
77. Ibid., p. 723 (sur Ap 21,10-11a).
78. Die katholischen Briefe, I, p. 123-124 (sur Jc 2,17).
79. Jean. Discours d'adieu, II, p. 266-267 (sur Jn 17,18).
80. Ibid., I, p. 174 (sur Jn 14,21).
81. Die katholischen Briefe, I. p. 126-127 (sur Jc 2,18).
82. Ibid., p. 132-133 (sur Jc 2,20).
83. Jean. Naissance de l'Eglise, I, p. 119 (sur Jn 19,19).
84. Jean. Discours d'adieu, II, p. 88 (sur Jn 16,2).
85. Apokalypse, p. 617 (sur Ap 19,5).
86. Das Wort und die Mystik, II, p. 116-117.
87. Kreuz und Hölle, II, p. 397.
88. L'expérience de la prière, p. 116.
89. Les portes de la vie éternelle, p. 105-106.
90. Le sermon sur la montagne, p. 96-98 (sur Mt 5,37).
91. Parole de la croix et sacrement, p. 70.
92. Markus, p. 697 (sur Mc 15,16-18).
93. Ibid., p. 222 (sur Mc 5,5-7a).
94. Das Wort und die Mystik, I, p. 203-204.
95. Ibid., p. 242.
96. Le sermon sur la montagne, p. 168-171.
97. Das Wort und die Mystik, I, p. 41.
98. Apokalypse, p. 697-698 (sur Ap 21,2).
99. Ignatiana, p. 341.
100. Die katholischen Briefe, I, p. 144 (sur Jc 2,23).
101. La Servante du Seigneur, p. 9.
102. Jean. Naissance de l'Eglise, I, p. 225-226 (sur Jn 20,19).
103. Das Wort und die Mystik, I, p. 28.
104. Markus, p. 394-395 (sur Mc 9,9).
105. L'Epître aux Ephésiens, p. 35-38 (sur Ep 1,10).
106. Jean. Le Verbe se fait chair, I, p. 44-45 (sur Jn 1,4).
107. Apokalypse, p. 793-794 (sur Ap 22,7).
108. Markus, p. 378-379 (sur Mc 8,34-35).
109. La Servante du Seigneur, p. 194-195.
110. Markus, p. 94 (sur Mc 2,19-20).
111. Ibid., p. 223-224 (sur Mc 5,5-7a).
112. La Servante du Seigneur, p. 109-110.
113. Ibid., p. 108-109.
114. Jean. Controverses, I, p. 37-39 (sur Jn 6,30).
115. Markus, p. 212-213 (sur Mc 4,40).
116. Jean. Controverses, I, p. 29-30 (sur Jn 6,25).
117. Ibid., p. 28 (sur Jn 6,22).
118. Jean. Discours d'adieu, I, p. 28-29 (sur Jn 13,7).
119. Erde und Himmel, II, n° 1403.
120. Le sermon sur la montagne, p. 239-242 (sur Mt 7,21).
121. Jean. Naissance de l'Eglise, I, p. 205 (sur Jn 20,14).
122. Le sermon sur la montagne, p. 109-110 (sur Mt 5,42).
123. Apokalypse, p. 824 (sur Ap 22,17).
124. Ibid., p. 806-807 sur Ap 22,12).
125. La Servante du Seigneur, p. 121.
126. Jean. Discours d'adieu, I, p. 197-198 (sur Jn 14,27).
127. Das Wort und die Mystik, II, p. 284.
128. H.U. von Balthasar, Adrienne von Speyr et sa mission théologique, p. 35-37.
129. Jean. Le Verbe se fait chair, II, p. 146-147 (sur Jn 5,25).
130. Ibid.
131. Markus, p. 24 (sur Mc 1,7-8).
132. Ibid. p. 213 (sur Mc 4,40).
133. Jean. Le Verbe se fait chair, II, p. 188-189 (sur Jn 5,46-47).
134. Das Wort und die Mystik, I, p. 42-43.
135. Jean. Le Verbe se fait chair, II, p. 156 (sur Jn 5,28).
136. Apokalypse, p. 24 et 36 (sur Ap 1,1).
137. Kreuz und Hölle, I, p. 181-183.
138. Jean. Le Verbe se fait chair, I, p. 29-32 (sur Jn 1,2).
139. Jean. Discours d'adieu, I, p. 122-123 (sur Jn 14,6).
140. Apokalypse p. 807-810 (sur Ap 22,13).
141. Ibid., p. 683 (sur Ap 20,13).
142. Ibid., p. 693-694 (sur Ap 21,1).
143. Jean. Controverses, II, p. 195-199 (sur Jn 12,25).
144. Le Dieu sans frontières, p. 29-30.
145. Apokalypse, p. 650 (sur Ap 20,2).
146. Les portes de la vie éternelle, p. 105.
147. Ibid., p. 124-126.
148. Apokalypse, p. 704-705 (sur Ap 21,4).
149. Ibid., p. 719-720 (sur Ap 21,9).
150. Ibid., p. 696-697 (sur Ap 21,1).
2. La prière
Plan : Introduction - Le partenaire de la prière - Concrètement - Toute prière est une
communion - Dépouillement et plénitude - Notes
Introduction
Dans sa présentation de la vie et de l'œuvre d'Adrienne von Speyr, Hans Urs von Balthasar note que "la mission d'Adrienne pour l’Église d'aujourd'hui est essentiellement une nouvelle vivification de la prière"1. Cette affirmation peut étonner de prime abord: Adrienne n'a laissé que deux ouvrages consacrés explicitement à la prière2; et puis ne serait-ce pas trop restreindre ses horizons que de limiter son influence à une vivification de la prière? Cependant, ainsi que le note H.U. von Balthasar, le frêle esquif de la prière "nous porte, au-delà de tous les concepts" sur l'océan infini de Dieu3. La prière n'est pas une petite activité marginale et surérogatoire; elle est au cœur de la vie du chrétien, et le chrétien vaut ce que vaut sa prière. Et si, par malheur, la prière n'avait plus grand sens pour lui, il aurait en fait perdu l'essentiel de son identité; il aurait perdu le frêle esquif qui pouvait le mettre en contact avec Dieu. Prier, c'est entrer dans le monde de Dieu. Vivifier cette relation essentielle, Adrienne le fait implicitement tout au long de ses œuvres en initiant au Dieu vivant. Si elle réussit à montrer à quelqu'un l'existence vitale de l'au-delà, elle déclenche par le fait même le réflexe de la prière authentique. Mais il vaut la peine de recueillir certaines de ses réflexions explicites sur la prière éparpillées dans un certain nombre de ses œuvres.
Plan : L'initiative de Dieu - L'amour ne se fait pas remarquer - Dieu se laisse influencer - Toute prière est trinitaire
L'initiative de Dieu
"Savez-vous ce qu'est la prière? Laisser parler Dieu"4. Cette affirmation, qui pourrait n'être qu'un mot dans l'air, est le fondement de tout pour Adrienne, et elle s'en explique longuement. Pour prier, il faut entrer dans sa chambre et fermer la porte. Le plus important dans la prière, c'est d'abord que Dieu puisse nous y atteindre. Dans la prière, la parole de Dieu a la priorité sur la parole de l'homme. Il faut du silence pour percevoir la voix de Dieu5.
Après la chute, Dieu a appelé l'homme coupable et lui a parlé. L'invraisemblable est arrivé: bien que l'homme se fût détourné de lui, l’Éternel a lié conversation avec l'éphémère. Cette conversation est l'origine de la prière. Celui qui prie a constamment la possibilité de parler à Dieu de sorte que la finitude humaine participe à l'infini de Dieu et qu'elle reçoit une réponse provenant de l'éternité. Dieu est encore allé plus loin. Le Fils devenu homme a invité les croyants à le suivre et à vivre dans son intimité. Tant qu'il vit sur terre, les apôtres partagent sa vie tandis que lui, qui communique sa vie à ses apôtres, continue à vivre dans le Père. Le Fils est donc médiateur. Pour le disciple, suivre le Fils, ce n'est pas seulement vivre à côté de lui, c'est vivre dans la vie du Fils, c'est être avec le Fils dans le monde de la vie du Père. Le Fils, dans sa vie terrestre, est le point de contact entre le fini et l'infini, et il donne à ses disciples de participer parfaitement à la vie du Père. Les disciples y vivent par la parole du Fils; ils apprennent immédiatement de lui ce qu'il veut leur dire, mais aussi ce qu'est le mystère de Dieu Trinité6.
La prière "n'est pas seulement une parole adressée à Dieu, elle est en même temps, et bien plus encore, une écoute de sa parole, une disponibilité à faire ce qu'il dit. La prière n'est pas un monologue, c'est un dialogue, elle n'est pas seulement l'expression des besoins de l'homme et de ses opinions, mais la disposition ouverte à tout ce que Dieu dit et à tout ce dont il a besoin"7. Car Dieu aussi a des besoins.
"Celui qui prie reçoit la parole (de Dieu) comme un mystère qu'il doit conserver dans son cœur, mais aussi comme une invitation pressante à agir en chrétien et comme un élargissement de sa manière de voir"8.
L'homme arrive à la prière avec des idées d'homme, il devrait en repartir avec les idées de Dieu. L'homme qui se met à prier s'attend à trouver Dieu comme partenaire de la conversation. S'il a suffisamment de révérence envers lui, il cherche à lui laisser tout l'espace qu'il veut occuper au lieu de lui présenter ses propres idées. Le chrétien ne peut s'empêcher d'arriver à la prière avec certaines espérances précises. Il se présente devant Dieu et, par sa foi, Dieu a pour lui un visage; il est souvent à peine conscient qu'un croyant n'est justement pas capable de préciser ce visage. Dans sa rencontre avec Dieu, il s'attend à de l'inattendu, mais de l'inattendu qui soit une réponse à son attente. Il devrait comprendre qu'il lui faut abandonner toute forme d'attente de ce genre9.
En toute prière, on doit rester totalement ouvert, souple, malléable, car Dieu peut la conduire tout autrement qu'on ne le pensait. On voulait prier pour telle communauté ou telle région, et tout à coup il n'y a plus là qu'une seule personne pour qui on doit prier maintenant, qu'on la connaisse ou non. Ou bien, au contraire, on voulait prier pour quelqu'un et on doit prier pour un groupe, pour la communauté dont cette personne fait partie10.
Il faut toujours demander à Dieu le vrai sens de la prière. Dieu accorde tout ce qu'on lui demande dans son Esprit. Dieu veut qu'on le prie dans l'Esprit de son Fils, et le Fils demande et reçoit ce que le Père veut lui donner. Mais si, en commençant la prière, on n'a que le désir de chercher son propre avantage, Dieu ne peut pas correspondre à cette prière et celui qui prie aura le sentiment de ne pas être exaucé par Dieu. Ce n'est pas que Dieu exige et présuppose une transformation totale et peut-être impossible de l'homme; mais il donne le vrai sens de la prière si on le lui demande. Celui qui prie doit se laisser conduire. Et alors tout grandit en même temps: l'intelligence, la foi, le don de soi, la prière et ce qu'on reçoit. Et même si au début de la prière on a dit un oui total, ce oui grandit encore parce que Dieu grandit en lui11.
Plus profonde est la prière, plus on se met à la disposition de Dieu pour être façonné par lui. Et ce travail de Dieu peut consister à laisser quelqu'un assis. Une seule chose est sûre, c'est qu'il accomplit sa volonté12.
On ne sait peut-être pas très bien où commence la prière quand on se met à écouter Dieu. En fait, la prière est déjà commencée quand on se met à l'écoute. "Lorsque Dieu parle, il n'est presque pas nécessaire que l'homme réplique parce que Dieu dit si parfaitement toute chose que les plus longs énoncés ne pourraient le dire mieux. Or Dieu a de l'homme une connaissance complète; aussi sa parole rencontre-t-elle exactement ce dont il a besoin et est-elle toujours la réponse à la question qu'il formule ou qu'il garde en soi"13.
Nous ne pouvons pas avoir une vue d'ensemble de notre foi ou de notre mission, mais lui sait. Les païens croient que c'est la puissance de leurs paroles qui les fera entendre de Dieu. Le chrétien sait que le pouvoir de les entendre se trouve en Dieu. Toute notre vie est saisie par Dieu qui nous a créés, qui nous connaît, qui sait toujours ce dont nous avons besoin. Il le sait avant que nous le lui demandions. Il nous faut apprendre à faire confiance à Dieu en tout. Quand on a vu cela, on peut être tout à fait indifférent à tout ce qui nous concerne. Nous devons entreprendre dans la foi ce que nous devons faire pour répondre à notre mission même si nous ne voyons pas où cela nous mène, parce que Dieu sait ce dont nous avons besoin et que lui a une vue d'ensemble. L'indifférence, c'est de renoncer à son propre savoir parce qu'on sait que le savoir de Dieu est meilleur. L'indifférence est facile quand on croit, c'est-à-dire quand on sait que le Père sait mieux que nous. L'indifférence n'est difficile que lorsqu'on est convaincu qu'au fond on sait mieux que lui. Et cependant nous devons prier, et prier sans nous lasser. En priant, nous entrons dans la manière de penser de Dieu, nous faisons nôtres ses désirs. Tout ce qui nous concerne, nous devons le prendre avec nous dans la prière et le soumettre de la sorte une fois de plus à sa volonté. Nous pouvons prier aussi pour demander des choses terrestres dans la mesure où elles ont un rapport avec la volonté de Dieu. On peut prier pour le prochain, y compris pour les besoins que nous lui connaissons, mais en laissant toujours une ouverture sur ses besoins inconnus afin que Dieu nous exauce du point de vue qui est le sien et qui domine toutes les situations14.
"Quand nous prions, il faut nous rappeler que Dieu sait ce dont nous avons besoin, s'il s'agit d'une prière de demande, et comment nous aimerions l'adorer, s'il s'agit d'une prière d'adoration. Cette connaissance ne doit pas rester purement théorique, elle doit nous servir de stimulant et nous aider à nous présenter nus devant Dieu, à prier dans une ouverture totale qui ne fait aucune réserve et qui, là où il y en aurait, cherche à les dévoiler devant Dieu"15.
En toute prière, on attend d'une manière ou d'une autre "la suite des ordres de Dieu", comme les apôtres au cénacle avant la Pentecôte16.
C'est ce que doit apprendre Joseph à cause de la charge qu'il a de la Mère et de l'Enfant. Il doit leur donner des consignes, mais "au fond, il lui est demandé d'avoir plus de discernement qu'il ne peut humainement en posséder; la prière est le lieu où il acquiert un discernement toujours plus grand". Lui, l'homme simple et ignorant, s'est vu confier la Mère et l'Enfant. "Il doit dans la prière apprendre à écouter… Il doit intensifier sa prière personnelle à Dieu afin d'apprendre lui-même ce qu'on attend de lui… Aussi sa prière est-elle à la fois humble et vigilante; l'humilité lui apprend à toujours voir petit ce qui est petit et à ne pas résister à ce qui est grand. En priant ainsi, il apprend à s'ouvrir entièrement à Dieu…"17
"Le premier lieu où un novice peut s'exercer à l'obéissance, c'est la prière. Il prie pour essayer d'être obéissant à Dieu. Dans cette prière, il se tait afin que Dieu puisse parler. Il se tient silencieux pour entendre, il cherche ce qu'il trouvera certainement, l'amour de Dieu". Il cherche l'amour par obéissance, et personne ne peut lui apprendre l'amour que Dieu lui-même18.
Or l'amour ne s'interrompt jamais. "Quand, après avoir prié un certain temps, on cesse sa prière, il peut se faire qu'on mette un point là où le Bon Dieu n'a pas encore terminé… Et Dieu est alors comme celui qui, d'une pièce voisine, crie soudain quelque chose ou qui, simplement, patiente jusqu'à la prochaine pause pour continuer la conversation. Et l'on voit que ce qu'on fait entre temps se trouvait déjà fortement sous l'influence de ce que Dieu avait encore à nous dire"19.
"Et si l'homme qui a un jour prié essayait de renoncer à la prière et de l'oublier tout à fait, il devrait savoir que, comme il a retrouvé Adam, Dieu pourra le retrouver, lui, après chacune de ses dérobades". Celui qui ne prie plus touche cependant Dieu à nouveau rien qu'en pensant à lui. "Adam sait bien que Dieu se promène encore dans le paradis. Qui, un jour, a conversé avec Dieu en reste marqué pour toujours; il n'est point de défection qui puisse faire oublier Dieu"20. L'homme n'a pas le choix: il ne peut décider que Dieu n'existe plus. Il peut tout au plus s'imaginer qu'il est en son pouvoir de le faire.
La prière a trois niveaux. Il y a la prière visible: tu me vois prier. Au-dessous de cette prière visible, il y a ce que tu ne vois pas: ma méditation peut-être qui est encore contrôlable dans une certaine mesure. Finalement, ce qui est tout à fait intime: le contact immédiat avec le Seigneur, la prière dans laquelle au fond tout est offert pour un contact immédiat, même si on ne réalise pas bien ce qui se passe alors. Ce que le Seigneur touche d'une manière immédiate ne peut pas être manipulé. Mais réellement je ne veux plus pécher, je lui livre une surface toujours plus grande de moi-même21.
Ton Père voit dans le secret: c'est la récompense de celui qui s'est mis à l'écart pour prier. Quand il a congédié le monde qui l'entourait, l'orant est comme nu devant Dieu. Il n'a pas de secret pour lui, il est là ouvert et Dieu voit tout. Et il laisse Dieu faire dans le secret tout ce qu'il veut. Il se laisse approfondir et dilater par Dieu parce que ce qui est caché en Dieu est beaucoup plus grand et plus puissant que son propre secret. En se séparant du monde, il permet pour ainsi dire à Dieu de faire davantage qu'il n'aurait pu le faire sans cette séparation. Et à vrai dire c'est la récompense de l'orant qu'il puisse exister entre Dieu et lui une telle intimité22. Pour parler des relations de l'homme avec Dieu, on ne peut se dispenser des comparaisons de l'amour humain. Ce qu'il y a de plus profond dans l'humain sera toujours le meilleur symbole de ce qui se passe dans les relations entre l'homme et Dieu.
Toute prière faite de mots humains part de la finitude humaine pour être accueillie par l'infini du Père. Et ce n'est pas le nombre des prières qui établit le total des rencontres de Dieu avec l'âme; Dieu donne à chaque prière un effet en profondeur, il transporte l'orant tout entier dans l'atmosphère de l'infini même si l'orant ne croit pas qu'il prie23.
Engagé déjà dans l'éternité de Dieu par sa prière, l'orant véritable ne considère pas sa dernière heure comme une borne frontière. Il vit dans l'espérance de pouvoir continuer à accompagner fidèlement l'éternité de Dieu, il espère tellement être à sa disposition pour la recevoir que sa dernière heure n'a pas besoin d'être tellement remarquée; sa prière ne sera pas interrompue par elle et Dieu non plus n'aura pour ainsi dire pas besoin d'interrompre ce qu'il fait déjà; la vie de l'orant entrera presque sans qu'il s'en rende compte dans l'éternité à laquelle il participait déjà dans sa prière silencieuse24.
L'apôtre Jean se penchant sur la poitrine de Jésus pour lui demander: "Seigneur, qui est-ce?" est un symbole de la prière véritable. "La vraie prière, dans l'Eglise, est ce geste de se pencher amoureusement vers le Seigneur. Le catholique ne prie ni debout ni assis, mais penché vers le Seigneur. Il peut le faire parce qu'il repose déjà sur la poitrine de Jésus. Ce geste de l'apôtre est un pur mystère de tendresse. Il se fait un nid dans le cœur du Seigneur. Il ose s'approcher du Seigneur, se pencher vers lui, parce qu'il possède la véritable humilité, une humilité qui ne s'écarte pas du Seigneur, mais entre en lui. Une humilité qui se détourne de sa propre personne et se perd totalement dans le Seigneur. Se trouver à genoux devant le Seigneur, perdu dans le mystère de son amour, est quelque chose de si radieux, de si éblouissant qu'il est impossible de s'imaginer un plus grand bonheur". Jean se fait plus petit pour être plus près du Seigneur. "Il ne se penche pas parce qu'il est un pécheur misérable, mais parce que le Seigneur est si grand et si bon. Il ne se penche pas pour s'humilier, mais pour que Dieu soit plus grand. Il possède cet amour qui ne réfléchit pas, qui ne calcule pas, mais sent tout simplement la gloire du bien-aimé… Il vit immédiatement et naïvement dans l'amour". Mais l'amour ne connaît pas d'exclusivités. "Tous sont invités à prendre part à ses mystères"25.
Maintenant que le Seigneur est ressuscité d'entre les morts, il continue à se manifester pour que les croyants soient en mesure de le prier convenablement. "Car le Seigneur apparaît aussi sans qu'on le voie. Toute prière chrétienne implique une apparition du seigneur, toute parole chrétienne prononcée dans la prière est entendue par lui et aura une réponse. Dans la prière, le ciel est ouvert; et que la foi le perçoive visiblement ou invisiblement, qu'elle rencontre le Seigneur à tel ou tel de gré de visibilité, elle s'en remet au Seigneur qui apparaît"26.
"Dans tout entretien qu'on a avec lui, c'est le Seigneur qui le premier prend la parole"27; c'est lui aussi qui, finalement, aura toujours le dernier mot, et ce n'est pas triste.
Celui qui parle à Dieu ne parle pas dans le vide, il a vraiment un partenaire. Aussi longtemps que la foi n'est qu'une sorte de devoir inculqué, il y a après la prière la satisfaction du devoir accompli. Mais dès que Dieu a vraiment touché un croyant et que celui-ci a fait l'expérience que, dans la prière, il a vraiment à faire à Dieu, que Dieu s'adresse à lui personnellement, tout change. Dieu s'adresse à lui personnellement, cela peut vouloir dire qu'il sait que Dieu exige quelque chose de lui, ou bien qu'il comprend que Dieu se laisse appeler et qu'il vient à l'aide quand on a besoin de lui, ou bien que Dieu possède des mystères remplis de joie qu'il veut communiquer28.
L'amour ne se fait pas remarquer
Qui a vraiment rencontré le Dieu vivant a désappris, dans l'objectivité de Dieu, à souhaiter quelque chose pour lui-même; ou bien s'il désire quelque chose pour lui-même, sa demande est étroitement liée à sa mission. Il s'oublie lui-même, il laisse faire Dieu29.
Mais comment s'y prendre pour laisser faire Dieu, pour lui laisser la place? "Il n'y a qu'un moyen, très simple": nous devons donner la main à la Vierge. Alors le centre est libre pour le Seigneur. "Dès qu'on commence à prier: donner la main à la Mère afin que le Seigneur soit le centre de la prière. Vous comprenez? Surtout ne plus penser à soi. C'est la meilleure manière de faire". On est si souvent distrait: pendant l'action de grâce à la messe, pendant la méditation. On y introduit trop ses propres plans. Naturellement pendant la médiation on peut jeter un coup d'œil sur les heures qui vont suivre et y réfléchir du point de vue de l'Evangile. Mais pas trop, sinon le centre n'est plus libre pour le Seigneur. Après la messe, ne faire que rendre grâce. Nous sommes tellement habitués à savoir que le Seigneur est le centre de la messe que nous oublions que nous devons le connaître d'une manière toujours nouvelle30.
Il ne faut même pas que le regret de ses péchés occupe trop de place. "Celui qui s'est confessé ne doit plus regarder ses péchés passés que dans la lumière qui vient de (Dieu). Comme la Samaritaine que le Seigneur a délivrée de ses péchés: elle sait bien qu'elle était une pécheresse, mais elle vit tout entière dans la grâce nouvelle". La vie de foi doit être marquée davantage par la volonté du Seigneur lui-même que par la personnalité de chaque croyant. "S'il n'en était pas ainsi, si nous étions livrés à nous-mêmes, notre prière se concentrerait vite sur nos propres intérêts ou ressemblerait à un catalogue interminable de désirs. Mais si nous prions Dieu comme il veut, la réflexion sur nous-mêmes diminue et finit par disparaître"31.
C'est pour quoi la position du corps dans la prière a aussi son importance. Il faut choisir la position du corps qui permet de s'oublier soi-même le plus facilement. Si la position est inconfortable, elle centre la prière sur soi plutôt que sur Dieu. Ce n'est pas la position du corps en tant que telle qui est importante, c'est l'humilité, c'est-à-dire l'oubli de soi qui ne se met pas soi-même en travers de la route pour aller à Dieu32.
Le but du Fils est que l'homme, lui aussi, aspire au Père. "La soif et le désir que le Fils éveille en lui ne pourront jamais cesser d'être soif et désir parce que leur objet et leur but sont Dieu seul. Car c'est à lui que les chrétiens aspirent. Ils n'aspirent pas avant tout à leur sainteté, à leur béatitude ou à un autre état personnel, à un degré de prière ou de perfection. Dieu seul est leur but. Qui voudrait aspirer à autre chose qu'à Dieu aspirerait finalement à sa propre personne. Celui par contre qui aspire à Dieu aspire le moins possible à lui-même… Jamais le Fils n'a aspiré à sa sainteté personnelle; sa sainteté, c'était de faire en tout la volonté du Père. Rechercher sa sainteté personnelle signifierait encore établir des limites et des mesures"33.
La meilleure manière de s'occuper de soi selon Dieu, c'est de ne plus s'occuper de soi et d'en laisser le soin à Dieu. Le Fils nous enseigne que, durant la prière, nous devons "laisser derrière nous tout ce qui nous entoure et nous préoccupe dans le monde… Si nous nous rendions auprès de Dieu avec nos préoccupations de tous les jours, nous ne serions jamais réellement libres pour un vrai entretien avec lui, toute l'inquiétude de nos soucis et de nos travaux pénétrerait avec nous dans le silence de Dieu et nous empêcherait d'écouter et de recevoir dans le recueillement… Et même si ce n'est pas facile de se tenir devant Dieu entièrement dépouillé de ses propres préoccupations, cela reste néanmoins la condition indispensable pour obtenir ses dons les plus précieux. Ce n'est pas que Dieu se désintéresse de nos affaires terrestres. Mais il faudrait que nous ayons encore plus d'intérêt pour les siennes"34.
Le disciple (Jean) ne se met jamais en avant, même dans la prière. "Il ne demande pas à tout instant à son ami quel service il pourrait lui rendre ou quels sont ses désirs… Par ces questions indiscrètes, il mettrait en lumière plutôt son propre amour, au lieu de penser à celui qu'il aime". Ce n'est pas la même chose de prier simplement pour adorer le Seigneur ou pour lui rappeler qu'on est encore là et qu'on attend ses faveurs. L'amour véritable se tient prêt pour le moment où l'on aura besoin de lui. L'amour ne se fait jamais remarquer lui-même35.
Il peut y avoir tant d'égoïsme plus ou moins inconscient jusque dans la prière! "Quand l'homme et la femme se donnent l'un à l'autre en pensant à tout autre chose, ils sont incapables de s'unir vraiment dans l'amour. Il en est de même pour l'amour entre l'homme et Dieu. Bien des choses dans les prières et les exercices de pénitence du chrétien sont égoïstes, mesquines, détournées de Dieu: tout cela entrave leur fécondité". Demander au Père quelque chose au nom du Fils, c'est la condition pour être exaucé. "Demander au nom du Seigneur, c'est demander avec son accord… Mais quand savons-nous exactement ce que le Fils veut et désire? Nous ne pouvons le préciser que très rarement. Il n'y a donc qu'un seul moyen: nous plier à sa volonté, demander au Père ce qu'il désire, même si les détails nous restent inconnus"36.
Tout au long de sa vie, l'homme profère trois paroles distinctes. Deux de ces paroles sont pures parce qu'elles sont dites en Dieu et avec Dieu: la première est le premier balbutiement de l'enfant, avant l'éveil de l'égoïsme; c'est de l'amour immédiat; la deuxième parole de l'homme qui est pure, c'est sa dernière, quand il renonce à son égoïsme et à son mensonge, et qu'il retourne à Dieu: c'est à nouveau une parole dite en Dieu, c'est un retour au premier mot balbutiant de l'enfant, c'est à nouveau de l'amour immédiat. Ces deux paroles sont dites dans la faiblesse, quand l'homme n'oppose aucune résistance à l'amour de Dieu. L'enfant qui balbutie ne s'est pas encore découvert lui-même, le mourant s'est oublié à nouveau. Entre l'enfant et le mourant, il y a ce qu'on appelle 'notre vie': l'homme s'éloigne de Dieu pour mener sa propre existence, il ne dit plus ses paroles en Dieu, il essaie de dire ses propres paroles comme s'il s'était créé lui-même. Nous nous chassons nous-mêmes du paradis, nous nous exilons nous-mêmes de notre vie avec Dieu. Le paradis, ce n'est pas l'inconscience de l'enfant en tant que telle, et la conscience de soi ne signifie pas non plus nécessairement l'éloignement de Dieu. Le paradis, c'est la vie en Dieu, et même l'esprit conscient de lui-même en est capable. Mais seulement par le Christ37.
Dieu se laisse influencer
Dans la prière il se passe toujours plus de choses que ce que l'orant peut attendre. "Si ce qu'il attendait en vertu de sa volonté et de sa prière particulières ne se réalise pas, alors il se passe autre chose à la place, quelque chose de meilleur et de plus riche. On ne peut pas dire que le Père décide de tout, tout seul, et que chaque volonté doit plier devant la sienne, que toute prière n'a pour but que de rendre l'homme conforme à la volonté de Dieu. Il est tout aussi vrai que le Père lui-même, dans sa volonté souveraine et définitive, veut se laisser déterminer par le Fils et, dans le Fils, par les hommes et par leurs demandes. La solution de cette énigme ne peut être trouvée que dans l'amour… De la part du Père, c'est un acte d'amour que de nous permettre de le déterminer par l'amour, et c'est un acte d'amour de la part du Fils que de nous permettre de nous servir de son nom dans la prière pour déterminer le Père"38.
Toute prière va à Dieu. Et il peut arriver qu'un croyant qui a prié avec tiédeur se voie tout à coup rempli au-delà de toute attente. Peut-être priait-il sans grande conviction pour obtenir quelque chose, uniquement parce que quelqu'un lui avait indiqué ce moyen. Et maintenant il n'arrive pas à s'imaginer comment ses paroles ont pu avoir une influence sur Dieu39.
C'est incroyable, mais c'est ce que le croyant fait tous les jours par sa prière: il se croit capable d'attirer l'attention de Dieu. Cependant quand on s'approche du Seigneur avec une prière ou une suggestion, ce n'est pas avec le sentiment que le Seigneur n'aurait pas remarqué ce qui nous manque ou qu'il a oublié que nous sommes dans le besoin ou dans la gêne; mais, malgré son omniscience, nous attirons son attention sur des choses qui nous tiennent à cœur dans l'espoir que quelque chose d'essentiel et d'utile pour nous-mêmes ou pour d'autres résultera de cette conversation40.
L'homme s'oublie lui-même dans la prière, et sa situation, et son péché, et ses soucis. Quand il prie, il est en conversation avec Dieu Trinité dans la vie éternelle. La prière a une portée qui demeure cachée à celui qui prie. Ce qu'il sait, c'est qu'il participe à quelque chose de mystérieux, que sa foi l'invite à la prière et lui en montre le chemin41.
Toute prière est mystérieuse parce qu'elle va au-delà d'elle-même. Elle sous-entend toujours aussi, si elle est juste: "Je te demande ceci ou cela au cas où c'est ta volonté, au cas où tu le juges bon". On peut avoir la meilleure bonne volonté du monde et désirer beaucoup de choses qui ne sont pas mauvaises en elles-mêmes: cela ne suffit pas pour qu'elles soient dans la volonté de Dieu et dans les plans de son royaume. La fécondité de la prière est soumise à Dieu42. Et cependant toute prière vraie a une influence sur lui.
Quand je prie, je parle avec Dieu; il entend mes paroles dans le sens de la foi, c'est-à-dire avec une dimension que j'ignore. Et cela non seulement parce que Dieu traduit la prière dans le sens et dans la langue de son éternité, mais aussi parce que je prie en communion avec d'innombrables croyants qui sont capables de mieux prier que moi, qui ont des relations plus intimes avec Dieu et qui ont pour ainsi dire habitué Dieu à entendre des prières de plénitude. Pour ces deux raisons, les paroles de ma prière ne sont pas nécessairement identiques à ce que Dieu entend. D'autre part, je sais par la foi que mes paroles arrivent jusqu'à Dieu; il les entend et y répond dans le silence selon qu'il le juge bon. Et si ma prière avait un but précis, telle personne par exemple, mon désir est maintenant entre les mains de Dieu. Je m'attends donc que Dieu fasse quelque chose; il va de soi pour moi que celui que j'ai recommandé à Dieu éprouvera d'une manière ou d'une autre les effets de ma prière43.
Dieu 'arrondit' nos prières pour les entendre dans son sens à lui, il leur ajoute ce qui leur manque44. Le Seigneur, de son côté, 'arrondit' lui aussi toutes les prières que nous lui adressons pour les présenter au Père. Que le ciel 'arrondisse' les prières de la terre est une idée qu'on retrouve littéralement chez l'apôtre et mystique qu'était le Père Lamy, curé de La Courneuve. Rapprochement de hasard ou influence du Père Lamy sur Adrienne? Rien n'indique jusqu'à présent qu'Adrienne von Speyr ait connu le livre du Comte Paul Biver où se trouve cette note: "La Sainte Vierge offre nos prières à Dieu. Elle les embellit… La prière, même faite sans grande attention est toujours une prière, et notre sainte Mère parachève ce qui manque. C'est un peu comme les saints que nous invoquons. Prenons un exemple. Si nous demandons à l'un dix francs et qu'il ne soit capable de nous en donner que sept, cinq ou trois, cela n'importe pas: il a recours à la très sainte Vierge qui arrondit le chiffre, et il nous donne les dix francs"45.
Dieu nous a donné des pouvoirs et d'abord le pouvoir de devenir ses enfants. Par là, il nous a donné pouvoir sur lui: le pouvoir d'exiger de lui, de nous présenter devant lui avec la liberté des enfants et d'exiger l'héritage. Désormais toutes les portes sont ouvertes. Il y a des choses que, dès à présent, il est en notre pouvoir d'exiger catégoriquement de Dieu. Nous pouvons exiger que, de nous qui sommes pécheurs, il fasse ses enfants. Nous pouvons exiger qu'il nous donne son Esprit. Nous pouvons exiger de pouvoir accomplir sa volonté. Nous pouvons exiger de vivre en son Fils. Nous pouvons exiger que tout contribue à notre bien. Nous pouvons exiger la vie éternelle. Naturellement nous ne pouvons pas exiger de Dieu des choses qui demeurent toujours en sa liberté: qu'il nous appelle au sacerdoce, qu'il nous donne tel ou tel charisme. Mais nous pouvons exiger son amour, et dans cet amour il ne peut rien nous refuser46.
Dans sa jeunesse, Jean-Marie Vianney a fait une expérience de prière. Un jour, il dit un Notre Père comme s'il avait pensé: je vais vite prier encore un petit peu. Et tout à coup il remarque que la prière est devenue vivante en lui. Elle est devenue comme une clef qui lui ouvre toutes les richesses de Dieu. Comme si Dieu lui avait donné, par la prière, la possibilité d'avoir accès à ses trésors. Celui qui a accès aux trésors de Dieu comprend qu'il peut oser les choses les plus folles. Vianney comprend tout à coup qu'il a accès à tout le pays de la grâce. En priant, il peut tout emporter. Et il s'enhardit jusqu'à voir, avec la grâce, dans le cœur des pécheurs. Il reçoit aussi la certitude de pouvoir le faire. "Dieu peut tout": pour la plupart des chrétiens, c'est un mot vide de sens. Ils n'ont pas le courage d'entrer dans ce tout. Dieu se réjouit qu'on le dépouille. Comme Thomas More se réjouit quand sa fille va le 'taper'47.
Dieu est reconnaissant pour toute prière, même médiocre. Dieu est reconnaissant pour tout sacrement reçu par les chrétiens même quand ils ne se donnent pas beaucoup de mal pour être à la hauteur. Et Dieu exprime sa reconnaissance en insufflant dans les sacrements tant de sa force vivante48.
Toute prière est trinitaire
A cause de l'unité de l'être de Dieu, il est impossible qu'une personne divine demeure jamais en retrait par rapport à une autre. Chacune des trois personnes participe si également à toutes les œuvres de Dieu qu'il nous est permis de nous savoir toujours entourés du mystère des trois personnes. Tout croyant ordinaire comme chaque saint participe à tout le mystère qui fut offert à la Mère du Seigneur. Et plus un être humain est pur, plus purement il fera l'expérience qu'il peut prier Dieu comme le plus proche des proches, si proche à vrai dire qu'il ne perçoit plus de différence entre le Père, le Fils et l'Esprit, bien qu'il connaisse la Trinité et bien qu'il comprenne la Trinité de la grâce qu'il expérimente et reçoit49.
Ce que l'orant vise n'est rien d'autre que l'échange de l'amour trinitaire; cet amour est une telle plénitude que cela ne le dérange pas que le monde y entre avec ses orants pour y participer50.
Parce que le Fils s'est fait homme, on pourrait croire qu'il vaut mieux s'adresser surtout à lui dans la prière comme si l'expérience qu'il a de notre monde le rendait plus capable de nous comprendre. Et quand vient la fête de l'Esprit, il nous semble un peu pénible de devoir nous occuper de lui à présent, de lui confier notre prière. Mais dès qu'on prie l'Esprit Saint, on remarque que la difficulté qu'on redoutait n'existe pas. Seulement la prière est différente parce qu'on sait maintenant qu'on est environné de l'Esprit. En s'approchant de lui, on se sent comme entouré de ses soins et caché en lui. Il sait d'avance ce que nous avons à dire dans la prière, pourquoi nous le prions et, parce qu'il sait tout, il rend la prière facile. Mais la prière à l'Esprit Saint a une particularité: plus que d'habitude, on pressent la grandeur et l'infinité de Dieu… Nous avons le droit d'attendre avec certitude de recevoir de lui davantage que ce que nous avons demandé, un peu comme si une langue étrangère nous devenait compréhensible ou que s'ouvre devant nous un domaine qui nous était jusqu'alors inconnu51.
Personne n'a le droit de prier sans s'appuyer sur la prière du Seigneur; personne ne peut croire sans vouloir croire à la vision que le Fils a du Père. Le Fils voit le Père et il répand continuellement ce qu'il voit sous une forme adaptée à la foi de ceux qui le suivent. Il voit la plénitude; le temps qu'il passe sur terre est rempli d'éternité. Et cette plénitude est si infinie que tout croyant peut y avoir part52.
Une fois pour toutes nous sommes dans la prière du Fils, "non en nous y plaçant, mais en raison de la plénitude de sa grâce… De sa part, il s'agit d'une invitation sans artifice, dans laquelle il ne cache aucune exception: c'est pour tous, en effet, qu'il est venu dans le monde, et tout homme, croyant ou non, pourrait, s'il consultait l'Ecriture, affirmer: je suis concerné…Une eucharistie qui ne serait pas participation au dialogue du Père et du Fils dans l'Esprit n'en serait pas une"53.
Revêtu de notre nature, le Fils a été en mesure de parler au Père dans la vérité. "En nous découvrant son chemin sur la terre comme un chemin de prière, il nous invite à sa suite. Nous aussi, nous pouvons et nous devons prier"54.
S'occuper du Seigneur, c'est déjà entrer dans la prière. "La prière, dans toute sa pureté, serait la participation à l'échange du Seigneur avec son Père dans l'Esprit Saint… Tout prière bien faite nous rapproche de l'attitude du Seigneur et nous en transmet quelque chose… Toute prière chrétienne est en fin de compte une insertion dans cette volonté du Père que le Fils accomplit. Comme le Fils, dans chacune de ses actions, fait entièrement la volonté de son Père, de même chacune de nos prières chrétiennes a une part totale à la volonté du Père"55.
Nous savons que le mystère insondable qui unit le Fils au Père et le Père au Fils est un mystère d'obéissance aimante. Ce mystère indicible est pour le Fils le centre de tout. "C'est pourquoi, nous qui avons à suivre le Seigneur, il nous faut, dans le silence de la prière et de l'adoration, auquel le Seigneur lui-même nous renvoie, prier le Père de vouloir bien insérer notre… existence actuelle dans l'existence omniprésente (de son Fils), notre obéissance de chrétien dans son obéissance divino-humaine incessante, afin que nous ayons part dans la foi à son indicible mystère d'obéissance… Dieu veuille faire de notre oui une imitation du oui parfait de son Fils"56.
Adrienne von Speyr a commenté plusieurs fois le Notre Père; une fois au moins elle a commenté, dans l'extase, le Notre Père de Jésus en croix. En voici de larges extraits: Le Fils ne saurait plus que le Père est au ciel si Marie et Jean ne se trouvaient au pied de la croix. Il sait leur présence, il perçoit en eux sa propre parole et il saisit par là la vérité du Père. Que ton nom soit sanctifié. Cette sainteté du Père est pour lui à présent comme une notion humaine qui n'est plus à remplir de sa sainteté divine. En tant qu'homme, il a pour ainsi dire à chercher ce qui est saint. Pour lui, Dieu Trinité était toujours saint; mais il a comme perdu sa place de deuxième personne. Il sait bien qu'il ne faut pas prononcer le nom du Père sans ceux du Fils et de l'Esprit. En langage humain: il est comme quelqu'un qui est conscient d'avoir une mission reçue de Dieu et qui cependant envie tous ceux qui ont une mission, comme si lui n'en avait pas. Comme un enfant riche qui s'amuse avec le jouet d'une enfant pauvre et qui oublie qu'il a chez lui beaucoup de jouets beaucoup plus beaux. Que ton règne vienne. C'est un cri de détresse du haut de la croix. Sans savoir que le règne vient justement parce que lui s'en va; au contraire, il dit ces mots dans la dernière aliénation de l'angoisse. Comme si le royaume des cieux devait tomber d'en haut sur la croix, parce qu'il ne voit pas que la croix s'élève vers le ciel et y ouvre une brèche, qu'elle en brise les portes avec violence, qu'elle établit le passage de la vie présente à la vie éternelle. Donne-nous aujourd'hui notre pain de ce jour. Ici, il n'est plus que les autres. Lui-même ne peut plus avoir besoin du pain de chaque jour. Mais il ne peut omettre cette demande parce que les autres ont encore besoin de pain. Et cependant cette demande signifie à présent: donne-nous le corps de ton Fils. D'un bond: le corpus Domini est le vrai pain; ils doivent le recevoir. Lui-même n'en a pas besoin non plus parce qu'il est lui-même ce pain; il livre son corps dans le pain afin que le pain quotidien des chrétiens devienne eucharistique. Pardonne-nous nos offenses. Il porte toutes les offenses. Si le Père veut à présent pardonner à quelqu'un, il doit pardonner au Fils, l'innocent, qui est pardonné de toute façon puisqu'il n'a rien fait, mais qui doit recevoir le pardon parce qu'il porte tout. Affaire tout à fait subtile. Et le Fils doit se tenir pour coupable parce que la faute des autres a en lui un espace libre… Comme nous pardonnons aussi. Il pardonne à tous, il a déjà pardonné avant même qu'on lui ait fait quelque chose, de sorte qu'il pardonne à tous alors qu'il porte encore le poids des fautes de tous. Comme celui que tous ont couvert d'opprobres… C'est comme s'il devait pardonner afin que le Père puisse pardonner; c'est comme s'il devait pardonner afin que les autres puissent pardonner. Cela lui coûte de la peine de pardonner parce que, à présent, tout ce qu'il doit faire lui-même lui coûte de la peine parce qu'on dispose totalement de lui. Il est difficile d'être actif dans la Passion. C'est pourquoi les paroles sur la croix ont tellement plus de poids que toutes les autres paroles; elles sont comme une avalanche, elles grandissent en se répandant, de Marie et de Jean jusqu'à nous, et on voit que toute leur force se trouvait déjà à l'origine. Cela nous crée une obligation énorme. Et le plus touchant est peut-être la manière dont le Fils prie maintenant: Ne nous soumets pas à la tentation. Il a vaincu la tentation. Mais son expérience est maintenant passée. Dans son impuissance, il est celui qui ne décide plus de ce qu'il est capable et de ce qu'il est incapable de faire. Il fait partie en quelque sorte de la foule énorme de ceux qui sont fatigués de résister à la tentation. Il est l'homme fatigué qui souffre, qui supplie d'être délivré du mal. Plus faible à vrai dire qu'au mont des oliviers. Et ce n'est que maintenant qu'arrive la dernière demande: Que ta volonté soit faite. Il résume tout en ce entre de sa prière. Le Père ne doit pas penser que, sur la croix, il a encore quelque désir, un désir autre que le désir unique d'accomplir la volonté du Père sur la croix terrestre comme il l'accomplit au ciel57.
Concrètement
Plan : Le temps de la prière - Les manières de prier - Le contenu de la prière
Le temps de la prière
Le bon moment pour Dieu, c'est toujours le moment présent58. La prière ne doit jamais être abandonnée pour se livrer uniquement à l'action. On peut se détourner de la vie essentielle, qui est intérieure, par un excès d'activités. On peut s'éloigner de ce centre sans guère le remarquer, sans voir non plus la part d'amour-propre qui s'est glissée dans cet activisme et qui refuse d'accepter tout blâme venant de l'Eglise. Il peut être permis, exceptionnellement, de prendre sur soi par amour une double charge de travail. Mais pas continuellement, car celui qui n'écoute plus ce que Dieu veut n'entend plus que ce qu'il veut lui-même et il ne fait donc plus que ce qui l'intéresse. Chaque parole prononcée ici-bas par le Fils faisait partie d'une prière au Père. Pour lui, il n'y avait aucune action qui ne fût en totale liaison avec le Père. Et toujours il a laissé le Père éprouver son action, bien qu'à cause de l'unité en lui de l'homme et de Dieu, il n'y eût pas le moindre danger qu'il s'éloignât du Père59.
Toute mission active demeure en tant que telle incomplète. Il est impossible de tout faire. Non seulement pour que l'action puisse être 'arrondie' (complétée) par la souffrance. La contemplation aussi la parachève (l'arrondit): le temps qu'on doit nécessairement soustraire à l'action. Beaucoup de ce qui pourrait être fait doit demeurer non fait pour l'amour de la prière, même chez un curé fort occupé60.
En tout ce que fait Marie, la prière a une telle place qu'on comprend, quand on l'a vue, la certitude qui peut être la sienne et en même temps sa candeur. Ce qu'elle pense et réalise va de soi pour elle parce que c'est enraciné dans la prière et que cela y demeure enraciné. Ce qu'elle pense et fait mûrit dans la prière comme un fruit au soleil, comme un pain au four. Aucune espèce d'impatience61.
Il n'est pas permis que la prière soit une fuite. Parce que tout le monde vous tape sur les nerfs, on se réfugierait dans la prière. En soi, cela pourrait être juste si l'on est prêt à se laisser déranger à nouveau pour les exigences de la mission. Est fausse la prière qui chercherait à fuir la mission62.
"Celui qui prie devrait aussi, en dehors de la prière explicite, pouvoir vivre de la prière. La prière devrait englober et exprimer tout ce qui, au long de la vie, est vrai, tout ce qui passe. Elle devrait témoigner que nous avons établi notre demeure en Dieu… Il y a aussi une sorte d'évolution d'une prière à l'autre, parce que le croyant ne connaît pas d'arrêt dans sa vie, pas plus que le Fils qui, parti du Père et retourné vers le Père, ne s'est jamais arrêté dans son cheminement". Celui qui prie se trouve à la suite du Fils; il est entraîné dans son passage au Père, mouvement qui inclut toujours celui qui vient du Père63.
La persévérance dans la prière provient de l'amour. "Il se peut que de devoir prier quotidiennement les heures de l'office dans un monastère me dégoûte un jour terriblement. Toujours les mêmes psaumes et les voix stridentes de mes sœurs… Mais je devrais justement penser que, derrière tout cela, il y a le Seigneur". Une mère qui prépare tous les jours une bouillie compliquée pour son enfant et qui, tous les jours, doit laver une quantité de langes ne sera jamais dégoûtée parce qu'elle le fait pour son enfant. Elle ne va pas un jour tout envoyer promener pour aller faire un tour. Elle est tout heureuse d'avoir un enfant. "Et si on comprend bien le Seigneur et son amour, on ne se laissera pas énerver". Ce qui me déplaît n'a pas d'importance, comparé à la santé de l'enfant et à son bien-être64.
C'est un peu comme pour la prière durant la maladie. Tant qu'on est en bonne santé, il y a harmonie entre la prière et le travail; dès que la pensée est libre, elle retrouve la prière sans avoir à renouer des fils qui auraient été rompus. Mais quand on est malade et affaibli, il arrive que les pauses entre les prières proprement dites se fassent plus longues. Mais il se peut aussi qu'on découvre que dans l'entre-temps on avait quelque chose d'autre à faire, peut-être simplement souffrir et se sentir faible, faire l'expérience de son impuissance, et on découvre que cela aussi était une mission. On est faible et on sait que tout est bien comme Dieu le veut65.
"Souvent je suis assise à mon bureau et je tricote; tandis que les mains sont occupées, l'esprit est libre; une prière lui est donnée qu'il n'a pas cherchée. Parce qu'on était au fond dans un endroit tranquille". L'âme se sait habitée, et cela s'exprime en prière. Quand on a avec quelqu'un une conversation qui est interrompue pour une raison ou pour une autre et qu'on la reprend plus tard, dans l'entre-temps on reste ouvert à cette conversation. On n'a pas besoin de réfléchir à ce qui a été dit ni à penser à la suite, on demeure simplement en état de poursuivre la conversation, on se tient à sa disposition. Peu importe si entre temps je travaille, lis ou réfléchis à autre chose. Je reste prête à poursuivre la conversation et cela ne demande aucun effort. Même chose pour la prière (pour les visions, dit Adrienne)66.
Les manières de prier
"A supposer que je n'aie pas commis de péché et que je veuille quand même me confesser, je vous dis: J'ai du mal à trouver de quoi m'accuser, comment dois-je faire? Vous me répondrez: Vous n'avez certainement pas prié comme vous le deviez. Je ne pourrai que vous répondre: Certainement pas! Et si, pendant des années, je faisais tous mes efforts pour faire mieux, je devrais toujours redire: Certainement pas"67.
"L'homme prie. Il bredouille quelques paroles. Peut-être sait-il exactement ce qu'il veut et l'exprime-t-il de manière abrupte et vigoureuse. Peut-être se sent-il si petit et indigne devant la majesté de Dieu qu'il ne sait pas dire ce qui remplit son cœur, qu'il a recours aux prières composées par l'Eglise, en balbutie une ou la récite de toute son énergie. Peut-être prie-t-il par devoir et se sent-il par après libéré d'une obligation. Peut-être prie-t-il comme on fait un beau travail, avec la crainte de changer quoi que ce soit aux paroles, avec le sentiment qu'il doit maintenir ses demandes invariablement toute sa vie durant. Peut-être s'est-il mis plusieurs fois à prier et n'en est pas plus avancé, saisi qu'il est finalement par son indignité et son incapacité, à tel point qu'il ne prononce rien d'autres que des oraisons jaculatoires ou un soupir: Tu vois comment je suis, tu sais bien ce dont j'ai besoin… Ou bien est-il frappé d'une telle grâce, rempli d'une telle joie qu'il bredouille son merci et s'offre comme il peut. Toutes ces formes de prières et bien d'autres encore forment ensemble une image bigarrée: pour chacun, la prière est différente; pour chacun, celle d'aujourd'hui est différente de celle d'hier, elle est un paysage changeant…"68.
De même qu'on peut se jeter dans de la bonne musique, on peut se jeter dans la prière. Sans effort, comme on plonge dans l'eau. L'authentique musicien est simplement au service de la musique. Il ne se concentre pas sur sa propre imperfection: "Si seulement j'avais des doigts moins gauches, si je m'étais davantage exercé jadis!" Sans réfléchir sur ce qui est parfait et sur ce qui est imparfait, il démarre, il improvise aussi, sans narcissisme. Je joue du Schubert, je ne me joue pas moi-même. Et ce que j'ai, je le mets dans Schubert. Je ne cherche pas à vous en faire accroire. Dans la prière, on ne s'ouvre pas artificiellement pour l'amour de soi. Cela ne servirait qu'à se rétrécir. Ne pas être malheureux parce qu'on n'a pas eu de conditions favorables au départ69.
L'homme a, comme la mer, ses marées, son flux et son reflux, il connaît comme la nature, l'alternance des saisons, la joie et la désolation, la croix et l'aube pascale. Beaucoup de choses dans la nature ressemblent à la prière. La nature n'a rien de monotone; le temps est un événement perpétuel que Dieu a donné au monde, et le temps se reflète dans toute recherche de Dieu, "dans tout effort de se rapprocher de lui par la prière. La création a, pour celui qui prie, un sens plus profond: il y voit tout ce que Dieu a préparé en vue de l'homme. Et il peut découvrir dans la nature et sa temporalité des occasions de prier qui sont toujours nouvelles, si bien que s'ouvrent à lui, tout à coup, des choses dont il n'avait pas jusqu'ici perçu le sens pour la prière. Et cela lui permet de poursuivre, consolé, ses prières parce que Dieu met à l'intérieur des formules - si monotones qu'elles puissent paraître - richesse et diversité"70.
La prière n'est jamais ennuyeuse, ose écrire Adrienne! Même répétée indéfiniment, elle ne devient jamais ennuyeuse "parce qu'elle est un entretien avec Dieu qui ne peut jamais ennuyer et dont la parole est toujours nouvelle, même quand elle paraît exactement la même". Un orant ne perd jamais son temps parce que prier, c'est se tenir devant Dieu71.
Ce qui importe, "c'est que notre prière soit vraie… Et si la douleur nous touche, ne l'abandonnons pas à Dieu dans le vague, remettons-la lui dans une prière vraie. Quand on souffre, il y a très bien moyen de s'arranger pour que ce soit 'supportable', et l'on diminue Dieu. Nous devrions assumer la souffrance comme Dieu la donne ou la permet. Alors la douce volonté du Seigneur viendra également à bout de notre nature rebelle"72.
"Quand nous parvenons à prier vraiment, que les paroles prononcées dans la prière deviennent vérité, nous sommes immanquablement entraînés dans la contemplation. Le plus souvent nous savons à peine ce que nous prions ou bien nous ne le savons que d'une manière imprécise; nous remplissons un devoir, nous passons, en priant, d'une chose à une autre, ou nous nous trouvons dans le besoin et nous sommes reconnaissants de pouvoir le dire à quelqu'un. La prière qui est vraiment prière n'est pas loin de la contemplation. Car lorsque nous prions en vérité, nous sommes davantage en Dieu qu'en nous-mêmes, et nous participons davantage à la prière du ciel qu'à celle de la terre"73.
Prier vraiment, ça change vraiment quelque chose. "Il peut se faire qu'un homme prie avec le sentiment d'être écrasé par le poids de la vie quotidienne, d'être enfoncé sous un énorme chaos de choses… Or, il doit savoir que Dieu est l'ennemi du chaos, bien plus, qu'il fait de tout ce chaos un monde ordonné, un cosmos créateur. Celui qui, en finissant sa prière, serait aussi accablé et troublé qu'en la commençant, n'aurait pas vraiment prié…A-t-il vraiment prié? Alors, lui qui montait la garde devant son domaine s'est effacé devant Dieu, et Dieu a pu immédiatement s'attaquer à son chaos"74.
Pour prier vraiment, il n'est pas nécessaire de dire beaucoup de paroles, ni d'agiter beaucoup de pensées. La méditation peut s'occuper des mystères de la Trinité, des choses du ciel et de la vie éternelle. Souvent ça commence par une parole du Seigneur. Parfois la méditation suit un certain cours d'un point à un autre, d'autres fois on est pris simplement par un mystère. Parfois on retient pour le lendemain matin tel sujet de méditation et ça va très bien. D'autres fois, "quand je veux commencer, j'ai oublié ce que j'avais prévu et j'y suis ramenée directement". Parfois aussi c'est un autre sujet qui se présente et la méditation se déroule sans points de méditation. "Le plus souvent on est au ciel; être au ciel, c'est être ensemble, et on n'a pas besoin de se parler beaucoup. On peut participer tout simplement"75.
Quand on a toujours prié avec les prières qu'on connaît depuis son enfance et avec les prières de l'Eglise, le passage à une prière sans paroles peut avoir quelque chose d'un peu angoissant. Si on nous dit: "Ouvrez-vous totalement à Dieu, faites silence pour qu'il puisse vous parler", on peut se demander: "Y a-t-il vraiment un chemin ici? Peut-on connaître Dieu de cette manière? Est-ce qu'on ne va pas simplement se rencontrer soi-même et se fourvoyer?" Un peu le doute des mages quand ils suivaient l'étoile: n'est-ce pas une étoile tout ordinaire? Et cependant elle les a menés à l'Enfant76.
Il y a en l'homme des paroles qui ne sont pas prononcées mais qui existent quand même. Tout ce qui est vivant et spirituel s'appuie sur une parole même si elle n'est pas dite. L'homme ne s'éveille à lui-même que par la parole. C'est pourquoi le silence aussi est fondé sur la parole, il est une partie de la parole. Dans une conversation entre deux êtres qui s'aiment, beaucoup demeure inexprimé, mais cet inexprimé demeure entre eux comme une parole essentielle. Toute parole qui est dite en Dieu, que ce soit une parole de Dieu ou une parole de l'homme, est et demeure dite; elle est dite d'une manière si essentielle qu'elle peut n'être pas proférée extérieurement. Cela ne veut pas dire que le dialogue est superflu parce que, de toute façon, Dieu sait tout d'avance. Au contraire, le dialogue est si profond, si essentiel, que le simple fait d'être ensemble vaut déjà tout un discours. La parole consciente, formulée, sentie est superflue. Se regarder l'un l'autre est déjà un dialogue. Pour celui qui croit en Dieu et l'aime, voir une quelconque manifestation de Dieu dans le monde - par exemple deux êtres qui s'aiment, quelque chose de beau ou quelque chose de douloureux, quelque chose qui révèle l'amour de Dieu dans la création - est immédiatement un dialogue. La vraie contemplation est le contraire du quiétisme, elle est toujours un feu vivant, une éclosion de vie…, une parole vivante de Dieu qui brûle dans la substance de l'homme comme un feu caché. Quand Dieu a parlé une fois, quand une âme l'a entendu, le silence n'est plus jamais un silence vide, il n'est plus jamais non plus un écho simplement de la parole, il est une forme de réponse, un accueil de la parole, un accueil vivant, actif. Dans le silence, l'âme devient le sein de la parole. Ce silence est présupposé par toute conversation et lui seul permet de poursuivre le dialogue. Par le silence, l'homme qui a entendu est devenu autre. Même s'il n'a pas pleinement compris la parole, elle continue à vivre et à agir en lui… Une même prédication entendue par mille personnes sera reçue par chacune dans le silence d'une manière tout à fait particulière et unique77.
Il y a une obligation de grandir dans la prière. Comment le faire comprendre aux gens? "C'est comme pour une langue étrangère. On apprend à l'élève mot pour mot. La langue de Dieu et des saints. Et tout à coup ils se mettent à parler cette langue couramment. Mais ce n'est possible que si on leur a enseigné très clairement les premières notions. Dans une relation toi-moi. Alors l'élève entend aussi comment le maître parle la langue avec les autres, il écoute et il acquiert la pratique. Le maître peut être Dieu lui-même ou la Mère de Dieu ou un prêtre. Il n'est pas absolument nécessaire que ce soit un homme. Dieu peut ouvrir le ciel à un enfant"78.
Enfin pour Adrienne, il n'y a pas de prière vraie sans pénitence. "La prière doit être appuyée par la pénitence. Une vie sans pénitence est une vie dans la tiédeur. Une prière sans pénitence n'est pas une vraie prière… Beaucoup diront: un tel est malade, il ne peut pas faire pénitence. Ou bien: un tel a trop à faire, il est dispensé de pénitence. C'est faux. Pas d'exercice de pénitence les jours de fête, sinon aucun jour sans exercice de pénitence. Personne ne peut assurer que le malade a fait suffisamment pénitence ou que celui qui est fort occupé a fait suffisamment pénitence, ou bien que tel autre qui semble tout faire correctement agisse vraiment comme il faut. La tendance à l'orgueil n'est vraiment vaincue que par l'exercice de pénitence. Même si j'ai beaucoup de travail, je n'ai pas le droit d'oublier les exercices de pénitence"79.
Le contenu de la prière
Pour Adrienne, tout est matière à prière. Elle ne s'occupe guère des distractions. Toutes les personnes, toutes les situations qui se présentent à notre mémoire nous sont comme envoyées par le ciel pour qu'on leur apporte l'aide de notre prière (et de notre pénitence)80.
On peut se raccrocher à tout dans la prière. A une joie ou à une souffrance qu'on a éprouvée et par laquelle on a appris à mieux connaître Dieu; ou bien à une histoire qu'on nous a racontée. Ou bien à l'une ou l'autre chose de la création. Et on peut se laisser mener plus loin par tout. Un beau paysage: beauté et clarté surtout. Un plan que j'ai: le plan de Dieu sur nous ou sur le monde81.
On dit toujours dans la prière: "Que ta volonté soit faite", mais on ne fait pas très attention à ce qu'on dit parce qu'il est très difficile de se représenter la volonté du Père. Souvent on souhaite quelque chose pour soi-même et on trouve qu'on ne devrait pas importuner Dieu avec cela… Souvent les petits riens sont lourds à supporter, mais ils sont si petits qu'on ne voudrait pas en faire l'objet d'une prière particulière, on garde en quelque sorte sa 'dignité' devant Dieu, et ce n'est sans doute pas juste. On devrait comprendre qu'il faut emporter avec soi les petits riens dans la prière et les laisser là s'ouvrir à quelque chose de plus grand. Mais ça ne se fait pas toujours parce que les petits riens nous troublent et nous empêchent en quelque sorte d'y voir clair82.
Et cependant chacun de nos problèmes, tout ce qui nous trouble doit devenir une question que nous posons au Seigneur dans la prière parce que seul le Seigneur peut y répondre… Il serait bon que tout ce que nous possédons, notre corps, notre âme et notre esprit, que toutes les questions de notre vie, nous les présentions au Seigneur: rien que cela nous le ferait déjà rencontrer83.
Le Journal d'Adrienne, au 8 juin 1941, note que le 'Suscipe' de saint Ignace est depuis longtemps sa prière préférée84. On trouve d'ailleurs d'innombrables témoignages de cette assertion dans l'ensemble des œuvres posthumes. Voici cette prière du 'Suscipe' qu'on trouve dans les Exercices (n°234) de saint Ignace: "Seigneur, prends et reçois ma liberté, ma mémoire, mon intelligence, ma volonté, tout ce que j'ai et possède. Tu me l'as donné: à toi, Seigneur, je le rends. Tout est à toi, fais-en ce que tu veux. Donne-moi ton amour et ta grâce: cela me suffit". Raymond Peyret a noté de son côté l'influence de ce texte sur la prière de Marthe Robin85.
Mais y a-t-il mieux que le Notre Père ou le Je vous salue Marie? "Le Notre Père est un don du Seigneur pour tous les jours". On ne peut pas l'épuiser. Il est toujours capable de nous tenir éveillés dans notre foi. Dans la plus simple prière, Dieu peut tout à coup faire le don d'une lumière toute nouvelle, faire découvrir une autre profondeur. Et on ne pourra plus jamais redire cette prière sans penser à la lumière reçue un jour86.
"Quand je commence à prier… un Notre Père par exemple, je me tourne vers le Dieu que je connais et je lui dis les mots que je sais… Je suis à genoux dans cette pièce, les mains jointes, j'ai telle journée derrière moi; quelle qu'elle ait été, je puis l'introduire dans ma prière. Tout le jour j'ai été un enfant de Dieu, tantôt plus, tantôt moins, et je prie maintenant avec les mots que le Fils nous a donnés. Aucun Notre Père cependant ne ressemble à un autre. Dieu m'attire tantôt d'une façon, tantôt d'une autre, il ma saisit tantôt à la surface, tantôt au plus profond. C'est Dieu lui-même qui donne à toute rencontre avec lui la forme qu'il veut lui donner"87.
Tout chrétien a la possibilité de vivifier toujours à nouveau ses prières les plus simples comme le Notre Père. Il peut réfléchir au sens de chaque mot et de chaque phrase, il peut en rapprocher des vérités qu'il connaît par ailleurs et, par des lectures et des conversations, en ruminant aussi ce qu'il a entendu dans les prédications, il peut toujours trouver une nouvelle matière pour sa prière. Souvent il recevra de Dieu lui-même des lumières et des consolations qui influeront sur toutes ses prières88.
De même pour le Je vous salue Marie. Répété tous les jours d'innombrables fois, il n'est jamais usé. Les mystères qu'il évoque se font plus proches, plus dignes d'être aimés; il nous apprend à deviner la plénitude de Dieu, son amour surtout. Marie et son enfant baignent dans l'amour; on sent combien cet amour rayonne d'eux. Cet amour ne repousse pas; au contraire, il attire, il fait participer à ce qu'il est. Ce qu'il y a de surnaturel dans la Mère et l'enfant fait que la prière de salutation devient une salutation du ciel. Si elle n'était pas cela, on serait dégoûté depuis longtemps de cette prière. C'est comme si la prière ouvrait le ciel. La grâce peut prendre toutes sortes de formes: la grâce d'avoir la foi, celle de connaître la grâce de Marie, de pouvoir la prier, de savoir qu'elle m'entend. Mais la grâce est toujours plus grande que ce qu'on peut en détailler. Elle déborde le temps. La grâce, c'est peut-être d'avoir maintenant le courage de supporter ces souffrances; mais celles-ci, comme la grâce, sont elles-mêmes fécondes et engendrent autre chose. Si la grâce est si grande et si débordante, c'est qu'elle provient constamment de l'échange du Père, du Fils et de l'Esprit. La grâce est comme une voie lactée qui coule du ciel sur la terre et réunit le monde à Dieu. L'orant est sur terre, Dieu est au ciel, et la grâce c'est la distance sans cesse franchie. Elle va, elle souffle, elle se répand89.
Si tout est objet de prière, tout aussi est objet d'action de grâce. L'action de grâce est un devoir. On n'a pas le droit de remercier pour certaines choses et pas pour d'autres. La reconnaissance est une forme de l'amour, elle n'exclut donc rien. Elle nous rend si proches de Dieu que, par elle, nous recevons de lui un nouvel amour qui rend possible notre vie chrétienne90.
Adrienne von Speyr a commenté jour après jour l'Evangile selon saint Marc pour les premiers membres de l'Institut Saint-Jean. Un certain nombre des 353 exposés de ce commentaire se terminent par une invitation à la prière, qui s'inspire du texte de l'Evangile. Parcourir toutes ces invitations à la prière serait une manière très concrète d'entrer dans la prière d'Adrienne. En voici quelques échantillons:
"Nous demandons au Seigneur de bien vouloir nous donner la grâce de croître vers lui à l'occasion de toute critique, qu'elle soit justifiée ou non"91.
"Nous terminons par une prière à la Mère de Dieu. Nous la remercions d'avoir pris sur elle pour nous tant de souffrances… Nous lui demandons de bien vouloir nous accompagner aux heures où nous ne comprenons plus notre voie de chrétien. Avec elle nous louons le Seigneur qui a fait en elle de grandes choses"92.
"Concluons en demandant au Seigneur de ne pas nous laisser devenir chemin (où tombe le grain du semeur) et de ne pas permettre à Satan de voler la parole qui est en nous; qu'il nous apprenne aussi à supporter que, de ce que nous semons en son nom, beaucoup se perde"93.
"Terminons en demandant au Seigneur qu'en tout ce qui est difficile il nous impose la mesure qu'il juge à propos, selon que cela lui semble nécessaire et que cela peut être utile, d'une manière que nous n'avons pas besoin de comprendre"94.
"Terminons en demandant à Dieu qu'il ne permette jamais que nous allions à sa rencontre avec notre propre volonté, mais qu'il veuille bien, en chacune de nos prières, nous montrer sa volonté, de sorte qu'en toutes nos demandes nous n'attendions de lui que ce qui correspond à son désir"95.
"Terminons en demandant au Seigneur que, par le pouvoir qu'il a sur la vie et sur la mort, il fasse de notre mort comme de notre vie, pour nous-mêmes et pour tous ceux qui ont affaire à nous, une révélation de sa grâce96.
Toute prière est une communion
Plan : Les saints et la prière - Rencontre de toute l'Eglise
Les saints et la prière
Nous demandons aux saints de soutenir nos requêtes auprès de Dieu parce que nous avons confiance qu'ils savent mieux que nous la bonne manière de présenter à Dieu notre prière97.
Quand on se met à prier Dieu, il arrive qu'on commence par inviter les saints, les anges et la Mère de Dieu à être présents et qu'on leur demande de permettre qu'on ait part à leur prière… Tous ceux que nous invoquons au ciel sont occupés à prier98. Ce dont on peut être sûr, c'est que, si on les appelle, ils nous sont présents invisiblement et ils nous aident.
En recommandant aux anges et aux saints notre prière, on voudrait qu'ils nous aident à trouver les mots justes pour nous adresser à Dieu Trinité, on voudrait qu'ils nous les suggèrent; on voudrait aussi qu'ils s'approprient notre prière telle qu'elle est avec son contenu et ses désirs, qu'ils fassent leurs nos besoins, qu'ils habillent nos prières de leurs paroles, qu'ils les transmettent à Dieu comme s'il s'agissait de ce qui leur est le plus personnel. Ce faisant, il arrive que notre prière se transforme, que ce qui nous semble important se déplace: on se 'convertit' au point de vue des saints et du ciel, et cela nous conduit à préférer leurs désirs aux nôtres parce que leur avis nous semble finalement beaucoup plus plausible que le nôtre. On comprend que, dans la prière des saints, des ponts se construisent et des possibilités s'ouvrent auxquels nous ne pensions pas99.
Invoquer un saint, c'est pour ainsi dire le relier de nouveau à la terre; c'est comme si ma prière le plaçait en un lieu nouveau: maintenant il est comme à genoux à côté de moi, il prie avec moi selon l'habitude qu'il avait autrefois ici-bas, mais maintenant il prie en même temps au ciel; pour lui il n'y a pas de distance. En priant avec moi, il ne perd rien de son activité au ciel, mais celle-ci acquiert, par notre prière commune, une nuance nouvelle qui provient en quelque sorte de ma prière. Dans une prière qui se fait ainsi dans la communion des saints, des liens se tissent en tous sens: de moi vers le saint que je prie, de moi à Dieu, du saint à moi et du saint à Dieu, de Dieu à moi et de Dieu au saint. Quand un saint prie à côté de moi et avec moi, il examine pour ainsi dire en même temps ma prière, il examine mon désir, il le prend en lui après l'avoir examiné et purifié, il le transmet à Dieu, puis Dieu le lui rend et il me transmet en quelque sorte le résultat. Mais tout cela se déroule sans que le saint soit une sorte de station intermédiaire (au ciel) entre Dieu et moi. On pense: il est là-haut en présence de la majesté de Dieu, je suis ici-bas dans une obscurité épaisse. Mais la prière dans la communion des saints ne me permet pas seulement de lever les yeux vers le ciel, elle ne fait pas que me rapprocher un tant soit peu du ciel pour me donner une nouvelle confiance dans mes difficultés, elle rapproche le ciel de moi100.
L'Eglise sait que ses membres qui meurent ne l'oublieront pas quand ils seront dans la vision de Dieu, ils lui rendront son amour, ils la soutiendront. Finalement on ne sait pas si l'Eglise pourrait subsister si tous les saints - ceux qui vivent encore ici-bas, ceux qui ne sont pas encore nés et tous ceux qui iront au ciel un jour ou l'autre - ne lui offraient pas leur aide active pour préparer les hommes à la vision de Dieu. L'éternité étant un éternel présent, Dieu peut mettre à la disposition de l'Eglise l'avenir aussi bien que le passé. Pas plus que je suis en mesure de dire que la prière que je fais maintenant aura un effet au Canada dans cinq minutes, on ne sait quel amour du ciel apporte maintenant son aide à l'Eglise. Tous ceux qui aident, quelle que soit l'époque où ils vivent, ont part d'une manière ou d'une autre à ce qui se passe en cet instant présent. L'événement temporel est inséré dans l'éternel et, dans son omniscience, Dieu est en mesure de laisser agir toutes les causes qu'il veut101.
Souvent on n'a aucune idée de l'aide apportée à toute prière par la communion des saints, par l'Eglise, par tous les orants dispersés sur la terre, et également par le ciel tout entier qui, à sa manière, porte plus loin les prières de la terre. La Mère de Dieu les entend et les transmet, les saints aussi s'y emploient d'une manière qui correspond à ce que fut leur mission terrestre, seulement ils ont maintenant plus de liberté; les anges aussi le font en vertu de leur nature d'anges parce qu'ils ont mission d'aider les hommes102.
Marie surtout nous apprend à prier. Elle est "celle qui apprend à chacun à prier le Fils"103. Elle-même "lance sa prière à Dieu comme une balle, avec la confiance qu'il la saisira"104.
Chaque fois qu'on s'occupe de la Mère, on s'approche du Fils. Elle nous invite à prier avec elle et à sa manière à elle. Et on peut inviter d'autres personnes à prier ensemble; on peut en inviter toujours davantage, des personnes et des communautés, et finalement le monde entier. Cela met Marie en joie105. "Ce qui caractérise la prière mariale, c'est d'inclure le monde dans sa prière sans vouloir tracer une limite quelconque entre soi et le monde"106.
Dans la prière comme dans toutes les autres circonstances de la vie, les rapports de Marie avec son Fils sont complexes. Le Fils demeure Dieu malgré l'abaissement de son Incarnation, et Marie demeure totalement partie intégrante de l'humanité malgré la grâce qui l'a rachetée par avance. Dans les échanges avec son Fils, non seulement elle donne et elle reçoit, mais elle se trouve placée devant son mystère: il est engendré par le Père et il voit le Père. Quand Marie prie avec son enfant, elle utilise les mots qu'il connaît, elle demande des choses qui lui semblent nécessaires, elle prie comme le fait une bonne croyante; mais elle sait que le Fils, qui entend ses paroles, les reprend et les présente à Dieu d'une manière qui la dépasse. Non seulement parce que le Père et l'Esprit Saint la reçoivent du Fils, mais parce que la prière du Fils lui-même, la manière qu'il a de parler au Père, lui demeurent inaccessibles: cela fait partie du mystère trinitaire107.
