IX. La vie d’Adrienne von Speyr

 

LA VIE ET L’ŒUVRE D’ADRIENNE VON SPEYR (1902-1967)

Aperçus divers

IX

 

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Communauté Saint-Jean :

Balthasar&Speyr

 

 

La vie d’Adrienne von Speyr

en suivant le Journal de Hans Urs von Balthasar


 

La mission est plus importante que la vie.

La mort ne signifie pas un achèvement,

mais un prolongement, voire un commencement.

Adrienne von Speyr

(Sur Mc 1,14)


 

Plan

Sigles

Sources

En guise d’introduction

 

I. Les préparations (1902-1940)

 

I. L’enfance (1902-1913)

 

II. Les années de lycée (1914-1918)

 

III. Entre les mains des médecins (1918-1921)

 

IV. Bâle. École supérieure de jeunes filles (oct. 1921- avril 1923)

 

V. Étudiante en médecine (été 1923 – été 1927)

 

VI. Mariage (juillet – septembre 1927)

 

VII. Madame Dürr – von Speyr (1927-1936)

 

VIII. Madame Kaegi – von Speyr (1936-1940)

 

 

II. La mission (1940-1967)

 

1940-1941    1942    1943    1944    1945    1946    1947    1948    1949    1950    1951     1952    1953    1954    1955    1956    1957    1958    1959    1960    1961    1962    1963   1964    1965    1966    1967

 

Quelques notes pour terminer

 

* * * * * * * * * * * * * * * * *

 

Sigles

 

A   Hans Urs von Balthasar, Adrienne von Speyr et sa mission théologique

 

F   Fragments autobiographiques

 

G  Geheimnis der Jugend (Mystère de la jeunesse)

 

I    Hans Urs von Balthasar, L’Institut Saint-Jean

 

P   Adrienne von Speyr, Propos sur elle-même, dans HUvB, Premier regard sur AvS, p. 95-163 

 

T   Tagebuch (Journal du P. Balthasar en trois volumes – plus de 1300 pages – numéroté par Balthasar lui-même. Les références ci-dessous se contentent d’indiquer ce numéro)

 

Sources

 

1. Hans Urs von Balthasar , Adrienne von Speyr et sa mission théologique, p. 13-39. Ces pages donnent un premier aperçu de la vie d’Adrienne, elles ont été publiées en 1968, l’année qui a suivi sa mort.

2. Hans Urs von Balthasar, L’Institut Saint-Jean, p. 17-28 ; 37-75. Ces pages, rédigées en vue du colloque romain de 1985 consacré à Adrienne, vont beaucoup plus loin pour nous la faire connaître. Elles font largement appel au Journal du Père Balthasar.

3. Adrienne von Speyr, Fragments autobiographiques. Quelques années après l’entrée d’Adrienne dans le catholicisme, il a semblé au P. Balthasar que les événements ayant précédé la conversion d’Adrienne seraient précieux pour comprendre son existence extraordinaire. C’est alors – sans doute vers 1945 – qu’il a demandé à Adrienne « de faire un récit écrit de sa vie qui ferait ressortir son évolution intérieure ». Le P. Balthasar ignore le temps que mit Adrienne pour rédiger ces Fragments ; elle y a sans doute travaillé par intervalles jusqu’au début des années cinquante. « Les grandes feuilles une fois remplies (près de trois cents), elle les mettait dans un tiroir de son bureau ; sans doute ne les a-t-elle jamais relues en entier… (On les y a découvertes après sa mort). La première partie du manuscrit, celle qui décrit sa jeunesse jusqu’à son entrée à l’École Supérieure des jeunes filles de Bâle, est écrite en français ». C’est l’un des rares textes publiés d’Adrienne qui n’ont pas dû être traduit de l’allemand ; c’est là sans doute que l’on peut le mieux apprécier son style. « La seconde partie (des Fragments), qui commence à son arrivée à Bâle, est rédigée en allemand, dans un allemand qu’Adrienne n’a jamais complètement maîtrisé, pas plus que le dialecte bâlois » (F 13). Ces Fragments s’arrêtent à la vingt-quatrième année d’Adrienne.

4. Geheimnis der Jugend (Mystère de la jeunesse), d’un caractère purement charismatique, pour lequel le P. Balthasar dut, « en invoquant l’obéissance, demander à Adrienne de se replacer au degré de conscience de ses années d’enfance et de jeunesse. Adrienne y raconte d’une part les mêmes événements que dans Fragments autobiographiques et d’autre part des choses qu’elle avait complètement oubliées. Dans cette œuvre, la recherche de Dieu apparaît plus saisissante encore » (A 13-14). Cette seconde autobiographie s’arrête en 1940, l’année où Adrienne entre dans l’Église catholique.

5. Tagebuch (Nachlassbände 8-10). C’est le Journal du P. Balthasar : plus de 1300 pages.

6. Il faudrait aussi faire le relevé, dans l’œuvre d’Adrienne, de tous les éléments biographiques qu’elle comporte.

7. Enfin il faudra tenir compte un jour de tout ce qui n’a pas encore été publié : souvenirs et notes en provenance d’amis, de parents, de connaissances ou de malades soignés par Adrienne. Et puis aussi toute sa correspondance (Cf. A 14).


 

En guise d’introduction


 

« Si l’hagiographie est si monotone et si fade, c’est soit qu’on ne laisse pas les saints parler eux-mêmes, soit parce qu’eux-mêmes aussi, souvent, ne savent pas parler. Nombre d’entre eux ne trouvent pas l’expression qui convient, aussi en reviennent-ils toujours, par facilité, au Cantique des cantiques, ou bien ils s’en tiennent à un modèle transmis qui leur soutient les ailes mais masque le côté personnel de leur expérience. Ils sont peu nombreux à avoir non seulement pris la parole, mais à s’être aussi exprimés. Et ce petit nombre, qui le connaît ? »

 

Ces mots de Hans Urs von Balthasar (Grains de blé II, p. 121-2) peuvent nous introduire à la vie d’Adrienne von Speyr. Pour Adrienne, nous possédons la biographie qu’elle a écrite par elle-même à la demande du P. Balthasar et qui s’arrête à sa vingt-quatrième année (Fragments autobiographiques), et de plus des éléments de sa biographie, de 1902 à 1940, qui ont été recueillis des lèvres d’Adrienne par le P. Balthasar (Geheimnis der Jugend). Il n’est pas question de reproduire ici intégralement les deux « autobiographies » de la jeunesse d’Adrienne, mais d’y puiser les éléments qui donnent une certaine idée des « préparations » à sa future mission. Pour la deuxième partie de sa vie (1940-1967), il faut se référer au Journal du P. Balthasar qui a noté, souvent au jour le jour, ce qu’Adrienne lui transmettait ou ce qu’il apprenait d’elle. Biographie monotone ou fade ? Affaire à suivre.

Patrick Catry


 


 

PREMIÈRE PARTIE . LES PRÉPARATIONS  (1 9 0 2 – 1 9 4 0)

 

I. L’enfance (1902-1913)

 

1. La famille d’Adrienne

Adrienne est née le 20 septembre 1902 à La Chaux-de-Fonds, dans le Jura suisse qui est de langue française. La Chaux-de-Fonds est une ville de 39.000 habitants environ en 2018, à mille mètres d’altitude, elle est située à dix kilomètres de la frontière française ; c’est aussi la patrie de Le Corbusier.

Le père d’Adrienne était Suisse de langue allemande; il exerçait la profession d’ophtalmologiste à La Chaux-de-Fonds. Sa mère, Suisse de langue française, fille d’horlogers et de bijoutiers qui avaient fait fortune à Genève et à Neuchâtel, s’était mariée très jeune. Adrienne avait une sœur aînée, Hélène, née en 1900, et deux frères plus jeunes : Wilhelm (Willy) né en 1905, qui sera médecin comme Adrienne, et Théodore (Theddy), né en 1913, qui deviendra directeur de banque à Londres (A 14-15). « Nous étions quatre enfants… Nous avions une gouvernante et une vaste chambre de jeux, dans laquelle s’écoulait la plus grande partie de notre existence » (F 13).

 

2. Les enfants

Vers quatre ou cinq ans, Adrienne accompagne un jour sa sœur à l’école. Avant le début de la classe, l’institutrice l’installe à son pupitre et Adrienne se met à lire le livre de sa sœur ; c’était le ba be bi bo bu, mais Adrienne lut à l’institutrice la dernière page du livre. « Elle me fit des compliments, mais cela ne l’engagea aucunement à me garder ; il lui fallut user non seulement d’arguments mais aussi de force pour me faire sortir avant le commencement de la classe, et je me souviens d’avoir amèrement sangloté dans le corridor sombre, car j’avais le sentiment d’une injustice inexplicable : puisque je savais lire, j’avais bien le droit de rester à l’école ! Ma sœur y était bien et ne lisait qu’en épelant! »

 

« Le dimanche, nous prenions notre petit déjeuner avec notre père. Au lieu du lait habituel, il y avait du chocolat ; il le préparait lui-même, et comme la gouvernante n’était pas là, nous tartinions notre pain comme de grandes filles. Ensuite nous allions à l’hôpital et à la clinique avec papa et lui racontions mille histoires ; à l’hôpital il nous menait chez les enfants malades ou nous laissait à la garde d’une diaconesse jusqu’à ce qu’il ait fini sa visite » (F 13-15).

 

Adrienne et sa sœur avaient toute une collection de poupées. « J’aimais tendrement les vieilles, celles qui n’avaient plus de couleur ou étaient abîmées ; je les soignais, les pansais, les opérais. Là survenait une difficulté : pour leur rendre supportable l’opération, il fallait une narcose. Impossible d’opérer et d’anesthésier à la fois sans avoir de l’aide. Il me fallait donc inviter Willy, le petit frère, qui avait trois ans de moins qu’elle… Il venait sans trop se faire prier et se montrait très habile anesthésiste. Quelquefois nous opérions encore l’ours ; là il n’y avait pas de nécessité urgente, mais on pouvait retirer et remettre à l’infini la paille de son ventre, y cacher même des friandises, recoudre proprement et s’extasier à la prochaine opération sur tout ce qui se trouvait dans ses vastes entrailles » (F 17-20).

 

A quarante-cinq ans, dans l’extase, Adrienne retrouve l’état de conscience qui était le sien à l’âge de huit ans; elle ne sait plus qu’elle a quarante-cinq ans, elle n’est plus que la petite fille avec ses pensées et son langage. Se déroule le dialogue suivant: – Sens-tu Dieu? – Qu’est-ce que ça veut dire : sentir? Savoir? Quelque chose comme : être caressée? – Oui. – Comment dire? Familier? Ce n’est pas tout à fait le mot juste. – Alors, comment? – Je suis sa petite sœur… Il voit tout… Il entend tout… Il est partout. Tu sais? Quand tu fais ta prière, ou quand tu manges, ou quand tu joues, tu sais toujours qu’il est là. Mais c’est très drôle, tu sais, parce que tu ne peux pas dire qu’il se cache. Ce n’est pas comme au jeu de cache-cache où quelqu’un va derrière un arbre et on sait qu’il est là. C’est tout à fait différent. – Comment? – Tu ne peux pas le dire, toi? Tu sais tant de choses. Pourquoi les gens ne disent jamais rien? Ils disent toujours « des paroles », mais jamais « des choses ». Qu’est-ce que vous attendez? – Peut-être que toi, tu le diras? – Je ne peux pas l’expliquer. Je ne peux pas répandre des fleurs… sur le chemin du Bon Dieu. Un jour j’ai reçu des violettes… C’était peut-être le premier bouquet que j’ai reçu. Avec les fleurs, j’ai fait un chemin pour le Bon Dieu dans la chambre de jeux. On m’a beaucoup grondé : peut-être que je n’avais pas assez secoué les violettes pour éviter de mettre de l’eau par terre. Mais je leur ai dit que c’était un chemin pour le Bon Dieu. J’avais pensé : s’il est là, il sera peut-être un peu content d’avoir ses pieds sur les fleurs. Mais il n’écrase pas les fleurs. Peut-être que ça lui fera un petit plaisir. Et j’en ai mis plus pour la table de Willy et d’Hélène que pour la mienne. Trois chemins qui partaient de la porte. – Pourquoi cela? – Pourquoi plus? Si le Bon Dieu aime bien marcher sur les fleurs, il ira surtout là où il y en a plus. – Alors tu ne veux pas qu’il vienne aussi à toi? – Mais si. On ne doit pas dire comme ça. Mais je voudrais le forcer un peu plus… à aller, tu comprends? – On peut donc le forcer? – Oh! Oui. Un peu, s’il aime les fleurs. Tu ne crois pas ? (Traduction de Nachlassbände 6, p. 210-1, reproduite dans La mission ecclésiale d’Adrienne von Speyr. Actes du colloque romain 1985, p. 20-21).

 

3. Monsieur von Speyr

« Mon père était un homme grave. Il parlait peu, avait presque l’air de peser un peu ses mots. Évidemment il jouissait chez nous d’une autorité indiscutable ; peut-être cela était-il même un peu renforcé par le fait qu’il était médecin et ainsi habitué à manier une certaine autorité bien nécessaire dans sa profession… Nous sentions toujours chez mon père une très grande tendresse, mais qui ne s’exprimait pas facilement ; elle perçait par exemple dans le ton avec lequel il avait l’habitude de nous présenter à ses connaissances. Il disait : mes fillettes, alors que nous étions déjà plus grandes que lui, et il n’était pas petit » (F 42-43).

 

Cela n’empêchait pas Monsieur von Speyr de montrer son autorité quand il le fallait. A quatre ans, comme le font souvent les enfants de cet âge, Adrienne avait voulu montrer sa toute-puissance et s’était montrée insolente ; ça n’avait pas marché avec son père et elle avait eu droit à une fessée mémorable.

 

« Nous faisions parfois des promenades avec lui… (Mais) ce n’est que plus tard que mon père devint vraiment mon ami ; je sentais à ce moment-là qu’il était bien près lorsque cela allait mal, lorsque les difficultés s’amoncelaient, mais à part des moments-là, je crois qu’il m’était un peu étranger et qu’il m’intimidait vraiment (F 44-45).

 

4. La grand-mère

La grand-mère habitait une maison de campagne, « Les tilleuls », située aux porte de la ville. Entre la grand-mère et Adrienne, il y a une véritable communion d’âme, sans paroles (A 15). « Nous passions des après-midi entiers chez elle et il était un peu difficile, le soir venu, de rentrer chez soi. C’est chez grand-maman que j’ai appris, toute petite, le recueillement et le silence. Combien de fois, à peine arrivée, après l’avoir embrassée, ai-je demandé : Je peux me taire, grand-maman ? Elle répondait toujours oui.

 

Lorsqu’elle était seule, je m’installais auprès d’une fenêtre et faisais mille choses ou rien du tout. Jamais grand-maman n’intervenait en me proposant autre chose : elle me laissait vivre et résoudre ou chercher à résoudre mes problèmes. Quelquefois je passais des heures entières le nez à la fenêtre et je regardais neiger ; je ne pense pas qu’il y ait un endroit au monde où il ait autant neigé que dans le jardin des Tilleuls. La neige tombait gravement, elle augmentait le silence ; elle venait directement du ciel, elle apportait un mystère inexplicable.

 

Quelquefois la grand-mère se mettait au piano et chantait de vieilles chansons, ou bien elle m’apprenait à tricoter et à coudre, me faisait faire des habits pour mes poupées et intervenait aux endroits difficiles. Aucune question ne l’impatientait, mais elle aussi aimait le silence… Elle passait sa journée à sa table à ouvrage, devant une fenêtre, et travaillait pour les pauvres et pour les poupées de ses nombreuses petites filles. Elle lisait peu mais priait beaucoup » (F 15-17).

 

« Elle nous parlait de sa jeunesse, nous racontait l’histoire de la maison ou beaucoup d’histoires sur le Bon Dieu. Et quand elle nous parlait du Bon Dieu, on comprenait alors qu’elle le connaissait très bien, qu’elle savait très exactement ce qu’il aimait ou n’aimait pas, si précisément qu’elle pouvait le dire à sa place. Et si une fois elle devait nous gronder parce qu’on avait fait quelque chose de mal, elle disait par exemple : L’enfant Jésus n’aurait pas fait cela. Ou encore : Quand Jésus dit : ‘Laissez venir à moi les petits enfants’, il pense naturellement aux enfants qui sont tout à fait en règle, qui ont déjà dit les bêtises qu’ils ont faites et qui désirent ne plus jamais faire quelque chose d’aussi bête ». Dans une armoire, il y avait les confitures, « une quantité de pots. Et quand on lui demandait : Mais, grand-mère, est-ce que tu manges vraiment toutes ces confitures ? – Non, répondait-elle, mais celui qui peut manger lui-même des confitures, doit aussi en avoir pour les pauvres. Elle rendait souvent visite aux malades et leur apportait, ainsi qu’aux pauvres, quelques-uns de ses pots ».

 

Quand le grand-père et la grand-mère s’étaient mariés, « ils n’avaient pas encore quarante ans à eux deux ». Quand elle était jeune femme, la grand-mère avait fait un voyage autour du monde avec le grand-père et elle avait partout des amis qui lui envoyaient toutes sortes de choses, par exemple des oranges vertes . « Elle préparait les oranges vertes à l’aigre-doux, selon une authentique recette du Japon, pays d’où elles provenaient ; un jour que j’avais pu les goûter, je fis la remarque que je ne les trouvais pas bonnes, mais grand-mère me dit : Moi non plus, mais tu sais, la dame qui me les envoie le fait avec tant d’affection, comme s’il s’agissait de quelque chose de particulièrement bon, qu’on doit aussi les manger comme si c’était particulièrement bon. C’est ainsi qu’elle nous expliquait comment les sentiments peuvent transformer les choses » (F 307-308. 311).

 

« Toute petite, j’avais reçu un jour un vrai ballon que j’avais attaché au berceau de ma poupée avec une ficelle. Mais pendant la nuit, il éclata ou se dégonfla entièrement, ce qui arrivait souvent, et le matin, quand je voulus aller le chercher, la ficelle traînait par terre avec, à son extrémité, une horrible petite peau violette. Cela me causa une peur affreuse : une chose encore si jolie hier… et maintenant ! » Pour consoler la petite fille, la grand-mère lui expliqua un jour comment les choses se passaient sur la terre, mais qu’au ciel cela ne serait plus du tout pareil. « Au ciel les ballons resteraient toujours, toujours, tels qu’ils étaient. Sur terre, par contre, il y avait beaucoup de choses qui simplement un jour disparaissent et cela nous fait de la peine, mais c’est justement là la caractéristique du monde. C’était comme si le Bon Dieu voulait nous montrer qu’aussi longtemps que tous les hommes ne sont pas bons, il ne peut pas laisser subsister les choses qui nous procurent de la joie » (F309-310).

 

Dans le jardin de la grand-mère, il y avait peu de fleurs mais beaucoup d’herbe. « Et grand-mère nous montrait souvent combien un simple brin d’herbe est joli, par exemple quand une goutte de pluie ronde et brillante y est suspendue ou qu’un peu de rosée le recouvre le matin. Il nous semblait aussi que c’était lorsque le jardin portait des traces du ciel, de quoi que ce soit venu d’en haut, que grand-mère l’aimait le plus. Je ne saurais dire combien de fois grand-mère nous parla du ciel. Mais on sentait qu’il était quelque chose de tout à fait présent dans sa vie et que chaque fois qu’elle découvrait sur terre une trace du ciel, elle nous parlait de lui tout entier » (F 310).

 

La grand-maman avait un dé en or, sur le bord extérieur duquel était finement ciselé : ora et labora. « Elle me montra un jour cette inscription, m’expliquant qu’ora signifiait prier et labora travailler. Cela me fit comprendre que l’ora était aussi inclus dans le labora. J’en parlai avec grand-mère qui me dit que la prière se trouvait toujours dans toute la vie, dans tout ce qu’on fait. Grand-mère ne savait pas un mot de latin » (F 313). Quand la grand-mère donna ces explications à la petite fille, c’était l’hiver et il neigeait. Puisque la vie pouvait se changer en prière la petite fille demanda à la grand-mère « si le Bon Dieu envoyait vraiment les flocons de neige pour qu’on remplisse chacun d’eux avec une prière, comme si chaque flocon était un désir du ciel, une invitation à la prière… Grand-mère me dit que oui, mais qu’on ne devait pas croire, une fois les flocons disparus, que tout était en ordre. Il ne fallait pas non plus penser que chaque flocon était un rappel, une demande. Il n’y avait pas que la neige, on pouvait aussi accepter la pluie comme venant de Dieu. Et lorsqu’il faisait beau, il ne fallait pas penser que Dieu ne nous envoyait rien du ciel. Il fallait être aussi uni à lui quand on ne voyait rien. La tombée de la nuit sur le tapis de neige est quelque chose de particulièrement beau, et pas seulement parce que le soir descend. C’est un peu comme si le Bon Dieu voulait nous emmurer ; ce n’est pas du tout terrible, mais au contraire très agréable d’être enfermé dans les désirs de prière du Bon Dieu. Ensuite, quand grand-mère allumait la lampe, la fameuse lampe à gaz, celle-ci était pour moi comme une réponse immédiate que nous donnions au Bon Dieu : Oui, oui, nous sommes là. Il devait voir qu’en nous aussi il y avait une lumière » (F 314).

 

La grand-maman est morte le jour de Noël 1913. Adrienne et sa sœur ont dit : « Il nous faudra demander la Bible de grand-maman et la lire ensemble tout entière ». Le soir même, Adrienne se mit à chanter à tue-tête dans la chambre de jeux. « Maman a demandé : Pourquoi chantes-tu ainsi ? – Parce que c’est Noël et que grand-maman est au ciel. Maman a dit : Tu es décidément insupportable » (F15-17).

 

5. L’ange

« Quand j’étais enfant, j’ai souvent, souvent, vu l’ange… Quand j’étais malade, je l’ai vu bien des fois dans la journée… Il fait penser aux histoires du livre du Christ. Et alors on les comprend mieux parce qu’il me les raconte dans le cœur… Il me montre aussi quand je n’ai pas été gentille… On doit lui dire chaque soir tout ce qu’on a fait. Il prie toujours avec moi. Des petites prières qu’il me dit dans le cœur… Nous prions ensemble… On dit un mot et l’ange me montre quelque chose avec ce mot, il me le raconte dans le cœur. ‘Je voudrais tout te donner’ : on dit quelque chose comme ça . Et alors il me montre comment par exemple on pourrait donner sa pomme ou son chocolat au Bon Dieu. Et parce qu’on ne peut pas les donner directement au Bon Dieu, dit l’ange, on peut à la place les donner à un pauvre. Et on convient avec l’ange qu’on les met de côté pour le lendemain. Puis il me montre aussi qu’à part une pomme et un chocolat il y a encore d’autres choses qu’on pourrait donner… Et je voudrais voir le Bon Dieu et le Seigneur Jésus ! »

 

L’ange lui a un jour parlé des jésuites. « A propos de la vérité. J’avais eu une histoire très bête avec maman. Elle disait que ce n’était pas vrai, et peut-être que pour maman, comme elle avait vu les choses, ce n’était réellement pas vrai. Mais pour moi c’était vrai. Alors l’ange a dit qu’il y a une grande vérité et qu’ensuite il y a aussi une vérité comme celle que maman a, et les deux ne sont pas toujours tout à fait les mêmes. Et il a dit que ceux qui comprennent cela, ce sont les jésuites. J’ai alors dit cela aux autres ; quelques-uns ont écouté, quelques-uns n’y ont rien compris. Mais ceux de la classe au-dessus, eux ont compris, mieux du moins »… L’ange lui a dit alors que les jésuites sont ceux qui aiment Jésus. « Il a dit que j’en étais aussi un. Tant que je suis petite, je peux en être un. Quand je serai grande, ça n’ira plus »… Si maman avait eu toute la vérité, elle ne m’aurait pas grondée parce qu’elle aurait compris que ce que j’ai dit, c’était la vérité. Les jésuites sont ceux qui aiment Jésus particulièrement. Dans leur cœur, ils n’ont pas d’autre place que pour lui…

 

L’ange me dit si tout est en ordre avec Dieu. Je crois que c’est de lui que j’ai gardé l’habitude le soir si je veux prier. On ne peut pas prier n’importe comment. « D’abord mettre les affaires en ordre. Je regarde les choses avec l’ange et ensuite on peut prier. Maintenant je ne le vois plus, je crois, mais j’ai quand même encore l’habitude de parler avec lui le soir… C’était comme ça quand j’étais petite… Est-ce que c’est vrai qu’on ne peut bien parler avec Dieu que quand tout est en ordre ? Ma grand-mère m’a souvent prise sur ses genoux et j’ai appuyé ma tête contre elle, et elle me racontait une histoire quand dehors il faisait nuit ou qu’il faisait froid… Et quand on n’était pas sage, on avait le sentiment qu’on n’avait pas le droit. Et c’est comme ça aussi avec le Bon Dieu ? » Mais comment savoir si tout est en ordre avec le Bon Dieu ? C’est une affaire difficile. Comment le savoir ? « J’ai un jour demandé à Hélène – la grande sœur – si elle avait déjà réglé les affaires avec l’ange. Et alors elle m’a dit : Qu’est-ce que c’est que cette bêtise ? Et donc j’ai dû rentrer rapidement dans ma coquille »… « Tu es pour la patience, moi pour l’impatience. Mais bon ! Est-ce que je ne suis pas une fille-garçon ? N’ai-je pas l’impatience des garçons ?… Maman dit toujours que je suis un garçon manqué » (G 14-15).