Dieu a besoin de Marie: il veut qu'elle soit la mère du Seigneur. Elle est si proche du Fils qu'elle le nourrit de son sang, elle si proche de l'ange à qui elle a confié son oui qu'elle comprend et porte tout ce qui est saisissable du mystère céleste; par son service, elle répond à ce mystère sans se détacher de lui, sans se mettre en opposition avec lui. Les mots qu'elle dit à son enfant sont adressés au Fils de Dieu qui est la deuxième personne de la Trinité; ils ont donc une relation directe à la Trinité. Elle ne se tient pas comme sur le seuil pour parler au centre incompréhensible de Dieu, elle qui n'est que créature; elle parle du lieu où elle est, et toute la Trinité l'entoure et l'entend là où elle est; il ne peut y avoir là aucun désordre parce qu'elle a la foi et que la foi lui permet de dire avec justesse ce qu'elle a à dire… En tant que médiatrice de la grâce, elle nous montre comment nous devons prier, comment nous pouvons parler au Fils, à l'Esprit et au Père sans souligner la distance qui nous sépare d'eux: cela ne ferait que nous éloigner de Dieu. Nous comprenons que, si nous sommes vrais et simples en priant le Seigneur, toute la Trinité 'arrondit' notre prière (lui donne ses justes dimensions, la complète), et la réponse nous vient de l'unité de Dieu, de la plénitude de l'amour trinitaire. Cela nous incite, quand nous prions, à ne pas perdre de vue cette plénitude divine108.
Rencontre de toute l’Église
La prière a toujours un aspect horizontal: elle inclut implicitement le monde entier et ses effets s'étendent au monde entier109.
Il peut y avoir dans la prière une sorte de rencontre anonyme avec toute l'Eglise. Celui qui prie chrétiennement sait qu'il n'est jamais seul, quel que soit le lieu où il prie. D'autres hommes aussi sont en prière et il existe quelque part un accès à toute prière. En priant, on entre dans le monde de la prière de tous les croyants, de l'Eglise dans son ensemble… L'orant isolé peut avoir l'impression d'être un ouvrier qui apporte une petite pierre à une construction extraordinairement grande. Et il est là pour apporter cette contribution même si sa pierre lui semble ridiculement petite comparée à l'ensemble de l'édifice. Et quand, dans la prière, il voit d'autres ouvriers avec leur charge sur les épaules, quand il voit sur leurs visages leur peine et leur labeur, quand il voit leurs mains usées par le travail, il peut aussi connaître dans la prière quelque chose de leur attitude de prière… Il peut arriver aussi qu'on soit trop faible pour prier avec vigueur, trop fatigué pour demander quelque chose, trop épuisé pour trouver les mots justes, et qu'on rencontre alors un grand orant à qui on peut confier sa propre prière; il la prend avec lui; ce qu'il en fait, c'est son affaire. Ou bien Dieu permet qu'on porte soi-même la prière d'autres personnes. Il se peut qu'on ne sache pas de quoi il s'agit exactement, mais on sait qu'en ce moment on porte quelque chose110.
Dans la prière, les chrétiens ne devraient pas se cacher les uns des autres. La prière de l'Eglise devrait toujours se dérouler de telle sorte que tous ceux prient soient sans voile en esprit les uns devant les autres. Mais quand cela arrive-t-il? Nous sommes dix femmes qui allons ensemble à l'église; nous disons ensemble le même rosaire, nous disons les mêmes mots et nous sommes très attentives à prier chacune pour soi sans que les autres aient accès ou part à notre prière… Quand nous entrons dans une église, nous devrions commencer par prier pour ceux qui sont là, puis nous immerger dans la prière commune, essayer de faire monter vers Dieu une prière commune… Seule une âme nue peut être féconde111.
Toute prière, finalement, dans l'Eglise inclut l'Eglise entière et a un effet dans toute l'Eglise. Personne n'est en mesure de sortir de la communion de l'Eglise pour prier, et personne n'en a le droit, personne ne peut prier que pour soi. Chacun doit savoir qu'en priant il est porté par la prière de tous les autres. Que ce soit une prière officielle de l'Eglise ou que ce soit une prière personnelle qu'il exprime, qu'il prie par devoir ou pour la seule joie de prier, avec ou sans sentiment: tout est recueilli et déjà porté par avance au Seigneur par la prière de tous les croyants. Quand on prie avec l'Eglise, il se produit dans le Seigneur comme une rencontre de notre prière avec la prière de l'Eglise. Si on prie hors de l'Eglise, l'Eglise certes prie pour nous, mais nous ne prions pas pour l'Eglise. Il manque à notre prière une force essentielle qui provient de l'union des deux dans le Seigneur112.
"La nuit, avant que les chiens se mettent à aboyer sans fin, il est des moments de silence parfait que les bruits de la nuit, le bruissement des feuilles par exemple, ne font que souligner. On est seul, mais on sait qu'au même moment on prie en beaucoup de lieux du monde, en de nombreux monastères on se lève la nuit pour aller au chœur, ou bien une mère quelque part implore pour son enfant, ou bien un jeune lutte dans la prière pour sa vocation, ou bien il rend grâce pour la vocation qu'il a reçue. Toutes prières du silence. Et c'est un bonheur infini que d'avoir le droit de prendre part à cette prière du monde, de ne pas devoir penser pour le moment à son manque de densité, ni non plus à tous ceux qui ne prient pas. On participe à une prière qui existe… et c'est merveilleux d'être admis à prier avec tous les autres dans le silence de la nuit"113.
La prière, une fête? "Les chrétiens célèbrent des fêtes: dans l'enceinte de l'église, chez eux dans l'esprit de l'Eglise, partout ils rencontrent des jours de fête. Et ils invitent aussi le Seigneur à participer à leur fête, comme les gens de Cana. C'est pour eux un miracle suffisant que le miracle par excellence, le Dieu incarné, veuille être parmi eux. Partout où il demeure, il transforme le quotidien en la réalité pleine d'espérance d'une obéissance croyante, un amour tiède en amour débordant… L'obéissance exige que nous célébrions les fêtes de Dieu. Et que nous les célébrions comme des fêtes joyeuses et débordantes, que nous nous accordions à leur contenu… Nous n'avons pas besoin de regarder en arrière, pleins d'inquiétude, sur nos médiocrités, il ne nous faut pas fêter comme des pécheurs moroses, nous pouvons participer dans l'obéissance à la prodigalité de la joie divine… Le Saint Esprit est l'organisateur de la fête, … il souffle dans l’Église à travers les siècles, afin que… nous soyons joyeux avec Dieu. Il n'est pas permis de se soucier d'hier ou de demain"114.
La prière, une fête? Il y a l'autre aspect de la réalité. Il y a aussi toutes les fausses prières, celles qui veulent imposer à Dieu leurs mesures, il y a tous ceux qui semblent prier alors que peu le font vraiment. "De même que le Seigneur a souffert pour tous, de même ceux qui prient en vérité souffrent pour tous ceux qui prient faussement. Le poids de plomb des fausses prières est accroché à la rare prière authentique"115.
On prie peut-être avec le désir qu'un tel et un tel prient mieux… et c'est une pensée d'orgueil. On pensait que la prière des autres était tiède, et on doit apprendre à ne plus prier pour que ces gens prient mieux, mais pour obtenir de prier soi-même avec leur simplicité et leur force116.
Et cependant on peut vraiment faire don à Dieu de sa prière pour qu'il l'utilise comme il lui semble bon. Mais quand un chrétien a fait don à Dieu et à son trésor de prière de quelque chose pour qu'il en fasse un libre usage, il serait inconvenant qu'il veuille reprendre son don. Supposons qu'il ait beaucoup prié et médité, et qu'il en ait remis le fruit à Dieu; puis vient pour lui un temps de détresse et d'obscurité: il a besoin d'aide. Il ne peut pas alors dire à Dieu: donne-moi maintenant ce que j'ai mis en dépôt auprès de toi. Ce serait sordide. Car son intention était bien de laisser à Dieu la libre disposition de ce qui lui appartenait117.
Il y a toujours communication en Dieu entre ceux qui prient. "Si une personne qui en aime une autre confie sa prière au Seigneur, le Seigneur l'utilise en faveur de l'œuvre de la personne aimée, même si l'autre ne l'a pas demandé expressément. En cueillant notre fruit, le Seigneur tient compte de ce que nous aimons d'un amour chrétien. Il ne se désintéresse pas du cercle personnel de celui qui prie"118.
La première, Marie "montre comment, quand il est chrétien, l'amour humain ne s'accomplit jamais qu'en Dieu". "Tant que le Fils vivait à Nazareth, elle avait le ciel à la maison, parce que le Fils est à la fois au ciel et sur terre". Quand il la quitte pour sa vie publique, Marie l'accompagne à distance. Ne le suivre qu'en pensée serait stérile, "mais l'accompagner en Dieu de ses pensées, l'accompagner de ses prières, voilà qui a un sens fécond et qui rétablit une proximité"119.
Celui qui prie a le pouvoir de rapprocher les siens de Dieu, de recommander pour la vie éternelle dès leur vie présente ceux qui lui sont confiés de telle sorte qu'il se produit un déplacement, que quelque chose de la vie terrestre s'insère dans la vie éternelle, soit mis sous protection divine. Les intéressés n'ont pas besoin de le savoir pour le moment, le fruit n'en existera pas moins120.
Le Fils a passé toute sa vie terrestre dans une prière au Père. Quand on se trouve en compagnie d'autres personnes, on devrait toujours faire naître une situation de prière même quand on sait que l'autre ne prie pas ou qu'il ne connaît qu'une prière de demande purement égoïste. Il faudrait qu'on garde la prière vivante au cœur de l'action; même si, sur le moment, on ne peut utiliser ni les pensées ni les mots de la prière, tout devrait cependant se trouver pris entre les parenthèses de la prière. Dans toute relation toi-moi, on devrait persévérer dans une prière telle que l'autre trouve suffisamment d'air pour y respirer. Si notre interlocuteur est catholique et qu'on lui dise: "J'y penserai", l'autre saura qu'on promet de prendre la chose dans la prière; cela crée une atmosphère commune. Il se souviendra de la conversation comme de quelque chose dont la prière n'était pas absente. Si mon interlocuteur n'est pas catholique, c'est plus difficile; on doit faire beaucoup pour lui, … je dois offrir à Dieu de prendre dans ma prière ce qui est nécessaire pour qu'il intervienne. Et Dieu peut me prendre au mot: "Tu ne te souviens plus de monsieur Dupont, il y a longtemps... ?" Et de l'imprévu peut se produire: ma foi peut devenir plus difficile, la consolation m'être enlevée, toute recherche de Dieu, toute prière peuvent devenir une vraie souffrance121.
L'éternité relie tous les temps entre eux si bien qu'en raison d'une prière d'aujourd'hui Dieu peut corriger quelque chose qui s'est passé il y a des milliers d'années122.
L'Eglise prie pour les mourants. En priant pour eux, elle veut les préparer à voir Dieu. Ceux qui prient pour les mourants ne voient pas Dieu mais, par la foi, ils savent que la vision existe. La prière contient une connaissance de la vision. En soi, il peut paraître étrange que des non-voyants préparent les autres à la vision. Mais il fait partie de la plus ancienne tradition de l'Eglise que certains de ses membres, dès ici-bas, commencent à voir et qu'il revient à l'Eglise de 'gérer' leur vision: ce sont la plupart du temps des ministres et des confesseurs sans visions qui ont à diriger les voyants. Personne ne sait quand un mourant commence à voir Dieu. Mais l'Eglise sait qu'elle a à l'y préparer. Il n'y a là chez elle aucune jalousie, aucun désir de voir avec le mourant; il n'y a là que l'amour le plus simple qui fait qu'une mère partage à ses enfants le pain qu'elle-même ne veut pas manger, dont elle prendra peut-être elle-même quelque chose quand ses enfants seront rassasiés123.
Dans le cas extrême de la préparation à la mort comme dans tout le reste de la vie, "ce qu'un être humain peut donner de plus profond à son prochain, c'est sa prière; ce qu'il lui donne alors est si profond qu'il est incapable de le lui montrer". C'est un don sans intermédiaire à l'intimité de l'autre de quelque chose qui provient de ce qu'il y a de plus secret en lui124.
Dépouillement et plénitude
Plan : Plénitude - Dépouillement - Toute vraie prière es exaucée
Plénitude
"Il y a des moments où l'on prie sans effort, où des pensées du monde l'on revient facilement à la prière, où l'on s'endort en priant parce que, entre les conversations qu'on a avec les hommes, la prière s'établit d'elle-même comme l'air ambiant. Sans que l'on fasse quoi que ce soit pour qu'il en soit ainsi… Elle est là, tout simplement. Il suffit de se trouver là où elle est. La prière est comme un livre ouvert dont on reprend la lecture après une interruption; point n'est besoin de signet, il n'y faut aucun effort. Pas plus qu'on ne remarque comment l'air remplit à nouveau la place qu'occupait un visiteur, un instant plus tôt, on ne réfléchit au geste que l'on fait pour reprendre la prière"125.
Quand on prie, on sait que la plus grande part de la prière est un don de Dieu. Même quand on prie quelque chose d'aussi connu que le Notre Père, même quand on est convaincu d'avoir pris soi-même la décision de prier et de se recueillir dans sa chambre pour accueillir en soi les pensées et les désirs du Fils: on reconnaît pourtant tout de suite que tout nous est donné. Toute parole que l'on dit dans la prière signifie beaucoup plus qu'on ne le saura jamais, elle a une plénitude qu'on ne pourra jamais lui donner nous-mêmes: Dieu doit l'entendre d'une manière divine et ce n'est qu'ainsi qu'elle devient une parole qui arrive jusqu'à lui. Et cette transformation de notre prière pour qu'elle atteigne Dieu est un pur don126.
Toute vraie prière connaît des moments où le croyant se sent transporté d'une manière ou d'une autre dans un monde qui n'est pas le sien: certaines limites - de ses capacités, de sa compréhension, de ses sentiments, de ses attentes - s'évanouissent pour faire place à quelque chose qu'il ne connaît pas mais dont il est sûr, dans la foi, que cela appartient à Dieu. Ces instants peuvent lui être donnés pour lui apporter consolation et courage, pour lui inspirer confiance, ou simplement peut-être pour l'accompagner dans sa foi et lui faire acquérir une certitude sur son chemin127.
Souvent le Seigneur se communique à celui qui prie en lui donnant de sentir sa présence. Cette expérience n'est pas accompagnée de phénomènes extraordinaires, mais elle donne une certitude. Nous sommes consolés. Nous savons que le Seigneur est là. Il n'est nulle part aussi présent que là où l'on cherche à s'approcher de lui. Et c'est ce qu'on essaie de faire dans la méditation. Nous devons savoir de manière neuve que, dans la méditation, le Seigneur est présent parmi nous avec toute sa gloire. Si nous en sommes pénétrés de toute la force de notre foi, il ne peut se faire que sa présence au milieu de nous ne nous accompagne pas tout le jour, et cela de telle sorte qu'il met tout en œuvre pour nous enrichir et rendre féconde notre vie. La fécondité de la vie consacrée tient à ce que le Seigneur nous communique sans cesse quelque chose de sa propre fécondité, non pour que nous accumulions des trésors pour nous, mais pour que nous puisions dans ses trésors afin de les distribuer avec lui128.
Il arrive parfois qu'on prie en quelque sorte d'une manière normale et 'habituelle' sans inclination particulière, mais aussi sans aucun 'dégoût', et tout à coup on est saisi par la présence de Dieu, on est totalement happé. Dieu fait connaître sa voix, son secret et sa présence, et c'est comme s'il priait parfaitement en nous si bien qu'on s'abandonne très volontiers à cette manière de dépouillement de soi. Et quand Dieu révèle ainsi son secret - peut-être était-ce le Fils qui nous a introduit dans sa prière au Père -, on est ensuite doucement relâché pour que maintenant on prie soi-même de la manière que Dieu vient de nous donner. Avec un feu nouveau, avec une présence autre que celle qu'on avait au début. Avant, c'était ce qui était 'habituel', à présent c'est une sorte de contrainte intérieure de l'amour: c'est comme si on ne pouvait pas faire autrement. On donnerait tout pour pouvoir continuer éternellement cette prière nouvelle. C'est comme si c'était notre prière, et cependant ce n'est pas la nôtre, c'est le dernier cadeau qu'on commence tout juste à utiliser, qu'on espérait depuis toujours et dont on se réjouissait à l'avance et qui maintenant est enfin arrivé totalement129.
La prière de l'Eglise et de chacun de ses membres est comme une musique céleste que le ciel entend… Ce qui est frappant, c'est que vraiment, en cet instant même, tant de gens prient et prient tout à fait simplement dans la joie; en présence du rayonnement de Dieu, ils ont oublié leur propre sort, leurs propres soucis, leurs responsabilités, ils n'ont plus d'importance à leurs propres yeux. Pour eux, ce n'est pas comme une ascèse consciente qui les rendrait étrangers à leur propre vie afin d'être libres pour les autres; non: parce qu'ils se donnent totalement, ils en oublient tout l'humain comme quelque chose de sans importance, et c'est ce qui est beau et qui sonne juste. On fait parfois soi-même l'expérience de quelque chose de semblable dans la prière. On se propose de prier, on s'y met, et tout à coup on n'est plus seul: on se trouve à l'unisson de la mélodie de la prière de tous130.
Il y a infiniment à apprendre du Livre de tous les saints, qu'il faudrait plutôt appeler le Livre de la prière de tous les saints: il fait partie des œuvres posthumes d'Adrienne. Voici, presque au hasard, comment, dans ce volume, sont caractérisés trois saints et leur prière:
Saint Benoît Joseph Labre (+ 1783): "Pour lui, la prière est aussi naturelle et aussi simple que le sommeil ou le manger pour un homme en bonne santé". Thomas a Kempis (+ 1471): "Prier est pour lui plus important que de manger ou de dormir". Saint Alphonse de Liguori (+ 1787): "Il est difficile de dire quand il commence et quand il cesse de prier…"131
Celui qui un jour a prié et s'est trouvé du fait même dans la vérité, porte en lui un germe de vérité qui est indestructible, une lumière qui, si petite et oubliée qu'elle soit, est inextinguible. "La prière appartient à la vérité"132.
Dépouillement
Tout ce qui, dans la prière, nous paraît négatif "fait aussi partie de la plénitude", note H.U. von Balthasar133.
On peut, dans la prière, faire l'expérience d'une proximité, d'une présence, d'une aide de Dieu ou de la Mère du Seigneur par exemple. Mais on peut nous demander de renoncer, dans la méditation d'aujourd'hui, à l'aspect sensible de cette proximité et de prier sans consolation134.
Que nous puissions prier est un don de la grâce de Dieu; sans cette grâce, nous serions comme Judas. A la dernière Cène, Jean a du mal à prier: la menace de la Passion imminente, la présence du traître le font entrer dans une sorte de nuit de la prière. Même quand personne ne nous empêche de prier, nous sommes souvent à nous-mêmes un obstacle suffisant. Ce n'est pas que Jean ne veuille pas prier, mais la trahison de Judas, son péché, la menace qu'il fait peser rendent Jean incapable de prier et d'aller à Dieu sans problèmes comme autrefois et d'être avec le Père en s'entretenant avec le Fils. Pour le moment, cette conversation est pour lui muette. Il y a ici une approche possible de la nuit mystique. Souvent, sans faute de notre part ni de la part de quelqu'un d'autre, l'ombre de la croix… nous empêche totalement de prendre part à la conversation divine135.
"Il y avait autrefois un mort merveilleux qui s'appelait la prière, il avait quelque chose d'une source limpide, il était plein de dialogue et d'amour; la vie humaine y trouvait son sens, la prière éclairait tout ce qu'elle touchait. Il semblait se propager et il faisait pousser la vie et l'amour comme des fleurs bien soignées. Mais à présent le Toi est - je ne dis pas absent car cela inclurait la pensée d'un retour possible - inconcevablement vide et inexistant"136.
Pour le chrétien qui accueille l'absence de consolation dans un pur abandon à Dieu, elle sera féconde. Il y a dans l'absence de consolation un certain niveau de la rencontre avec Dieu… Qui rencontre Dieu vraiment même dans l'absence de consolation, celui-là s'est donné à Dieu pour de bon. Un chrétien par contre qui ne s'engage pas tout à fait ne fera jamais l'expérience de l'absence totale de consolation dans la prière137.
Pour le curé d'Ars, le fil conducteur de sa vie, c'est le prochain, tous ceux qui se présentent à son confessionnal. Lui, le pasteur sans consolation, va consoler le pécheur désolé. Et le moyen qui lui permet de consoler le pécheur, c'est l'absence de consolation pour lui-même. La consolation, c'est ce qu'il y a pour lui de plus inaccessible: lui-même ne la trouve pas en Dieu et il ignore aussi la consolation qu'il doit donner. Très souvent quand il se rend à son confessionnal, il ne voit rien devant lui. Il ne sait qu'une chose: il y aura encore une fois quelqu'un qui sera là. C'est sa manière à lui de manquer de consolation. Souvent il se passe ceci: il voit qu'il a consolé quelqu'un, que la consolation s'est répandue dans les autres; mais une fois qu'il a vu cela, sa propre consolation ne va pas plus loin. Il n'a pas le droit de se consoler de la consolation qu'il a donnée. Il ressemble à un pêcheur de perles qui ne cesse de plonger; chaque fois qu'il a trouvé une perle, il doit aussitôt la donner et replonger dans un danger plus grand pour en trouver une autre. Et cela pour un patron qui lui est étranger. Et plus le curé d'Ars connaît quelque chose de la consolation - et il est obligé, pour les autres, d'en savoir quelque chose - plus ce qu'il en sait lui paraît irréel.
Si l'on connaît cet état, on doit avant tout y rester. Le grand danger, dans l'absence authentique de consolation, c'est la fuite. Fuite d'un état imposé par Dieu pour un autre que je choisirais moi-même. Le curé d'Ars le sait très bien: s'il n'était pas tout à fait honnête, s'il s'accrochait à l'état de consolation de ses pénitents, il leur ferait franchement tort. Il ne serait plus dans l'espèce d'impuissance que Dieu lui demande. Car l'absence de consolation donne à celui qui prie l'impression qu'il n'en peut plus. Cela le contraint à ne plus compter sur lui-même… On entre souvent dans la prière comme dans une salle où se trouvent exposés différents tableaux et l'on se demande: quel tableau vais-je contempler aujourd'hui? Mais parfois, dans la salle, il n'y a aucun tableau; alors c'est la salle elle-même qu'il faut contempler. On doit devenir soi-même un pur espace pour Dieu, se faire réceptif pour toute impression venant de lui. Aussi désarmé que possible.
Ceci n'est valable, naturellement, que pour une absence de consolation imposée par Dieu. Le discernement des esprits est ici indispensable. Celui qui se montre impossible avec les autres et ne trouve pas ensuite la paix dans la prière, on ne peut pas dire que l'absence de consolation qui est la sienne lui soit imposée par Dieu. Il n'y a de véritable absence de consolation que lorsqu'on porte les fruits que Dieu attend de nous malgré notre état subjectif138.
"Quand je sais que le Seigneur veut ma nuit, il ne m'est pas difficile de la supporter. Je suis capable de dire oui à ma privation actuelle en considération d'une plénitude ultérieure. La petite Thérèse décrit toujours la nuit comme si elle savait que le Seigneur a décidé cette épreuve; il se peut qu'elle le fasse pour ne pas inquiéter les autres". La nuit proprement dite, c'est celle où l'on ne sait plus que le Seigneur en dispose139.
Si l'on rencontrait un saint sans le savoir, on se dirait peut-être: c'est un homme heureux (la joie fait certainement partie de la sainteté), c'est un homme sans problèmes, et l'on trouverait que la rencontre est agréable, sans plus. Et puis il y a le saint avec sa mission et sa prière; on ne peut jamais le prendre trop au sérieux dans sa prière: c'est là qu'il vit ses heures les plus belles mais aussi les plus difficiles. Les plus belles, quand il lui est permis de faire l'expérience des choses de Dieu et du ciel; les plus dures, quand Dieu lui fait subir des exercices crucifiants ou quand il lui fait voir des choses qui dépassent totalement l'être humain qu'il est… Ce n'est pas nécessairement la nuit obscure, ce peut être n'importe quel 'travail d'éducation' que Dieu entreprend sur son saint, et ça peut faire terriblement mal. Non pas surtout parce que Dieu corrige une faute, mais parce que Dieu permet que son saint participe à quelque chose qui reste totalement indéfinissable140.
Au ciel, il n'y aura plus de prière sèche, mais on gardera le sens de ce qu'est la prière sèche sur la terre et on aura le devoir de rendre plus douce la prière sèche des croyants, on aura le devoir d'intervenir là où, du fait d'une prière de pure sécheresse, il y a risque qu'il n'y ait plus de prière du tout. Au ciel, on a l'intelligence de tout ce qu'on a vécu autrefois sur la terre. Et c'est justement parce qu'au ciel on ne ressent plus la sécheresse qu'on est d'autant plus sensible à ce qu'elle soit ressentie sur la terre. Plus on reçoit d'amour au ciel, plus on comprend ceux qui, sur terre, ne reçoivent plus d'amour sensible141
La prière peut être 'abstraite' pour celui qui prie, elle ne l'est pas pour Dieu. L'orant doit espérer, avec le temps, être introduit plus avant dans le mystère. Il sait que Dieu sait tout. Mais il se peut que Dieu garde son mystère absolument inaccessible à l'orant. Celui-ci doit alors persévérer comme dans l'abstrait; tout se joue dans un acte où l'orant se donne à Dieu et où Dieu le reçoit. Dieu laisse dans l'obscurité la manière dont il fera usage de cette prière. Mais ce qui, pour l'homme, est abstrait est concret en Dieu et, si Dieu le veut, cet abstrait peut devenir concret également pour l'orant. Et ce n'est pas parce que l'orant participe à un mystère permanent qu'il lui est permis de vivre dans une sphère 'sublime' qui n'a rien à voir avec la vie de tous les jours. Même si la prière et la pénitence du Carmel concernent un péché du monde dont il n'est pas donné à l'orant ou à l'orante de voir le caractère concret, la prière du Carmel ne peut pas devenir une rêverie qui plane et que Dieu ne peut pas utiliser concrètement. Pas plus qu'il n'est permis à la carmélite de rencontrer ses sœurs en rêve. Plus elle a part au mystère de Dieu, plus sa conduite doit être lucide, plus les menues tâches de sa vie quotidienne doivent être adaptées à leur but, plus elle doit avoir l'oreille fine pour écouter ses sœurs. Qui soutiendrait qu'il est tellement pris dans les rets de la contemplation qu'il n'a plus d'yeux pour le monde qui l'entoure donnerait un triste témoignage sur la qualité de sa prière. La grande Thérèse interrompait son extase pour préparer le repas142
Toute prière vraie est exaucée
"Celui qui croit dans le vrai Dieu sait que sa prière est toujours exaucée de quelque manière"143. Aucune vraie prière n'est jamais perdue. Toute prière atteint un but connu de Dieu et de la personne atteinte par la prière, le plus souvent à l'insu de celui qui prie144.
"Si deux personnes ont une confiance réciproque totale, elles peuvent exiger l'une de l'autre ce qu'elles veulent, même des choses que l'autre ne comprend pas tout de suite. Tout sera accordé à celui qui demande, puisqu'il est sûr que tout lui vient dans l'amour. Ainsi celui qui est en confiance avec Dieu peut-il lui demander tout ce qu'il veut; Dieu le lui donnera parce que cet homme a confiance en lui, se fie à lui, et parce que Dieu sait que de son côté il peut tout obtenir de cet homme. C'est dans cette relation confiante que consiste la joie parfaite, qui est une joie en Dieu"145.
A celui qui désire quelque chose dans son Esprit, Dieu accorde tout ce qu'il demande. Il le donne toujours, mais avec une extension gracieuse, ainsi qu'il a décidé de le faire dans son vouloir divin, à sa manière à lui, qui ne correspond peut-être pas à la manière de l'orant. Mais si celui-ci est humble et qu'il désire sérieusement la volonté du Père, il sait que c'est dans l'amour du Fils qu'il reçoit ce que le Père lui accorde146.
C'est une obligation pour chacun de frapper à la porte de Dieu (Mt 7,7). Mais celui qui frappe ne sait pas ce qu'il y a derrière la porte. Il peut y avoir une distance énorme entre ce qu'on attendait et la réponse de Dieu. On ne sait jamais si on va nous répondre, comment et quand et où on va nous répondre. Il faut s'en remettre totalement à Dieu, mais on est tenu de frapper à la porte147.
"Quand, entre nous, nous nous disons oui ou non, nous savons ce que nous voulons dire. Mais quand c'est à la Parole de Dieu que nous disons oui ou non, Dieu sait ce qu'il entend et notre parole s'inscrit dans son éternité"148.
Notre parole est enregistrée, mais comment? Dieu exauce toujours la prière, mais parfois ailleurs qu'on s'y attendait. Pour le croyant, seuls importent la volonté de Dieu et son accomplissement. "Dieu aimerait que nous apprenions à croire de telle sorte que nous découvrions ses charismes en toutes choses, que nous comprenions aussi son quotidien comme une grâce inouïe et que nous n'ayons pas besoin de l'extraordinaire pour croire à son amour"149
L'exaucement de notre prière par le Seigneur est-il autre que ce que nous attendions? Il voit mieux, plus loin, plus profond que nous. Il va à l'essentiel. Le paralysé demande la guérison, et le Seigneur lui dit d'abord: "Tes péchés te sont remis". Souvent dans l'Evangile, le Seigneur semble être à côté de la question. Ce qui se passe, c'est que la question n'était pas adaptée à la réponse que le Seigneur voulait donner150.
En toute prière, l'homme doit abandonner à Dieu ce que sera la réponse à sa prière. Même quand Dieu nous répond dans le sens espéré, même quand il nous envoie l'aide ou la délivrance désirées, personne ne peut mesurer ni expliquer l'étendue du cheminement invisible de la prière jusqu'à son exaucement. C'est pour quoi un chrétien ne s'étonne pas si la réponse à sa prière est toute différente de ce qu'il attendait. Il peut se faire que la difficulté qu'on voulait voir disparaître doive demeurer en place. Il se peut qu'à l'appel du croyant Dieu réponde par le silence; il faut alors que, dans la foi, le croyant comprenne que ce silence est une réponse. La foi qui sait qu'elle se trouve devant le silence de Dieu y consent. Elle sait que Dieu ne peut pas ne pas avoir entendu et qu'il a reçu dans son silence la parole de l'orant. Si le croyant le sait réellement, il a progressé par rapport à ce qu'il était au début de sa prière: il ne pense plus que Dieu devrait l'aider dans cette circonstance précise, il est convaincu que tout est très bien comme ça. Quand un homme a été amené par Dieu à entrer dans l'intelligence de son silence, sa foi s'en trouve dilatée, la participation de Dieu à cette foi est approfondie151.
Dans la prière, nous posons pour ainsi dire des questions au Seigneur et nous attendons d'une manière ou d'une autre une réponse qui n'a pas besoin d'être sensible et personnelle: toute paix et toute joie que nous ressentons dans une prière pure, mais toute peine aussi, font partie de la réponse du Seigneur152.
Que Dieu accueille la prière est toujours une pure grâce. Dieu est essentiellement libre et il dispose d'une profusion de possibilités. Supposons que je prie pour avoir de la pluie et toi pour avoir du beau temps, et que Dieu envoie du beau temps: il se peut que ma prière pour la pluie ait été jointe à ta prière à toi pour le beau temps153.
Toute prière vraie est exaucée, non la prière égoïste. Il y a des demandes au Père que le Fils soutient, mais il en est qu'il n'appuie pas. "Il n'appuiera aucune demande égoïste… Il n'appuiera pas la demande de ces pécheurs qui, détournés de Dieu, se souviennent, il est vrai, de la possibilité de la prière, mais l'exercent en dehors de la foi et de l'amour, comme une formule magique"154.
Il y a des prières qui ne sont pas exaucées tout de suite. A Cana, Marie a commencé par essuyer une espèce de refus. Mais le vin de la fin des noces est meilleur que celui du début. Il en est de même quand nous demandons quelque chose à Dieu; il nous accordera finalement plus que ce que nous avons désiré. A Cana, c'est du vin meilleur, plus tard ce sera une surabondance de pains ou une pêche merveilleuse155.
Toute croissance est lente et appartient à Dieu. Il y a des moments où le blé pousse pour ainsi dire à vue d'œil et d'autres moments où il semble que rien ne se passe. Ils faut laisser mûrir les choses en Dieu. Ceux qui sont consacrés à Dieu ne doivent pas s'impatienter s'ils ne voient pas le fruit de leur prière, pas plus qu'une mère qui porte un enfant sous son cœur n'a à se ronger d'impatience. Il y a des temps où le blé verdit, des temps où il mûrit et des temps où l'on ne voit rien. Le plus important est de ne pas oublier que toute croissance est un don de Dieu156.
La prière peut être quelque chose que le mystique (ou tout chrétien) offre à Dieu dans l'obscurité la plus complète, et Dieu peut transformer cette prière en résurrection à l'insu de celui qui prie. Un Jean de la croix peut prier dans la nuit noire avec le sentiment d'être totalement abandonné de Dieu, et sa prière mourante peut se transformer en un instant en jaillissement de vie pour l'Eglise et pour l'éternité: le fruit peut naître d'une semence qui semblait tout à fait stérile157.
Ce que Dieu aime le plus donner, c'est du divin. Aucune prière ne réjouit davantage le Père que la demande d'une grâce filiale, de pouvoir de quelque manière marcher sur les traces du Fils, parce que alors le Père est en état de donner ce qu'il donne le plus volontiers: l'Esprit158.
Prier, c'est converser avec le Seigneur, avec Dieu Trinité et son amour, c'est laisser couler en soi sa lumière, se laisser ouvrir à sa grâce, ne plus vouloir être que ce qu'il attend de nous. Peu importe la forme de cette prière: prière vocale ou prière contemplative, prière avec des mots connus empruntés à l'Evangile ou à la liturgie, prière avec des mots qui se présentent à l'instant à notre esprit ou contemplation sans paroles. La prière est aussi un exercice ascétique dans la mesure où nous n'y introduisons pas tout ce qui fait notre vie mais où nous laissons la place à ce qui est au Seigneur et à ce qui l'intéresse159.
Il est tout à fait légitime de prier à des intentions particulières, aussi bien dans la prière collective que dans la prière individuelle. "Ce droit est celui du prêtre à l'autel, non moins que celui de la simple petite vieille agenouillée près du dernier pilier". Mais Dieu a aussi des intentions et il est normal qu'il en ait. "On peut faire dire une messe à une intention personnelle, mais on peut aussi la mettre à la disposition du Seigneur, à l'intention de son choix". Entre Dieu et l'homme existe la possibilité de se faire réciproquement des cadeaux: c'est une œuvre de l'amour. Un chrétien, finalement, pourrait dire à Dieu: "Même si je viens avec mes désirs précis, fais-en ce que tu voudras"160.
"Jamais l'homme ne dispose de toute la vérité, toujours il en reste une partie auprès de Dieu". En tout ce que nous faisons et décidons (en toutes nos prières), nous devrions toujours ajouter, au moins mentalement: "A condition que Dieu n'en dispose pas autrement"161.
Notes de la 2e partie
1. H.U. von Balthasar, Adrienne von Speyr et sa mission théologique, p. 58.
2. L'expérience de la prière et Le monde de la prière. Textes choisis d'A.v.S. sur la prière dans l'ouvrage cité ci-dessus à la note 1, p. 291-299.
3. H.U.v.B., Ibid. p. 58.
4. Kreuz und Hölle, II, p. 350.
5. Le sermon sur la montagne, p. 135 (sur Mt 6,6).
6. Le Dieu sans frontière, p. 23-25.
7. La confession, p. 191.
8. L'expérience de la prière, p. 9.
9. Das Wort und die Mystik, I, p. 45.
10. Ibid., p. 182.
11. Die katholischen Briefe, I, p. 187-188 (sur Jc 4,3).
12. Theologie der Geschlechter, p. 112.
13. L'expérience de la prière, p. 16-17.
14. Le sermon sur la montagne, p. 142-143 (sur Mt 6,8).
15. La confession, p. 191.
16. La Servante du Seigneur, p. 155.
17. L'expérience de la prière, p. 70-71.
18. Le livre de l'obéissance, p. 108.
19. L'expérience de la prière, p. 123.
20. Ibid., p. 63.
21. Erde und Himmel, II, n° 1830.
22. Le sermon sur la montagne, p. 139-140 (sur Mt 6,6).
23. Le Dieu sans frontière, p. 24-25.
24. Ibid., p. 92.
25. Jean. Discours d'adieu, I, p. 66-67 (sur Jn 13,25).
26. Jean. Naissance de l'Eglise, II, p. 91 (sur Jn 21,14).
27. Ibid., p. 92 (sur Jn 21,15).
28. Das Wort und die Mystik, II, p. 574.
29. Ibid., p. 574-575.
30. Erde und Himmel, II, n° 1400.
31. La confession, p. 220.
32. Apokalypse, p. 282-283 (sur Ap 7,11).
33. Jean. Naissance de l'Eglise, II, p. 77 (sur Jn 21,12a).
34. Jean. Discours d'adieu, II, p. 193-194 (sur Jn 17,1).
35. Jean. Naissance de l'Eglise, I, p. 183 (sur Jn 20,5).
36. Jean. Discours d'adieu, II, p. 53 (sur Jn 15,16).
37. Jean. Le Verbe se fait chair, I, p. 36-37 (sur Jn 1,3).
38. Jean. Discours d'adieu, II, p. 169 (sur Jn 16,24).
39. Das Wort und die Mystik, II, p. 46.
40. Markus, p. 576 (sur Mc 13,1-2).
41. Les portes de la vie éternelle, p. 125-126.
42. Markus, p. 197 (sur Mc 4,28).
43. Das Wort und die Mystik, I, p. 209.
44. Achtzehn Psalmen, p. 97 (sur Ps 84,10).
45. Comte Paul Biver, Apôtre et mystique. Le Père Lamy, Paris, 1934, p. 138.
46. Jean. Le Verbe se fait chair, I, p. 119-120 (sur Jn 1,12).
47 Allerheiligenbuch, II, p. 88.
48. Erde und Himmel, III, n° 2244.
49. Das Wort und die Mystik, I, p. 175-176.
50. Le Dieu sans frontière, p. 91.
51. Das Wort und die Mystik, I, p. 166-167; Erde und Himmel, III, n° 2304.
52. Das Wort und die Mystik, I, p. 67.
53. L'expérience de la prière, p. 14.
54. Ibid., p. 23.
55. La confession, p. 189-191.
56. Le livre de l'obéissance, p. 87.
57. Kreuz und Hölle, I, p. 158-159.
58. Ibid., p. 386.
59. Apokalypse, p. 149-150 (sur Ap 2,15).
60. Erde und Himmel, II, n° 1933.
61. Ibid., III, n° 2270.
62. Ibid., n° 2127.
63. La confession, p. 191-192.
64. Erde und Himmel, III, n° 2118.
65. Ibid., n° 2178.
66. Das Wort und die Mystik, I, p. 249.
67. Theologie der Geschlechter, p. 94.
68. L'expérience de la prière, p. 53.
69. Erde une Himmel, III, n° 2094.
70. L'expérience de la prière, p. 38-39.
71. Le livre de l'obéissance, p. 128.
72. L'expérience de la prière, p. 27.
73. Ibid., p. 26.
74. Ibid., p. 17.
75. Erde und Himmel, III, n° 2073.
76. Ibid., n° 2090.
77. Jean. Le Verbe se fait chair, I, p. 34-36 (sur Jn 1,3).
78. Erde und Himmel, II, n° 1945.
79. Ibid., n° 1350.
80. Ibid., III, n° 2280.
81. Ibid., n° 2058.
82. Ibid., n° 2305.
83. Markus, p. 401-402 (sur Mc 9,17-18a).
84. Erde und Himmel, I, n° 94.
85. Raymond Peyret, Prends ma vie, Seigneur. La longue messe de Marthe Robin, 2e édition, Valence, 1985, p. 50-51.
86. Das Wort und die Mystik, I, p. 29-30.
87. Ibid., p. 251-252.
88. Ibid., p. 29.
89. Ibid., II, p. 60-61.
90. Kolosserbrief, p. 105 (sur Col 3,17).
91. Markus, p. 107 (sur Mc 3,2-3).
92. Ibid., p. 158-159 (sur Mc 3,31-32a).
93. Ibid., p. 180-181 (sur Mc 4,15).
94. Ibid., p. 224 (sur Mc 5,5-7a).
95. Ibid., p. 358 (sur Mc 8,10-13).
96. Ibid., p. 414 (sur Mc 9,27).
97. L'Epître aux Ephésiens, p. 40-42 (sur Ep 1,12).
98. Erde und Himmel, III, n° 2051.
99. Ibid., n° 2226.
100. Allerheiligenbuch, II, p. 21-22.
101. Das Wort und die Mystik, I, p. 181.
102. Ibid., II, p. 46.
103. La Servante du Seigneur, p. 178.
104. L'expérience de la prière, p. 82.
105. Erde und Himmel, III, n° 2138.
106. L'expérience de la prière, p. 77.
107. Das Wort und die Mystik, I, p. 21.
108. Ibid., p. 175; Erde und Himmel, III, n° 2318.
109. Jean. Controverses, II, p. 14 (sur Jn 9,4).
110. Das Wort und die Mystik, I, p. 178-179.
111. Theologie der Geschlechter, p. 122-123.
112. Apokalypse, p. 749-750 (Sur Ap 21,17).
113. Erde und Himmel, III, n° 2228.
114. Le livre de l'obéissance, p. 153-154.
115. Kreuz und Hölle, II, p. 349.
116. Erde und Himmel, III, n° 2180.
117. Das Wort und die Mystik, II, p. 47.
118. Jean. Discours d'adieu, II, p. 50-51 (sur Jn 15,16).
119. La Servante du Seigneur, p. 114-115.
120. Kolosserbrief, p. 129 (sur Col 4,13).
121. Allerheiligenbuch, II, p. 261-262.
122. Ibid., p. 170.
123. Das Wort und die Mystik, I, p. 180-181.
124. Die katholischen Briefe, I, p. 139 (sur Jc 2,22).
125. L'expérience de la prière, p. 124.
126. Das Wort und die Mystik, II, p. 287.
127. Ibid., I, p. 38.
128. Markus, p. 598 (sur Mc 13,24-27).
129. Erde und Himmel, III, n° 2308.
130. Ibid., n° 2282.
131. Allerheiligenbuch, I, p. 201; 109-110; 197.
132. Jean. Naissance de l'Eglise, I, p. 72 (sur Jn 18,38).
133. Préface de H.U. v. Balthasar au livre d'A. von Speyr: L'expérience de la prière, p. 5.
134. Ignatiana, p. 364.
135. Das Wort und die Mystik, I, p. 88-89.
136. Kreuz und Hölle, I, p. 335.
137. Das Wort und die Mystik, I, p. 281; Erde und Himmel, II, n° 2010.
138. Das Wort und die Mystik, I, p. 287-288; Erde und Himmel, II, n° 2014.
139. Erde und Himmel, II, n° 1736.
140. Allerheiligenbuch, II, p. 22.
141. Apokalypse, p. 571 (sur Ap 21,17).
142. Erde und Himmel, III, n° 2221.
143. Elie, p. 59.
144. Das Wort und die Mystik, I, p. 209-210.
145. Jean. Discours d'adieu, II, p. 171 (sur Jn 16,24).
146. Die katholischen Briefe, I, p. 187 (sur Jc 4,3).
147. Allerheiligenbuch, II, p. 180-181.
148. L'expérience de la prière, p. 21.
149. Jean. Controverses, II, p. 8-11 (sur Jn 9,3).
150. Markus, p. 72 (sur Mc 2,5).
151. Le Dieu sans frontière, p. 93-95.
152. Markus, p. 622 (sur Mc 14,12-13).
153. Erde und Himmel, III, n° 2088.
154. Jean. Discours d'adieu, II, p. 177 (sur Jn 16,26).
155. Jean. Le Verbe se fait chair, II, p. 36-37 (sur Jn 2,1-12).
156. Markus, p. 197 (sur Mc 4,28).
157. Das Wort und die Mystik, I, p. 19-20.
158. La mission des prophètes, p. 49-50.
159. Markus, p. 603 (sur Mc 13,33).
160. Jean. Naissance de l'Eglise, I, p. 265 (sur Jn 20,26).
161. Ibid., p. 218 (sur Jn 20,19).
3. La mission
Plan : Tout homme a une mission - On ne choisit pas soi-même -
L'accueil de la mission - Les imprévus de la mission - Notes
Tout homme a une mission
La mission est omniprésente dans les écrits d'Adrienne von Speyr1. Tout homme, pour Dieu, a une mission, il n'y a pas d'exception. En accomplissant sur la croix l'œuvre de la rédemption, le Seigneur s'est acquis le droit de donner à tout croyant une mission particulière. Celle-ci peut sembler extrêmement simple ou au contraire très compliquée: elle demeure toujours une exigence. Mais il n'est possible à personne d'assurer qu'il a accompli tout ce qu'il devait faire. Personne non plus ne peut soutenir qu'il n'a jamais entendu l'exigence du Seigneur, car le Seigneur parle de telle manière que quiconque le veut est en mesure de l'entendre. Sa voix, ce peut être la plus légère inquiétude ou l'exigence la plus claire, on peut l'entendre dans la nuit et au fond de l'abîme, elle peut emporter au ciel et on peut entendre distinctement les paroles qu'elle prononce, on peut l'entendre quand on lit l'Ecriture ou quand on suit une prédication, on peut l'entendre dans l'exhortation du confesseur ou au plus profond du cœur: c'est toujours la voix du Seigneur et personne ne peut dire qu'il ne l'a pas entendue. Mais même quand on l'a bien entendue, il y a en toute parole plus que ce qu'on en a compris; il y a donc en toute parole l'exigence qu'on continue à écouter2.
Tout homme a une mission, personne n'en est exempt dans l’Église; "chaque chrétien est envoyé auprès de ceux que l'Eglise doit attirer au Seigneur". Tout homme a une mission: et le prêtre qui parle, et le laïc par sa vie, et le mendiant qui demande un verre d'eau. "Tous, ils nous sensibilisent à l'amour, aussi différentes que soient leurs missions. Chacun est un moyen par lequel le Seigneur nous attire à lui, et il nous attire à lui afin de nous envoyer vers d'autres". Il faut reconnaître cette mission même quand l'envoyé n'en est pas conscient. Le prêtre qui nous exhorte la connaît tandis que le mendiant qui nous sollicite l'ignore. "Et cependant tous deux pareillement sont des envoyés du Seigneur"3.
Quiconque s'approche du Seigneur reçoit une mission, et il arrive aussi qu'on s'approche de lui pour accomplir sa mission. Pendant que Jésus était à table dans la maison de Simon le lépreux, une femme vint avec un flacon d'albâtre contenant un parfum de nard, pur et très coûteux (Mc 14,3). Le Seigneur ne verrouille pas ses portes. Cette femme a un but précis. Sait-elle qu'elle est une envoyée? A peine sans doute. C'est le cas de beaucoup de ceux qui cherchent le Seigneur et le rencontrent. Quelque chose les pousse; ils veulent faire quelque chose et ils ne devinent pas à l'avance qu'ils vont recevoir dans cette rencontre quelque chose qui est le sens de leur vie. Et la femme brisa le flacon d'albâtre et lui versa le parfum sur la tête. La femme brise le flacon, elle offre quelque chose de précieux; le flacon ne servira qu'une fois. Nous brisons notre flacon quand nous offrons notre vie au Seigneur. Cela peut se faire de beaucoup de manières. Offrir est toujours un renoncement: on renonce non seulement au parfum mais aussi au flacon, c'est-à-dire à notre vie avec la forme qu'on lui avait donnée soi-même. Pour pouvoir donner au Seigneur le contenu de notre vie, il nous faut renoncer également à la forme de vie qu'on avait choisie, répandre sa vie et attendre du Seigneur lui-même une forme nouvelle4.
L'homme doit avoir conscience qu'il est un élu et se laisser guider par cette certitude. Il a le devoir de penser que Dieu a pour lui des projets bien précis et qu'il a à se mettre à leur disposition. L'accueil de cette mission objective et sa mise en œuvre dans sa vie sont le résultat d'une action de l'Esprit Saint. Par celui-ci, l'homme est rendu capable de mieux saisir tout ce qu'il y a d'objectif dans les projets de Dieu et donc d'être prêt pour une vie éternelle qui ne porte pas seulement le visage de ses propres désirs et de ses espérances, mais qui correspond à l'être même de Dieu tel qu'il est en son éternité. D'être travaillé par l'Esprit n'enlève pas à l'homme sa personnalité: il ne devient pas un instrument anonyme et mort qui ne pourrait correspondre à ce qu'on attend de lui qu'en s'éteignant lui-même. Au contraire, l'action de l'Esprit réalise la libération de la personnalité telle que Dieu la projetait, et elle s'ouvre alors à l'Esprit d'une manière unique pour atteindre sa destinée éternelle5.
Dieu veut sauver tous les hommes; ce n'est pas lui qui efface leur nom du livre de vie de l'Agneau. Les noms de tous les hommes sont inscrits dans ce livre comme avec une encre invisible; et c'est comme si les hommes devaient apporter quelque chose pour que leur nom devienne visible. L'homme doit faire au moins un mouvement vers Dieu, se donner à sa volonté, sinon le nom est tenu en réserve. L'homme peut aussi n'accomplir que la moitié de ce qu'il doit faire, ne faire qu'une partie de ce qui lui est demandé: c'est pourquoi les noms inscrits dans le livre de vie sont plus ou moins lisibles. Il ne servirait à rien de faire le bien si le Seigneur n'avait inscrit notre nom dans le livre de vie, car l'action du Seigneur est toujours première, la nôtre n'est jamais qu'une réponse à la sienne. Il nous attend. Il n'attend pas contre l'homme, mais avec lui. L'homme devrait répondre par sa vie au Seigneur et au livre de vie… Une fois qu'un nom est devenu lisible dans le livre de vie, ce n'est pas fait une fois pour toutes. Cela demeure vivant. Si quelqu'un se détournait du Seigneur, son nom aussitôt disparaîtrait à nouveau6.
Tout le monde est capable d'entendre le Seigneur: pour cela il suffit d'être prêt à se mettre à son service. Celui qui a le sens du Seigneur sait qu'il est capable d'entendre et qu'il doit écouter réellement. Écouter signifie croire, et croire veut dire porter du fruit. Tous ceux que le Seigneur est venu sauver ont à être féconds, chacun reçoit une mission particulière adaptée à ses dons et à son caractère7.
Bien sûr, "humainement parlant, personne n'est indispensable même si, du point de vue du Seigneur, on est irremplaçable. Humainement parlant, d'autres pourraient accomplir notre tâche aussi bien, voire mieux que nous, parce qu'ils ont des dispositions, des aptitudes, des expériences aussi bonnes ou meilleures que les nôtres. Du point de vue du Seigneur par contre, chacun est irremplaçable parce que chacun est indispensable à la plénitude de la gloire de Dieu… Etre disciple veut dire avoir mis à la disposition du Fils vie et amour, tout ce qu'on possède… Est disciple celui dont le Fils dispose…"8
A toutes les pages de l’Écriture, Adrienne discerne une mission personnelle reçue par des hommes. Elle nous habitue à comprendre que personne n'aura la droit de dire un jour qu'on ne lui a rien demandé, que le Seigneur ne lui a pas fait signe. Chacun reçoit du Seigneur un signe et même plus d'un, une mission et même plus d'une, mais rien n'est plus facile que de faire l'homme qui n'a rien vu, qui n'a rien entendu, qui ne savait pas qu'on s'adressait à lui. Et cependant on ne se détourne pas de Dieu sans en être conscient parce que Dieu qui appelle donne aussi à celui qu'il appelle la possibilité de l'entendre. Personne ne pourra dire qu'il était sourd, que ce n'est pas de sa faute s'il n'a rien entendu. Toute homme a une mission même celui qui récuse l'existence d'un être qui pourrait exiger de lui quelque chose. Tout homme a une mission, qu'il le veuille ou non. Toute mission est grande: elle mène l'homme à la rencontre de Dieu. Adrienne a l'art de faire pressentir quelque chose de la proximité de Dieu, mais elle ne s'arrête pas à ce que l'homme peut éprouver ou sentir, elle conduit toujours le moi jusqu'à Dieu lui-même, et Dieu - c'est curieux - a toujours quelque chose à nous demander, il a toujours de nouveaux projets pour nous, il sollicite notre collaboration comme s'il en avait vraiment besoin, là où nous sommes… ou bien ailleurs.
On ne choisit pas soi-même
Personne ne peut se laisser convertir pour se contenter d'aimer personnellement le Seigneur: il doit accepter la mission que le Seigneur veut lui donner. Le Seigneur n'accepte pas qu'un croyant s'offre à lui sans que, d'une manière ou d'une autre, l'amour du prochain soit inclus dans son offrande9.
Quand l'apôtre André a découvert qui était Jésus, il s'est empressé de le dire à son frère Simon: 'Nous avons trouvé le Messie!' "Toute grâce du Seigneur doit être aussitôt transmise à d'autres", commente Adrienne10.
Le Seigneur ne fait aucun don à un croyant, qui lui serait réservé à lui seul; tout don du Seigneur est toujours destiné finalement à l'Eglise11. Et l'Eglise elle-même a la mission de répandre la lumière: "Vous êtes la lumière du monde". Elle est la ville perchée sur la montagne, exposée à tous les regards; le Seigneur a enlevé à son Église la possibilité de se cacher. Tous ceux qui cherchent la foi souhaitent voir la ville pour s'orienter d'après elle; ils veulent apprendre d'elle à connaître la foi pour arriver au Seigneur12.
Depuis la croix, le Seigneur ne fait plus rien sans nous. Autrefois le Seigneur était sur terre, maintenant il est au ciel. Mais cela n'empêche pas que tout se passe aujourd'hui d'une manière aussi concrète qu'autrefois. Le Seigneur se met en route, touche, bénit, interroge, guérit. Mais pour cela il a besoin de nous. Et nous pouvons le remercier de ce qu'il se serve de nos prières, non certes pour remplacer sa substance, mais pour la compléter cependant d'une certaine manière parce qu'il veut se servir de nous13. Le Seigneur ne veut pas accomplir son œuvre de rédemption sans la coopération de l'homme même si cette coopération semble très secondaire. Mais quiconque a une mission, aussi ridiculement petite qu'elle puisse paraître, l'a à l'intérieur de la mission du Seigneur14.
La mission de chacun est unique; elle est donnée par le Seigneur, on ne la choisit pas soi-même, on ne peut pas la remplacer par autre chose. Elle est quelque chose de définitif; qui l'a rejetée ne peut plus la retrouver. Abandonner la mission qu'on a reçue serait faire preuve d'orgueil: ce serait vouloir montrer à Dieu qu'on est plus haut que lui15.
Il n'est aucun instant où Dieu n'ait à notre endroit une volonté. Il n'y a pas à choisir entre plusieurs volontés de Dieu, il n'y en a qu'une16. Il appartient au serviteur de tenir son regard fixé sur le Seigneur, parce que tel est son service. Il ne peut pas connaître l'heure de Dieu, mais il sait qu'elle viendra17.
Même quand on est engagé totalement dans la mission qu'on a reçue, les événements se déroulent parfois d'une tout autre manière qu'on se l'était imaginé. C'est que Dieu garde la haute main sur la mission en tout son déroulement. On aurait voulu faire un tas de choses pour Dieu, et Dieu nous demande de consentir à l'impuissance qu'il nous impose, à l'impossibilité de faire quelque chose pour lui. Adrienne, empêchée par la maladie, regrette un peu intérieurement que cela lui interdise d'écrire d'autres livres et de faire d'autres choses. Et le ciel lui fait comprendre, par une petite mise en scène humoristique, qu'il est stupide d'avoir ces regrets: l'offrande de cette impuissance est plus importante que de pouvoir faire quelque chose. C'est toujours comme ça d'ailleurs: tout le monde veut avoir une autre mission que celle qu'il a; dans la prière, tout doit retrouver sa juste place. Le Seigneur porte toute la croix mais, par grâce, il peut donner aussi à certains membres de l'Eglise d'en porter quelque chose; celui qui est chargé d'une partie de la croix semble alors handicapé dans son action, mais le Seigneur reçoit par là une liberté qu'il n'avait pas auparavant d'aller dans le monde à la rencontre des hommes. Le tout fait partie du mystère de la croix18.
Pour chacun, la mission la meilleure est celle qu'il a reçue du Seigneur; de ce point de vue, peu importe celle des autres19. Un musicien aveugle célébrera par-dessus tout la merveille des sons et de l'ouïe. Un sourd capable de peindre merveilleusement célébrera les couleurs et les formes: quelles merveilles Dieu n'a-t-il pas créées pour l'œil! Celui qui veut être ouvert au monde de Dieu doit se garder d'une telle spécialisation. Ce que Dieu donne et la manière dont il le donne, c'est chaque fois ce qu'il y a de meilleur20.
Il ne faut pas revendiquer d'autre place que celle qui nous a été départie par l'amour21. Si Dieu a prévu de faire de moi une servante, je ne dois pas souhaiter être reine: ce serait lui désobéir. La seule chose importante est d'être là où Dieu veut qu'on soit22.
Tous ceux qui vivent vraiment dans la grâce se trouvent vis-à-vis du Seigneur dans la situation de l'épouse devant son mari, et ils ont part à la grâce de la Mère de Dieu. L'un peut faire l'expérience de cette grâce de manière mystique, l'autre non; si les missions sont différentes, la grâce est essentiellement la même. Dieu ne donnera pas les mêmes grâces à la femme qui travaille en usine et à la religieuse qui vit dans un monastère. Et cependant la mission de l'une n'a pas un caractère moins nuptial que celle de l'autre23.
Il est des missions sans équivoque, il en est d'autres où l'appelé est conduit par des chemins qui le déconcertent. "Les uns, dès l'instant où ils ont promis à Dieu l'obéissance, passent toute leur vie sans problèmes en accomplissant leur mission, ils sont conduits d'une tâche à l'autre et ils n'ont aucune question à se poser. Tandis que d'autres qui, au début, paraissaient tout aussi tranquilles et instruits de leur chemin, sont poussés par l'obéissance dans les plus effrayantes aventures de la foi pour parvenir exactement à l'endroit qu'ils voulaient à tout prix éviter, où toute vue est bouchée. Néanmoins, les deux voies restent une réponse à Dieu"24.
Tous les serviteurs de Dieu doivent le louer, les petits et les grands. Leur louange sera très différente ainsi que leur service, mais leur foi aura les mêmes dimensions. Tous doivent collaborer à l'œuvre commune; chacun reçoit la mission qui lui convient et, s'il l'accomplit parfaitement, peu importe qu'elle soit petite ou grande: elle répond parfaitement à l'attente de Dieu25.
Il y a la mission du prêtre, il y a celle du laïc, il y a une hiérarchie dans l'Eglise comme en Dieu lui-même. "Le Père est le principe; le Fils, consubstantiel au Père, vient de lui". Mais cette hiérarchie céleste n'est pas un principe de valeur. Le Père est placé avant le Fils, cela n'inclut pas une gradation en Dieu. De même dans l'Eglise le sacerdoce précède le laïcat sans que cela implique une hiérarchie des valeurs26.
Il y a des chrétiens qui vivent dans le monde et d'autres qui vivent dans un monastère. "Toute vie chrétienne a sa clôture et son ouverture au monde: la contemplation et l'action…" Le laïc chrétien "n'est pas séparé de ses frères qui sont au couvent; il sait que les deux états portent leurs fardeaux réciproquement et que la prière fait l'unité entre eux… Dans la vie religieuse, on n'est pas séparé du monde… Où que l'on se trouve comme chrétien, on est dans le monde et on essaie de servir dans ce monde le Seigneur et ses frères… La vie au couvent n'est ni plus précieuse ni plus facile que la vie au dehors; les tentations sont autres, peut-être plus graves, car au couvent, toute chose apparemment minime a beaucoup de poids. L'état de vie que doit choisir le chrétien n'est pas affaire de goût ni d'évaluation de ses forces, il dépend uniquement de l'appel du Seigneur qui détermine le choix"27.
Les vagues de la mer vont et viennent, personne ne peut les saisir, elles sont imprévisibles. Si on essaie de suivre des yeux une vague qui se retire, on doit très vite y renoncer. La mer est l'image de l'infini, de l'éternel, la vague est comme l'instant qui vient, qui passe et qui est cependant toujours là à nouveau et exige quelque chose. La mission provient de Dieu infini, imprégnée d'éternité, et elle se décompose en décisions et en réponses rapides à chaque instant. Sur le rivage, on a l'impression d'être saisi par un événement éternel et quand l'angoisse nous saisit d'avoir manqué une vague, d'avoir négligé de prendre une décision, on retrouve la paix parce que de nouvelles vagues ne cessent d'arriver, de nouvelles réponses sont exigées, si rapidement que la nouvelle vague est déjà là avant que la dernière soit étalée sur le sable et se soit retirée. La petite vague est comme l'action, la vaste mer est comme la contemplation. Les deux forment une unité qui réside en Dieu, mais elle ne cesse d'être montrée à l'homme dans la vague. L'homme doit agir, mais il ne peut le faire que dans la contemplation, il ne peut prendre ses petites décisions que dans le cadre du grand dessein de Dieu, et cela lui donne l'impression d'être à l'abri dans le Seigneur, comme la vague en se retirant se cache de nouveau dans la mer, l'eau dans l'eau, sans qu'elle ait à garder sa forme personnelle. Toujours recommence le mouvement: chaque vague a ses contours propres, et chacune les perd à nouveau en se perdant dans le tout. Elle demeure présente dans l'omniprésence, incluse dans la grande liberté des eaux d'où elle est sortie et d'où elle a été envoyée28. Et cependant ailleurs Adrienne parle aussi du caractère inexorable de la grâce. Il est des appels qui ne retentissent qu'une fois. Qui a rencontré le Seigneur d'une manière indubitable n'a plus le droit de le quitter, car il est fort possible que la première rencontre soit aussi la dernière et que l'appel ne retentira pas une deuxième fois29. Il s'agit ici de l'appel qui engage toute la vie. Ailleurs Adrienne affirme encore que l'appel à renoncer à soi-même retentit plus d'une fois dans la vie, mais que, si l'on ne répond pas la première fois, l'appel se fait toujours plus faible. A un moment ou l'autre de la jeunesse, la voix du Seigneur se fait entendre très clairement, mais la plupart n'y prêtent pas attention à cause du bruit de leurs soucis et de leurs affaires30.
Il y a le grand appel et il y a tous les petits appels qui font partie de la trame de la vie. Il n'y a pas de hasard dans le monde de Dieu. Quand Jésus entre dans une synagogue et qu'il y trouve un homme à la main desséchée, ce n'est pas un hasard. Cet homme est là pour que Jésus puisse manifester sa mission et pour que cet homme reçoive la sienne. Ce qui paraît accidentel est prévu en Dieu. Le Père sait pourquoi le Fils et ce malade doivent se rencontrer, et non seulement il sait pourquoi, il sait aussi où et quand. Le lieu de la synagogue n'est pas fortuit. Dans la vie du Seigneur, dans notre propre vie, dans la vie de ceux qui nous sont confiés, nous ne cessons de reconnaître avec certitude que tout est organisé par Dieu... Et quand quelque chose nous paraît être du pur hasard, nous devons, en tant que chrétiens, voir plus profond et reconnaître là précisément un appel caché, une tâche secrète31.
Jésus et ses disciples sont dans les champs au milieu des moissons: il n'y a là rien que de très banal. Et les disciples cueillent des épis: ce geste n'est pas sans rapport avec la mission du Seigneur. Le Seigneur est toujours au centre de sa mission, et ses disciples lui obéissent, et voici qu'ils cueillent des épis le jour du sabbat. C'est une situation typiquement chrétienne. Le Seigneur n'est pas par hasard au milieu des moissons et ses disciples n'agissent pas en vain. Ce sera pour les pharisiens l'occasion d'une question, et l'occasion pour Jésus d'annoncer quelque chose d'essentiel sur le Père et sur le sens de la loi32.
Il appartient au croyant de discerner les signes de Dieu. Marie se rend en hâte dans le haut pays pour rendre visite à sa cousine Élisabeth. Marie se met en route "parce qu'elle se tient vis-à-vis de Dieu dans le rapport propre au vœu d'obéissance". Les paroles de l'ange étaient assez allusives. "C'est à Marie qu'il revient, par son sens de l'obéissance… de donner une réalité à ces allusions et de prendre les moindres signes comme des ordres"33.
"Si nous mettons un mors dans la bouche des chevaux pour qu'ils nous obéissent, nous menons aussi leur corps tout entier". Le plus important avec les chevaux, c'est de leur mettre le mors dans la bouche. Une fois cela fait, on les mène où on veut. L'homme qui croit en Dieu et le connaît doit apprendre cette obéissance. Pour le croyant, la Parole de Dieu est comme le mors dans la bouche: c'est elle qui le dirige et lui permet d'accomplir le service que le Seigneur lui demande34.
Toute mission enchaîne le chrétien au Seigneur. Moi, Paul, le prisonnier du Christ Jésus: "Celui qui se donne totalement au Seigneur vit avec lui comme s'il était enchaîné par lui… Vivre dans la volonté du Seigneur exige un abandon de tous les instants. C'est pourquoi il est naturel que Paul se considère comme prisonnier du Christ par sa mission". Mais l'enchaînement est en quelque sorte réciproque: Paul est enchaîné au Christ, mais le Christ l'est à Paul. "Bien sûr le Seigneur est libre de faire ce qu'il veut. Mais si Paul est enchaîné au Seigneur, s'il ne le lâche plus, le Seigneur finit par paraître enchaîné également à Paul… Si Paul se trouve réellement en prison au moment où il écrit, le Seigneur la partage aussi avec lui35.
La mission de tout être est indélébile. "C'est une des qualités de l'Esprit, qu'une fois établi, il demeure à jamais". C'est par lui que Marie est devenue la Mère du Seigneur; elle reste Mère pour l'éternité; de même "chaque chrétien reste à jamais ce qu'il est par l'Esprit. La marque que l'Esprit imprime dans un individu est indélébile. Il est inconcevable qu'un être humain, par exemple Jeanne d'Arc ou la petite Thérèse, ayant eu une tâche déterminée sur terre et ayant accompli une mission dans l'Esprit, ne possède plus cette mission au ciel… Toute fonction particulière sur terre sera poursuivie au ciel et, à partir du ciel, continuée sur terre. Le Saint Esprit marque si profondément les missions et les orientations particulières de l'apostolat, que ce qu'il fait d'un homme demeure à jamais"36.
On ne choisit pas soi-même sa voie ni ce qu'on va offrir de soi-même au Seigneur. La sainteté pour l'homme ne consiste pas à tout donner, elle consiste en ce que le Seigneur prend tout. Il se peut que l'homme n'offre tout qu'en paroles et il ne songe jamais qu'à quelque chose de limité. Malgré toute sa volonté de ne rien retenir pour lui, ce qu'il offre correspond toujours à une mesure humaine. Mais le Seigneur entend l'offre qui lui est faite telle qu'elle aurait dû être faite. Et quand le Seigneur prend tout, avec le sens que lui-même donne au mot tout, il se peut que l'homme pousse un cri et déplore qu'on lui prenne tant, mais la grâce de la sainteté consiste justement dans le fait que le Seigneur prenne l'offre au sérieux37.
On n'a jamais fini de s'adapter aux vues de Dieu. C'est pourquoi le chrétien doit toujours prier pour demander à Dieu si ce qu'il fait est juste. "Quand Dieu montre positivement ce qu'il faut faire, le croyant doit certainement aussi demander la grâce de se comporter comme Dieu le désire, afin de ne pas se contenter à bon compte, de ne pas ériger ses propres constructions à la place où Dieu a commencé à bâtir. Mais la prière dans le vide est différente, plus difficile, parce qu'il peut faire partie du dessein de Dieu que l'orant - même s'il est à sa juste place - soit totalement plongé dans l'obscurité et ne devine pas s'il fait bien. Alors il faut interroger incessamment; l'appel peut devenir un cri de détresse", l'angoisse peut pénétrer toute la prière38.
De toute façon Dieu a déjà choisi. Nous, nous n'avons pas à choisir; nous n'avons qu'à regarder où Dieu nous veut. Dieu a choisi depuis toujours. Le Fils est parfaitement adapté au Père, d'une part parce que le Père ne cesse de l'engendrer et d'autre part parce qu'il est Dieu et qu'il écarte donc tout ce qui n'est pas la volonté du Père; de lui-même, il ne veut que ce qui correspond à cette volonté. Quand il devient homme et ressemble tout à fait à une créature du Père, le Fils ne cesse d'être dans la volonté du Père malgré tout ce qui le sépare alors de lui. Nous aussi, nous sommes depuis toujours des élus de Dieu, nous sommes destinés à une place précise et nous devons veiller à nous y rendre. Evidemment nous avons la liberté de nous détourner de Dieu. Mais ne devons-nous pas dire aussi que nous avons la liberté de nous tourner vers Dieu? Et également que nous avons la liberté de 'choisir' ce qui est la volonté de Dieu pour nous? "Il me semble qu'on devrait se contenter de dire: Dieu nous donne la grâce de voir ce qu'il a choisi pour nous"39.
Je n'ai pas à choisir ce qui me convient le mieux, mais ce sur quoi tombe la plus claire lumière de la Trinité. Je ne dois pas me demander où mes vertus brilleront avec le plus d'éclat. Ce ne sont pas mes propres desseins qui doivent déterminer mon choix, c'est Dieu qui doit avoir le rôle déterminant. Évidemment il serait bien confortable d'agir toujours en toute certitude et d'avoir une vue d'ensemble du projet de Dieu sur notre vie. Marie, elle, s'est offerte à Dieu dans le plus complet abandon. Vouloir tout savoir d'avance, serait renier la destinée de Marie. Quand elle a conçu le Fils par l'Esprit Saint, elle s'est mise tout entière dans la lumière de la Trinité40, Elle a confié à Dieu la configuration de sa vie. "Elle ne connaît qu'une résolution et elle l'exécute sans détour, sans arrêt, sans retour en arrière: faire parfaitement en tout la volonté de Dieu"41.
Quand Dieu appelle: "Toi, suis-moi", c'est un appel qui demande une réponse immédiate: "Suis-moi dès le premier instant sans conditions". Dieu n'aime pas qu'on s'approche de lui par étapes. Au oui de Marie répond l'Esprit Saint qui prend totalement possession d'elle, en un instant, sans tenir compte des lois humaines. Les fruits viendront en leur temps selon les besoins de Dieu, non selon les besoins de Marie. Marie suit une voie unique que Dieu a prévue pour elle42.
Jamais le mystique n'obéit à une mission qu'il aurait inventée lui-même, il n'obéit toujours qu'à une mission qui vient de Dieu. Il vit dans sa mission comme un nomade, il ne sait pas à quel moment il lui faudra démonter les tentes et aller ailleurs. Mais ce qu'il sait avec certitude, c'est que Dieu tient sa mission en main, que c'est lui qui la dirige et la règle43. Il est bien évident que cette conduite du mystique peut éclairer la conduite et la conscience de tout chrétien. A chacun Dieu dit: "Voilà le projet que j'ai pour toi"; sous-entendu: "Tu ne peux pas imaginer meilleur choix, j'ai plus d'imagination que toi, fais-moi confiance".
Se livrer à la vérité de Dieu, c'est se laisser introduire dans quelque chose qui nous dépasse. Si on est avisé, on entrera dans le projet de Dieu, on y collaborera. L'insensé veut agir par lui-même: il ne sait pas ce que c'est que de se tenir disponible pour Dieu. L'insensé, lui aussi, veut bâtir une maison tout comme le fait celui qui est avisé: il voit bien que Dieu désire une maison. Longtemps sa maison peut faire illusion: elle ressemble en tout à la maison de l'homme avisé. La différence entre les deux maisons est cachée. L'une est bâtie sur le roc, l'autre sur le sable; l'une est centrée sur Dieu, l'autre sur le moi44.
La même chose est valable pour celui dont la mission est d'aider les autres à voir clair dans leur vie et à discerner le projet de Dieu sur eux. "Si je te contrains à accepter ma foi sans que tu y adhères intérieurement, je mérite de perdre ma foi… Si je te lie, je mérite d'être lié moi-même… Si je t'invente moi-même une mission qui correspond à mes désirs, à ma volonté, à mon jugement, je mérite de perdre la mienne". Car si j'ai le devoir de te conduire, c'est certainement à ce que Dieu veut pour toi non à ce que moi je désire. Et si par malheur je t'entraînais à suivre mes désirs, je t'aurais construit une prison, je t'aurais privé de ta liberté devant Dieu, mais je serai puni là où j'aurai péché45.
Depuis toujours l'Esprit se tient à la disposition de Dieu pour être envoyé auprès des hommes afin de les éduquer pour Dieu. Toutes les missions des hommes ont ceci de commun qu'elles sont orientées vers le Fils. Dans l'ancienne Alliance, elles convergent vers le Fils; dans la nouvelle Alliance, elles partent du Fils et retournent à lui. Les missions sont variées: quelque chose de cette variété se remarque dans l'expérience de Jacob. Il lui faut faire l'expérience du surnaturel et apprendre à s'y adapter. En tout ce qui lui arrive, la première chose qu'il a à faire est d'être obéissant. Dans son rêve il doit voir ce que Dieu lui montre; dans son combat avec l'ange il doit faire l'expérience de ce que signifie lutter avec la présence de Dieu. Son mensonge lui-même est quelque chose qui le dépasse personnellement. Si Dieu le laissait tomber, Jacob ne comprendrait plus rien à ce qu'il a fait. Mais Dieu le tient comme il tient ses envoyés: au-delà de ce qu'ils comprennent, il ouvre de nouveaux horizons. Les possibilités de Dieu sont inépuisables et l'homme est comme une balle entre ses mains46.
L'accueil de la mission
L'homme a toujours la possibilité de répondre oui ou non, selon son bon plaisir, à l'offre que Dieu lui fait d'une mission47.
En fait, quand on a entendu la voix du Seigneur, la seule réponse valable est de lui dire: Viens! C'est court et net, mais cela inclut notre disponibilité à accueillir totalement sa venue. Si on l'invite comme hôte, on ne lui pose aucune condition alors que lui, en tant qu'invité, peut en mettre beaucoup. Et le Seigneur en pose une. Celui qui a entendu doit dire: Viens! Il doit se joindre à l'appel de l'Esprit et de l'Epouse dans l'Apocalypse. Pour chacun cet appel inclut l'obéissance jusqu'au dernier "Viens!" qu'il prononcera, jusqu'au dernier "Comme tu veux". Viens toujours plus loin, prends possession de tout ce que tu veux en moi. Celui qui dit: "Viens!", sait que le Seigneur qui l'entend dispose à la fois du temps et de l'éternité, et donc que la venue du Seigneur a quelque chose d'éternel. Le Seigneur est venu un jour dans le monde, mais nous savons aussi que, lorsqu'il était témoin de la création du Père, il était déjà en train de venir; sa venue s'étend sur des milliers d'années et, en entrant visiblement dans notre vie temporelle, il a introduit notre vie dans sa vie éternelle. De la sorte il sera toute l'éternité celui qui vient. Le croyant renonce à sa sphère propre, il renonce à disposer de lui-même afin de se tenir prêt pour la venue du Seigneur48.