 

« Il n’est pas toujours simple, l’ange. J’ai dû marcher longtemps avec des chaussures trop petites. Il a dit : Le Seigneur aussi a marché dans une voie qui était difficile. Je ne dois rien dire à la maison ; attendre qu’ils le remarquent eux-mêmes. Ce n’était pas très drôle. Ça a duré quelques semaines ». Et puis chez la grand-mère, pour le goûter, on pouvait toujours choisir le chocolat qu’on préférait. « L’ange a dit : Prends plutôt l’autre, celui qui est plus amer, celui qui n’a pas de noisettes. Le Seigneur a dû un jour prendre quelque chose de très amer… Ou bien je ne dois plus jamais dire quelque chose pour les robes. Je dois toujours user les robes d’Hélène. Ma grand-mère n’aime pas ça. L’ange a dit : Ça ne fait rien. Au Seigneur aussi ils ont ensuite partagé sa tunique… Ou bien le soir, quand ils ont oublié de sucrer la semoule : Ne rien dire ! Il sait toujours des choses comme ça. Mais je l’aime bien quand même. Il pense qu’il doit dire des choses comme ça. Et je ne veux pas le contrister, car tu sais, quand il est triste, on ne peut pas bien prier ». (G19-20).

 

Et puis « l’ange a dit qu’on doit faire tout de suite ce qu’on voit être juste car ce serait mal d’attendre. Si on dit : demain je vais changer de chocolat chez ma grand-mère, mais aujourd’hui encore une fois le bon, c’est déjà mal. Il dit aussi : le vendredi à table, on ne prend jamais deux fois de ce qu’on aime. Et si on peut s’arranger pour ne pas en prendre du tout, c’est bien ».

 

Et puis il disait : « Avant Pâques on est toujours malade maintenant. Et ça ne manque jamais. – Pourquoi? – Il a dit : A cause du vendredi saint. Et ce ne sont pas des maladies amusantes où l’on doit simplement rester au lit et lire. On a envie de vomir. On a tellement mal à la tête ou au ventre qu’on ne peut pas lire du tout. Ou bien on est si fatigué qu’on ne peut rien faire. On a mal tout simplement. Et on prie un peu plus que d’habitude » (G 21-22).

 

Comment prie-t-elle ? « Je m’agenouille toujours pour prier… La prière du soir. Je parle d’abord avec l’ange ». Puis elle prie : « Mon ange, je te prie de regarder dans mon cœur, de voir tout ce que j’ai fait depuis hier et de me dire s’il y a quelque chose de mal ? » L’ange alors regarde toute la journée. Et elle continue : « Comme tu es content aujourd’hui, je te prie quand même de ne pas oublier que la semaine dernière tu étais moins content quand j’avais du désordre et que je suis arrivée en retard à l’école »… Puis l’ange referme le cœur. « Maintenant on n’a pas besoin de penser plus longtemps que la semaine dernière on s’est mal conduit. Et ne pas penser non plus particulièrement qu’aujourd’hui il est content. C’est en ordre, ce n’est plus mon affaire »(G 28).

 

Au cours des âges, des saints et des saintes ont fait l’expérience d’anges dans leur enfance. Il serait intéressant de comparer.

 

6. La rencontre avec saint Ignace

« A la maison, nous fêtions toujours Noël le 24 décembre; cette année-là, c’était en 1908, Hélène avait une fête dans la petite école privée qu’elle fréquentait alors, chez les demoiselles Loze, qui nous paraissaient infiniment vieilles et devaient bien avoir trente et quarante ans. Tante Jeanne était venue de la Waldau pour passer la journée avec nous ; elle venait très rarement, et c’est, avec le Noël 1917, la seule fois qu’elle vint à La Chaux-de-Fonds en hiver. Tante Jeanne et moi, nous devions aller chercher Hélène à sa réunion ; maman me fit force recommandations ; sous aucun prétexte – ‘et tu m’entends bien!’ – je n’avais la permission d’accepter quelque nourriture que ce soit des demoiselles Loze ; elles étaient trop pauvres pour qu’on puisse se permettre de prendre de leurs friandises, mais elles étaient si gentilles qu’elles ne manqueraient pas de m’en offrir ; il s’agirait de rester ferme et de refuser. Bien, mes six ans ne doutaient de rien. Il neigeait un tout petit peu, en lents flocons. On m’avait mis un grand bonnet de laine rouge qui formait un peu collet sur les épaules et était tout pointu en haut. Tante Jeanne et moi nous partîmes donc ; arrivées au bout de la rue Jaquet-Droz, je proposai à ma tante : ‘Tu pourrais monter par le chemin habituel qui est la rue de l’Arsenal et moi, je ferai le petit détour par les escaliers du bout’ (Les ‘escaliers’ : il s’agit d’une ruelle en escalier). Tante Jeanne ne trouva absolument rien à redire. Comme je montais l’escalier qui longeait une sorte de chantier, un homme descendit à ma rencontre ; il était petit, plutôt vieux et boitait un peu. Il me saisit par la main, je fus d’abord réellement effrayée, mais me mis à le regarder ; il dit : ‘Je croyais que tu viendrais avec moi, ne veux-tu pas ?’ Je dis, avec une sorte d’effroi (était-il bon de dire non à un pauvre?) : ‘Non, monsieur, mais bon Noël’. Il lâcha immédiatement ma main ; il me sembla qu’il avait l’air un peu triste. Je continuai mon chemin, et tout le temps je me dis dans les jours suivants : ‘J’aurais peut-être dû dire oui, mais il fallait bien dire non’. Quand je racontai l’histoire à tante Jeanne, elle fut fort effrayée et me défendit de la quitter. Chez les demoiselles Loze, tout alla très mal ; les élèves avaient fini de goûter, il y avait encore des plats entiers de meringues et elles m’obligèrent littéralement à en prendre. J’en mangeai une, avec l’impression qu’il eût vraiment été trop mal de refuser – d’ailleurs tante Jeanne consultée approuva. Et je sais vraiment que je n’ai pas désobéi à maman par gourmandise, mais pour ne pas vexer les ‘vieilles’ demoiselles. Rentrée à la maison, je fus très fortement grondée par maman qui tout de suite me demanda si j’avais mangé quelque chose et apprit de tante Jeanne l’histoire avec l’homme. En ce temps-là, je pleurais facilement, et je n’avais pas encore réussi à sécher mes larmes lorsque maman sonna pour l’arbre ».

Ce récit de la rencontre avec saint Ignace, rédigé par Adrienne en français, a été traduit pour l’édition allemande des Fragments autobiographiques : Aus meinem Leben. Ce texte allemand a été retraduit en français et c’est lui qui figure sans doute dans le livre de Hans Urs von Balthasar, Adrienne von Speyr et sa mission théologique, p. 392-4. D’où les nombreuses variantes d’avec le texte reproduit ci-dessus.

 

Adrienne indiqua plus tard au P. Balthasar le lieu exact de cette rencontre avec l’homme (A 17). Adrienne « s’était parfaitement rendu compte qu’il n’était pas comme les autres : il n’était pas de ce monde et pourtant, en même temps, il appartenait tout à fait à mon monde. Elle se disait : On ne va pas avec un étranger, et aussitôt elle s’interrogeait : Est-il donc un étranger ? Une grande misère, et en même temps quelque chose de simple, de touchant, rayonnait de lui. Si j’avais dû dire ce qu’il faisait dans la vie comme profession, j’aurais d’abord dit : c’est un pauvre… Bien plus tard, dans de nombreuses visions, elle a vu et reconnu Ignace » (F 23-25). Vers la fin de sa vie, Adrienne était encore pleinement convaincue de la réalité de cette rencontre (T 2347).

 

Question : Est-ce que tu penses que l’homme a quelque chose à faire avec Noël ? Adrienne : « Il a voulu se faire plaisir. Il y a beaucoup de gens qui ont plaisir à rencontrer une petite fille. Mon père me dit : Ma petite fille triste. Mais je ne suis pas très triste ». Pourquoi est-elle triste ? « A cause du Bon Dieu. Il y en a tant qui ne l’aiment pas ». Tu l’aimes bien ? « Oui, mais je ne lui fais pas plaisir. Je n’ai pas fait plaisir non plus au vieil homme. Je ne fais pas plaisir non plus à maman » (G 94).

 

Le soir de cette rencontre avec l’homme, la petite Adrienne a écrit cette histoire dans un petit carnet. Elle a six ans, sait à peine écrire : « J’ai vu un homme. L’homme a dit : Viens . J’ai dit non. J’ai pensé oui. Maintenant je dis oui. Je viens ». Elle a mis le petit carnet dans son cartable, sa maman l’a vu et l’a grondée ; elle l’a pris. « Maman a pleuré. Elle a dit : C’est terrible, cette petite est déjà si… Je n’ai pas compris le mot. Le soir j’ai prié pour l’homme quand maman a déchiré le carnet ». Depuis cette rencontre avec l’homme, elle doit toujours penser à l’homme quand elle pense au Bon Dieu. « L’homme prie, Didi (Adrienne) prie. Nous prions ensemble ».

 

Elle aime prier. Elle aime bien prier avec les petits moutons. « Le Seigneur est avec les moutons. Je le vois toujours à la Waldau. Et alors ils ont un faux berger, les petits moutons, et tu dois imaginer le Seigneur. Maintenant c’est comme ceci : au ciel, le Seigneur est avec les moutons. Et à la Waldau on ne voit que les petits moutons, mais parce qu’au ciel on sera un petit mouton, tante Jeanne vient toujours avec moi dans l’alpage, je ne peux pas y aller toute seule, c’est trop loin… Et là je prie : Je voudrais être au ciel et être aussi un petit mouton blanc… Ou bien je dis : L’homme et Didi demandent au Bon Dieu de faire beaucoup, beaucoup, beaucoup de moutons blancs… Jésus est l’ami des enfants ». (On dit à Adrienne que Dieu bénit les enfants). « Qu’est-ce que ça veut dire : bénir ? » (Ça veut dire aimer). « On le bénit aussi quand on l’aime ? Tu as aussi un cœur gentil et un cœur mauvais ? Quand je veux être gentille, c’est mon cœur gentil qui veut, celui en qui est Jésus, et puis tout d’un coup je ne sais plus, et alors vient l’autre cœur. Quand maman m’a grondée, j’ai toujours l’autre cœur après »… « On voit tout mieux quand on est toute seule (avec le Bon Dieu naturellement)… Je sais bien que je dois suivre l’homme s’il suit le Bon Dieu » (G 89-91).

 

Adrienne a six ans. A l’école, avec de petits disques en carton multicolores, elle compose des lettres. Elle dessine en majuscules les lettres I et L. C’est le premier mot qu’elle a écrit. L’ange lui a dit : I L : c’est lui qui lui a envoyé l’ange. Mais c’est un mystère. On devrait dire I – L. L’un après l’autre. Mais la petite fille ne sait pas qui c’est. (C’est Ignace de Loyola).

 

Est-ce que la petite fille peut faire encore quelque chose ? Elle défait les lettres I et L, elle les mélange (« ainsi le voulait la maîtresse ») et elle recommence ensuite lentement à composer deux lettres : I et J. Qu’est-ce que cela veut dire ? « Elle dit : La première lettre, c’est le même qu’avant. Et la deuxième est son ami, il s’appelle Jean. Mais je ne sais pas qui c’est ». (C’est Ignace et Jean l’apôtre).

 

Les connaissances mystérieuses (l’ange, saint Ignace) « que la petite fille ne pouvait pas encore vraiment comprendre, eurent pour conséquences que la religion protestante qu’on lui enseignait (avec de forts accents anticatholiques) lui parut insuffisante, ce qui la lança, durant des dizaines d’années, dans une recherche des éléments qui lui manquaient » (I 18).

 

7. L’école primaire

« L’école ne m’a jamais procuré que de la joie. Je crois ne m’y être jamais ennuyée et avoir aimé autant les leçons que les récréations ; tout m’enchantait, j’allais de découverte en découverte… J’aimais tous mes petits camarades, qui étaient très différents. Il y avait Maurice aux doigts et aux cahiers toujours tachés d’encre ; la maîtresse lui faisait montrer toutes ses taches et nous expliquait qu’il était pour nous un bien mauvais exemple. Je l’admirais de savoir être si sale et surtout de posséder un vrai canif avec lequel il pelait sa pomme de dix heures que nous autres, nous mangions telle quelle ».

 

« Dans mon carnet du samedi, il y avait quelquefois la mention peu honorable : ‘Babille’ ; et quand mon père, avant de donner la signature requise, me demandait : ‘Pourquoi donc babilles-tu, à la maison tu es si silencieuse ?’, je lui expliquais : ‘Je ne parle pas beaucoup mais je demande’. Et mon père continuait son enquête : ‘Que leur demandes-tu donc ?’ Ma réponse était courte : ‘Tout’. Et vraiment, je crois que j’étais insatiable, il fallait que je sache leurs préférences et leurs chagrins, et tout ce qui concernait leurs frères et sœurs ; et lorsque Lilly m’eut dit qu’elle était une enfant adoptée, ma tendresse pour elle n’eut plus de bornes, ce qui ne m’a pas empêché un jour de lui demander gentiment : Veux-tu du sucre ? Et de lui enfiler une cuiller de sel dans la bouche ».

 

A l’école primaire où Adrienne est entrée avec sa sœur, Hélène avait comme maîtresse Mademoiselle Vermot dont le frère était curé. Impossible de savoir ce qu’était un curé ; toute la question était de savoir s’ils avaient le même Bon Dieu que nous, mais personne ne pouvait me renseigner… Un jour j’ai pris mon courage à deux mains et cherché Mademoiselle Vermot dans sa classe. Je me souviens qu’avec les huit ans, j’étais aussi grande qu’elle, et alors, au lieu d’aborder directement mon sujet, je lui ai d’abord demandé : ‘Est-ce que vos élèves savent toujours que c’est vous la maîtresse ?’ Et puis très vite, et un peu bas : ‘Est-ce que c’est très difficile d’être maîtresse quand on est la sœur d’un curé ?’ Je ne me souviens absolument pas de sa réponse, mais elle ne m’en a pas voulu de mon indiscrétion, car elle m’a permis quelquefois de passer la récréation avec elle ».

 

C’est dans cette école primaire qu’Adrienne fait la connaissance avec la maladie des autres, ce qui l’a renforcée dans l’idée de devenir médecin. Jean avait le diabète, il devait refuser toutes les friandises et il lui en coûtait terriblement. « J’étais gourmande ; pourtant, lorsque je le voyais manger, souvent après l’avoir mendié chez les autres, ce qui lui faisait du mal, cela me faisait une vraie peine ; aussi lui ai-je proposé : C’est peut-être plus facile de ne pas manger de chocolat, si tu sais que je n’en mange pas non plus ? Il n’a pas très bien compris, mais paraissait pourtant enchanté. Il m’a demandé : Combien de temps ne mangeras-tu pas de chocolat ? J’ai dit : Aussi longtemps que nous serons ensemble à l’école ». Dans les « Propos d’Adrienne sur elle-même », on peut cueillir une autre anecdote sur son souci déjà d’aider les autres quand elle n’avait encore que quatre ou cinq ans : « Il y avait les patients qui venaient au cabinet de mon père. L’un d’eux avec un œil bandé. J’aurais tellement aimé porter moi-même un bandeau sur l’œil. Je pensais que cela le consolerait peut-être si quelqu’un d’autre avait la même chose que lui, et justement la fille du docteur. Un temps, j’ai sérieusement voulu être aveugle parce que je me disais que comme ça, peut-être qu’un enfant aveugle pourrait voir » (P. 109-110).

 

L’une des maîtresses d’Adrienne, Mademoiselle Hammel souffrait d’asthme ; « elle était petite et grosse, et vraiment bien laide, elle devait venir très tôt à l’école pour se remettre de son essoufflement avant de commencer la classe ; elle parlait d’une toute petite voix ; sitôt qu’elle l’élevait, elle avait des crises. Et comme nous l’aimions bien, nous nous tenions très tranquilles pour ne pas l’obliger à se fatiguer inutilement. Un jour je lui ai proposé, comme si c’était la chose la plus simple du monde : Je pourrais donner les leçons à votre place. Elle s’est montrée d’abord un peu sceptique, puis a accepté. Dès ce moment, je l’ai secondée de mon mieux ; je faisais la lecture à haute voix, dictait les dictées, corrigeait les ardoises : cela m’allait tout à fait ; je m’amusais beaucoup, et pour bien montrer que je ne prenais pas tout cela très au sérieux, pendant les récréations, je jouais à tous les jeux bruyants que je n’appréciais pas beaucoup et me laissais prendre un peu trop facilement ».

 

« Le chemin de l’école était peuplé de joies ; en hiver lorsqu’il y avait beaucoup de neige, j’avais grand plaisir à ne pas marcher sur la rue déblayée mais à sauter d’un tas de neige dans l’autre ; le coiffeur de mon père m’a dénoncée à mes parents, ce qui m’a valu d’être couchée un soir sans souper, mais ne m’a empêché de recommencer bientôt, peut-être le lendemain déjà » (F 20-23).

 

8. L’école du dimanche

Le dimanche à onze heures, il y avait l’école du dimanche… Avant de partir, Adrienne et sa sœur Hélène devaient réciter leurs versets à leur mère. Des jeunes filles appelées monitrices faisaient réciter les versets aux enfants. Puis arrivait le pasteur qui faisait un sermon facile à comprendre. Parfois les enfants pouvaient indiquer eux-mêmes au pasteur le cantique qu’ils désiraient chanter. « J’indiquais toujours le même et je criais de toutes mes forces : le 285. ‘Entends-tu l’appel du maître ? Il te veut pour moissonneur. Réponds-lui : oui, je veux être, ô Jésus, ton serviteur’. Et chaque fois il me semblait que je m’engageais à nouveau à quelque chose qui me dilatait tout entière, me coupait presque la respiration et me rendait heureuse. Et cependant je ne savais pas trop à quoi je m’engageais. A un service, certes, mais auquel ? Longtemps j’ai pensé qu’il s’agirait d »être missionnaire. Quand je serai grande, j’irai dans les missions. L’ange l’a promis ». Pourquoi aller dans les missions ? « Pour que tous croient. Qu’il y ait beaucoup de jésuites qui tous aiment le Seigneur Jésus » (G 18). Mais jamais elle n’a abandonné pour autant l’idée d’être médecin.

 

C’est en fréquentant cette école du dimanche qu’un jour elle eut l’idée très nette que quelque chose n’était pas en ordre. Et un soir elle comprit : toutes les histoires du Nouveau Testament manquaient de mère. Une fois par an, un missionnaire revenant de la mission venait en parler aux enfants. Il était parfois permis de poser des questions. Un jour donc Adrienne se risqua : « Les petits nègres n’auraient-ils pas aussi besoin d’une maman à côté du Seigneur ? » Le missionnaire la rassura : dans la mission il y avait aussi les femmes des missionnaires et aussi des institutrices. Conclusion intime d’Adrienne : il n’a rien compris du tout. Puis elle eut un doute : peut-être que ce besoin de maman n’existait pas chez les autres enfants. Impossible de savoir. Ce fut décidé : elle ne poserait plus de questions à l’école du dimanche. – Curieusement, la petite fille était en attente de Marie ! (F 39-42).

 

Il y a beaucoup de chahut à l’école du dimanche. Pourquoi ? « Parce que c’est ennuyeux ! Ce n’est amusant que lorsqu’on peut jouer de l’harmonium ». De temps en temps elle doit pleurer parce qu’elle doit aller à l’école du dimanche. Parce qu’elle est triste… Quand l’ange raconte les choses, c’est tout différent qu’à l’école du dimanche » (G 17-18).

 

9. La Waldau

Pendant les vacances, il a la Waldau, le grand asile d’aliénés des environs de Berne dont l’oncle d’Adrienne, le frère de son père, était le directeur ; la tante Jeanne, sœur du directeur, menait la maison. Comme tante Jeanne aimait surtout Hélène, qui était « son trésor », l’existence dans cette maison tenait un peu du cauchemar pour Adrienne.

 

Par contre il y a avait un accord très profond entre l’oncle et Adrienne. »C’était comme une entente tacite ; nous étions en quelque sorte complices. Le matin il prenait son petit déjeuner tout seul dans son bureau, à six heures précises immuablement ». Adrienne allait souvent le rejoindre espérant que son oncle l’aiderait à combler ses lacunes en géographie. Tout à coup l’oncle disait : « Tu vas m’aider, veux-tu ? » Bien sûr Adrienne voulait. « Et il me demandait d’aller jouer tout simplement avec ma poupée auprès d’une dame très triste parce qu’elle ne pouvait pas avoir sa petite fille à elle, ou de faire un domino avec une vieille demoiselle qui se fâchait toute seule, à haute voix… Tout me paraissait simple et naturel. Aucun problème spécial ne se posait, mais j’avais parfois l’impression d’être la grande personne au milieu d’enfants plutôt difficiles.

 

Auprès de certaines malades, la situation était pénible, je me sentais entourée de souffrances et j’aurais aimé savoir comprendre un peu et aider ; il y avait des larmes et de la douleur visible, et j’avais de la peine ensuite à reprendre mon existence parmi les miens… Parfois on me permettait aussi, ou même on me demandait, d’aller parmi les malades agitées. C’était presque ce que je préférais. Je m’installais auprès de celle qui me paraissait la plus excitée, arrivais peu à peu à lui donner la main, à la caresser un peu comme celle d’une amie, et elle se calmait, finissait même par s’endormir » (F 45 -47).

 

10. Les deux dernières années d’école primaire

L’une des maîtresses d’Adrienne lui dit un jour qu’elle devrait devenir institutrice plus tard. Adrienne répondit non : « Je serai médecin ». Sur quoi la maîtresse se récria : « La médecine, ce n’est rien pour une femme. Mieux vaut être institutrice ».

 

A l’école, une fille lui dit un jour : « Tu sais, les catholiques mangent le Seigneur, par petits morceaux ; à chaque messe, on le distribue comme du pain ». Adrienne était horrifiée. Une autre fille se mit à chanter à tue-tête : « Catholique, à la bourrique ». Tel était le climat ! Si on avait demandé à Adrienne ce que sont les catholiques, elle aurait répondu: « Ce sont des gens qui sont pauvres et qui souvent ne sont pas lavés ».