Quand on a reçu de Dieu une mission (et qui n'en a pas reçu?), il n'est pas permis de la lui rendre en invoquant un motif quelconque. Quand on a reçu de Dieu une mission, il est clair qu'il veut qu'on la mène à son terme; il y compte49.
Quand Marie dit oui, elle renonce à elle-même pour laisser Dieu agir en elle. "Car la coopération aux œuvres de la grâce est toujours le fruit d'un renoncement… Et Dieu n'attend que le consentement de l'homme pour lui montrer ce dont un homme est capable quand Dieu est avec lui. Personne n'a autant que Marie renoncé à tout ce qui lui était propre pour laisser gouverner Dieu seul; aussi à personne Dieu n'a-t-il donné un plus grand pouvoir de coopération qu'à elle"50.
Dieu donne à l'homme non seulement ce qui est nécessaire à sa vie, il lui donne aussi de correspondre mieux chaque jour à la proximité de Dieu51. C'est une grâce pour l'homme de pouvoir faire ce que Dieu désire52, car c'est entrer dans le mystère de sa fécondité. Tout renoncement à soi-même pour consentir à Dieu est fécond. De par nous-mêmes, nous, les créatures, nous ne pouvons être ni vrais, ni vivants, ni féconds. "Seul peut être fécond celui dont la relation à Dieu, à la vie éternelle, est vraie"53.
Quand un jeune décide de se consacrer totalement à Dieu, il se tient dans une disponibilité totale à tout ce que Dieu se propose de faire avec lui dans l’Église. Il se laisse éprouver et enseigner, il se laisse former comme de la cire dans la main de l’Église, il connaît la fécondité de l’Épouse et de l'Epoux54.
"Chaque fois qu'il s'est passé quelque chose de grand et d'heureux (dans la vie d'un chrétien), ce fut toujours un fruit et un rayonnement de l'obéissance. Il n'y a que le non et le refus qui soient stériles. C'est cela qui écarte la lumière qui aurait éclairé et réchauffé. Chaque oui, par contre, même le plus hésitant, fait entrer une lumière et germer une semence, aujourd'hui ou peut-être bien plus tard, ici ou tout ailleurs"55.
Il y a des saints dont le chemin est très abrupt; il en est d'autres dont le chemin monte doucement ou par intermittence. Mais quand quelqu'un s'est donné à Dieu et qu'il a compris ce que Dieu veut de lui, il n'est pas pour lui de ligne plus droite pour aller à Dieu que le chemin qui est le sien. Sans doute, pour ne pas l'effaroucher, Dieu peut avancer très doucement et s'adapter à ses états d'âme. Mais tout dépend de Dieu et Dieu peut aussi agir tout autrement. Paul est atteint par une lumière qui l'aveugle, il est renversé par terre, il entend la voix et il demande ce qu'il doit faire. Il n'y a pas pour lui de chemin à parcourir par étapes, il n'y a pas de signes avant-coureurs. De même pour les trois disciples au Thabor: ils voient tout à coup devant eux une image de la réalité céleste; le Seigneur ne les a pas introduits par degrés pour qu'ils puissent bien se rendre compte de tout l'événement56.
"Voyez les bateaux: si grands soient-ils et si rudes soient les vents qui les poussent, le pilote les mène là où il veut avec un tout petit gouvernail" (Jc 3,4). Le gouvernail, pour Adrienne, c'est le oui à Dieu. Il y a une disproportion apparente entre la masse du bateau et la petitesse du gouvernail. Et cependant le petit gouvernail suffit à assurer la direction du navire. Le point où l'homme décide de ses projets est minusculement petit par rapport à ce qui est brassé par lui, mais cela suffit. Saint Jacques montre par là combien il faut peu de choses pour faire la volonté de Dieu, pour ne pas tomber dans le péché, pour exécuter les plans de Dieu: il suffit de toucher au bon endroit. Les vents signifient tout ce qui s'oppose à l'obéissance à Dieu; le bateau symbolise la vie humaine. Les vents et le bateau peuvent être soumis par le don de soi à Dieu, par le oui qu'on lui dit et par la fidélité au oui. Le petit oui donne au pilote - à Dieu - de mener là où le veut l'énorme masse du bateau, la vie humaine tout entière. Dieu est en mesure de nous gouverner si nous lui disons oui. Le oui, le gouvernail, ne se dirige pas lui-même, il est constamment dirigé. Il accompagne tout le cours de la vie, il a à être constamment à la disposition de la main du pilote. C'est un oui pour un voyage, ce n'est pas un oui pour rester sur place; il doit toujours rester souple dans la main de Dieu, pour tourner et rester disponible au service du plan immuable du pilote en changeant lui-même de position. Le gouvernail du oui est en l'homme le point le plus caché et le plus saint par lequel il est en contact immédiat avec Dieu, par lequel Dieu l'a immédiatement en main, c'est le point où il s'abandonne aux mains du Seigneur, non avec un vague fatalisme, mais dans une obéissance pleine de respect. Il arrive aussi à l'occasion, quand les vents sont favorables par exemple, que le bateau semble maintenir le cap même quand le gouvernail n'est plus tout à fait en bon état. Mais le périple de la foi ne peut jamais se faire dans l'à-peu-près. De petites déviations au début ont par la suite des effets dévastateurs. Il faudrait ne jamais cesser de s'entraîner de manière consciente au oui central, il faudrait constamment voir si ce oui continue d'être juste, voir si on en est encore capable. Chaque jour aussi dans la prière, on devrait examiner brièvement son oui57.
Les plus petites choses font, elles aussi, partie de la mission: elles sont incluses dans le oui global qui a été donné. Il est de longues périodes où il n'y a qu'une chose à faire: persévérer et accomplir de petits riens qui sont cependant inscrits aussi dans la mission. Cela requiert parfois qu'on y engage toutes ses forces nerveuses et cela peut sembler le plus difficile de tout ce que le Seigneur nous demande. On a l'impression de devoir mourir sous des piqûres d'abeilles et on pense qu'on ne pourra pas les supporter plus longtemps58.
Quand Marie donne à l'ange son consentement, elle prononce son oui avec tout son corps et toute son âme; elle ne distingue pas ce qu'elle donne ni ce que Dieu lui prendra. Le don qu'elle fait d'elle-même est sans limites. Elle ne se demande pas si elle va se réserver quelque chose, elle ne calcule pas la somme de ce qu'elle perd. Son oui n'est que oui. Dieu est libre de disposer d'elle totalement. A l'annonce de l'ange, elle a donné une réponse digne de Dieu: "Qu'il me soit fait selon ta parole". Une parole aussi grande que Dieu la veut. Elle livre aussitôt son esprit tout entier. En la couvrant de son ombre, l'Esprit Saint revendique aussi son corps. Le don de Marie est reçu: l'Esprit s'empare d'elle59.
La mission ne s'arrête jamais. Si on ne reçoit pas les disciples en un lieu donné, qu'ils aillent plus loin. Aucun apôtre ne peut dire: "Je possède une vérité qui appartient au Seigneur, mais personne n'en veut". Il y a toujours quelqu'un qui la cherche: peut-être le cinquantième, peut-être le centième, peut-être le millième. En poursuivant son chemin, la mission cherche celui qui veut recevoir la Bonne Nouvelle et son messager60.
Dès que le Seigneur commence à vivre en nous, nous n'avons plus de temps pour nous. Toute notre vie est utilisée par le Seigneur. Il ne suffit pas de laisser le Seigneur agir en nous et de voir comment il vit en nous. Chaque minute de notre vie est appelée à la coopération la plus vive, la plus intense61.
Qui a reçu une mission du Seigneur ne peut plus disposer de soi. Il doit désormais se laisser mener où le Seigneur le veut. L'extension de la mission dépend totalement du Seigneur: lumière du monde ou lampe dans une chambre. Il n'y a que la désobéissance qui peut empêcher quelqu'un de remplir sa mission. Ce que le Seigneur commence porte la marque se son sérieux absolu. Dieu invite donc les hommes à demeurer à sa disposition; il ne se joue pas des hommes, mais il les prie également de ne pas jouer avec sa grâce. La mission reçue est éternelle, elle dure tant que dure l'Eglise. Les envoyés sont la lumière du monde, mais il arrive qu'ils sont plongés dans l'humilité par le Seigneur. Ils n'ont plus de droits sur eux-mêmes. Ils ne peuvent plus avoir de préférence personnelle qui ne serait pas la préférence de Dieu. Dieu les prend tels qu'ils sont, avec leurs fautes mêmes, et c'est aussi pour eux une cause d'humiliation. Personne ne peut attendre de se sentir parfait pour accomplir sa mission même s'il a l'impression d'être une fausse lumière6.
Le chrétien ne peut prendre ses distances vis-à-vis d'aucune des circonstances de sa vie; chacune d'elles doit le révéler comme chrétien. Ce qu'il dit ou fait doit faire savoir qu'il est conscient que Dieu est présent. Le Seigneur habite dans les croyants et ils annoncent sa présence par toute leur existence. Celle-ci appartient entièrement au service qu'ils ont voué si bien que celui-ci n'est pas limité à certaines heures tandis qu'ils en garderaient d'autres pour eux. Ils sont simplement là au nom du Seigneur63. Paul prie pour que ses chrétiens n'aient plus un seul coin en eux qui ne soit rempli de la volonté de Dieu64.
Ils doivent en cela imiter le Seigneur qui, au cours de sa vie terrestre, ne se reposait jamais de sa mission. Bien sûr le Seigneur connaît la faim et le besoin de se reposer, il aime se retrouver chez des amis ou chez d'autres personnes, mais jamais il ne cesse de se donner aux hommes et de leur révéler le Père. D'un point de vue purement humain, ce serait peut-être un bien pour le Seigneur de se détacher pour un temps de son ministère et d'être quelqu'un dans la foule tout simplement. Mais cela lui est impossible. Il est toujours en mission même quand l'ambiance est détendue, et ceux qui l'entourent se réjouissent de ce qu'il leur fait don de sa présence à table. Son attitude doit inspirer notre propre conduite dans la détente, les repas, les conversations. Nous ne devons jamais oublier qu'il est avec nous non moins réellement qu'à Béthanie autrefois ou au cours d'autres repas65.
Quelle que soit la mission à laquelle on est appelé, la première chose que Dieu nous demande c'est une obéissance absolue. C'est vrai de celui que Dieu a choisi pour le faire entrer dans la connaissance mystique, c'est vrai pour tout autre appel. L'obéissance que le Seigneur attend n'est pas celle qui se bornerait à suivre anxieusement de petites prescriptions, il attend une obéissance qui embrasse vraiment toute l'existence. L'obéissance doit être souple: l'homme doit s'adapter à Dieu, se montrer prêt pour toutes les formes d'existence que Dieu peut exiger de lui, auxquelles il ne s'attend pas et qui peuvent sortir de ses habitudes. Saint Nicolas de Flue doit tout quitter afin de se tenir prêt dans la solitude pour la rencontre mystique telle que Dieu la veut pour lui. D'autres vivront des rencontres semblables dans leur vie de tous les jours sans que les autres s'en rendent compte. C'est Dieu qui décide du mode de la rencontre66.
Dieu demande une obéissance intelligente. Quand il confie des missions aux siens, il s'attend qu'ils les mettent en œuvre selon leur intelligence et leur originalité67. "L'obéissant n'est jamais un instrument mort, il est un esprit vivant. Et l'obéissance n'est jamais un principe mécanique, mais un principe organique… Dans la parabole évangélique, les fidèles serviteurs exercent par obéissance leur esprit et leur force d'invention pour augmenter les talents de leur maître, et l'éloge qu'il leur adresse montre qu'il voulait savoir leur service compris justement de cette manière"68.
L'obéissance vraie est une obéissance confiante. Même quand l'homme ne voit pas ce que Dieu prévoit pour lui, il sait cependant que la Providence s'occupe de tout, qu'il n'a qu'à faire confiance et que le Seigneur fera le reste. Il n'essaiera pas d'aller à Dieu avec des mesures humaines; il ne le peut qu'avec la confiance. Si un homme ne se fie pas à Dieu, il lui est impossible d'être à la place que Dieu lui a assignée. S'il se trouve à la place où Dieu veut qu'il soit, alors il est sûr, sûr d'une certitude que Dieu lui donne et qui n'est pas humainement concevable. Ce n'est pas une certitude tiède et rassasiée, c'est une certitude qui porte en elle le mouvement de la réponse, qui accomplit la volonté du Père et s'engage sur le chemin préparé par Dieu69. Il sait dans la foi que, si Dieu lui a confié une mission, il sera capable de la remplir70.
L'obéissance est chose simple. L'exemple de Marie nous le montre plus clairement que tout discours. "L'âme de la Mère est toute simple… Ce n'est pas par elle-même que son âme est si simple, elle l'est par la proximité de Dieu qui lui permet de s'abandonner si totalement que tout le multiple et l'incompréhensible est assumé par Dieu lui-même. Dieu lui est si proche qu'à toutes les questions il apporte lui-même la réponse toute simple; il aplanit et résout tout ce qui paraît embrouillé, il modèle toutes les situations de sa vie de manière si simple et plénière que, s'il demeure bien un mystère, jamais il ne reste d'énigme angoissante. Elle vit tellement en Dieu qu'elle sait toujours ce qu'il attend d'elle et que, pour elle, il n'est rien de plus simple que de faire la pure volonté de Dieu, même s'il demande des choses difficiles et amères… Il y a beaucoup de questions dans la vie de Marie, mais elle ne s'y arrête pas. Elle ne se creuse pas la tête sur ce qui dépasse son entendement. Pour elle, aucun problème ne peut devenir essentiel car, comme tel, tout problème est une limite et Marie est pure disponibilité et ouverture à tout ce qui doit la trouver prête et ouverte. Ainsi dépasse-t-elle la multiplicité des choses incompréhensibles pour vivre dans l'infinie simplicité de l'accomplissement de la volonté divine"71.
Il y a en Marie des mystères qu'elle possède "sans les connaître ou du moins sans les pénétrer elle-même; pour sa tâche il ne lui est pas nécessaire de tout saisir… Sa tâche est de laisser le mystère s'opérer. Son oui libre l'a mise à la disposition de Dieu et, en conséquence, Dieu a disposé d'elle. Que désormais elle persévère simplement, qu'elle soit celle qui laisse faire, c'est là une œuvre assumée par la grâce…Il lui suffit de comprendre et de faire ce que la grâce à chaque instant lui montre et lui demande… Quelque chose de cette grâce mariale passe à tous les chrétiens: s'ils ont véritablement dit oui, le Seigneur se porte garant de leur vie ultérieure"72.
Dans les relations quotidiennes de Marie avec le Fils devenu adulte, elle reçoit de lui quelque chose de nouveau. Elle est devenue prête à être mise par lui partout où il a besoin d'elle, même si souvent elle ne comprend pas ses desseins, même si elle ne se trouve pas placée là où elle s'y serait attendue (Qui sont ma mère et mes frères?). Sa manière d'entrer dans les vues du Fils a le caractère fondamental de l'obéissance, une obéissance qui est en même temps un échange, mais un échange rempli de mystère, et Marie n'est pas introduite dans le mystère. On pourrait aussi bien dire qu'elle est introduite dans le mystère de l'absence d'échange. D'une manière bien plus profonde que tout autre croyant Marie a conscience du caractère mystérieux de Dieu et du monde de Dieu sans qu'elle y soit introduite elle-même plus que le Fils ne le veut. Certes elle a vu l'ange et ses horizons en ont été dilatés à l'infini, mais par cette dilatation même de ses horizons, elle sait définitivement qu'elle a à rester à sa place, elle sait qu'il ne lui revient pas de tout savoir à l'avance, mais qu'à chaque instant elle doit rester disponible pour le Seigneur dans une attente virginale73.
"En face de Dieu, (Marie) oublie toute prudence parce que l'immensité des plans divins s'ouvre devant ses yeux. Non seulement elle veut ce que Dieu veut, mais elle lui confie encore son oui pour qu'il en dispose, le façonne et le transforme. En disant oui, elle n'a aucun souhait, aucune préférence, aucun désir dont il faudrait tenir compte. Elle ne passe pas de contrat avec Dieu; elle souhaite seulement être acceptée dans la grâce, comme elle a été désirée dans la grâce… Si c'est Dieu qui se penche vers elle, sa réponse ne peut être qu'abandon dans une obéissance aveugle. Elle ignore tout calcul, toute garantie, ne manifeste pas la moindre réserve; elle ne sait qu'une chose: son rôle est celui de la servante qui, humblement, prend tellement la dernière place qu'elle préfère toujours ce qui lui est offert, ne cherche jamais à provoquer elle-même quoi que ce soit, ne prépare ni ne dirige la volonté et les désirs de Dieu"74.
L'obéissance à Dieu est l'acte de l'amour. Il ne met pas de limites, il ne pose pas de questions75. "Ce que Dieu veut, on le fait volontiers". Sur le coup, ça peut être très désagréable, mais après coup c'est cependant ce qu'on fait de préférence. "Supposons que j'aie une tumeur qui me fait mal; le médecin me dit qu'il doit la couper sans m'endormir; sur le coup c'est très désagréable. Mais quand, après cela, je puis à nouveau mouvoir mon bras en toute liberté, je trouve que ça a été très judicieux. Avec le Bon Dieu c'est toujours encore beaucoup plus judicieux, c'est pourquoi vis-à-vis de lui il est impossible de faire des réserves"76.
"La mission invisible d'un homme est toujours proportionnelle à l'amour, même si sa mission visible apparaît microscopique et accessoire. Un amour parfait peut rester entièrement caché dans l'Eglise, tout en étant parfaitement efficace"77.
Dans le don total d'eux-mêmes à la volonté de Dieu, les saints ressemblent souvent aux enfants et même aux simples qui ne sont pas capables de critique78.
L'important est que "Dieu occupe vraiment toute la place dans le croyant. Cela ne va pas sans luttes. L'obéissance demande renoncement, discernement, pureté. Et plus il obéit, plus l'obéissant se rend compte qu'il n'est pas assez transparent, qu'il retient encore bien des choses dont il devrait se défaire. Il peut aussi être de mauvaise humeur; or une obéissance maussade n'en est pas une: Dieu veut voir les siens dans la joie". La joie se cache dans l'obéissance chrétienne. "Si deux êtres qui s'aiment ont des désirs différents qui ne peuvent être satisfaits en même temps, ils voudront tous les deux, par amour et dans la joie de leur amour, renoncer à leur désir pour combler celui de l'autre. Le renoncement sera un renoncement d'amour et aura la joie comme motif. Aucun des deux ne voudra même prononcer le mot de renoncement. De sorte que tout geste chrétien d'obéissance doit se faire dans la joie, à l'intérieur de la joie pascale du Seigneur"79. C'est pourquoi Adrienne peut affirmer que "la vocation sacerdotale et religieuse n'est pas avant tout sacrifice et renoncement, mais disponibilité joyeuse vis-à-vis de Dieu"80.
Les portes de la cité céleste dont parle l'Apocalypse sont toujours ouvertes. Personne ne peut les manquer si ce n'est par sa faute. Rien d'autre n'est exigé que la disponibilité et l'humilité. L'humilité d'ailleurs est incluse dans la disponibilité: il n'y a pas de disponibilité orgueilleuse. Qui se met à la disposition de Dieu, Dieu prend soin de lui pour le conduire jusqu'à la porte de la cité céleste. Le croyant qui se donne avec confiance est conduit. Si on ne trouve pas la porte et qu'on se heurte au mur de la cité céleste, c'est qu'on a refusé quelque chose d'essentiel. Dieu ne cesse d'appeler les hommes à la sainteté. Si, à certaines époques, il y a moins de saints, la raison n'en est pas que Dieu en a prévu moins, c'est que davantage de personnes n'ont pas accepté leur mission et ne se sont pas laissé conduire. Sa laisser envoyer dans la mission de la sainteté, cela veut dire se livrer aux voies de Dieu avec confiance même quand on ne voit pas où cela mène81.
Quand Marie acquiert la certitude naturelle qu'elle est enceinte, son existence atteint une sphère nouvelle. Sa rencontre avec l'ange était le monde de sa prière et de ses relations avec Dieu. Mais elle est aussi une jeune fille qui a à vivre dans son milieu naturel. Elisabeth, sa cousine, en fait partie, et l'ange lui en a parlé. Marie se rend donc chez elle et elle emporte avec elle son secret dont elle ne sait pas ce qu'il adviendra au cours de sa visite. Son obéissance à Dieu ne s'oppose aucunement au besoin qu'elle a de voir Elisabeth et de parler avec elle. Il y a donc entre les deux parentes une conversation intime mais non indiscrète; cette conversation est nécessaire pour les deux: elle est le modèle d'une conversation entre femmes, d'un vrai partage et d'une rencontre féconde. C'est une conversation tout à fait naturelle et qui se passe en même temps tout en Dieu. Les deux femmes ont reçu une mission par leur fils et elles reçoivent aussi de Dieu de correspondre à leur mission et d'être fidèles à elles-mêmes tout naturellement. Elles s'entraident et se soutiennent l'une l'autre. Leur conversation ne touche pas ce qui les concerne personnellement: elles s'intéressent à ce que Dieu attend d'elles, à ce que leurs fils deviendront, à la manière dont elles peuvent laisser Dieu agir en elles; et laisser faire Dieu est une contribution éminemment active. Chacune des deux est remplie de respect pour la mission de l'autre et cherche à la soutenir82.
La rencontre de Marie et d'Elisabeth est exemplaire. Mais l'accomplissement de la mission ne suit que rarement une voie aussi rectiligne. Pour la plupart d'entre nous, il nous faut tenir compte de nos reniements. Ceux-ci ne suppriment pas la mission. "Tous, nous avons une mission à accomplir au-delà de nos reniements"83.
Pour qu'une mission soit vivante et le demeure, il faut qu'elle ait part à la vie du Seigneur. Il ne faut pas vouloir en faire sa propre affaire. Sinon elle n'est plus qu'un pierre morte tout juste bonne à paver l'enfer84.
Les faux mystiques ont tous cherché leur propre satisfaction, ils ont voulu tirer profit de leurs visions et en jouir; ils n'ont plus cherché Dieu, ils se sont cherchés eux-mêmes. "Les visions sont comme des enfants que Dieu donne et qu'on doit porter dans la pleine patience de la grossesse. Aucune mère n'ouvre son corps pour voir l'enfant plus tôt. Le faux mystique, lui, perd patience". Le voyant de l'Apocalypse et, avant lui, tous les voyants de la Bible n'ont eu en vue que l'accomplissement d'un service. Seule importe la mission85.
"La volonté de Dieu doit être pour moi si grande que ma volonté n'est plus que chuchotée… Alors, peu importe où nous nous trouvons maintenant, quelle est l'importance de notre œuvre… Tout cela doit rester caché tant qu'il plaît à Dieu; s'il montre quelque chose, c'est bien; et si pour le moment il ne montre rien, cela ne doit pas nous paraître moins juste"86.
Toute mission doit vaincre beaucoup d'obstacles, car tout doit être mis à son service. Il y a beaucoup de choses qu'on donne spontanément et joyeusement, et il y en a peut-être encore plus qu'on doit en quelque sorte nous arracher contre notre gré. C'est dans la maladie qu'on expérimente le mieux ce passage. La maladie et le sentiment d'impuissance n'interrompent pas la mission. Dieu demande simplement alors qu'on lui offre autre chose87.
Il est d'autres obstacles que la maladie. L'essence de la sainteté est de remplir la mission trinitaire qu'on a. Celle-là et pas une autre. Il se peut que quelqu'un accomplisse vraiment bien sa mission tout en n'étant pas irréprochable sur tous les points et en gardant par exemple "un fichu caractère". Très rares sont ceux qui correspondent à la grâce; ce sont les saints88.
Les saints peuvent avoir le sentiment de ne pas être à la hauteur de leur mission, tout comme les prêtres dans l'Eglise. Et ils se trouvent cependant entourés d'une grâce débordante. Sur la croix, le Christ n'en peut plus et il persévère jusqu'à la mort avec la force du Père en lui, avec une mission qu'il ne voit plus et qui est cependant l'expression d'un échange vivant entre le Père et lui. Tout chrétien peut se sentir un jour au bout de ses forces; dans la grâce il peut encore quelque chose, une grâce qui le dépasse et qui est cachée dans le trésor de prière de l'Eglise. Même celui qui ne connaît apparemment que des échecs, s'il persévère dans la foi, ne décevra pas Dieu et Dieu ne le décevra pas89.
Mais il demeure vrai que l'homme n'est jamais à la hauteur du projet de sainteté que Dieu a pour lui. Ce n'est pas parce que quelqu'un s'accuse d'avoir manqué de patience qu'il peut se consoler en se comparant à tel saint qui n'a pas toujours été non plus des plus patients. "Je n'ai pas à me comparer aux autres, ni même aux saints, il suffit que je garde devant les yeux l'image que Dieu a de moi". Et si des saints ici-bas ont fait grosso modo ce que Dieu attendait d'eux, il reste toujours encore l'image de la perfection terrestre et humaine de Marie90.
La plupart de ceux qui veulent se donner entièrement au Seigneur, qu'ils soient prêtres ou laïcs, trouvent souvent que les difficultés sont trop grandes. Il y a des résistances dans leurs propres rangs91.
Les trois femmes qui se rendent au tombeau de Jésus le matin de Pâques se trouvent elles aussi devant une grosse difficulté. C'est Pâques et elles ne le savent pas. C'est comme si elles portaient encore en elles tous les tourments de la Passion et de la mort. Ces tourments ont en fait disparu, mais le problème des femmes est de savoir comment quitter ce temps de la Passion. Leur question résume bien toute leur difficulté: qui nous roulera la grosse pierre? Et puis il va s'avérer que leur souci était vain, qu'elles avaient tort de se faire du souci. Fondamentalement tous nos soucis sont toujours déjà des soucis de matin de Pâques; soucis personnels, soucis de communauté, soucis de mission: nous pouvons nous en décharger sur celui qui a porté la croix et qui est ressuscité. S'il veut nos missions et si nous cherchons à les accomplir dans son sens, il nous roulera toujours les pierres d'une manière ou d'une autre, peut-être au dernier moment, peut-être quand il n'y aura, semble-t-il, plus d'issue92.
Ce qui fait qu'il est malgré tout plus facile qu'on ne le croit de servir le Seigneur et l'Eglise93 bien que, encore une fois, l'épreuve fasse partie intégrante de la vocation et de la mission; l'épreuve est une donnée chrétienne qui n'épargne personne et le chrétien aurait même tout lieu de s'inquiéter s'il ne la rencontrait pas; l'épreuve est une conséquence immédiate de la mission94. "Nous aussi qui avons dans notre mission une goutte de souffrance, nous devons savoir que la souffrance chrétienne débouche dans la résurrection, que la souffrance n'est pas rendue moins amère par cette espérance, mais qu'elle n'engendre jamais le doute"95.
Quand quelqu'un renonce à tout et se met entièrement à la disposition du Seigneur, même s'il le fait avec beaucoup de joie, il recevra l'une ou l'autre souffrance à porter à la suite de son geste… La vie d'un saint est en tout cas une vie difficile. Dieu, il le sait, lui demande toujours plus, et sa souffrance la plus profonde est de voir l'abîme qui existe entre ce qu'il offre et ce que le Seigneur a à prendre. Le saint ne voit pas les progrès qu'il fait parce qu'il se mesure toujours à l'absolu vis-à-vis duquel aucun progrès n'est visible. Il a à peine appris toutes ses lettres comme un enfant qu'il devrait déjà posséder toute l'écriture comme un adulte96.
Jérémie est ici un modèle. Il a sa mission depuis toujours, avant même qu'il ait pu dire oui ou non, et cependant il se défend: il ne se croit pas digne de sa mission, et puis ça n'ira pas, il ne croit pas qu'il puisse être un bon interprète des paroles de Dieu. Et puis, quand il se met à parler, il jouit de l'assurance de ceux qui sont bénis de Dieu; quand il a fini, cette assurance le quitte. Il a tant à souffrir de son peuple qu'il ne voit plus que sa mission en était vraiment une. Il est le souffre-douleur du peuple, mais il estime surtout qu'il est le souffre-douleur de Dieu qui lui a confié une mission déraisonnable qui dépasse ses forces. Et il se plaint: il voudrait tellement une vie plus confortable. Mais même quand il s'insurge contre Dieu, il se sait vaincu d'avance, il a déjà dit oui pour une nouvelle mission. Et il doit toujours annoncer ce qu'il ne voudrait dire à aucun prix, ce que la prudence lui conseillerait de taire. Sa prière ressemble à ceci: "Que ta volonté soit faite, mais qu'une fois aussi la mienne se fasse". Comme si Dieu n'était pas à la hauteur de l'intelligence de Jérémie qui sait ce que c'est qu'être prophète et humain; Dieu ne sait pas ce que c'est qu'être homme. Et cependant Jérémie veut toujours ce que Dieu veut, mais il faut qu'il se dispute avec lui. Les résistances de Jérémie rendent d'autant plus manifeste en contrepartie l'abandon absolu du Fils97.
Dieu attend de tout homme un témoignage, mais de personne il n'en attend autant que du Fils. Le témoignage du Fils, c'est toute sa vie terrestre. Tout ce qui en elle est contemplation et tout ce qui en elle est action témoigne du Père. Elle est une réponse avant même qu'une question soit posée. Jamais le Père ne lui pose une question sans qu'il soit sûr de la réponse du Fils. Le témoignage du Fils est parfait et il est permis au chrétien de croître en lui. Le témoignage du Seigneur est l'unique vrai témoignage parce qu'il est éternellement vrai. "Nous qui essayons de témoigner d'après le modèle qu'il nous a donné, nous ne sommes jamais vrais que pour des secondes. Lui, il est le miroir parfait du Père. En nous, il ne brille que de temps en temps. Nous nous éloignons de la vie de la vérité par le péché. Mais le Fils, même quand il meurt et que le Père l'abandonne, demeure le plus parfait témoignage de l'amour du Père"98.
Les imprévus de la mission
Tout peut arriver à celui qui a reçu une mission. Tout et donc souvent l'imprévu. Il en fut ainsi dans la vie de Marie. Il ne lui fut pas épargné, pas plus qu'au Fils, "d'être en contact avec le monde tel qu'il est", avec son péché et ses déficiences… "Il y a beaucoup de tensions dans son existence… Il n'y a rien qui ne puisse trouver sa place dans son attitude de totale disponibilité. Elle doit sans cesse demeurer vigilante: non pas simplement pour entendre dans la prière la voix de Dieu, pour demeurer silencieuse devant lui, mais pour assumer toute tâche nouvelle. La vigilance implique la participation; celle-ci la souffrance; et la souffrance, même après la résurrection, signifie toujours souffrir avec le Fils sur la croix"99.
Jean-Baptiste prêchait: c'était sa mission, c'était son travail. Il accomplit sa tâche dans l'attente du Seigneur, mais il ne le voit pas encore, il ne voit pas ses miracles, il ne sait pas ce que le Seigneur va annoncer et enseigner. Malgré cela il prêche: c'est sa mission; quelque chose va venir, mais il ignore ce que ce sera. Il se laisse placer en un lieu qu'il n'a pas choisi. Il consent à proclamer quelque chose dont il n'a encore aucune preuve. "Entre la mission du Baptiste et la nôtre, il peut y avoir des points de comparaison. Il se peut que nous ne sachions pas de quoi demain sera fait (jamais d'ailleurs nous ne le savons). Nous travaillons dans l'attente"100.
L'évangéliste saint Marc nous introduit dans la mission de Jean-Baptiste: il nous parle de son mode de vie, de son activité, du baptême, et il conclut froidement: "Après que Jean eut été livré…" Un envoyé a fait ce qu'il devait faire et puis il est livré: brève présentation de la vie d'un martyr. Et la vie continue. "Comme cela est fréquent dans l'histoire chrétienne!" Quelqu'un pense avoir encore à faire d'innombrables choses pour obéir à Dieu… et il est livré. "Mais la fin d'un chrétien n'a pas d'intérêt, comparée à sa mission". Cela paraît dur à entendre. Personne ne s'intéresse à la fin d'un chrétien; il est livré et l'histoire continue. Comme cela est-il possible? Ce n'est possible que parce que la mission est plus importante que la vie et parce que la mort n'est pas un terme: elle est continuation ou même commencement. Nous devons considérer, nous aussi, que notre mission est plus importante que nous-mêmes. L'important est que nous demeurions au centre de notre mission sans spéculer sur ce que sera notre fin. Toute mission meurt avec l'envoyé, mais elle lève comme une semence et l'envoyé n'a pas besoin de le savoir. Il fut envoyé pour semer, le fruit appartient au Seigneur. Le mystère de la semence est central dans l'Evangile et dans notre vie chrétienne. Si elle vient de Dieu, la mission est immortelle101.
Peu importe le lieu où nous servons le Seigneur. Nous avons grandi sur un certain sol comme la semence de la parabole, nous avons servi le Seigneur en un lieu donné: cela ne nous donne pas le droit de considérer ce lieu comme définitif pour nous. Le Seigneur se sert de nous comme il le veut. On ne demande pas au fruit à quoi il voudrait servir. Le fruit qui a mûri sur mission de Dieu demeure sa propriété. Dieu nous a pour ainsi dire prêté à un sol qu'il avait choisi lui-même jusqu'au jour de notre maturité et jusqu'au temps de la faucille. Pour notre sensibilité, le temps de la faucille est toujours douloureux. Mais le Seigneur lui-même dispose de cette souffrance. c'est lui qui décide du jour de la moisson. Il ne le fait pas de façon arbitraire, mais le fruit n'est pas consulté102!
On ne peut pas s'embarquer avec le Seigneur sur le lac pour une traversée sans s'exposer à la tempête. Ce n'est pas un hasard qu'il y ait tempête: le Seigneur savait bien qu'il y en aurait une. Il sait que s'il introduit les autres dans sa vie pour les emmener sur l'autre rive, cela ne se fera pas sans tempête. L'autre rive, ce peut être Pâques, ce peut être la vie éternelle, ce peut être une attente dans une vie chrétienne. En tout cas, il s'agit toujours d'une attente au nom du Seigneur. Il y aura toujours une tempête: intérieure ou extérieure. Si on le sait, on ne s'inquiétera pas à l'avance. Nous la laisserons nous menacer dans l'espérance que nous serons capables de persévérer jusqu'au moment où le Seigneur permettra qu'elle s'apaise103.
Ce dont on peut être assuré, c'est que, si nous sommes de vrais croyants, le Seigneur nous demandera toujours plus que ce que nous pouvons lui donner; et cependant, à aucun moment, il ne nous en demandera trop104.
Le Seigneur demande exactement aux chrétiens le service dont ils sont capables par sa grâce. Dans la mission que le Seigneur confie à chacun, il n'y a pas de tâtonnements, pas d'incertitude. Il peut arriver que le chemin emprunté semble aberrant, il demeure le chemin du Seigneur. A vues humaines, ce peut être une voie assez discontinue. Ce qui en fait l'unité, c'est la volonté du Seigneur. Il se peut au contraire que la voie soit toute droite, claire et simple du début à la fin. Il est donné à beaucoup de demeurer simplement dans le Seigneur. Certains peuvent s'étonner que leur voie soit si simple, si petite, et le Seigneur n'a rien prévu d'autre pour eux; il exige peut-être d'eux de croître sans cesse dans l'invisible vers une prière plus pure, vers le dépassement de petites difficultés dont on peut à peine parler, mais qui demandent un combat incessant, et donc beaucoup d'amour et d'humilité, et c'est le service que le Seigneur attend d'eux. Quelle soit notre voie, personne n'a atteint le but et il nous faut demeurer ouvert à de nouveaux appels et à de nouvelles possibilités105.
Ni l'échec ni la réussite des hommes n'amène le Seigneur à réduire ses exigences. "Rien, dans la vie des chrétiens, n'est mesuré par le Seigneur selon les critères de la réussite ou de l'échec humains. On ne reçoit pas, parce qu'on a échoué, une tâche moindre, ni plus importante parce qu'on a réussi; dans les deux cas, seul le 'toujours-plus' est proposé"106.
Il faut faire des projets et travailler pour essayer de correspondre à ce que Dieu demande de nous. Mais Dieu demeure libre de réduire en miettes toutes ces constructions et tous ces projets pour ne demander que la seule disponibilité. Quelqu'un peut être préparé à telle ou telle tâche, et cela ne sert à rien. A la place du travail qu'il espérait faire pour Dieu et qu'il portait déjà dans sa prière, Dieu ne laisse apparaître que souffrance, maladie, impuissance, immense lassitude. Dieu ne cesse de décider de la mesure de ce qui est à porter. Dieu veut l'égalité d'humeur dans la sérénité même quand il ne laisse qu'impuissance et lassitude. Il n'y a pas lieu de se perdre en spéculations: il faut se situer par rapport à ce qui est, tel que cela est donné, avec gratitude pour ce que Dieu demande, enlève ou donne107.
"Une mission n'est pas seulement quelque chose qu'on reçoit et qu'on exécute une fois pour toutes. C'est aussi quelque chose qui grandit, qu'il faut assumer, ratifier chaque jour à nouveau. Marie reçoit sans cesse sa mission du Fils, jusqu'au sommet de la croix. Elle symbolise l'état jamais adulte du chrétien, de quelqu'un bien sûr qui grandit en grâce, et en sagesse devant Dieu et devant les hommes, mais qui, en tant qu'il séjourne sur la terre, croît au rythme de la croissance de sa mission. Jamais il ne la surplombe ni ne la maîtrise"108.
Toujours l'avenir appartient à Dieu, et vivre dans l'espérance c'est vivre dans cet avenir109. Il faudrait toujours pouvoir recommencer comme le Seigneur en décide et donc être toujours prêt à "oublier la maison de son père", comme dit le psaume. Ne plus vouloir disposer de soi est la condition de la fécondité dans le Seigneur110.
Toutes les missions dans l'Eglise sont complémentaires les unes des autres, on n'a pas besoin d'en connaître dès à présent tous les aboutissants. Il ne faut pas vouloir tout savoir d'avance: cela ne pourrait que nuire à l'obéissance et à la mission qui est exigée aujourd'hui. Tout ce qui est nécessaire à une mission sera donné en temps voulu111.
Ici-bas on n'a jamais une vue d'ensemble des volontés de Dieu sur nous. Souvent on ne sait pas pourquoi Dieu appelle quelqu'un; on sait seulement que ce que Dieu veut est plus vrai que notre propre volonté. C'est pourquoi on obéit sans voir tout ce que contient l'ordre qui nous est donné112.
La disponibilité inclut qu'on accepte de se voir confier par Dieu une mission à laquelle on pourrait se croire inadapté. C'est toujours Dieu qui exige quelque chose de nous, et non l'inverse113.
Quand Jésus demande à Philippe: "Où achèterons-nous du pain pour tant de monde?", il lui pose cette question pour l'éprouver; lui savait ce qu'il allait faire. Le disciple n'a pas à savoir à quoi il sera utilisé dans les plans du Seigneur. Il ne sait même pas qu'il est déjà utilisé. Il n'a pas à le savoir car la décision qui le concerne est aux mains du Seigneur. Cependant il n'est pas utilisé comme un instrument mort mais comme une personne humaine. Pour répondre à l'appel, il n'est pas requis que l'homme perce les plans de Dieu; il lui est demandé de se laisser utiliser aveuglément par lui comme un instrument, il lui est demandé d'admettre que le Seigneur sait déjà ce qu'il va faire114.
Un chrétien pourrait chercher à se distinguer pour le Seigneur en augmentant de lui-même ses propres œuvres. Mais cela ne le mènerait pas loin. Le meilleur moyen d'augmenter ses œuvres est de se tenir sans relâche à la disposition de la volonté du Seigneur qui demeure encore inconnue. Le vrai chrétien choisit l'obéissance et rien d'autre115.
Moïse reçoit de Dieu sa mission comme un aveugle116, mais en fait l'obéissance n'est jamais aveugle. Les mages suivent l'étoile qui leur est apparue comme un signe du ciel: ils apprennent par là une obéissance dont ils ignoraient tout auparavant; "ce n'est pas une obéissance aveugle; au contraire, c'est une obéissance qui voit", une obéissance qui est déjà vision - car ils ne cessent de regarder l'étoile - et une obéissance qui débouche vraiment sur une vision: ils sont conduits jusqu'à voir le Fils117.
Quelle que soit sa mission, le chrétien n'a pas le droit de soupirer ni de se laisser dominer par l'angoisse118. Et cependant Elie a peur des menaces de Jézabel. "Dieu ne protège pas ses serviteurs de manière à les délivrer de toute crainte"119.
Dieu livre toujours plus ou moins les siens à l'inconnu même quand leur mission est bien établie. Marie et Joseph sont devant un mystère. Marie était déjà fiancée à Joseph et il possédait son oui. Et puis l'ange demande à Marie de se fiancer une deuxième fois. Elle dit oui à nouveau pour avoir part à la fécondité du ciel et de l'Esprit Saint qui la couvre de son ombre. Elle sera la mère du Fils. Mais le comment demeure un secret céleste qu'elle ne doit pas scruter. Elle doit simplement s'y livrer. Marie et Joseph ne se posent pas plus de questions qu'il est nécessaire. Le comment de leurs relations ultérieures est une question qui doit rester ouverte pour qu'ils demeurent dans la pleine vérité de Dieu. Ils ne cherchent pas à scruter ce que Dieu s'est réservé, ils n'ont pas la curiosité d'Adam et Ève. Ils laissent faire le ciel120.
Il est très essentiel à la sainteté de Marie qu'elle n'a pas l'habitude de se soucier des choses que Dieu ne veut pas lui montrer. Avec son intelligence humaine, elle comprend ce qu'elle doit comprendre, elle ne refuse pas non plus de comprendre les choses autrement si Dieu le désire. C'est une des caractéristiques de sa pureté d'âme121.
L'obéissance à Dieu, c'est de l'amour. Il peut se faire que l'obéissance que Dieu nous demande soit davantage l'acte de notre foi vivante que de l'amour, mais il peut se faire aussi que Dieu nous introduise si fort dans son amour qu'on lui obéit sans le remarquer, simplement à cause de la plénitude de l'amour122.
Si quelqu'un va jusqu'à offrir vraiment toute sa vie à Dieu pour ses frères, il entre dans le mystère de la substitution: par cet acte, il invite Dieu à disposer librement de sa vie et de sa mort, avant tout de sa mort intérieure dont Dieu lui-même détermine la forme. "Dieu peut alors lui enlever même ses biens spirituels innés auxquels il était attaché. Il se peut qu'il ait un caractère joyeux et que Dieu lui donne affliction et solitude; il se peut qu'il soit gâté intellectuellement et que Dieu lui enlève toutes ses relations raffinées en l'envoyant par exemple comme missionnaire dans des pays où ses talents intellectuels ne peuvent guère s'épanouir. A la suite d'une telle offre, Dieu oblige volontiers l'homme à faire ce qu'il n'aime pas faire". Il accepte ce sacrifice qui consiste à donner sa vie pour ses frères en substitution… "Presque toujours il exigera ce que nous n'attendons pas, et nous ne saurons jamais pourquoi il exige précisément cela de nous. Car la substitution implique toujours l'imprévu, signe de tout sacrifice total"123.
La mission de tout chrétien s'ouvre toujours sur le Seigneur, elle s'ouvre toujours sur un au-delà, elle mène toujours plus loin, elle s'ouvre toujours à l'infini. La mission n'a jamais de terme. On ne peut pas avoir la mission de conduire quelqu'un jusqu'à l'Eglise et ensuite, quand cela est fait, rester là sans mission. La mission est intérieurement illimitée. Celui qui est vraiment sauvé s'oublie lui-même et il est aussitôt embauché pour coopérer au salut des autres. On ne peut pas mettre de limites à la mission du Seigneur. Si le Seigneur a libéré quelqu'un de la servitude du péché, c'est pour que d'autres soient libérés par lui; si le Seigneur a donné à quelqu'un une foi vivante, c'est pour qu'elle devienne vivante aussi chez d'autres. Le chrétien ne reçoit jamais un don du ciel pour le garder à son usage personnel: il fait partie de l'essence de l'amour de se répandre. De l'amour de l'homme et de la femme naît l'enfant, de la rencontre du Seigneur et du chrétien naît aussi quelque chose de neuf et de fécond. Et plus le Seigneur dispose d'une vie, plus elle est féconde124.
Une mission peut être féconde tout à fait à l'insu de celui qui l'accomplit, elle le demeure à travers les nuits, au-delà des reniements parfois. Si Pierre renie son maître, c'est qu'il n'y comprend plus rien. "Tant qu'il n'avait pas rencontré le seigneur, sa vie était simple", il en demeurait le maître. Maintenant il n'y voit plus clair, "parce qu'il fait partie de ceux qui ont une mission et que le contrôle a passé totalement au Seigneur. Aussi longtemps que le Seigneur était libre, Pierre pouvait le regarder avec admiration… Il se sentait transporté… A présent le Maître… a les mains liées; il est traîné sans défense devant le tribunal, giflé par un valet. Toute sa gloire s'écroule. Il n'a plus rien qui puisse en imposer à Pierre. La foi de celui-ci, fondée sur la gloire du Seigneur, s'effondre… A présent il semble à Pierre que sa foi a été une erreur". Et Pierre se débarrasse de sa foi et de sa mission. "Il a hâte de reprendre sa vie normale de jadis, de disparaître au milieu de la foule ignorante… Pierre est le symbole de la faiblesse livrée à elle-même… Le Seigneur voit en lui combien il lui faudra souffrir, puisque même ses fidèles ne savent pas ce qu'est la fidélité. Il constate en Pierre le désarroi de l'Eglise lorsqu'elle oubliera le Seigneur; et aussi combien elle resterait sotte et impuissante si le Seigneur ne venait pas toujours à son aide pour la sortir de son désarroi"125.
Notes de la 3e partie
1. Et pas seulement dans ses trois écrits qui traitent explicitement de la question : La mission des prophètes, Choisir un état de vie, Ils suivirent son appel.
2. Apokalypse, p. 821-822 (sur Ap 22,17).
3. Jean. Discours d'adieu, I, p. 54-55 (sur Jn 13,20).
4. Markus, p. 610-611 (sur Mc 14,3).
5. Les portes de la vie éternelle, p. 112-113.
6. Apokalypse, p. 427 (sur Ap 13,7-8).
7. Markus, p. 172-173 (sur Mc 4,8-9).
8. Jean. Discours d'adieu, II, p. 27 (sur Jn 15,8).
9. L'Epître aux Ephésiens, p. 94-95 (sur Ep 3,1).
10. Jean. Le Verbe se fait chair, II, p. 21 (sur Jn 1,41).
11. Markus, p. 339 (sur Mc 7,29-30).
12. Le sermon sur la montagne, p. 36-40 (sur Mt 5,14).
13. Markus, p. 369-370 (sur Mc 8,26).
14. Ibid., p. 15-16 (sur Mc 1,3).
15. Le sermon sur la montagne, p. 35-36 (sur Mt 5,13).
16. Die katholischen Briefe, I, p. 156 (sur Jc 3,4).
17. Achtzehn Psalmen, p. 123 (sur Ps 123).
18. Erde und Himmel, III, n° 2239.
19. Jean. Controverses, II, p. 97 (sur Jn 11,5).
20. Das Wort und die Mystik, I, p. 190.
21. Kolosserbrief, p. 49 (sur Col 2,2).
22. Erde und Himmel, II, n° 1289.
23. Das Wort und die Mystik, I, p. 27.
24. Le livre de l'obéissance, p. 91-92.
25. Apokalypse, p. 618 (sur Ap 19,5).
26. Jean. Discours d'adieu, II, p. 226 (sur Jn 17,8).
27. Ibid., p. 257-259 (sur Jn 17,15).
28. Erde und Himmel, III, n° 2229.
29. Jean. Controverses, I, p. 74-75 (sur Jn 6,66).
30. Apokalypse, p. 660 (sur Ap 20,6).
31. Markus, p. 106 (sur Mc 3,1).
32. Ibid., p. 99 (sur Mc 2,23-24).
33. La Servante du Seigneur, p. 47.
34. Die katholischen Briefe, I, p. 154 (sur Jc 3,3).
35. L'Epître aux Ephésiens, p. 94-95 (sur Ep 3,1).
36. Jean. Discours d'adieu, I, p. 156 (sur Jn 14,16).
37. Apokalypse, p. 658-659 (sur Ap 20,6).
38. Le livre de l'obéissance, p. 89-90.
39. Erde Und Himmel, II, n° 1953.
40. Kreuz und Hölle, II, p. 34-35.
41. La Servante du Seigneur, p. 62-63.
42. Das Wort une die Mystik, I, p. 26.
43. Ibid., p. 18-19.
44. Le sermon sur la montagne, p. 250-251 (sur Mt 7,26).
45. Apokalypse, p. 429-432 (sur Ap 13,10).
46. La mission des prophètes, p. 12-14.
47. Jean. Controverses, I, p. 75 (sur Jn 6,67).
48. Apokalypse, p. 822-823 (sur Ap 22,17).
49. Erde und Himmel, II, n° 1411.
50. La Servante du Seigneur, p. 11.
51. Achtzehn Psalmen, p. 99 (sur Ps 84,12).
52. Ibid., p. 107-108 (sur Ps 103,18).
53. Jean. Discours d'adieu, II, p. 205 (sur Jn 17,3).
54. Les portes de la vie éternelle, p. 59.
55. Le livre de l'obéissance, p. 32.
56. Das Wort und die Mystik, I, p. 27.
57. Die katholischen Briefe, I, p. 155-156 (sur Jc 3,4).
58. Erde und Himmel, III, n° 2241.
59. Das Wort und die Mystik, I, p. 23-24.
60. Markus, p. 273 (sur Mc 6,9-11).
61. Jean. le Verbe se fait chair, I, p. 119 (sur Jn 1,12).
62. Le sermon sur la montagne, p. 42-45 (sur Mt 5,15-16).
63. Kolosserbrief, p. 105 (sur Col 3,17).
64. Ibid., p. 16 (sur Col 1,9).
65. Markus, p. 609-610 (sur Mc 14,3).
66. Das Wort und die Mystik, I, p. 17-18.
67. L'Epître aux Ephésiens, p. 96 (sur Ep 3,2).
68. Le livre de l'obéissance, p. 98.
69. Achtzehn Psalmen, p. 123-124 (sur Ps 125,1-5).
70. Ibid., p. 69-70 (sur Ps 45,1-2).
71. La servante du Seigneur, p. 21-22.
72. Ibid., p. 40-41.
73. Das Wort und die Mystik, I, p. 21-22.
74. La Servante du Seigneur, p. 11-12.
75. Achtzehn Psalmen, p. 77 (sur Ps 45,12).
76. Erde und Himmel, III, n° 2052.
77. Jean. Naissance de l'Eglise, I, p. 178 (sur Jn 20,2).
78. Apokalypse, p. 540 (sur Ap 17,1).
79. Le livre de l'obéissance, p. 34.
80. Jean. Discours d'adieu, II, p. 155 (sur Jn 16,21).
81. Apokalypse, p. 769 (sur Ap 21,25).
82. Erde und Himmel, III, n° 2339.
83. Ibid., n° 1951.
84. Kreuz und Hölle, II, p. 155.
85. Apokalypse, p. 32-33 (sur Ap 1,1).
86. Le livre de l'obéissance, p. 88-89.
87. Erde und Himmel, II, n° 1816.
88. Ibid., n° 1312.
89. Apokalypse, p. 661-662 (sur Ap 20,6).
90. Erde und Himmel, III, n° 2065.
91. Apokalypse, p. 180 (sur Ap 2,29).
92. Markus, p. 700 (sur Mc 16,3).
93. Erde und Himmel, II, n° 1668.
94. Markus, p. 182 (sur Mc 4,16-17).
95. Ibid., p. 376 (sur Mc 8,30-31).
96. Apokalypse, p. 659-660 (sur Ap 20,6).
97. La mission des prophètes, p. 61-63.
98. Jean. le Verbe se fait chair, II, p. 168 (sur Jn 5,31).
99. L'expérience de la prière, p. 101-102.
100. Markus, p. 21-22 (sur Mc 1,6-7).
101. Ibid., p. 30-31 (sur Mc 1,14).
102. Ibid., p. 199 (sur Mc 4,29).
103. Ibid., p. 207-208 (sur Mc 4,37-38).
104. Ibid., p. 387-388 (sur Mc 9,5-6).
105. Jean. Controverses, II, p. 69-70 (sur Jn 10,27).
106. Jean. Discours d'adieu, I, p. 133 (sur Jn 14,10).
107. Erde und Himmel, III, n° 2217.
108. La Servante du Seigneur, p. 53.
109. Kolosserbrief, p. 81 (sur Col 2,20).
110. Achtzehn Psalmen, p. 79-80 (sur Ps 45,17).
111. Apokalypse, p. 742-743 (sur Ap 21,15).
112. Ibid., p. 719 (sur Ap 21,9).
113. Ibid., p. 747 (sur Ap 21,16).
114. Jean. Controverses, I, p. 13 (sur Jn 6,6).
115. Apokalypse, p. 92 (sur Ap 1,15).
116. La mission des prophètes, p. 18-20.
117. Le Dieu sans frontière, p. 59-60.
118. Kolosserbrief, p. 102 (sur Col 3,15).
119. Elie, p. 72.
120. Das Wort und die Mystik, II, p. 128.
121. Erde und Himmel, II, n° 2034.
122. Ibid., n° 2022.
123. Jean. Discours d'adieu, II, p. 38-39 (sur Jn 15,14).
124. Jean. Naissance de l'Eglise, II, p. 73-74 (sur Jn 21,12a).
125. Ibid., I, p. 41-42 (sur Jn 18,26-27a).
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7. DIEU DANS LE JOURNAL
D’ADRIENNE VON SPEYR ET HANS URS VON BALTHASAR (2005)
Plan
1.La volonté de Dieu. 2. Le quotidien. 3. Parler à Dieu. 4. La proximité de Dieu. 5. Le refus de Dieu.
6. Le mystère de Dieu. 7. La démesure de Dieu.
Annexe : Dieu pour les "compagnons" d’Adrienne von Speyr
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(La contribution ainsi intitulée a été publiée pour l’essentiel dans Mélanges carmélitains 3 [2005], p. 84-114. Pour les besoins de l’édition le texte en a été légèrement écourté, des sutures y ont été apportées qui comportent quelques erreurs. Le texte ci-dessous représente l’original en son intégralité).
Le Journal de Hans Urs von Balthasar figure parmi les œuvres posthumes d’Adrienne von Speyr. Il compte trois tomes, quelque mille trois cents pages1. Il contient des notes prises par le P. Balthasar, souvent au jour le jour, depuis l’entrée officielle d’Adrienne von Speyr dans l’Église catholique le 1er novembre 1940 jusqu’à sa mort en 1967. Ces notes concernent essentiellement Adrienne von Speyr, parfois aussi le rédacteur lui-même. Le P. Balthasar a fait un large usage de ce Journal dans les deux volumes où il a présenté la vie et l’œuvre d’Adrienne von Speyr2. A l’occasion du colloque romain sur Adrienne, en 1985, le Saint-Siège avait souhaité que toutes les œuvres posthumes d’Adrienne von Speyr soient accessibles à tous, donc également le Journal de Balthasar.
Ce Journal contient deux sortes de notes: d’une part des notes concernant personnellement Adrienne von Speyr et le P. Balthasar, et d’autre part quantité d’éléments de nature tout à fait objectives ou plutôt objectives se rapportant à la foi et à la vie chrétiennes. Comment, par exemple, ce Journal s’exprime-t-il au sujet de Dieu? Comment la mystique et le théologien parlent-ils de Dieu quand ils dialoguent sans témoins et sans penser à composer un traité de théologie ou de spiritualité? L’enquête valait peut-être la peine d’être menée. L’essentiel du résultat de cette enquête présenté en bref dans cet article pourrait aussi, pour le lecteur de langue française, servir d’introduction à la lecture des œuvres de nos deux auteurs.
Il est évident que, pour Adrienne von Speyr et le P. Balthasar, Dieu c’est toujours Dieu Trinité. Il n’est pas toujours nécessaire de le préciser. Cela arrive quand même de temps en temps: « Dieu ne peut être compris autrement que comme Fils et Père et en même temps Esprit Saint, tout à la fois dans l’unité et la multiplicité, découlant l’un de l’autre et formant un tout indissoluble. Pour moi, c’est clair comme le jour à travers mes difficultés d’expression et leur maladresse » (48)3. Le Journal renferme d’innombrables passages concernant les mystères propres au Père, au Fils et à l’Esprit, mais si on se limite simplement à « Dieu », que nous dit-il? Quels sont les centres d’intérêt des deux interlocuteurs ? Dans le style des interviewers: « Adrienne von Speyr, vous êtes chrétienne, vous croyez en Dieu. Pourquoi? Qui est Dieu pour vous? » Un parcours parmi d’autres possibles dans l’immense forêt.
Patrick Catry
1. La volonté de Dieu
Ce qui revient sans doute le plus souvent au sujet de Dieu, c’est l’importance du oui à sa volonté. Adrienne demande au P. Balthasar4: « Que faire maintenant? » Lui : « Je dis qu’on doit faire la pleine volonté de Dieu dans le cadre limité de sa vie. Il ne désire rien de plus » (586). Dieu a donc des désirs concernant la conduite des hommes, mais l’homme aussi a ses désirs. Le problème souvent est de savoir où se trouve la volonté de Dieu. « Elle est prête tout simplement à faire la volonté de Dieu, mais qu’il veuille bien la lui faire connaître » (521). Le ciel la met un jour en présence d’un choix. Sa réaction est : « Que la volonté de Dieu se fasse » (436).
Quelque temps après sa « conversion », en avril-mai 1941, elle voudrait montrer à Dieu qu’elle est prête à faire quelque chose pour lui. « Que peut-on faire pour Dieu?… Ne peut-on pas faire un jour quelque chose de ‘juste’? Pour que Dieu voie bien que notre offre est sérieuse? » (66) Et A. pense spontanément à des exercices de pénitence et à certains renoncements. H.U. lui explique alors qu’il y a pour elle des limites en la matière: sa santé, la maison qu’elle a à tenir, sa profession… Mais cela n’empêche que « revient sans cesse la question de savoir ce qu’est l’ascèse, ce qu’on pourrait vraiment faire pour Dieu ». Le P. Balthasar. la met en garde: il ne s’agit pas d’essayer de « forcer Dieu ». Elle ressent néanmoins un besoin très fort de s’offrir à Dieu de cette manière (59).
Après les grâces et les expériences très dures de la Passion qui ont marqué les jours saints de 1941, elle écrit au P. Balthasar : « Je suis de nouveau prête à tout pour autant que Dieu me donne la force de tenir le coup » (55). « Ce que Dieu attend d’elle », elle est plus disposée que jamais à le faire (58). « Je dois dire que dès maintenant je suis prête à passer par tous les chemins que Dieu voudra me faire emprunter; il sait combien cela peut être dur, mais il sait aussi dans sa bonté combien il peut exiger de quelqu’un; qu’il me donne seulement la grâce de le servir vraiment » (53). « Elle est prête à souffrir vraiment autant que Dieu le lui permet » (126). Elle se met à encourager son confesseur dans le même sens: « Elle m’exhorte avec plus d’insistance que jamais à m’offrir aussi totalement à Dieu. Elle ne cesse de me demander: N’est-ce pas que vous l’aimez quand même aussi, que vous voulez collaborer? Nous devons, tout simplement. Dieu attend notre oui » (312).
Pourquoi Dieu attend-il notre oui? Parce que le Royaume a des besoins. « Si quelqu’un est appelé par Dieu, cela dépend des besoins du royaume de Dieu qu’il devienne plutôt médecin ou juriste ou prêtre ou autre chose » (1722). Et que veut Dieu? On l’apprend presque par hasard: « Toute prière authentique veut ce que Dieu veut: l’union du monde avec lui » (2292). Dieu veut aussi entendre notre oui. Ce que Dieu attend des hommes, c’est « la disponibilité à dire oui à ce qu’il tient pour le meilleur, à donner un oui qui n’est pas modelé par moi, mais qui est formé pas à pas par Dieu » (1871). C’est ainsi que « Dieu, par l’ange, a voulu entendre le oui de la Mère, et ce oui devait retentir joyeusement parce qu’elle pouvait accomplir la promesse et voir le Messie, et parce que la rédemption et la nouvelle vérité au sujet de Dieu venaient dans le monde » (2157). Marie est omniprésente dans le Journal, et entre autres sur ce chapitre du oui à Dieu. Marie « était si transparente à Dieu que tout en elle était aussitôt utilisable pour l’accomplissement de ses desseins. Cette transparence était amour pur qui recevait tout l’amour de Dieu sans ombre aucune. Et elle était ainsi la manifestation visible de l’amour de Dieu pour sa créature comme de l’amour de la créature pour Dieu. Un foyer d’amour » (2154). Le principe est général: « La meilleure obéissance est toujours l’amour parfait. Si j’aime Dieu, je fais ce qu’il veut » (1685). C’est pourquoi les conseils évangéliques, dont l’obéissance, sont eux-mêmes une « expression de l’amour de Dieu et ils ne peuvent se comprendre et se vivre que dans l’amour. Ils sont une réponse de l’amour à Dieu » (2268).
Il est évident que Dieu demeure toujours le maître du jeu. « Si quelqu’un veut essayer d’aimer Dieu et de vivre pour lui, il prévoira pour sa vie un règlement…, il aura des projets…, il essaiera d’édifier quelque chose et d’accorder alors son projet à ce que Dieu veut de lui; mieux encore, il essaiera de concevoir son projet à partir de ce que Dieu exige de lui. Mais Dieu demeure libre de bousculer sans cesse toutes les constructions et tous les projets. Il peut exiger aussi une disponibilité qui n’aboutit jamais à un résultat. Il peut faire préparer à quelqu’un ceci et cela, et il n’en sortira rien. Et à la place du travail que non seulement on espérait mais qu’on pensait aussi prévoir dans la prière, Dieu ne laisse survenir rien d’autre que douleur, maladie, impuissance, fatigue démesurée… Dieu détermine sans cesse la mesure de ce qui est à supporter, également la mesure de la rencontre avec la souffrance » (2217).
Il n’est pas étonnant alors qu’on puisse hésiter à se donner à Dieu. « R. (un étudiant) a toujours encore la plus grande angoisse de s’offrir à Dieu ». Adrienne alors veut s’offrir à Dieu pour lui (1192). On peut bien déjà aussi avoir la volonté de s’offrir à Dieu; on pourrait déclarer être prêt à se faire couper le doigt et le bras…, « mais avec l’arrière-pensée qu’il est impossible que le Bon Dieu le fera un jour sérieusement » (492). Il y a donc aussi des oui à Dieu pleins de réticence. A. elle-même a offert un jour à Dieu « de mourir réellement dans l’angoisse de la mort, avec une véritable agonie, afin de donner cela aussi pour les pécheurs ». Et le P. Balthasar se dit: « Je ne sais pas si Dieu acceptera ce sacrifice » (1628). Plus d’une fois cette offrande d’une mort difficile revient dans le Journal: « Elle avait offert à Dieu de prendre sur elle une agonie difficile si, par là, la mort était facilitée à d’autres gens » (1601).
Pour le moment, ce qu’elle veut c’est « continuer à travailler tout paisiblement comme Dieu en décide. Et ne désirer de lui rien qui ne se trouve dans sa volonté (1602). « Si Dieu me donne une place de servante, il ne peut pas être plus parfait pour moi de vouloir être reine. Je ne ferais alors au contraire que m’écarter de la volonté de Dieu et me rendre coupable de désobéissance. Quand Dieu a besoin de quelqu’un pour lui donner des visions, c’est un service comme un autre, et personne ne doit se permettre de vouloir s’introduire artificiellement dans ce service » (1289). Les apparitions de Marie elle-même, on doit les considérer comme un service. « Quand la Mère se montre, elle accomplit une mission de Dieu pour nous qui concerne notre attitude de prière. Celle-ci doit être affermie. Le Fils veut nous former par sa Mère » (1991).
Le oui que nous pouvons donner à Dieu est au fond un don de sa grâce. « Finalement, ce qui est étrange, c’est que Dieu, dans sa grâce, nous fait quand même le don du oui fondamental; dans le baptême et dans la foi, il nous donne part à son oui et, dans sa courtoisie, il considère notre oui (ce oui qu’il nous offre) en tout ce qu’il continue à nous donner » (2295). La sainteté, c’est simplement, si on peut dire, correspondre à la grâce. Adrienne parle un jour de la nature de la sainteté. « Elle consiste pour quelqu’un à remplir la mission trinitaire qu’il a. Il ne s’agit que de cela et de rien d’autre. Il peut se faire, par exemple, que cet homme soit défaillant sous maint autre aspect; que, par exemple, il ait et garde un fichu caractère, mais que ce qui est central en lui soit en ordre: il a correspondu à sa mission; il s’est si totalement jeté en Dieu qu’il a laissé en Dieu une empreinte de lui-même, et Dieu s’est exprimé en lui, dans la mission accomplie, autant qu’il l’avait prévu. C’est naturellement une œuvre de la grâce; cependant très peu d’hommes seulement correspondent à la grâce, ce sont les saints » (1312).
2. Le quotidien
Vient alors la vie au quotidien devant Dieu. « Se savoir un jouet dans la main de Dieu. Dieu peut abîmer le jouet et puis le réparer de telle sorte qu’il ne reste aucune couture » (1644). L’homme peut toujours reprendre son oui, comme l’a fait Adam. « Le premier homme fut placé dans l’existence comme cela correspondait au plan de Dieu, avec la faculté de se développer en direction de Dieu ou en s’éloignant de lui. Il ne lui a pas été demandé s’il voulait être créé; il est simplement placé là, et il est requis de son humilité de le reconnaître » (2155). Mais l’homme peut aussi trouver Dieu en toutes choses. Plus d’une fois dans le Journal, il est question de la beauté du monde comme chemin vers Dieu. « Quand on se trouve comme moi devant de si belles roses, on pense sans cesse à celui qui les a données. Et là, au mur, le tableau de la mer est si vivant… qu’on pense à la Bretagne; on voit devant soi la mer et la création de Dieu tout entière, et il n’est pas difficile de trouver et de chercher Dieu en toutes choses. On n’a pas besoin de se donner du mal pour cette recherche, on est porté vers Dieu et, quand on a trouvé, cela se transforme tout de suite en amour – pour Dieu et pour les hommes – et en prière. La beauté des choses a forcément pour le croyant l’effet de le diriger vers Dieu, de faire sourdre la prière… C’est pour Dieu une joie de savoir qu’il y aura dans son monde une fleur comme cette rose devant moi, qu’elle répandra ce parfum. Comment Dieu ne serait-il pas déjà ivre de joie à l’avance en y pensant! Et que pourrait-il faire d’autre que de créer l’homme pour que lui aussi ait part à cette joie en ce monde? On comprend, à partir d’une fleur, que c’était la volonté de Dieu que l’homme soit aussi beau, l’être le plus beau du monde, en son corps et en son âme » (2152). Il y a une joie devant la beauté du monde; il y a d’autres joies aussi, évidemment, comme la « joie bouleversante de pouvoir somme toute exister comme croyante dans la communauté de ceux qui connaissent Dieu et même, au fond, comme créature de Dieu » (2206).
Il y a la joie, mais il y a aussi la souffrance. Celle-ci fut très présente tout au long de la vie d’Adrienne. Et « dans la souffrance, Dieu demeure voilé » (2216). Il peut exister dans la vie chrétienne sérieuse une désolation imposée par Dieu. La grande tentation alors, c’est la fuite: « fuir l’état imposé par Dieu pour un état qu’on choisit soi-même… Il est facile d’entrer dans les différentes manières de prier comme on entre dans une galerie de tableaux et on se demande quel tableau nous plaît le plus. Et s’il arrive qu’une salle soit sans tableau, on la traverse rapidement parce que en tant que telle elle n’a aucun intérêt. L’état de désolation ressemble à une salle sans tableau, il est rempli uniquement de l’absolu de Dieu… Cela ne vaut naturellement que pour la désolation imposée par Dieu. Le discernement des esprits est ici indispensable. Celui qui est sans satisfaction dans la prière mais qui, à part cela, se comporte d’une manière impossible avec son prochain ne peut pas être dans une désolation imposée par Dieu » (2014). Dans la désolation, Dieu peut sembler « plus inconnu, plus silencieux, plus opaque » (2011); il peut paraître « très irréel » (2013).
Mais la désolation et la nuit ne sont jamais le dernier mot de Dieu. « Dieu parle dans la souffrance ou dans la fatigue, tantôt de plus près, tantôt de plus loin, mais il fait entendre sa parole. Sauf s’il a décidé de faire entrer dans la nuit complète et de se taire totalement et d’ôter au croyant toute possibilité de trouver une trace de chemin vers lui. Cette nuit cependant n’est jamais le dernier mot de Dieu parce que Dieu le Père a ressuscité son Fils de l’enfer et qu’il ne veut pas que le monde sauvé n’ait part qu’à l’atroce de la Passion; il veut qu’il ait part à tout le chemin indivisible du Fils. La lumière ne cesse de percer même les ténèbres les plus profondes; il ne cesse d’y avoir un matin, une joie, une résurrection » (2208). Pourquoi ces passages par la désolation ou la souffrance? L’une des réponses est celle-ci: parce qu’il est « impossible de servir de manière confortable un Dieu qui, pour nous, s’est rendu la vie si inconfortable » (1721).
C’est Dieu qui mène le jeu, c’est une évidence. Il faut accepter de se laisser transformer par Dieu. « Curieux que, dans une amitié, on devienne tel que l’autre l’attend et que, dans l’amitié avec Dieu Trinité, on ne se laisse pas transformer comme Dieu le voudrait pour qu’on lui soit conforme. Et pourtant on a une image de ce que Dieu attend d’un chrétien, mais une image qui n’est jamais réalisée » (2244). L’homme est appelé à croître en Dieu. Mais cette croissance est secrète. « La Parole de Dieu existe aussi quand elle se fait discrète. Il y a des semences qui lèvent tout d’un coup, d’autres très lentement. La loi de la croissance est cachée en Dieu » (2161). La vie quotidienne de Marie non plus n’a pas toujours été simple. Elle a vécu deux vies pour ainsi dire « qui toutes deux étaient claires et transparentes: un jour, l’attente de l’ange (sans qu’elle en eût une prescience réelle), et puis le quotidien, et les deux dans l’unité. Et pourtant elle ne pouvait avoir une vue d’ensemble de ce qui se passait maintenant, l’enfant qui se faisait en elle et qui souvent lui causait de l’angoisse. Comme si elle suivait deux chemins: un chemin vers Joseph et un autre vers Dieu; mais Dieu a fait que, par lui, les deux chemins s’intègrent parfaitement » (1645).
La vie est pleine d’aléas, y compris la vie avec Dieu; « la vie est une belle journée en Dieu malgré tout ce qu’il y a de laborieux, parce que Dieu se sert de tout pour se révéler » (2135). Et Adrienne sait en même temps, parce que le ciel le lui a fait comprendre, que pour « qui veut vivre dans la paix de Dieu, il est impossible qu’il vive dans la paix du monde » (1971). Cette paix de Dieu provient de la foi de qui se sait « dans la main de Dieu ». L’expression revient plusieurs fois. « Si l’Église n’était pas tellement dans la main de Dieu… » (2208). L’Église le sait, le saint aussi le sait. « Un saint sur terre connaît de sa sainteté ce que le chrétien connaît de lui-même. Par la grâce du Christ, il est dans la main de Dieu, la foi le protège pour l’empêcher de se perdre. Il doit vivre sa foi de manière active, mais il doit aussi la laisser opérer en lui de manière passive… » Le saint, quand il subit des affronts et des reproches, sait, dans la grâce, que Dieu s’en occupera, que Dieu est assez fort pour le défendre (1607).
3. Parler à Dieu
Innombrables sont les passages du Journal où il est question de la prière. Ne sont retenus ici que certains de ceux où il est question explicitement de « Dieu ». D’abord, comment faire pour prier? « Dans la prière… on commence peut-être par saluer Dieu. On invite les saints, les anges, la Mère de Dieu, à être présents et on leur demande de permettre qu’on ait part aussi à leur prière. Et si c’est une prière contemplative, on s’approche peut-être de Dieu et on réfléchit à la manière dont Dieu nous parlera, ce que cela veut dire adorer Dieu » (2051). Le plus essentiel justement, c’est l’adoration de Dieu. Mais que veut dire adorer? Marie possède ici une aisance infinie pour nous accompagner. « Il lui est tout à fait naturel d’être parmi nous comme l’une d’entre nous, ce qui ne diminue pas notre vénération pour elle. Et en étant parmi nous, elle crée l’espace pour ce qui est l’essentiel: l’adoration de Dieu. Elle ne se fait pas petite pour qu’on remarque combien elle est humble, mais elle se fait proche de nous pour que tous ensemble, avec elle, nous adorions le Fils, le Père, l’Esprit » (2109). Après l’adoration, l’action de grâces. On en trouve des exemples dans la correspondance d’Adrienne avec le P. Balthasar. Vers Pâques 1941, elle lui écrit: « Je remercie Dieu et Jésus et la sainte Vierge et la petite Thérèse… et aussi saint Ignace, et encore beaucoup d’autres » (53). Et dans une autre lettre de la même époque: « Je remercie Dieu de ce que ces journées soient aussi pour vous pleines de grâces » (47).
Prier devrait être la chose la plus simple du monde: prier, c’est parler avec Dieu, tout le monde sait cela ou pourrait le savoir. « Hier, alors que j’étais sur la terrasse et que je parlais avec Dieu… » (2191). Un jour elle demande au P. Balthasar s’il connaissait cela aussi: « Parler comme cela avec Dieu sans prier à proprement parler. Lui expliquer ce que naturellement il connaît mieux que nous: » (280). Il est nécessaire et vital que l’homme prie, c’est-à-dire qu’il dise à Dieu une parole: « S’il n’a pas ce dialogue, s’il ne parle pas à Dieu, il est nécessairement sans vie » (1103). Adrienne n’oublie jamais que « vouloir parler à Dieu, c’est déjà une réponse à la volonté qu’il a de parler avec nous » (2119). « Il y a (aussi) une sorte de prière qui est plutôt une simple manière d’être auprès de Dieu » (388). Prier, c’est parfois simplement « se mettre sous le regard de Dieu » (412).