 

Elle a eu un jour « une maîtresse qui était propre, mais pourtant catholique, Mathilde Zehnder. Elle avait un très haut col parce que les catholiques doivent avoir ça. Parce que sinon on ne les laisse pas entrer à l’église le dimanche… Elle était gentille. Il y a donc des catholiques qui sont gentils ». Adrienne aimait parler avec elle pendant les récréations. « Elle a toujours dit que j’étais son petit ange… J’ai dit un jour à Mademoiselle Zehnder que j’aimerais aller un jour avec elle à l’église catholique. Mais elle n’a pas voulu… Ce n’était pas par curiosité » (G 20).

 

Adrienne se disait dans sa petite tête que les catholiques devaient quand même être un peu bêtes « parce qu’ils doivent toujours interroger le curé quand ils veulent faire quelque chose » (G 18-19).

 

Un jour, à la sortie de l’école, Adrienne est surprise par l’orage. Nadine, une compagne, l’invite alors à entrer chez elle. Le père de Nadine était facteur, ce qui impressionna beaucoup Adrienne. En mangeant des tartines bien beurrées et confiturées, le climat se dégèle. Tout à coup quelqu’un dit : « C’est faux comme la messe ». Et le père de Nadine expliqua : « Non, il faut dire : faux comme la peste ». S’engage alors une conversation entre Adrienne et le papa de Nadine. Adrienne : Qu’est-ce que c’est que la messe ? – Le culte des catholiques. – Vous êtes catholique ? – Non. Dieu merci non, il faut les comprendre, et c’est mal d’abaisser leur messe. – Adrienne demande ce que c’est qu’un curé. Réponse : Ils n’ont pas de femme, mais c’est leur affaire. – Pourquoi est-ce que les protestants n’ont pas de messe ? – Parce qu’ils ne savent plus chanter, ils sont devenus sévères. – Si je chante un cantique, est-ce que ce n’est pas une messe ? – Non, parce que tu n’es pas un curé. – C’était clair comme de l’eau de roche et Mademoiselle Vermot n’avait pas tant de malchance d’être la sœur d’un curé.

 

A la maison, la pratique de la religion était assez singulière. Par exemple la célébration de Noël n’avait aucun caractère religieux. Adrienne n’arrivait pas à comprendre pourquoi, à l’école du dimanche, on célébrait Noël comme la naissance de l’enfant Jésus tandis que chez elle il s’agissait uniquement d’arbre illuminé et de nombreux cadeaux. « Je suis toujours triste à Noël, un peu. C’est toujours quelque chose d’autre… Je suis heureuse quand je reçois une titti (une poupée) ou des couleurs pour peindre… Mais Noël, ce n’est pas ça. C’est autre chose. J’attends un très grand cadeau. Je ne sais pas quoi. Un cadeau du Bon Dieu… Tous ceux qui prient en reçoivent un, non ? Jusqu’ici je ne l’ai pas reçu. Je l’attends et puis il n’arrive pas… Avant d’allumer l’arbre, nous allons nous promener avec mon père. Et il achète des marrons. Si on ne pense pas à Noël, c’est amusant. Mais on ne peut dire à personne que ce n’est pas le vrai Noël » (G 92).

 

Une année, elle a pris un petit Testament et elle a lu tout doucement l’évangile de Noël pour elle toute seule pendant que les bougies brûlaient. « Mais maman n’a pas apprécié du tout cette manière que j’avais de me singulariser ». Adrienne ajoute que ses parents avaient pourtant de la religion et qu’ils allaient de temps à autre à l’église. Noël lui a toujours laissé, malgré toute la joie qu’elle éprouvait à voir tant de ses vœux réalisés, une vague impression de vide et d’amertume. « Il me manquait quelque chose. J’avais cherché à combler ce vide en lisant l’histoire de Noël, mais je ne saurais dire si cela m’avait alors vraiment suffi, car déjà à ce moment de ma vie je sentais comme une question sans réponse qui grandissait en moi et m’inquiétait souvent, mais pas de façon continue ».

 

Quand Adrienne était petite, elle a écrit « un tas de choses ». « Quand j’avais dix ans environ… par exemple une histoire en vers comme ça :

 

Enlève les petites filles, les petites filles impatientes

Qui pourraient devenir méchantes,

Pose-les sur un grand nuage,

Fais-les jouer avec leur ange,

Mais ne laisse pas redescendre

Les petites filles impatientes

Qui pourraient devenir méchantes.

 

Enlève les mamans impatientes,

Qui pourraient devenir méchantes.

Pose-les sur un grand nuage,

Fais-les parler avec leur ange,

Mais ne laisse pas redescendre

Les mamans impatientes

Qui pourraient devenir méchantes.

 

Le Bon Dieu aimerait bien que nous soyons tous gentils… Et je pourrais devenir très méchante. Peut-être que déjà je suis méchante. Et alors il vaudrait mieux que le Bon Dieu vienne me chercher avant qu’on soit méchante. Et quand il est venu chercher quelqu’un, il doit le garder. Mais on ne peut pas toujours dire : Enlève, si le Bon Dieu ne le veut pas. C’est pourquoi j’ai écrit sur la page suivante :

 

Si tu ne veux pas ce que je veux, moi je veux ce que tu veux. Et si tu ne veux pas enlever, tu pourrais bien donner. Fais descendre l’ange et le glisser dans le cœur de la petite fille impatiente qui ne veut pas devenir méchante, et le glisser dans le cœur de la maman impatiente, pour qu’elle ne devienne pas méchante ». Maman a ensuite vu ça et elle n’a pas aimé… Elle a dit que je faisais comme si j’étais une enfant martyre » (G 88-89).

 

Puis Adrienne change d’école et d’institutrice. La nouvelle maîtresse s’appelait Mademoiselle Bandelier, elle était tout petite et très vive. Elle marqua tout de suite une grande préférence pour Adrienne, qui détestait cela. Un jour la maîtresse était sortie de la classe pour un instant , il y avait eu du bruit. Quand elle rentra, elle était fâchée que ses élèves n’aient pas été tranquilles, elle donna une gifle à une fille qui non seulement n’y pouvait rien, mais encore se trouvait être la moins douée et la plus pauvre probablement de toute la classe. D’un bond Adrienne se leva et appliqua une bonne gifle à la maîtresse. (On a du mal à se représenter la scène aujourd’hui). Cela provoqua naturellement une énorme histoire. « Mais mon père ne fut pas fâché du tout, commente Adrienne. Il m’expliqua que j’avais eu bien tort, tout en ayant absolument raison ». Ce ne fut d’ailleurs pas la seule fois qu’une histoire semblable arriva à Adrienne.

 

Quand la mère d’Adrienne lui annonça annonça qu’un petit frère ou une petite sœur s’annonçait pour le printemps, le soir dans son lit Adrienne n’arrêta pas de prier. « J’étais si heureuse que je priais sans paroles, toute en bonheur ; mes mots n’auraient pas suffi pour remercier le Bon Dieu ».

 

L’année de la naissance du petit frère, Théodore (1913), après les vacances à la Waldau, Adrienne alla trouver son père dans son cabinet de consultation pour lui demander de l’inscrire au lycée pour le printemps suivant puisqu’elle voulait devenir médecin. « Je ne me souviens plus de ce que dit mon père ; je sais qu’il était grave ; il me promit de réfléchir à la chose ». Il s’avéra bien vite que la mère d’Adrienne ne voyait pas ce projet d’un bon œil. « Elle n’avait pas envie de me voir dans un lycée créé pour les garçons et qui admettait quelques filles, un peu comme une faveur. L’idée que sa fille puisse vouloir faire médecine lui apparaissait prématurée et un peu fantasque. Elle dit : Laide comme tu es, tu ne te marieras sans doute jamais, il faudra probablement que tu gagnes ta vie toi-même ; tu pourrais devenir institutrice, cela te permettrait de rester encore deux ans au collège primaire et ensuite tu serais à l’école supérieure des jeunes filles ». Mais ce petit discours répété maintes fois ne changea rien à la conviction d’Adrienne : « Mon chemin à moi était tracé, je serai médecin… Le choix était fait depuis longtemps ».

 

A la maison, à l’école, la vie continuait comme d’habitude. Mais Adrienne avait souvent mal au dos depuis longtemps, elle avait parfois de la peine à se traîner, elle devait faire de la chaise longue ou rester couchée. Un jour « la radiographie révéla que trois vertèbres avaient été atteintes par une spondylite lente ». Obligée au repos, elle avait beaucoup de temps libre. Les devoirs de l’école étaient trop faciles pour elle, elle les expédiait rapidement et il lui restait beaucoup de temps pour lire et aussi pour travailler pour les pauvres. « Je ne sais combien de chemises et de jupes j’ai cousues et festonnées, ni combien de bas j’ai tricotés ».

 

Quand elle eut la permission de se promener un peu, elle en profita pour errer un peu dans les quartiers pauvres… « Je rêvais à ma profession. Je serai médecin de pauvres… Quelquefois je priais un peu en me promenant, mais au bout d’un ‘Notre Père’ je ne savais plus rien ; alors je prenais un verset de la Bible avec moi, un peu comme un compagnon, je le répétais tout bas, m’attardant à chaque mot ». Un jour elle vit un homme tout seul devant une porte fermée ; il disait en criant : Nom de Dieu de nom de Dieu de nom de Dieu ! Elle s’approcha tout doucement, lui prit la main et dit : « Il ne faut pas faire ainsi de la peine au Bon Dieu ». Il sentait le vin ou quelque chose de plus fort. L’homme la regarda et lui dit : « Mais tu es la petite au docteur, rentre chez toi et dis à ton papa qu’il ne faut pas qu’on te laisse aller dans le quartier des ivrognes ». Finalement, elle partit, elle était triste ; il fallait qu’elle devienne médecin des ivrognes.

 

En février 1914, une étudiante en médecine est invitée un jour pour le dîner. De la conversation entre le père d’Adrienne et la jeune fille « blonde et élégante », Adrienne ne perdit pas une miette. Elle comprit alors que la médecine était une science vivante, ce qui déjà à cette époque, voulait dire pour elle, bien que confusément encore : « En Dieu, vivante en Dieu ; car je ne concevais pas de vie possible en dehors de lui ».

 

11. L'opération à Bâle

Depuis un certain déjà Adrienne devait être opérée d'une appendicite. La veille du départ pour l'hôpital, à Bâle, son père l'emmène faire une promenade, elle toute seule. "Quand je me promenais avec mon père, je lui donnais souvent la main. Il me semblait qu'il n'y avait pas de bonheur plus parfait que de marcher à côté de papa, la main dans la sienne". Et le papa explique à sa fille que toute opération comporte un risque : elle peut entraîner un accident mortel. Cette opération était vivement conseillée par le chirurgien, le papa en avait accepté la responsabilité. Mais il avait voulu prévenir sa fille, elle devait réfléchir avec lui et donner elle-même son accord. Adrienne est toute heureuse : son père lui parle comme si elle était une grande personne, et elle répond : "Si le professeur de Quervain et toi, vous êtes d'accord, c'est donc suffisant".

 

Mais le papa insistait, il voulait qu'elle sache quelque chose de la mort : "Tu pourrais mourir, nous n'aurions plus qu'une seule petite fille". Adrienne : "Mais papa, j'aimerais mourir !". Son père la regarda d'une façon étrange et dit : "Es-tu vraiment malheureuse ?" - "Mais non, bien sûr, j’étais heureuse, de toute mon âme heureuse, mais évidemment je serais encore bien plus heureuse au ciel, et j'avais vraiment envie de mourir, et aussi un tout petit peu envie de vivre". L'opération fut décidée. Willy, le petit frère, devait aussi se faire opérer (de la jambe) ; frère et sœur furent logés dans la même chambre à l'hôpital.