Adrienne aime prier. Rien d’étonnant à cela, dira-t-on. « Je connais des formules qui sont vraies: Dieu est grand, Dieu est bon. Je peux dire aussi des choses qui sont subjectivement vraies: j’aime Dieu, j’aime prier Dieu… Toute prière qui est authentique m’est chère, mais peut-être que la prière liturgique est ce qui m’est le plus étranger… » Et elle explique que si elle se trouve en un lieu où se déroule une prière chorale, elle est quand même là extrêmement heureuse. « Autour de moi, des psaumes sont chantés; je prie peut-être quelque chose d’autre, mais avec la conscience de faire partie du chœur, avec la conscience que les prières se complètent et s’enrichissent réciproquement, que j’expérimente par là une nouvelle dimension de la vérité de Dieu. Et ma première affirmation, que j’aime prier, a tout d’un coup reçu un autre visage. Je ne savais pas du tout qu’on pouvait tellement aimer prier. La vérité du fait que j’aime prier a beaucoup de visages. Tantôt j’aime prier devant le Saint-Sacrement exposé, tantôt devant le tabernacle fermé. Tantôt je peux laisser tomber tous mes soucis pour n’être qu’à Dieu, tantôt j’ai besoin justement de mes soucis pour prier avec eux. Tantôt je m’entretiens avec un saint dans la prière et il sert alors en quelque sorte de pont vers le tabernacle. Il voit Dieu, et mon champ visuel atteint le saint qui voit Dieu. La vérité de la prière a pour moi beaucoup de visages, mais j’apprends par là que cette vérité est infiniment grande et plus riche que ce que j’en expérimente même là où elle me comble totalement » (2135). Adrienne revient plus d’une fois sur le rôle des saints dans la prière: « Quand on demande à un saint d’intercéder pour nous, on prie Dieu par lui pour ainsi dire » (87).
Le Journal fournit maints exemples de prières spontanées d’Adrienne. Par exemple: « Mon Dieu…, je t’en prie, bénis tous ceux pour lesquels je te prie d’habitude » (53). « Dieu, donne-moi la connaissance à laquelle tu penses » (2209). Souvent le Journal n’indique que le contenu de la prière: « Durant la nuit, je demande à Dieu de me montrer le chemin et de me donner un signe s’il veut quelque chose » (2190). « Je prie par exemple pour que le monde comprenne mieux les mystères de Dieu » (2059). Dans leur mission commune, Adrienne et le P. Balthasar ont à porter des choses ensemble. « Elle prie tout le temps pour que ce soit elle qui puisse porter (le fardeau) et non moi, que Dieu m’épargne de le faire ». Le P. Balthasar demande alors à Adrienne : Est-ce qu’elle ne comprend pas que par là elle lui prend la croix et ne lui permet pas d’y avoir part ?(122)
Prier à une intention précise, c’est porter les choses devant Dieu, les lui présenter. « Porter devant Dieu les demandes de la communauté » (117). Le père du P. Balthasar était un jour très malade; il en fait part à Adrienne. « Elle prit ma demande avec elle dans la chapelle de l’hôpital Sainte-Claire où elle se trouva l’après-midi vers quatre heures et elle la présenta à Dieu sans pouvoir vraiment prier » (1065). Peut-on importuner Dieu avec des bagatelles? « On dit sans cesse : ‘Que ta volonté soit faite’, mais on ne fait pas très attention à ce qu’on dit parce qu’il est quand même difficile de se représenter la volonté du Père. Souvent on souhaite quelque chose pour soi et on trouve qu’on ne devrait pas importuner Dieu à ce sujet… Souvent ce sont justement les petits riens qui sont difficiles à supporter, mais ils sont si petits qu’on n’aime pas en faire le contenu d’une demande particulière. On garde en quelque sorte sa ‘dignité’ devant Dieu, et c’est sans doute juste. On devrait savoir prendre avec soi dans la prière les petits riens et les laisser là se dénouer dans ce qui est grand. Seulement cela ne réussit pas toujours quand les petits riens nous assaillent et obscurcissent en quelque sorte la claire vision » (2305).
Ce qui est au cœur secret de la vie de prière pour Adrienne, c’est de savoir le poids, aux yeux de Dieu, de la souffrance offerte. « Quand elle a quelque chose d’important à demander à Dieu », elle ne manque pas de prendre sur elle une souffrance d’expiation (77). Ce n’est pas nouveau dans l’Église, même si cela est peut-être étranger à beaucoup de nos contemporains. Dieu lui-même peut imposer des choses difficiles. Notre prière est entre les mains de Dieu. « Naturellement Dieu peut, s’il le veut, rendre notre prière… plus difficile… Il existe aussi une souffrance que Dieu impose » (2151).
La prière ne dispense pas de l’action. Il peut arriver qu’on prie trop et qu’on n’agisse pas assez. Adrienne le dit avec humour : on ressemblerait alors à « quelqu’un qui est assis sous un arbre, qui supplie Dieu de bien vouloir faire tomber une pomme pour lui, et qui préfère avoir faim plutôt que d’étendre la main. Cela s’appelle jouer avec la grâce » (476). Il peut arriver à quelqu’un de fuir dans la prière. Quand on n’est plus « habitué à écouter vraiment Dieu dans la prière, celle-ci devient une sorte de pieux sommeil » (786). Si prier vraiment, c’est s’ouvrir à Dieu, la prière doit toujours s’insérer dans le dessein de Dieu. « Nous ne devrions invoquer un saint que d’une manière ‘désintéressée’, non pour imposer nos propres plans et souhaits. En tout cas, nos propres souhaits doivent être saisis par la volonté de Dieu. Les saints qui donnent l’apparence de se soucier de l’une ou l’autre petite chose (examens, objets perdus, etc.) sont tenus de faire quelque chose pour rapprocher de Dieu les solliciteurs. Devrait-on ‘réformer’ au ciel les sauveurs? La petite Thérèse qui veut passer son ciel à faire du bien sur la terre, c’est-à-dire du bien dans le sens de l’amour, signifie certainement à ce point de vue le début d’une ‘réforme’. Naturellement celle-ci doit aussi se faire sur terre: nous devrions apprendre à invoquer les saints correctement » (1887). Robert Rast, un ami d’Adrienne et du P. Balthasar, était gravement malade. Faut-il demander à Dieu sa guérison? « Nous ne voulons pas prier pour la vie de Robert, dit Adrienne, mais tout confier à Dieu. S’il veut nous en faire cadeau, ce sera pour nous une joie, mais nous ne voulons pas essayer de prolonger sa vie contre le dessein de Dieu » (1519). L’un des fils d’Adrienne passait son baccalauréat (Matura). Il n’y avait guère d’espoir qu’il réussît. Adrienne n’avait pas prié dans ce sens. Elle pensait que ce n’était vraiment pas une affaire pour laquelle on pût prier. « Cela doit se passer comme Dieu le veut ». Puis elle est invitée par le ciel lui-même à prier. Elle prie alors comme ceci : « Tu vois si cela doit se faire qu’il réussisse, alors fais-le… » (295). On ne doit pas chercher à exercer une pression sur Dieu. Demander un miracle pourrait devenir un moyen de réduire la foi. « . Cela veut dire exactement: je croirai si Dieu fait le miracle. Et par là, l’homme voudrait en fait exercer une pression sur Dieu. L’homme réclame des miracles pour ne pas douter, pour éprouver une joie, pour expérimenter une fois quelque chose qui le dépasse totalement. Mais il réclame souvent un miracle là où il n’est pas permis qu’il se produise parce qu’il pourrait nuire à la foi de l’homme. L’adaptation inconditionnelle à la volonté de Dieu n’est sans doute jamais aussi parfaite que là où l’homme dit oui à la non réalisation d’un miracle. Il a fait un pèlerinage dans l’espérance d’un miracle pour lui-même ou pour une personne qui est proche de lui. Et Dieu n’en a pas opéré. A la place, Dieu lui donne une foi nouvelle, il lui donne la force de continuer, il lui donne d’être content de cette disposition de Dieu et par là d’être sauvé intérieurement plus en profondeur. Il réclame de lui un oui de peu d’apparence qui est plus fécond qu’un oui spectaculaire » (2210).
Toute vraie prière est exaucée. Les chrétiens le savent depuis toujours. Mais « Dieu laisse dans l’obscurité la manière dont il utilisera la prière » (2221). D’autre part la prière d’Adrienne sait se faire insistante. « Elle passe pour ainsi dire toute une nuit, en grande partie à genoux, pour assiéger Dieu » (974). Elle sait toujours finalement que Dieu ne se laisse pas capturer. « Dieu a aussi fait don à l’homme de la foi qui embrasse tout ce qui est à Dieu. Par elle, Dieu est en relation avec l’homme, et il fait de lui un chrétien. Au chrétien, Dieu offre la plénitude de l’Écriture, la vie de son Fils, son Esprit Saint. Mais, en tant que croyant, le chrétien doit en même temps gérer ce qu’il a expérimenté et appris humainement en vue de ce qui est à attendre, car cette sphère n’a pas le droit de se fermer sur elle-même, elle est une fonction de l’homme qui est ouvert à Dieu. En beaucoup de points, il se fait que le croyant se heurte à une sphère de mystère qui appartient à Dieu, et la réponse de Dieu peut être tout autre que celle qui était attendue. Il ne se laisse pas capturer, on ne le maîtrise pas rationnellement. Dans une surabondance qui réserve les plus grandes surprises, il fait don à l’homme des mystères de son amour » (2210).
4. La proximité de Dieu
Comme beaucoup de chrétiens et de chrétiennes tout au long des âges, Adrienne a souvent éprouvé la proximité de Dieu. Il suffit parfois d’écouter. Elle est en vacances à Saint-Quay, en Bretagne, près de la mer, en 1954. « A Bâle, après la consultation, quand on voudrait se reposer, on ne cesse encore d’être dérangé. Ici, c’est le repos, si bien qu’on peut beaucoup prier. Une orientation précise vers le monde est supprimée, on se tient constamment sans voile devant Dieu. Ce matin, je pensais que, lorsqu’on rencontre sans cesse des gens qui ont besoin de quelque chose, on prie avec des intentions beaucoup plus précises : pour leurs soucis ou pour qu’ils aient la force de les supporter; si la prière n’est pas un travail, elle est quand même un acte de la volonté. Ici, par contre, on peut simplement écouter ce que Dieu dit même si cela ne se laisse revêtir d’aucune parole et qu’il n’y ait que de l’amour qui soit communiqué » (2203). Pour le Journal, la voix de Dieu n’est jamais loin. « Dieu a voulu créer le monde entier pour en faire l’épouse de son Fils : elle l’a renié, mais il garde avec elle une infinie patience, il lui envoie toujours de nouveaux messagers qui doivent apprendre à devenir une véritable épouse qui ne peut plus faire défection. L’Église est les deux : l’épouse infaillible et celle qui ne cesse de faire défection et qui est dure d’oreille ». Plus d’un ordre religieux aujourd’hui, estime Adrienne, est tellement convaincu de la justesse de sa forme actuelle qu’il « ne pense plus devoir écouter la voix de Dieu toujours présente » (1925). Dieu peut toujours se faire entendre clairement. Là, c’est une note du P. Balthasar qui le concerne personnellement: « J’ai entendu avec une telle clarté la voix de Dieu, qui exigeait de moi quelque chose de précis, que je me rendrais coupable envers Dieu de la plus profonde infidélité si je jouais au sourd ». On ne peut pas enlever « à Dieu la possibilité de se faire entendre clairement de quelqu’un sans devoir passer par la voie de l’autorité ecclésiastique » (1922). On peut espérer que tous ceux qui liront ce témoignage du P. Balthasar le comprendront sainement.
Adrienne revient de temps en temps sur le même sujet. « Nous ne chercherions pas Dieu s’il ne nous avait pas trouvés, s’il n’avait pas mis en nous les conditions voulues pour le trouver. Ses inspirations sont pour nous compréhensibles. Dieu peut suivre plusieurs chemins : nous éclairer soudainement comme frappe la foudre, transformer et réorienter notre vie tout entière. Il peut, avec la même soudaineté, nous montrer quelque chose qui nous était déjà connu, mais à présent cela nous apparaît irrévocable et urgent, et cela a des conséquences beaucoup plus profondes que nous ne le pensions. Mais Dieu peut aussi procéder autrement : nous donner, dans un clair-obscur, les unes après les autres, des intuitions, des considérations, des suppositions, auxquelles on ne donne pas suite. Mais une fois qu’un nombre suffisant de foyers sont allumés, il y a un embrasement soudain de l’ensemble. Pendant longtemps il n’y eut que de la fumée, l’esprit humain ne percevait pas l’Esprit Saint, il demeurait imbu de ses propres pensées, qui ne paraissaient pas particulièrement éclairantes ni alléchantes. Mais tout d’un coup jaillit la flamme parce qu’il ne manquait plus que très peu de chose pour la libérer » (2148). On peut se préparer à percevoir la voix de Dieu, faire pénitence par exemple « dans le dessein de montrer à Dieu sa bonne volonté, de lui faire un petit cadeau qu’il pourrait utiliser à son gré… Par cette pénitence, on veut se séparer plus à fond du charnel pour mieux percevoir la voix de Dieu, parce qu’elle retentit alors dans un espace vide, parce qu’elle coule dans un vase purifié » (967). « Pour que nous puissions percevoir la voix de Dieu, il faut que soit enlevé ce qui nous empêche de l’entendre. J’enlève tout, non pour être vertueux, mais pour que Dieu soit libre à mon égard. En moi, il y a comme un crible par les trous duquel je regarde Dieu. Si les trous sont bouchés, je vois moins bien, je vais chercher à les nettoyer. C’est dans la prière aussi qu’on remarque le mieux où l’on a failli et ce qu’on doit changer, et non en se contemplant soi-même. A l’expression de Dieu, je vois ce qui est souillé dans mon âme… Les vertus se trouvent en Dieu et c’est là qu’on doit les contempler. On doit les rechercher parce qu’elles conduisent à Dieu, elles ouvrent un accès à son amour » (1936).
Pour comprendre Dieu, il faut apprendre sa langue. Comment faire comprendre aux gens qu’ils doivent grandir dans la prière? « C’est comme pour une langue étrangère. On enseigne à l’élève mot après mot la langue de Dieu et des saints. Et tout d’un coup il parle cette langue couramment. Mais ceci n’est possible que si on lui enseigne très clairement les rudiments. Dans une relation de moi à toi. L’élève entend aussi comment l’enseignant parle la langue avec d’autres, il écoute et acquiert l’aisance. L’enseignant peut être Dieu lui-même ou la Mère de Dieu ou un prêtre. Ce n’est pas nécessairement une personne humaine. Dieu peut ouvrir le ciel à un enfant » (1945). Quelque chose de ce genre est arrivé à Adrienne quand elle avait quinze ans. La vision de la Mère de Dieu qu’elle eut alors « eut comme résultat (pour elle) la connaissance que le monde divin se montre… Depuis lors, elle sut aussi toujours plus clairement que Dieu est autrement. Et pénible aussi était alors, dans les nombreux cours de religion où il était question de Dieu, d’entendre toujours parler une langue qui n’était pas la langue de Dieu » (1637).
Aux origines, Dieu a doté Adam du sens de Dieu. « Quand Adam, au paradis, entend Dieu se promener ou qu’il parle avec lui, il perçoit Dieu de la manière dont cela lui a été donné. Dieu l’a pourvu du sens de Dieu comme d’une faculté qui est à sa disposition » (2155). Aujourd’hui encore, « l’Esprit peut nous rendre réceptifs au langage de Dieu » (2017). Dans le bureau d’Adrienne, un jour, un protestant est en conversation avec elle. Il ne cesse de lui dire qu’il y a dans ce bureau un air tout particulier, un fluide, quelque chose qui touche l’âme et conduit à Dieu » (992). Le sens de la présence de Dieu est évidemment un don de sa grâce, mais on peut aussi chercher la proximité de Dieu. « Si sérieusement on veut prier, chercher la proximité de Dieu, percevoir ce qu’il a à nous dire, on doit créer en soi un vide, placer les choses dans l’invisible, ce qui ne veut pas dire les détruire, mais leur assigner une autre place dans notre monde intérieur. La fin de la prière peut alors être un lever du jour : les choses réapparaissent, mais elles sont devenues autres, elles sont purifiées par la prière, elles sont peut-être aussi rendues utilisables d’une manière nouvelle, inconnue jusque là » (2176). « Plus un orant est pur, plus il est à même de faire l’expérience de manière pure qu’il lui est permis d’adorer Dieu en toute proximité » (2318). « Parfois on prie en quelque sorte normalement et ‘de manière ordinaire’, sans inclination particulière mais sans dégoût non plus; et tout d’un coup on est saisi par la présence de Dieu et on est happé totalement » (2308).
Peu de temps après son entrée dans l’Église catholique, dans une lettre du 30 mars 1941, Adrienne écrivait au P. Balthasar : « Je vois mieux que jamais que tout cela est infiniment sérieux et astreignant, mais cependant c’est comme si Dieu m’avait encore davantage fait don de sa présence, justement aujourd’hui, et je sens combien le oui que j’avais donné dans les larmes la nuit de vendredi s’est transformé en un oui véritablement joyeux. Mon cher ami, je vous le demande très fort, voulez-vous prier pour que je ne manque pas de courage durant les temps difficiles qui pourraient venir » (4). Quelques jours plus tard, dans une autre lettre au P. Balthasar, elle raconte en détail une journée fort occupée. Et elle ajoute ceci: « Puis une demi-heure pour moi seule, c’est-à-dire pour Dieu, sans activité. Puis consultations… Un jour comme un autre, et si rempli de présence et de grâce que ce fut en tout cas un jour de fête… Et en même temps cette présence de Dieu me rendait incroyablement heureuse » (47). Bien plus tard, en février 1962, c’est toujours la même présence. « Il n’était pas possible de prier pour quelque chose de précis parce que Dieu était si proche, parce qu’il se trouvait ici dans cette pièce et qu’il y agissait. Ce n’était pas une vision de Dieu; rien ne fut vu ni entendu. Mais quelque chose en moi, que je ne suis pas, et quelque chose autour de moi, que les êtres humains ne sont pas, mais quelque chose qui est la présence de Dieu, ce quelque chose était si fort, si réel, si puissant, que le moi propre restait comme anéanti. Impossible de penser et de remercier. Dieu est là et il fait participer les siens à son être de manière inconcevable. On est envahi de bonheur par sa pure présence. C’est pire qu’un tourbillon qui retourne tout. Ce qui se passe, c’est qu’on est balayé, que seul existe encore l’ouragan de Dieu. Cette force qu’il est en lui-même, on ne fait pas la moindre chose pour y rester et garder quelque chose » (2302). C’est là une expérience sans doute qui n’est pas le lot de tout le monde. Mais il y a des approches. « On doit se tourner vers Dieu, on se fait alors proche de Dieu » (1352). Ce peut être aussi la certitude de foi que nous sommes devant lui. « Dispersion de l’homme d’aujourd’hui : temps du travail, heures de loisir, utilisation des heures de loisir et à nouveau récupération après celles-ci; le temps est toujours distribué mécaniquement. Ce qui fait l’unité du temps et de la vie est toujours plus oublié et rendu impossible, le tableau se décompose en pièces de mosaïques isolées. L’unité de notre temps, c’est que nous sommes devant Dieu. Quand, après la chute, Dieu a rendu notre temps éphémère, ce qui nous rend supportable cette fugacité, c’est la conscience de la présence de Dieu, l’orientation vers sa présence de toutes nos pensées et de tout notre travail et de toute notre détente » (2234).
Dieu ne s’impose pas. Dieu est discret. « Il aurait suffi à Dieu de faire un léger mouvement, Adam et Eve n’auraient pas mangé la pomme. Il y a une discrétion dans la présence de Dieu qui fait partie du réel de la création » (1990). En même temps, Dieu est toujours libre de révéler sa présence. Il y a des prêtres et des religieux « qui une fois ou l’autre ont été touchés au plus intime d’eux-mêmes par l’amour de Dieu : ils sont entrés, ils ont été consacrés, mais plus tard ils n’ont plus l’expérience, par leur faute ou non. Comme pour le curé d’Ars : durant ses nuits, tout disparaissait. Et il peut se faire que, toute leur vie durant, ils doivent vivre de cette expérience d’autrefois qui leur est devenue maintenant si étrangère » (1869). « A certains moments, Dieu touche l’âme, alors elle est sans voiles et totalement pure par la présence de Dieu. Dans cet état, si elle mourait, elle irait aussitôt au ciel… Mais il n’y a sans doute aucun état en ce monde où l’on supporte d’être nu durablement devant Dieu. Nous ne cessons de mettre quelque chose, des écrans plus ou moins épais, plus ou moins lâches. Mais il y a aussi de fins écrans qui sont très serrés, et de très grossiers qui sont très lâches. Ainsi les prostituées précèdent les pharisiens dans le royaume des cieux » (128).
5. Le refus de Dieu
Adrienne voit les gens divisés en quatre catégories : ceux qui s’occupent d’eux-mêmes, ceux qui s’occupent de Dieu, ceux qui s’occupent des autres : profession, famille, etc., ceux qui ne s’occupent de rien, qui sont vides et n’ont pas encore fait de choix. Sur soixante personnes, trois peut-être étaient avec Dieu; six peut-être étaient vides : des jeunes pour la plupart, qui sont encore des feuilles blanches. Pour les autres, la plupart s’occupaient de leur milieu, etc. : c’est la catégorie pour laquelle Dieu a le plus de difficultés. C’est plus facile encore pour ceux qui s’occupent d’eux-mêmes. Ceux-ci peuvent finir par en avoir assez d’eux-mêmes. Les autres sont égoïstes sans le savoir, des hommes de ‘bonne volonté’, difficiles à déraciner » (434).
« Dans la relation entre l’homme et Dieu existe le danger énorme que l’homme puisse être infidèle à Dieu » (2287). Il y a des femmes qui « ont entendu un jour l’appel de Dieu et ont dit non » (1557). Nos péchés bien sûr sont un « refus de Dieu » (1402). Mais « le vrai péché ne se trouve pas la plupart du temps là où on le cherche. Il ne se trouve certainement pas dans les dix commandements. Ce qu’on appelle des crimes, souvent ne sont pas des crimes; par contre un refus de Dieu, intérieur et tout à fait caché, est beaucoup plus terrible et nuisible que tout le reste » (12). La vraie nature du péché, c’est de ne pas suivre l’appel de Dieu. Le péché, c’est justement de ne pas prendre au sérieux le péché et son poids, c’est l’aspect irrémédiablement mesquin, libidineux, sale, égoïste, mercantile de nos sentiments vis-à-vis de Dieu (274).
Peut-on imaginer Marie si elle avait refusé l’offre de Dieu? « Elle serait devenue une Juive pieuse, elle aurait mené une vie sans angoisse, elle aurait été d’une grande beauté intérieure… » Mais il y aurait eu en elle un vide immense (857). Il y a des milliers de gens « qui tous ont connu Dieu mais n’en ont pas voulu. Ou ont trouvé que la foi était une solution trop médiocre, ou bien se sont contentés d’une vérité inférieure alors qu’une plus haute leur était destinée » (1568). Il y a des grâces que des hommes refusent dans la maladie, « des hommes qui, jusqu’au dernier instant, se refusent à voir la mort en face, qui préfèrent n’importe quel mensonge, qui ne se résignent aucunement à l’inévitable, qui refusent de penser à Dieu bien qu’ils aient peut-être eu durant leur vie une faible foi en lui, pensant que la mort les épargnerait plutôt s’ils persistaient dans leur refus. Se tenir à Dieu leur semble trop dangereux » (1859).
La misère parfois pousse les gens à renier Dieu. Durant la guerre, en 1943, des enfants meurent de faim. A cause de cette détresse, leurs mères renient Dieu en qui elles ne peuvent plus croire (597). D’autres fois, c’est le plaisir qui fait oublier Dieu. « D’innombrables couples partout ne cherchent frénétiquement que leur plaisir sans la moindre crainte de Dieu » (1733). En juillet 1943, se tient une importante réunion de chefs d’État qui doivent prendre des décisions capitales pour l’avenir du monde. Adrienne se pose la question: « Est-ce que ceux qui délibèrent là ensemble feront une place à Dieu ou non? Est-ce que tout ne sera qu’égoïsme et intérêt? Ou bien est-ce qu’on pense là à Dieu même sans le connaître et sans le nommer? » (757) Toutes les nuances sont possibles dans les relations des hommes avec Dieu. Adrienne voit un grand nombre de gens, elle les connaît par l’intérieur, destin après destin. La plupart, ou bien se sont détournés de Dieu après de bonnes dispositions initiales, ou bien ils ne sont jamais arrivés à Dieu. Toutes les nuances sont possibles (447). Il y a des âmes qui sont fermées à Dieu et à sa vérité. Leur aspect a, pour Adrienne, quelque chose d’insupportable (736). Il y en a qui « résistent à Dieu » (421). Il y en a qui, dès leur jeunesse, font tout pour ne pas rencontrer Dieu, alors qu’en soi l’homme peut être « ouvert à Dieu » (801). En octobre 1948,le P. Balthasar note que, pour Adrienne, « rencontrer des gens dans la rue est maintenant douloureux: ils ne connaissent pas Dieu » (2026). Elle voit parfois le monde et son non à Dieu (314). Un jour, dans la rue, elle fait « l’expérience effrayante d’un monde et d’une humanité sans Dieu » (621). En certaines périodes de nuit intérieure, c’est pour elle une constante obsession de devoir imaginer un monde sans Dieu (896). « Je suis angoissée pour le monde parce qu’il n’est pas près de Dieu » (530). Certains vont plus loin que le refus de Dieu. Dans certaines assemblées, il y a de la « haine contre Dieu, contre l’Église » (1316).
Et puis il y a aussi tous les baptisés « qui sont dégoûtés, qui n’ont certainement plus la foi, qui entretiennent avec Dieu une sorte de froide amitié. Comme on met dehors non sans raison quelqu’un dont on était autrefois l’ami; on le voit encore parfois, mais on n’a plus rien à lui dire » (2043). Il arrive aussi qu’on parle de Dieu, qu’on s’occupe de lui, et qu’en fait on s’éloigne de lui. « Là, la théologie est réduite à un passe-temps ou à un domaine du savoir parmi d’autres, elle servira bientôt à rehausser le prestige du prédicateur et à l’éloigner de Dieu. Elle devient l’expression de sa performance et de son activité propres parce que les faits et gestes du Seigneur sont oubliés, parce que la Parole a été détachée de l’ascèse. La Parole de Dieu est alors comme délavée » (2214). On peut s’éloigner de Dieu en croyant le servir. On peut s’entraîner « en quelque sorte au travail de la perfection »… Comme un alpiniste qui emporte la satisfaction d’avoir vaincu un sommet même si celui-ci reste dans la brume : ‘Je l’ai vaincu’… Dans la vie spirituelle, il est facile de donner à ce sentiment le nom de grâce et de s’attribuer, dans le fait d’être en haut, le mérite de la montée… Il est facile de se donner de l’importance et de s’éloigner de Dieu, de se construire un Dieu qui nous justifie nous-mêmes (1559). Il y a quantité de discussions et de conférences sur des questions religieuses… « Mais partout on se cherche beaucoup plus soi-même que le Seigneur. On est très amical les uns avec les autres, et on a tous les égards possibles, mais l’ultime arrière-pensée, ce n’est pas Dieu, c’est d’imposer sa propre tendance » (1380). Il est des retraites aussi où l’on oublie presque Dieu, des retraites qui ne prennent pas le péché au sérieux et qui se dirigent dès le début vers une ‘happy end’, des retraites finalement où Dieu devient une fonction du cher moi et de ses besoins religieux, des retraites aussi où le maître des exercices se trouve tellement au centre ‘avec sa science du péché’ qu’on oublie presque Dieu et la grâce, et qu’il ne reste plus dans l’âme contrite qu’un sombre sentiment de fardeau (821). Il y a des gens qui peuvent être très actifs dans l’Église et « ne rien savoir de Dieu ». « N’importe quel travail, une marotte sont le centre de leur vie… Et pourtant certains reçoivent à l’heure de la mort, au dernier moment, la grâce d’un oui total à Dieu. Et ce oui fait qu’ils entrent là-haut ‘comme s’il n’y avait rien eu’, et comme si toutes leurs lacunes étaient oubliées. D’autres ne reçoivent pas cette grâce » (592). Il est même des consacrés, dit Adrienne, qui n’ont aucune idée de Dieu. Il y a « des âmes qui, de leur relation à Dieu, font un commerce, un mensonge ou quelque chose d’abject ». Elles passent un accord, un arrangement avec Dieu, sous forme de religion. Elles montrent à Dieu un amour sale qui ne veut qu’une chose : que Dieu les laisse en paix… Il y a des religieux et des cloîtrées qui, extérieurement, ne vivent que pour Dieu, peut-être même ‘parfaitement’, mais qui intérieurement n’ont aucune idée de Dieu et de l’amour de Dieu. Ils vivent dans une écorce de religion, avec des exercices quotidiens, des prières, des émotions, des sacrifices et des mortifications, mais tout cela n’a aucun rapport avec le Dieu vivant » (578). Il y a dans la vie religieuse toutes les possibilités de « devenir infidèle à Dieu, depuis le noviciat jusqu’à la mort, en passant par tous les stades de la vie du cloître » (1124).
Un jour à la consultation, une femme raconte à Adrienne que ses proches n’ont plus la foi, que même les prédicateurs ne croient qu’à la moitié à peine de ce qu’ils disent en chaire. Que faire? Que doit-on croire? Adrienne indiqua la petite statue de Marie sur son bureau : « Je crois que Dieu existe et qu’elle nous conduit à lui ». La femme se leva d’un bond et quitta la pièce en disant: « J’emporte cela avec moi » (525). Un autre jour, Adrienne assiste à l’enterrement de sa belle-mère. « Un vieux pasteur tout sec, qui semblait n’avoir aucune idée de Dieu, ne parla pas une seule fois de lui durant tout le service, à part la prière finale » (47). Il existe chez certains prêtres « un endurcissement du cœur vis-à-vis de Dieu ». Ils veulent rester dans le médiocre, ils renoncent au don total d’eux-mêmes (513). Une foule de petits péchés peut recouvrir l’âme d’une « peau qui la rend insensible à Dieu » (801). On peut ne plus avoir de « réceptivité spirituelle pour Dieu » (1740). Le péché offense Dieu plus ou moins, selon qu’on est déjà plus ou moins proche de lui. « Le même péché peut être commis par deux personnes; extérieurement les péchés sont semblables, mais le péché est d’autant plus grave qu’on est plus proche de Dieu. Je pardonne peut-être plus facilement à un étranger qu’à un ami, même s’il m’a volé sérieusement. Et si le voleur est celui en qui j’avais le plus confiance, le pardon est dix fois plus pénible, mais il est aussi plus précieux et plus personnel que s’il s’agissait d’un étranger. C’est pourquoi aussi les petits péchés qu’on commet par inattention sont souvent très sérieux pour Dieu. Et c’est pourquoi justement le pardon de Dieu déborde l’aspect ‘matériel’ de ces fautes » (257).
Quand on a négligé Dieu, il est parfois ou souvent difficile de revenir à lui. Voilà des soldats durant la guerre, dans une situation désespérée. Ils ne savent plus que penser. « Dieu est loin d’eux à présent; après l’avoir délaissé si longtemps, ils ne trouvent plus le moyen de se rapprocher de lui. Lui aussi maintenant les laisse là, du moins provisoirement » (520). Pour les prêtres également « qui ont négligé la prière et sont devenus tièdes, il est difficile de revenir à Dieu. Ils pensent qu’il suffit d’y réfléchir un peu. Mais ils devraient justement tout changer et ils n’en ont pas la force » (886). Une nuit, Adrienne craint même que le P. Balthasar « puisse avoir la tentation de faire définitivement la sourde oreille à la volonté de Dieu. C’est si terriblement dangereux. On ne le remarque sans doute pas… » (582). En fin, dernière formule, rare sans doute dans toute la littérature spirituelle, à propos d’enrouement : nombreux sont « ceux qui devraient louer Dieu et ne le font pas! Comme est petit le nombre des saints! Les autres ne peuvent pas louer, ils ont les cordes vocales enrouées » (600).
6. Le mystère de Dieu
La multiplicité des relations humaines à Dieu est inouïe (1787). La force créatrice de Dieu ne faiblit pas. « Quand Dieu créa le monde, il était d’humeur créatrice. Il fit quelque chose qui correspondait à sa force. Pour la première fois, il se donna à lui-même la preuve de ce qu’il pouvait faire. Puis vint le péché, et son œuvre fut pervertie par l’homme. Mais la force créatrice originelle de Dieu ne faiblit pas : il créa les sacrements d’où cette force continue à se répandre, et chaque sacrement recrée le pécheur en Dieu » (1718). Parmi les choses dont est capable la force de Dieu : « faire qu’une personne ne mange pas du tout pendant quelques jours par exemple » sans qu’elle éprouve le moindre sentiment de faim ni aucun besoin de nourriture, « pour l’une ou l’autre raison connue de lui seul » (1386). Il s’agissait d’Adrienne, bien sûr.
Le regard de Dieu va plus loin que le nôtre. « Les hommes n’aiment plus regarder en direction de Dieu… Nous nous mettons au centre et nous fermons le monde autour de nous. Nous oublions que c’est l’amour de Dieu qui est le centre et que nous devrions rester ouverts à l’Esprit Saint. Dieu devrait garder la possibilité d’agir là aussi où notre esprit planificateur n’a plus accès… Certes il peut être pénible pour un érudit de ne pouvoir mener jusqu’à son terme une œuvre commencée, de ne pas avoir le droit d’exprimer jusqu’au dernier mot ce qu’il a expérimenté et qui lui semble neuf. Mais si Dieu a compté ses jours et qu’il sait jusqu’où il ira avec son ardeur et son obéissance, il fera lever la semence chez quelqu’un qui viendra plus tard. En tout cas, il lui laissera continuer son œuvre aussi loin que nécessaire pour faire paraître les traces de Dieu qui devaient être visibles » (2230). Il y a des choses qui semblent parfois impossibles à faire. Mais il arrive alors aussi que Dieu les fait (335). Il existe une « libre force de Dieu qui prend possession de quelqu’un avec autorité » (665). Le 21 décembre 1942, Adrienne a de nouveau une crise cardiaque à l’hôpital. Fort tremblement, syncope. Elle téléphone au P. Balthasar et se présente comme le « joyeux cadavre ». Pourquoi cette crise? Elle-même a la réponse : « Le Bon Dieu saura bien pourquoi c’est bon » (503). C’est une pensée qui revient plus d’une fois : Dieu sait. Adrienne passait par une très grande fatigue. Dans une lettre au P. Balthasar datée du 19 septembre 1941, elle écrit: « Je pense que mon impuissance actuelle, Dieu ne me la donne pas sans raison » (180). Quand l’enfant de son ami, le Professeur Merke, a été opéré pendant des heures par quatre chirurgiens pour une suppuration derrière l’œil droit, elle prie autant qu’elle peut, dit-elle. Et elle ajoute: « Merke me ferait infiniment pitié (s’il perdait son enfant), mais connaissons-nous donc les desseins de Dieu? » (163). Elle sait qu’on « ne peut pas empêcher les plans de Dieu (malgré ses limites ou son indignité). C’est comme à l’école : tous ont dû apprendre la poésie et quelqu’un a dû la réciter, non pas celui qui en est le plus capable, mais celui sur qui cela tombe. Et maintenant c’est justement tombé sur elle », et elle sait trop son indignité (285). Dieu a prévu pour chacun une place déterminée. « Nous sommes depuis toujours des élus de Dieu, destinés par lui à une place précise, et nous devons seulement veiller à nous y rendre. Naturellement nous pouvons pécher. Nous avons la liberté de nous détourner de Dieu. Ne devrions-nous pas aussi parler de la liberté que nous avons de nous tourner vers lui? Et aussi de ‘choisir’ efficacement ce qu’est la volonté de Dieu pour nous. Il me semble qu’on devrait se contenter de dire : Dieu nous donne la grâce de regarder ce qu’il a choisi pour nous… Il n’y a toujours qu’un seule chose que Dieu a choisie, tout le reste s’y ramène » (1953).
Le plan de Dieu est à l’œuvre depuis longtemps. « Dès que quelqu’un entre dans l’éternité, il était déjà là éternellement. Son éternité n’est pas écourtée. Il se trouve bien dans le plan de Dieu, il y a son origine et le plan de Dieu dure depuis l’éternité » (1714). Dieu seul décide finalement en toutes choses. « Si l’on définissait la méditation à partir du désir de Dieu qu’a notre propre esprit, le moment viendrait trop vite où l’âme serait remplie et voudrait arrêter. Elle est satisfaite beaucoup plus rapidement que Dieu. Dieu promet et accorde plus, mais il exige aussi davantage. Des amoureux sur terre peuvent mesurer leur amour réciproque : ‘Si chaque jour tu me donnes ceci et cela, alors je serai content!’ Dieu ne se laisse jamais aimer de cette manière-là. C’est lui seul qui décide de la mesure de ce qu’il veut nous donner. Mais il n’est pas vrai non plus que l’amour humain, s’il est authentique, puisse s’accommoder au fond de limitations de ce genre. L’amoureux méconnaîtrait d’un côté ses désirs, de l’autre ses propres capacités. On ne peut jamais non plus assez demander à Dieu parce que lui-même est toujours capable de donner davantage et il est disposé à le faire » (2060).
On ne peut pas contrecarrer les desseins de Dieu. Adrienne en parle à propos de la mort des saints Innocents massacrés par Hérode. « Si Hérode avait pensé avoir atteint le Messie par le premier enfant qu’il a fait massacrer, s’il l’avait atteint de fait, les autres meurtres n’auraient pas eu lieu. Il ne pouvait certes pas atteindre le Seigneur parce que aucun homme ne peut contrecarrer les desseins de Dieu. Mais les enfants meurent à la place du Seigneur, Dieu fait entrer ainsi leur mort dans la mort du Fils. Le Fils ne pouvait pas mourir maintenant pour autant, les enfants ont donné leur vie pour lui, ils se trouvent en un lieu où plus tard le Fils se trouvera nécessairement… Les mesures de Dieu ne correspondent pas aux nôtres et… le sacrifice du Fils est si grand que tout sacrifice trouve en lui sa place » (2156). Qui connaît les desseins profonds de Dieu? Un jour, à propos d’une opinion qu’elle avait entendue exprimée par un théologien sur le sort des enfants morts sans baptême, qui n’iraient pas au ciel, sa réaction avait été : « Non que je croie le savoir exactement, et pourtant Dieu est amour; il est vraisemblablement encore plus haut que toutes les finesses théologiques » (184).
Tous les sentiments des hommes se retrouvent en Dieu nécessairement, puisqu’il est le Créateur. Parfois Adrienne « a le sentiment que Dieu joue avec elle… Comme s’il voulait la taquiner ». Le P. Balthasar lui répond alors que « l’humour ne manque certainement pas à Dieu et qu’il aime en faire usage à l’égard de ceux qui le comprennent ». Adrienne rit et acquiesce (103). Il y a des maisons par contre où Dieu n’est pas à l’aise. Adrienne avait été invité à souper dans « une maison avec beaucoup d’argent mais sans Dieu… Dans une telle maison, Dieu ne peut pas respirer » (926). Dieu sait offrir des joies. « Les fêtes chrétiennes sont des joies offertes par Dieu » (1851). « Quand Dieu invite quelqu’un à partager sa joie dans la méditation… » (2060). Dieu a créé le monde avec joie, « pour sa joie qui est amour » (2316). « Dieu ne veut pas rester dans une solitude éternelle, il nous invite chez lui » (2274). Quand Marie arrive au ciel, « sa joie… se nourrit de la joie que les autres ont à cause d’elle et elle leur redonne cette joie. La joie de Dieu, des anges et des saints est si grande qu’elle ne peut rien faire d’autre qu’accepter cette joie. La pure acceptation de la joie est sa réponse la plus profonde à Dieu et à tous. Elle ne veut accepter la joie que Dieu et tous lui offrent que pour donner à Dieu et à tous une joie parfaite » (2021). « Souvent on pense que Dieu ne donne le désir que pour qu’il puisse avoir la joie de le combler » (NB 8, p. 486).
Dieu a des besoins. Il a eu besoin de Marie. « Dans son destin de femme croyante qui a dit oui, (Marie) se laisse faire pour devenir ce pour quoi Dieu a besoin d’elle : être la Mère de son Fils » (2318). « Dieu a besoin à certains moments de certaines personnes… Dieu ne laisse pas au hasard les positions de ses saints » (1711). Ensuite Dieu sait être reconnaissant. Il « est reconnaissant pour tout sacrement (reçu) même quand l’homme ne fait pas tous les efforts qu’il faut pour correspondre. Cette reconnaissance de Dieu s’exprime aussi par le fait qu’il insuffle et intègre dans les sacrements tant de sa force vivante » (2244). Il s’intéresse à tout le monde. « Dieu possède avec chacun une relation particulière même là où elle n’est ni vue ni comprise, même là où on la rejette. Dieu est partout beaucoup plus intéressé que nous ne le pensons » (2044). Dieu a de moi « une image positive », même s’il y a un écart entre cette image et le négatif que je fabrique. Dieu a de moi une « image de perfection », « ce que Dieu espère de moi » (2065). Dieu a des désirs. « Il désire qu’on se confesse – même si nos confessions sont encore imparfaites – parce qu’il désire pardonner. Parce que le Fils veut nous présenter au Père, parce que cela fait la joie de son humanité d’apporter au Père un être humain de plus » (2165). Dieu voudrait nous avoir totalement séparés du péché (1589).
Dieu travaille aussi. « C’est un vrai travail pour Dieu de se faire entendre sur terre, et plus encore de devenir homme. Notre endurcissement et notre manque d’intelligence sont si grands qu’il doit pour ainsi dire s’ouvrir un passage de force avec les voix et les visions des prophètes… Il faut beaucoup d’efforts à Dieu pour qu’il en arrive au point d’oser venir dans le monde » (1880). Les desseins de Dieu nous paraissent parfois aléatoires. « Il y a des gens en qui la Parole de Dieu tombe comme par hasard » (995). « L’amour de Dieu veut toujours surprendre » (1685). « Dieu demeure toujours libre et il ne se laisse jamais immobiliser » (1276). « Quand, à la fin du purgatoire, l’âme ‘fait irruption’ dans la prière, parce qu’elle ne peut plus faire autrement, le pardon de Dieu aussi est là, les bras de Dieu sont ouverts » (584). Dieu se montre ainsi très humain et il demeure en même temps toujours mystère, il n’intervient pas toujours directement. Le grand dragon de l’Apocalypse lutte contre le grand ange, les petits démons contre les petits anges. "Ce n’est pas Dieu qui s’abaisse à lutter personnellement contre le diable, il engage pour cela un archange qui est du même rang que le dragon" (1338). Même au ciel Dieu ne révèle pas tout de lui ni de ses desseins. « On ne doit pas penser que les saints (au ciel) sont au courant de tous les plans de Dieu ou qu’ils peuvent, dans leur vue de l’avenir – qui est certainement beaucoup plus grande que la nôtre -, tenir compte de tous les facteurs » (1374). Il y a des choses que Dieu ne veut pas montrer, ni ici-bas, ni plus tard. « Ce qui est très important dans la sainteté de Marie, c’est qu’elle n’a pas besoin de se faire du souci pour les choses que Dieu ne veut pas lui montrer. Elle reçoit avec son intelligence humaine ce qu’elle doit recevoir, elle ne refuse pas non plus de comprendre si Dieu le lui demande. C’est la caractéristique de la pureté de son esprit » (2034). On ne connaît pas les règles d’après lesquelles Dieu nous accorde ceci et nous refuse cela. Et pour accorder telle ou telle chose, pourquoi a-t-il besoin de tant et tant de prières, de souffrances et de sacrifices? Malgré toutes ces questions, il ne vient pas à l’esprit d’Adrienne « de vouloir regarder les cartes de Dieu », note le P. Balthasar (195). L’un des mystères de Dieu, c’est qu’il est tout à la fois sensible et insensible. Dieu est tout à la fois sans protection – étant donné qu’on peut le toucher (en Jésus) – et tout à fait protégé. « Le Père est toujours avec lui et il est dans le Père. Ainsi Dieu est également vulnérable et invulnérable » (2287).
7. La démesure de Dieu
« Nous sommes trop habitués à imaginer Dieu dans sa plénitude et sa grâce, tourné avant tout vers le monde, et nous oublions alors que cette plénitude et cette grâce s’adressent d’abord à Dieu lui-même, se déversent et se comblent constamment en lui-même. Chacune des trois personnes est constamment occupée à combler: elle comble le ciel, la durée, l’adoration, l’amour, la réciprocité et finalement aussi le monde. Mais que le monde soit comblé n’est qu’une chose parmi d’autres… Nous pouvons lire cette manière que Dieu a d’être toujours autre dans la profusion des choses de ce monde qu’il a créées. Peut-être n’a-t-il créé les nuages que pour que nous ne pensions pas qu’il est éternellement rayon de soleil. Et chaque nuage à son tour est différent, il n’y a pas au ciel de monotonie. Et les nuages fécondent la terre, l’hiver comme neige, l’été comme orage; chaque pluie également a son caractère propre. Ainsi la fécondité de Dieu n’est bien comprise que comme toujours neuve » (1938). Pour Adrienne, souvent, la beauté du monde est un chemin vers l’infini de Dieu. « Étrange que souvent voir, sentir, entendre, toucher, deviennent une perception unique de la beauté. Récemment j’ai eu à nouveau la mer sous les yeux; je cherchai dans des livres ce qu’il y a comme coraux, poissons, plantes aquatiques, mais tout d’un coup ce fut comme si tous les animaux et toutes les plantes, et toutes les formes jolies et le jeu des vagues et des lumières provenaient immédiatement des mains de Dieu, comme si la mer elle-même était une main de Dieu infinie qui livrait constamment tous ses secrets pour réjouir l’être humain. Du plus petit détail d’un coquillage sur le rivage on parvient tout de suite à l’immensité de Dieu. On se sent parfois proche du panthéisme, et pourtant Dieu reste le Dieu Trinité, il engendre le Fils et fait procéder l’Esprit, et il reste ce qu’il est » (2166).
Le 8 juin 1941, fête de la Trinité, le P. Balthasar note ceci à propos d’Adrienne : « Elle comprit que ce que nous saisissons de la Trinité de Dieu et, d’une manière générale, tout ce qui est caché en Dieu ne ressemble qu’à une petite poussière (sur une coudée), comparé à ce qu’on ne comprend pas. Nous avons certes part à l’Esprit Saint. Et Jésus peut nous apparaître. Mais si magnifique que ce soit, ce n’est finalement pas commensurable avec ce que Dieu est en lui-même. Mais tout cela n’est ni inquiétant ni triste comme on pourrait le penser… Et plus on perçoit quelque chose de la grandeur de Dieu plus on voit aussi qu’on est soi-même néant. Il y a une comparaison incessante. Mais justement avec le désespoir de ne jamais pouvoir monter dans la coudée, on apprend également la grande nécessité de se donner un mal maximum et d’être totalement disponible » (94). La comparaison est incessante; elle est aussi tous azimuts. « Quand on a pu contempler un beau mystère du ciel, il est d’autant plus horrible de voir sur terre l’humiliation du Fils. Quand on a pu deviner la grandeur de Dieu, il est d’autant plus affreux de voir sur la croix à quoi il a été réduit. Il ne s’agit pas d’une procédure purement objective…, il est question justement que ce qui est subjectivement sensible, l’amour comme tel, doive être déshonoré, humilié » (2060).
Parce que Dieu est infini, il peut toujours et encore se révéler. Saint Paul a beaucoup reçu des mystères de Dieu. « Paul a certes l’avantage d’être apôtre et ses révélations sont d’un autre genre que celles qui viendront plus tard dans l’Église. Cependant le mystère qui lui est montré n’est pas épuisé par ce que Paul en dit; plus tard, Dieu peut à nouveau en rendre visibles d’autres parties, non plus certes avec l’autorité de l’apôtre, si bien que l’Église aura compétence pour contrôler des révélations de ce genre, ce qu’elle n’a pas le droit de faire pour l’apôtre… Au début tout semble se passer entre Dieu et Paul tout seul » (2087). L’une des marques de l’infini de Dieu, c’est l’usage qu’il fait du temps. Le temps ne compte pas et pourtant Dieu en tient compte. Lorsque Dieu ne répond pas tout de suite à une demande qu’on lui adresse, « ses réponses ultérieures ne sont pas moins vigoureuses que ses réponses immédiates… Elles gardent toute leur plénitude même quinze ans, seize ans, dix-sept ans plus tard » (1661). L’infini de Dieu, c’est encore la profusion de ses possibilités. Adrienne en voit une image dans l’utilisation faite par Dieu des prières qui lui sont adressées. « En la matière, Dieu est libre autant dans l’évaluation que dans l’utilisation. Supposons que deux personnes aient le même recueillement, la même bonne intention, la même prière. Dieu pourrait quand même utiliser leur intercession de manière toute différente. Pour l’une, faire comme si c’était peu; pour l’autre, comme si c’était beaucoup. Mais que cela ne soit pas une cause de tristesse, car on doit toujours partir du fait que c’est pure grâce de manière générale que Dieu accepte quelque chose. Et il est essentiellement libre justement. Cela donne aussi une image beaucoup plus juste de la profusion des possibilités de Dieu. Cela ne veut pas dire que si la prière de A par exemple est reçue comme pleinement valable et importante, la prière de B par contre n’aurait que peu de poids; l’importance de la première n’est pas peu affectée par le fait que quelque chose du poids de B lui a été donné. Supposons que je prie pour la pluie; tu pries pour avoir du beau temps; Dieu envoie du beau temps; ma prière pour la pluie a pu être ajoutée à ta prière pour le beau temps » (2088). Cette profusion des possibilités de Dieu se manifeste et se manifestera aussi dans le ciel. « Au ciel, il n’y a pas d’esprit blasé et saturé… Dans l’accomplissement (Erfüllung), il y a encore toujours un désir. Car la vision de Dieu au ciel n’est jamais quelque chose de terminé, comme si l’accomplissement de mon existence terrestre ne réservait plus rien pour l’éternité. Il y a la plénitude dont on est rendu digne par la vie terrestre et le purgatoire et la rédemption, mais cette plénitude qui est atteinte n’est pas un point final; elle est un point de départ de la vie céleste. Seulement, au ciel, le désir ne va jamais plus dans le vide, il va toujours vers une nouvelle plénitude » (1562). Au ciel, « Dieu offrira exactement ce qu’on désirait… Et cela malgré l’indifférence (ignacienne) qu’on emporte avec soi du purgatoire » (1455). Dieu peut toujours faire don pour ainsi dire aux saints du ciel « d’un surcroît de lumière et de bonheur » (1235). Et là, Adrienne ose une affirmation étonnante sans doute pour certaines théologies : au ciel, « on ne voit pas Dieu du tout, mais cependant tout se sait rempli de lui. Et on a le sentiment qu’on ne devrait faire que deux pas ou un pas en direction de Dieu pour percer le voile très fin qui nous sépare encore de lui » (1130). Si on voyait Dieu totalement, il n’y aurait plus de mystère, et Dieu ne serait pas infini. « Il se fera sans doute que, dans la vie éternelle de Dieu, il y aura toujours tellement à adorer et tellement à regarder bouche bée que tout restera toujours ouvert et plein de promesses et d’attente impatiente » (2225). « Même si, dans toute l’éternité, Dieu ne cesse de se révéler et de se donner toujours à nouveau, de remplir l’adoration et la vision de ses créatures, la prière au ciel est quand même toujours comblée » (2023). « La joie au ciel a quelque chose de la démesure (das Je-Mehr) de Dieu. Elle n’est pas fermée; dans la plus haute plénitude, il y a toujours un espace ouvert pour l’espérance et l’attente » (1865).
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On aurait pu s’arrêter à chaque ligne pour commenter la citation ou prévenir de fausses interprétations. Il a paru plus urgent de livrer un maximum de textes, reliés simplement entre eux par un fil ténu et quelque peu arbitraire, pour en permettre quand même une certaine lecture continue et plus ou moins cohérente. Tous ces textes épars ne peuvent se comprendre de manière tout à fait juste que dans le grand contexte de l’œuvre entière du P. Balthasar et d’Adrienne von Speyr. Il faut se souvenir aussi que « nul ne comprend un mystique chrétien qui n’essaye de vivre avec lui dans le monde de la grâce » (J. Baruzi)5. Dieu est indicible, il n’est pas inénarrable. « On peut toujours raconter Dieu, c’est ce qu’a compris l’Écriture, pour laquelle Dieu et l’homme sont intimement unis comme des amis (Ex 33,11 et Lc 12,4), comme si tous deux se racontaient l’un à l’autre en chemin pour savoir ce qu’ils sont » (A. Gesché)6. Les textes du Journal ici présentés peuvent laisser pressentir la familiarité d’Adrienne von Speyr avec le monde de Dieu. Ils vérifient aussi sans doute, sur un autre plan, cette assertion de Pierre Emmanuel comparant Claudel et Valéry: « On voit très bien la différence entre un auteur qui est à la source et un auteur qui élabore intellectuellement et de la manière la plus subtile un langage si riche soit-il »7.
Patrick Catry
Notes
1. Erde und Himmel, Einsiedeln, 1975-1976.
2. Adrienne von Speyr et sa mission théologique, 3e édition, Paris, 1985; L’Institut Saint-Jean. Genèse et principes, Paris, 1986. Voir aussi La mission ecclésiale d’Adrienne von Speyr. Actes du colloque romain, Parie, 1986.
3. Les citations et références seront désormais suivies d’un simple numéro entre parenthèses, celui de l’original allemand, qui court sur les trois tomes: en tout 2380 numéros; à l’occasion, référence à la page.
4. Désormais : A. = Adrienne von Speyr; H.U. = Hans Urs von Balthasar, comme souvent dans le Journal.
5. J. Baruzi, cité par E. Poulat, L’Université devant la mystique, Paris, 1999, p. 161.
6. A. Gesché, Le Christ, Paris, 2001, p. 91.
7. Pierre Emmanuel, dans Chabanis, Dieu existe? Oui, Paris, 1979, p. 483.
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Annexe : Dieu pour les "compagnons" d’Adrienne
1. Henri de Lubac
Dans la cour de récréation, au sortir de la chapelle, un enfant se moquait du sermon qu'il venait de subir. Pauvre sermon comme tant d'autres. Voulant dire quelque chose de Dieu, le prédicateur avait abreuvé son jeune auditoire d'un flot mêlé de formules abstraites et dévotes, produisant sur ceux dont l’esprit ne s'était pas assoupi l'effet le plus ridicule. Le surveillant, qui était un homme de Dieu, appela le moqueur et, plutôt que de le rabrouer, lui demanda doucement : "Avez-vous jamais songé qu'il n'y a rien de plus difficile que de parler d'un tel sujet ?" L'enfant n'était point sot. Il réfléchit et cet incident fut pour lui comme la première prise de conscience du mystère, du double mystère de l'homme et de Dieu.
Le premier aveu de la foi est de crier que Dieu est infiniment au-dessus de tout ce que l'homme peut penser de lui.
La révélation chrétienne porte inséparablement sur Dieu et sur l’homme. Elle est révélation de notre destinée, qui est destinée divine. En entrouvrant le mystère de sa vie intime (par Jésus-Christ), Dieu révèle du même coup l’homme à lui-même. La révélation chrétienne apporte à celui qui la reçoit une personnalisation croissante.
Il importe beaucoup moins de prouver Dieu à l’incrédule que de le lui faire entrevoir. A travers la plus épaisse muraille du plus sombre cachot, l’étroite fente d’une meurtrière suffit pour attester le soleil. Ainsi de ce monde maintenant opaque et lourd : la rencontre furtive d’un saint y suffit pour attester Dieu.
L’homme qui s’efforce de connaître Dieu n’est pas comparable au savant qui amasse des connaissances. L’homme qui s’efforce de connaître Dieu n’est pas comparable non plus à l’artiste qui perfectionne une ébauche. Mais l’esprit qui s’efforce de connaître Dieu est comparable au nageur qui s’avance dans l’océan, porté par les vagues, mais à condition de toujours écarter les vagues. Nous avançons dans le mystère de Dieu comme le nageur s’avance dans l’océan, portés par des images, des concepts, des idées ; mais pour que ces vagues nous portent, il faut les écarter toujours, c’est-à-dire à tout instant dire non, ce n’est pas Dieu, Dieu est au-delà.
La pensée maîtresse de Dostoïevski est qu’en tuant Dieu dans l’homme, c’est l’homme que par là on tue.
Si vraiment Dieu destine l’homme à le voir, on conçoit bien qu’il ne l’y admette pas d’emblée.
A travers tous les bouleversements de la culture, la condition humaine demeure fondamentalement la même. Le rapport de l’homme au Dieu qui l’a fait pour Lui et qui ne cesse de l’attirer à Lui demeure essentiellement le même.
Le mystère de Dieu est la Patrie intime où tout homme rêve d’être introduit, qu’il le sache ou non.
Dieu n’est pas seulement pour l’homme une norme qui s’impose à lui et qui, en le dirigeant, le redresse ; il est l’Absolu qui le fonde, il est l’Aimant qui l’attire, il est l’Au-delà qui le suscite, il est l’Éternel qui lui fournit le seul climat où il respire, il est en quelque sorte cette troisième dimension où l’homme trouve sa profondeur. Si l’homme se fait son propre dieu, il peut nourrir quelque temps l’illusion qu’il s’élève et qu’il s’affranchit : exaltation passagère ! En réalité, c’est Dieu qu’il abaisse, et lui-même ne tarde pas à s’en trouver abaissé.
La mission confiée par le Christ à son Église, c’est-à-dire à nous tous : éveiller l’homme, tout homme, notre frère, à la fin bienheureuse que Dieu, dans son amour, lui destine et dans laquelle son œuvre doit être transfigurée, le tirer de la nouvelle misère où il se laisse enfermer par ses progrès eux-mêmes. Prendre conscience qu’un brillant vernis d’intellectualité peut cacher une misère spirituelle.
Il y a des gens qui croient ne plus croire. Mais le plus lointain pressentiment du "Dieu inconnu" est déjà une brûlure.
C’est l’effet d’une clairvoyance encore aveugle que de repousser Dieu à cause des déformations humaines ou de rejeter la religion pour l’abus qu’en font les hommes. Comment les objets les plus hauts, les choses les plus saintes, ne seraient-ils pas les lieux privilégiés des pires abus ? La religion doit incessamment se purifier elle-même. Au reste, sous une forme ou sous une autre, l’homme en revient toujours à l’adoration. En même temps que son devoir essentiel, celle-ci est le besoin le plus profond de son être. Il ne peut pas l’extirper, mais seulement la corrompre. Dieu est le Pôle qui ne cesse d’attirer l’homme et ceux mêmes qui croient le nier, malgré qu’ils en aient, lui rendent encore témoignage.
Mystère du témoignage : à travers les mots humains, la voix de Dieu se fait entendre.
Dieu lui-même est toujours là, présent tout entier, mais c’est nous qui toujours lui sommes plus ou moins absents. Il nous échappe dans la mesure où nous croyons le posséder.
Le monde chrétien que vomissent les athées n’a le plus souvent aucun droit de s’appeler chrétien, sinon en un sens tout sociologique, et le Dieu qu’ils rejettent n’est trop souvent qu’une caricature du Dieu que nous adorons.
Toujours menacée et comme prête à mourir, l’idée de Dieu en nous est aussi toujours renaissante. L’homme n’aura jamais fini de se débattre avec Dieu.
Dieu ne se règle pas sur notre désir.
Aucun effort humain ne peut capter Dieu dans ses filets.
En tout, dans tous les ordres, Dieu est premier. Toujours c’est lui qui nous devance. Toujours, sur tous les plans, c’est lui qui se fait connaître. Toujours c’est lui qui se révèle. L’effort de la raison qui nous porte jusqu’à Lui – non pas jusqu’à Lui : jusqu’au seuil de son mystère – n’est jamais que le second temps d’un rythme qu’il a lui-même amorcé.
On ne peut pas dire si les chemins de Dieu sont davantage les chemins par lesquels nous allons à Dieu ou ceux par lesquels Dieu nous attire à lui.
Il n’est pas vrai que l’homme, ainsi qu’on semble parfois le dire, ne puisse organiser la terre sans Dieu. Ce qui est vrai, c’est que, sans Dieu, il ne peut en fin de compte que l’organiser contre l’homme.
Le Royaume de Dieu. Il y a en fait identification mystique entre le Paradis et son souverain, entre le Royaume et son roi. Le Christ est lui-même son Royaume (Origène). Il est lui-même le Paradis vivant (Ruysbroeck). Le ciel du chrétien est pour ainsi dire absorbé en Dieu. Le Paradis de Dieu s'efface devant le Dieu du Paradis (Nicetas Stethatos). Dieu est un être personnel et personnalisant.
2. Bossuet
Parler de Dieu est aussi dangereux que nécessaire. Si, pour parler de Dieu, vous attendez que vous ayez trouvé des paroles dignes de lui, vous n'en parlerez jamais.
3. Marthe Robin
Mon Dieu, fais que je voie ce que tu veux, fais que je veuille ce que tu veux, fais que je fasse ce que tu veux.
Dieu se plaît à parler tout bas.
Appartenir à Dieu n’est pas une contrainte, c’est une plénitude.
4. Pierre Chaunu
Le mal le plus subtil qui menace le christianisme, c'est la familiarité avec Dieu, sa réduction à l'état "humain" qu'entraîne la pratique quotidienne de l'Incarnation. Nos frères et cousins en transcendance, juifs et musulmans, nous en font habituellement le grief, non sans raison.
Dieu ne peut être rendu par des mots, par des gestes. Il ne peut jamais être totalement rendu sur des lèvres humaines. Et tenter de le fixer, c'est en faire une idole, c'est le trahir et le perdre.
Dieu toujours plus grand que son éternité même. C'est pourquoi la familiarité avec Dieu, une familiarité excessive et dangereuse, est cause de cécité.
L’homme est libre. Dieu a créé l’homme libre. Dieu a pris ce risque de créer un monde qui deviendrait rebelle, un monde que Dieu ne peut plus sauver qu’en pénétrant en son sein, liberté contre liberté, jusqu’au sacrifice de la croix…, pour nous contraindre un jour par la douceur, la persuasion et la toute-puissance de l’amour plus forte que la mort.
Le Dieu transcendant s'est fait connaître dans l'histoire. Il suffit pour l'entendre de faire vraiment silence. Car Dieu parle dans un doux murmure à toute conscience blessée, à toute conscience douloureuse dans le péché et dans la mort. Il faut beaucoup de silence pour entendre le doux murmure de la Parole de Dieu. La voix de Dieu est prête à parler dans le silence de la conscience ; il faut beaucoup de patience, d'humilité, de simplicité pour l'entendre. Et un peu d'esprit d'enfance.
La création : nous ne pouvons pas savoir comment Dieu a arraché l'être au néant. Nous savons, nous croyons, que cela est. On peut savoir et croire sans connaître le comment. "C'est par la foi que nous connaissons que le monde a été formé par la parole de Dieu" (He 11,3), mais nous ne savons pas comment Dieu a fait jaillir hors de lui la totalité de l'être. Et nous comprenons que la liberté créée, parce qu'elle était liberté, a fait capoter la création vers un point que Dieu voulait éviter. Nous comprenons que Dieu, ne voulant pas détruire son œuvre, a choisi une autre voie qui est de pénétrer dans ce monde et Dieu nous permet de discerner que cette action agissante de Dieu dans le monde, c'est le Christ. "Heureux es-tu, Simon, fils de Jean, car ce n'est ni la chair ni le sang qui t'ont révélé cela, mais mon Père qui est dans les cieux". Le Christ est Dieu parmi nous, Emmanuel, mort et ressuscité.
Toute la Révélation de Dieu est contenue entre l'appel à Abraham et la glorieuse résurrection du Christ deux mille ans plus tard, attestée aux apôtres. La Révélation a été accueillie par le Peuple et l’Église dans une Écriture scellée par le Saint-Esprit. Cette Écriture est le procès-verbal d'une histoire, l'histoire de la rencontre du temps et de l’Éternité. Et le but de cette rencontre est d'initier à l’Éternité le monde qui vit dans le temps. C'est dans le passé que Dieu a parlé, mais pour la totalité de la durée. Et ce qu'il a dit, ce sont des paroles éternellement vivantes de la vie éternelle. A ceux que Dieu a lancés sur le bateau ivre du temps, Dieu a donné une boussole, la mémoire de la Parole de Dieu, qui est la clef de la vie éternelle ; il a placé au fond de la mémoire humaine la mémoire divine, la mémoire de l'éternité.
Ce que nous dit la Révélation chrétienne, c’est que Dieu ne nous révèle pas ses secrets, il nous révèle ce dont nous avons besoin. Cela veut dire qu’il a une marge de liberté. Dieu a pu créer d’autres mondes et les sauver par le Christ.
Dieu ne nous dit sur lui et sur son œuvre que ce dont nous avons strictement besoin. Il ne nous offre pas d’éléments pour la spéculation. Ce qu’il dit est pour notre salut. A la différence des théologiens, Dieu n’est pas bavard. Tout est absolument nécessaire.
Si parler de Dieu est dangereux, le taire serait grave. Il faut dire Dieu, quitte à le dire mal, de façon approximative et inadéquate. C’est la tâche de chaque génération de renouveler le discours sur Dieu. Il vaut mille fois mieux en parler mal que de n’en pas parler.
Si Dieu a fait de nous des êtres de raison, au nom de quoi devrions-nous renoncer à la raison au service de ce qui donne son sens à la vie.
Si je définissais en un mot ce qui unit chrétiens, juifs et musulmans, c’est le désir d’éternité, le désir de rencontrer Dieu, de sortir de cet instant et de faire basculer cet instant en sa présence.
Dieu est venu jusqu’à nous. Il a comblé le vide entre lui et nous sous une forme humaine. Il est tellement homme que sa divinité est longtemps imperceptible. On ne peut être plus discret que Dieu fait homme. Pour le reconnaître, il faut la complicité de Dieu : l’Esprit Saint. "Tu es heureux, Pierre, car ce n’est ni la chair ni le sang qui t’ont révélé cela, mais mon Père qui est dans les cieux".
L’image que nous nous faisons de Dieu est rarement digne de lui. Elle requiert de nous silence, attente et attention.
Je suis éternellement dans la mémoire de Dieu. Je suis vivant éternellement dans la mémoire de Dieu.
"Dieu a créé le meilleur des mondes possibles" disait Leibniz. L’amour de Dieu veut son univers et, dans l’univers, il veut l’homme. Il le veut sans le briser. La puissance de Dieu est trop forte. Dieu, heureusement, a une arme secrète en réserve, son infinie patience. La patience pour réparer par un supplément de temps ce que nous ne cessons de compromettre par notre inconcevable inattention.
Dieu a créé les cieux et la terre (Bible). Cela veut dire que notre destin ne s’accomplit pas totalement sur la terre. Les cieux nous concernent au moins autant que la terre.
La Bible, Parole de Dieu, ne parle qu’à ceux qui la reçoivent comme Parole de Dieu.
Le Dieu personnel des Juifs et des chrétiens est transcendant et éternel. Il ne peut être connu que dans la parole qu’il prononce librement. Mais Dieu ne donne pas la clef d’une connaissance générale. Dieu ne révèle de lui-même que ce qui a trait au salut. Il révèle à l’homme qu’il l’a prédestiné à la vie éternelle, c’est-à-dire à une vie près de lui, libérée du temps, dans la dimension de transcendance et d’éternité qui est celle de Dieu.
Entre Dieu et l’homme, il faut un miracle pour que la communication soit possible.
Dieu nous construit une éternité à partir de notre temps.
Dimanche. Avez-vous remarqué que Dieu est peu gourmand ? Il vous demande essentiellement le septième jour, le septième du temps, et pour vous inciter à faire le vide puisque c’est seulement dans le ciel, à l’écart de tous les bruits, que l’on risque, comme Élie, de percevoir le doux murmure de la voix qui dit : "J’ai passé alliance avec mon peuple. Je t’aime".
Il est normal que la mort soit douloureuse comme l’entrée dans la vie. Tu mourras pour enfanter la vie éternelle. Et la vie éternelle, tu l’enfantes dans la douleur. Le parallélisme est absolu. On entre dans la vie éternelle par une nouvelle naissance qui ne peut être la répétition de la première. Notre mort, une naissance en Dieu est d’une autre nature, ou plutôt de surnature, d’au-delà de la nature.
Nous sommes devant Dieu comme l’enfant qui offre un cadeau à sa mère, pour rien, par gratitude… Nos actes, devant Dieu, sont ceux de serviteurs inutiles… Nous sommes des mendiants de sa surabondance.
Pour Dieu, comme pour nous, le cosmos et la vie humaine sont des aventures à haut risque. Et ce risque, Dieu le partage avec nous. Il n’est responsable ni du mal ni de la mort. Sa victoire est notre victoire.
Spinoza refuse a priori, avant d'avoir ouvert le livre, la possibilité d'un Dieu personnel qui se révèle.
L'homme a la liberté, la possibilité de choisir la Vie éternelle à laquelle Dieu, par son incarnation dans l'histoire humaine, me prédestine.
5. Saint Augustin
Voulez-vous savoir si Dieu est là ? Quand vous vous tournez vers lui, avez-vous la sollicitude du genre humain ?
Autant que j'ai pu, autant que tu m’en as donné le pouvoir, je t'ai cherché ; j'ai désiré voir par l'intelligence ce que je croyais, j'ai beaucoup étudié et beaucoup peiné. Seigneur mon Dieu, mon unique espérance, exauce-moi de peur que, par lassitude, je ne veuille plus te chercher, mais fais que toujours je cherche ardemment ta face.
Celui-là plaît à Dieu à qui Dieu plaît.
Ne crains pas la venue de ton Dieu, ne crains pas son amitié. Il ne te mettra pas à l’étroit, il t’agrandira plutôt.
Je crains Dieu qui passe et ne revient pas.
Ce que tu désires, tu le sais bien ; mais ce qui t’est profitable, Dieu seul le sait.
Quand tu t’adresse à Dieu parce que tu as besoin de lui, parce que tu es dans le besoin, n’imagine pas que tu l’aimes ; tu peux dire de Dieu que tu l’aimes quand tu n’as pas besoin de lui demander quelque chose, mais quand il existe simplement comme un être précieux, joie et beauté.
Comme nos oreilles entendent nos voix, c’est ainsi que Dieu entend nos pensées.
Dieu est immense, de sorte que, quand on l'a trouvé, on continue à le chercher.
6. Madeleine Delbrel
Les chrétiens ont une dette envers l'humanité : propager le seul bonheur absolu, celui qui grandit tous les autres bonheurs en les faisant relatifs : Dieu.
Il y a des gens qui font un travail ordinaire... Des gens qui ont des maladies ordinaires, des deuils ordinaires. Des gens qui ont une maison ordinaire, des vêtements ordinaires. Ce sont des gens de la vie ordinaire. Les gens que l'on rencontre dans n'importe quelle rue. Nous croyons de toutes nos forces que ce monde où Dieu nous a mis est pour nous le lieu de notre sainteté. Nous croyons que rien de nécessaire ne nous y manque ; car si ce nécessaire nous manquait, Dieu nous l'aurait déjà donné.
Pourquoi le chant de l'alouette dans les blés, le crissement des insectes dans la nuit, le bourdonnement des abeilles dans le thym, nourriraient-ils notre silence et non pas les pas des foules dans la rue, les voix des femmes au marché, les cris des hommes au travail, le rire des enfants au jardin, les chansons qui sortent des bars ? Tout est bruit des créatures qui s'avancent vers leur destin. tout est écho de la maison de Dieu en ordre ou en désordre. Tout est signal de la Vie à la rencontre de notre vie.
Je vous supplie de demander à Dieu, non la lumière ou toute autre chose, mais de m'empêcher d'être désaccordée à ce qu'il est ou à ce qu'il veut faire.
Manquer Dieu est pour l'homme plus que toutes les misères réunies.
La conquête du monde ne nous intéresse pas. Ce qui nous intéresse, c’est qu’un Dieu aimé par nous et qui aime chaque homme le premier, chaque homme puisse, comme nous, le rencontrer.
Avant de parler de Dieu aux autres, il faut apprendre à parler des autres à Dieu.
Quand des hommes ignorent que Dieu est leur bien, nous n’avons pas à nous aligner sur leur ignorance, leur misère.
Le monde est grand, et son baptême est long. Pour Dieu, les hommes sont toujours de grands enfants.
Les chrétiens sont les hommes d’une chance : dans des circonstances qui sont des faits historiques, Dieu a voulu que certains hommes de la Bible sachent d’où vient le monde et où il va. Les chrétiens ont la chance d’apprendre ce que Dieu a dit pour toute l’humanité à ces quelques hommes ; et cela a été transcrit et répété à travers les siècles de l’histoire.
Dieu nous demande deux choses : être tout à fait raisonnable et tout à fait croyant.
La foi, c’est la libération de l’absurdité d’un monde sans Dieu.
Nous n’aimons Dieu que médiocrement parce que nous le connaissons médiocrement.
Nous n’avons le droit de parler de Dieu aux autres que si nous apprenons aussi à parler à Dieu au nom des autres, et peut-être d’abord de ceux et celles qui se sont résignés à son absence et à son silence.
Par sa parole, Dieu nous dit ce qu'il est et ce qu'il veut ; il le dit pour toujours, il le dit pour chaque jour.
Évangéliser, ce n'est pas convertir. Annoncer la foi, dire sa foi, ce n'est pas donner la foi. Nous sommes responsables de parler ou bien de nous taire, nous ne sommes pas responsables de l'efficacité de nos paroles. La foi, c'est Dieu qui la donne. Annoncer la foi, c'est tout simplement d'abord être un informateur. Nous devons être des informateurs d'une nouvelle. Mais l'informateur de l’Évangile doit être quelqu'un qui, sur d'autres plans que celui de l’Évangile, est reconnu pour véridique, pour exact, pour être quelqu'un qui ne prend pas des fumées pour des réalités. Il s'agit d'une nouvelle, d'une chose qui est en train de se passer, d'un événement qui est en route. Ce n'est pas une leçon d'histoire ancienne, c'est une information sur notre temps, c'est une nouvelle fraîche.
7. Olivier Clément
Il y a deux choses en nous : notre appartenance écrasante au monde des choses et notre certitude irréductible d'être autre chose – en Dieu.
Dieu est un appel secret, non une évidence extérieure. De lui vient la lumière des visages qui, d'une certaine façon, ne sont pas faits de main d'homme.
Il n’est pas demandé d’abord à l’homme d’aimer Dieu, mais seulement de se rappeler que Dieu l’aime. Dieu est un mendiant qui attend patiemment à la porte de notre cœur que nous lui ouvrions dans une royale liberté. Alors le cœur de l’homme s’éveille, une vie plus vaste que la sienne grandit en lui.
Si Dieu n'existait pas, l'homme ne serait qu'un fragment dérisoire de la société de l'univers, et la fatalité, la loi d'airain de l'échec et du désastre régneraient sur nous sans espoir. Nous sommes libres parce que nous sommes fondamentalement aimés, et pour toujours, d'un amour plus fort que la mort, parce que nous pouvons aimer à notre tour, et pour toujours... Devenir patiemment ouvriers de la communion humaine... La liberté, c'est de se rappeler que Quelqu'un s'interpose à jamais entre le néant et nous.
L'homme est l'axe du monde : il est le seul animal qui se tienne debout, droit. Les autres animaux marchent à quatre pattes ou rampent. Leur espace est purement terrestre. L'homme, être personnel, constitue l'apogée de la création. Avec lui, la toute-puissance de Dieu suscite une radicale nouveauté. Non pas un reflet mort ou une marionnette, mais une liberté qui peut se décider contre Dieu. Au comble de la toute-puissance créatrice s'inscrit aussi le risque. La toute-puissance s’accomplit en se limitant. En créant l'homme, Dieu se retire pour ainsi dire pour donner à l'homme l'espace de la liberté. Le sommet de la toute-puissance est l'amour, et Dieu peut tout sauf contraindre l'homme à l'aimer. Entrer dans un amour, c'est se livrer sans protection à la pire souffrance : celle du refus et de l'abandon de la part de qui nous aimons. La création est à l'ombre de la croix. L'Agneau de Dieu est immolé depuis l'origine des siècles.
L’enfant qui naît, c’est la nouveauté absolue d’une personne, d’un visage, d’un être que Dieu aime et qui lui est en quelque sorte nécessaire pour compléter l’humanité déifiée.
Tous les athéismes ne cessent de se révolter contre des caricatures de Dieu.
Des millions d’hommes ont connu dans leur chair cette mort de Dieu, cette glaciation des cœurs que des prophètes isolés, comme Nietzsche, avaient pressenties dans leur âme au siècle précédent. La mort innombrable des corps, sans doute, ne fit que manifester l’asphyxie inaperçue des âmes. Les renouveaux spirituels veulent du temps.
Il faut aimer Dieu aussi de toute son intelligence.
Si Dieu n’existe pas, l’homme est un fragment dérisoire de la société et de l’univers, sa soif de liberté est une passion sans objet qui s’écrase sur la muraille de la mort.
Le Bon Dieu d’un certain christianisme a provoqué la mort de Dieu (si l’on peut dire), la perte du sens du mystère de Dieu.
Le Dieu fidèle cherche l’humanité qui s’est détournée de lui, le Dieu fidèle cherche son peuple adultère pour lui parler au cœur et lui rendre son premier amour (Cf. Osée 2,16-17).
Les caricatures de Dieu jonchent l’histoire, celle aussi du christianisme, comme autant d’idoles mentales qui ont conduit les hommes soit à la cruauté, soit à l’athéisme.
L’homme est une béance qui veut se remplir de Dieu.
Le Christ dort au secret des humanismes et des athéismes providentiellement révoltés par tant de caricatures de Dieu.
L’homme n’est homme qu’en se dépassant dans la communion à l’Amour qui le crée et veut le recréer. L’homme qui refuse Dieu devient un possédé. Rien n’est neutre. Tout est champ de bataille. Beaucoup sont possédés de somnambulisme. "Père, pardonne-leur car ils ne savent pas ce qu’ils font". Mais celui qui prononça cette prière a été crucifié par les somnambules, et le chrétien ne doit attendre rien d’autre dans la médiocrité du quotidien.
Il s’agit de ne pas oublier Dieu. Car l’oubli est le plus grand des péchés, disent les spirituels. L’oubli, le somnambulisme, l’insensibilité de l’âme… Alors se rappeler Dieu. Crier vers lui, au Dieu vivant, et non se taire devant le mur d’airain du destin, du néant, de l’inévitable désastre. On a plus de temps pour prier qu’on ne le croit.
Le Dieu incarné, crucifié, ressuscité, ne peut agir, comme influx de lumière et de paix, qu’à travers des cœurs qui s’ouvrent librement à lui.
L’Évangile nous demande d’aimer Dieu aussi avec notre intelligence, alors que l’homme d’aujourd’hui a pris l’habitude d’être intelligent pour tout sauf pour les choses de Dieu.
Dans la révélation évangélique, le Dieu vivant, le Dieu d’Abraham, d’Isaac et de Jacob, s’ouvre, découvre sa nature, son secret, et se rend volontairement participable. Dieu lui-même, en s’incarnant et en mourant sur une croix, comble la distance, assume l’angoisse et la mort, en fait le lieu de la résurrection. C’est parce que Dieu est personnel, trois personnes, qu’il peut prolonger jusqu’à nous l’amour qui le constitue, se rendre participable tout en restant inaccessible. Dans le Christ, l’Illimité fait rayonner sa lumière au cœur même de l’horreur et de la mort.
Si Dieu a fait mourir l’homme pécheur, c’est pour l’obliger malgré tout à s’abandonner.
On ne peut mettre de limites à la miséricorde de Dieu, ni à la possibilité pour l’homme de refuser éternellement cette miséricorde.
La vraie Toute-Puissance de Dieu, c’est qu’il laisse surgir une liberté capable de le renier.
Il n’y a pas un seul homme qui n’ait une relation mystérieuse avec Dieu. Il n’y a pas un seul homme qui n’ait une aspiration à la bonté, un tressaillement devant la beauté, un pressentiment du mystère devant l’amour et devant la mort.
Le Christ ouvre tous les temps à l’éternité du Dieu vivant.
8. Jean Daniélou
Me laisser porter par la grâce vers la lumière de Dieu.
Dieu, c'est quelqu'un avec qui on peut entrer en relation comme de personne à personne. Les chrétiens possèdent le secret dernier des choses. Étonnant qu'ils n'en soient pas plus conscients.
"L'homme charnel ne comprend pas les choses spirituelles" (1 Co 2,14). Comment se dégager de cette écorce charnelle ? La vocation de l'homme est de comprendre et d'aimer les choses de Dieu. "L'homme charnel ne comprend pas les choses spirituelles". Donc ne pas s'étonner de l'incroyance.
L'homme a par nature un sens religieux. L'homme est par nature ouvert au sacré, au mystère, au monde de l'au-delà. Et il s'en rend compte davantage encore dans les situations-limites : l'affrontement de l'amour, l'affrontement de la naissance, l'affrontement de la mort, de la souffrance. Le sens religieux fait partie de la nature humaine. Les religions sont toutes une expression de la recherche de Dieu par l'homme. Les hommes ont toujours cherché Dieu. Et chaque religion est la manière dont les hommes d'une époque ou d'un pays ont vécu cette recherche. Il n'est pas nécessaire d'être chrétien pour croire qu'il y a un Dieu. - La foi chrétienne alors, qu'est-ce qu'elle a de particulier ou de plus ? Croire pour un chrétien, ce n'est pas croire seulement qu'il y a un Dieu, c'est croire que Dieu intervient dans l’existence humaine. C'est croire que Dieu a parlé à Abraham, qu'il a libéré son peuple d'Egypte, qu'il s'est incarné dans le sein de Marie, qu'il a ressuscité des morts l'humanité à laquelle il s'était uni, qu'il est présent au milieu de nous dans l'eucharistie. Croire, pour nous chrétiens, c'est accepter la Bible : Ancien et Nouveau Testament. C'est croire à une histoire de Dieu avec les hommes, une histoire qui se déroule dans le temps, c'est croire que cet événement divin ne peut être qu'unique et qu'il a une portée universelle.
Si on attendait d'être digne de Dieu pour parler de Dieu, qui oserait jamais parler de Dieu ? Toujours difficile de parler de Dieu. Ce que nous pouvons dire est toujours tellement déficient par rapport à ce qu'Il est. Ce que nous disons risque toujours d'être davantage un écran qu'une lumière. Les voix les plus autorisées sont celles des grands témoins.
Dieu, il est par excellence celui dont je ne peux disposer.
Le péché, c’est s’arrêter au monde des apparences, oublier d’aller au-delà, jusqu’à Dieu.
Origène disait qu’il est toujours dangereux de parler de Dieu. Pourquoi parler de lui comme si on le connaissait mieux que les autres, alors que tous le connaissent. Un petit enfant le connaît, et les plus grands mystiques ne le connaissent pas encore. Si l’on peut pourtant parler de Dieu, c’est parce que Dieu lui-même a parlé. "Dieu seul parle bien de Dieu". Car Dieu a parlé plusieurs fois. C’est un même Dieu qui se fait connaître aux païens et aux philosophes, aux Juifs et aux chrétiens. Sa révélation en Jésus-Christ est éminente et définitive.
La vocation de l’homme est de comprendre et d’aimer les choses de Dieu.
Le mystique est celui qui expérimente la réalité du Dieu vivant.
Pour saint Jean, le démon est le père du mensonge (Jn 8,44). Le démon est le grand illusionniste. Il nous pousse à donner de l’importance à ce qui n’a pas d’importance. Il nous fait vivre dans le monde de l’apparence et du paraître. Et c’est l’Esprit Saint au contraire qui nous affectionne aux choses de Dieu, qui introduit aux réalités souveraines.
Le premier trait qui caractérise le christianisme est qu’il est essentiellement foi à un événement, celui de la résurrection du Christ. Cet événement constitue une irruption de Dieu dans l’histoire qui modifie radicalement la condition humaine et constitue une nouveauté absolue. Or ceci distingue complètement le christianisme de toutes les autres religions.
9. Cardinal Lustiger
Le propre de l’Église est d'être ce qu'elle est par la grâce de Dieu. Elle est née du sang du Christ et elle est composée des pécheurs que nous sommes... L’Église n'a pas à vouloir se proposer comme signe. Quand l’Église veut se rendre elle-même signe, elle devient comédienne. C'est Dieu qui se sert de cette Église telle qu'elle est, y compris dans ses limites, pour en faire un signe. Et la tentation de l’Église-spectacle est tout aussi forte que celle de la politique-spectacle. C'est toujours malgré soi et sans le savoir que l'on devient signe de Dieu ! Dieu n'a pas besoin de comédiens pour se faire jouer ni de publicitaires pour se faire connaître. Dieu veut des saints. Il les choisit chez les pauvres et les humbles. Mais c'est lui qui les désigne. Et eux ne le savent pas.
Quand la foi est obscure ou qu'elle est broyée, c'est encore la foi. Croire en Dieu, c'est aussi entendre qu'il ne répond plus.
En pensant à autrui, il faut demander à Dieu pour nos frères, connus ou inconnus, et même nos ennemis, le meilleur de ce que Dieu leur destine, qu’ils le reçoivent et l’accueillent. Parce que c’est le meilleur. Et ce meilleur, au bout du compte, porte un nom : l’Esprit Saint. « Si vous qui êtes mauvais vous savez donner de bonnes choses à vos enfants, combien plus le Père céleste donnera-t-il l’Esprit Saint à ceux qui le lui demandent » (Lc 11,13). Il faut prier Dieu pour qu’un cœur ouvert et disponible soit prêt à accueillir le don que Dieu veut faire à tout homme afin qu’il trouve sa vocation d’enfant de Dieu et y réponde.
Nous ne pouvons ni ne devons jamais dire : "J'ai raté ma vie". Même si bien des occasions ont effectivement été manquées, même si nous n'avons pas répondu à l'appel de Dieu parce que nous avons été distraits ou en situation de refus. La grandeur de notre vie d'homme est de ne trouver sa plénitude qu'en s'achevant dans un acte de liberté et d'amour. C'est la dernière note qui achève la mélodie. Tant que Dieu nous donne encore une parcelle d'existence à vivre, tant qu'il nous donne son amour, nous n'avons pas le droit de dire que notre vie est ratée. Et la foi nous fait espérer encore plus. Le dernier souffle de nos lèvres n'est pas le dernier mot de notre histoire. Dieu, en sa miséricorde, poursuit notre purification du péché.
Nous n’avons pas à faire passer l’Évangile comme si nous en étions les maîtres et comme s’il dépendait de nous que Dieu parle au monde. Nous n’avons pas à démontrer Dieu comme s’il attendait que nous ayons achevé notre démonstration pour paraître. Remercier Dieu d’être les témoins de l’espérance du monde, d’être les porteurs de l’unique secret sans lequel le monde apparaît une honteuse folie. Nous avons à prier pour que Dieu ouvre nos cœurs et qu’il se saisisse de nous afin de témoigner de sa puissance. Dieu ne veut pas faire de nous des marchands d’illusions. Dieu veut que, par sa grâce, nous soyons les témoins d’une espérance invincible.
L’homme n’est pas qu’une bête à boire, à manger, à regarder la TV. Dieu veut nous rendre attentifs à sa présence et nous faire découvrir par là même la vérité, la profondeur et la beauté de notre existence.
Nommer le bien et le mal, c’est une question de vie ou de mort, une condition nécessaire du bonheur et de la liberté. Le bien est une route qui s’ouvre à l’humanité en marche vers le bonheur à recevoir de Dieu. Le mal est un abîme où, d’un coup, l’homme bascule dans le néant.
Pour Dieu, aucun cœur n’a de secret. Dieu lui-même agit dans le cœur de tout homme et Dieu seul parle bien de Dieu.
Le propre des païens, c’est qu’ils ne savent pas que les ténèbres peuvent se transformer en lumière, que la mort peut être vaincue, par Dieu seul, la source de la vie.
Le chemin de la découverte de Dieu passe nécessairement par la prière. Dieu arrive comme un inconnu qui se dévoile à l’homme qui ne le connaissait pas. "Dieu, personne ne l’a jamais vu". Voir Dieu ne peut être qu’une ultime grâce, et cela est proposé comme une espérance. La Révélation se présente comme donnant accès à un Autre que ce que l’homme peut imaginer.
10. Abraham Heschel
Si Dieu est vivant, il nous faut présumer qu’il a son rôle à tenir dans nos efforts pour le comprendre. Sans son amour, sans son secours, l’homme est incapable de monter jusqu’à lui. L’homme est libre de chercher Dieu ou de l’ignorer. Seul celui qui s’efforce de se purifier lui-même reçoit l’assistance d’en haut.
Il existe des moments où Dieu est proche et où l'homme peut le trouver, tandis qu'à d'autres moments il demeure lointain et caché. Prier, ce n'est pas seulement chercher de l'aide, c'est aussi le rechercher, Lui.
Le temps viendra où les gens auront du mal à comprendre comment il a pu exister à une certaine époque des hommes qui, loin de tenir l'idée de Dieu pour la conception humaine la plus élevée, en ont eu honte, et ont considéré le développement de l'athéisme comme un signe du progrès de la pensée humaine vers son émancipation.
La Bible est une semence. Dieu est le soleil, mais nous sommes la terre. Bible écrite et tradition orale des rabbins : pas l'une sans l'autre. Il y a une tradition, qui se transmet d'âme à âme. Sans nos efforts incessants pour la comprendre, la Bible restera comme un chèque sans provision.
Faire partager cette certitude d’Israël que la Bible contient ce que Dieu veut nous faire savoir.
Nous devons d’abord scruter les ténèbres, nous sentir étranglés et ensevelis dans le désespoir de vivre sans Dieu, avant d’être prêts à ressentir la présence de sa lumière vivante.
Dieu a horreur du mensonge et de la dissimulation, surtout quand il est question de Lui.
Le plus sûr moyen de ne rien comprendre à la Révélation est de la prendre à la lettre, et d’imaginer que Dieu parle au prophète avec une espèce de téléphone.
L’homme ne peut trouver Dieu sans l’aide de Dieu. Mais sans la recherche de l’homme, cette aide n’est pas accordée. L’homme peut rechercher Dieu, mais il n’est pas en son pouvoir de le trouver. On peut se préparer à percevoir. C’est Dieu qui termine, mais nous devons commencer. Tout homme qui entreprend de se purifier reçoit une assistance d’en haut.
Dieu a laissé sa trace dans l’histoire. Dieu n’est pas toujours vague et évasif. Il s’est confié, quoique rarement, à ceux qui ont été choisis pour guides. C’est une erreur d’attendre Dieu comme s’il n’était jamais entré dans l’histoire. La Bible, c’est comme si le mystère en venait à s’exprimer.
Être sensible à l’enjeu infini de Dieu en toute situation finie, témoigner de sa présence aux heures où il se cache, donner le goût d’éternité à la vie quotidienne. Avoir le sens de la suprématie de l’éternel : cette conviction peut être engourdie, mais elle s’éveille si on la provoque.
La Bible est bâtie sur la certitude, dure comme roc, que Dieu a fait connaître sa volonté à son peuple.
Notre devoir n’est pas de renoncer à la vie, mais de la rapprocher de Dieu.
La souffrance est un chemin qui conduit à Dieu. Mais se rappeler que la joie aussi mène à Dieu. La joie de faire le bien est une des plus hautes expériences que puissent connaître les hommes.
11. André Neher
L’homme n’est pas libre de se soustraire à Dieu. La route de l’homme est cernée par Dieu. Quelle illusion de s’imaginer libre parce que la route est longue, parce que le paysage est vaste, parce que Dieu se cache dans l’invisible ou le lointain.
Le dialogue entre Dieu et l’homme n’est pas nécessairement sonore. La voix de Dieu, c’est parfois le silence. Ce dialogue n’est pas nécessairement lumineux. L’apparition de Dieu, c’est parfois son obscurité. Deux actes conjugués constituent la prophétie : celui de la révélation et celui de la communication. A travers le prophète, l’infini cherche à pénétrer dans le fini, l’éternité se fraie une voie vers le temps. C’est par ce ce travail de la prophétie que l’absolu se livre en termes relatifs. Dieu se révèle à l’homme pour chercher sa communion.
La caractéristique de l’amour dans la Bible, c’est que les hommes sont appelés à aimer Dieu. C’est une note qu’on ne trouve nulle part ailleurs. C’est comme si Dieu, par sa révélation, révélait qu’il lui manquait d’être aimé par la créature. Israël a été élu, non pas uniquement parce que Dieu l’aime, mais parce que Dieu attend d’être aimé par lui.
Le rendez-vous de Dieu avec un seul peuple (Israël) permet à Dieu de les rencontrer tous.
12. Maurice Zundel
Si Dieu n'est pas la vie de ta vie, ce n'est qu'une illusion.
Il se peut qu’une femme illettrée, un homme absolument ignorant, pénètre beaucoup plus profondément le dogme que le pape ou les évêques s’ils sont unis à Dieu de manière plus profonde et plus intense.
Je ne connais pas de manière plus sûre de tuer Dieu (dans les cœurs) que ces agressions vertueuses où l’ignorance et l’oubli de nos propres déterminismes nous induisent à infliger aux autres un avertissement qu’ils ne demandent pas et dont ils sont incapables de profiter. Ils demeureront tout entiers bloqués tant que le respect d’un amour silencieux n’aura pas ouvert une brèche dans leur amour-propre. La plus belle source d’espérance, c’est la faiblesse de Jésus-Christ.
Nous sommes bipolaires. Nous avons un pôle qui nous ramène à notre égocentrisme mortel et un pôle d’attraction divine qui de temps en temps nous permet d’émerger, de nous perdre de vue dans un élan d’amour vers le Dieu vivant.
Aimer, c’est vouloir passionnément la grandeur de l’être qu’on aime, et personne ne veut plus passionnément notre grandeur que Dieu lui-même puisque le prix qu’il en a payé, c’est sa vie offerte sur la croix.
13. Adolphe Gesché
L'homme est candidat à l'infini, à l'infinité de l'être, à l'infinité de la vie. Et il appartient à la nature de l'être humain d'espérer par-delà la mort. L'aventure d'éternité consiste dans le partage de la vie de Dieu. L'éternité, c'est Dieu, et c'est cela qui est promis en partage à l'homme. Par la création, Dieu nous a convoqués dans l'être ; par l'éternité, il nous convoque pour être avec lui. L'éternité, c'est Dieu qui poursuit "tout simplement" la logique de sa création.
Dieu n'est pas tant offensé par ce qui serait une atteinte à ses droits que par ce qui est une atteinte à notre destinée.
Le salut consiste à sauver l'être humain d'une solitude, et surtout à sauver l'homme d'être sans destin, sans Dieu, sans au-delà, d'être seul.
J'appelle vrai Dieu, non pas celui qui ne fait rien, mais ce Dieu fragile et blessé, en même temps que fort et fidèle, me prenant un jour doucement par la main pour me dire en secret, comme un secret d'enfant, ce que je suis à ses yeux et pour lui.
Quelle est notre espérance ? Le monde ne peut être absurde. La personne ne peut être étouffée. Les morts ne peuvent pas perdre toute existence. L’histoire ne peut être sans fin. L’espérance rappelle à l’homme tout à la fois sa dignité et sa fragilité : l’homme n’est pas le centre de tout, il a à se recevoir d’un Autre. L’espérance nous redit que nous ne pouvons pas mettre la main sur Dieu. Il ne nous est pas permis de réduire Dieu à nos propres utilités. Dieu est à la recherche de l’homme. L’espérance de Dieu, c’est que le don qu’il offre à l’homme puise être accueilli. Dans le christianisme, l’aboutissement de l’espérance appartient à Dieu. Il n’est pas pour cette terre.
Quand on croit en Dieu, on doit désirer de toutes ses forces que l’idée qu’on se fait de Dieu soit la plus juste possible, corresponde au plus près à la réalité et ne soit pas compromise par toutes les projections de nos fantasmes : il y a trop de gens qui se disent croyants et qui limitent Dieu à leurs besoins ; on pense à lui quand on en a besoin, quand on est dans le besoin ou le malheur. La foi a tout à gagner à être débarrassée de tout ce qui en elle n’est pas authentique.
Il n'est pas au pouvoir de l'homme de prouver Dieu, du moins est-il à la mesure de son effort de se rendre capable de Dieu. C'est bien nous qui faisons à Dieu le geste de notre offrande, mais pour qu'il s'offre à nous.
L’homme, même croyant, ne doit pas se décharger sur Dieu de ce qui lui revient de faire.
Si Dieu est Dieu, il n’a besoin de rien pour exister pleinement. Il est, un point c’est tout. Et si donc Dieu crée, ce n’est pas par besoin, par nécessité ; la création est un acte libre de Dieu, elle est un pur don, quelque chose qu’il offre en pleine surabondance. Mais une fois que Dieu a créé, il est concerné, touché par sa création. Dieu se pose en donateur vulnérable. Il dote sa créature d’une capacité de le toucher.
Même quand il s’agit de Dieu, nous devons garder "l’élégance du peu". "Le nombre de notes nécessaires, pas une de plus", disait Mozart.
L’homme s’est plus vite débarrassé de Dieu que du mal. Mais dissipée l’illusion de Dieu, reste la réalité du mal, partout présente et agissante. La science est aveugle, sourde et muette, quant au drame humain ; au nom de ses principes, elle dit : ce n’est pas son domaine. Elle n’étouffe, ni n’apaise les cris qui montent. S’il n’y a pas d’au-delà, l’homme pourrait bien entrer en désespérance et se suicider.
Dieu n’est pas un fonctionnaire préposé à notre bonheur. Même si l’homme est un être fait pour le bonheur.
"Toute religion qui ne dit pas que Dieu est caché n’est pas véritable" (Pascal). Il y a des gens qui croient qu’il n’existe pas alors qu’il n’est que caché. Dieu n’est pas une idole éblouissante et fascinante. On ne trouve pas Dieu dans l’évidence d’un orage ou d’une tempête mais dans le murmure d’un léger froissement de vent (1 R 19,11-13).
Le meilleur nom de Dieu, c’est celui de Bonté, qui exprime la logique du don. Dieu, qui est la source universelle, aime toutes choses. Dieu n’est pas envieux. Et il faut remonter vers Dieu comme bonté par des prières, comme quelqu’un qu’on admire.
14. Cardinal Martini
On projette souvent sur Dieu notre piètre idée de la bonté : il devrait être un grand bienfaiteur qui offre à l'homme tout ce qu'il désire, réglant les choses à sa place et le dispensant de toute peine et de toute souffrance. Un Dieu qui offre la maison, l'argent, le travail, la santé, etc... Il faudrait lire la Bible avec sérieux et attention... Il y a la liberté de l'homme de recevoir ou de refuser Dieu... L'amour de Dieu n'exclut pas la colère, une colère qui exprime la douleur de Dieu à l'égard du péché que commet l'homme en s'éloignant de lui,... une colère qui tend toujours à tout retrouver dans l'amour.
La Bible est remplie de récits de gens qui refusent la Parole de Dieu, qui la rejettent. Donc l’Écriture est une Parole qui raconte ses propres défaites... Les relations entre l'homme et Dieu sont orageuses.
L'exemple le plus frappant de l'inattendu de Dieu dans le Nouveau Testament, c'est ce qui se passe en Marie quand elle ne comprend pas que son Fils décide de rester dans le temple. Elle a tout imaginé sauf ce qui est arrivé, et ce qui arrive fait partie des manières d'agir de Dieu auxquelles on ne s'habitue jamais. Dieu qui est surprenant même pour Marie, la créature la plus préparée à le comprendre.
Même si Job n'arrive pas à comprendre le comportement de Dieu face à sa propre souffrance, il a la conviction que Dieu est quelqu'un à qui on peut parler. Ou plutôt, il est le seul auquel on puisse parler à certains moments décisifs de sa vie parce que, dans les profondeurs insondables de son être, se cache une mystérieuse capacité d'écoute et d'intervention, dépassant toute attente et toute compréhension humaines. Job confesse ouvertement sa certitude que Dieu interviendra : "Je sais, moi, que mon Défenseur est vivant, que lui, le dernier, se lèvera sur la poussière" (Job 19,25). Tout à fait à la fin du livre, Dieu se présente comme le Dieu toujours imprévisible, indicible, sans appel, non comme une menace sur la vie de l'homme, mais plutôt au sens d'un amour qui a créé la vie et la recrée en permanence.
Dieu se manifeste aussi bien dans la réussite que dans la faillite, selon son bon plaisir.
Tout homme est appelé à aimer, à se dévouer, à se dépasser lui-même, à monter vers le mystère de Dieu. Dieu est le Dieu de l'humanité entière. Il pénètre le cœur des hommes de toutes les religions, de toutes les races et de tous les temps.
Jésus nous apprend à penser de manière large. Il s’étonne de la foi des païens. Ce n’est pas un prêtre qu’il présente comme modèle, mais l’hérétique, le Samaritain. Lorsqu’il est cloué sur la croix, il accueille encore le malfaiteur au ciel. L’homme, et de même l’Église, risquent toujours de se poser en absolu. Dieu est au-delà des limites et des limitations que nous construisons. Nous avons certes besoin de celles-ci dans notre vie, mais nous ne devons pas les confondre avec Dieu dont le cœur est toujours plus large. Dieu ne se laisse ni domestiquer ni apprivoiser. Pour assurer cette largeur, pas de meilleur moyen que de lire et relire encore et toujours la Bible. Dieu nous entraîne au loin pour peu que nous écoutions Jésus. Il nous enseigne à penser de manière large.
Nous sommes appelés à vivre contents de Dieu, c’est-à-dire à pardonner à Dieu de nous avoir faits tels que nous sommes, de nous avoir mis là où nous sommes.
15. Jeanne Bourin
Jeanne Bourin a retrouvé Dieu à 40 ans. Elle écrit ceci : "Mon père, que j'aimais beaucoup, était hélas athée, avec une sorte de volonté crispée à se prouver que Dieu n'existait pas. Ma mère avait la foi du charbonnier, mais elle était tyrannique et violente, si bien qu'en philosophie j'ai abandonné tout rapport avec la foi. La mariage n'a rien changé. - Petit à petit, à travers des lectures, je me suis reposé des questions, et une nuit j'ai fait un rêve. J'étais assise près d'un mort et il avait mis sa main sur la mienne. Ma main était froide et la sienne était chaude. Je me suis réveillée en disant : Dieu existe. Je suis allée voir un prêtre et j'ai fait ce qu'il m'a dit avec un enthousiasme incroyable : prières, lectures, confession, communion. Entre Dieu et moi, il y a eu une espèce de passion... qui dure.
16. Paul Evdokimov
Dieu court ce risque suprême d'une liberté capable de le mettre lui-même en échec, de l'obliger à descendre dans la mort. Il se laisse librement assassiner pour offrir aux assassins le pardon et la résurrection. Sa toute-puissance, c'est de faire place à la liberté humaine. Dieu lui-même garantit la liberté de doute afin de ne pas violer les consciences.
Dieu se donne aux hommes selon leur soif : à certains, qui ne peuvent boire davantage, il ne donne qu'une goutte, mais il aimerait donner des ondes entières afin que les chrétiens puissent à leur tout désaltérer le monde.
La révélation de Dieu est progressive, car Dieu ne veut contraindre personne et il tient compte de la réceptivité humaine. Ce que les disciples de Jésus ne pouvaient supporter se révèle maintenant dans l'expérience vécue de l’Église. Ce ne sont pas de nouvelles révélations, mais l'explicitation des allusions et des silences des Écritures. "Nous pensons à Dieu pauvrement".
On ne peut rien prouver rationnellement au sujet de Dieu, ni convertir personne par des arguments, car on ne peut jamais le faire à la place de Dieu, on ne peut jamais soumettre Dieu à la logique des démonstrations.
Pour les athées, l’existence du mal est une preuve contre l'existence de Dieu. Pour Berdiaev, c'est juste le contraire : l'existence très réelle du mal et de la souffrance des innocents est la preuve la plus éclatante de l'existence de Dieu. Le monde qui tue Socrate le juste et crucifie le Christ n'est pas le seul et vrai monde, il témoigne de l'existence d'un autre monde où Socrate est de nouveau jeune et beau éternellement, et où le Christ est roi sans partage et ami des hommes. Le mal en lui-même n'enrichit pas la vie, mais toute victoire sur le mal est un pas en avant vers l'expérience du bien.
Dieu a la toute-puissance de naître comme Dieu, comme il a la toute-puissance de mourir en Christ comme Dieu.
Il fallait toute la sottise des cosmonautes marxistes pour chercher Dieu et les anges parmi les galaxies.
Dostoïevski a dessiné le sourire du Père. Tout le mystère du Dieu chrétien se tient dans ce sourire. Dostoïevski nous fait comprendre que nous aurons toute notre éternité pour contempler ce sourire, toujours nouveau comme le matin du premier jour de la création.
Dieu a une pensée sur tout être humain. L’homme est libre de la réaliser ou de la refuser.
Si Dieu existe, l’homme n’est pas libre, pensait Sartre. Il faut dire juste le contraire : Si l’homme existe, c’est Dieu qui n’est plus libre. L’amour de Dieu pour les hommes est un amour immolé.
Un saint disait à un enfant : Vois-tu, si tu pouvais jouer avec le Seigneur, ce serait la chose la plus énorme qu’on eût jamais faite. Tout le monde le prend tellement au sérieux qu’on le rend mortellement ennuyeux. Joue avec Dieu, mon fils. Il est le suprême compagnon de jeu.
Il se peut que l’athéisme moderne soit une providentielle et urgente exigence à épurer l’idée de Dieu.
Saint Isaac le syrien disait que tous les péchés des hommes ne sont que de la poussière au regard de Dieu, sauf un seul, l’unique, le péché : celui d’être insensible au Ressuscité, fermé à la lumière de la résurrection du Christ.
Le royaume de Dieu ne fait entendre qu’un appel à la communion, qu’une invitation au banquet.
L’enfer n’est pas autre chose que le lieu où Dieu est exclu. Et cet enfer, nous le connaissons vraiment, c’est le monde moderne en rupture avec Dieu et bâti sur son refus.
L’Ancien Testament manifestait le vrai Dieu mais ignorait le mystère du Dieu crucifié et ressuscité.
C'est dans notre monde de télévision, d'internet, d'ultrasons, de voyages interplanétaires, dans ce monde à la fois athée et croyant, paradisiaque et infernal, mais toujours aimé par Dieu, que l'homme est appelé au miracle de la foi et à témoigner parmi les hommes.
Saint Grégoire de Nysse donne ce nom à Dieu : "Celui qu'aime mon âme".
L'humilité est l'acte qui place l'axe de l'être humain en Dieu. Elle est la victoire sur l'égocentrisme hystérique et l'amour-propre. Personne ne peut forcer et obliger à être humble, c'est un acte de la liberté de l'esprit, le déplacement du centre en Dieu.
Dieu ne peut forcer personne à l'aimer (adage des Pères). Dieu persuade ni par la puissance, ni par la force, mais par son Esprit.
17. Dimitri Doudko
C'est à l'époque où les premiers cosmonautes russes sont revenus de leur expédition en disant que Dieu n'existait pas puisqu'ils ne l'avaient pas rencontré là-haut... A l'école, une institutrice, pour démontrer que Dieu n'existe pas, avait rapporté ce témoignage des cosmonautes. A quoi un garçon de six ans a répondu : "C'est qu'ils volaient trop bas".
Personne n’est inattendu chez Dieu.
L’incroyance est une terrible maladie et il faut souhaiter que Dieu aide tout le monde à s’en défaire. Et celui qui est incroyant aujourd’hui peut devenir demain le meilleur des croyants. Il est facile de devenir athée et bien plus difficile d’être croyant.
Un homme qui croit en Dieu ne demande pas de miracles. Cependant nous ne rejetons pas les miracles qui se produisent et nous les considérons comme un encouragement de Dieu.
18. Alexandre Men
Qu'est-ce que c'est être sauvé ? Unir sa vie éphémère, temporelle, limitée, à l'immortalité et à Dieu. La soif de cette communion vit en nous, en chaque homme. Elle est cachée, latente. Nous pouvons la refouler dans un coin, au plus profond de nous-mêmes, elle n'en existe pas moins en chaque homme.
Le royaume de Dieu, c’est quand Dieu règne dans votre âme. Quand il règne, tout prend un autre aspect – tout, c’est-à-dire les joies et les peines de cette vie –, une autre couleur, une autre teinte, un autre sens.
Respecter le dimanche, c’est émerger de la banalité du quotidien pour se tenir devant Dieu et lui donner une part de son temps. Ce n’est pas si facile.
Dieu veut faire de nous ses enfants. Il ne veut pas nous laisser végéter dans la poussière comme l’herbe fanée, les feuilles d’automne, les détritus sur la route dont personne n’a besoin. Le Seigneur chérit chaque âme. Il veut l’élever vers le Royaume des cieux, dès ici-bas, dès cette vie.
Le regard de Dieu est fixé sur chaque âme, chaque destinée. Il nous attend. Il nous questionne. Il nous bénit et il nous sauve tous.
Dieu ne nous donne rien de force, il donne librement. C'est pour cela qu'il parle à voix basse, c'est pour cela qu'il s'approche d'une façon toute différente de quelqu'un qui veut acquérir la popularité. Il essaie d'accomplir ses miracles sans se faire remarquer.
Le Notre Père est peu semblable à ce que nous trouvons habituellement dans notre cœur. Quelle est notre prière ? "Donne ! Donne ! Que ma volonté soit faite !" Nous voulons toujours quelque chose pour nous : je veux devenir fort, je veux être débarrassé de situations pénibles, je souhaite réussir ma vie, que mes enfants ne connaissent pas de revers, etc. Il n'est pas dit que nous devons nous souhaiter du mal : ce ne serait pas normal. Mais le Christ nous enseigne que Dieu est la source de tout bien. Et donc notre prière doit commencer par les mots : "Que ta volonté soit faite". Il n'est pas question de notre volonté humaine, d'un avantage ou d'un désir humain, mais que s'accomplisse sa volonté à lui. C'est de cela que parle cette prière.
Dans la vie de tous les jours, nous avons de nombreuses occasions de nous tourner mentalement vers le Seigneur. Le repos, les promenades dans la nature, la lecture, les rencontres, même le travail, tout cela nous donne la possibilité d’élever nos pensées vers Dieu. Nous devons essayer de cultiver en nous le sentiment de nous trouver en permanence devant la face du Père.
Bien des gens pensent que si le Créateur du monde manifestait sa force à tous les athées, à tous les méchants et à tous les blasphémateurs en jetant sur eux ses foudres, il les convertirait, les rendrait raisonnables. En réalité, il n’en est rien. L’expérience montre que l’homme accueille la foi ou la rejette intérieurement, et les miracles n’y sont pour rien. Beaucoup de gens ont vu des choses extraordinaires, mais leur cœur n’a pas été touché, tandis que d’autres, qui n’ont rien vu, ont cru et sont appelés bienheureux : "Heureux ceux qui croient sans avoir vu".
La prière est une chose normale, elle est le but de la vie chrétienne. Cela ne signifie pas que le croyant doit répéter tout le temps des prières, cela signifie qu'il se trouve constamment devant la face de Dieu : qu'il rie ou qu'il pleure, qu'il soit fatigué ou dispos, qu'il soit dans la tristesse ou la joie, il a toujours conscience de la présence de Dieu.
Le cœur de la religion, c'est le lien entre Dieu et l'homme.
19. Marie-Dominique Chenu
Dieu est amoureux des hommes. Écoute ce qu'il dit par son prophète : "Crie de joie, Israël, ris de tout ton cœur. Le Seigneur est au milieu de toi, il danse et crie de joie à cause de toi" (Sophonie). Je sais qu'il nous aime, mais je ne peux pas savoir comment un Dieu comme notre Dieu nous aime, nous, sa création. Parce que je ne sais pas qui est Dieu, je ne peux pas le faire entrer dans ma petite tête.
20. François Varillon
Toute l'histoire de la révélation est la conversion progressive d'un Dieu envisagé comme puissance à un Dieu adoré comme amour. Dieu n'est qu'amour. Aimer quelqu’un, c'est lui dire : "Tu es tout pour moi ; hors de toi, je suis pauvre. Ma richesse est en toi". Si un enfant est malade, la maman ne vit plus, tellement elle est inquiète, tellement elle dépend de son enfant. - Dieu est le plus dépendant de tous les êtres. Nous cherchons Dieu dans la lune alors qu'il est en train de nous laver les pieds. Dieu est certes plus grand que nous, mais surtout en amour et en humilité. Il n'a aucun besoin de prestige. Nous, nous sommes forts en dominant ; Dieu, lui, est fort en se faisant serviteur.
La création est peut-être le plus mystérieux des mystères chrétiens. L'acte créateur est l'acte par lequel Dieu se retire, s'efface pour laisser surgir des libertés qui ne sont pas lui. "Dieu a fait l'homme comme la mer a fait les continents, en se retirant" (Hölderlin). C'est vrai et c'est faux. Dieu reste présent à sa créature. Quand Dieu me crée, il me donne le pouvoir d'être moi-même et par moi-même... Dieu n'est pas un concurrent qui menace notre liberté. Dieu se renonce, Dieu se retire pour que nous existions par nous-mêmes. Il n'y a rien de plus divin que ce renoncement de Dieu.
Si l’on pouvait analyser ce qu’il y a dans l’esprit d’un certain nombre de chrétiens mal éduqués, on s’apercevrait qu’ils se disent tout bas : "Qu’est-ce que Dieu mijote là-haut dans son ciel ? Qu’est-ce qu’il me prépare ? Du bonheur ou du malheur ? De la santé ou de la maladie ? Du succès ou de l’échec ?" Par intérêt et par peur, je vais donc le prier de ne rien mijoter de désagréable contre moi. Jusqu’au jour où la tentation surgit d’exorciser radicalement la menace en disant tout simplement : "Il n’y a pas de Dieu tout-puissant" . C’est alors l’athéisme… On ne dit pas dans le credo : "Je crois en Dieu tout-puissant", mais : "Je crois en Dieu le Père tout-puissant".
Nous ne sommes pas pour Dieu un sujet de curiosité. Nous ne sommes pas pour Dieu un spectacle. Le regard de Dieu sur nous n’est pas celui d’un spectateur. L’œil était dans la tombe et regardait Caïn (Hugo). On déforme les petits enfants en leur disant que Dieu voit tout. Le regard qui viole, c’est affreux. Dieu n’est pas cela, à aucun degré. Il n’est pas le regard curieux, inquisiteur, le regard qui fouille, le regard qui juge, le regard qui blesse, le regard méprisant. Le regard de Dieu sur moi, c’est le regard qui me crée. Nous exercer à regarder Dieu avec un regard plein de respect en réponse à son regard de respect.
Que ton Nom soit sanctifié ! Est-ce que vraiment Dieu nous intéresse ? Les musulmans connaissent l'adoration. Il faut les voir immobiles. Ils se courbent ensuite devant une transcendance qui écrase. Pour le chrétien, il peut faire cela aussi s'il le veut, quand il est retiré dans sa chambre tout seul, il peut s'agenouiller, immobile, et se courber devant Dieu. Mais il peut accueillir aussi l'étreinte de Dieu, le baiser de Dieu : Dieu notre Père.
La Révélation ne résout pas tous les problèmes, toutes les questions, toutes nos curiosités. La Révélation ne se situe pas au plan de l'explication des choses, elle éclaire notre marche vers Dieu, ce qui est différent. La Révélation nous dit quelque chose de Dieu et quelque chose de l'homme dans la mesure où cela est nécessaire à la vérité de notre relation vivante, réelle, avec Dieu.
C'est quoi le ciel ? C'est Dieu. Le ciel n'est pas une chose, ce n'est pas un domaine. C'est quelqu'un, c'est Dieu. Le ciel, c'est la Trinité. Tout ce que l’Écriture dit du ciel est imagé. "Jésus-Christ est monté au ciel". On ne peut pas parler autrement. On ne va pas imaginer Jésus-Christ au fond d'une puits ! Il n'est pas davantage derrière les étoiles. Il est monté aux cieux : il est entré dans le monde de Dieu.
La religion est vie, non pas matière à discussion. Dieu ne répond pas à la pure curiosité de l’esprit. La foi est un acte par lequel l’homme s’en remet à Dieu.
Dieu lui-même ne peut rien devant une liberté qui se ferme à l’amour. Le châtiment ne vient pas de Dieu, il vient du dedans, comme celui qui ferme ses volets et qui, du même coup, est privé de la lumière du soleil.
On dit parfois : "Dieu peut tout !" Non, Dieu ne peut pas tout. Dieu ne peut que ce que peut l’amour. Et toutes les fois que nous sortons de la sphère de l’amour, nous nous trompons sur Dieu et nous sommes en train de fabriquer je ne sais quel Jupiter.
Le mystère (dans les choses de Dieu), ce n’est pas quelque chose qu’on ne peut pas comprendre, c’est ce qu’on n’a jamais fini de comprendre, ce qui est très différent.
Celui qui s’arrête de penser quand il en va de l’essentiel, de Dieu, en vient très vite à penser de façon rétrograde. Platon disait qu’il faut chercher le vrai avec toute son âme. Quand on s’arrête de chercher le vrai avec toute son âme, on se condamne à vivre à la surface de soi-même et on demeure étranger à la joie, dont il est tout de même difficile de nier qu’elle est notre vocation la plus profonde. Nous sommes fait pour la joie.
Il n'y a pas de rencontre de Dieu si Dieu ne vient pas. Et pour que cette rencontre avec Dieu soit réelle, il faut que l'âme se reconnaisse comme étant essentiellement une faculté d'accueil d'un Autre. Le propre du Transcendant est de tout transcender, y compris ma profondeur la plus profonde. Il est vrai que Dieu est au-delà, non pas de l'espace ou dans les nuages – ce qui est infantile -, mais dans l’intériorité de l'âme ; précisément il est au-delà. Le fond de soi, c'est encore soi, ce n'est pas Dieu. Attendre que l'Autre révèle son mystère et donne son amour, comme l'Ami à son ami. Le Transcendant n'est pas à la mesure de nos propres forces.
Dire que Dieu est amour, c'est dire qu'il est mouvement vers nous pour que nous l'accueillions.
La foi est essentiellement libre. Elle est liée à la bonne volonté. C'est à l'être moral que Dieu s'offre, non point à la seule raison. Un Dieu qui se présenterait à l'intelligence de l'homme de telle manière qu'il suffirait de raisonner correctement pour adhérer à lui ne serait point le Dieu vivant, mais une idole. Il n'y a pas de connaissance de Dieu sans conversion du cœur.
21. André Manaranche
Le riche (le mauvais riche) est plus difficilement ouvert à l'imprévisible de Dieu. On peut être aussi un mauvais pauvre, et tout aussi peu ouvert à l'imprévu de la grâce. On peut tout acheter avec de l'argent, sauf une survie. Et le milliardaire meurt comme le clochard.
Il y a tant de gens qui admettent connaître l’existence de Dieu et qui ne le prient jamais.
Dieu tient compte de la bonne volonté et de la droiture de chacun. Ce qui est inquiétant, ce sont les hommes dans la mesure où ils risquent de passer à côté du puits et de s'égarer dans les mirages.
Il est très dangereux d'étudier Dieu sans le prier, de parler de Dieu sans lui parler.
22. Jacques Maritain
Si les gens savaient que Dieu souffre avec nous et beaucoup plus que nous de tout le mal qui ravage la terre, bien des choses changeraient sans doute et bien des âmes seraient libérées.
23. Élie Wiesel
On peut se dresser contre Dieu, on ne peut vivre sans lui.
"L’enfant qui dort, la mère qui le caresse, le vieillard qui écoute les bruits des arbres : de chacun Dieu est proche, en chacun Dieu est présent" (Sagesse juive).
24. Claude Tresmontant
L'homme est un animal, réellement, qui a sa place au sommet de la série des espèces vivantes... C'est le cerveau le plus compliqué qui existe sur notre planète. Mais cet animal est appelé à une transformation ultérieure qui fera de lui un être capable de prendre part personnellement à l'éternité de Dieu.
Le message le plus révolutionnaire qu'Israël ait apporté au monde est que Dieu aime sa créature. La création apparaît comme un don. Toute l'histoire de la création d’Israël est pensée par les auteurs bibliques et par les prophètes comme une histoire d'amour : amour paternel, amour maternel, amour de l'homme pour sa femme. Le Cantique des cantiques donne la clef de toute l'histoire d’Israël. - Le sens de la création est donné par Dieu, mais l'homme peut l'infléchir et il ne s'en prive pas. L'histoire est constituée par l’œuvre conjointe de deux libertés : liberté créatrice du Dieu incréé, liberté de l’homme créé. L'homme peut coopérer, mais il peut aussi détruire. Le péché apparaît avec cette création d'un être à l'image de Dieu. L'homme coopère à sa propre genèse avec les possibilités d'échec que cela implique.
L'homme est capable de connaître Dieu. C'est à cela qu'il est destiné.
Le mystère, c'est ce que l'homme ne saurait connaître sans révélation. Le grand mystère, c'est que l'homme doit participer à la vie même de Dieu. "La vie éternelle, c'est qu'ils te connaissent, toi le seul vrai Dieu et celui que tu as envoyé, Jésus-Christ".
Le prophète, c’est l’homme par lequel Dieu communique son message, quelque chose que l’homme, par ses seuls moyens, ne pouvait pas découvrir et connaître. La révélation, c’est la communication du secret de Dieu.
L’Église, c’est Israël ouvert à toutes les nations qui viennent chercher la connaissance du Dieu vivant .
L’expérience de ceux qui ont accompagné Jésus sur les routes de Galilée était double. Cet être est certainement un homme à tous égards : anatomiquement, physiologiquement, psychologiquement, etc. Mais il n’est pas seulement un homme. Il est capable d’enseigner une science qui ne peut venir que de Dieu. Il est capable de guérir, ce qui est l’œuvre même du Créateur. Il est capable de se manifester vivant après la crucifixion.
La sainteté, c'est une relation d'amitié avec Dieu. C'est à cela que les chrétiens, et tous les hommes, sont appelés.
25. Macaire l’Égyptien
Devenir par grâce ce que Dieu est : amour, joie, paix, bienveillance et bonté.
26. Jean Duchesne
La foi n'est pas un outil que l'on sort de son tiroir seulement lorsque le contexte nous y invite. C'est bien plutôt un état de veille, où l'on garde conscience de rester sous le regard de Dieu, toujours disponible.
Scandale d'une divinité qui s'anéantit elle-même en se faisant bébé et en subissant une mort ignominieuse. Mais si Dieu est Dieu, aucune initiative ne lui est impossible, en tout cas pas celle de se révéler en plénitude. Et parce que Dieu est Dieu, sa puissance n'est pas violence ; elle découle d'un amour qui dépasse infiniment ce dont sont capables les humains dans ce qu'ils ont de meilleur.
La religion de Jésus-Christ est sans doute la seule qui propose à ses adeptes non pas simplement le salut, mais encore l’intimité avec Dieu dès ici-bas.
L’homme est bien plus qu’une espèce animale particulièrement dominatrice parce que chacun y est unique aux yeux de Dieu et invité à entrer avec lui dans une relation singulière.
27. Louis Bouyer
A Moïse, Dieu s'était révélé dans les tonnerres et l'ouragan de feu. A Élie, accablé mais creusé jusqu'au fond du cœur par l'épreuve de la foi persévérante,... à Élie, c'est quand est passé tout cela – les tonnerres et l'ouragan de feu -, c'est quand tout cela est passé, que dans un léger, indicible murmure la présence de Dieu, plus exactement son passage, se révèle, et c'est alors que le prophète se prosterne et adore.
Il y a une nostalgie de Dieu qui ne cesse de sous-tendre toutes les activités de l’homme, même celles qui paraissent d’abord s’éloigner le plus de lui. La grâce prévenante de Dieu ne se lasse pas de rechercher l’humanité à travers toutes son histoire. Le Christ ne cesse de lui ouvrir ses bras, l’Esprit ne cesse de la pousser sans jamais la contraindre.
Toute vie humaine doit apprendre ce dépouillement radical qui consiste à se remettre entre les mains de Dieu.
L’homme est capable de Dieu puisqu’il procède de lui et qu’il est destiné à aller vers lui.
Il est un point qui ressort progressivement des écrits de l’Ancien Testament, pour devenir central dans l’enseignement du Christ et des apôtres, c’est que l’homme est destiné à rencontrer Dieu.
Quoi que nous fassions, bon gré, mal gré, nous sommes conduits à cette rencontre inéluctable avec Dieu qui est le terme et la signification de notre existence. Nous n’avons été créés qu’en vue de cette rencontre avec Dieu qui viendra nous juger.
La Parole de Dieu n’est pas faite pour satisfaire une curiosité frivole, mais toujours pour nous conduire à ce salut qui ne se trouve que dans la rencontre avec Dieu et l’union avec lui.
Jamais nous n’aurions pu parvenir, fût-ce par la seule pensée, jusqu’à la vie intérieure de Dieu, s’il n’avait voulu nous l’ouvrir par sa Parole, pour autant qu’il veut nous y introduire et nous y associer.
Si on nous offre une relation vivante avec un Autre qui est Dieu, il faut s'attendre à des mystères.
Toute la mystique est en germe dans la foi vivante. Newman : "Je ne veux rien sinon parler avec toi, juste pour parler. Je souhaite entretenir avec toi une communion consciente". Le développement d'une relation personnelle avec Dieu est le but le plus élevé de la vie humaine.
28. Catherine Chalier
Compréhension juive du sacrifice : c'est une manière de se rapprocher de Dieu en lui offrant ce qu'on a de meilleur.
Chercher dans la Bible une rencontre avec Dieu qui s’y cache et s’y révèle.
Le converti, c’est quelqu’un qui a perçu dans la foi, dans la communauté chrétienne, dans les livres, la trace d’un Dieu qui le cherche.
29. Karl Rahner
Aider les autres à faire l'expérience immédiate de Dieu, les aider à découvrir que l'incompréhensible mystère que nous appelons Dieu est proche, que nous pouvons nous adresser à lui, qu'il nous rend personnellement heureux quand nous ne cherchons pas à nous le soumettre, mais que nous nous confions à lui sans condition.
L’Église a le courage de s’affirmer comme le lieu exclusif de la révélation historique de Dieu. En elle seule, on peut atteindre le Dieu libre d’une révélation unique. Il y a une différence essentielle entre le christianisme et toutes les autres formes de religions. L’une des attitudes les plus essentielles de la vie d’un homme est de chercher à savoir si le Dieu vivant a prononcé, dans un point précis de l’histoire humaine, la parole décisive qui dit son être personnel.
30. Jean-François Gosselin
La vie éternelle, ce n'est pas autre chose qu'être en Dieu. La révélation de Dieu, c'est l'irruption de l'éternité dans le temps, c'est l'éternité de Dieu qui se manifeste et se rend présent dès maintenant dans notre vie... La vie en abondance commence dès ici-bas... La foi, c'est une communion... La foi est d'abord une affaire de confiance et non pas de peur. La foi, c'est comme l'amour, c'est un apprentissage, un apprentissage de la confiance en Dieu, qui dure toute la vie.
A la base de toute démarche de foi : Dieu peut-il donner un sens à ma vie ? Peut-il se révéler être une force capable de porter mon existence ? La révélation est avant tout la révélation du sens de l'existence. Dieu est celui qui donne sens. Dans l'acte de foi, il y a une rencontre de Dieu (qui désire le salut de l'homme et pour cela envoie son Fils) et de l’humanité qui aspire au salut.
31. Sta rets Silouane
Croire en Dieu est une chose ; le connaître en est une autre.
Dieu est humble, et celui qui veut atteindre Dieu doit acquérir l'humilité.
Sans Dieu, l’âme ne trouvera jamais la paix… "Rares sont les âmes qui te connaissent, rares sont les hommes avec qui l’on peut parler de Toi".
Dieu ne fait aucune violence à l'homme, mais patiemment il se tient à la porte de son cœur, attendant humblement le moment où le cœur s'ouvrira à lui. Dieu lui-même cherche l'homme avant même que l'homme ne recherche Dieu.
32. Saint Ephrem
Pour celui qui n'a pas soif de Dieu, Dieu reste caché. Celui qui a de la haine pour Dieu trouve que Dieu est vide.
Avant toute lecture (de l’Écriture), prie et supplie Dieu pour qu’il se révèle à toi.
33. Alexandre Schmemann
Le péché essentiel, l'obstacle majeur, sur le chemin qui mène à Dieu, c'est l'endurcissement du cœur.
L’homme est toujours appelé à choisir entre deux voies : suivre Dieu ou avancer sans Dieu, ce qui revient à dire marcher contre lui.
La joie est le fruit indubitable de notre perception de la présence divine. On ne peut pas savoir que Dieu existe et ne pas se réjouir. Ce n’est que par référence à la joie que la crainte de Dieu, le repentir et l’humilité sont justes, authentiques, féconds.
Mission de l’Église : révéler aux gens qu’ils ont besoin de Dieu plus que de toute autre chose.
Toute conversion, toute rencontre de l’homme avec Dieu est un mystère de la grâce divine que nous ne pouvons pénétrer. Les uns viennent à Dieu dans la souffrance et la peine, d’autres dans la joie et le bonheur. Il en sera toujours ainsi.
Toute chose peut et doit mener à la connaissance de Dieu et à la communion avec lui.
Il est impossible de connaître le Christ sans désirer être avec lui là où il est. Et il n’est pas dans ce monde qui passe. Il est monté au ciel, auprès de Dieu. Dès maintenant, dans la mesure où on est croyant, notre vie est cachée avec le Christ en Dieu.
Tout homme a été créé ami de Dieu et appelé à cette amitié divine qui consiste dans la connaissance de Dieu, la communion avec lui, le partage de la même vie.
Le Christ nous apporte un enseignement totalement nouveau au sujet de Dieu lui-même : Dieu est Père et Fils. Jésus se reconnaît comme Fils de Dieu, envoyé par le Père pour sauver le monde.
Le péché "originel" n'est pas d'abord que l'homme a "désobéi" à Dieu ; le péché, c'est qu'il a cessé d'avoir faim de lui et de lui seul.
34. Vatican II
La conscience est le centre le plus secret de l'homme, le sanctuaire où il est seul avec Dieu et où sa voix se fait entendre.
35. Michel Deneken
Dieu désire communiquer avec les hommes. Dieu est quelqu'un à qui on peut s'adresser. Il n'est pas une abstraction lointaine.
L’expérience de foi, c’est s’être senti rejoint par Dieu, c’est avoir conscience d’avoir été visité par Dieu… Jésus s’invite chez Zachée et immédiatement cette invitation déclenche la conversion du pécheur. Mais Dieu parfois vient et il n’est pas reçu. Il y a des invités à la noce… et ils n’ont pas le temps. Il est venu chez lui et les siens ne l’ont pas accueilli (Jn 1,11). La foi, c’est être en confiance avec Dieu. C’est avoir le sentiment d’être en lien avec Dieu et que rien ne peut briser ce lien.
La prédication de Jésus insiste sur le fait que rien n'est jamais joué d'avance. Toujours on peut se convertir. Pour cette raison, l'homme ne saurait se substituer à Dieu auquel seul revient le jugement final. Jésus le dit clairement : Dieu laisse se lever son soleil sur les bons et les mauvais, et le bon grain et l'ivraie grandissent ensemble.
36. Philippe Ferlay
Dieu marche à notre rencontre depuis toujours, depuis que nous existons.
Dieu, quand il se révèle, ne commence pas par nous donner de lui des définitions. Il commence par agir. Et si l’on veut trouver Dieu, si on veut le connaître un peu plus, il nous faut commencer par accepter de marcher avec lui. Quand l’heure sera venue, il nous dira son nom.
Nous ne pouvons pas prouver l’existence de Dieu, mais notre raison s’épanouit dans l’accueil de la foi.
"Le Fils s’est fait ce que nous sommes pour que nous devenions ce qu’il est" (Saint Irénée). Le Fils s’est fait homme pour que nous devenions fils de Dieu. On n’entre pas dans la communion avec Dieu par n’importe quelle porte. La place qui nous est réservée à la table divine est celle des fils.
L’homme est structuré par le désir naturel de voir Dieu. Tout homme porte en lui ce désir même s’il le camoufle et tente de l’oublier.
Jésus, en bon Juif, pense par images. Quelle est l’image de Dieu son Père ? Celui qui se met en route à la recherche de la brebis perdue tant qu’il ne l’a pas retrouvée (Lc 15,3-7). Ce qui veut dire que Dieu se fait du souci bien que Dieu soit aussi le maître qui sait tout. L’homme est libre et cette liberté est réelle et capable d’échapper à Dieu. Et Dieu connaît la joie des retrouvailles : je l’ai retrouvée, celle que j’avais perdue (Lc 15,6). Dieu, le Père de Jésus, c’est celui qui part pour son champ son sac de grain sur l’épaule, et il sème toute la journée. Et il sait qu’une grande partie du grain sera perdue, mais il ne se décourage pas, il continue de semer. Dieu, c’est celui qui semble avoir besoin de nous : il a besoin d’ouvriers pour sa vigne. C’est le maître du festin qui ne veut pas se mettre à table tant que la salle n’est pas pleine (Lc 14). Il a presque peur de la solitude. Non que Dieu soit seul, il est Trinité, mais il veut avoir besoin des hommes. Dieu, ce n’est pas le menaçant, super-actif. Il aime le silence, la discrétion : depuis Nazareth jusqu’à l’agonie ; un Dieu qui va laisser mourir son Fils sur la croix : il n’a pas fait semblant de le remettre entre nos mains.
La foi, c’est l’attitude spirituelle de celui qui accepte Dieu tel qu’il est et non tel qu’il se l’imagine. On ne peut capter Dieu, il est inutile de de tenter de capter Dieu. Il y a une fidélité à Dieu qui se réalise au long des jours par la fidélité à la prière. Celui ou celle qui ne commence à prier que quand il en a envie ou quand il est dans le besoin, a bien peu de chances d’avancer dans la juste connaissance de Dieu.
37. Saint Irénée
Par les prophètes, Dieu habituait l'homme, sur la terre, à porter son Esprit et à posséder la communion avec Dieu. De même que Dieu n’a besoin de rien, de même l’homme a besoin de la communion de Dieu. La gloire de l’homme, c’est de persévérer dans le service de Dieu.
Pourquoi les commandements de Moïse ? Pour rendre l’homme glorieux, pour suppléer ce qui lui manquait, c’est-à-dire l’amitié de Dieu. Mais à Dieu cela n’apportait rien, car Dieu n’avait pas besoin de l’amour de l’homme ; l’homme avait besoin, lui, de la gloire de Dieu, et cette gloire, il ne pouvait l’obtenir que par le service de Dieu.
Par le décalogue (de l’Ancien Testament) Dieu préparait l’homme à son amitié.
Ce n’est pas parce que Dieu avait besoin de l’homme que Dieu modela Adam, mais pour avoir quelqu’un en qui déposer ses bienfaits.
Dans le royaume futur, Dieu aura toujours quelque chose à enseigner, et l’homme toujours à apprendre quelque chose de lui.
Dieu connaît les choses cachées, il sait toutes choses avant qu'elles arrivent.
Dieu s'est fait temporel pour que nous devenions éternels. Les événements (temporels) ne disparaissent pas mais demeurent dans la mémoire de Dieu.
Il n’est pas au pouvoir du pécheur, après s’être détourné de Dieu, de rétablir lui-même sa juste relation avec Dieu.
38. Jean-Yves Leloup
Si je dis que je connais Dieu, je suis un menteur. Si je dis que je ne connais pas Dieu, je suis aussi un menteur. Je ne peux pas parler, je ne peux pas me taire.
Dieu est un parfum, et j’aime dire qu’un parfum ne se saisit pas avec des clefs à molette.
39. Jacques Guillet
Dieu seul peut faire entendre à sa créature le mot qu'elle attend et pour lequel elle est née.
40. Saint Grégoire de Nazianze
Dieu nous attire à lui en proportion de l'intelligence que nous avons de lui ; et dans la mesure où nous le comprenons, il excite en nous la curiosité et le désir de la connaître plus avant.
41. Mgr Dagens
L'Esprit ne se donne pas (à nous) pour nous éblouir ou nous contraindre à croire, mais pour que nous acceptions d'entrer en dialogue avec Dieu.
Non seulement Dieu existe, mais il a toujours la liberté de venir à nous, de se révéler comme une présence personnelle.
Dieu : quelqu’un qui nous dépasse infiniment et qui, en même temps, s’ouvre à nous, se révèle et se livre.
La foi chrétienne n'est pas un cri, ni un sentiment enfermé dans le secret du cœur, elle porte en elle une capacité de comprendre le monde, et les autres, et soi-même, dans la lumière de Dieu.
L’Église est le signe de Dieu planté dans notre société qui se passe de Dieu... Elle est là pour livrer au monde le mystère du Christ, pour inscrire le mystère du Christ dans nos sociétés oublieuses du Christ... Nous avons à vivre de Dieu dans nos sociétés qui se passent de Dieu.
Dès la période de ses origines, le christianisme s'est présenté comme une Révélation qui ouvre sur une compréhension nouvelle de Dieu et du monde.
Il y a probablement plus de gens qui cherchent Dieu et qui le prient secrètement que ne le disent les sondages et les statistiques.
L’Église témoigne du don de Dieu dans un monde qui continue à résister ou à se fermer à ce don.
42. Sa Béatitude Ignace IV
L'amour de Dieu pour l'homme est infiniment discret.
43. Benoît XVI – Joseph Ratzinger
Celui qui veut découvrir Dieu doit être prêt à prendre du temps pour lui. Et il faut être prêt à y mettre le prix. Dieu ne s’impose pas. Il ne nous court pas après. Il en appelle à notre liberté.
Qu’est-ce que Jésus a apporté au monde ? S’il n’a pas apporté la paix dans le monde, le bien-être pour tous, un monde meilleur, qu’a-t-il apporté ? La réponse est très simple. Il a apporté Dieu, le Dieu dont la face s’est lentement et progressivement dévoilée depuis Abraham… C’est ce Dieu-là, le Dieu d’Abraham, d’Isaac et de Jacob, le Dieu véritable qu’il a apporté aux peuples de la terre. Jésus a apporté Dieu et avec lui la vérité sur notre origine et notre destinée, la foi, l’espérance et l’amour.
Un homme tout simple peut avoir une très grande connaissance de Dieu. Une connaissance plus grande des données scientifiques et historiques qui sont à notre disposition ne rend pas l'homme nécessairement plus capable d'arriver à une vraie connaissance de Dieu.
La puissance de l’athéisme, le refus de Dieu ou l’indifférence à l’égard de Dieu s’expliquent au moins en partie par le fait que le visage de Dieu a été si défiguré que l’homme ne pouvait que s’en détourner.
Combien y a-t-il de chemins qui mènent à Dieu ? Réponse du Cardinal Ratzinger : "Autant qu’il y a d’êtres humains".
Il y a une joie qui ne peut surgir que du contact entre l’homme et Dieu, de la libération des limites de l’existence terrestre.
Certitude que je n’ai jamais totalement en main la vérité sur Dieu, que devant elle, je suis toujours un apprenti et que, marchant vers elle, je suis toujours un pèlerin dont le chemin ne prendra jamais fin.
On peut se demander pourquoi Dieu n’a pas établi un monde où sa présence serait plus évidente, pourquoi le Christ n’a pas laissé une présence plus éclatante qui toucherait chacun irrésistiblement. C’est le mystère de Dieu et de l’homme que nous ne pouvons pas pénétrer. Nous vivons dans ce monde où Dieu n’a pas l’évidence de ce qui est palpable mais où il ne peut être cherché et trouvé que dans la mise en route du cœur.
Ne pas refuser d’avance à Dieu qu‘il puisse faire quelque chose qui est normalement impossible.
Le mal dont nous demandons la délivrance, au sens de Jésus (dans le Notre Père), est avant tout et le plus profondément la perte de la foi. L’incapacité de croire en Dieu et de vivre de la foi est pour Jésus le plus grand des maux.
Le Seigneur Jésus n’est étranger à personne parce que tous les hommes, au fond de leur être, attendent Dieu.
Le chrétien sait quand le temps est venu de parler de Dieu et quand il est juste de se taire et de ne laisser parler que l'amour. Le chrétien sait que Dieu se rend présent dans les moments où rien d'autre n'est fait sinon qu'aimer.
La foi chrétienne signifie être touché par Dieu et témoigner de lui.
Il y a sans doute peu d'hommes dont la vie est entièrement pure et accomplie. Espérons qu'il y en a peu aussi dont la vie est devenue un non total et irrécupérable. La plupart du temps, malgré beaucoup de manquements, la nostalgie du bien est restée déterminante. Dieu peut ramasser les morceaux et en faire quelque chose. Mais nous avons besoin d'une ultime purification, d'un purgatoire précisément.
Jésus n'est pas revenu à une vie humaine normale de ce monde, comme c'était arrivé à Lazare et aux autres morts ressuscités par Jésus. Il est sorti vers une vie différente, nouvelle, vers l'immensité de Dieu et, partant de là, il s'est manifesté aux siens.
Aucun des évangélistes ne décrit la résurrection de Jésus elle-même : c'est un processus qui s'est déroulé dans le secret de Dieu entre Jésus et le Père, un processus qui, de par sa nature, échappe à l'expérience humaine.
44. Rémi Brague
C’est quoi le salut ? C’est la communion avec Dieu.
Croire, c'est se connecter avec Dieu. Dieu est tel qu'il ne peut être atteint que par la foi. La foi est un don de Dieu. Les incroyants utilisent la formule pour s’excuser de ne pas avoir la foi. Peut-être même, plus ou moins consciemment, pour accuser Dieu ne pas la leur avoir donnée. Par la foi, nous acceptons de nous brancher sur Dieu. Dieu ne nous demande rien. Il attend de nous que nous acceptions ce qu'il nous donne, ce qu'il veut nous donner : la vie éternelle.
Dieu ne cherche pas notre bonheur. Il ne cherche pas non plus notre malheur, d'ailleurs. Il cherche notre bien. Et notre bien, c'est Dieu lui-même. "Il est bon pour moi d'adhérer à Dieu" (Ps 72). La récompense de la foi, c'est encore plus de foi, de même que la récompense de l'amour n'est autre que davantage d'amour.
Le chrétien moyen s’imagine que la force de Dieu consiste à anéantir ses adversaires, éventuellement à les envoyer se faire griller les fesses en enfer. Le Dieu des chrétiens, lui, n’agit pas comme cela, il a une autre logique. Le Dieu des chrétiens procède autrement. Ceux qui lui désobéissent, il cherche à les transformer de l’intérieur parce qu’il respecte leur liberté. Il cherche à faire en sorte que l’homme veuille librement son salut.
Béatitude éternelle : ne pas la concevoir comme fixité dans la contemplation, mais comme approfondissement constant de la connaissance d’un Dieu infini.
Le Dieu de l'islam n'est pas appelé "père", et la piété musulmane ne place pas le terme "père" parmi les quatre-vingt-dix-neuf noms de Dieu qu'énumère la tradition.
45. Maurice Blondel
Ne jamais parler de Dieu de mémoire. Ne jamais parler de Lui comme d’un absent.
Dès que que l’on estime connaître assez Dieu, on ne le connaît plus.
Notre vraie volonté, c’est de n’en avoir point d’autre que la volonté de Dieu. Mais cela ne peut se faire sans un sacrifice foncier.
Il apparaît un jour à tout homme, sous une forme ou sous une autre, qu’il faut inévitablement opter pour ou contre l’ouverture à l’action de Dieu.
On peut remercier Dieu pour une faveur obtenue. Mais ce serait beau aussi, quand on n’a pas été exaucé, de prier comme ceci : "Mon Dieu, ce que je vous ai demandé, vous me l’avez refusé ; mon Dieu, soyez remercié".
Dieu ne se donne que dans la mesure où on lui fait place, où l’on sent le besoin de lui, où on le demande, où l’on reconnaît sa bonté, où l’on est vide de soi-même. Dieu est humble en face de notre fierté.
Accepter tout l’inévitable comme don de Dieu.
Ne pas faire à Dieu l’injure de trembler d’effroi à la pensée d’entrer un jour dans la maison du Père.
Dans les choses de Dieu, c’est déjà beaucoup que nous comprenions qu’il est raisonnable de ne pas tout comprendre.
Dieu n’a pas fait sans raison la splendeur du monde.
46. Roger Schütz (Frère Roger)
Dieu de tous les humains, tu ne forces jamais notre cœur, mais tu places en chacun ta paisible lumière. Éclairés par elle, nos échecs et nos joies peuvent trouver en toi un sens.
Le simple désir de Dieu est déjà le commencement de la foi.
Ce qui fascine en Dieu, c’est son humble présence. Il ne blesse jamais la dignité humaine. Tout geste autoritaire défigurerait sa face. L’impression que Dieu vient punir est un des plus grands obstacles à la foi.
Dieu ne menace personne et le pardon dont il inonde nos vies vient guérir notre âme. Comment un Dieu d'amour pourrait-il s'imposer par des menaces ? Dieu n'est pas un tyran.
Certains s'interrogent : si Dieu existait, il ne permettrait pas les guerres, l'injustice, la maladie, l'oppression, ne serait-ce que d'un seul sur la terre ; si Dieu existait, il empêcherait l'être humain de faire le mal. Voici bientôt trois millénaires, le prophète Élie va un jour au désert pour écouter Dieu. Un ouragan se déchaîne, ensuite un tremblement de terre et un feu violent. Mais Élie comprend que Dieu n'est pas dans ces déchaînements de la nature. Puis tout entre dans le calme. Élie entend Dieu comme dans le murmure d'une brise légère. Et lui apparaît cette réalité saisissante : souvent la voix de Dieu se transmet dans un souffle de silence. Pour l'une des premières fois de l'histoire est écrite une intuition aussi limpide : Dieu ne terrorise personne. Dieu n'est jamais l'auteur du mal, des séismes naturels, de la guerre, des malheurs terrestres. Ni la souffrance ni les détresses humaines ne sont voulues par Dieu. Dieu ne s'impose pas. Il nous laisse libres d'aimer ou de ne pas aimer, de pardonner ou de rejeter le pardon. Mais Dieu n'assiste jamais passivement à la peine des êtres humains, il souffre avec l'innocent, victime de l'incompréhensible épreuve, il souffre avec chacun. Il y a une douleur de Dieu, une souffrance du Christ.
Lorsque notre prière n'est que balbutiement, il n'y a rien d'étonnant. Dieu ne nous demande pas des prodiges qui nous dépassent. Pour prier, il nous appelle simplement à nous tenir en sa présence, le cœur ouvert. Il nous demande d'oser lui dire : Donne-moi de vivre de toi. Tu vois qui je suis. J'ai besoin de ne rien te cacher de moi-même. Je sais que tu m'accueilles avec ce que je suis. Tu comprends tout de moi.
En Dieu, il n’y a pas de violence. Dieu a envoyé le Christ non pas pour nous accuser, mais pour nous appeler à lui, non pas pour nous condamner, mais parce qu’il nous aime.
Dieu est amour. Il ne s’impose pas par la peur. Même quand le Christ était malmené, il ne menaçait personne.
Dieu nous a aimés le premier et il a déposé en nous un désir d’éternité, le désir de nous entretenir avec lui comme un ami parle avec son ami.
Jamais, au grand jamais, Dieu n’est un tourmenteur de la conscience humaine. Il enfouit notre passé dans le cœur du Christ et, de notre futur, il va prendre soin. La certitude de son pardon est une des plus généreuses réalités de l’évangile.
Heureux qui peut se dire : Je vis pour Dieu. Heureux qui puise le sens de son existence à la source limpide de Dieu.
Ne sachant plus comment se faire comprendre, Dieu est venu lui-même sur la terre, pauvre et humble. Si le Christ n’avait pas vécu au milieu de nous, Dieu demeurerait lointain, inatteignable. Par sa vie humaine, Jésus donne de voir Dieu comme par transparence.
Passage inattendu de l’amour de Dieu, l’Esprit Saint traverse chaque être humain comme un éclair dans la nuit.
Penser que Dieu punit l’être humain est un des plus grands obstacles à la foi. Quand Dieu est regardé comme un juge tyrannique, saint Jean rappelle en lettres de feu que Dieu est amour. Ce n’est pas nous, c’est lui qui nous a aimés. Quant à nous, aimons, puisque lui nous a aimés le premier. Le Christ ne nous veut pas ivres de culpabilité, mais emplis de pardon et de confiance. Jamais, au grand jamais, Dieu n’est un tourmenteur de la conscience humaine.
Si tu es parfois inattentif dans la prière commune, ne t'inquiète pas. Ta simple présence exprime déjà une attente du Dieu vivant.
Le Christ est venu sur la terre pour offrir à tous une communion avec Dieu.
47. Antoine Vergote
Personne ne connaît Dieu si Dieu ne s’est pas révélé à lui. Or le seul qui puisse pleinement révéler Dieu, c’est l’homme de Nazareth qui ose dire : "Tout m’a été remis par mon Père. Nul ne connaît le Père si ce n’est le Fils et celui à qui le Fils veut bien le révéler".