 

Deux passages au moins des « Propos d’Adrienne sur elle-même » concernent ce qu’elle pensait de la mort. D’abord une note de janvier 1911 : « Je n’ai jamais connu la peur de la mort. Petite fille, j’ai souvent été proche de la mort, mais de cela je ne me souviens pas. Le plus ancien de mes souvenirs est que le 1er janvier 1911, je suis passée sous une voiture à cheval, cela a fait toute une histoire, et les gens croyaient que j’étais morte… Comme ils disaient que j’aurais pu mourir, cela ne m’était pas du tout désagréable ; au contraire, ç’aurait été vraiment bien » (P 103). Puis une note de l’été 1918 quand Adrienne (16 ans) était hospitalisée pour sa tuberculose : « A Langenbruck, on me dit pour la première fois que ma propre mort était imminente. Au début, j’étais très étonnée que la question puisse se poser pour soi-même. Le médecin disait : « Au printemps, tu ne seras plus là »… La parole du médecin, je la prenais complètement au sérieux, je considérais comme impossible qu’il puisse se tromper. Je ne ressentais pas d’angoisse particulière devant le moment du passage. Je n’eus jamais non plus la moindre peur de l’enfer, bien que j’y aie tours cru, et m’en soit faite une forte représentation... L’enfer était pour moi la punition horrible qui défend de voir Dieu. La mort me paraissait au contraire comme le passage en classe supérieure à l’école : on y apprendra certainement quelque chose de nouveau et de passionnant… La nouveauté après la mort, je ne la voyais que positivement. « Il va sûrement y avoir quelque chose de sensationnel ! » (P 104-105).

 

Pendant la convalescence à l'hôpital, Adrienne trouva le moyen de renvoyer prestement le pasteur qui était venue lui rendre visite et qui au premier coup d’œil lui avait déplu : "Moi, je ne suis pas protestante, il ne faut pas vous occuper de moi, et d'ailleurs c'est le moment où je suis obligée de dormir un peu". Et dignement, elle se retourna dans son lit, le visage contre le mur. La maman fut évidemment mise au courant...

 

Un dimanche matin, le père vient à Bâle rechercher Adrienne. Willy et sa mère restaient encore à l’hôpital. Adrienne fit une promenade avec son père et c'est alors qu'il lui annonça qu'elle pourrait commencer le lycée (le gymnase, dit-on en Suisse), mais il fallait encore qu'elle prenne quinze jours de convalescence à la Waldau. Adrienne et son père retournèrent à l'hôpital pour prendre congé de la mère et de Willy, et "c'est je crois la première fois qu'elle dit à papa devant moi, avec un mécontentement réel : cette enfant finira par devenir catholique, tu verras". Puis avec une sorte de logique elle avait ajouté : "Elle fait vraiment assez de sottises pour avoir besoin de se confesser".

 

Dans le train, Adrienne demande à son père : "On peut devenir catholique ? - Oui, dit papa, on peut. - Qu'est-ce que c'est se confesser ? - C'est dire ses péchés. - Oui, je sais bien, mais encore, pourquoi est-ce que j'ai besoin de me confesser ? - Papa ne savait pas, moi non plus. Mais de ce moment, il me resta qu'il y avait des gens qui avaient besoin de se confesser. Le catholicisme répondait-il en cela à un besoin ?"

 

Pour un bilan de cette enfance

1. Adrienne est une fille très éveillée et audacieuse comme pas une. Un vrai garçon manqué. Ce qui explique peut-être que la sœur aînée Hélène était la préférée de sa mère : une petite fille modèle comparée à cette imprévisible Adrienne ! Adrienne sentait cela très fort. C'est peut-être la raison pour laquelle, à l'école, elle n'aimait pas être la préférée d'une maîtresse. Elle devait sentir là-dessous une certaine injustice. Elle ne supporte pas une injustice faite à quelqu’un. C'est une fille pleine de vie, manifestant très vite une certaine force de caractère.

 

2. Toute petite, elle ressent le désir de devenir médecin, comme son père. Aider les autres dans leurs souffrances. Mais elle souhaitait quelque chose de plus. Non seulement aider les autres, les soigner, mais aussi, si c'était possible, porter quelque chose de leurs souffrances à leur place.

 

3. Un sens de Dieu très averti pour son âge. La grand-mère des Tilleuls y est peut-être pour quelque chose. Mais aussi cet ange mystérieux dont la présence paraît toute naturelle à l'enfant. Et puis la rencontre avec "l'homme" : cette rencontre a un rapport avec la prière. Ignace jouera plus tard un grand rôle dans la vie d'Adrienne. Elle éprouve aussi un sentiment d'insatisfaction dans la religion qu'on lui enseigne. Souvent déjà elle pose des questions sur le catholicisme : à des enfants, à l'occasion aussi à des adultes, espérant toujours une réponse plus satisfaisante. Elle prie toute seule, parfois sans paroles, comme le faisait sa grand-mère. 

Dans les « Propos d’Adrienne sur elle-même », on peut relever aussi cette note sur son sens de Dieu : « Enfant, j’avais une inquiétude particulière : que l’on puisse entre deux prières s’éloigner de Dieu. Bien sûr que l’on peut, en reprenant la prière, remettre droit ce qui était parti de travers. Mais l’enfant ne devrait pas pour autant faire une telle confiance à la prière qu’il se sent libre dans l’intervalle et s’éloigne volontairement de Dieu, avec l’idée qu’il pourra bien revenir vers lui dans la prière » (P 108).

 

4. Elle aimait beaucoup le cantique de l'école du dimanche: "Entends-tu l'appel du Maître ?". Elle voulait se donner à Dieu. Se donner à Dieu, cela voulait dire pour elle, être missionnaire, tout en étant aussi médecin.

 

Tous les détails rapportés dans les deux autobiographies d'Adrienne n'ont pas été reproduits ici. A surtout été retenu ce qui est significatif pour l’avenir. L'essentiel provient des Fragments autobiographiques, p. 13-71 et de Geheimnis der Jugend, p. 13-28.


 

II . Les années de lycée (1914-1918)

 

1. La première année

Les trois premières années de lycée étaient appelées progymnase à La-Chaux-de-Fonds. Il y avait dans la classe d'Adrienne cinquante garçons et six filles. Adrienne arrive quinze jours après la rentrée des classes. Elle a donc du retard. A la première récréation, elle demande à une fille de lui apprendre vite ce qu'ils avaient fait pendant les deux premières semaines. Aussitôt un garçon Charles Wolf (+ 1964, qui deviendra chirurgien-chef des hôpitaux publics de La Chaux-de-Fonds et Le Locle) vient dire à Adrienne : "Avec les filles tu n'apprendras rien ; si tu veux, je te montrerai". Il lui montra si bien qu'à la fin de la première semaine il y eut des travaux écrits en allemand et en latin, et elle a eu la première note dans les deux branches.

 

"Il me semblait que tout était fabuleusement intéressant". Elle aimait tout particulièrement trois branches : le latin, le français et les mathématiques. "J'avais une vraie joie, presque une fièvre d'apprendre. Je commençai aussi à lire beaucoup et ce fut de nouveau Charles qui m'aida à faire un choix de lectures. Il lisait énormément et me passait ce qui lui semblait me convenir". Charles et Charles-Henri (Charles-Henri Barbier, qui devint directeur des VSK) étaient très amis ; avec Adrienne, ils étaient les trois meilleurs élèves. "Charles-Henri était toujours troisième, tandis que Charles et moi nous alternions assez régulièrement comme premier et deuxième" (F 72-79). "C'est ennuyeux, les autres aimeraient bien aussi être un jour les premiers. Alors souvent,pour Charles et Charles-Henri, j'ai fait exprès une faute dans la dictée... L'ambition, ce n'est quand même pas sympathique !" (G 15).

 

Les trois discutaient beaucoup entre eux. Adrienne eut un jour un doute et une véritable inquiétude : "Que faisait le bon Dieu dans tout ça ?" Charles-Henri lui expliqua bien vite et très gentiment que le Bon Dieu était un dévoreur d'énergies d'une part et d'autre part remplaçait pour les imbéciles le raisonnement qui leur faisait défaut. Adrienne en est presque suffoquée, mais tout de suite elle en prit son parti : elle serait du côté des imbéciles. "Charles-Henri fut très gentil et me dit qu'il me laisserait mon Bon Dieu sans me compter pour cela parmi les imbéciles", vu que le rang d'Adrienne en classe pouvait lui servir de certitude qu'elle n'était pas une imbécile. "Charles-Henri me laissait le Bon Dieu à cause de mes bonnes notes, ou plus exactement mes bonnes notes l'empêchaient de voir en moi une imbécile. C'était horriblement troublant... Et subitement je me sentis responsable, il me fallait apprendre à défendre Dieu".

 

"Je passais toutes les récréations avec les garçons, mais rentrais à la maison seule ou avec des filles, parce que maman n'aimait pas que je sois avec des garçons, mais je trouvais leur compagnie infiniment préférable, ce qui ne m'empêchait pas de faire des sottises avec les filles" (F 72-79).

 

2. Une randonnée dans les Alpes

Les premières vacances d'été arrivent. Le père emmène ses deux filles, Hélène et Adrienne, dans la montagne pour une course de plusieurs jours. Première nuit à l'hôtel. Avant de se coucher, Adrienne contemple la nuit du haut du balcon. "Le lac endormi et tout tranquille, avec de-ci de-là une petite lumière de pêcheur, me semblait d'une beauté étrangement nouvelle. Et ce collier de lumières au fond, qui montait bien haut et s'arrêtait brusquement quelque part sans qu'on sache pourquoi, me paraissait contraster avec la tranquillité du lac. Quelques étoiles au ciel se miraient dans le lac. Longtemps je regardai tout ce qui était si neuf pour moi, était en dehors de moi et me paraissait offert... A ce moment même, je sus d'une façon très sûre qu'il y aurait Dieu dans ma vie, toujours davantage, que ma joie était en lui, ne serait pas si lui n'était pas. Je m'agenouillai sur le balcon de pierre et remerciai Dieu de ce lac tranquille, de ces lumières sur la montagne, de cette joie profonde..."

 

Le lendemain soir, ils arrivent à l’hospice du Grimsel. Et là, avant de s'endormir, Adrienne goûte une fois encore le silence de la nuit. "Tout à coup je me dis que Dieu serait certainement plus facile à comprendre dans cette nuit et ce désert de neige... Depuis la conversation avec Charles-Henri, je sentais qu'il ne suffisait pas de dire : je crois en Dieu ; il fallait vraiment croire, défendre sa foi, aimer". Les longues courses continuèrent quelques jours (F 79-85).

 

3. Retour au lycée après les vacances

"Une fois par semaine, nous avions des leçons de religion. Ces leçons avaient un singulier caractère et je crois que c'est elles qui exaspérèrent mon malaise religieux... Je crois avoir eu déjà là une sorte de certitude absolue d'une route mal engagée". Chaque jour avant de se lever, Adrienne disait un Notre Père rapide et le soir encore une fois ; "ensuite je me taisais. Je pensais beaucoup à Dieu et à sa vérité ; j'étais très persuadée qu'il guidait nos vies, tout aussi persuadée qu'il attendait quelque chose de nous, mais j'ignorais la substance de ce quelque chose, en tous cas je savais que c’était autre chose" (F 90).

 

Les leçons de religion avait lieu entre onze heures et midi, c'est le pasteur Moll qui les assurait. Comme Adrienne avait toujours des questions à poser, il préféra finalement qu'Adrienne les lui posât en tête à tête et c'est ainsi qu'Adrienne prit l'habitude de rentrer chez elle avec le pasteur. "Il était toujours très gentil, mais jamais ses réponses ne me satisfaisaient. Nous parlions rarement de la Réforme, presque toujours de l’Évangile ; je prétendais toujours que les versets voulaient dire autre chose et surtout davantage que ce qu'il m’expliquait. Souvent il m'arrêtait en disant : Ça c'est catholique ; d'où donc tiens-tu cela ? Qui est-ce qui te monte pareillement la tête ? Alors je me défendais : je ne parlais à personne de mes préoccupations et je ne connaissais personne de catholique. D'ailleurs je ne crois pas du tout avoir eu à ce moment-là une attirance spéciale pour le catholicisme que je ne connaissais pas. Mais je lisais beaucoup dans la Bible, j'aimais le Bon Dieu et j'aurais voulu le servir, et je pensais que l’Évangile était un vrai chemin ; il me semblait que les pasteurs l'étriquaient" (F 91).