L'homme n'a découvert Dieu que lorsque Dieu s'est révélé. Il est tout autre que les dieux que les religions avaient pu s'imaginer. L'élément décisif, c'est que Dieu lui-même prend l'initiative.
Toute la Bible, ce sont des traces de l'irruption personnelle de Dieu dans l’humanité en gestation. Toute la Bible : Dieu éduque le peuple pour qu'il devienne capable de Dieu.
L'être humain est appelé à se transformer et à s'accorder à Dieu tel qu'il s'est fait connaître. Mais il y a sans doute (et même certainement) des personnes qui ont systématiquement exclu de leur existence la voix divine qui rend possible la conversion. C'est ce que Jésus appelle le péché contre l'Esprit Saint. C'est le mal radical de la haine de Dieu. Le mal radical, c'est le non dit à Dieu. Le jugement de Dieu sur le péché contre l'Esprit, on le trouve dans la violence des invectives de Jésus en Mt 23,13-26 : "Hypocrites qui ferment à clef le royaume des cieux devant les hommes ; guides aveugles pleins de rapine et d'intempérance, sépulcres blanchis, serpents, engeance de vipères". Impossible de couvrir cette violence d'un voile pieux ! C'est le jugement de Dieu sur le péché contre l'Esprit.
On ne s’étonnera jamais assez de l’événement extraordinaire pour l’histoire religieuse qu’a été l’homme Jésus de Nazareth. Jésus est un homme dont l’existence n’a pas d’autre signification que religieuse. Personne n’a comme lui le respect de Dieu. Néanmoins on ne perçoit pas chez lui l’inquiétude religieuse des hommes que l’insondable abîme divin fascine et effraie. Jésus de Nazareth ne cherche pas Dieu. Il est avec Dieu et Dieu est avec lui. Il n’a pas écrit un seul mot. Il a parlé de Dieu et rien que de Dieu. Aucune pensée, aucun propos de nature scientifique n’émaille son discours. La grande civilisation aurait donc pu l’ignorer. Et pourtant sa personnalité et sa parole ont fasciné les plus grands esprits de l’Occident, pas tous des croyants, tant s’en faut. Jésus parle comme aucun homme n’a parlé. Il parle avec l’autorité de quelqu’un qui parle à la première personne et non pas comme un prophète qui reçoit des visions. Jésus ne fait pas d’exposés sur Dieu. Mais sa parole crée la présence de Dieu.
"Heureux les cœurs purs", c’est-à-dire les hommes qui se laissent illuminer par la Révélation de Dieu au plus intime de leur être.
L'acte de foi : consentement personnel à l'invitation à s'unir pour la vie et pour la mort à Dieu tel qu'il s'est révélé par Jésus-Christ.
Beaucoup de gens ont pour toute religion, si l'on peut dire, un vague déisme, "une brume religieuse qui flotte dans l'air de notre temps". Cela leur donne un supplément d'âme. On évalue les religions en se demandant à quoi elles servent à la société et à l'existence. Bien des enquêtes, de neutralité apparente, demandent aux populations de classer l'importance qu'elles accordent aux différentes valeurs, parmi lesquelles la religion. Et on assimile alors la religion à des valeurs telles que la santé, l'argent, etc. Ce langage d'allure sociologique est en fait de la même famille que le langage psychologique des "besoins". On parle de besoins religieux comme des besoins de vacances, de sommeil ou d'activité. Les besoins religieux se ramènent ensuite à des besoins plus concrets : besoin de protection, d'autorité sur laquelle s'appuyer, de consolation dans les souffrances, etc. Pascal : Non Dieu des philosophes et des savants. Nous : non Dieu des psychologues et des sociologues. Le Dieu qui se révèle est fondamentalement différent de ce vague Dieu des psychologues et des sociologues.
Quand Dieu s'est révélé, il s'est fait connaître comme Dieu, et cela pour le bonheur des hommes.
48. France Quéré
Une musulmane disait un jour : "Ce qui nous choque dans votre religion, c’est que votre Dieu s’incarne". De fait le Dieu qui s’est manifesté dans l’histoire s’y est mal pris : il n’a été évident pour personne, pas même pour ses amis. Mais c’est ainsi : Dieu ne s’est pas imposé. Il s’est offert. Il n’a contraint personne et s’est laissé meurtrir. Il subsiste du "caché" dans cette révélation-là. Nous sommes entièrement libres : nous pouvons répondre à son appel ou rester sourds.
La religion n’est pas le produit d’une recherche humaine, mais l’initiation au don qui vient de Dieu.
49. Charles Delhez
Ce n’est pas parce qu’on ne croit pas en Dieu qu’on ne peut pas le rencontrer.
Dieu ne nous demande pas de croire bêtement en lui. La foi respecte la raison, mais elle la dépasse, elle va plus loin. La théologie, c’est précisément l’effort de notre raison pour comprendre davantage. Mais vient toujours un moment où il faut reconnaître que Dieu est encore bien plus grand que ce que ma petite intelligence a pu saisir de lui.
La Bible : une littérature voulue par Dieu pour nous dire quelque chose de son mystère.
Il est ressuscité, cela veut dire : il est au ciel, dans la maison de Dieu, il nous y attend et nous y prépare une place. Il est assis à la droite du Père. Autrement dit, il n'est plus de ce monde. Il fait désormais partie du monde de Dieu. Il a abordé au rivage divin. Il est vivant quoique au-delà de l'espace et du temps. C'est une évidence qui s'est imposée aux premiers témoins.
L'éternité est l'épanouissement de notre relation avec Dieu inaugurée dès ici-bas.
50. Bernard Sesboüé
A travers tous les bouleversements de notre culture, la condition humaine demeure fondamentalement la même. Le rapport de l’homme au Dieu qui l’a fait pour lui et qui ne cesse de l’attirer à lui demeure essentiellement le même.
Qu'est-ce que c'est que le salut ? C'est un bonheur de l'homme en Dieu qui dépasse tout désir. Dieu qui se révèle veut faire le bonheur de celui à qui il se révèle.
Les autres religions rendent compte de l'effort qui pousse les hommes vers Dieu. Le judéo-christianisme, c'est la philanthropie de Dieu qui cherche l'homme. Les autres religions sont un témoignage de la recherche de Dieu par l'homme. Le judéo-christianisme, c'est la recherche de l'homme par Dieu. Sans doute Dieu cherche-t-il l'homme à travers le travail des autres religions et nul ne peut exclure qu'il ne s'y révèle aussi, même si cette révélation est partielle et peut se présenter de manière ambiguë parce que mélangée à des erreurs et à des déviations.
L’humanité ne pouvait faire l’économie de la tentation de l’athéisme. Celle-ci est en quelque sorte inscrite dans la vocation de l’homme à la liberté. Elle est la tentation par excellence de l’humanité adulte. C’est la tentation absolue qui pose la question de Dieu : ou bien Dieu existe et l’homme n’est pas fondamentalement libre, ou bien l’homme existe, c’est-à-dire qu’il est capable de se faire lui-même et alors Dieu n’existe pas. Cet athéisme est d’ailleurs un anti-théisme.
L’équilibre profond de l’homme se trouve dans sa communion avec Dieu, qui comporte la vocation à l’immortalité et à l’incorruptibilité.
Pour notre foi chrétienne, le paradoxe de la condition humaine, c'est que nous sommes des êtres limités et que nous sommes invités à vivre en communion avec Dieu. Et nous ne pouvons pas nous procurer cette communion par nos propres forces. On ne peut la recevoir que comme un don que Dieu nous fait de lui-même.
La croix révèle qui est Dieu et jusqu'où Dieu peut aller pour chercher l'homme. La croix n'est plus une exécution ignominieuse, mais l'accomplissement d'un amour inouï.
51. Bernard Perret
La parabole des vierges folles est là pour rappeler que l’on ne peut se reposer sur les autres pour se préparer à rencontrer Dieu.
Les desseins de Dieu nous sont totalement impénétrables. Il est l’Autre absolu, origine et fin de toutes choses. Pour autant, nous ne sommes pas dispensés de l’effort de comprendre les messages qu’il nous adresse. Et ceux-ci concernent intégralement la conduite de notre vie.
Dieu a montré son visage en Jésus-Christ, mais il n’en demeure pas moins le grand Inconnu.
52. Luisa Murano
Dans la vie, tout peut arriver, même Dieu.
53. Pascal
Dieu est assez caché pour ne pas s’imposer, et assez visible pour qu’on puisse le trouver.
Incompréhensible que Dieu soit, incompréhensible qu’il ne soit pas.
L’homme a reçu de Dieu une destinée au-dessus de ses moyens.
Dieu ne se manifeste pas aux hommes avec toute l’évidence qu’il pourrait.
J’admire avec quelle hardiesse ces personnes entreprennent de parler de Dieu.
L’homme sans Dieu est dans l’ignorance de tout.
Si Dieu se découvrait continuellement aux hommes, il n’y aurait point de mérite à le croire ; et s’il ne se découvrait jamais, il y aurait peu de foi.
54. Antoine Bloom
Une vie sans prière est une vie qui ignore une dimension essentielle de l’existence. La valeur de la prière consiste à découvrir, à affirmer et à vivre le fait que tout a une dimension d’éternité… Prier, demander quelque chose à Dieu, ne consiste pas à rappeler poliment à Dieu ce qu’il a oublié de faire.
Dieu nous a aimés pour nous donner la vie. Dieu nous a appelés à la vie pour nous faire communier à lui.
La prière, c’est aussi quand on n’a rien à demander à Dieu, c’est quand on peut lui dire : je ne vais rien te demander, je me remets en toute confiance entre tes mains et je voudrais faire ce que tu me demandes.
55. Saint Jean-Marie Vianney
La foi, c’est quand on parle à Dieu comme à un homme.
56. Jean Delumeau
Si Dieu n’existait pas, il faudrait l’inventer. Quel Dieu peut mieux entendre la peine des hommes que celui qui a choisi de passer par la souffrance et par la mort ?
La plus grande découverte jamais faite par l'humanité est la Révélation du Dieu créateur : découverte mise par grâce à la portée des plus humbles, de sorte que ceux-ci en savent autant sur cette question que les plus instruits. La source du monde se trouve en dehors de lui. Il y a eu un commencement à l'univers. Le Créateur a créé l'homme à son image, mais du limon de la terre, et ceci n'est en rien inconciliable avec une longue évolution conduisant à l’émergence du "phénomène humain".
Pour moi, l’appel du Seigneur signifie que tout homme est personnellement invité à entrer dans ce formidable rassemblement d’amour qu’est déjà et que sera un jour pleinement le Royaume de Dieu.
Dieu est l’avenir de l’homme parce qu’il ne cesse de se tourner vers moi et de m’attirer à lui.
Dieu, autrefois moins vivant qu'on ne l'a cru, est aujourd'hui moins mort qu'on ne le dit.
57. Guy Gilbert
Ce qui est bizarre, quand tout va bien, quand ton travail marche, que ta famille est heureuse, c’est que tu ne remercies jamais Dieu. Dans le bonheur que tu vis, il semble ne pas exister. Du moins, tu ne penses pas que Dieu peut apporter le bonheur. C’est quand tout va mal que Dieu revient alors en force et que tu t’acharnes à lui imputer les malheurs qui t’accablent… Par mer calme, remercions-le ; dans la tempête, appelons-le. En sachant que nos souffrances offertes sont prière silencieuse.
58. Boris Bobrinskoy
La foi implique un double mouvement : de Dieu, qui sort de son immutabilité vers la créature ; de l’homme, qui dépasse son autonomie et trouve en Dieu sa stabilité dernière.
C'est la grâce de l'Esprit Saint qui nous met d'abord à genoux dans la prière et qui ensuite nous relève pour que, debout devant Dieu, nous puissions courir à sa rencontre.
59. Guy Coq
Les incroyants ne cherchent pas Dieu. Si les croyants ne le cherchent pas, qui donc le fera ? Peut-être y a-t-il des incroyants qui le cherchent, mais beaucoup ne le savent pas. Ils croient faire tout autre chose. Les croyants disent avoir trouvé Dieu. L’image est redoutable. Car s’ils croient vraiment ce qu’ils disent, ils ne cherchent plus. Or Dieu ne se donne qu’à ceux qui le cherchent. C’est pourquoi il faut d’autant plus chercher Dieu que l’on est croyant.
J'essaie de dire ce que je comprends du mystère. Parler du mystère, ce n'est pas nier l'intelligence, mais plutôt l'inviter à aller le plus loin possible vers ses limites. Le centre du mystère est Celui qu'on ne sait pas nommer, la source infinie et éternelle de tout amour véritable. Il se rend présent à nous, révèle qui il est. Révélation suprême en Jésus : on appelle ça l'incarnation. La relation de Jésus au Père exprime l'intimité offerte par Dieu à tous les humains.
Dès que je dis oui à l'existence du Dieu Amour, je reconnais qu'il lui appartient d'achever l’existence humaine, je reconnais que l'existence humaine est appelée à participer à la vie même de Dieu. Ce qui échappe alors à mon intelligence, de quel droit le nier ? Prétendre délimiter Dieu, c'est pervertir la foi. Prière : Si tu existes, tu te trouves au-delà du pouvoir que tu donnas à notre esprit d'explorer l'univers. Tu ne limites pas notre raison pour nous abaisser, mais notre raison n'est pas à ta mesure. Tu es au-delà de ses limites, car c'est toi qui l'as faite. Et la plus grande lumière dont notre esprit soit capable, c'est de comprendre que certaines choses sont au-delà de son pouvoir de comprendre.
Dieu a dû mettre dans le cœur de l’homme, sa créature, un immense désir de le rejoindre, un désir de la présence divine, grâce auquel l’homme peut répondre à l’amour dont Dieu l’aime. Et ce désir de Dieu est présent en tout homme ; les aléas de la vie font bien souvent qu’il est enfoui hors d’atteinte chez beaucoup d’entre nous.
Dieu, s’il existe (et je le crois), a dû mettre dans le cœur de l’homme sa créature un immense désir de le rejoindre, un désir de la présence divine, grâce auquel l’homme peut répondre à l’amour dont Dieu l’aime. Et ce désir de Dieu présent en tout homme, les aléas de la vie font bien souvent qu’il est enfoui, hors d’atteinte chez beaucoup d’entre nous.
60. Ambroise-Marie Carré
On raconte que, le matin de sa mort, sainte Claire eut la curiosité de demander à un frère franciscain venu la voir : "Qu’as-tu de nouveau à m’apprendre sur Dieu ?"
Parmi les mobiles de la foi, saint Thomas d’Aquin inscrit "l’instinct intérieur de l’invitation de Dieu".
La raison est débile dans les choses de Dieu. Pour les vérités rationnelles, nous pouvons convaincre l’adversaire par des arguments rationnels ; mais pour ce qui est de la révélation de Dieu, il n’en est pas de même ; nous ne devons pas chercher à convaincre par des arguments, mais seulement résoudre les raisons opposées en montrant qu’elles ne contredisent pas la foi.
61. Gustave Thibon
Je connais des hommes qui sont athées de toute leur foi. C’est leur soif de pureté et de transcendance, leur sens du mystère, leur désir du vrai Dieu dont personne ne leur a parlé qui leur fait repousser toutes les caricatures de Dieu qu’on leur présente : le Dieu bouche-trou, le Dieu fourre-tout, le Dieu gendarme ou grand-père.
Le Dieu vivant, le Dieu incarné du christianisme : on n’échappe pas à ce Dieu. L’homme qui n’entre pas en lui comme en un refuge se brise sur lui comme sur un mur. L’homme qui n’appartient pas pleinement à Dieu reste quelque chose de trouble et d’inachevé : un embryon dans le temps, un avorton à l’heure dernière.
Le royaume de Dieu n’est pas de ce monde, mais c’est déjà quelque chose que de ne pas oublier que ce royaume existe ailleurs et d’en porter le secret dans son âme.
Que savons-nous des desseins de Dieu ? Il était nécessaire que le Fils de l’homme fût trahi. Négativement ou positivement, Dieu se sert du mal. Positivement, il ne veut pas le mal, mais il s’en sert. Au ciel, nous aurons des surprises bien curieuses ; tout sera à l’envers. Nous serons stupéfaits quand nous verrons les lignes courbes par lesquelles Dieu a écrit.
Dieu est amoureux de sa créature qui n’est pas amoureuse de lui. Bloy écrivait : "Je me passe très bien de Dieu, dit le bourgeois. Quelle sera sa stupeur quand il verra que Dieu ne pouvait se passer de lui".
Les curés aiment bien le Bon Dieu, disaient les paysans sceptiques, mais ils ne sont pas pressés d'aller le voir.
62. Bertrand Vergely
Contrairement aux idées reçues, il est très logique de croire en Dieu… En observant le monde, il paraît difficile de soutenir qu’il provient d’un hasard. On ne fait pas de l’ordre avec du chaos, ni de l’intelligence avec des forces aveugles. Impossible que Dieu soit, disait Pascal, impossible qu’il ne soit pas. Aujourd’hui nous traduisons ce jugement par le paradoxe du singe dactylographe en disant qu’il est peu probable que Dieu existe, mais plus improbable encore qu’il n’existe pas : cela reviendrait à soutenir qu’un singe peut composer La divine comédie en tapant au hasard sur une machine à écrire.
Le christianisme fait beaucoup de mal en voulant expliquer le mal. Il s'est surtout fait beaucoup de mal. Il aurait gagné à se taire. On gagne toujours à se taire. Dieu se tait. Non pas parce qu'il est absent, mais parce qu'il n'utilise pas le mal pour parler. Il n'en a pas besoin. Il a d'autres voies.
La vie a du sens quand on renonce à jouer au tout-puissant qui domine sa vie, qui en est le maître. La vie a du sens quand on remet sa vie à Dieu. Nous ne sommes pas Dieu, nous ne sommes pas maître de notre vie. Le sens sans Dieu n'est pas possible.
Quand Dieu apparaît, il n’est pas celui que l’on attend, il est celui qu’on n’attendait pas, tant il est surprenant, imprévisible, contre toute attente. Il ne faut pas détruire la part d’inouï qu’il y a en Dieu, ou bien celui-ci cesse d’être Dieu.
Aussi étrange que cela puisse paraître, la mort de Dieu sur la croix est la preuve de son existence, cela ne pouvant s’inventer.
Chez tous les athées, on retrouve la même chose. Quand on chasse Dieu par la porte, il revient par la fenêtre. S’ils ne croient pas à telle ou telle image de Dieu oscillant entre le Père Fouettard et le Père Noël, tous sont en quête qui d’amour, qui de verticalité, qui d’un sens de la personne.
Le Dieu fait homme est un Dieu humble. En Occident, quand la religion a été dans l’orgueil, elle a tué Dieu.
Dieu n’est pas celui qui se met en avant pour écraser le monde et l’homme par sa toute-puissance. Il est au contraire celui qui s’efface afin que le monde et l’homme puissent vivre, respirer et aller librement vers leur accomplissement.
Dieu a laissé à l'homme la liberté de choisir entre le bien et le mal. On n'est jamais libre quand on choisit le mal. On est inconscient, pervers, ou carrément suicidaire. S'il y a une liberté, celle-ci consiste à ne pas choisir le mal.
63. Nicolas de Cuse
Mon Dieu, donne-moi de savoir que nous sommes vus par toi dans l’amour.
64. Élisabeth de Miribel
La frontière de l’Église passe au cœur de chaque homme ; pour autant qu’il dit oui au bien et rejette le mal, il est déjà en route vers Dieu.
65. Julien Green
Le paradis n’est pas autre chose qu’aimer Dieu, et il n’y a pas d’autre enfer que de n’être pas avec Dieu.
Dieu entre peut-être plus facilement dans une âme ravagée par les sens que dans une âme barricadée derrière ses vertus.
J’ai vivement senti que Dieu nous parle par la bouche de ceux que nous voyons tous les jours et par la bouche des livres qui nous tombent – jamais au hasard – entre les mains.
66. Roselyne Bachelot
Je suis persuadée que chaque être humain, à un moment de sa vie, aussi bref soit-il, reçoit la révélation de la transcendance. Dieu fait signe à tous. Dieu s'invite dans nos vies, comme dit Stan Rougier . L'homme ou la femme y répond ou n'y répond pas, dans sa pleine liberté.
67. Jacques Loew
Dieu a voulu un monde bon. Il est innocent du mal, mais pas indifférent à notre malheur.
De plus en plus Dieu est absent de nos cités et même de ses plus intimes amis parce qu'on ne leur a pas appris sa présence. Dans la déchristianisation actuelle, la non-croyance ne fait que grandir. On sent qu'un monde sans Dieu est reconstitué et devient parfaitement vivable. Par rapport à Dieu, il semble que nous entrons dans une ère glaciale. Peu de gens sont hantés par la blessure de l'absence de Dieu.
L’Ancien Testament nous révèle sans cesse ce combat incessant entre notre Dieu qui appelle et l’homme qui résiste, ce qui est l’actualité la plus immédiate.
Dieu respecte la volonté de l’homme dans ce qu’elle a de plus intime. Dieu ne révèle pas son nom de lui-même en quelque sorte : il attend qu’on désire le connaître, qu’on le cherche.
Le monde entier est pauvre puisqu’il est si pauvre de Dieu.
68. André Frossard
Dieu : non seulement il existe, mais il nous entoure, il nous enveloppe et il nous traverse, comme nous les sommes sans cesse à notre insu par quantité de rayons et même de particules qui ne nous sont pas moins insaisissables.
Au temps de la grande ignorance du Moyen Age, les chrétiens pensaient comme Catherine de Sienne que l'homme était né d'un désir de Dieu. Aujourd'hui des scientifiques qui se croient plus éclairés sur le sujet nous disent gravement que l'homme est un être bizarre, non seulement inexplicable, mais invraisemblable, quelque chose comme un impénétrable mystère ambulant. Physiquement, l'homme est un mystère ; spirituellement, c'est un abîme. Seule la religion descend verticalement dans les cœurs, là où se joue le drame secret de l'espoir et du désespoir, de l'être et du néant. L'homme est happé par les images, les illusions, les vents et les tourbillons du monde moderne et il ne vit plus qu'à la périphérie de sa propre personne ; il ignore qu'il possède une vie cachée, une vie intérieure ; c'est ce lieu caché et intérieur qui est toujours capable de recevoir les semences de la foi, de l’Évangile, de la grâce de Dieu.
Dieu : les Juifs ont la sagesse de ne pas prononcer son Nom, afin de ne pas l’enfermer dans la médiocrité d’un concept.
69. Newman
Je suis créé pour faire ou pour être ce pour quoi nul autre que moi n'est créé. J'ai une place dans le dessein de Dieu, dans le monde de Dieu, qui n'est celle d'aucun autre. Riche ou pauvre, estimé ou méprisé des hommes, Dieu me connaît et m'appelle par mon nom. Dieu m'a créé pour lui rendre un service défini, il m'a confié une œuvre qu'il n'a confiée à aucun autre. De quelque manière, je suis nécessaire à Dieu pour ses desseins, aussi nécessaire à ma place qu'un archange à la sienne. J'ai une part à ce grand œuvre ; je suis un anneau de la chaîne, un lien d'union avec d'autres. Il ne m'a pas créé pour rien. C'est pourquoi je me confierai à lui quoi qu'il en soit ; où que j'aille, je ne serai jamais perdu, ni rejeté par Dieu.
Il y a une première révélation de Dieu par la loi de la conscience. C'est une révélation qui est inscrite dans le cœur de l'homme. La conscience est comme une lumière qui éclaire tout homme. L'homme peut être né dans le paganisme ou dans une secte corrompue, dans tous les cas, il a dans son cœur un certain sens du bien qui lui donne des ordres, c'est une loi, c'est une voix qui lui parle avec autorité, quelque chose qui dépasse l'homme, qui lui vient comme d'ailleurs. Il peut désobéir à cette voix, il peut refuser de l'entendre, mais cette voix est toujours là.
"Nul ne peut venir à moi si le Père qui m’a envoyé ne l’attire". Nous devons prier Dieu de nous attirer à lui. Le don de nous approcher du Christ est dans les mains de Dieu. Nous devons prier Dieu de nous le donner.
Dieu s’est humilié jusqu’à l’Église.
Si nous ne confessons Dieu que comme le Tout-Puissant, nous ne le connaissons qu’à moitié. Il est la Toute-Puissance qui, en même temps, se laisse envelopper dans les langes de l’impuissance. Il a pour ainsi dire la puissance incompréhensible de se rendre faible lui-même.
Dieu m’a créé pour que je lui rende un service bien précis. Il m’a confié une tâche qu’il n’a confiée à personne d’autre. J’ai une mission. Il se peut que je ne la connaisse jamais en cette vie ; mais on me la dira dans l’autre.
De tous les articles de la foi, l'existence d'un Dieu est, pour moi, celui qui soulève le plus de difficultés et celui qui, cependant, s'impose à nos esprits avec le plus de puissance.
70. Gustave Martelet
Le dessein de Dieu est d'accomplir les hommes en les ouvrant à lui comme il s'ouvre d'abord à eux. Le Dieu de Jésus-Christ se dit capable de convoquer tous les hommes, de les appeler à ne faire qu'un cœur et qu'une âme, et de donner ainsi au plus infime d'entre nous la certitude d'être irremplaçable.
L'athéisme a cru éteindre le soleil ou se mettre à sa place. Mais on ne peut pas détruire Dieu, le remplacer ni même s'en passer. En se privant de Dieu, l'homme se mutile. "Il se peut que vous ayez tué Dieu sous le poids de ce que vous en avez dit ; mais ne pensez pas que vous ferez de tout ce que vous dites un homme qui vivra" (Michel Foucaut). L'homme se fait une blessure effroyable en se privant de Dieu.
Qui est le Dieu vivant de l’histoire d’Israël et de Jésus ? Il est celui qui ne demande à personne le droit de nous parler et moins encore celui d’agir et d’exister. Dieu ne nous doit rien pour exister, mais il a quelque chose à nous dire et tout à nous donner.
Dieu a tant aimé le monde qu’il a livré son Fils unique afin que le monde ait la vie et la vie en abondance. Et tous les prodigues du monde possèdent depuis toujours, dans la maison du Père, leurs sandales, leur bague et leurs robes de fête, et ils peuvent toujours y venir les chercher.
Quelles que soient les audaces culturelles de l’homme, jamais personne n’osa penser que Dieu pourrait venir à nous par voie d’incarnation et nous donner sa vie en assumant la nôtre.
Le Seigneur Jésus nous a réellement initiés à l’existence éternelle de Dieu.
71. Hélène Carrère d'Encausse
Qui est Dieu pour vous ? Qui pourrait répondre à une telle question ? Dieu, c'est l'explication suprême. Sans Dieu, notre monde, notre existence, sont absurdes. J'aime savoir que le monde n'est pas absurde, qu'il a un sens, qu'il va quelque part, vers Quelqu'un. J'aime la vie.
72. Jean-Claude Barreau
Je crois en Dieu le Père tout-puissant. Si vraiment Dieu est amour (et c'est la pointe du message chrétien), il ne saurait être tout-puissant à la manière dont peuvent l'imaginer les païens : devant le refus, il ne peut rien. La toute-puissance du credo n'est acceptable que si elle est la toute-puissance de l'amour qui précisément, en certains cas, est réduit à l'impuissance. Les deux images les plus fortes du christianisme universel ne sont pas des images de puissance, ce sont des images de faiblesse : un enfant dans un berceau, un supplicié sur un gibet . Le nouveau-né n'est pas un fils de prince.
L’image la plus répandue par le christianisme est celle d’un supplicié cloué à une croix : Dieu n’est plus celui qui tue, mais celui que la haine a tué.
Pour laisser Dieu "entrer" en nous, il nous faut nous retirer comme lui, le Créateur, s’est retiré pour nous laisser être. En créant l’homme, Dieu s’est retiré, il a cessé de commander partout où il en avait le pouvoir.
73. Paul Clavier
Dieu est si discret qu'il ne nous oblige même pas à reconnaître qu'il existe. La seule question est de savoir si on a intérêt à l'ignorer.
Si tu attends, pour parler de Dieu, d’avoir trouvé des paroles dignes de lui, tu n’en parleras jamais.
74. Léon Bloy
Dieu ne nous donne pas ce que nous lui demandons, mais ce qu'il nous faut.
75. Cardinal Danneels
Dieu nous a remplis d'une nostalgie qui nous tourne vers lui. Tout homme, toute femme est, de quelque façon, nostalgique de Dieu. Ce sens religieux, qui est présent en tous, s'il est absent en quelqu'un, c'est qu'il a été détruit, par les autres ou par la personne elle-même. Dieu nous invite à partager sa vie.
L’Église a aussi son histoire propre avec beaucoup d’apports qui ne viennent pas de Dieu.
Que savons-nous de Dieu ? La Bible lève un coin du voile. Mais il faut faire attention. Nous risquons d'être surpris quand nous le rencontrerons. Nous avons une certaine vision de Dieu. Mais nous ne possédons pas Dieu.
76. Joseph Doré
Dieu : tout le monde a l'air de savoir assez bien, en somme, qui il est, que ce soit pour l'affirmer ou que ce soit pour le nier. Mais comment sait-on ici ce qu'on prétend si bien savoir ? Que met-on exactement sous le mot qu'on emploi dans ce cas ? "Dieu" est le plus beau mot des hommes. Mais il n'a de sens qu'en lien étroit avec un autre mot, qui est un autre très beau mot des hommes, le mot "vie". Le mot "Dieu" ne va pas sans le mot "vie". Dieu est le Dieu vivant, le Dieu de la vie. Un Dieu vrai, un Dieu solide. Dieu n'est Dieu pour nous et reconnu comme Dieu par nous que lorsqu'il est reconnu comme Vie de notre vie, que lorsque nous reconnaissons que notre vie est fondée et comme enracinée en lui. Dieu, c’est le nom de Quelqu'un. C'est pourquoi on peut s'adresser à lui, c'est pourquoi on peut le prier.
Quelle est l'annonce essentielle de Jésus ? Tout d'abord il existe un Dieu vivant et vrai auquel on peut s'adresser comme à un Père. Ce Dieu est à la fois Créateur de toute ce qui existe et la Providence qui veille sur tous ses enfants, à commencer par les plus nécessiteux d'entre eux. Conséquence immédiate : ceux qui croient en ce Dieu sont appelés à aimer en vérité chacun de ceux qui sont leurs frères, à l'imitation de Celui qui fait lever son soleil à la fois sur les bons et les méchants (Mt 5,45) et qui va jusqu'à nourrir les petits oiseaux. Il n'y a pas d'autre moyen de se montrer les dignes enfants du Père qui est dans les cieux que d'aimer aussi tous les hommes, qui sont ses enfants.
Dieu est un grand mystère. Mais ce mystère n’est pas destiné à demeurer opaque, je veux savoir tout ce qu’il est possible de savoir. Je désire Dieu d’un grand désir et je crois que Dieu, le Dieu vivant et vrai, nous rend capables d’approcher de sa connaissance aussi par le travail de l’intelligence.
77. Timothée Radcliffe
Le tréfonds de notre nature humaine n'est pas la convoitise et l'égoïsme, c'est la faim et la soif de Dieu.
Le mal est un mystère, mais je crois que le mystère de Dieu est plus grand.
Il faut neuf mois seulement pour qu’un enfant soit prêt à sortir du sein maternel. Mais il a fallu des siècles de prophètes et de scribes avant que le peuple d’Israël soit prêt à ce que la Parole se fasse chair. Durant des siècles, la grâce de Dieu a été à l’œuvre pour purifier peu à peu la religion de la haine et de la vengeance, pour l’ouvrir aux autres nations, pour faire germer petit à petit la conscience que Dieu est vraiment le seul Dieu et le Dieu de tous les hommes.
Quand nous allons à l’Église et que nous écoutons les lectures, ce n’est pas dans l’espoir d’apprendre du nouveau sur Dieu, mais de le rencontrer.
La grâce de Dieu peut faire de chacun de nous uns source de grâce pour les autres.
Dans cette vie, on ne peut pas savoir qui est Dieu, on peut seulement savoir ce que Dieu n’est pas. Essayer de nous affranchir des conceptions de Dieu qui sont infantiles.
Pourquoi baptiser un enfant à la naissance ? C’est dans la conviction qu’être humain c’est être fait pour Dieu.
C’est quoi l’amitié avec Dieu ? C’est prendre du temps en compagnie de Dieu. Nous devons apprendre à être heureux de prendre du temps avec Dieu. On passe du temps avec ses amis.
Notre destinée, c'est de nous frayer un chemin vers notre destination, c'est-à-dire la vie avec Dieu, notre bonheur.
Il faut nous libérer de nos fausses idées de Dieu. La foi est un voyage dans l'obscurité où l'on détruit les idoles. En approchant du mystère de Dieu, j'entrevois aussi mon propre mystère. Dieu m'appelle par mon nom. Ce que je crois, c'est que je suis quelqu'un que Dieu appelle par son nom.
Beaucoup de gens dans le passé allaient à l'église par peur d'être punis par Dieu s'ils n'y allaient pas. Cette menace ne risque guère au XXIe siècle de remplir nos églises. Qui pourrait croire que notre Dieu est un Dieu d'amour s'il faut une menace de damnation pour nous forcer à venir l'adorer ?
Si la foi consiste à entendre Dieu nous parler, alors il faut commencer par apprendre à être silencieux. La foi consiste à prêter attention à Celui qui nous appelle par notre nom et attend une réponse.
78. Gilbert Cesbron
Dieu, dans l'Ancien Testament, et Jésus, tout au long de l’Évangile, répètent patiemment : "C'est moi, n'ayez pas peur". Rien ne blesse davantage Dieu que notre peur parce que la peur est le contraire de l'amour.
La plus grande preuve d’amour de Dieu, c’est d’avoir donné à l’univers entier la liberté .
A ceux qui demandent des preuves (de l’existence de Dieu), je ne vois d’autre réponse à faire que celle de Claudel : "La preuve du pain, c’est qu’il nourrit. Ceux qui n’y goûtent pas ne le sauront jamais".
L’humilité consiste à ne jamais perdre de vue la disproportion entre Dieu et soi, et à s’en réjouir. L’humilité est uns disposition joyeuse. Pour cela, il faut d’abord ne jamais quitter Dieu du regard, et c’est pourquoi l’humilité est naturelle aux saints.
Il faut répéter sans cesse que le Fils n’est pas le Fils de Dieu comme Arsène est celui d’Adrien ; qu’il n’est pas assis à sa droite, car le Père n’est pas Charlemagne ; que les anges qui sont proprement inimaginables ne sauraient chanter ; que "louange" est un mot nul ; "gloire" un terme clinquant et prostitué. Pas un mot ne tient, sauf Dieu est amour. La définition essentielle est sauve ; Dieu est amour.
"Il n’est pas le Dieu des morts mais celui des vivants" (Mc 12,27). Cette étrange parole signifie que tous les morts sont vivants, autant que nous, autrement.
79. Thomas More
Thomas More, peu avant son martyre, console sa fille en lui disant : "Rien ne peut arriver que Dieu ne l'ait voulu. Or tout ce qu'il veut, si mauvais que cela puisse nous paraître, est cependant ce qu'il y a de meilleur pour nous".
80. Nicky Gumbel
L'homme et la femme ont été créés pour vivre en relation avec Dieu. Sans cette relation, ils restent sur leur faim et ressentent un vide, un manque profond. Il reste au tréfonds de l'âme une angoisse permanente et inconsciente. Cette angoisse provient d'un manque, de l'absence de ce quelque chose qui ferait que la vie vaudrait la peine d'être vécue. Pourquoi ai-je besoin de savoir pourquoi je suis né ? Parce que je ne peux pas croire qu'il s'agit d'un accident. Et si ma vie n'est pas un accident, elle doit avoir un sens. Des pays comme le nôtre sont pleins de gens qui disposent de tout le confort matériel rêvé. Ils ont également des biens non matériels, comme une vie de famille harmonieuse. Malgré cela, ils vivent dans un désespoir tantôt muet, tantôt bruyant. La seule chose qu'ils comprennent, c'est qu'il y a en eux un vide intérieur que rien ne peut combler : ni boisson, ni nourriture, ni belles voitures, ni postes de télévision, ni leur enfants bien équilibrés, ni leurs amis, et ce vide fait mal.
Les mots humains ne peuvent pas décrire Dieu pas plus qu’ils ne peuvent décrire l’arôme du café.
Souffrir n’est jamais bon en soi, mais Dieu est capable de se servir de la souffrance pour le bien de diverses manières.
81. Simone Weil
Entre deux hommes qui n'ont pas l’expérience de Dieu, celui qui le nie en est peut-être le plus près.
Dieu peut devenir (doit devenir) pour chaque chrétien aussi plein de signification que son trésor pour l’avare.
Crainte de souiller Dieu en le pensant mal. Le christianisme parle trop des choses saintes.
82. Marie-Dominique Goutierre
Rien n'est plus grand, dans l'amour d'amitié, que de découvrir ensemble la présence de Dieu, souverainement bon, source de tout amour, au cœur de la rencontre amicale. Dieu est donc présent comme Père et Providence dans toute véritable amitié humaine, parce que étant le souverain Bien, il est source de toute bonté. Tout amour véritable vient de Dieu en ce sens qu'il est le Créateur de tout bien.
83. André Lacrampe
Quels que soient nos errements, Dieu est toujours là, non pas comme un censeur, mais comme un Père aimant qui cherche à ramener doucement ses enfants dans le vrai chemin, sans imposer mais en proposant.
84. Mgr Léonard
Les grandes religions de l'humanité correspondent à une quête de l'absolu de la part de l'homme. Toutes les démarches religieuses sérieuses sont une réponse à la mystérieuse attraction que Dieu exerce secrètement sur le cœur humain. C'est comme si l’Être divin aimantait obscurément les âmes pour qu'elles s'acheminent vers lui.
Un jour viendra, quand Dieu sera tout en tous, où nous serons subjugués par sa présence et incapables de nous refuser à lui. Le temps présent nous est donné pour nous permettre la libre offrande de notre personne. Il nous fait ce temps de l’inévidence et de l’option où nous avons à choisir entre Dieu et ce qui n’est pas Dieu, ce temps où l’Absolu lui-même se présente comme un bien relatif parmi les autres ; il nous faut ce temps de maturation avant de pouvoir jouir un jour de l’adhésion plénière, de l’élan définitif, sans retour possible en arrière.
Il est assez de raisons, si l'on cherche, pour que la foi soit raisonnable, mais la foi demeure suffisamment souple et mystérieuse pour qu'elle demeure transrationnelle et demeure ainsi le fruit d'un acte libre. Il est suffisamment de raisons pour que la foi soit convaincante, mais non point contraignante. Dieu désire être aimé librement par des créatures libres. Il ne veut pas contraindre l'homme à croire en lui. Il n'est pas juste de vouloir contraindre quelqu'un à nous aimer : c'est d'ailleurs impossible. C'est pourquoi notre existence doit commencer par le clair-obscur de la foi durant cette vie terrestre ; il y a dans le monde et dans l’Église assez de lumière pour que la foi soit possible et raisonnable, et assez d'obscurité pour qu'elle demeure une option libre et transrationnelle.
85. P. Zovko
Durant la prière, l'homme fait un pas vers Dieu. Par la prière, on s'approche chaque jour un peu plus de Dieu. Grâce à la prière de certains, la grâce de Dieu arrive aux autres et se répand de par le monde.
86. Marcel Neusch
Parler de Dieu, c'est parler de l'homme, de sa destinée, des questions qui le tourmentent. Dieu est seul à ouvrir l'existence à son authenticité. Dieu n'est pas celui qui limite l'homme, qui aliène l'homme, mais celui qui lui révèle ses dimensions infinies. La parole du Dieu de Jésus-Christ n'est pas aliénante mais libérante.
La foi des chrétiens, comme celle d’Israël, est fondée sur la conviction que Dieu s’est manifesté dans l’histoire des hommes, et que le salut s’inscrit dans une trame historique. Mais pour parvenir au cœur de l’homme, la parole de Dieu doit se frayer un difficile chemin au sein d’une culture encombrée de contresens et d’idoles.
On n’accède pas à Dieu uniquement par l’échelle du raisonnement. Et cependant il reste qu’il y a dans notre monde des lieux où sont repérables les traces de son passage.
Dieu ne veut pas pour ses enfants des cerveaux vides.
Dieu ne loge pas habituellement à l’enseigne de l’évidence, même si certains prétendent l’avoir rencontré. Abraham est depuis toujours le symbole de la disponibilité pour une venue imprévisible de Dieu.
Dieu n’est crédible que s’il est pour l’homme une promesse d’humanisation.
Dieu n’a plus l’évidence d’un clocher de village. Les traces de Dieu s’inscrivent de moins en moins dans le paysage. L’accès à Dieu doit se conquérir sur tous les obstacles qui se dressent sur le seuil. La question de Dieu est sans doute la plus vieille qui ait occupé l’esprit des hommes. Et même s’il y a eu des périodes tranquilles, l’incertitude a toujours fini par renaître.
Parmi toutes les traces de Dieu dans le monde, il n'en est aucune qui soit aussi sainte que celle de l'homme. Et puis le monde entier est une trace de Dieu.
87. Ignace de Loyola (Récit du pèlerin)
Vers la fin de sa vie Ignace de Loyola "croissait toujours en dévotion, c'est-à-dire en facilité à trouver Dieu, et maintenant plus que jamais ; à toute heure où il voulait trouver Dieu, il le trouvait".
On avance dans les choses de Dieu à mesure qu’on se dépouille de son amour de soi, de sa volonté à soi, de son intérêt à soi.
88. Xavier Le Pichon
Le dessein de Dieu ne peut être que de permettre à l'homme d'accéder au bonheur, car Dieu est bon. Et que voit-on dans le monde ? Souffrance et mort. En prenant notre condition humaine, en devenant lui-même homme de douleur, Dieu nous montrait que la seule réponse possible au mal est un surcroît d'amour.
89. P.-J. About
Einstein : "Ce qui est incompréhensible, c'est que le monde soit compréhensible". Pour nous, croyants, sans le Dieu dont tout procède, Dieu qui est la lumière du monde et des intelligences, il est incompréhensible que le monde soit compréhensible.
90. Paul Guth
Je crois en Dieu parce qu'il existe. Comme il existe, on est obligé de croire en lui. Je suis peu de chose, mais sans Lui je ne serais rien. Je crois en Dieu parce qu'on m'a élevé chrétiennement. Mon enfance est baignée de catéchisme. J'ai appris Dieu comme j'ai appris l'alphabet. Je sais lire, écrire, compter et croire en Dieu. Mais je crois mieux en Dieu que je ne sais compter. Les chiffres me font peur, mais pas Dieu, qui est infini et qui est tout amour. Enfin j'ai une raison particulière, toute familiale, de croire en Dieu. Mon grand-père paternel, paysan de Bigorre, si pauvre qu'il n'avait que deux vaches et un chien, était cousin de Bernadette Soubirous, la petite bergère de Lourdes, à laquelle la Vierge était apparue. Bernadette, la Vierge, l'Enfant Jésus, Dieu le Père. La boucle est bouclée, sur l'infini.
91. Guillaume de Saint-Thierry
La prière est un attachement amoureux de l'homme à Dieu.
92. Cyrille Argenti
Même devant Jésus enfant, même devant Jésus à la crèche, on ferait mieux de ne pas parler du "petit Jésus". On devrait toujours reconnaître en lui d'abord et avant tout le Tout-Puissant, le Seigneur du monde. C'est ce que nous disons en chantant le "Gloire à Dieu au plus haut des cieux", même le jour de Noël. Nous commençons par y louer Dieu le Père invisible au plus haut des cieux. Et dans la deuxième partie, nous nous adressons à Jésus-Christ, Seigneur, Fils unique, Seigneur Dieu, Agneau de Dieu, assis à la droite du Père ; et nous lui disons encore : Toi seul es saint, Toi seul es Seigneur, Toi seul es le Très-Haut Jésus-Christ - avec le Saint-Esprit dans la gloire de Dieu le Père.
La prière est aussi naturelle à l’homme que sa respiration. Elle est la condition naturelle de l’homme fait à l’image de Dieu. Comme le sarment communique avec le cep, comme la branche communique avec le tronc, l’homme communique avec Dieu. Car l’homme a été créé pour Dieu. C’est le péché qui nous coupe de Dieu, qui est contre nature. Par nature, nous sommes assoiffés de Dieu comme les plantes sont assoiffées de lumière. Mais il peut y avoir dans les vies d’hommes toutes sortes d’ersatz de Dieu : des passions, des choses, toutes sortes d’appétits.
Se prendre pour Dieu, se prendre pour le centre du monde, voilà le péché fondamental. L’homme sans Dieu n’est plus vraiment l’homme. Il croit avoir tué Dieu, mais il s’est tué lui-même. L’homme devient pleinement homme lorsque, par l’Esprit Saint que nous donne le Christ, il participe finalement à la nature même de Dieu. Tel est le but de la vie, tel est le destin de l’homme ainsi que nous le révèle toute la Bible.
Comme les fleurs se tournent vers le soleil pour accueillir ses rayons, nous devons nous tourner vers Dieu pour recevoir sa paix ; car il n’y a pas de paix sans la présence de Dieu.
Dieu ne veut pas que nous soyons motivés par la peur de l’infraction et de la punition, mais par la soif de retrouver la communion avec Dieu, d’atteindre Dieu par le Saint-Esprit. C’est pourquoi demander le Saint-Esprit devient le centre de la vie.
Dieu s'est fait homme pour que l'homme monte jusqu'à Dieu. Nous sommes faits pour Dieu, pour entrer dans la vie de la Trinité. Dieu lui-même est descendu jusqu'à nous pour nous faire monter jusqu'à lui. Le but de notre prière, le but de toute notre vie, ce qui lui donne finalement son sens, c'est d'aller progressivement vers cette vie trinitaire pour laquelle nous sommes faits et dans laquelle nous trouverons finalement notre raison d'être et de vivre.
93. Saint Thomas d’Aquin
Il n'y a rien de futur pour Dieu.
A l’homme qui fait ce qu’il doit faire, Dieu ne refuse pas sa grâce.
Parce que Dieu est Dieu, il n’est pas possible de lui faire tort, par exemple en lui désobéissant. Le seul tort que l’homme puisse faire, il se le fait à lui-même.
La foi permet à l'homme de recevoir la révélation que Dieu fait de lui-même.
94. Henri Madelin
Le Dieu du buisson ardent est le Père de Jésus ; Jésus, par l'incarnation, est devenu le frère de tous les hommes. A la différence des autres dieux dont l'image est partout (on sculpte des dieux en quantité, dans les bois et dans la pierre), le Dieu unique n'a pas de visage. Le Dieu du Sinaï n'a pas de visage, on ne peut pas le comparer aux autres dieux que les hommes fabriquent pour satisfaire leurs instincts et combler leurs besoins. Dieu est trop grand, trop sublime et trop loin de nous pour qu'on puisse le représenter, en donner une image qui n'eût été en fin de compte que la nôtre seulement agrandie. Ce Dieu-là n'a aucun besoin. On ne peut s'attacher à lui qu'en obéissant à ses volontés, par une conduite droite, en conformité avec un code éthique et social.
Les révélations de Dieu dans la Bible se déroulent généralement dans un espace silencieux comme le désert ou la solitude inhabitée de la montagne, là où n'existe aucune échappatoire entre ciel et terre pour fuir la rencontre du mystère par excellence qu'est la présence du Dieu vivant. Sans retrait par rapport au quotidien, l'expérience de Dieu est difficile. Le cœur bruyant et agité risque, lui aussi, de ne pas rencontrer Dieu en vérité.
95. René Coste
Notre Dieu est le Dieu de tous, même de ceux qui le refusent.
96. Didier Decoin
Comme tout le monde, je n’ai pas la moindre idée de ce à quoi ressemble le paradis. Je sais seulement que c’est un lieu où nous serons avec Dieu, dans le plus immense et le plus intense bonheur qui se puisse rêver, et que ce bonheur ne finira jamais. Une éternité au paradis, c’est donc une affaire sérieuse qui vaut qu’on s’en informe.
Dieu est le destin du monde.
97. Jean-Luc Marion
Que l’homme se libère de toute idole qu’il pourrait produire sur Dieu. Et Dieu se définit par le fait qu’on ne peut le connaître. Il y a de l’insaisissable en Dieu, de l’incompréhensible. Et l’homme ne revient à lui-même qu’en en venant à l’Inconnaissable, parce que l’homme est à l’image de Dieu, donc l’homme est plus grand que ce qu’il peut imaginer par lui-même sans la grâce. Pour être vraiment lui-même, l’homme doit se recevoir comme un don du Dieu inconnaissable à jamais.
"Si quelqu’un aime Dieu, alors il se trouve connu par lui" (1 Co 8,2). Dieu ne se fait connaître qu’à celui qui aime.
C’est Dieu qui nous cherche et pas nous qui cherchons Dieu. Le monde n’a donc qu’une seule logique, celle de Dieu. Mais que cette logique nous apparaisse ou ne nous apparaisse pas, c’est une autre affaire, dont on peut discuter vraiment. Il est normal qu’elle ne nous apparaisse pas clairement, mais pourtant il n’y en a pas d’autres.
98. Bultmann
L’une des voies d’accès à Dieu est celle-ci : tant que l’homme ne comprend pas que sa propre existence est finie, absurde, vouée à la mort, il restera fermé à l’interpellation de la Parole de Dieu.
L’existence humaine est animée par la recherche de Dieu car, consciemment ou inconsciemment, elle est sans cesse mue par la question de sa propre existence. S’interroger sur Dieu, c’est s’interroger sur soi-même.
99. Lucien Jerphagnon
Un homme politique de notre temps, ancien président de la république, agnostique presque toute sa vie, retrouve l’espérance chrétienne au seuil de l’éternité. Vers la fin de sa vie, un journaliste évoque avec lui sa prochaine rencontre avec Dieu. Il avait souri et répondu : "J’espère qu’il me dira : sois le bienvenu !".
Rôle des théologiens : tirer vers plus de transcendance l’idée souvent pesante que les gens se font de Dieu.
100. Berdiaev
Le christianisme est (devrait être) la religion de la liberté. Dieu lui-même est infiniment tolérant envers le mal qui existe dans le monde. Il supporte les plus grands malfaiteurs au nom de la liberté.
L’homme n’est pas l’esclave de Dieu. Il faut purifier nos images de Dieu, c’est-à-dire les idées que l’homme se fait de Dieu et qui ne sont que le reflet de certains rapports sociaux. Dieu n’est pas un maître, il ne domine pas. Dieu est le libérateur non le dominateur. Découvrir par la prière que Dieu est attiré vers un autre, il aspire à un amour partagé et qui attend la réponse de l’homme. L’athéisme a raison de protester contre les fausses images de Dieu. Dieu n’est pas un monarque absolu mais un Amour crucifié.
L'être humain peut se fourvoyer tant qu'il voudra, il ne peut renier ce qu'il est vraiment : un être créé à l’image de Dieu, un être tourné vers l'éternité.
101. Colette Kessler
Grandeur de l’homme : il est créé à l’image de Dieu. Et à ce titre, il est destiné à toujours chercher à le comprendre et à sonder le plus profondément possible ses voies et ses volontés.
Pour que Dieu puisse venir chez nous, pour que nous puissions croire en lui, un indispensable effacement du moi est requis pour faire place à autrui et pourvoir s’attacher à Dieu.
La tradition mystique (juive) nous décrit Dieu comme souffrant des souffrances des hommes.
L’Évangile n’a été donné qu’une fois. La foi chrétienne est la même pour tous. Mais l’accueil n’est pas le même chez tous, puisque chacun la reçoit selon sa propre capacité spirituelle, selon son ouverture à Dieu.
La question juive la plus authentique est sans doute celle-ci : Qu'est-ce que le Dieu d'Israël exige de moi ?.
102. Vladimir Lossky
La justice de Dieu, c’est que l’homme ne soit plus séparé de Dieu.
Dieu est quelqu’un qui s’est révélé et ne peut être connu en dehors de la Révélation. Il faut rencontrer ce Dieu personnel par un engagement total : c’est le seul moyen de le connaître.
103. Saint Jean Chrysostome
Ce qu’il y a d’étonnant, c’est qu’étant Dieu, il ait voulu se faire homme. Tout le reste de sa vie découle de là : et sa naissance, et l’étable de Bethléem et son baptême au milieu des pécheurs et la croix.
104. J.-L. Jeener
Jésus nous ouvre à l’humanité de Dieu. Dieu est une personne. Les humains sont des personnes. Et à leur mort ils ne se dissolvent pas de manière anonyme dans le grand Tout d’un Dieu non personnel. Jésus nous ouvre à l’humanité de Dieu.
105. P. Sophrony
Croire que Dieu s’est incarné, qu’il nous appelle à être avec lui éternellement, voilà ce qui manque à beaucoup d’hommes de notre temps, surtout parmi les scientifiques.
Dieu peut toucher l’esprit de l’homme et lui donner, d’une manière immédiate, la connaissance de lui-même.
Il est très important que nous restions constamment attentifs aux indications que Dieu nous donne sur ce que nous devons faire et la manière de le faire.
Chacun de nous, aussi petit soit-il, est grand devant l’Éternel ; Dieu établit avec chaque être humain une relation cordiale et unique.
Être aveugle est certes une grande privation. Mais il n’y a pas de malheur plus grand, pas de maladie plus terrible que de ne pas connaître Dieu.
Il n’y a pas de plus grand malheur que de ne pas connaître le Dieu véritable. Il n’y a a pas de plus grand bonheur que de rencontrer le Dieu vivant. Dans la lumière de cette connaissance, non seulement les états agréables, mais encore les situations accablantes et pénibles, sont pleines d’un sens profond, devenant par là même supportables et justifiées.
106. J. de Menasce
Dieu est mystérieux jusque dans les plus intimes grâces et les plus éclatantes clartés. La réalité de Dieu, parce qu’elle est ineffable, ne peut être exprimée autrement que par allusion.
Il ne faut pas cesser de dire à Dieu : Attirez-moi ! sans lui dire comment faire, car tous ses moyens sont bons.
"Dieu est très intelligent, mais je ne le crois pas méchant" : mot d’Einstein inscrit sur l’une de ses statues aux USA.
Dieu entre en nous par nos blessures (J. de Menasce)..
107. André Chouraqui
Le monde que les prophètes dénoncent est celui de l’absence de Dieu. Dès lors la recherche du juste se situe sur la voie de la réintégration de sa présence au sein du monde brisé.
108. Roger Mehl
Le seul privilège des chrétiens, au milieu de tant d’hommes, adeptes souvent admirables de tant de religions, c’est qu’ils ont reçu une parole qui est à la fois de Dieu et Dieu lui-même.
109. Claudel
Le monde est un livre qui nous parle de Dieu.
La tentation de l’homme moderne, c’est de montrer qu’on n’a pas besoin de Dieu pour faire le bien.
110. Taizé
La Bible nous parle d’hommes et de femmes qui ont fait l’expérience de la présence de Dieu dans leur vie.
Dans les béatitudes, Jésus au fond se décrit lui-même. Qui aurait imaginé un Dieu qui vient à notre rencontre de cette façon-là, sous des apparences si ordinaires ?
L’Église a reçu de Dieu une espérance pour toute la famille humaine.
Sans cesse Dieu nous cherche.
111. Jean Guitton
Dans la perspective de l’Ancien et du Nouveau Testament, il n’y a pas de perception de Dieu sans un appel de Dieu en vue d’une mission.
Saint Augustin, dans ses "Confessions", fait bien sentir que, s’il a découvert Dieu un jour datable, plus profondément, Dieu était déjà en lui, c’était lui seulement qui sommeillait.
L’athée n’est pas quelqu’un qui ne croit pas en Dieu. Il est celui qui n’admet pas que Dieu ait une barbe parce qu’il en a une idée plus pure que les autres.
Si les athées étaient si sûrs d’avoir raison, ils ne seraient pas agressifs. Leur zèle, leur propagande, leur cruauté viennent précisément de ce qu’ils ne sont pas sûrs et de ce qu’ils veulent se rassurer… par le grand nombre. Même dans leur ironie, il y a la crainte que l’athéisme ne soit faux. Seuls sont en paix envers eux-mêmes ces grands athées ouverts à tout et qui peuvent se dire : "Je ne crois pas en Dieu. Mais si jamais Dieu existait, je me jetterais dans ses bras".
Dieu s’est enveloppé de ténèbres pour avoir aussi le droit de pardonner notre refus.
Dieu peut avoir des secrets qu’il ne communique pas.
112. Xavier Thévenot
L’une des affirmations les plus centrales du christianisme est peut-être que tout être humain, si perturbé ou si pécheur soit-il, est appelé à la sainteté. Dieu n’enferme jamais quelqu’un dans un échec. Dieu est un donneur d’avenir.
L’apparition du Seigneur ressuscité, triomphant du pouvoir de la mort, fait comprendre à ses disciples que la fin de l’existence terrestre n’est pas le néant, mais la vie dans la communion avec Dieu et tous les saints.
113. Pierre-Paul Grasse
Le monde sans Dieu est un monde absurde, l’homme sans Dieu n’a plus de sens et peut-être même n’est-il plus un homme. Un homme sans Dieu est en tout cas un homme incomplet. Je suis catégorique sur ce point. Je vais même beaucoup plus loin, et je pense qu’un savant, un homme de science, qui n’accepte pas Dieu se prive de la compréhension de l’univers. Dieu est la seule clef qui nous permet de comprendre le monde.
114. Brütsch
Se croire riche, c’est avoir perdu la mesure de Dieu.
115. Karl Barth
On connaît Dieu par Dieu et seulement par Dieu. Si Dieu est connaissable, c’est uniquement par le fait qu’il se révèle. Et puisque c’est en Jésus-Christ que s’accomplit la plénitude de la révélation, c’est uniquement en lui que Dieu devient connaissable.
L'homme pécheur, en son fond, c'est celui "qui voudrait justement éviter de percevoir Dieu". Mais si l'homme pense comme il faut, il laisse entrer Dieu en lui, il rencontre Dieu, il se tient devant lui et marche devant lui.
Ce qui intéresse la Bible, donc ce qui doit aussi nous intéresser, (c’est la question) de l’homme qui rencontre son Dieu et se tient devant son Dieu et auquel Dieu est présent
116. Jean-François Six
Gide aimait répéter qu’il était extrêmement difficile de prouver que Dieu existe, et plus difficile encore de prouver qu’il n’existe pas.
117. Christian Chabanis
Notre corps a une faim et notre âme a une faim. Notre corps doit vivre de pain, et notre âme de Dieu.
André Frossard a mis quarante ans à avouer que Dieu avait fait un jour irruption dans sa vie. Il y a des caricatures de Dieu dont l’athée lucide est le premier à reconnaître qu’elles ne sont pas l’objet de la foi véritable. On ne rencontre pas Dieu au bout d’un microscope, mais le savant croyant le sait aussi bien que l’athée.
Jésus n’est pas le seul sage de l’humanité. Mais parmi tous ces sages, aucun justement n’a osé se prétendre Dieu.
118. Maxime le confesseur
Dieu aime tous les hommes d’un amour égal : le juste qui lui est uni, et le pécheur qu’il cherche à convertir par ses leçons. Ainsi l’homme qui est devenu totalement bon aime comme Dieu tous les hommes d’un amour égal : les justes parce qu’ils sont bons, les pécheurs parce qu’ils sont hommes et qu’il en a pitié comme on a pitié d’un fou qui s’en va dans la nuit.
Dieu a déposé dans le cœur humain le désir de Dieu. L'homme est prédestiné à la connaissance de Dieu.
Ce n’est pas du tout par besoin que Dieu, la plénitude absolue, a amené à l’existence ses créatures , c’est pour que ses créatures soient heureuses d’avoir part à sa vie et pour se réjouir Lui-même de la joie de ses créatures quand elles puisent inépuisablement à l’Inépuisable.
En tous les êtres spirituels, Dieu a déposé secrètement la faculté de le reconnaître; en généreux Seigneur, il a planté dans la nature des humbles humains que nous sommes le désir et l’amour de lui et il nous a donné l’instinct de le chercher à travers tout ce qui est du monde
119. André Sève
Le chrétien est un disciple de Celui qui est venu révéler Dieu.
120. Carlo Caretto
Les pauvres ne sont pas ceux qui sont privés de pain, mais ceux qui ne connaissent pas Dieu.
121. Geneviève Comeau
Mystère de l’élection : le peuple juif, un peuple particulier, choisi par Dieu, reçoit une mission qui concerne toute l’humanité. Ce n’est pas un privilège, c’est une responsabilité.
Ce que le judaïsme peut apporter au christianisme : la mémoire de la transcendance divine ; cela peut inviter les chrétiens à une certaine discrétion dans la manière de parler de Dieu et de ses relations avec l’humanité.
122. Corinne Marion
Nul n’est en un lieu neutre par rapport au Christ, lui qui connaît les cœurs et les raisonnements des hommes. Que nous, nous l’ignorions ne change rien à l’affaire ; car il n’existe pas de "non-lieu" où l’on puisse se dérober au créateur du ciel et de la terre, de l’univers visible et invisible. La vie est un drame qui se joue sous le regard de Dieu et qui a pour objet l’élucidation de ce grand problème qu’est l’existence.
123. Voltaire
Que Dieu existe, la belle affaire, n’importe quel abruti est capable de s’en rendre compte, ça ruisselle d’intelligence ; mais ce que je n’arrive pas à croire, c’est qu’il s’intéresse à moi.
124. Henri-Irénée Marrou
L’essentiel de notre position, c’est la Révélation, l’homme n’est pas seul, Dieu est venu vers lui. C’est révélé, ça ne vient pas de nous.
Il est oiseux de discuter sur le problème de l’existence de Dieu. Si tu as vu flamboyer le Buisson ardent, tu te déchausses, bouleversé.
Pour entendre ce que Dieu veut nous dire, ne pas se mettre de coton dans les oreilles.
125. Cardinal Journet
L’incroyance est le plus souvent le refus d’un Dieu noirci qui passerait son temps, le dimanche après-midi, à noyer les petites filles dans des étangs.
126. Maurice Bellet
On n’a que deux excuses à parler de Dieu : le plaisir et la nécessité.
127. Emilien Tardif
Parfois nous nous préoccupons que les gens accomplissent les commandements de Dieu avant même qu’ils connaissent le Dieu des commandements.
128. Saint Bernard
Dieu est capable de semer en nous des pensées.
129. Xavier Tilliette
Nos civilisations sont asphyxiées par le manque de Dieu, elles étouffent de matérialisme.
130. Jean-Marie Domenach
Celui qui prétend être indifférent à Dieu refoule un désir qui l’habite à l’égal de tous les autres.
131. Maurice Clavel
Personne ne cherche Dieu, Dieu nous cherche, tous. Et celui qui croit le chercher lui doit en secret l’origine de sa recherche. Et donc celui qui ne croit pas refuse de croire, qu’il en ait conscience ou non. Nous ne pouvons connaître Dieu que par Dieu. En effet si Dieu s’est personnellement dérangé pour se révéler aux hommes, s’il s’est donné ce mal, ces émotions, ces tracas, qu’on peut lire dans la Bible, c’est que l’homme ne pouvait pas arriver autrement à le connaître. Personne n’a jamais convertit personne. Dieu seul convertit à Dieu.
On peut bénir l’angoisse qui nous avertit de Dieu, le désespoir qui nous y prépare, demander à Dieu de nous les rendre plutôt que de nous laisser l’oublier.
132. Robert Aron
Le temps présent est le lieu sacré où l’éternité de Dieu rejoint l’actualité.
Dieu n’est pas le protecteur complaisant de ceux qui veulent bien croire en lui. Mais s’inscrivant dans l’histoire du côté de sa création, n’empêchant pas le tonnerre de rouler ses échos, n’empêchant pas l’inondation d’envahir les champs et les bourgs, n’empêchant pas non plus la guerre, les maladies et la mort, il suggère seulement à l’homme que tous ces accidents inévitables de l’histoire s’insèrent dans un plan divin et participent au salut.
C’est par la prière qu’on trouve le chemin qui mène à Dieu.
133. Romano Guardini
Le Dieu vrai et vivant, celui qui est, est celui qui se montre dans la Révélation. L’homme a affaire à lui, qu’il le veuille ou non, pour le temps et pour l’éternité.
134. Jacques Maury
Dieu : Il ne faut pas que quiconque soit privé de la richesse de sa découverte.
135. Patriarche Athénagoras
On ne possède pas Dieu, c’est lui qui nous saisit et nous remplit de sa présence à la mesure de notre humilité et de notre amour.
Nous, chrétiens, nous ne devons avoir peur de rien. Nous n’avons rien à demander, rien à imposer, mais nous devons témoigner que la vie a un sens, qu’elle est immense, qu’elle ouvre sur l’éternité. Car Dieu existe, et cet Inconnu est notre ami.
136. Jean Climaque
Bienheureux celui dont le désir de Dieu est devenu semblable à la passion de l’amoureux pour sa bien-aimée.
137. René Laurentin
Le Christ est venu annoncer la Bonne Nouvelle aux pauvres avec des moyens pauvres, seuls dignes de Dieu.
Dieu voit clair dans la comédie humaine.
138. Eberhard Jüngel
Si l’homme veut trouver Dieu, il faut qu’il renonce à ses propres chemins et qu’il se laisse emmener par Dieu sur ses propres chemins à lui.
139. Pierre Bour
Dieu vit éternellement de la soif de partager sa propre vie.
140. Georges Bernanos
Il n’y a pas un royaume des vivants et un royaume des morts, il n’y a que le royaume de Dieu, et vivants ou morts, nous sommes dedans
Quand Dieu est venu, il s’est fait si parfaitement homme que les journalistes de ce temps-là n’en ont rien su.
141. Soloviev
Pour tout homme cultivé, sans religion, il n’y a que deux solutions : ou se suicider, ou prendre conscience qu’il est néant et confesser que Dieu est tout.
142. Jacques Marin
L’homme a souvent ce côté ridicule de vouloir dicter à Dieu ce qu’il doit faire.
L’homme est un grand solitaire qui a soif de son Dieu.
143. Le livre de la foi des évêques belges
Là où on fait silence autour de Dieu, beaucoup de gens ont froid de n’avoir plus de Père.
144. Albert Schweitzer
Il y a des théologiens qui parlent du Bon Dieu comme s’ils avaient pris le café avec lui.
145. André Fontaine
La Parole de Dieu ne surgit pas seulement au détour de l’histoire universelle. Elle surgit aussi au détour de l’histoire individuelle, le plus souvent comme une question posée à chacun de nous : "Qu’as-tu fait de la vie que je t’ai donnée ? Que comptes-tu faire du peu qui t’en reste ? A côté de cela, tout paraît vain".
146. Cardinal Decourtray
Si Dieu est Dieu, il a le droit de se dire. Il a le droit de se dévoiler. Il a le droit de nous introduire dans la connaissance de son mystère.
147. J. Bancal
On ne peut affirmer Dieu qu’en s’effaçant.
Conviction primordiale du croyant : Dieu a agi, il agit aujourd’hui, il agira demain. Et son action est permanente et cohérente, autant qu’imprévisible.
148. J.-P. Torrell
Dieu ne vient pas seulement à la rencontre de l’homme, il lui donne aussi la possibilité de le rencontrer.
L'homme ne dispose pas de Dieu.
149. André Miquel
Combien de fois faudra-t-il répéter que nous ne sommes pas des imbéciles parce que nous croyons à la divinité de Jésus-Christ ? Nous le savons, c’est difficile, que dis-je ? impossible à imaginer : cet homme en qui nous voyons Dieu fut vilipendé, sali, trahi, torturé, et, pour finir, tué.
La résurrection : l'extrême de l'inimaginable. Ces corps devenus poussière, éparpillés, recréés à partir d'un seul atome perdu en terre ou explosé dans l'infini. Quel livre tient compte de toutes ces vies disparues, oubliées sur les registres de nos états civils ? Un livre, oui, ou plutôt une page unique et souveraine : la mémoire de Dieu.
150. Marguerite Porete
On ne peut dire de personne qu’il est insignifiant, puisqu’il est appelé à voir Dieu sans fin.
151. Graham Greene
Dieu ne cesse pas d’exister lorsque les hommes cessent de croire en lui.
152. Étienne Gilson
On sait que Napoléon Ier est mort, Dieu, c’est moins sûr . Le seul fait que tant d’hommes croient encore utile de faire profession d’athéisme et de justifier leur incroyance par des arguments tels, par exemple, que l’existence du mal, fait assez voir que la question reste encore vivante. Si la mort de Dieu signifie sa mort finale et définitive dans les esprits des hommes, la vitalité persistante de l’athéisme constitue pour l’athéisme lui-même sa plus sérieuse difficulté. Dieu ne sera mort dans les esprits que lorsque nul ne pensera plus à nier son existence.
Qu’il y ait aujourd’hui encore des chrétiens physiciens, biologistes et savants de tout ordre ne prouve rien en faveur de la religion, mais permet au moins d’affirmer que l’esprit scientifique n’exclut pas l’assentiment à l’idée de Dieu.
153. Daniel Marguerat
Personne ne peut faire l’économie du saut de la foi. Dieu n’est pas une sucette à la menthe.
154. Peter Hans Kolvenbach
L’annonce de la foi doit toujours être désintéressée. Nous avons fait l’expérience de cette richesse qu’est Dieu, de cette richesse qu’est le Christ. Nous désirons que beaucoup d’autres, que le Seigneur a mis sur notre chemin, possèdent la même richesse. C’est le commandement de l’amour.
155. Yves de Montcheuil
Nul n’est dispensé de philosopher au degré nécessaire pour justifier son choix et ses choix. Plus il sera profondément persuadé de la nécessité de s’orienter vers Dieu, plus il sera philosophe de la manière dont il convient de l’être.
156. Saint Athanase
Dieu s’est fait porteur de chair pour que l’homme puisse devenir porteur de l’Esprit (Saint Athanase).
157. P. Parent (s.j.)
Quand Dieu parle, il est chez lui dans le cœur de l’homme. Il entre doucement comme l’eau qui imbibe une éponge.
158. C. Feldmann
Ce qui fascine en Dieu, c’est son humble présence. Il ne blesse jamais la dignité humaine. Tout geste autoritaire défigurerait sa face. L’impression que Dieu vient punir est l’un des plus grands obstacles à la foi.
159. Bernard Bro
Le christianisme est fondé sur la communion à un Dieu qui, par amour, a pris l’initiative de venir en personne.
160. Einstein
Dieu est parfois compliqué, mais jamais mal intentionné.
161. Nicolas Cabasilas
Dieu est comme un mendiant d’amour attendant à la porte de l’âme et n’osant jamais la forcer. Lui, le riche, il s’approche de notre indigence, il se présente, déclare son amour et prie qu’on le paie de retour ; devant un refus, il ne se retire pas, il ne se formalise pas de l’injure ; repoussé, il attend à la porte et fait tout pour se montrer véritable amant, il supporte les avanies et il meurt.
Le seul vrai sens de la vie humaine, c'est la communion avec Dieu, dans le Christ, par l'Esprit.
162. X. Nicolas
Le but de l’Église : aider les hommes à prêter attention à l’appel personnel du Dieu vivant dans leur aujourd’hui.
163. Dominique Laplane
Le plan de Dieu ne se trouve pas bloqué par le fait que tous les hommes n’adhèrent pas au christianisme.
Malgré tous ses milliards de neurones, notre cerveau est trop faible pour saisir tous les mystères de Dieu.
Dieu est en un sens tout-puissant, la grandeur de la création en témoigne, mais en un autre, il s’est rendu dépendant car il n’est pas d’amour sans cela.
164. Jean-Noël Bezançon
Si seulement Jésus avait accepté de se présenter, ressuscité, devant Hérode, Pilate, le Sanhédrin ! Ça au moins, ça aurait parlé aux gens ! Déroutante discrétion de Dieu. Même la résurrection se passe dans la nuit.
165. Théophile d’Antioche
Dieu est perçu par les hommes qui sont capables de le voir, c’est-à-dire s’ils ont les yeux de l’âme ouverts. C’est cela avoir le cœur pur : "Heureux les cœurs purs, ils verront Dieu".
166. Fr. Emmanuel (de Taizé)
Reconnaître en Dieu même un désir d’être aimé par l’être humain.
167. Alberti
Une certaine religiosité dévoyée fait de Dieu une sorte de Père Noël qui donne la richesse, le succès, toutes sortes de bienfaits et de satisfactions matérielles, quand ce n’est pas la ruine et la mort des concurrents. Un Dieu qui serait à notre service. Un Dieu qui ne serait que la projection de nos désirs humains.
168. Jean-Louis Ska
Le Nouveau Testament, comme l’Ancien, affirme avec force que Dieu se fait présent dans notre monde, que la plénitude de la vie est offerte à tous les "pèlerins" de notre terre en quelque sorte. Dieu n’attend pas les voyageurs à l’arrivée, à la porte de l’éternité ; lui-même a pris le bâton et la besace du pèlerin pour parcourir avec son peuple le long chemin qui conduit à la cité de l’infini.
169. Saint François de Sales
Pas un lieu en ce monde, pas un péché en ce monde, qui ne soit un point de départ vers Dieu.
170. Y. Leibowitz
Le croyant n’exige pas que Dieu lui explique la manière dont il dirige le monde.
La Bible est vide de sens pour quelqu’un qui, a priori, n’a pas l’intention de servir Dieu.
171. Daniel Bourguet
La consolation de Dieu, c’est le repentir des hommes. En se repentant, l’homme console Dieu.
172. Jürgen Becker
L’expérience religieuse intérieure est d’origine divine et due à la proximité de Dieu. Le fait d’être saisi intérieurement par le message chrétien provient de la force de conviction de la Parole.
Dieu ne se laisse pas prescrire son comportement.
Le passage de cette vie à la vie à venir passe par un point zéro et par une rupture où la continuité n'est assurée que par Dieu.
Dieu sonde les cœurs et il connaît les dispositions cachées de l'homme. L'homme est un être responsable devant Dieu et devant le prochain. Il a le pouvoir de choisir librement entre le bien et le mal.
173. Gilbert Ganne
Il y a des gens qui ont discerné en Jésus une présence de Dieu.
Un dialogue est possible avec Dieu, car il y a une parole de Dieu. Dans l’Alliance, Dieu propose à l’homme de partager sa vie intime, sa vie personnelle. C’est cela l’Alliance. Le péché, c’est justement la rupture ou l’obscurcissement de ces relations d’amitié. Le péché fait que l’amitié de Dieu ou bien est refusée, ou bien se voile et s’obscurcit.
174. Kierkegaard
Aimer et être aimé, c’est la passion de Dieu.
Le poisson vit dans l’eau, l’oiseau dans le ciel, mais l’homme trouve son élément dans le cœur de Dieu.
175. Henri Caffarel
Dieu est capable d’infuser au centre de notre âme une connaissance de lui qui est à la fois certitude lumineuse de son existence et de sa présence, et ignorance complète de ce qu’il est en lui-même.
176. J. Pieper
On ne peut pas faire l’expérience de la foi si l’on ne conçoit pas Dieu comme un être personnel, capable d’une parole, et l’homme comme un être naturellement tourné vers Dieu (J. Pieper).
177. Khomiakov
Si je ne suis pas capable de te convaincre par des arguments, alors prions ensemble : c’est la conversion éventuelle par le mystère même de Dieu.
178. Amstrong
L’important n’est pas que l’homme ait marché sur la lune, l’important est que Dieu ait marché sur la terre.
179. Christoph Theobald
Dieu n’a qu’une seule chose à nous dire, qu’un seul mystère à nous révéler, c’est lui-même, et lui-même comme destinée de l’humanité.
180. Zielinsky
"Je suis venu apporter le feu sur la terre" (Lc 12,49). Ce feu, c’est le feu qui détruit le mur qui nous sépare de Dieu. Il chasse et brûle tout qui est hostile à lui.
181. Denis Lecomte
Ce que nous disons de Dieu est juste, mais radicalement insuffisant.
182. Thomas R. Kelly
Ce n’est pas nous qui avons la responsabilité de la religion, c’est Dieu. Dieu cherche les hommes, nous ne sommes pas les seuls à les chercher. Il se sert de nous pour gagner les autres. Il veut qu’à leur tour ils trouvent Dieu. L’Éternel travaille sans hâte.
183. Chesterton
Qu’est-ce que c’est qu’un chrétien ? C’est quelqu’un qui commet la grosse faute de goût de vivre comme si Dieu existait.
Depuis que les hommes ne croient plus en Dieu, on ne peut pas dire qu'ils ne croient plus en rien, au contraire ils croient en tout et en n'importe quoi.
184. E. Bianchi
La foi est un effort constant de purification des images de Dieu qu’elle véhicule.
185. D. Staniloae
Le christianisme ne peut être utile à aucune époque, ni par conséquent à la nôtre, s’il ne lui apporte pas ce que lui seul peut lui apporter, c’est-à-dire le lien avec la source infinie de puissance de Dieu devenu homme, lui-même en communion avec Dieu Trinité.
Dieu a imprimé dans les créatures une tendance vers l’absolu. Dieu a rendu l'homme capable de communier avec lui à sa propre infinité. Et Dieu appelle l'homme à développer ce lien avec lui, avec son aide d'ailleurs.
186. Tertullien
Dieu s’est fait petit pour que l’homme devienne grand.
Dieu est impalpable, mais sa grâce nous le rend présent.
187. A. Nouis
La foi, c’est la découverte que je suis aimé de Dieu. Je suis donc invité à relire mon histoire à la lumière de l’amour.
188. J. Verlinde
Il faut aussi aimer Dieu de toute son intelligence.
189. D. Tillinac
Un élan de charité rapproche plus de Dieu que mille digressions subtiles sur les félicités de son royaume.
190. D. Le Guay
Le jour n’est pas loin où nous aurons un référendum pour savoir si Dieu existe.
191. Shenouta III
Quand l’homme cherche Dieu, c’est qu’il s’est déjà laissé visiter par la grâce de Dieu.
192. Alexandre Eltchaninov
Il n’y a pas de rencontres fortuites : ou bien Dieu nous envoie la personne qui nous est nécessaire, ou bien, à notre insu, nous sommes envoyés par Dieu vers quelqu’un.
193. Jean d’Ormesson
Dieu est invraisemblable, c’est une affaire entendue. L’absence de Dieu est plus invraisemblable encore.
194. G.-M. Cottier
Reconnaître notre absolue pauvreté devant Dieu, notre totale dépendance à l’égard de Dieu.
La responsabilité historique est lourde de ceux qui ont parlé de Dieu, voire en faveur de Dieu, d’une manière basse et étriquée : de telles caricatures de Dieu ne peuvent que conduire au blasphème et à l’impiété.
195. J. Moingt
La recherche de Dieu conduit à interroger ceux qui témoignent qu’ils l’ont rencontré et à interroger l’histoire qui affirme avoir gardé les traces de sa révélation.
196. K. Ware
Être libre n’est pas simplement faire ce qui nous plaît, car la seule véritable liberté est de faire la volonté de Dieu.
197. N. Buttet
Croire, ce n’est pas occasionnellement appeler Dieu à la rescousse.
198. Patriarche Daniel
Adam a agi dans le monde créé par Dieu comme si Dieu ne le voyait pas, comme si Dieu était absent, comme si Dieu n’existait pas. Aujourd’hui beaucoup d’hommes ont du mal à s’apercevoir que Dieu les voit, qu’il est présent, même si, par respect pour notre liberté, il donne l’impression d’être absent.
Dieu Trinité : Dieu n’est pas une solitude éternelle, il est une communion éternelle. Dieu crée l’homme à son image : l’homme est un être de communion (communion avec les hommes et communion avec Dieu, commencée dès ici-bas). Le mystère de l’homme est que l’homme s’accomplit par la communion d’amour avec Dieu et avec son prochain.
199. G. Bédouelle
Dieu nous fait confiance dans notre cheminement personnel, nous fait des suggestions, dans des circonstances, mais sans décider pour nous.
200. P. Goursat
Nous devons prier pour que la grâce de Dieu nous imbibe, nous prenne, nous transforme, sinon nous restons à la surface de nous-mêmes.
201. Fabrice Hadjadj
Parler de Dieu aujourd’hui ? Il faut prêcher l’espérance avant de faire la morale, annoncer le salut avant de dénoncer le salaud.
Celui qui prétend en avoir fini avec Dieu ne fait que rafistoler de vieilles idoles : l’argent, la volupté, les honneurs, le moi, enfin se met à diviniser des riens.
202. S. Clément
Aimer Dieu ! Aime-t-on vraiment si on ne cherche pas à connaître celui qu’on aime ?
203. Cardinal Saliège
L’épreuve est souvent la voie mystérieuse par laquelle le Dieu vivant pénètre dans une âme.
204. J. Arènes
Dieu est inaccessible, et en même temps il touche au plus profond. Il demeure au-dessus du monde, transcendant au monde, et en même temps très présent au monde.
205. D. Bonhoeffer
Le Christ n’est pas celui qui apporte une nouvelle religion, mais celui qui apporte Dieu. Jésus n’appelle pas à une nouvelle religion, mais à la vie.
206. M. Zanotti-Sorkine
La manière dont Dieu conduit les êtres nous échappe totalement (M. Zanotti-Sorkine).
207. Thérèse de Lisieux
"Oh mon Dieu, je vous en supplie, répondez-moi quand je vous dis humblement : qu’est-ce que la vérité ? Faites que je vois les choses telles qu’elles sont, que rien ne m’éblouisse".
La sainteté n'est pas dans telle ou telle pratique, elle consiste en une disposition du cœur qui nous rend humbles et petits entre les bras de Dieu, conscients de notre faiblesse et confiants jusqu'à l'audace en sa bonté de Père
208. A. Chapelle
Le Christ : il vient de Dieu, il va à Dieu. Il va à Dieu entraînant l’homme dans l’immensité de Dieu. Il vient à nous à la crèche pour manifester la familiarité, la proximité, dont Dieu seul a le secret. Dieu plus petit que tout, plus grand que tout, simplicité de Dieu, humilité et majesté.
Peut-on aimer Dieu de tout son cœur sans l’aimer avec son intelligence ?
209. Th.-D. Humbrecht
Approfondir sa relation avec Dieu n’est ni une affaire de tempérament ni une option, c’est un progrès offert à tous et nécessaire à chacun.
Tout conspire, sur cette terre, pour permettre à l’homme d’oublier Dieu.
210. Fr. Mauriac
Que de fois l’ai-je rappelé : que Dieu préfère les imbéciles, c’est un bruit que depuis dix-neuf siècles les imbéciles font courir.
Une des plus étonnantes exigences de notre Dieu, c’est de tout demander en demeurant caché.
211. Fr. Rosenzweig
Avoir trouvé Dieu n’est pas une fin mais un commencement.
212. Surin
L’homme est construit pour le bonheur, et ce bonheur n’est réalisé qu’en Dieu.
213. G. Siegwalt
Je suis moi-même un mystère pour moi. Chacun de vous est sans doute un mystère pour lui-même. Donc je ne suis pas mon propriétaire. Il y a quelque chose de moi-même qui m’échappe à jamais, qui est de l’ordre du mystère. Dieu aussi est un mystère. Il est à jamais inaccessible, au-delà de toute saisie par nous-mêmes. Il est à tout jamais transcendant, au-delà de toute mainmise sur lui.
Nous ne pouvons pas prescrire à Dieu la manière dont il agit.
214. H. Boulad
Je puis lâcher la main de Dieu, mais lui ne saurait lâcher la mienne.
215. J. Kelen
On a proclamé : "Dieu est mort !" et on a voulu croire à une libération. Mais l’homme ne se porte pas bien du tout.
Révérer Dieu ne dispense nullement de s’occuper des hommes. Mais à ne servir que les hommes et la planète, on en vient à négliger Dieu.
216. Martin Buber
Dieu : aucun mot n’a été aussi souvent souillé, aussi défiguré. Les générations humaines avec leurs divisions religieuses ont déchiré ce mot ; il porte la trace de leurs doigts à elles toutes, et d’elles toutes il porte le sang. Où trouverai-je un mot qui lui ressemble pour désigner ce qu’il y a de plus haut ? Nous devons respecter ceux qui le vomissent parce qu’ils se soulèvent contre l’injustice et les vilenies qui se réclament volontiers d’un mandat de Dieu.
La grande faute de l’homme, ce n’est pas tant les péchés qu’il commet. La tentation est puissante et l’homme est bien faible. Non ! La grande faute de l’homme, c’est de pouvoir à tout instant retourner vers Dieu et de ne point le faire (D’un spirituel juif du XIXe siècle).
217. J.-Fr. Deniau
Dieu est discret. C’est un avantage qu’il a sur beaucoup de ceux qui parlent de lui comme sur beaucoup de ceux qui dénient son existence
218. Saint Tikhon de Zadonsk
Sans humilité, nous ne pouvons pas voir Dieu.
219. Saint Justin
Avant tout, prie pour que les portes de la lumière te soient ouvertes, car personne ne peut voir ni comprendre si Dieu et son Christ ne lui donnent de comprendre.
220. M.-J. Lagrange
Le grand défaut de Dieu pour nous, s’il m’est permis de m’exprimer ainsi, c’est qu’il est caché ; aussi a-t-il ménagé notre faiblesse en se révélant dans ses saints.
221. M.-C. Ceruti-Cendrier
La foi en Dieu est rationnelle, c’est l’athéisme qui ne l’est pas.
222. Clément d’Alexandrie
Dieu ne contraint personne, mais il offre sa grâce à qui la cherche.
223. E. Pousset
Dieu est notre Créateur. Du point de vue de Dieu, il n’y a qu’une possibilité pour nous : que nous allions à lui, puisque notre centre est en lui. Du point de vue de l’homme, créé libre, il y a aussi la possibilité de se donner le choix entre le Bien et le Mal.
224. Jenni
Il n’y a aucune évidence de l’existence de Dieu, il n’y en eut jamais et il n’y en aura pas. Si on attend l’apparition, si on attend le miracle, on peut attendre longtemps ; et toujours on soupçonnera d’avoir mal vu, par distraction, illusion ou même hallucination, qui sont toujours convaincantes mais peut-être dues à ce que l’on vient de boire. Si on attend des preuves, elles ne viendront pas.
225. J.-Fr. Bensahel
Nous croyons qu’il y a un sens à ce que nous faisons, à ce que nous vivons ; nous croyons qu’il y a de l’intelligible. Ce sens qu’il s’agit d’appréhender, de découvrir, nous le relions à Dieu, qui en est la cause, et à son Esprit. Il n’y a pas de hasard, nous ne sommes pas des grains de sable ballottés par la mer et le vent.
226. J.-Fr. Malherbe
La foi, c’est, en dépit du malheur, savoir qu’on est aimé de Dieu. L’existence du mal est sans doute la plus forte objection contre l’existence d’un Créateur bon et tout-puissant.
227. Saint Cyprien
Dieu n’écoute pas la voix mais le cœur.
Est-ce que tu as quelque chose de plus important à penser que de parler à Dieu ?
228. J.-M. Tillard
La venue de Jésus-Christ est la visite suprême de Dieu.
229. S. Pacot
Il y a en nous un manque, une béance qui est, en fait, le désir de connaître Dieu.
230. D. Boyarin
L'ignorance, c'est de ne pas savoir le sens de la richesse des choses, de Dieu.
231. Karékine Ier, catholicos de tous les Arméniens
Dieu s'est fait homme et a souffert, voilà la grandeur du christianisme.
232. Saint Jean de la croix
Il faut tenir Dieu caché, le servir caché, en te cachant.
233. P. Kéchichian
L’Église, c'est le monde en tant qu'il accueille le don de Dieu.
234. R. Halter
Une personne qui refuse Dieu et la relation à Dieu est une personne mutilée. L'homme n'est vraiment lui-même que lorsqu’il est en alliance avec Dieu.
235. Mgr Franic
Aujourd'hui, les jeunes cherchent non pas des prêtres de grande science, mais des prêtres qui ont fait l'expérience de Dieu.
236. B. Souchard
Si Dieu est amour, il ne s'impose pas et nous laisse libre.
237. G. Ringlet
Je comprends l'anticléricalisme. Je ne sais que trop d'où il vient. Il faut parfois une vie – peut-être plus ! - pour se débarrasser d'une éducation étouffante et gravement culpabilisante. Et se libérer de tant d'images mensongères de Dieu.
238. Th. Rey-Mermet
L'homme a le sens inné de Dieu, il est naturellement religieux. C'est-à-dire qu'il tend de toutes ses forces à se relier à Dieu, par la prière... Il s'efforce de franchir la distance qui le sépare de l’Être suprême. Dans les religions non chrétiennes, le culte est un effort de l'homme pour s'élever vers le Très-Haut, pour rejoindre le Tout-Grand, pour abolir les frontières vers le Tout-Autre, Dieu... Dans le christianisme, la révélation divine nous apprend que c'est Dieu qui a franchi la distance. Dieu s'est incarné.
239. R. Rémond
L’Église, dans sa longue histoire, a peut-être passé plus de temps à définit les normes de conduite qu'à transmettre le message d'amour de l’Évangile. Au lieu d'enseigner l'amour et la miséricorde de Dieu, l’Église se présentait d'abord comme une institutrice morale. Bonaparte comptait sur "ses évêques" comme sur "ses gendarmes et ses préfets" pour assurer le bon fonctionnement de l'ordre social.
240. E. Rideau
L'athéisme n'est pas la réponse au problème de l'homme et de l'histoire. A longue échéance, il est mort de l'homme et facteur de non-sens. Seul celui qui connaît Dieu connaît l'homme.
241. G. Anawati
On ne demande pas à Dieu pourquoi il agit ainsi.
242. G. Woimbée
La Révélation dit : le monde existe pour Dieu, il appartient à Dieu et Dieu est un mystère pour le monde.
243. C. Schönborn
Le monde vit comme s'il n'y avait pas de Dieu. L'athéisme agressif du communisme attaquait directement et ouvertement l’Église et la religion. L'athéisme rampant de notre monde actuel est bien plus accrocheur et se fait bien moins remarquer.
244. A. Argyriou
Indépendamment de ce qu'ont cru ou n'ont pas cru les hommes au cours du temps, il n'y a qu'un seul Dieu.
245. Syméon le Nouveau Théologien
Pour ceux qui sont devenus enfants de la lumière, le jour du Seigneur ne viendra jamais, car ils sont déjà avec Dieu et en Dieu.
246. M. Dubost
Si Dieu est Dieu, il est important de lui trouver du temps. L'amitié a besoin de temps.
247. H.U. von Balthasar
247.1 Une fois pour toutes, Dieu s’est mis en route pour venir chez nous, et rien, jusqu’à la fin du monde, ne l’empêchera d’y venir et d’y demeurer.
247.2 Toujours l’homme doit trouver Dieu par une conversion, par un aveu qui lui répugne, jamais Dieu ne se trouve dans le prolongement de ses désirs et de son idéal, pas plus que dans celui d’une ascèse ou d’une mystique. - Toutes les expériences humaines doivent servir Dieu, Lui n’a besoin d’aucune, il ne s’en sert jamais sans la transformer par sa touche brûlante.
247.3 Dieu a créé les hommes tellement libres qu’il ne peut les empêcher de lui rire au nez et de lui refuser toute obéissance.
247.4 Il y a un point précis de l’histoire où Dieu entre en scène dans l’histoire du monde (le Fils). - On peut dire que la mort et la résurrection de Jésus intéressent intimement tous les hommes de tous les temps pour autant qu’ils sont solidaires dans l’unique histoire de l’humanité. Le chrétien, c’est quelqu’un qui a trouvé dans le mystère de Dieu révélé dans le Christ sa "patrie secrète".
247.5 La croix seule démontre que Dieu est amour.
247.6 L’homme ne peut pas ne pas éprouver le désir d’échapper au fini et à la mort… et il ne cesse de s’enfermer dans la surdité à la Parole et le refus de Dieu.
247.7 Ce que Dieu veut dire de lui-même, il le dit humainement avec plénitude et justesse en Jésus Christ.
247.8 On dit que Dieu est la toute-puissance; mais la toute-puissance n’est pas aimée; et ainsi le Puissant est plus pauvre que tous. Seule la faiblesse est aimée.
247.9 Nous, qui n’avons pas encore vu Dieu, nous vivons pourtant de lui parce qu’il nous voit et nous avons l’espérance de le voir un jour comme il nous voit.
247.10 Comme un aveugle sent le soleil sans le voir, ainsi en est-il entre l’âme et Dieu.
247.11 Le monde a un sens éternel établi par Dieu. L’homme s’insère dans ce sens par la foi, la prière et l’obéissance.
247.12 Le dialogue entre Dieu et son monde est un drame aux actes innombrables dans lequel Dieu lui-même s’engage, ce que prouve la croix. - Dieu finit par prendre tout le fardeau sur lui en permettant à son Fils bien-aimé de s’anéantir jusqu’à la mort au poteau d’infamie. - Celui qui imaginerait pour Dieu une béatitude sans souci au-dessus du monde passerait à côté des plus profonds abîmes de la vérité. - Dieu se fatigue et se donne de la peine pour moi. Il se comporte comme quelqu’un qui fait un travail pénible. - Et nous : offrir toute notre personne à la peine que Dieu se donne pour le monde.
247.13 Créatures, notre acte premier et insurpassable est l’écoute de la parole qui nous est adressée. Elle contient notre mission et par suite notre être vrai. Notre être vrai : placer notre existence dans le dessein d’amour que Dieu a sur le monde et qui s’est réalisé dans le Christ.
247.14 Voilà ce qui fut le plus divin en Dieu : Dieu possède une liberté si souveraine qu’il put se quitter lui-même. Se donner. Par liberté, se dépouiller de la liberté; par amour, n’être plus libre, n’être plus maître de soi-même.
247.15 Dieu s’est fait homme : voilà bien l’affirmation centrale du message chrétien. Cette assertion sépare radicalement le christianisme de toutes les autres croyances et conceptions du monde… Et voilà que ce quelqu’un se montre terriblement exclusif : "Nul ne connaît le Père si ce n’est le Fils, et celui à qui le Fils veut bien le révéler"(Mt 11,27). Toutes les autres religions du monde, tous les autres systèmes de pensée de l’humanité sont des approches tâtonnantes du mystère de l’existence du monde.
247.16 Nous ne sommes pas plus capables de parler et de disposer de l’Église que nous ne le sommes de parler et de disposer de Dieu.
247.17 Quand l’au-delà se manifeste, il se livre sans s’abandonner; il se livre en se réservant. Jésus ressuscité est reconnu et d’autre part on ne réussit pas à le reconnaître. Il se rend présent en se communiquant lui-même et en se dérobant. Tantôt il se fait toucher et tantôt il se soustrait au contact. Il est là (avec son corps), mais dans une altérité insaisissable, céleste. - C’est ici, dans les apparitions du Ressuscité, qu’il faut se rappeler le plus ce principe que Dieu se manifeste en restant le Dieu caché.
247.18 Il est écrit dans les prophètes : "Ils seront tous enseignés par Dieu" (Jr 31,33 s; Is 54,13; Jn 6,45), mais seuls les simples sont attentifs à cet enseignement.
247.19 Seigneur, si tu n’es pas ici, où te chercherai-je dans ton absence? Et si tu es partout, pourquoi ne vois-je pas ta présence? (Prière de saint Anselme). - Commentaire : "C’est une prière qui ne peut recevoir de réponse que dans la prière. Le mystère caché de Dieu est un respect divin plein d’amour pour la liberté de sa créature. Et celle-ci doit se mettre à l’école de l’Amour éternel pour comprendre que son caractère caché n’est pas une dérobade mais au contraire un accompagnement de sa créature.
247.20 Dieu est honoré par le silence… parce que nous comprenons que nous ne sommes pas parvenus à le saisir.
247.21 Le but de l’incarnation était de nous ouvrir et de nous confier l’être et la vie intimes de Dieu.
247.22 L’être humain ne commence à exister que lorsqu’il a de la valeur aux yeux des autres. Quand un enfant apprend de sa mère qu’il est son "trésor", s’éveillent en lui la conscience de sa dignité et celle de son caractère unique. - Quand Dieu dit à un sujet spirituel qui il est pour lui, à quelle fin il existe, à quelle mission il le destine, alors ce sujet spirituel devient vraiment lui-même. C’est ce qui est arrivé à Jésus quand le Père lui a dit : "Tu es mon Fils bien-aimé". - On devient vraiment une personne quand on a du prix pour les autres. Et quand c’est pour Dieu qu’on a du prix, en venant à Dieu, l’homme vient pour la première fois vraiment à lui-même. Tenu par Dieu, l’homme devient vraiment personnel. La vérité de la nature humaine est la nature divine.
247.23 C’est sur la croix que le Fils achève la révélation de Dieu.
247.24 Dieu se cache ordinairement et se découvre rarement… Il est demeuré caché sous le voile de la nature qui nous le couvre jusqu’à l’incarnation; et quand il est paru, il s’est encore plus caché en se couvrant de l’humanité… Et enfin il s’est caché dans le plus étrange et le plus obscur secret de tous, l’eucharistie, le dernier secret où il peut être… - "Dieu, qui est la valeur suprême, veut qu’on le cherche; cela seul est digne de lui". - Il faut donc qu’il y ait assez de lumière pour que l’obscurité de la vraie religion puisse être vue… et assez d’ombre pour que sa révélation soit toujours contestée, et que la rencontre entre Dieu et l’homme s’accomplisse dans la liberté du coeur et sans contrainte logique exercée sur l’intelligence. - "Je suis en colère contre ceux qui veulent absolument que l’on croie la vérité lorsqu’ils la démontrent, ce que Jésus Christ n’a pas fait en son humanité créée" (Pascal).
247.25 Nous ne pouvons jamais atteindre le Dieu vivant autrement que par son Fils incarné.
247.26 L’homme créé est doté d’un penchant élémentaire à se mettre en route vers l’Absolu (Cf. Ac 16,26 s.) pour que Dieu, quand il se met de son côté en route vers l’homme, ne rencontre pas un indifférent mais un être capable d’accueillir sa grâce.
247.27 Dieu est Sagesse, Vérité, Puissance, même si pour vaincre toute résistance humaine, il feint l’impuissance et, pour confondre la sagesse humaine, il fait mine d’être insensé.
247.28 La terre appartient au ciel, et le ciel du Dieu Trinité possède assez d’espace pour y faire entrer la terre et tous ses habitants, sans qu’ils y perdent leur identité.
247.29 Tous les mythes, tous les projets religieux du monde, tout ce qui peut exister de révélation authentique de Dieu dans le monde, converge vers le centre qui est l’incarnation. Le Christ est la mesure de toute révélation, et il se soumet toutes les autres formes de révélation pour en prendre possession.
247.30 Saint Irénée assure que même dans le Royaume futur, Dieu aura toujours quelque chose à enseigner, et l’homme toujours quelque chose à apprendre de lui.
247.31 La pensée chrétienne repose finalement sur un mystère incompréhensible : sur le fait que, dans le Christ, Dieu est entré personnellement dans l’histoire et a pris sur lui la faute et le destin de l’homme.
247.32 D’après la révélation chrétienne, l’histoire dans son ensemble aussi bien que celle de l’individu vient de Dieu et va vers Dieu. Le temps n’est pas purement cyclique comme le retour nécessaire des quatre saisons au long de l’année. L’histoire ne tourne pas en rond. - Le Fils est sorti du Père et il est venu dans le monde. Puis il dit: ‘Maintenant je quitte le monde et je vais au Père’ (Jn 16,28); et par là il entraîne le monde dans son orbite. - Mais nous retournons à notre origine, nous nous efforçons de retourner à Dieu non en retournant en arrière, en remontant au paradis – parce que la route est obstruée – mais en progressant vers le jugement, en avant.
247.33 Ne pas comprendre et pourtant croire et dire oui est essentiel à la foi chrétienne. Le Fils lui-même sur la croix ne comprendra pas pourquoi le Père l’a abandonné. "Si tu comprends, ce n’est pas Dieu", disait saint Augustin. Ce mot d'Augustin reste vrai pour l'éternité.
247.34 Mystère de la Providence. L’Église opaque. Elle devrait révéler le Dieu de Jésus Christ. Pour les non croyants, souvent elle le cache. Fait de l’Église et des hommes d’Église, notre fait à nous. - Qui d’entre nous n’obscurcit pas le visage de Dieu devant les non croyants et même devant nos frères chrétiens, par le scandale?.
247.35 C’est en allant vers Dieu que l’homme arrive vraiment à lui-même.
247.36 Dieu : Il est une personne vivante qui ramène sans cesse le peuple d’Israël sur le chemin que celui-ci refuse de parcourir et repousse instinctivement de tout son être, avec obstination et entêtement. - Cet Être mystérieux qui ne livre jamais son nom libère Israël de l’esclavage, l’entraîne à travers le désert, lui fait don de belles promesses. Même s’il se révolte contre lui, même s’il demeure caché, il y a une chose dont Israël est sûr, c’est qu’il existe : il agit, il parle, il guide, il promet et tient ses promesses. - Dieu a impitoyablement traîné son peuple vers son but, à travers toutes les difficultés, à travers les défaites, l’exil, la déréliction, jusqu’à ce qu’il atteigne la fin que Dieu avait poursuivi tout au long de son histoire : dévoiler, dans la discrétion la plus profonde, son visage que personne n’avait jamais vu; non pas le dévoiler, mais le rendre perceptible : comme l’Amour absolu. - "Personne n’a jamais contemplé Dieu, mais nous, nous avons contemplé et nous attestons que le Père a envoyé son Fils, le Sauveur du monde, parce qu’il nous aime".
247.37 Tu voudrais trouver Dieu… et Dieu te tient depuis longtemps dans sa main. D’un seul acte il lance dans l’être la prodigieuse coulée de la création et détermine l’exacte distance à garder par la créature : à savoir que tu dois l’aimer comme Celui qui t’est le plus proche et le révérer comme l’Être le plus élevé de tous.
247.38 Qui est pour moi Jésus Christ? Le seul homme de l'histoire du monde qui ait osé émettre une prétention comme seul Dieu l'a fait dans l'Ancien Testament, qu'on a considéré comme fou et possédé pour cette raison (Mc 3, 21 s.) et qu'on a crucifié. - Car à un sage sied la modestie; et d'un prophète on attend qu'il dise : "Parole du Seigneur", et non pas : "Mais moi je vous dis". - Pourtant Dieu le Père a confirmé cette prétention en ressuscitant Jésus... Dieu est si vivant qu'il peut se permettre d'être mort. Aucune religion n'a osé penser et proclamer quelque chose de semblable sur Dieu, l'homme et le monde. - Pour cette raison, le christianisme demeure sans analogie... C'est de là que dépend pour nous la possibilité de considérer tout être comme digne d'être aimé. Le monde, tel qu'il est, ne nous aurait sans doute pas suggéré une telle idée.
247.39 Par l'acte de création, Dieu pose en face de lui-même une authentique liberté créée qui le lie d'une certaine manière... Cette liberté créée peut s'opposer à la liberté divine sans autre cause qu'elle-même...La créature a la possibilité d'un refus de se reconnaître dépendante (Tout est dit en Gen 3)... - La création de libertés était une imprudence de Dieu; d'une part Dieu ne peut ni ne veut tolérer un refus; d'autre part, justement parce qu'il le subit, il accepte de le supporter... Axiome des Pères : Dieu ne mène jamais l'homme à ses fins en le forçant, mais par persuasion.
247.40 Toutes les négations de Dieu, toutes les réflexions de toutes les philosophies du monde, nous aident à penser plus juste au sujet de Dieu. - Reconnaître 1/ La liberté de l'Absolu. 2/ Sa capacité souveraine de faire surgir de sa propre liberté des libertés finies qui soient cependant d'authentiques libertés. De quoi il résulte une réelle contraposition des libertés. - Que cette opposition existe bel et bien et qu'elle ait de multiples expressions dramatiques, telle est l'une des affirmations fondamentales de la Bible et de la théologie. Il est dangereux de créer des libertés. - Chesterton, qui s'est converti au christianisme en réfléchissant à la liberté des êtres créés : "D'après la plupart des philosophies, Dieu, en créant le monde, l'a réduit en esclavage. Or, d'après le christianisme, Dieu, en le créant, a créé la liberté. Ce n'est pas un poème que Dieu a écrit, mais une pièce de théâtre, une pièce qu'il avait parfaitement conçue en lui-même et qu'il a dû forcément confier à des acteurs et à des metteurs en scène humains, lesquels en ont fait depuis un beau désordre".
247.41 C'est seulement en communiant avec Dieu que l'homme peut participer à une vie transcendant sa mort. - Dans la séparation de la mort, l'homme détourné de Dieu découvre irrécusablement qui est le Seigneur de son existence... Il arrive au tournant sans échappatoire possible... Dans la mort, l'homme ne peut plus avoir l'initiative.
247.42 Un Dieu qui, du haut de son propre bonheur intangible, laisserait souffrir ses créatures et ferait servir ses souffrances à sa propre glorification, ne serait pas avec sa créature dans un rapport de modèle à imitation.
247.43 Dieu parle doucement; il est très facile de couvrir sa voix. Il peut aussi parler sans bruit de voix, en silence, et pourtant l'âme comprend alors parfaitement ce qu'il veut... - On trouve Dieu aussi bien dans le prochain que dans la prière et dans l'eucharistie, et il peut être entendu à travers les désirs et les exigences de nos frères. Prière et charité fraternelle, ces deux chemins qui mènent à Dieu, se croisent et se complètent aussi bien dans le monde que dans les cloîtres.
247.44 Que nous dit la Révélation? Essentiellement ceci peut-être : "Dieu aime le monde, il t'aime personnellement, il te l'a prouvé en Jésus Christ". Mots simples qui ont des implications infinies, qui se révéleront à l'auditeur en temps voulu. - Et la libre ouverture de Dieu peut seule fournir la clef de l'énigme, c'est-à-dire la réponse à la question de savoir somme toute pourquoi il y a un monde, et pourquoi la faute et la souffrance et la mort sont permises, quelle espérance peut avoir la créature.
247.45 Dieu est capable de se rendre compréhensible à chacune de ses créatures, autant qu'il le désire... Comment lui qui a créé le langage serait-il incapable de parler d'une manière compréhensible? - Mais il parle toujours de telle façon que la créature à laquelle il s'adresse perçoit le caractère inconcevable de Dieu... et qu'il est un mystère qui nous concerne infiniment.
247.46 Le courage de dire oui à toute parole de Dieu qui peut concerner ma vie. Là où l'on prend au sérieux le dépouillement du cœur et de la vie, c'est là que resplendit avec le plus de pureté la véritable force qui n'est pas la mienne mais celle de Dieu. - Plus l'homme est sans défense, plus il est ouvert sur Dieu et pour Dieu, plus la force de Dieu peut se répandre et habiter en lui.
247.47 Tout homme - bon ou mauvais aujourd'hui - sera un jour capable, par la grâce divine, de correspondre à Dieu.
247.48 Nous cherchons Dieu... Nous voudrions l'interroger sur mille choses... Nous l'accablons de problèmes... et nous oublions que dans sa Parole il a résolu pour nous toute question, il a dispensé toute la lumière que nous sommes capables de saisir en cette vie. - Nous n'écoutons pas du côté où Dieu nous parle : là où la Parole de Dieu a retenti dans le monde d'une manière si unique et si définitive que cela suffit pour tous les temps et que tous à la fois ne l'épuiseront pas.
247.49 Il y a des heures privilégiées où Dieu accorde à l'homme d'apercevoir, soit dans un éclair, soit dans une paisible contemplation, de vastes panoramas de la vérité divine, envisagés presque au point de vue de Dieu. Alors l'incompréhensible peut s'éclairer de manière foudroyante et pénétrer dans le champ d'expérience du croyant. Mais celui qui aime et qui croit ne réclamera pas de "gnose" de cette espèce, et encore moins ne l'exigera impétueusement; il préférera demeurer dans une attitude de confiance réceptive. Dans l'ouverture d'âme qui doit le caractériser, il ne s'enfermera pas dans la foi du charbonnier qui serait fausse humilité; tout au contraire, partout où l'intelligence de la foi s'offre à lui, il la recevra à bras ouverts et se laissera entraîner par elle dans un amour plus profond. Celui qui communique cette intelligence dans l'amour, c'est le Saint-Esprit qui, en tant qu'Esprit des enfants de Dieu, suscite et l'accès direct, béant, à tous les trésors et mystères divins, et l'esprit filial qui ne s'empare pas de ce qui ne lui appartient pas. Il fait partie des merveilles du rapport avec Dieu que la maturité et l'esprit d'enfance grandissent dans la même mesure.
247.50 Qu'est-ce qu'un croyant? Quelqu'un dont le cœur est orienté vers Dieu. Celui dont le cœur est profondément orienté vers Dieu ne doute pas que Dieu vienne à sa rencontre, il croit qu'il le rencontrera un jour ouvertement. - Et sa foi est en même temps espérance : car dans cette rencontre se manifestera le sens profondément caché de notre existence. - C'est pourquoi il aime par avance cette rencontre avec Dieu et s'en réjouit.
247.51 "Dieu nous est plus intérieur que nous-mêmes" (Saint Augustin). C'est pourquoi la grâce peut jaillir de l'intérieur.
247.52 Quand Dieu se fait homme, ce n'est pas à lui-même qu'il s'adresse : il s'adresse au monde. Le Christ est ce discours de Dieu adressé à nous tous.
247.53 En Jésus Christ plus que partout ailleurs se manifeste le mystère du fondement de l'univers. Mais cette brève manifestation ne rend que plus profondément et plus définitivement perceptible le caractère incompréhensible de Dieu. - En Jésus, Dieu s'insère dans le chaos de l'histoire humaine, en prenant sur lui la faute de ses créatures égarées.
247.54 Quelle folie de croire que Dieu ne peut que ce que nous pouvons imaginer! (Saint Grégoire de Nysse).
247.55 La raison humaine ne doit jamais s'arroger le droit de juger comme si l'essence des êtres, leur cœur intime, secret, tourné vers Dieu, lui était transparent jusqu'en ses profondeurs.
247.56 C'est seulement en apprenant que je représente pour Dieu un bien et un "tu", que je puis me confier totalement au don qui m'est fait de l'être et de la liberté, m'accepter pleinement comme étant réellement déjà accepté de toute éternité.
247.57 L'homme croit devoir se hâter vers Dieu en oubliant que Dieu le porte depuis longtemps dans ses bras et le berce comme un petit enfant. Il fait des efforts alors qu'il devrait simplement s'abandonner.
247.58 Dieu a couru un grand risque quand il a créé des êtres libres et capables de le contredire en pleine face. Devait-il les damner? Devait-il simplement leur faire grâce? Dans ce dernier cas, il n'aurait pas pris leur liberté au sérieux. Comment pouvait-il prendre ce risque? A une seule condition : que, depuis l'origine (et on devine par là le rôle du Christ comme médiateur de la création), le Fils éternel se pose comme garant des pécheurs par solidarité absolue avec eux, jusqu'à l'abandon par Dieu. - C'est à ce seul prix que Dieu a pu déclarer "très bon" ce monde atroce et lui donner l'être.
247.59 Israël ne fait pas de philosophie. Il ne cherche pas à saisir Dieu, il a toujours été saisi par lui, empoigné par les cheveux.
247.60 Dans toute l’Écriture : Réduit à ses propres ressources, le cœur de l'homme se dérobe à Dieu, non seulement par hasard et occasionnellement, mais essentiellement. - D'autre part, le cœur de Dieu ne se refuse pas à l'homme et il peut inspirer au défaillant la force aimante de demeurer dans la fidélité, c'est-à-dire dans la foi.
247.61 Les chrétiens d'aujourd'hui doivent ne refuser aucun des chemins que Dieu nous ouvre pour accéder au secret de son amour éternel et, en même temps, renoncer à atteindre l'être caché et libre de Dieu à l'aide de la raison naturelle.
247.62 Ce qu'il y a de plus profond dans le christianisme, c'est l'amour de Dieu pour la terre. Que Dieu soit riche au ciel, cela les autres religions le savent aussi. Mais qu'il ait voulu être pauvre avec sa créature, qu'il ait voulu souffrir dans son ciel en communion avec le monde qu'il a créé, qu'il ait effectivement souffert et que, par son incarnation, il se soit mis en mesure de manifester à ses créatures l'amour passionné qu'il éprouve pour elles, voilà ce que personne jusqu'alors n'avait entendu dire. - Et si l'homme qui souffre ne fait que renvoyer à la souffrance du Fils de l'homme qui l'a précédé dans la sienne, le Fils à son tour renvoie par sa Passion au cœur blessé du Père.
247.63 La libre ouverture du cœur de Dieu répand une lumière incomparable qui illumine toute notre existence, nos pensées, nos actes et notre amour... Nous devons nous approcher de ce Dieu inaccessible "en toute confiance par le chemin de la foi au Christ" (Ep 3, 12) qui nous a "interprété" le Dieu "que nul n'a jamais vu" (Jn 1, 18).
247.64 Dieu éclaire et persuade tout homme par le dedans. Et il demande en réponse à tout homme un oui libre et obéissant : la foi, c'est ce oui; et ce n'est que par ce oui que l'homme peut parvenir à sa vérité propre.
247.65 La vision d'un monde sans Dieu et sans mystère est comme une prison.
247.66 L'homme qui essaie de se passer de Dieu essaie de se forger une sorte de sérénité, d'abandon, de résignation, de sagesse souriante, à la pensée que tout est ainsi, l'a toujours été, le sera sans cesse, et qu'il faut donc prendre les choses telles qu'elles viennent; il n'y a que les gamins pour lancer des pierres contre le ciel. Cette placidité, c'est l'attitude de l'homme arrivé à sa maturité selon les juges de ce monde... - La vision chrétienne des choses inclut cette attitude, mais dans le sens d'une disponibilité désintéressée à assumer n'importe quelle tâche pourvu qu'elle vienne de Dieu.
247.67 On peut dire que tout l'agir du Dieu vivant a eu de tout temps pour but la résurrection du Fils.
247.68 Il fait partie du respect que Dieu porte à sa créature de ne pas remplacer ni d'anticiper ce qu'elle peut trouver par ses propres forces; Dieu n'est pas un père qui fait les devoirs scolaires de son fils.
247.69 Essayer d'entendre la Parole de Dieu puisque la révélation concerne chaque homme et chaque génération.
247.70 Jésus a la prétention de révéler au monde la parole définitive de Dieu.
247.71 Liberté de l'homme devant Dieu. "Il leur a donné pouvoir de devenir enfants de Dieu" (Jn 1, 12). Dieu ne dispose pas simplement des hommes pour en faire ses enfants; mais le pouvoir de devenir enfants de Dieu leur appartient à eux-mêmes; ils peuvent faire valoir auprès du Père leurs droits d'enfants.
247.72 Dieu n'a pas fait le monde pour qu'il perdure clos sur lui-même; il l'a créé pour qu'il naisse en lui; il l'a fait surgir de lui-même afin qu'il retourne à lui.
247.73 La croix : c'est ce que le monde a fait à Jésus... et ce que Dieu a fait pour le monde.
247.74 L'homme peut perdre la lumière de l'Esprit Saint par le péché. Une fois perdu le contact avec la source de la lumière et de la vie, l'homme doit traverser un désert aride pour regagner sa patrie originelle, le ciel. Le retour à Dieu est l'histoire de l'humanité et du monde entier..
247.75 L'homme existe avec sa jouissance et son tourment, et il existe aussi un Dieu qui de l'intérieur en sait le pourquoi. - Le drame de l'existence humaine se joue sous le regard de la divinité qui, à la fois, domine cette existence et y participe.
247.76 Dieu est si visible qu'aucun homme ne peut le méconnaître sans se rendre coupable, et si secret que personne ne peut l'apercevoir sans les yeux de la grâce.
247.77 Dieu est beaucoup trop grand pour qu'un seul point de vue sur lui puisse contenir l'essentiel, d'où la pluralité des points de vue théologiques même dans le Nouveau Testament : théologie de saint Paul, de saint Jean, de l'épître de Jacques, des épîtres de saint Pierre. - Dieu est beaucoup trop libre pour qu'il ne puisse inspirer que d'une seule manière un écrivain sacré.
247.78 Le temps présent est un temps de mûrissement pour s'ouvrir à Dieu.
247.79 L'homme n'est pas ce qu'il pense être par lui-même, mais ce à quoi Dieu le destine.
247.80 Dieu ne peut être embrassé par aucune pensée humaine. Et même quand il se donne, il échappe à toute tentative de le saisir. Même quand Dieu se révèle d'une manière définitive en Jésus Christ, il demeure l'insaisissable, il demeure dans son inaccessible transcendance.
247.81 L'homme est par nature religieux, il est un chercheur d'absolu. Le choix du chemin lui est d'abord laissé. Cela ne signifie pas que Dieu l'ait laissé seul lors de la création ou l'ait abandonné après son péché, mais qu'il reste voilé et qu'il laisse à l'homme son champ de liberté.
247.82 Dieu se rappelle à nous par la beauté du monde.
247.83 Dieu aura toujours la possibilité de s'exprimer sans ambiguïté en face de l'une de ses créatures, et spécialement dans l’Église.
247.84 Devant le mystère de la majesté absolue de Dieu, nous sommes placés dans une condition de dépendance et de service... Accueillir l'autre tel qu'il veut lui-même se donner.
247.85 Dieu est comme un prince qui voyage incognito à travers son royaume.
247.86 La création et l’alliance demeurent pour Dieu son constant souci; il est ému et touché par les événements terrestres, il est concerné et même affecté par la conduite de l’homme, il en éprouve de la joie ou de la tristesse, il agrée l’hommage de l’homme ou s’irrite contre l’offense, il partage son amour ou il se retire dans un mouvement de colère. La divinité n’est pas impassible. Il y a une tension chez Dieu entre la volonté d’aimer et l’obligation de punir… Tristesse irritée devant le refus et l’endurcissement de ceux qu’il appelle.
247.87 La parole de Dieu signifie la puissance qu'a Dieu d'ouvrir à d'autres son intimité libre, donc cachée, et de la rendre accessible par pur don.
247.88 Un Dieu personnel n'est digne de foi que là où il ne se contente pas de faire des discours sur les souffrances du monde pour les apaiser, mais là où il agit en marchant vers la croix.
247.89 De toutes parts retentit le cri : Où pouvons-nous faire l'expérience de Dieu? Il faut à l'homme un minimum d'expérience comme tremplin pour risquer le saut de la foi. Le fiat de Marie a été précédé du salut de l'ange, les Douze ont été engagés et envoyés par un Maître qu'ils connaissaient, Paul a subi à Damas l'emprise du Christ glorifié qui l'a désapproprié.
247.90 De grands saints jalonnent la tradition théologique : Augustin, Anselme, Bernard, Ignace, Jean de la croix, François de Sales, Thérèse de Lisieux. Ce sont ceux qui aiment qui en savent le plus long sur Dieu. C'est eux que le théologien doit écouter.
247.91 On ne pourra jamais s'habituer à Dieu. Plus on le regarde, plus on désire contempler... Le bonheur pour la créature d'être achevée en elle-même par quelque chose qui est infiniment plus grand qu'elle.
247.92 L'homme, en lui-même, est déjà un langage de Dieu, un discours qui révèle Dieu et qui est doué du pouvoir de répondre. - Mais Dieu avait caché en son cœur une ultime parole, comme une dernière carte lui permettant de gagner, alors que l'homme semblait avoir tout gâché et tout perdu. En présence du Verbe de Dieu, à la fois Dieu et homme, l'homme sera obligé de reconnaître que ce n'est pas lui qui a parlé ou imaginé quelque chose, mais Dieu, parce que l'homme laissé à lui-même, avec toutes ses pensées, tous ses systèmes, toutes ses philosophies n'aurait jamais pu concevoir l'idée d'une résurrection d'entre les morts. - Et l'homme comprendra aussi que cette action sur lui a été accomplie par un homme. Et Dieu ne pouvait l'accomplir que dans l'homme. La Parole divine est descendue verticalement, depuis le sommet suprême, jusqu'au plus bas, dans l'ultime vanité du temps vide et de la mort sans espoir. Elle s'est emparée de la mort, l'a enserrée, lui a arraché son aiguillon. - L'homme de la nouvelle Alliance a, dans le Christ, la mort du péché derrière lui, et la véritable vie vient vers lui comme son avenir.
247.93 La religion chrétienne est quelque chose qui nous vient d'en haut. Tout part de la libre initiative de Dieu et tout (y compris le monde et moi) est fondé par elle. Et tout chrétien doit l'apprendre, il n'existe aucun exercice pour forcer Dieu à venir et à se révéler au monde ou à moi-même.
247.94 Si on admet que rien dans le monde n'est créé sans le Verbe-Parole, alors l'essence la plus intime du monde repose sur le Verbe de Dieu et n'est intelligible que par lui. - Et alors même si l'homme refuse d'entendre la Parole, cela ne change rien à ce fondement, à sa nature intangible de créature qui est de se voir saisie dans un dialogue avec Dieu, qu'elle le veuille ou non.
247.95 Celui qui n'éprouverait pas jusqu'aux racines de son être le frisson devant l'être de Dieu... ne serait pas préparé à la contemplation de Jésus Christ. Il devrait se faire initier à ce mystère par l'Ancien Testament. Sinon on pourrait craindre qu'il ne vienne au Christ que comme un aveugle et un sourd... - Que l'être absolu de Dieu ait résolu de se présenter dans une existence humaine et soit en mesure d'exécuter réellement cette décision : voilà qui doit surprendre sans cesse et toujours plus profondément celui qui contemple l'existence de Jésus, comme quelque chose d'impossible, d'absolument stupéfiant.
247.96 L'athéisme est tout entier occupé par la libération de l'homme. - Libération de la raison hors des liens de la foi (Aufklärung). - Libération de l'homme aliéné par le travail, économiquement aliéné : pour un travail digne de l'homme (Marx). - Libération de l'individu à l'égard des chaînes de son propre passé non maîtrisé (Freud). - Libération de l'humanité à l'égard du cauchemar d'une idée de Dieu à laquelle on ne croit plus, mais qui est traînée comme un cadavre dans l'histoire du monde (Nietzsche). - Pour le chrétien, tous ces efforts de libération se lancent dans le vide.
247.97 Ce qu'il y a de plus profond dans le christianisme, c'est l'amour de Dieu pour la terre. Que Dieu soit riche dans son ciel, les autres religions le savent aussi. Qu'il ait voulu être pauvre avec ses créatures, qu'en son ciel il ait voulu souffrir à cause du monde, qu'il en ait même souffert et que, par son Incarnation, il se soit mis en état de montrer à ses créatures sa souffrance d'amour, c'est cela qui est inouï, qui n'a jamais été entendu jusqu'à présent.
247.98 La mort nous est donnée comme l'occasion de nous remettre sans réserve entre les mains de Dieu.
247.99 Le Christ a apporté quelque chose qui ne se trouve pas dans la nature humaine comme telle: la Parole, la Vérité, la Vie venant de Dieu.
247.100 "Heureux ceux qui ont un cœur de pauvre" : leur intérieur est si vide qu'ils sont tout entiers prêts à accueillir la volonté de Dieu et même sa venue dans leur vie... Rien n'occupant leur champ spirituel, ils sont de tout leur être disponibilité, sans condition ni calcul... comme cette Servante du Seigneur... qui ne répond qu'un oui aux interventions les plus inattendues de Dieu, comme cette pauvre veuve qui, dans le tronc, avait mis tout son avoir (Mc 12, 44).
247.101 La kénose (l'abaissement) du Fils restera toujours un mystère non moins insondable que la Trinité des personnes dans le Dieu unique.
247.102 Dieu n'est pas une forteresse à prendre d'assaut... Au contraire, il est une maison pleine de portes ouvertes par lesquelles nous sommes invités à entrer. Dans le château de l'être trinitaire, il est prévu de toute éternité que nous, qui sommes les autres, nous ayons part au vivant échange d'amour.
247.103 L'action décisive de Dieu pour nous n'a commencé que dans la vie terrestre de Jésus, et cette vie terrestre s'est terminée par un échec, et les actes décisifs ne se produisirent que dans la mort expiatrice de la croix, dans l'abandon de Dieu, dans la descente aux enfers et dans la résurrection le troisième jour. C'est librement que Jésus agit et souffre. - Dieu a pu risquer la création de créatures libres et celle d'un monde de l'agression. Que l'amour de Dieu soit plus inventif que la méchanceté rusée de l'homme, ce n'est pas une victoire déloyale du Créateur sur la créature, car l'amour l'emporte non pas sous le mode de la toute-puissance, mais sous celui de l'impuissance.
247.104 Dieu agit toujours par persuasion, jamais par contrainte (Irénée). Du fait que Dieu ne contraint pas la liberté, l'homme garde son pouvoir de décision face à la grâce, il peut la refuser et, dans ce cas, c'est lui-même qui, librement, choisit de se séparer de Dieu, ce qui signifie la mort.
247.105 Jésus est le prophète suprême à travers lequel Dieu parle à l'humanité.
247.106 Dieu peut se faire comprendre de l'homme sans difficulté.... Il se fait connaître de lui-même à l'homme d'une manière irrécusable... Comment moi qui ai créé l’œil, dit ce Dieu, pourrais-je ne pas voir, moi qui ai créé l'oreille, ne pas entendre (Ps 94, 9) ?
247.107 Dieu n'est jamais plus proche de nous que dans l'humilité et la pauvreté de l'indifférence, dans la disponibilité à la mort et dans le refus de toute tentative pour s'emparer de lui et se l'annexer.
247.108 Le cœur de la synthèse chrétienne, c'est la divinité du Crucifié, Jésus de Nazareth. La clef de l'énigme de l'existence humaine, c'est la possibilité que Dieu souffre avec (et pour) l'homme, dans l'Homme-Dieu. - Prétention du christianisme à être la réalité que rien ne peut dépasser, justement parce qu'il est la seule religion à soutenir que Dieu est allé jusqu'à se faire homme parmi les hommes dans sa propre création : il y a eu communion de souffrance de Dieu avec l'humanité.
247.109 Création : Dieu donne d'exister à quelque chose d'autre que lui. Et à certains êtres créés par lui Dieu donne aussi l'intelligence et la liberté. Par là, il renonce en quelque sorte à une part de sa toute puissance puisqu'il permet à des libertés de s'exercer en face de lui, éventuellement contre lui.
247.110 L'homme est la quintessence du monde. Il est doué de parole parce qu'il est lui-même une parole de Dieu, proférée par lui comme une invention unique. Et l'homme, invention unique de Dieu, est apostrophé par Dieu et convié par lui à lui répondre. - L'homme est ouvert à tout et à Dieu parce qu'il est choisi et qu'il accepte de répondre à la parole qui lui est adressée - cette parole qui lui donne l'être et son assise. L'homme n'est en sécurité que sur ce sommet ultime.
247.111 Quand la réponse fait défaut, c'est-à-dire quand du côté de l'homme l'histoire de Dieu avec lui est rompue, cette relation débouche sur une crise : pourquoi Dieu devrait-il gaspiller sa grâce pour celui qui, fondamentalement, n'en veut pas?
247.112 Ascension : le Verbe de Dieu, le Fils, retourne au Père pour préparer aux siens une place auprès de Dieu. Et qui, en définitive, ne fait pas partie des siens?
247.113 Jésus a reçu du Père, dans l'Esprit Saint, la mission dé révéler l'essence de Dieu et son attitude envers les hommes. Et cela, non pas unilatéralement, comme simple prise de parti de Dieu pour les pécheurs et les indigents, mais incontestablement aussi en révélant tous les autres attributs de Dieu : la colère de Dieu, par exemple, à propos de la profanation coupable du lieu de son culte, le dégoût que Dieu éprouve à devoir demeurer si longtemps parmi ces inintelligents, la tristesse et les larmes de Dieu sur Jérusalem qui a décliné son invitation et même, on peut dire, l'abandon des pécheurs par Dieu dans le cri d'abandon sur la croix... Toute l'existence de Jésus se tient au service de son annonce de Dieu.
247.114 La liberté infinie de Dieu dispose d'une infinité de voies ouvertes, Dieu a de multiples façons de tout faire concourir au bien de ceux qui l'aiment.
247.115 Le point ultime de la Révélation de Dieu, ce n'est pas le fait christologique, c'est la Trinité... dans son rapport dramatique avec le monde. Et la vie trinitaire de Dieu est révélée en Jésus Christ.
247.116 L'homme ne peut connaître le Dieu vivant que par la foi en Jésus Christ.
247.117 Ce qu'il faut d'humilité à Dieu pour s'abaisser dans la condition humaine.
247.118 La relation immédiate entre Dieu et l'âme ne peut jamais, pour le chrétien, faire abstraction du Christ et de l’Église.
247.119 Dieu vient à nous dans le Christ en une apparition sensible et humaine.
247.120 A notre question inquiète : "Est-ce que j'aime Dieu?", l’Écriture nous réplique : "Aimes-tu ton prochain? Qui n'aime pas son frère, qu'il voit, comment peut-il aimer Dieu qu'il ne voit pas?" Ainsi une chose est sûre : personne ne peut se tourner vers l'amour de Dieu par déception d'amour humain. Sinon, il tomberait sous le jugement de Péguy : "Parce qu'ils n'aiment rien, ils croient qu'ils aiment Dieu". Mais l'amour humain suffit-il à nous assurer de l'amour de Dieu? S'il s'agit d'un amour désintéressé, oblatif, alors Dieu n'est pas loin.
247.121 Dieu ne se laisse pas considérer du dehors d'une manière neutre; pour être saisi par lui, cela suppose qu'on soit admis dans la sphère sainte de l'Esprit, dans l'intimité sainte entre le Père et le Fils et que l'on participe à l'Esprit divin.
247.122 Les hommes qui se sont remis de tout à Dieu sont aussi par Dieu complètement pris en charge et complètement accomplis. - Marie : son être et ses actes sont uniquement au service de son Fils. Il est au centre.
247.123 Drame de l'homme : il ne peut échapper à sa relation verticale à l'absolu, sans pouvoir la captiver magiquement pour l'enfermer dans sa propre finitude... La nostalgie de l'absolu est le cœur de l'homme... Si l'homme refuse Dieu, il ne trouve que lui-même affronté au temps et à la mort. L'existence de l'homme est alors pathétique : sans cesse confronté à la profondeur énigmatique de l'existence.
247.124 De toute éternité, Dieu ne veut qu'une seule et unique chose : ouvrir l'homme à son amour. C'est à cette fin qu'il a créé le monde.
247.125 L'homme n'aura pas fini d'apprendre son métier d'homme tant qu'il n'aura pas réussi à concilier, aussi parfaitement que possible, l'attitude qui le tient courbé vers la matière et l'attitude droite, le regard levé vers Dieu.
247.126 Dieu s'est abaissé jusqu'à écrire un livre d'enfants à notre usage : la Bible.
247.127 Le phénomène effrayant de l'athéisme moderne pourrait être, entre autres choses, une disposition de la providence pour ramener de force la chrétienté à une manière plus haute de penser Dieu.
247.128 Le péché originel est la perte des rapports réciproques d'amour qui existaient entre Dieu et l'homme. L'homme n'a plus la possibilité de "devenir enfant de Dieu'"(Jn 1, 12), mais il ne veut pas et ne peut pas y renoncer. Car il est destiné à participer à la vie divine, et il a perdu ce privilège quand il chercha à posséder sans Dieu ce qu'il ne pouvait avoir que par Dieu et en Dieu. Ainsi se prolonge nécessairement le péché qui a eu lieu une fois. L'homme s'efforce de reconquérir par ses propres moyens son privilège perdu. Il se passe là ce qui se passe dans les relations entre humains : l'offenseur ne peut pas arracher son pardon à l'offensé; et plus il cherche à l'obtenir de force par des actions pressantes, plus il enfreint la loi de l'amour réciproque. L'homme ne peut pas cesser de se chercher religieusement, pour tirer de lui-même un ordre harmonieux du monde dans lequel Dieu aussi est reconnu à sa vraie place; mais tout cela par les forces propres de l'homme qui refuse de reconnaître son impuissance totale à restaurer son rapport avec Dieu hors de la grâce de Dieu.
247.129 Il m'est demandé le courage de dire oui à toute parole de Dieu qui peut concerner ma vie... Plus l'homme est sans défense, plus il est ouvert sur Dieu et pour Dieu, plus la force de Dieu peut se répandre et habiter en lui.
247.130 Aucune technique ne saurait arracher à Dieu la moindre parole de révélation; il ne la profère qu'avec une liberté souveraine et attend de celui qui la reçoit le oui simple de la foi.
247.131 Dieu est le fondement mystérieux dont nous sommes issus sans qu'on nous ait demandé notre avis et auquel nous finirons par retourner.
247.132 Dieu se révèle à l'homme en vertu de sa propre initiative divine libre... Et c'est seulement en présence de l'Amour absolu que l'homme est amené à sa vérité et, par là, à son intelligibilité... L'homme ne peut se comprendre sans l'acte libre de Dieu qui se révèle... Dieu n'est jamais tout à fait extérieur à l'homme... Le christianisme a dévoilé à l'homme une voie inespérée vers son achèvement qui, en dehors de Dieu, avait toujours échoué; mais c'est une voie qui a comme présupposé la foi en la résurrection du Christ et contrarie ainsi la raison, les conviant à un duel sans cesse renouvelé.
247.133 Il est venu d'en haut pour donner ici-bas une réponse aux questions que tous se posent, il est capable de donner au fini le poids total de l'éternité. Il peut communiquer à tous quelque chose de ce poids d'éternité et de cette plénitude de valeur en face de Dieu... Ou bien l'homme se réjouit de la lumière de Dieu ou il se lamente sur sa finitude... La mortalité n'est pas la fin de tout.
247.134 Il me semble naïf et superficiel de vouloir simplement supprimer tout ce qui est dit du jugement de Dieu dans la Bible (Ancien et Nouveau Testament)... Le jugement de Dieu est inexorable sur tout ce qui n'est pas conforme à la sainteté et à l'amour divin. La colère de Dieu et son amour en fin de compte ne font qu'un. Chose effroyable que de tomber aux mains du Dieu vivant quand le Seigneur jugera son peuple (He 10, 30-31). Chose effroyable pour ceux qui ne veulent pas lui appartenir car, pour les autres, qu'y a-t-il de plus beau que de tomber aux mains du Dieu vivant?... La croix est un jugement qui tombe sur le péché qui est la réalité anti-divine du monde. Le Christ a été fait péché : non pas punition d'un innocent à la place des coupables, mais concentration volontaire en Jésus de tout ce qui en ses frères s'oppose à Dieu. (Substitution : pro nobis). Prise en charge de notre faute... Au centre de la croix : sans aucun doute l'expérience du délaissement par Dieu, expérience du péché livré aux mains de la justice divine, au feu de la sainteté de Dieu. Pour que le Christ puisse connaître ce rejet, il a dû en quelque sorte s'identifier avec le péché des autres. Le Christ ne veut plus distinguer entre lui-même, l'innocent, et ses frères coupables. Spontanéité souveraine de Jésus qui prend sa croix sur lui (Lc 8, 23; 14, 27), croix dont le poids est sans proportion avec ses seules forces humaines. Elle l'écrasera, et plus spirituellement que corporellement.
247.135 Si l'incompréhensible "folie" de Dieu est au centre de la révélation, que seront alors les dogmes sinon autant de garde-fous qui surveillent l'intégrité du mystère? On pourrait les multiplier à loisir, on pourrait aussi - et ne serait-ce pas par hasard l'avenir de la théologie dogmatique? - les simplifier, les faire coïncider et se pénétrer mutuellement puisqu'ils ne sont que des illustrations variées d'un seul et même mystère. Nous croyons que Dieu est un en trois personnes, car s'il n'était pas en lui-même l'amour absolu, il ne serait qu'un égoïste qui ramène tout à sa propre gloire, ou alors, s'il devait aimer le monde, il en dépendrait et cesserait d'être Dieu. La croix du Seigneur est l'apparition chez nous de ce Dieu si dissemblable à nous dans son amour abyssal, et l'histoire ne rétrécira pas cet abîme, au contraire, elle le fera voir et valoir.
247.136 Ne vaut-il pas mieux, en fin de compte, renoncer à réfléchir sur Dieu et à parler de lui s'il reste toujours l'Inconnu même et surtout lorsqu'il se révèle? Nous n'en avons pas le droit puisqu'il est venu à nous à travers des événements - qui ont atteint leur point culminant en Jésus Christ - avec une puissance (ou une impuissance) où il se montrait tellement soucieux de se livrer, de ne pas s'imposer, de nous appeler, que nous pouvons comprendre une chose : il veut exister pour nous, nous cacher dans les profondeurs de son propre amour divin. Jésus nous apprend à nous adresser à cet amour comme à un Toi... Nous pouvons et devons nous livrer inconditionnellement à lui, c'est ce qu'exige de nous l'ensemble de la Bible avec une insistance croissante, et l'exigence est légitime à cause de la preuve que Dieu a manifestée de son amour pour le monde.
247.137 La pensée ultime, et donc aussi la pensée première, du Créateur lorsqu'il envisagea le monde et l'homme fut la "récapitulation" (Saint Irénée, saint Paul) de tous les êtres terrestres et célestes sous un seul Chef, le Christ (Ep 1, 10). Créer l'homme, pour Dieu, c'est se pencher avec un amour personnel infini sur cette créature nouveau-née pour lui insuffler cet amour et susciter sa réponse, un peu comme fait une mère qui, de la force personnelle de son cœur, éveille dans son enfant une réponse d'amour comme une véritable création.
247.138 Tout homme qui veut vivre chrétiennement doit d'abord être mort avec le Christ dans la relation immédiate à Dieu. C'est pourquoi les envoyés de Dieu viennent toujours de quelque manière du désert. Le Christ vient de trente ans de vie cachée, de quarante jours de combat au désert dans la relation immédiate avec Dieu. Le Baptiste vient du désert, Paul vient de trois années passées en Arabie... Et celui qui, fatigué et découragé par le bavardage vide de prière, si fréquent dans la chrétienté actuelle, sort comme Élie dans le désert, peut se trouver soudain devant l'Horeb, la montagne de Dieu, où il a le droit de rencontrer Dieu directement pour être envoyé à ses frères avec de nouvelles missions.
247.139 Dieu prouve sa liberté en se révélant. Et il se révèle comme libre et personnel. Ce faisant, il révèle le sens d'éternité de l'être humain. Dieu se révèle d'une manière scandaleuse par le libre choix d'un peuple exclusif des autres). Dans la nouvelle Alliance, l'exclusivité n'est pas supprimée bien que maintenant la totalité des "peuples" soit conviée à entrer dans l'Alliance. Cette Alliance est exclusive maintenant justement parce qu'elle inclut tous les peuples. Dieu est toujours celui qui choisit souverainement dans l'amour (et il choisit tout le monde). Et il garde pour lui, comme son secret d'amour, sa manière mystérieuse d'inclure tous les peuples, et donc toutes les philosophies et toutes les religions, dans son Alliance exclusive.
247.140 Même si l'homme reste muet en face de Dieu, cela ne change rien au fait que le fondement de sa nature, qu'il le veuille ou non, soit engagé dans un dialogue avec Dieu.
247.141 Dieu est venu là où personne ne l'attendait. Il n'est pas venu au-devant des spéculations des sages et des docteurs et des religions, il n'est pas venu dans la gloire, le tonnerre et la tempête ; il est venu là où personne ne l'attendait : dans la chair qui est faiblesse. C'est elle que Dieu choisit pour exprimer la puissance et l'impuissance de Dieu qui assume tout ce qui est faible et transitoire.
247.142 Que se passe-t-il quand l'homme organise le monde sans Dieu? C'est le collectivisme ou le nazisme, ou le culte du dictateur. On sacrifie l'existence individuelle à l'humanité collective. Il faut que les gens meurent aujourd'hui pour des lendemains qui chantent.
247.143 Par sa "Parole", dans sa révélation surnaturelle, Dieu a la puissance étonnante d'exprimer son altérité abyssale d'une manière intelligible et appropriée au monde, donc sans cesser d'être l'Inconcevable.
247.144 Il y a en Dieu vie éternelle, ce qui signifie surprise éternelle, et il en sera de même pour nous.
247.145 Dieu tient parole même quand l'homme, son enfant et sa créature, le renie. La rupture est alors si profonde que Dieu pourrait presque être tenté de renier l'homme, son enfant, qui le renie. On découvre de telles cassures dans l'ancienne Alliance. Un jour, "Dieu se repent d'avoir fait l'homme sur la terre" (Gen 6, 6). "Il se repent d'avoir donné la royauté à Saül" (1 Sam 15, 11). "Il se repent du bien qu'il a fait à Israël" (Jr 18, 10). Et cependant, après cela, il se repent encore de s'être repenti et il va jusqu'à conclure une alliance éternelle avec Noé (Gen 9, 15) et il promet une alliance éternelle avec Israël (Jr 26, 3) parce que "les dons et l'appel de Dieu sont sans repentance" (Ro 11, 29), au-delà de tous les fossés historiques de réprobation et de rejet, de reniement. - L'homme est si près du cœur de Dieu que le refus de l'homme de poursuivre le dialogue avec lui brise le cœur de Dieu. Et parce que Dieu est fidèle à sa parole, même quand on le renie, il maintient intactes ses dispositions intérieures même dans l'état de rupture. Jésus Christ est l'Alliance intacte et le dialogue impossible à rompre, en qui Dieu place tout ce qui est sujet à brisure.
247.146 Dieu nous a créés de telle sorte que, pour être nous-mêmes, nous devons entendre la Parole de Dieu. Il nous en a donné le pouvoir avec le devoir... Avec la foi, Dieu nous a donné le pouvoir de l'entendre... Et toutes nos petites excuses n'y changent rien... La table de la foi demeure toujours garnie, que l'invité se présente ou se dérobe sous mille prétextes et excuses.
247.147 Dieu n'est pas un dompteur qui fait faire aux âmes des prouesses extravagantes, mais un amoureux qui ne veut rien d'autre qu'un grand amour, qui reçoit en souriant ce que cet amour lui offre comme une trouvaille, mais rejette tout ce par quoi l'homme, si secrètement que ce soit, veut faire l'important devant lui.
247.148 Le Christ a quitté l'infini de la "forme de Dieu"; il s'est risqué dans la finitude et le vide du temps... pour se confier à la volonté du Père qui lui était donnée à chaque instant, sans que l'éternité lui fournisse aucune sécurité. Ce n'est pas lui qui décide de l'heure, ce n'est pas lui qui la connaît; le Père seul l'a en son pouvoir. Il se laisse conduire avec la patience qui caractérise l'attitude fondamentale du chrétien dans la foi, l'espérance et la charité, comme une indifférence orientée vers le Père. En émergeant ainsi de l'éternité dans le temps, le Fils de l'homme a connu l'angoisse et de ce fait il a traduit en langage humain quelque chose de divin, d'inaccessible (car c'est cela la Révélation : nous rendre accessible ce qui en soi est inaccessible) : les affres, le tremblement de Dieu pour le monde, sa création, qui menace d'être perdu pour lui. Et qui voudrait objecter que cela est incompatible avec l'éternité bienheureuse de Dieu, aurait une bien pauvre idée de Dieu.
247.149 L'homme est capable de percevoir le Dieu qui le rencontre et qui se révèle à lui. L'homme a été créé et équipé par la nature, en tant que créature, pour rencontrer et trouver Dieu en toutes choses, et par conséquent pour pouvoir aussi trouver. C'est cela la nature véritable de l'homme.
247.150 La patrie après laquelle l'homme soupire, c'est Dieu. Ce n'est pas l'homme qui est chez lui dans le monde, c'est le monde dans l'homme. Et il est là pour l'homme... Quand l'homme a atteint son but, le monde atteint le sien avec lui. Mais il ne s'agit pas d'un changement de lieu, comme si l'homme devait sortir du monde pour passer à Dieu, mais c'est lui et le monde qui est sien qui changent d'état... Telle fut dès l'origine l'intention Du Créateur : que la créature soit pleinement elle-même quand elle est en Dieu, que l'homme soit pleinement libre lorsqu'il demeure dans la liberté éternelle.
247.151 Obéir à Dieu et se tenir prêt à accomplir sa volonté se trouve inscrit dans la constitution foncière de la créature. Et pourtant ce n'est possible que par Jésus : "Hors de moi, vous ne pouvez rien faire" (Jn 15, 5).
247.152 Dieu ne pourrait pas être Seigneur s'il n'avait pas la liberté d'être aussi serviteur.
247.153 Au fond le credo est une prière, une adoration... On ne peut parler de Dieu de façon neutre. Ou bien on consent à son existence et on se soumet à sa souveraineté, ou bien on le nie, et alors (puisqu'il n'existe pas), ce n'est pas la peine d'en parler.
247.154 Le vrai Dieu ne peut se rencontrer que dans la stupéfaction. Le Christ appelle ça le "trésor caché" que seuls trouvent les pauvres en esprit... Qui se vante d'être riche n'a encore rien compris... Tout commence vraiment par une ignorance devenue consciente d'elle-même par la réflexion.
247.155 La vie éternelle des créatures spirituelles ne saurait consister en une simple "vision" de Dieu... Dieu n'est pas un objet, mais une vie constamment actualisée dans l'éternité... La créature doit vivre au ciel non en face de Dieu, mais dans son intimité... Il y a identité substantielle entre la vie terrestre de la foi et la vie de l'au-delà.
247.156 Le Dieu caché de Paul est visible dans sa création; Lui qui dépasse infiniment le monde n'est loin d'aucun homme et il veut être cherché avec nostalgie constamment et à travers tout.
247.157 Pour oser faire le saut en Dieu, l'homme doit tenir la main du Seigneur Jésus. Ce saut suppose la totalité de l'homme; celui qui, sans hésiter, laisse à Dieu toute la place, celui-là peut être sûr de Dieu, tout obtenir de lui.
247.158 Le jugement dernier ne veut pas dire que ce jour-là chaque individu particulier se verra rempli de confusion devant les autres. La situation de profonde confusion du pécheur le concerne lui seul, devant Dieu seul. Dans le jugement particulier, on dépose tout sentiment d'envie ou de joie maligne vis-à-vis des autres; par ce jugement de Dieu, on ne peut plus considérer le monde et son histoire et les autres qu'avec les yeux de Dieu.
247.159 Au ciel, chacun saura enfin qui il est en réalité et pourra ainsi pour la première fois faire de lui un don absolument unique. Mais ce don sera commun à tous si bien que nous plongerons éternellement non seulement dans les profondeurs toujours nouvelles de Dieu, mais aussi dans les profondeurs inépuisables de nos compagnons de création, les anges et les hommes. Non pas comme si tout pouvait être embrassé d'un seul regard, comme si dans une sorte d'indiscrétion on pénétrait tout au point de ne rien laisser à découvrir. Cela n'est pas possible parce que Dieu est liberté infinie et que toute personne créée participe à cette liberté qui ne peut être connue que si elle s'ouvre elle-même. C'est pourquoi le ciel sera le contraire de l'ennui.
247.160 L'homme ne peut en définitive s'achever lui-même sans que Dieu s'ouvre librement à lui... On ne peut forcer le Dieu absolu à ouvrir par grâce son domaine intime. La noblesse de l'homme, c'est que sa liberté soit ordonnée à ce domaine le plus libre qui soit... L'homme est un être qui cherche l'absolu à tâtons (Ac 17, 27), Dieu se réservant de venir au-devant de cette recherche pour la mener à son achèvement quand il le veut et sous la forme qu'il veut.
247.161 Si l'on est insensible à la beauté, on peut passer devant le plus pur chef d’œuvre sans le remarquer... Refuser une œuvre d'art est relativement sans conséquences. En revanche, rejeter la parole significative et décisive de Dieu peut devenir jugement pour celui qui s'en détourne librement... Le drame humain : essentiellement, il s'agit toujours de s'ouvrir ou de se fermer à une illumination de l'existence.
247.162 Il appartient aux grands bienfaits de Dieu qu'aucun homme ne se voit tel qu'il est; même s'il se regarde dans un miroir, il se voit transformé dans le miroir. Les autres découvrent de lui beaucoup de choses qu'il ne sait pas, mais par contre ils ne savent que peu de choses de ce que lui-même sait de lui.
247.163 Le désir de Dieu... ne peut être une volonté de puissance qui chercherait à prendre possession de Dieu, mais une volonté de se livrer, de se laisser saisir par lui.
247.164 La vérité, c'est que Dieu est mort par amour pour le monde, c'est que la nuit de la croix de Jésus Christ est la lumière pour l'humanité, donc pour moi. Toutes les sources de la grâce jaillissent de cette nuit. Tout ce que je suis, en tant que je suis plus qu'un être éphémère sans espérance, dont la mort anéantit toutes les illusions, je le suis par cette mort qui me donne accès à la plénitude de Dieu. Je fleuris sur la tombe du Dieu qui est mort pour moi, j'enfonce mes racines dans le sol nourricier de sa chair et de son sang.
247.165 L'enfant qui naît sort, sans résister, de la Parole de l'origine. Celui qui, à l'heure de la mort, ne résiste pas à l'amour de Dieu retourne dans la Parole de l'origine, qui lui était antérieure. Le mouvement circulaire de l'homme sortant de Dieu pour retourner à lui n'est possible que parce qu'il s'inscrit dans la trajectoire du Verbe incarné qui, de sa naissance à sa mort, s'est déroulée en Dieu. Avec cette différence toutefois que l'homme qui est pécheur et s'est détourné de Dieu devra nécessairement être purifié par la grâce du Verbe et passer au creuset du purgatoire afin de retrouver la plénitude que Dieu avait voulue pour lui, la plénitude de son moi véritable.