 

"J'ai demandé un jour au pasteur s'il n'était pas juste d'être catholique. Il a dit non. D'abord il m'a grondée.... Il se demandait si on ne devrait pas en parler avec mon père avant qu'il soit trop tard. Il craignait que si un jour je rencontrais un curé catholique convenable il puisse me faire virer de bord. Il disait que je réfléchissais toujours aux choses de telle sorte que cela devait aboutir au catholicisme. Il n'aimait pas ça. Moi, il m'aimait beaucoup, il pensait que j'étais quelque chose de spécial. Ils m'ont toujours beaucoup choyée. Il affirmait que si je devenais catholique je deviendrais une sainte et que ce serait tout à fait bête, car c'était une conséquence tout à fait fausse du catholicisme. On adore les saints et c'est tout à fait faux. Mais j'étais quelqu'un qu'on pourrait très bien adorer... J'ai trouvé ça extrêmement stupide" (G 20). Dans les « Propos d’Adrienne sur elle-même », réflexions sur la foi quand elle a douze ans environ : « Tout incite à chercher Dieu. Cette recherche est ce qui est neuf dans ma vie. Ce qui est clair, c’est que Dieu veut vivre avec nous dans l’unité. Mais il est clair aussi que nous devons entreprendre quelque chose pour que ce bonheur, cette harmonie, puissent s’établir. Nous tous : moi, toi, lui. Quelques-uns sont privilégiés : je fais partie des enfants à qui Dieu permet de penser beaucoup à lui. Si bien que le sens d’un devoir prend forme. Car si nous, à qui il est accordé de prier, ne prions pas pour les autres et ne les prenons pas avec nous, que pourraient alors faire ceux-ci, qui n’ont jamais entendu parler de lui, ne savent rien de lui ? Le sens de la responsabilité est éveillé » (P 118).

 

4. La deuxième année de lycée. Le pasteur Junod

"Nous avions changé de pasteur aux leçons de religion ; c'était maintenant Monsieur Junod qui nous les donnait... Monsieur Junod était mon ami de toujours... Il avait sept enfants dont trois fils". Le troisième suivait le même cours de religion qu'Adrienne. "C'est de lui que j'ai reçu mon premier billet doux. Il me le fit parvenir – il contenait une promesse de mariage sérieuse – pendant une leçon de son père. Je suffoquais presque d'indignation en le lisant ; pas à cause du mariage – pourquoi pas après tout ? -, mais bien parce qu'il me l'avait écrit pendant la religion qui était pour moi l'heure la plus belle de l'école ; et pourtant, je lus la lettre pendant cette même leçon et mon respect pour cette leçon ne me fit pas remettre à plus tard cette lecture intempestive" (F 98).

 

"Les enfants de Monsieur Junod étaient réputés à cause de leur manque évident de sagesse". Un jour Mr Junod fit venir Adrienne chez lui, "dans un petit cabinet de travail avec un grand pupitre". Elle demanda à Monsieur Junod s'il ne serait pas de beaucoup préférable que les pasteurs ne se marient pas. Il me dit avec une certaine gravité que, dans son cas, cela aurait été mieux, parce qu'il avait trop de soucis avec toute sa famille si turbulente, mais que d'autres pasteurs qui n'avaient point ou peu d'enfants étaient très heureux une fois mariés". Adrienne insista : "Mais les curés ne se marient pas. Il répondit : Non, mais ils pèchent. Cela je ne le compris pas du tout. D'abord : 'Nous sommes tous pécheurs'. Lui : 'Évidemment, mais les curés pèchent avec des femmes, et cela est très mauvais'. Je renonçai à comprendre, mais vraiment, je ne crus pas que le célibat des curés équivalait à un péché, quel qu'il soit. Au fond de mon cœur, et malgré Monsieur Junod, je restai dès lors persuadée que le célibat des prêtres était absolument justifié" (F 99-100).

 

Un jour, au cours de religion, Adrienne a proposé d'étudier toute une année les différentes religions. "Alors ils ont dit : Ce serait le bouquet ! On ne l'a pas fait". Puis elle a fait un jour une rédaction dont le titre était "Les préjugés". Pourquoi les préjugés ? "Parce qu'on ne veut pas nous parler des autres religions pour que nous restions avec des œillères. Les œillères, c'est tout ce qu'ils laissent de côté dans l'Ecriture. Ça a fait un méchant raffut" (G 21). "On a le sentiment que quelque chose est étouffé par des paroles. Ils disent : Rome est une ville maudite. Les curés catholiques mentent pour que Rome conserve son prestige. On bute là-dessus et on pense : si Dieu veut que je sois libre et que je ne dépende que de lui, il y a ici quelque chose qui ne va pas... Il ne peut quand même pas vouloir qu'on croie simplement ce que Mr Junod nous raconte mais ce que Dieu dit. Je suis tombée dans une fausse dépendance.. Nous sommes devenus dépendants de ce qu'ils nous disent... Quand le maître nous dit : rosa, rosae, etc., je crois ce qu'il dit, mais je peux contrôler dans le livre. Il est vrai que la grammaire aussi pourrait être fausse... Mais si je recherchais dans les vieux livres, je verrais finalement que rosa veut vraiment dire rose. Et maintenant on nous a appris à croire ce qu'on nous dit. Et il y a des cas où c'est juste, on peut contrôler. Quand par contre le pasteur dit : C'est comme ça, il ne me donne pas la possibilité de contrôler. Et on nous force à croire ce que croient les gens et non ce que Dieu dit... (G 26-27). Les jugements des autres me sont imposés et, si je les accepte, ce sont des préjugés qui sont faits chez les autres à l'avance. Et je n'ai pas le droit d'en dire quelque chose. Mais on pourrait un jour éclaircir la chose. Et ils doivent seulement voir qu'ils ne peuvent pas m'en faire accroire... Je dois simplement dire tout cela un jour à Mr Junod. Cela ne lui fera pas beaucoup plaisir... Je fais de longues, longues prières où je demande au Seigneur de m'envoyer la solution.". Les autres ont pensé qu'elle n'avait pas écrit ça elle-même. "Je l'ai montré à papa. Il n'en a pas été très heureux. Il a dit qu'il y avait là-dedans beaucoup de choses qui étaient tout à fait catholiques. Et Mr Junod l'a dit aussi : Le catholicisme vu par les lunettes bleues d'une petite fille de treize ans... Mr Junod n'a pas été heureux du tout quand je lui ai dit : Je veux aller dans les missions comme jésuite. Il a dit : Si tu veux aller dans les missions, que ce soit comme médecin" (G 21).

 

Adrienne continuait à aller à l'école du dimanche, mais aussi au catéchisme au temple. "Entre deux il y aurait encore eu le temps d'aller à l'église, mais ma mère détestait que j'y aille, craignant l'exagération" (F 91-92). Sa mère lui demanda un jour à brûle-pourpoint à quoi elle pensait, Adrienne répondit : Au Bon Dieu. "Et maman déclara que c'était idiot, que cela ne tenait pas debout" (F 95).

 

A la fin de cette deuxième année de lycée, "Madame von Speyr, inquiète de voir sa fille sans cesse avec des garçons, estimant par ailleurs que la profession de médecin ne convient pas aux femmes, parvient à retirer Adrienne du lycée" (A 18). Monsieur von Speyr ne fut pas très content de cette décision mais il promit à Adrienne de ne pas la laisser à l'école des filles si elle y était malheureuse (F 107).

 

5. L'école supérieure de jeunes filles. Madeleine (1916)

Au printemps 1916 Adrienne entre donc à l'école supérieure des jeunes filles. Elle y retrouve Madeleine Gallet, une cousine un peu éloignée, avec qui elle ne se sentait pas a priori d'atomes crochus. Et c'est cette Madeleine qui dit à Adrienne pendant une récréation dès la fin de la première semaine :"Il faudrait convertir Madeleine Junod". C’était la fille du pasteur qu'Adrienne aimait tant, mais la fille ne faisait guère honneur à son père... Adrienne trouva tout à fait lumineuse l'idée de sa cousine, et ce fut entre elles le commencement d'une très grande amitié. Quelque chose alors changea chez Adrienne. "Jusqu'à présent, je m'étais beaucoup occupée du Bon Dieu et de la vérité ; je cherchais, je priais, mais je ne me sentais pas responsable des autres. J'avais beaucoup aimé mes maîtres et mes camarades du lycée, mais jamais il ne me serait venu à l'esprit de les convertir, de les amener à changer d'opinion, de les rapprocher vraiment de Dieu. Je priais cependant pour eux, mais en quelque sorte sans intention". Madeleine devint donc la grande amie d'Adrienne, "l'intime, celle à qui l'on peut tout dire et qui sait aussi tout dire".

 

Durant l'hiver 1916-1917, le père d'Adrienne, revenant de l'hôpital en pleine nuit, la surprend en chemise de nuit, grelottante, travaillant à un exercice de grec. Il n'eut pas besoin de poser beaucoup de questions, il lui fit rapidement réciter quelques verbes, décliner quelques mots et tout de suite il la félicita : C'est du bon travail. Le lendemain, son père l'envoya chez le maître de grec pour six leçons particulières ; le maître lui dit ensuite qu'elle était maintenant apte à reprendre la même classe que ses camarades à la prochaine rentrée au lycée (F 107-118).

 

6. Retour au lycée (printemps 1917)

"Un chahut énorme m'accueillit dans mon ancienne classe. J'étais maintenant la seule fille et comme il y avait vingt garçons nous ne manquions jamais de dire que nous étions vingt-et-une" (F 118-119).

"En religion, nous avions de nouveau mon cher pasteur Junod". Un autre pasteur, le pasteur Luginbühl expliqua un jour que pour faire de la place pour une nouvelle vie, il fallait demander pardon à tous ceux que l'on avait offensés. "J'ai commencé par maman. Mais là tout est allé de travers. Papa a dit que ce n'était rien. Hélène non plus ne fut pas de bonne humeur, elle trouva que j'étais encore une fois un peu toquée. Elle dit aussi : Au lit, j'ai toujours les mains sous le drap et je fais ce que font les catholiques, quelque chose de tout à fait déréglé. Mais je ne sais pas ce qu'elle veut dire... Et puis je voulais aussi demander pardon à tous à l'école. Le lundi après-midi, au dessin. Ailleurs on n'aurait pas bien pu le faire. Je suis donc allée de l'un à l'autre et j'ai dit : Si j'ai fait quelque chose qui t'a blessé, je le regrette". Caldé, un catholique (André Caldelari, futur jésuite de la province de Lyon), a dit : "On fait cela quand on se confesse. Non, non, je ne dois pas faire ça, ça regarde le confessionnal". Ce qu'elle entend au lycée au sujet des catholiques, c'est qu'ils n'ont "pas le droit de tout comprendre, c'est pour cela que c'est en latin chez eux. C'est ce que disent beaucoup. Le pasteur aussi l'a dit. Je l'ai cru et je ne l'ai pas cru" (G 22-23).

 

Sa famille lui fait une petite fête pour ses quinze ans. Elle espérait fort le cadeau d'un vélo, qui ne vint pas. "Lorsque je fus au lit je fis, je crois, mon premier examen de conscience. Je tenais trop aux biens de ce monde puisque j'avais été désolée de ne pas avoir de vélo ; et puis je ne savais encore trop que faire de ma vie ; je voulais devenir médecin, c'était entendu, mais encore ? Faudrait-il devenir médecin sans savoir la vérité au sujet du Bon Dieu ? Tout à coup, je me relevai, je m'agenouillai au bord de mon lit – ce que je n'avais, je crois, encore jamais fait - et je priai longtemps, longtemps, sans paroles" (F 126).