247.166 Nous confessons Dieu le Père comme créateur du ciel et de la terre. On pourrait douter de la paternité de Dieu quand on jette un regard sur les horreurs de ce monde. L'assertion ne devient tolérable que lorsqu'on ajoute la suite : que ce Dieu n'est pas quelqu'un qui regarde d'en haut et du dehors, mais qu'il envoie en ce monde son Fils bien-aimé, et même le livre au supplice, afin de partager en lui toute la douleur du monde et la transfigurer du dedans.
247.167 Être pratiquant, ce n'est pas seulement suivre les voies sociales de l'année liturgique chrétienne et son cycle de dimanches et de fêtes avec présence à la messe. La pratique chrétienne se joue tout autant dans les voies (inconnues à l'avance) du destin personnel dont on prend particulièrement conscience aux jours de joie, mais sans doute plus intensément encore aux jours d'épreuves. Le chrétien est alors mis en demeure, et rudement, de donner effectivement à son existence le sens de tendre à Dieu. Il se heurte à ses limites, ressent son impuissance et est profondément déçu de soi et de sa vie; fauché par la mort, un être cher l'a quitté; un autre l'a traîtreusement abandonné; une bise glaciale souffle sur l'endroit vide et il s'agit de se décider pour Dieu ou pour le néant. Plus efficace encore est l'effet d'humiliations que le Seigneur a promises aux siens comme grande grâce et qui doivent toujours nous rappeler son souvenir. "Le disciple n'est pas au-dessus de son maître" (Mt 10, 24). Elles sont le signe que le Seigneur et Maître n'a pas oublié son serviteur.
247.168 L'homme. Qui donc est-il? Un incompréhensible mélange qui tient à la matière par le bas et tire son origine de Dieu par le haut.
247.169 L’Écriture. Par les actions passées de Dieu nous pouvons apprendre à mieux connaître le sens de ses actions présentes et futures.
247.170 Dieu veut être aussi bien un Dieu proche qu'un Dieu lointain. Il n'est au fond lointain que pour ceux que l'orgueil ou le scepticisme tiennent loin de lui, tandis qu'il est le Dieu proche pour les humbles, pour ceux qui sont prêts à l'entendre.
247.171 Comme homme, le Christ ne peut pas par lui-même ressusciter; c’est le Père qui, comme Dieu des vivants (Ro 4, 17), réveille le Fils d’entre les morts afin que, de nouveau uni à son Père, il envoie dans l’Église l’Esprit de Dieu.
247.172 Il s’agit pour l’homme de rencontrer dans sa vie le Dieu vivant et de soutenir le choc de cette rencontre. Il doit, en renouvelant son oui, se laisser prendre par Dieu et se laisser mettre à l’abri en lui, donner à sa Parole la prédominance sur sa vérité propre et, dans toutes ses occupations et ses soucis profanes, se laisser conduire par Dieu. L’homme vit alors dans la prière, dans la joie et dans la vérité.
247.173 ar le fait chrétien… une énergie a été enfouie dans le monde d’une manière définitive et insurpassable, énergie qui tend vers l’avant avec plus de vigueur que tout projet utopique concevable à partir du monde. Car par la résurrection des morts, le Christ dépasse d’avance le monde et ses utopies les plus extrêmes… Quelle utopie terrestre serait capable de nous ramener le passé, la mort, les milliards de morts qui nous ont précédés, et pire encore, leurs affreuses souffrances, incompréhensibles en elles-mêmes, absurdes pour le monde, et d’en faire l’avenir et la « bienheureuse espérance de la gloire » (Ti 2, 13)? Et cette espérance la plus utopique… est réellement enracinée dans les cœurs des croyants par la résurrection de Jésus, qui n’est pas un mort quelconque, mais celui que Dieu « a fait péché » (2 Co 5, 21), celui dont le « règne » vise la destruction du « dernier ennemi », la mort (1 Co 15, 26).
247.174 La connaissance de Dieu consiste avant tout à savoir que nous ne connaissons pas ce qu’est Dieu (l’essence de Dieu). Dieu qui demeure toujours caché s’est manifesté à nous par l’intermédiaire du monde créé. Nous ne pouvons pas disposer de Dieu et de sa révélation.
247.175 L’homme est en route pour se soumettre le monde et l’humaniser. Mais seul le chrétien peut voir qu’une mise en valeur du monde et une humanisation purement terrestre ne peuvent en aucun cas constituer une fin ultime satisfaisante pour l’homme individuel ou social. Tout l’effort naturel de l’homme tend vers une fin qu’il ne peut atteindre par ses propres forces… L’homme a besoin d’un autre (Dieu) pour s’achever, pour parvenir à sa vérité propre.
247.176 Le christianisme est d’abord un don de Dieu aux hommes. Et parce que Dieu n’a rien d’un donateur mesquin, c’est le don le plus merveilleux qu’on puisse imaginer… Voici que je vous annonce une grande joie… La seule attitude critique valable de la part de celui qui reçoit ce don est celle d’un coeur comblé qui… s’empresse de dire merci… Pour recevoir ce don, il faut se faire soi-même tout entier oui, merci, accueil.
247.177 La Parole de Dieu a retenti une fois, au centre du monde, dans la plénitude des temps, elle apparaît avec une telle force que c’est tous qu’elle vise et à tous qu’elle s’adresse. Et tous sont atteints aussi immédiatement, aucun n’est défavorisé par quelque éloignement temporel ou spatial. Sans doute une poignée d’hommes sont devenus les partenaires de Jésus dans ses entretiens sur terre, et nous pourrions les envier pour ce bonheur, mais ils se comportèrent tout aussi lourdement et maladroitement dans ces entretiens que nous et tout autre l’aurions fait. Ils n’avaient… aucun avantage sur nous; au contraire, ils voyaient la manifestation terrestre et extérieure du Verbe, et cet aspect leur cachait dans une large mesure le côté intérieur divin.
247.178 L’homme est pour lui-même une énigme qui a besoin de Dieu pour être résolue.
247.179. Il y a un oubli coupable de Dieu, une ignorance plus ou moins voulue de Dieu. C’est de cet oubli coupable que jaillit l’idolâtrie, et dans celle-ci les faux dieux ne sont rien d’autre que la projection de ses propres désirs qui évincent le Dieu devenu gênant : c’est la rupture du lien d’alliance nuptiale avec le vrai Dieu. Il y a ensuite un rejaillissement du péché fondamental sur le domaine de la vie, au plan politique comme au plan social, puisque le Dieu de l’alliance détermine la vérité profonde de l’homme.
247.180 Non seulement nous tendons de la terre au ciel, mais nous sommes, comme chrétiens aimants et croyants, essentiellement auprès de Dieu.
247.181 Dieu, le Seigneur, respecte la liberté humaine qu’il a créée. Il ne fait qu’offrir, il n’impose pas…. Mais cette offre inlassable atteint ses fins en dépit de toutes les résistances de notre mauvais vouloir. Entre la liberté humaine et l’offre divine intervient le mystère : Jésus peut répandre dans les âmes son Esprit qui les délivre de leur obstination à demeurer dans l’esclavage et les conduit à la liberté du consentement. Mystère de l’action conjointe de l’impuissance et de la toute-puissance divines. Mystère aussi de la volonté de Dieu de n’accomplir qu’avec l’homme son œuvre à l’égard de l’homme et de ne pas opérer le salut universel sans aide, sans l’Église, mais surtout l’Église vraiment docile et sainte.
247.182 L’existence humaine est un drame. Dieu en assume la responsabilité, bien qu’il ne soit pas en cause quand l’homme, dans l’exercice de sa liberté, se met à jouer de travers, ce qui n’empêche pas d’ailleurs que Dieu maintienne l’intention qui est la sienne depuis l’origine. En face, se tient l’homme… laissé à sa propre liberté, condamné à la liberté…, l’homme à qui est accordé le pouvoir de constituer ce qu’il est capable d’être non pas cependant en dehors de la liberté divine, mais au contraire seulement en elle et avec elle : signe à la fois de grandeur et d’indigence. Enfin, entre les deux se trouve le Médiateur… qui doit s’accorder avec chacune des deux parties sans trahir pour autant l’une ou l’autre… Il est lui-même la péripétie dominante de la pièce; il ne s’ensuit pas du tout que le reste du jeu se déroule mécaniquement à partir de là; ce qui se dévoile peu à peu, ce sont des aspects toujours neufs, intenses et inattendus de cette péripétie… jusqu’au dénouement du dernier acte.
247.183 Dieu le Père n’a pas considéré sa divinité comme un privilège exclusif mais il l’a partagé depuis toujours. Puis autre surabondance de l’amour de Dieu : la création et l’histoire du salut. Nouvelle surabondance : le Fils choisit de ramener à son Père la créature dotée de liberté, qui a résolu par cette liberté même de s’éloigner de Dieu. Et puisque Dieu ne reprend pas ce qu’il donne, son Fils est absolument impuissant face à la volonté perverse de l’homme qui le charge, tel un véritable bouc émissaire, de tout le poids de l’iniquité du monde. Le drame de la croix se poursuit le samedi saint lorsque le Fils… accepte de descendre auprès des morts pour être en communion avec les hommes de toujours et de partout.
247.184 La colère de Dieu, c’est sa bonté retournée contre le mal… C’est pour ainsi dire la croix du Père que d’être contraint de donner de lui cette image, jusqu’à ce que le Fils sur la croix en dévoile le sens dernier… Colère et amour n’ont qu’un but dernier qui est le salut de l’homme. Dans l’ancienne Alliance, Dieu apparaît comme le fouleur du pressoir (Is 63, 2 s.), tout maculé du sang des nations qu’il piétine dans sa colère. Mais dans la nouvelle Alliance, le Fils prendra sur lui-même l’effet de la vengeance : c’est lui le raisin foulé.
247.185 La Révélation de Dieu vient, on le sait, par l’intermédiaire de certains hommes, dont on peut dire que, comme prophètes ou visionnaires, ils possèdent de Dieu une connaissance autre et plus expérimentale que ceux qui "viennent à la foi pour avoir entendu la prédication" (Ro 10, 17).
247.186 Il n’existe pas entre l’homme et Dieu un équilibre obtenu une fois pour toutes. Sans cesse l’homme doit se laisser surprendre, désarmer, vaincre par Dieu. Et plus il expérimente combien l’amour de Dieu est sans mesure, plus les exigences de cet amour dans sa vie lui paraissent grandes. Cependant l’homme n’est nullement délaissé et perdu dans son abandon à Dieu. Au contraire, Dieu le Père, dans le Fils incarné et par la conduite de l’Esprit Saint, ménage à l’homme des degrés vers lui et l’habitue à vivre dans le monde divin.
247.187 Dieu, conformément à sa nature divine, et avant tout dans sa révélation historique, détient la pleine initiative dans le rapport de la créature avec lui, parce que c’est lui qui dit qui il est et comment on doit se comporter envers lui.
247.188 Le Dieu qui se révèle en Jésus Christ est le Père miséricordieux de tous ceux qui le cherchent avec un cœur sincère, quelle que soit la religion à laquelle ils appartiennent; le Fils de Dieu, par amour de Dieu et des hommes, est mort dans sa passion pour expier les fautes de tous et, dans sa résurrection, il leur a ouvert la voie à la vie éternelle.
247.189 Un commandement ou une défense venant de Dieu ne peuvent être considérés comme une contrainte injuste que si l’homme confère à son propre désir la valeur d’une norme absolue.
247.190 Le rythme incessant de conversion et de rechute scande l’histoire d’ Israël : signe que l’unique nécessaire, l’écoute docile de la parole de Dieu (Lc 10, 42), est chose difficile parce que l’homme ne supporte pas de ne s’attacher qu’à Dieu…. mais se crée sans cesse un sol sous ses pieds pour se tenir debout.
247.191 La révélation divine est parvenue aux hommes dans le Christ. C’est une parole décisive sur les hommes et sur le monde. Une parole que Dieu seul pouvait prononcer. Même si Jésus vient dans le monde, sa parole n’est pas une parole humaine parmi d’autres paroles humaines; la parole de Dieu prend forme humaine mais pour révéler, dans cette forme, le Dieu que personne n’a jamais vu (Jn 1, 18). Dans la parole humaine apparaît l’incommensurable de Dieu. Il se cache tout en apparaissant. Le libre discours de Dieu sur lui-même, l’homme ne peut pas le déduire de ce qu’il sait par ailleurs. Pour percevoir cette parole qui vient de Dieu, l’homme n’a pas la faculté naturelle nécessaire pour la recevoir. Pour recevoir la parole de Dieu, il faut une grâce de Dieu : la foi. En croyant, l’homme peut comprendre et, comme croyant, il peut chercher toujours à comprendre plus profondément. Mais quand le croyant a compris la parole de Dieu, il n’a pas encore compris Dieu tel qu’il est en lui-même. La parole humaine de Dieu n’est pas encore Dieu lui-même.
247.192 Il faut faire attention quand on parle de vision de Dieu dans le ciel parce que Dieu n’est jamais un objet saisissable en plénitude. Si on veut garder ce terme de vision, on doit parler dialectiquement de présence suprême de ce qui dépasse toute compréhension.
247.193 Comment concilier la souffrance du monde avec la bonté de Dieu? Une solution théorique du problème est exclue : une vue totale de ce mystère nous est refusée tant que nous luttons. Nous est uniquement accordé le regard sur le Crucifié délaissé par Dieu, comme si dans ses ténèbres intérieures reposait la lumière qui éclaire tout. Le silence sans réponse à la question (« Père, pourquoi m’as-tu abandonné? ») ne détruit pas la foi du Fils dans le Père… La souffrance de ce monde se trouve tout près du cœur de Dieu… C’est une illusion d’optique de penser que la souffrance se passe ici-bas et que là-haut, un Dieu dans sa béatitude la regarde, désintéressé. Tous les poings de l’homme révolté contre le ciel pointent dans la mauvaise direction… L’amour de Dieu a depuis toujours assumé d’avance toute la souffrance.
247.194 Le tout de ce que Dieu a à dire au monde a été exprimé en un seul homme, en une seule Église.
247.195 Malgré sa supériorité souveraine à l’égard de tout le créé, y compris le ciel, le Dieu de la révélation biblique veut se rendre si concrètement auprès de l’homme qu’il ménage avec lui une rencontre en un point du monde qu’il a lui-même choisi, en un lieu qu’il marque de sa présence.
247.196 Pouvons-nous refuser à Dieu la capacité de se révéler au monde comme il veut ? "L’homme psychique n’accueille pas ce qui est de l’Esprit de Dieu" (1 Co 2, 14).
247.197 Regarder l’amour du Christ ne signifie pas nier les fautes du prochain. Le Samaritain doit voir les plaies qu’il lui faut panser… De même qu’un éducateur doit voir les lacunes de la science et des aptitudes de l’enfant pour pouvoir accomplir son œuvre, le chrétien doit voir avec réalisme ce qui est contraire à Dieu partout dans le monde.
247.198 Dieu ne veut pas accomplir sans nous ses œuvres les plus personnelles.
247.199 Il faut remarquer que toutes les paroles du Seigneur admettant la possibilité d’une perdition éternelle sont d’avant Pâques. Après Pâques, saint Paul nous dit : "Si Dieu est pour nous, qui sera contre nous?" … Dieu s’arrange pour que la grâce ait plus de poids que le péché… Le Fils peut préserver tous les hommes, Adam n’a pu en garder aucun. Aussi le Fils, selon la doctrine des Pères, a sauvé Adam lui-même et l’a retiré de l’enfer… Dieu n’aurait pu confier aux hommes leur liberté s’il n’avait pas, dans sa liberté divine, assuré sa victoire sur le monde. Et par ailleurs, s’il y a amour véritable à l’origine, le don de la liberté est absolument requis.
247.200 Dieu veut rencontrer l’homme réellement et entretenir des relations avec lui comme avec un partenaire authentique… L’intention fondamentale de Dieu : s’ouvrir lui-même à l’homme autant que celui-ci en est capable.
247.201 Ce qui constitue l’être le plus intime de l’homme, c’est qu’il est ouvert à Dieu, par une grâce provenant de Dieu même.
247.202 Peut-on faire une quelconque expérience de Dieu? Car si je ne le rencontre nulle part dans mon existence, comment puis-je croire en lui?… On ne ne peut pas faire l’expérience de Dieu comme d’une chose du monde ou même comme d’un autre homme… Dans la révélation biblique, ce n’est pas l’homme qui cherche Dieu, c’est Dieu qui vient rencontrer l’homme. Dieu ne se révèle jamais en réponse à la demande d’un homme, à son désir d’une révélation divine. C’est Dieu qui va vers Abraham avec une promesse que celui-ci n’attendait pas; il va vers Moïse avec une tâche que celui-ci n’espérait pas, qu’il ne souhaitait pas, qu’il refuse même avec entêtement (au point que Dieu se fâche); il va vers Isaïe à qui la vision de sa gloire fait crier : « Malheur à moi, je suis perdu »; et lui aussi reçoit une mission pénible et pleine de désagréments… Au fond tout se passe comme si ce n’était pas l’homme qui doit faire une expérience de Dieu, c’est Dieu qui veut faire une expérience, qui en éprouvant un homme veut établir si l’homme qu’il a chargé d’une mission marche bien sur la voie qui lui a été indiquée. Jésus aussi est passé par là; sa mission est passée par une épreuve qui l’a durci au feu : s’il avait cédé à la tentation d’un messianisme terrestre, il aurait renversé la situation et, au lieu de se laisser éprouver, il aurait mis Dieu à l’épreuve.
247.203 C’est pour nous que le Fils est descendu du ciel, pour nous qu’il a été crucifié, qu’il est mort et fut mis au tombeau. Pour nous, c’est-à-dire en notre faveur mais aussi à notre place. La rédemption a coûté cher à Dieu… Cela a coûté cher à Dieu de réconcilier l’homme avec lui… L’Agneau de Dieu qui enlève le péché du monde… Ne pas évacuer le caractère terriblement dramatique de la croix… Sur la croix, le Christ expie notre bienheureuse indifférence : "Mon Dieu, pourquoi m’as-tu abandonné?".
247.204 Dieu, qui n’a nul besoin du monde, achève son œuvre créatrice dans l’économie du salut en se livrant lui-même en toute liberté.
247.205 De toute éternité, Dieu assume la responsabilité du succès de la création. Le Père aussi est impliqué dans la kénose du Fils : comme celui qui envoie et abandonne. L’Esprit n’unifie qu’à travers la séparation et l’absence… Au Dieu créateur et rédempteur rien ne reste étranger de ce qui se passe dans sa création achetée par lui et dont il a pris la responsabilité.
247.206 Dieu veut me faire participer à son éternelle béatitude… Considérer toutes choses comme don de Dieu.
247.207 Le christianisme apporte à la philosophie religieuse un renversement complet du point de départ. Il ne s’agit plus de savoir comment l’âme peut s’approcher de Dieu mais d’apprendre comment, de fait, Dieu s’est approché de nous.
247.208 L’incarnation de Dieu, c’est trop beau pour être vrai. Ou plutôt : si cela n’était pas, il faudrait l’inventer. Cela dépasse l’imagination humaine. Qui oserait attribuer à l’Absolu cette tendresse enfantine? Le Christ inscrit dans l’histoire quelque chose qui se résume en quelques mots : Dieu trine, Dieu homme, mort salvifique et résurrection à la vie de Dieu, le tout uni par une pensée infiniment simple : l’amour éternel, Dieu amour, Dieu homme par amour, cet amour se prouvant par l’absorption de la mort. Le christianisme épuise par là le contenu de toute religion possible. L’Être absolu, pour exprimer l’amour absolu, va jusqu’à la mort, la séparation, le néant. Que pourrait-il y avoir au-delà? Ne sera-ce pas assez d’avoir ce soleil toujours devant soi, à l’horizon de tout progrès et de celui du monde.
247.209 L’audition de la Parole de Dieu suppose la totale disponibilité de l’homme : "entendre" de toute son âme et de toutes ses forces, et accepter le contenu de la Parole comme vérité de Dieu, avec une disposition d’ouverture totale qui ne prétend pas tout savoir d’avance… "Écoute, Israël, ainsi parle le Seigneur ton Dieu".
247.210 Dieu n’est jamais plus proche de nous que dans l’humilité et la pauvreté de l’indifférence, dans la disponibilité à la mort et dans le refus de toute tentative pour s’emparer de lui et se l’annexer.
247.211 L’existence de Jésus a pour but d’aider l’homme à aller jusqu’à Dieu.
247.212 La première œuvre de la foi consiste à ne pas résister à Dieu, à lui faire confiance totalement et à se livrer à l’agir de Dieu.
247.213 C’est sans aucun doute un fait historique que Jésus a appelé des disciples, qu’il les a invités à le suivre dans sa propre vie d’une manière personnelle, et par là a érigé consciemment son propre être en modèle, montrant comment on parvient à la véritable relation avec Dieu.
247.214 L’homme n’est dans le vrai que lorsqu’il vit dans la vérité de Dieu. Et cette vérité, Dieu en a fait don à l’homme par la révélation biblique.
247.215 Le pécheur : celui qui a renoncé à la quête d’une vraie réalité,… qui connaît le morne ennui d’une vie sans Dieu.
247.216 Sans la relation essentielle de l’homme au mystère du Christ, l’homme demeure nécessairement une énigme insoluble. Et donc ce n’est pas un hasard si jusqu’ici on ne lui a jamais trouvé de solution. Le caractère insaisissable de l’homme provient de son face-à-face avec le mystère de Dieu qui est par essence inconnu; l’homme, fait à l’image de Dieu, porte nécessairement en lui quelque chose de ce caractère mystérieux.
247.217 Connaissons-nous ce que nous espérons? Ni connaissance totale, ni ignorance totale. La réponse est donnée dans 1 Co 2,6-16 : et elle tient sur le fil du rasoir. La sagesse de Dieu a besoin d'une libre révélation par l'Esprit intérieur à Dieu, de même qu'un Toi humain ne peut que librement introduire dans son intimité. Aucune "transcendance" des hommes vers Dieu, du Je vers le Tu, ne peut anticiper cette libre ouverture de soi. Affirmation centrale du verset 12 : Nous avons reçu l'Esprit qui vient de Dieu afin de connaître les dons que Dieu nous a faits. Tout ne s'arrête pas à une parole de Dieu : Dieu va jusqu'à déposer son Esprit dans notre esprit. "Don de grâce" qui ne peut être arraché au geste donateur de Dieu et transformé en une possession dont l'homme disposerait de lui-même, en "savoir absolu". La preuve en est que la sagesse mystérieuse de Dieu reste une "folie" pour l'homme charnel... La gloire que Dieu a préparée pour l'homme n'est pas montée au cœur de l'homme par transcendance : elle est pur don de Dieu à ceux qui l'aiment... Puisque l'Esprit de Dieu est intériorisé à l'esprit humain qui aime, celui-ci est vraiment engagé dans son acte de comprendre et de parler, sans que le don de Dieu devienne jamais un bien propre et que le mystère de l'amour merveilleux devienne quotidien et accoutumé. Et parce qu'il aime, le croyant ne cherche pas à savoir quelle part de l'avenir il a pu pressentir. Il est heureux de se laisser sans cesse surprendre par l'amour divin; et connaissant la joie qu'a Dieu de nous surprendre, il se laissera surprendre une dernière fois, qui sera la toute première (Cf. 1 Jn 3,2).
247.218 Se laisser conduire (par Dieu) est essentiellement une attitude d'humilité, de simplicité de la foi; seule cette attitude fraye le chemin à la communication divine, seule elle accorde à la lumière de Dieu tout l'espace d'un cœur purifié.
247.219 Il y a des choses sur lesquelles Dieu maintient un silence divin que nous devons respecter.
247.220 Selon saint Thomas d'Aquin, Dieu est l'Indispensable sans qui l'homme affamé de bonheur ne peut atteindre sa fin.
247.221 Nous ne comprendrions rien à ce qui se passe dans la temporalité... hors de cette profondeur où nous avons notre vérité devant Dieu. Le tout de l'homme n'est pas la vie végétative. Sans cela, les hommes restent d'affreux monstres non développés, des moignons d'hommes... Nous sommes nés de la lumière et nous retournons à la lumière.
247.222 C'est dans notre silence que Dieu fait entendre son appel et nous invite à nous replonger dans notre Origine. Cet appel revêt toutes les formes douces ou cruelles : avertissements et châtiments, hasards intérieurs ou extérieurs, joie et douleur. Quand l'homme se met en quête de Dieu, il y a bien longtemps que Dieu est en quête de lui.
247.223 L'homme a conscience d'être jeté dans l'être sans l'avoir voulu, il tend vers le vide, il n'a pas son fondement en lui-même, son existence lui échappe fatalement. Le Christ est venu de la part de Dieu éclairer son origine; et l'homme a à se laisser conduire vers son origine; il peut se reconnaître comme relié à l'amour absolu du Père parce qu'il est coengendré dans la grâce avec le Fils unique. C'est la seule voie pour l'homme de se comprendre lui-même : le fait d'avoir la vie en lui-même et d'être intelligent, indépendant et responsable, il l'a reçu de quelqu'un d'autre qui lui veut du bien. L'homme est un mystère pour lui-même : il se sait transcendant au monde et il n'a pas en lui-même son fondement ultime; il se sait transcendant au monde et il est finalement le jouet des forces du monde. Le Christ est venu inviter l'homme à ratifier sa dépendance à l'égard de la Liberté qui l'a créé. Nul ne devient malgré lui un enfant du Père céleste.
247.224 Dieu est amour. Il est aussi la magnificence absolue. Mais il nous rend humbles parce que lui-même n'est pas seulement la magnificence absolue mais tout autant l'humilité absolue.
247.225 Seule l'offre de Dieu adressée à l'homme de pouvoir acquérir une vie éternelle intégralement humaine lui ouvre un espace dans lequel il peut déployer un espoir positif d'achèvement... Non pas directement, car la transformation à travers la mort lui reste imposée, mais dans une orientation où il ose, dans la foi en Dieu, espérer son achèvement. Et le Christ pousse de toute sa force vers la conclusion espérée et voulue par Dieu par l'héritage qu'il a laissé : son Église, sa Parole, ses sacrements, ses saints... En agissant ainsi, le Christ ne centre pas tout sur lui-même, il ne se comprend lui-même que comme l'envoyé du Père céleste qu'il sert en lui obéissant humainement de la manière la plus profonde et, sa tâche une fois accomplie, il fait descendre (d'auprès du Père et avec le Père) l'Esprit divin sur l’Église. La venue du Christ dans le monde renvoie à un événement inconcevable au sein de l'Amour libre absolu. Et le Fils, en tant qu'obéissant, révèle cet événement intra-divin et il dévoile aussi l'attitude juste de l'homme devant Dieu : le service jusqu'à l'oubli de soi.
247.226 Le message de Dieu n'est une joie que pour le pauvre... Pour le riche, la parole de Dieu est toujours inopportune, car elle exige tout l'espace, et celui-ci est encombré de possessions personnelles. Le message n'est pas une joie pour lui, mais une gêne, peut-être même un jugement... Les pauvres, n'ayant rien, savent qu'ils ne sont rien, éternels débiteurs, éternels publicains du fond du temple, toujours mineurs devant Dieu. Les majeurs, ce sont les pharisiens et les docteurs de la Loi. Les pauvres, ce sont les gens de rien, les zéros sans importance, les insignifiants dont il n'y a rien à dire et dont on ne tient pas compte, dont on ne demande jamais l'avis. "Ce qu'il y a de fou et de faible dans le monde, c'est cela que Dieu choisit" (1 Co 1,26-28).
247.227 L'homme : "une destinée dont l'origine est indéniable et l'aboutissement énigmatique"... Ce que Dieu cherche, c'est "l'adhésion intérieure" de l'homme... La liberté de l'homme est un reflet de la lumière de la gloire de Dieu révélée sous forme d'une alliance avec l'homme.
247.228 Pour être lui-même, pour être sauf, pour être sauvé, l'homme doit faire de lui-même une réponse à Dieu. Pour parvenir à une pleine conscience de lui-même, il doit s'exprimer envers Dieu comme celui que Dieu, dans son amour, a inventé, voulu, apostrophé. Pour être lui-même, l'homme doit se savoir éternellement blotti et rassasié dans les réserves du Père. Le langage, comme l'acte de foi, requiert une certaine distance, la dignité d'une libre décision de fidélité. Dès que s'obscurcit pour l'homme cette Présence qui l'accomplit, le temps apparaît vide et vain; il se sent perdu et voué à la mort parce qu'un temps vide porte en lui la mort; l'homme n'est comblé que dans l'éternel.
247.229 La Bible ne s'intéresse pas aux dispositions religieuses de l'homme, mais à sa docilité envers la révélation que Dieu fait de lui-même et envers la tâche qu'il lui confie... Celui qui vit et pratique la fidélité de la foi... (reçoit) de façon mystérieuse la certitude d'être sur la bonne voie vers le Père et d'en être l'enfant bien-aimé.
247.230 Dieu est essentiellement don. Nul ne peut recevoir Dieu chez soi en s'appropriant Dieu. Si Dieu est essentiellement don, on ne le connaît et ne le possède que lorsqu'on est désapproprié de soi-même et livré... La foi, c'est la disposition à laisser agir Dieu; non seulement le laisser agir à sa guise, mais vouloir ce qu'il veut, c'est-à-dire vouloir être saisi par lui.
247.231 La réponse à la question du sens de l’existence ne peut provenir que du Dieu vivant et de manière totalement imprévisible… Le plus invraisemblable de tout, c’est que Dieu ne donne pas la réponse du dehors et d’en haut; il n’est pas le juge qui trône et regarde le jeu du monde. Il est réellement un acteur qui entre presque incognito sur la scène, qui non seulement désire éprouver la finitude avec ses heurs et ses malheurs, mais qui veut en vivre le dénouement, c’est-à-dire l’échec et la mort. Si cela est, l’existence n’aura pas à se plaindre d’avoir été méconnue en ce qui lui donne tout son poids.
247.232 "Dieu est amour". Aucune autre religion du monde n'a osé exprimer ces quelques mots : "Dieu est amour".
247.233 Depuis Origène, on sait que "la vie est une inlassable traversée du désert"... "Une multitude de chemins tendent à la rencontre de Dieu".
247.234 Dieu est l'infinie liberté qui ne s'ouvre que d'elle-même.
247.235 L'être intime de Dieu n'est pas pour nous une réalité étrangère. L'être absolu ne peut être pour qui que ce soit une réalité étrangère. Le domaine intime de Dieu ne nous est pas proposé malgré nous. Dieu est notre vrai lieu, le lieu de notre authenticité.
247.236 Pourquoi l'existence? Pourquoi des êtres? Pourquoi quelque chose plutôt que rien? S'il n'y a pas d'être absolu, pourquoi, au sein du néant, existent ces choses finies et éphémères qui ne peuvent jamais aboutir à l'absolu? Mais si l'absolu existe, il se suffit comme absolu et alors on comprend presque encore moins pourquoi il devrait y avoir quelque chose en dehors de lui. Seule une philosophie de l'amour et de la liberté peut justifier notre existence... L'amour de Dieu pour cet enfant qu'est le monde.
247.237 La parabole du fils prodigue et du fils aîné contient un double avertissement. 1. Ne prenons pas le chemin qui nous éloigne de Dieu. 2. Et pour le fils aîné : ne méconnaissons pas la grâce qui nous est donnée d'être proches de Dieu.
247.238 Dieu n'a besoin de damner personne : qui ne veut pas Dieu se condamne lui-même... Celui qui refuse Dieu, un feu le dévore, un feu qui est en lui-même.
247.239 L'homme est-il fait pour un simple idéal humain? Toutes les philosophies, tous les systèmes de pensée et d'explication du monde le pensent. Le propre de la révélation chrétienne, c'est qu'elle interprète l'homme non en fonction de l'homme mais en fonction de l'espace préparé pour lui par l'amour de Dieu : l'homme est jugé par l'amour, orienté vers lui, libéré pour lui, rendu capable de lui. C'est là que se lève le mystère du Fils de Dieu qui est en même temps fils de l'homme. C'est à ce double titre que le Christ n'est pas simplement rivé à un simple idéal humain mais qu'il est capable de racheter les hommes de leurs limites et de leurs insuffisances. L'homme livré à lui-même, avec son horizon purement humain, son idéal simplement humain, est aliéné de lui-même. Le Christ est venu révéler à l'homme ses profondeurs divines vers lesquelles l'homme se met en marche par la foi, l'espérance, l'amour, l'obéissance, la prière, l'élévation de tout son être vers Dieu. En Dieu, il y a un espace d'amour entre le Père et le Fils. Et le Fils est venu appeler les hommes à rejoindre cet espace éternel.
247.240 Le dessein de Dieu sur le monde est de réunir le ciel et la terre dans la plénitude de Jésus-Christ. Par sa divinité, il possède tout ce qui est du Père. Finalement les hommes ne reçoivent parfaitement leur sens que par lui.
248. Saint Grégoire le grand
248.1 Ceux qui ont soif de voir Dieu par un ardent amour, lui sont déjà unis par le désir.
248.2 Celui qui désire Dieu avec une âme pure, possède déjà celui qu’il aime, car personne ne pourrait aimer Dieu s’il ne possédait déjà celui qu’il aime.
248.3 C'est en aimant le prochain qu'on apprend comment parvenir à l'amour de Dieu.
248.4 Quand l’Écriture fait usage d'anthropomorphismes qui semblent indignes de Dieu, le lecteur s'en émeut. Comme s'il était possible de dire quelque chose de digne de Dieu! Presque tout ce qui est dit de Dieu est déjà indigne du fait même qu'on ait pu le dire.
248.5 Dieu appelle par lui-même, il appelle par les anges, il appelle par les pères, il appelle par les prophètes, il appelle par les apôtres, il appelle par les pasteurs, il appelle aussi par nous-mêmes; il appelle souvent par les miracles et souvent par les épreuves, il appelle parfois par les succès de ce monde et parfois par les échecs.
248.6 Ce n'est pas en entendant les préceptes de Dieu que les disciples d'Emmaüs ont été illuminés, c'est en les mettant en pratique.
248.7 Quand l'homme parle de Dieu, il ressemble à un aveugle qui parle de la lumière.
248.8 Quand vous allez au forum ou au bain, si vous rencontrez une de vos connaissances qui n'a rien à faire, vous l'invitez à vous accompagner. Si vous allez vers Dieu, ayez le souci de ne pas y aller seul.
248.9 Seule la charité nous rend beaux aux yeux de Dieu.
248.10 Dieu nous fait signe par la beauté des êtres qu'il a créés. D'une manière étonnante, c'est par les formes extérieures qu'il nous mène aux réalités intérieures. Il nous conduit à une intense admiration de ce qu'il est en nous montrant les réalités merveilleuses qu'il n'est pas.
248.11 L'ineffable sagesse de Dieu instruit les hommes sans bruit de paroles.
248.12 Rien ne suffit sauf Dieu à celui qui le cherche vraiment.
248.13 Le Seigneur ne veut pas qu'on le craigne comme un Dieu, il nous a inspiré de l'aimer comme un père.
248.14 On prie le Père dans sa chambre, toutes portes closes, quand on répand son cœur devant lui sans paroles. Dieu entend la clameur silencieuse des saints désirs.
248.15 Ce qui se passe dans notre cœur est infiniment plus présent à Dieu que ne le sont nos actions extérieures aux yeux des hommes.
248.16 Apprends à connaître le cœur de Dieu dans les paroles de Dieu.
248.17 Les commandements de Dieu ne sont pas faits pour son utilité à lui mais pour la nôtre.
248.18 Nous ne rendons à Dieu un culte en vérité qu'en cessant de le craindre à cause de la confiance qui naît de l'amour.
248.19 Fait pour désirer Dieu seul, l'homme ne peut se contenter de moins que lui; rien d'autre ne peut suffire à l'homme.
248.20 Tout ce que l'esprit humain peut penser de Dieu n'est pas Dieu.
248.21 Pour parler de Dieu, il faut avoir l'esprit en paix et libre. Une eau agitée ne renvoie pas l'image de celui qui essaie de s'y regarder.
248.22 Qui n'est pas dans l'amour de Dieu n'a pas son être véritable.
248.23 La Parole de Dieu se rapetisse pour se mettre au niveau de notre petitesse, comme un père se met spontanément à gazouiller quand il parle avec son fils encore tout petit pour se faire comprendre de lui.
248.24 Autre chose est de savoir quelque chose de Dieu, autre chose de goûter ce qu'on sait.
248.25 L'homme a été créé pour contempler Dieu, pour chercher sans cesse sa face et vivre avec lui dans la familiarité qui naît de l'amour.
248.26 Notre connaissance de Dieu est vraie quand nous comprenons que nous ne pouvons connaître quelque chose de lui parfaitement. Plus pénétrante est notre contemplation, plus grand est l'aveu de notre ignorance.
248.27 L'immensité de Dieu remplit et enserre tout ce qui est; notre âme est incapable de se dilater pour saisir cet infini qui enserre tout.
248.28 Dieu parle tantôt par l’Écriture, tantôt par une inspiration secrète.
248.29 Nous tous qui sommes remplis de foi et qui essayons de dire quelque chose de Dieu, nous sommes les instruments de la Vérité. Et il est au pouvoir de la Vérité d'en jouer par moi pour un autre ou d'en jouer par un autre pour moi. Et souvent la vérité donne à l'un de bien entendre ce qu'elle joue par un autre et à cet autre de bien jouer ce que le premier doit entendre.
248.30 Parce qu'ils ne voient pas Dieu des yeux du corps, les hommes charnels en concluent parfois que Dieu n'existe pas. S'ils cherchaient humblement l'Auteur de toutes choses, ils trouveraient en eux-mêmes que ce qui ne se voit pas a plus de prix que ce qui se voit. Dieu existe d'autant plus qu'il demeure invisible, il est d'autant plus grand qu'il reste incompréhensible.
248.31 La vraie joie de l'esprit, c'est Dieu.
248.32 Qu'est-ce que l’Écriture sainte si ce n'est une lettre du Dieu tout-puissant à sa créature.
248.33 Dieu n'a pas besoin du mensonge; la vérité ne cherche pas à s'appuyer sur la fausseté.
248.34 Celui qui parle de Dieu est comme un muet si le Seigneur qui inspire ses paroles ne crie aussi dans le cœur de l'auditeur.
248.35 Tant que nous sommes ici-bas, Dieu ne nous parle pas tout haut, il nous murmure; il ne se fait pas connaître de nous pleinement, mais il manifeste quand même à l'âme quelque chose de lui. Il nous parlera quand il se fera voir de nous face à face.
248.36 Souvent Dieu nous parle sans paroles, par ses actes.
248.37 Celui qui désire Dieu sincèrement possède déjà celui qu'il aime; on ne peut en effet aimer Dieu sans le posséder.
248.38 La lumière de Dieu ne nous est donnée que progressivement; jamais ici-bas nous ne la possédons en sa totalité.
248.39 Rien de ce qui arrive aux hommes en ce monde ne se fait sans un dessein secret du Dieu tout-puissant.
248.40 Par la raison nous pouvons comprendre que Dieu est, mais nous ne comprenons pas ses décisions.
248.41 Dieu lui-même se charge de mesurer la quantité quotidienne de sa Parole que nous devons comprendre.
248.42 Il y a des gens qui ont de justes pensées sur Dieu mais ils ne s'en servent pas pour sa gloire, ils ne recherchent que la leur.
248.43 L'homme peut connaître de Dieu ce qu'il révèle, non ce qu'il tient caché.
248.44 La vraie nourriture de notre esprit, c'est la vision de Dieu.
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8. JEANNE D’ARC DANS L’ŒUVRE D’ADRIENNE VON SPEYR
(Paru dans la Revue Jeanne d’Arc, n° 12, mai 2022, p. 129-134)
Le texte ci-dessous est tiré du livre d‘Adrienne von Speyr Das Allerheiligenbuch I (Le livre de tous les saints, Première partie), p. 111-116. (Titre allemand complet : Das Allerheiligenbuch. Erster Teil. Herausgegeben und eingeleitet von Hans Urs von Balthasar [= Nachlasswerke, Band I], Johannes Verlag, Einsiedeln, 1966).
Le P. Balthasar a présenté brièvement Le livre de tous les saints dans Adrienne von Speyr et sa mission théologique, p. 58-61.
Patrick Catry, moine de Wisques
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Adrienne la voit d'abord dans son enfance : elle est tout fait naïve, ingénue, enfant, mais en même temps avertie et finaude, une vraie fille de paysan. Il y a une foule de choses qu'elle connaît parce qu'elle a grandi à la campagne et que là on connaît ces choses. Mais elle les connaît dans une parfaite virginité. Elle est toute naturelle, sans pruderie, sans coquetterie. Sa virginité est la dernière chose dont elle se soucie. Même dans les dernières années de sa jeunesse, sa prière demeure celle d'un petit enfant. Elle aime beaucoup prier, les prières prescrites, le matin, le soir. Entre deux aussi, et cela lui fait plaisir. Elle est un peu comme les enfants qui racontent des histoires, qui ont le besoin de raconter des choses à leurs parents ou à leurs frères et sœurs. Elle raconte ses histoires à la Mère de Dieu et aux saints. Et parce que les histoires dans les prières lui semblent plus belles que les histoires inventées d'habitude, elle raconte des histoires priées. Elle a environ dix ans alors.
Quelque temps après, quelque chose en elle est changé. C'est comme s'il y avait en elle quelque chose qu'elle ne veut pas s'avouer à elle-même. A certains moments, elle prie encore comme autrefois, à d'autres moments, le soir par exemple, elle ne prie plus. Peut-être prie-t-elle un peu plus durant la journée pour avoir le soir la permission de moins prier. Cela paraît trop fort ; elle-même ne pourrait exprimer ce qui se passe. Quelque chose est éveillé, quelque chose qui se rapporte à son avenir. Il ne lui est pas possible de regarder ce quelque chose en face ; elle fait un détour pour l'éviter. Cela la remplit de désir et même temps d'angoisse. Quand elle pense à la Mère de Dieu et à l'Enfant Jésus, l'angoisse est là. Avec les autres, elle aime prier la Mère de Dieu mais, dès qu'elle est seule, la gêne est là. Un obscur pressentiment. Avant, elle aimait beaucoup être seule. Maintenant elle préfère de beaucoup être avec les autres enfants. Car, quand elle est seule, d'étranges idées l'envahissent. Elle n'en parle jamais à personne. Tout est mis de côté ; on ne peut pas y toucher. La souffrance concernant la mission opère extérieurement comme une esquive de la souffrance.
Peu de temps avant d'entendre l'appel, c'est comme si l'angoisse avait disparu ; c'est comme si elle s'était si bien ménagée par son esquive que la paix est revenue. A la place, il y a maintenant dans son âme le souci de son pays, la peur de la guerre. Se fait jour alors en elle une nouvelle tension étrange. Elle est la jeune paysanne qui entend les histoires qu'on raconte devant elle. Mais dans cette jeune fille il y a un autre personnage qui est caché : un jeune paysan qui voudrait se battre. Elle trépigne, elle trouve ça insupportable, elle n'en peut plus de devoir entendre des choses pareilles. Elle est solide comme un garçon. Et en même temps, tout à fait séparé de cela, il y a dans son âme un autre sentiment qui est comme une transformation de son angoisse d'autrefois: un sentiment intérieur de défaite, un sens aigu des souffrances, de la débâcle, de l'abaissement de la patrie. Elle est atteinte ici dans ses sentiments les plus intimes. Ici elle n'est plus du tout la naïve jeune fille de la campagne. Cette nouvelle sensibilité s'est développée entièrement dans la prière et ne cesse de se développer. Elle réagit comme le garçon aux nouvelles extérieures ; mais c'est en priant qu'elle reçoit tout à fait intérieurement par Dieu un sentiment de honte pour la défaite. Et il lui semble que Dieu lui-même ne peut plus entendre sa prière parce que lui-même s'est mis à souffrir. Maintenant, dans sa prière, elle peut tout à coup penser de nouveau à Marie et à l'Enfant : presque comme si c'était elle maintenant qui devait consoler la Mère et l'Enfant, et comme si c'était pour eux une consolation de voir ce qui se passe en elle. (Ici il y a quelque chose de très tendre qu'on peut à peine exprimer). C'est comme si la Mère attendait à tout le moins sa prière et comme si l'Enfant s'en réjouissait. Comme si l'Enfant, comme les autres enfants, aimait qu'on lui chantât des chansons tristes. Et puis elle est à nouveau cependant si fière que le garçon qui est en elle n'aime pas penser à la fille qui prie. Comment peut-on être si faible, si inexcusablement faible, pour suivre intérieurement des choses de ce genre ! Et ainsi elle a le sentiment de devoir cacher très profondément le mystère de sa souffrance intérieure pour être forte.
Puis la vocation, le départ. Jusqu'au moment de l'appel, c'est le garçon qui prédomine en elle absolument. Tout son monde de prière et de souffrance est comme englouti par le tumulte de la guerre. Il va de soi qu'elle garde en tout le tact et la délicatesse d'une jeune fille, il va de soi aussi qu'elle continue toujours à prier. Mais elle ne connaît plus que sa mission et mesure toute chose selon cette mission. Pour le moment, elle ne comprend absolument pas que les deux ne font qu'un : la souffrance à l'intérieur et le combat à l'extérieur. Que la voix qu'elle a entendue était une conséquence de sa prière qui avait préparé la voix. Elle pense que la voix ne s'est adressée qu'au combattant en elle. Le combattant en elle est bien sûr croyant, pieux (même si ce n'est pas excessif), tout à fait pur. Mais il n'a reçu la mission que parce que derrière lui se trouvait la jeune fille priante ; l'action violente est totalement issue de la contemplation priante et souffrante.
Après les premières victoires, peu à peu la contemplation recommence à se fortifier. Mais ce n'est que lorsque tout a mal tourné et qu'elle est faite prisonnière qu'elle commence à comprendre que tout ne faisait qu'un. Elle se libère du jeune paysan qu'elle était pour n'être plus que la femme, la femme vierge, la femme priante. Du jeune paysan, elle ne garde que ce qui lui est nécessaire pour se défendre ; devant Dieu elle est déjà toute donnée. Elle est douce et tendre, et elle supporte ce qu'on lui donne à supporter ; elle avait supporté auparavant pour le roi chrétien, elle comprend maintenant que sa mission s'étend et qu'elle doit supporter pour tous les croyants. La fin n'est pas "héroïque" mais toute pure, sans tache, aussi simple que peut l'être la foi d'un enfant et pleine de fidélité. A aucun moment elle ne pense à quelque effet, à quelque morceau de bravoure qu'elle aurait à produire. Elle doit simplement rester fidèle au Christ Enfant qui entre-temps a grandi jusqu'à devenir le Seigneur. Devant le tribunal, elle donne des réponses sans équivoques, parfaitement claires et vraies. Mais elle est déjà tellement détachée d'elle-même qu'humainement elle réalise encore à peine vraiment ce que signifie la situation ; elle est seulement convaincue que le tout fait partie de sa mission et ne peut se terminer autrement que comme sa mission l'exige. Elle s'en est remise de tout à Dieu ; il doit en faire ce qu'il voudra. Il est vrai qu'au début elle pense qu'elle ne devra pas mourir. Mais au fond d'elle-même elle est livrée et elle le sait.
Ses visions : au début, ce sont plutôt des voix qu'elle entend. Des voix qui sont à peine accompagnées de visions, mais elles sont très impératives et elles s'adressent à elle de manière très directe. Elle n'entend pas: "On devrait...", mais toujours "Tu dois!" Et elle entend cela comme une impossibilité, mais elle s'incline comme ceci : elle va faire ce qui est impossible sans savoir comment. Tout d'abord les voix lui tombent dessus tout à fait brutalement, c'est comme une intervention chirurgicale, une opération. Elles sont accordées au jeune paysan qui est en elle. Ce n'est que plus tard qu'elle commence à vivre dans la vision, quand la souffrante et la contemplative s'ajoutent à ce qu'il y a de viril en elle. Son être double se répercute jusque dans la mystique : c'est comme si Dieu ne pouvait atteindre en elle le jeune paysan que par la jeune fille souffrante ; mais d'autre part celle-ci connaît une espèce de consolation par le jeune homme. Car les nombreuses visions ne conviennent pas au jeune homme étant donné qu'elles confirment la jeune fille dans son don d'elle-même, et par ailleurs la rude forme de commandement des voix ne convient pas à la jeune fille mais au garçon.
Les visions ont un certain décorum, une certaine forme d'apparat, qui est au fond un "apparat ecclésiastique". Bernadette ne voit que la pure forme de la Mère ; Jeanne voit les formes dans tout un environnement et toute une atmosphère qui sont pour elle aussi essentiels que les formes elles-mêmes. Certains lieux précis jouent aussi un rôle dans sa vision ainsi que ce qui se déroulera en ces lieux. Elle voit par exemple le lieu où le roi doit être sacré. Dans les visions, ce ne sont pas des ensembles géographiques qui se déroulent comme un plan de bataille surnaturel. Mais certains points et certains buts stratégiques lui sont tracés. Elle peut ensuite comme vérifier sur la carte où elle est et dresser son plan en conséquence. Ce sont des aides pour une certaine étape de sa mission ; quand quelque chose est réalisé, pour elle c'est totalement réglé, elle ne s'en souvient plus ou seulement d'une manière très vague. cela ne la concerne plus. C'est pourquoi après coup elle ne peut que difficilement reconstruire ce qui s'est passé.
La première voix qu'elle a entendue lui reste très exactement présente. A cette époque, elle a dit oui de tout son être et elle voulait obéir totalement. Plus tard, dans les révélations qui viennent l'aider, elle est chaque fois pleine de reconnaissance quand cela se confirme, quand le but est atteint. Surtout aussi parce qu'on commence à la tromper. Elle a connu au moins l'hésitation au commencement de sa mission. Mais quand ensuite, devant le tribunal, elle doit dire une foule de choses dont elle ne se souvient plus très bien, et aussi des choses qu'elle ne comprend pas et qu'elle n'a jamais sues, cela devient plus difficile. Chaque fois, elle cherche à se tirer d'embarras en ramenant tout aux simples vérités du catéchisme. Comme si elle devait se cramponner à ce qu'a d'immuable le catéchisme pour être sûre aussi de dire personnellement la vérité. C'est dans cette confusion que se produit sa rétractation étant donné qu'elle ne sait simplement plus où se trouve l'obéissance. La première voix avait exigé l'obéissance la plus complète dans la plus complète certitude. Maintenant elle se dédit dans une obéissance soi-disant nouvelle qu'on a provoquée en elle artificiellement en la troublant. On voit ici que Dieu ne laisse souvent à ses saints que leurs forces humaines. Qu'il est vraiment possible d'égarer aussi des saints, que leur mission - momentanément du moins - est comme voilée et perdue. Jeanne fait maintenant ce qu'un humain justement peut faire "de son mieux", alors qu'au début de sa mission elle ne faisait que ce que Dieu voulait sans se soucier le moins du monde des mesures humaines. Mais dans la mort, elle retrouve une totale simplicité. Et par là elle revient à sa première obéissance qui se réalise parfaitement dans sa mort. En devenant ainsi totalement obéissante, elle détourne le regard de Dieu de la désobéissance des autres. Elle expie la faute de ceux qui la brûlent.
Pour son prochain, elle n'a pas au fond un grand intérêt personnel. Quand elle est enfant, elle joue avec les autres enfants, mais pas nécessairement avec beaucoup de joie. Plus tard, elle voit les hommes à la lumière de sa mission, elle estime ceux qui peuvent l'aider. Elle garde une certaine difficulté à faire le saut jusqu'au toi. Elle se tient à la disposition des autres quand ils sont dans le besoin ou dans la difficulté. Mais elle rend ces services avec une étrange objectivité. Le roi, elle l'aime tendrement, mais totalement par amour de sa mission.
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9. SAINT BERNARD DANS L’ŒUVRE D’ADRIENNE VON SPEYR
(Paru dans Collectanea Cisterciensia. Revue de spiritualité monastique 84 [2022] p. 305-313)
Saint Bernard apparaît au moins deux fois dans l’œuvre d’Adrienne von Speyr : dans Le Livre de tous les saints et dans Le filet du pêcheur. Quelques mots pour situer ces deux livres.
Adrienne von Speyr (1902-1967) est née à La-Chaux-de-Fonds (Suisse). Elle était la deuxième enfant d’un ophtalmologiste. Dès son plus jeune âge, elle se sent très attirée par Dieu, elle avait le sentiment de lui être vouée. La religion protestante qu’on lui enseignait la laissait sur sa faim ; elle aurait voulu consacrer toute sa vie à Dieu, mais elle ne voyait pas comment cela pouvait se faire dans le protestantisme. A quinze ans, elle a une vision de la Vierge Marie, elle ne savait pas du tout alors qu’elle deviendrait un jour catholique.
En dépit de l’opposition de sa famille, Adrienne entreprend des études de médecine : elle ne voyait pas de meilleur chemin pour servir Dieu et le prochain. Vers la fin de ses études, elle se marie avec un professeur d’histoire à l’ Université de Bâle et, à la mort de celui-ci, elle se remarie avec un étudiant que son mari estimait beaucoup et qui devint également professeur d’histoire à l’université.
En 1940, pour la première fois de sa vie, Adrienne a l’occasion de rencontrer un prêtre pour un dialogue approfondi, c’est Hans Urs von Balthasar qui était alors aumônier d’étudiants. Le Père Balthasar raconte : « De l’enseignement religieux que je commençai à lui donner, rien ne lui échappait , comme si de longue date elle n’avait attendu que de le recevoir pour y adhérer de toute son âme ». Elle fut baptisée le jour de la Toussaint 1940 (HUvB, Adrienne von Speyr et sa mission théologique, p. 25. - Une nouvelle traduction de ce livre a été publiée en 2021 sous le titre : Premier regard sur Adrienne von Speyr)..
De 1940 à 1967, le Père Balthasar sera le confesseur d’Adrienne. Aussitôt après sa conversion, dit-il, c’est une véritable cataracte de grâces mystiques qui commence à déferler sur elle. A la première vision encore voilée de la Vierge, d’autres manifestations plus claires vont se succéder. Il lui est donné de voir et de décrire de l’intérieur la prière d’un certain nombre de saints et toute leur attitude devant Dieu. "Par ses visions, Adrienne connaissait et aimait de nombreux saints même sans avoir jamais lu une ligne de leurs écrits, par exemple Catherine de Sienne, Élisabeth de Hongrie, Jeanne de Chantal, Hildegarde, Bernadette, Antoine le Grand, Pierre Claver, Benoît Labre, le curé d'Ars. C'est avant tout chez Jean l'apôtre qu'elle trouvait le point de départ de ses dictées" (Ibid., p. 26-33). « Adrienne a pu contempler la prière de saints innombrables… Au début, il arrivait qu’Adrienne voie, la nuit, dans des heures de prière, un saint dont elle ne savait pas toujours le nom exact et qui lui montrait son attitude de prière ; elle m’en faisait un récit dans les jours suivants, et j’en prenais note ». Au total, le P. Balthasar a recueilli ainsi "quelque deux cent cinquante portraits". C’est ainsi qu’est né Le livre de tous les saints. Pour le Père Balthasar, ce livre "est un cadeau merveilleux fait à l’Église parce qu'il montre comment les saints ont prié et parce qu'il invite à prier personnellement comme par contagion" (Cf. Ibid., p. 58-66).
Pour Le filet du pêcheur, voici le début de la présentation qu’en fait le Père Balthasar : « Nous appelions ainsi le livre qui donne une (une, non la seule) interprétation du nombre johannique des cent cinquante trois poissons pris dans le filet de Pierre. C’est le plus ‘donné’ de ses ouvrages… Il peut et doit prouver qu’elle ne tirait pas ses inspirations de n’importe où. Il restera une énigme pour tous les psychologues des profondeurs » (AvS et sa mission théologique, p. 67).
L’œuvre d’Adrienne von Speyr c’est plus de soixante titres : commentaires de l’Écriture et livres de théologie spirituelle. Tous, sauf un, ont été recueillis par le P. Balthasar et mis au point par lui.
En 1985, s’est tenu à Rome un colloque sur Adrienne von Speyr. C’est le pape Jean-Paul II lui-même qui avait demandé au P. Balthasar de l’organiser. Le 28 septembre 1985, recevant les membres de ce colloque, le pape leur disait entre autres choses dans son allocution: « Vous avez cherché ensemble à mieux cerner l’action mystérieuse et impressionnante du Seigneur dans une existence humaine assoiffée de lui » (La mission ecclésiale d’Adrienne von Speyr. Actes du colloque romain, Paris, 1986, p. 197).
Dans le texte d’Adrienne ci-dessous, tout n'est pas facile à comprendre, mais il y a des choses belles et "utiles à l'âme", comme disaient certains moines des temps anciens.
Patrick Catry, moine de Wisques
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Le livre de tous les saints. Original en langue allemande : Adrienne von Speyr. Das Allerheiligenbuch. Erster Teil. Herausgegeben und eingeleitet von Hans Urs von Balthasar (= Nachlasswerke, Band I), Johannes Verlag, Einsiedeln, 1966, p. 424-429.
Je le vois dans son monastère avec ceux qui sont entrés avec lui. Ils vivent maintenant ensemble depuis un certain temps et ils parlent ensemble de leur forme de vie et des expériences qu'ils ont faites. Les frères sont assez contents. Ils n'ont que de petites choses à critiquer, ce qui correspond en quelque sorte à leurs défauts de caractère. L'un voudrait dormir davantage, l'autre manger plus, le troisième trouve la prière trop longue. Ils sont encore très enclins à la facilité. Bernard au contraire trouve qu'on pourrait faire encore beaucoup plus pénitence, etc. Mais l’amour que les frères ont pour lui est si grand qu'ils ont honte de leurs objections et qu’ils se rangent à son avis. Et quand Bernard les a amenés jusque là, il commence à leur parler de ses nouveaux plans, comment on pourrait mieux servir Dieu et ils sont d'accord avec lui. Souvent cela ne va pas sans âpres explications, surtout avec les anciens, qui ont des doutes sur sa mission. Plus d'un aussi se trouve sous son charme sans bien le remarquer et il peut y avoir alors une prise de conscience. Dans l'ensemble, il allume une grande flamme d'amour brûlant.
Pour la contemplation, il a relativement peu de temps. Il a beaucoup à étudier, il a ses plans de réforme à mener à bien, etc. Il entre dans la contemplation sans effort et, dès la première minute, elle est si riche qu'il en est élevé autant que délassé. Jusqu'au jour où il commence à demander la souffrance. Parce qu'il a le sentiment qu'il l'a trop facile. Dans ses conversations avec les hommes, il peut presque toujours obtenir ce qu'il veut tandis que sa conversation avec Dieu, il ne l'a pas encore engagée d'une manière tout à fait juste, malgré sa contemplation. Il pense que Dieu devrait encore le modeler et l'éduquer d'une tout autre manière et il pourrait alors, par sa propre souffrance, beaucoup mieux comprendre les souffrances et les difficultés des hommes.
La souffrance qu'il a demandée, Dieu la lui accorde dans la contemplation de la croix. Il lui montre par exemple le Christ en croix et il le remplit en même temps d'une peine démesurée qui, au contraire de tout le reste de sa mission, est totalement indifférenciée. Il souffre d'une manière beaucoup plus naturelle qu'il ne prie et ne pense. Quand il pense, il ne cesse pas de voir; quand il souffre, la vue lui échappe. Dans la souffrance, il ne sait plus du tout qu'il l'a demandée à Dieu. Il souffre dans une sorte d'identification avec le Seigneur. A cet instant, il n'est plus le pécheur qui se trouve en face du Seigneur.
Depuis cette expérience, il sait beaucoup mieux qu'auparavant que c'est en ne faisant qu'un avec le Christ qu'il doit conduire les hommes à lui et les exhorter à la place du Christ. Il accomplit par là une mission qu'il voit à l'intérieur de la mission du Fils. C'est pourquoi il cherche à situer chacun de ceux à qui il s’adresse dans le cadre de la situation d'ensemble du Nouveau Testament : avec qui celui-ci serait-il à comparer ? Par où le Seigneur entrerait-il en relation avec celui-là ? Etc. Il a aussi une manière particulière d'insister jusqu'à ce que les gens aient réellement compris. Il ne connaît pas de rupture prématurée. Ce sont peut-être ces exhortations qu'il fait avec le plus de soin. Dans ses autres activités - ses voyages, ses entreprises -, il fait preuve d'une telle fougue que ça marche tout simplement. Il pense souvent alors à ceci : combien le Fils a dû se dominer pour devenir homme, pour entrer en notre compagnie ! L'existence du Christ parmi nous est le mystère où il puise la force de ses exhortations. Dans ses autres entreprises, il garde fermement son but devant les yeux et il trouve amusant de le réaliser. Il assume là d'énormes fatigues. Mais c'est aussi qu'il est fort.
Il peut aussi se livrer à une sévère ascèse : ce qu'il requiert dans son monastère, il l'a lui-même éprouvé totalement et il a toujours fait plus que ce qu'il exige. Réduction de nourriture, de sommeil, et beaucoup d'exercices de pénitence corporels. Il a une certaine angoisse devant le plaisir spirituel. Si la solution d'une tâche le fascine ou s'il éprouve de la joie dans un travail spirituel ou de la joie à exprimer sa pensée, il devient méfiant. Il interrompt son travail et s'examine. Il est joyeux sans doute avec les autres, mais plutôt quand il est fatigué et qu'il n'en peut plus guère. Un peu lié à ses objectifs. Mais il craint toujours d'oublier Dieu trop longtemps quand une fois ou l'autre il est joyeux pendant un certain temps. Il sait sans doute que Dieu permet la gaieté. Mais il se méfie de lui-même parce qu'il craint de s'éloigner de la prière. Il a peut-être plus que d'autres tendance à prendre ses aises. Mais il ne l'accepte pas; il la réduit inexorablement.
Dans ses relations avec ses frères également, il ne cesse de mettre en avant ce qui lui répugne à lui-même, si bien qu'il est presque impossible de découvrir sa préférence personnelle.
Dans sa contemplation, tout d’abord il n'a pas connu lui-même de "degrés". Mais il a compris par la suite qu'il ne pouvait conduire les autres à l'abandon parfait d'eux-mêmes que "par degrés". C'est ainsi qu'il fait des concessions dans sa manière de présenter les choses. Lui-même vit au plus intime de lui-même comme ont vécu les apôtres et les disciples : il accueille tout ce que le Seigneur donne et sans faire plus de plan que les disciples dans l'évangile. Comme eux, il cherche simplement à être ouvert et à n'être lié par aucun système qu'il aurait lui-même édifié. Il voit pourtant que cela fait s'éveiller constamment chez les autres des malentendus; il voit leur manque de discernement, de discrétion. Lui-même a le tact absolu de l'intimité, de la même manière que Jean. Mais il voit la légèreté avec laquelle d'autres chrétiens font un mauvais usage de ce don en cherchant leur plaisir plutôt que l'intimité. Il le formule même quelque part : l'intimité avec le Seigneur a sa justification dans le service et non en nous-mêmes. Le Christ nous ouvre son intimité et nous l'offre afin que nous apprenions à mieux connaître le Père, non pour réduire à néant la distance qui nous sépare de lui, le Fils. Si Bernard édifie des "degrés", c'est comme des sécurités pour la juste intimité, ils sont imaginés pour les autres et vérifiés sur lui-même. Sécurité dans le travail, dans la prière et la méditation, dans l'examen de conscience et le contrôle de soi.
Il lui manque quelque chose dans la conduite des âmes; il est trop méfiant pour maîtriser tout à fait son sujet. Il a tendance à faire s'arrêter peut-être un peu trop vite. Il y a dans la direction des âmes une certaine patience à conduire à "large bride" (an "langer Leine"); elle lui fait défaut. Et puis il a aussi énormément à faire, et les suggestions qu'il donne sont aussi pour lui gain de temps. Enfin il y a aussi en lui-même une certaine crainte : pour sa propre prière quand il s’y est trop précipité. C'est la raison pour laquelle aussi il a aimé des "degrés" et des approches. S'il édifie des "degrés" de ce genre, il n'invente jamais quelque chose de nouveau, il reprend des choses qui existaient avant lui, qui même étaient beaucoup plus marquées avant lui que chez lui. Et même, l'âge aidant, il en reprend davantage. Il est entré jeune au monastère, il ne voyait alors pour lui et pour ses frères que le don total d'eux-mêmes. Avec les années, il reconnaît que les "degrés" aussi peuvent avoir leur bon côté.
Il a en ce domaine une prédilection exagérée pour la précision et la stipulation. Il aime aussi tenter le diable; quand cela va mal ou moins bien avec quelqu'un, dans la prière par exemple, il devient sévère, il prend exactement les mesures, il s'efforce de créer partout de l'ordre et il met ainsi un schéma exact entre les mains de l'intéressé. Puis ces "degrés" le tracassent à nouveau parce qu'il pense que lui-même doit s'y tenir maintenant, et bien qu'il ne les considère que comme de simples échelles auxiliaires, il craint d'être présomptueux s'il les néglige. Il connaît de véritables extases mais, parce que les hommes qui lui sont confiés ne les connaissent pas, il craint fort de se permettre quelque chose qui ne lui revient pas. En des instants de ce genre, il peut presque s'inquiéter pour lui-même soudainement en ce qui concerne certains détails. Et quand il en a établi quelques-uns exactement, il pense que le tout sera correct.
Vis-à-vis de la Mère de Dieu, il ressemble en quelque sorte à saint Ignace; il a pour elle une vénération chevaleresque. Cela ne l'empêche pas d'avoir pour elle un tendre amour. Cet amour est si vivant que c'est comme si la Mère se trouvait tout près de lui. Dans ses prières et ses sacrifices, il a une manière merveilleuse de l'entourer de petites attentions. Très souvent, quand il se sent une fois de plus inquiet ou pointilleux, il la regarde, et tout rentre dans l'ordre parce que, en la suivant, il est replacé en compagnie des disciples autour du Seigneur. Quand il n'a plus le courage d'avancer directement, Marie alors est là qui remet tout en ordre comme une mère qui, avec deux mots, peut rendre la joie à son enfant effarouché ou malheureux. Il dit aussi des prières particulières à la Mère de Dieu, non ses propres prières, mais des prières existantes qu'il aime particulièrement.
1ère prière. Seigneur, toute la communauté et moi, nous sommes à genoux maintenant devant toi et nous te demandons de bien vouloir prendre soin de notre affaire. Tu sais que nous sommes convaincus que c'est ta volonté que nous entreprenions cette nouvelle croisade. Cependant les difficultés sont grandes. Les nouvelles qui nous viennent des régions où nous devons aller nous rendent constamment incertains. Est-il juste que nous nous exposions à un si grand danger quand peut-être nous n'arriverons à rien? Vois: si c'est ta volonté que nous y allions, nous ne voulons pas hésiter un instant, nous voulons assumer comme venant de toi toutes les fatigues, tous les revers, la mort même, sans protester. J'ai parlé avec des hommes d'expérience et tous attirent mon attention sur le fait que le danger est réellement trop grand et qu'il se peut que cela n'en vaille pas la peine. Et pourtant nous savons que sûrement aussi, du moins dans les régions proches de chez nous, au début de notre voyage, nous aurons des succès. Mais nous voudrions ne pas devoir renoncer tout d'un coup et par là laisser se répandre le bruit que notre affaire ne valait pas la peine d'être entreprise. Nous craignons de causer du tort à ton Église. Seigneur, nous te demandons tous ton inspiration. Donne-la nous! Et quand elle viendra, fais-nous reconnaître que c'est réellement ton inspiration. Ne permets pas que nous soyons orgueilleux et que nous passions à côté des signes que tu nous donnes. Tous mes frères te prient dans le même sens. Bénis leur prière, bénis la prière de toute la communauté, bénis la prière de tous ceux qui t'implorent pour qu'en cette affaire tu fasses connaître ta volonté. Amen.
Note du P. Balthasar : Ce n'est qu'en disant cette prière qu'Adrienne s'aperçoit qu'il s'agit de la croisade. Les informations de nature politique étaient auparavant comme étouffées dans la conscience de Bernard, elles émergent dans la prière et accentuent d'heure en heure ses hésitations. De nouvelles informations arrivent. Et il sait que, même s'il demande la certitude, cela peut rester quand même dans l'incertitude jusqu'à la fin.
2e prière. Seigneur, cette nuit il m'a été permis d'être très proche de toi! J'ai pu sentir l'amour que tu offres au croyant. Je te remercie pour tout cet amour. Permets que je le transmette intact à ceux qui me sont confiés de sorte que ce soit toi-même qui deviennes vivant en eux, que ce soit ton amour qui devienne vivant en eux. Et Seigneur, après toute la joie que tu m'as donnée, après tout ce que tu m'as donné de comprendre, je t'en prie, donne-moi de passer dans ton Esprit toute la journée qui vient, avec ses lourdes décisions, de te la consacrer tout entière et que chaque parole que je dois dire soit une parole qui te soit adressée à toi-même. Bénis le monastère, bénis l'Église, bénis tous ceux qui doivent entrer en contact avec nous et permets que beaucoup se mettent à croire en toi. Amen.
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Le filet du pêcheur. Original en langue allemande : Adrienne von Speyr. Das Fischernetz. Herausgegeben und eingeleitet von Hans Urs von Balthasar (= Nachlasswerke, Band II), Johannes Verlag, Einsiedeln, 1969, p. 131-134.
(NdT. Pour le texte ci-dessous, j’ai simplifié un peu, sans rien ajouter, en espérant être fidèle à l’original).
Saint Bernard, c’est l’Incarnation, la Trinité et l’Esprit. Le centre, c’est Dieu Trinité qui envoie le Fils dans l'incarnation salvatrice et qui envoie l'Esprit pour que les croyants reçoivent une direction et connaissent leur chemin. Mais ce qui est paulinien est présent aussi en saint Bernard : le zèle apostolique qui se met à la disposition de l'Esprit. C'est donc une mission qui est bien dotée ; les aspects les plus divers se dévoilent mais se réunissent dans son chemin personnel, dans la mission que Dieu lui a préparée et qu'il ne doit pas remplir pour lui-même mais pour obéir à Dieu et conduire ceux qui lui sont confiés dans la voie de la foi et de la prière. C'est avant tout une existence de prière ; et quand des actions sont projetées et exécutées, elles sont préparées dans la prière, fécondées par la prière, elles doivent ramener à la prière. Car Bernard, en tant qu'envoyé, participe dans la foi au dialogue de Dieu Trinité avec le Fils et avec l'Esprit Saint.
Sa vie contemplative est la source de sa vie active ; il vit chaque prière comme un bond hors de lui dans ce que Dieu Trinité exige de l'homme : l’adoration, la vénération, l'amour. Il est toujours conscient que sa prière n'est pas la sienne, elle signifie une direction pour sa mission et aussi pour tous ceux qui lui sont confiés, il a été destiné par grâce à être pour beaucoup un guide, avant tout sous la forme de la prière - en embrasant les autres par sa prière -, mais aussi par les pensées qu'il reçoit en priant et qu'il doit traduire pour les faire réaliser par d'autres. Tout ce qu'il fait porte le sceau de l'Esprit et en même temps de la mission du Fils, et est comme rassemblé par son zèle apostolique. Il y a des moments où il voit tout à fait clairement comment Dieu le Père répartit les fonctions, ce que c'est pour le Fils que d'être envoyé et de se laisser envoyer. Il voit une certaine économie dans le gouvernement de Dieu Trinité, et il cherche à la traduire dans l'économie d'une vie humaine donnée au Christ.
(NdT. Souvent dans « Le filet du pêcheur », des comparaisons sont établies entre deux saints fort éloignés l’un de l’autre dans le temps).
Bernard et Marie de l’Incarnation. La racine commune est un amalgame de prière et d’obéissance. Et pour les deux de telle sorte que c'est dans une somme de prières qu'est expérimenté le sens de la prière, d’abord personnellement, puis en relation avec le Père et le Fils. Les deux sont donc d'abord recueillis, ils prient pour satisfaire aux exigences ecclésiales qui leur paraissent imposées pour être ensuite mis toujours plus à part par la prière et finalement pour reconnaître clairement leur devoir d'obéissance. Leur prière commence ainsi par avoir des effets de peu d'apparence ; chacune laisse un signe: ici il faudrait s'engager davantage, là il faudrait éviter une faute, ici il faudrait aider quelqu'un, là apporter une parole... L'effet de la prière est comme éclatée en actes des plus minimes pour leur propre salut ou pour le salut de ceux qui les entourent et qui leur sont confiés. A un certain moment, tout s'inverse pour les deux : il y a maintenant devant eux une grande exigence de Dieu qui s'adresse à eux personnellement, une exigence qui se cristallise à partir de la somme de ce qui a existé jusqu'alors et qui les remplit tous deux moins d'un désir que de la volonté d'être entièrement obéissant. Il y a chez les deux une attitude très virile et inconditionnelle qui se révèle être une volonté d’obéissance. C'est à partir de cette grande et indivisible exigence d'obéissance qu'ils obtiennent de comprendre la nature de l'obéissance comme une affaire indivisible qui embrasse toute la vie.
Dès lors, leurs chemins se séparent. Il est montré à Marie ce qu'elle a à faire, mais petit à petit, dans une lente croissance. Bernard par contre doit chercher lui-même pas à pas. Chaque fois il sait seulement qu'il doit continuer, qu'il doit en faire davantage et aussi d'autres choses, il doit se charger de différentes tâches nouvelles. Et toutes ces tâches particulières, il doit les intégrer dans son obéissance en examinant chaque fois si elles entrent dans le cadre, donné une fois pour toutes, de l’obéissance. Pour lui, l'affaire est si délicate et si dangereuse que, de temps à autre, malgré sa prière la plus zélée et bien qu'il ait conscience de la nécessité justement de cette prière et malgré son désir de prière, sans cesse il prend peur. Peur d'être si secoué par la prière que les tâches le dépassent et peur de se trouver devant elles en plein désarroi. Et même que toute l'entreprise risquée de l'obéissance devienne trop raide. C'est justement cette peur pourtant qui ne cesse de le faire entrer de force dans l’union de la prière et de l'obéissance. Pour Marie par contre, tout est toujours aplani par la prière ; la prière fortifie et apaise, les questions les plus difficiles deviennent faciles ; Marie a une assurance qui est au-delà de toutes les difficultés et qui ne se laisse pas inquiéter par elles. Chacun des deux désire pour lui-même ce que l'autre possède : par sa prière qui la calme, Marie ressent une légère crainte de s'éloigner de la croix tandis que Bernard désire pour lui une prière paisible afin d'éprouver davantage l'assurance du Seigneur au mont des oliviers.
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Mise à jour 03/12/2022