 

7. La vision de Marie (novembre 1917)

"Dans ce même mois de novembre 1917, un matin de très bonne heure, il faisait à peine jour, je me réveillai à cause d'une lumière dorée qui remplissait toute la paroi en haut de mon lit et je vis comme en un tableau la Sainte Vierge, entourée de plusieurs personnages (qui étaient un peu en retrait, tandis qu'elle était tout à fait devant) et de quelques anges, dont les uns étaient aussi grands qu'elle, tandis que d'autres étaient comme de petits enfants. C'était comme un tableau et pourtant la Sainte Vierge était vivante, dans le ciel, et les anges changeaient de place. Cela dura, je crois, très longtemps. Je regardais, comme dans une prière sans paroles et j'étais émerveillée ; je n'avais jamais rien vu d'aussi beau. Au commencement toute la lumière était comme de l'or très vif ; elle pâlit peu à peu, et tandis qu'elle pâlissait, le visage et les mains de la Sainte Vierge gagnaient en vie et en netteté. Je ne fus pas le moins du monde effrayée, mais remplie d'une joie nouvelle, intense et très douce. Pas un instant je n'eus l'impression de quelque chose d'irréel, et il ne me vint pas à l'esprit que j'eusse pu être le jouet d'une erreur quelconque.

 

Si je me souviens bien, je n'en ai dit qu'un mot à Madeleine, relatant le fait comme quelque chose de tout à fait naturel et Mad dit seulement : J'aurais bien aimé la voir aussi. Nous n'en parlâmes plus jamais. Le souvenir de cette apparition resta très net en moi ; longtemps il m'accompagna comme un secret merveilleux ; je possédais en quelque sorte un refuge. Plus tard, j'aurais aimé en parler à quelqu'un ; il me vint une ou deux fois la tentation d'aller trouver un prêtre et de lui en parler ; je n'en connaissais pas. Jamais je ne pensai en parler à un pasteur protestant, bien que je ne croie pas le moins du monde avoir su d'une manière quelconque à ce moment-là qu'il me fallait devenir catholique. J'eus dès lors une sorte de tendresse lointaine pour la Sainte Vierge ; je savais qu'il fallait l'aimer, mais cela n'a jamais été en soi le sujet d'une inquiétude véritable. Cependant, dès que mon instruction religieuse catholique commença véritablement, j'en parlai au prêtre qui s'occupait de moi, sachant qu'il fallait le faire.

 

Quand la Sainte Vierge disparut, je m'agenouillai au bord de mon lit, ainsi que j'avais pris l'habitude de le faire depuis mon anniversaire et je pense que je priai jusqu'au moment d'aller à l'école" (F 127).

 

Même remarque que pour le récit de la rencontre avec saint Ignace, ci-dessus. Le récit de la vision de Marie a été rédigé par Adrienne en français, il a été traduit pour l'édition allemande des Fragments autobiographiques : Aus meinem Leben. Ce texte allemand a été retraduit en français, et c'est lui qui figure vraisemblablement dans le livre de Hans Urs von Balthasar, Adrienne von Speyr et sa mission théologique, p. 391-392. D'où les nombreuses variantes d'avec le texte reproduit ci-dessus).

 

C'est sans doute après cette vison de Marie qu'il faut situer cette prière d'Adrienne : "Seigneur Jésus, je te remercie pour cette journée. Je te remercie pour tout ce que tu as fait, pour moi et pour tous ceux que j'aime, et je te demande de permettre que tous ceux que j'aime soient aussi ceux que tu aimes, c'est-à-dire tout le monde. Je te demande de me prendre toujours plus, de m'apprendre à faire ta volonté, et à mettre entre tes mains tout ce que je suis et deviendrai. Je te demande de bénir ma famille, que je sois bonne avec maman, de bénir tous les copains, de bénir les maîtres et tous ceux qui ont du mal à comprendre, comme moi, et qu'ils arrivent quand même par ta grâce à mieux te comprendre jusqu'au jour où au ciel ils te comprendront totalement... Sois avec tous les pauvres, avec tous ceux qui souffrent, mais surtout avec ceux qui ne comprennent pas. Je te prie pour cela et je te demande aussi de bénir la Sainte Vierge. Amen" (G 28-29).

 

8. La mort de monsieur von Speyr (9 février 1918)

A Noël 1917, Adrienne avait reçu un livre qu'elle désirait lire depuis longtemps : Docteur Germaine de Noëlle Roger. Le soir, dans sa chambre, Adrienne se mit à le dévorer. "C'était l'histoire d'une femme médecin prise entre son métier infiniment aimé et les exigences de sa vie de femme mariée ; elle renonça finalement à sa profession pour se vouer entièrement à sa famille. Pas question de Dieu dans ce livre. Et pourtant il était passionnant ; il me semblait qu'il dessinait les problèmes de ma vie. Mais je n'arrivais pas à me représenter qu'un jour j'ouvrirais la porte d'une salle d'attente et verrais des femmes demandant vraiment de l'aide et qu'il faudrait savoir la leur donner. J'ai lu ce livre – en soi vraiment médiocre – plusieurs fois de suite, lui trouvant toujours de nouveaux aspects. Il me paraissait surprenant que justement une femme médecin se passe de Dieu ; cela augmentait ma perplexité" (F 128).

 

Après le nouvel an, Adrienne accompagne parfois son père à la clinique et à l'hôpital. A l'hôpital, il permettait même à Adrienne de rester avec lui pendant la visite des salles d'enfants, Adrienne appréciait beaucoup cela. "Parfois il me donnait même une petite explication médicale, et une fois j’assistai à l'extraction d'un corps étranger par un grand aimant électrique. Après, sur le chemin du retour, nous parlâmes un peu du Bon Dieu, et mon père me dit qu'il n'avait encore jamais opéré un malade sans prier auparavant ; je ressentis presque un vertige lorsque mon père me dit cela, et pourtant je n'osai pas lui parler de la 'vérité', de cette sorte de persuasion que j'avais que Dieu était autre que nous ne pensions, infiniment plus grand et plus puissant".

 

Ce même soir, "je sus tout à coup, écrit Adrienne : bientôt mon père sera mort... Je fus très effrayée, mais je craignais d'effrayer aussi mon père en lui en parlant". Le lendemain, son père lui annonce qu'il a l'intention de quitter La Chaux-de-Fonds pour aller s'installer soit à Bâle où on avait peut-être l'intention de le nommer professeur, soit à Aarau. "Je ne pus alors m'empêcher de lui demander : Papa, crois-tu que cela en vaille encore la peine ? Et lorsqu'il questionnait : Comment la peine ? J'esquivai ma réponse plus précise et dis vaguement : La vie est si courte. Papa alors répliqua : Oui elle est courte, et j’aurai bientôt cinquante ans. J'aimerais retourner à Bâle, vivre parmi mes amis ; je n'ai pas de véritables amis ici".

 

Quelques jours après, Adrienne tomba malade et quand elle sortit pour la première fois, devant une longue rue toute droite, interminable, tout à coup elle comprit : "Dans toute cette longue rangée de maisons, il y avait un très grand nombre de gens, avec tous les soucis et toutes les joies de leur vie ; et pour tous ces gens, il n'y avait qu'un Dieu, un seul pour eux tous, avec une seule vérité et il offrait sa vérité à tous ceux qui priaient. Je n'oublierai jamais l’instant où je ressentis cela ; c'était en même temps une tristesse très subite de ne pas connaître cette vérité, et une grande promesse : le jour viendrait où je la connaîtrais... Tout en marchant, je ne cessais de prier pour tous ceux qui habitaient dans toutes ces maisons ; je demandais instamment à Dieu de leur faire connaître sa vérité seule et unique... Je ne pouvais presque plus supporter l'idée de la grandeur de Dieu" (F 130 -131).

 

Un soir très tard, monsieur von Speyr rentre de l'hôpital en ayant très mal à l'épaule gauche. Le lendemain, un vendredi, il est cloué au lit toute la journée. La nuit suivante, Adrienne est à genoux au bord de son lit pour prier. Le matin de bonne heure, elle n'y tient plus et se lève, s'installe à sa table à écrire, mais il lui est impossible de travailler et c'est comme si elle ne pouvait pas prier. "Je répétais seulement : Mon Dieu, mon Dieu". A sept heures, Adrienne va à la cuisine ; sa mère lui dit seulement : Papa est très malade. Une minute après, la mère d'Adrienne revient : Papa vient de mourir. C'était le 9 février 1918. Madame von Speyr n'avait pas eu le courage de le dire tout de suite à sa fille. Monsieur von Speyr était mort d'une perforation d'estomac, ce que découvrit une autopsie, mais le chirurgien venu la veille avait été très rassurant, "disant qu'il s'agissait probablement d'une pneumonie à son début, si douloureuse parce qu'elle était mal placée, emprisonnant un nerf"... Suivit l'enterrement qui sembla à Adrienne particulièrement triste (F 134-135). "J'ai perdu mon père. J'ai eu beaucoup de mal à continuer à vivre" (G 30).

 

"Pendant les semaines qui suivirent je continuai... à ne rien comprendre... Il y avait cette mort incompréhensible de mon père, et son enterrement m'avait paru sans espoir ; et il y avait, derrière le ciel morne de la fin de l'hiver, ce Bon Dieu auquel mon père avait cru, et qui était tout autre que nous ne le pensions ; et souvent, comme un espoir persistant, le souvenir de la Sainte Vierge. La Sainte Vierge était catholique, je le savais ; est-ce qu'elle appartenait seulement aux catholiques ?" (F 136-137).

 

Madeleine, la grande amie, accompagne le plus possible Adrienne ; elles échafaudent des projets. Un jour Adrienne est surprise d'entendre Madeleine lui dire : Tu devrais faire de sérieuses études de théologie. La première réaction d'Adrienne est négative, mais le soir, dans son lit, elle retourne la question dans tous les sens. "Ce serait alors les missions : médecine et théologie... La théologie aurait du bon ; on comprendrait mieux le Bon Dieu et le sens de la vie. Et cependant il y avait un tas de mais" (F 137).

 

Après la mort de monsieur von Speyr, la famille dut quitter la grande maison et s'installer dans un appartement de trois pièces, toujours à La Chaux-de-Fonds. "Le premier avril nous quittâmes notre demeure, et nos bonnes. Et pour la première fois de ma vie, je sus ce que travailler veut dire : le temps des promenades était fini. Je faisais le ménage entièrement : cuisine, vaisselle, commissions, balayages. Et l'école recommença" (F 137-138).

 

Pour un bilan des années de lycée

1. Au lycée, Adrienne est une bonne élève. Elle se trouve dans une classe à majorité de garçons, et avec l'un deux elle occupe la tête de la classe, du moins au cours de la première année ; il n'est rien dit à ce sujet pour les années suivantes. Elle discute beaucoup avec les garçons. Elle manifeste une facilité de contact avec tout le monde, entre autres avec les pasteurs et elle peut leur exprimer à l'occasion son désaccord. Et puis à quatorze ans, elle découvre l'amitié : avec Madeleine.

 

2. Elle veut toujours devenir médecin. Elle relit plusieurs fois le livre d'une femme mariée qui était médecin. Mais il y a une question : apprendre à mieux connaître Dieu avant de devenir médecin ?

 

3. Dieu. Au lycée, elle découvre qu'il y a des garçons qui ne croient pas. Il faut donc qu'elle apprenne à défendre Dieu. Elle commence alors à se sentir responsable des autres, c'est-à-dire de leur foi. Dans une longue rue, remplie de maisons, elle prie pour tous les gens qui habitent ces maisons. Elle sait qu'il y aura Dieu dans sa vie, et toujours davantage. Elle aime Dieu, elle pense beaucoup à lui, elle voudrait comprendre Dieu, savoir la vérité au sujet de Dieu. Elle ne peut presque plus supporter l'idée de la grandeur de Dieu. Dieu est tout autre que nous ne le pensons. Elle trouve que les pasteurs s'en font une idée trop étriquée, et elle le leur dit. Elle prie, longtemps parfois, souvent sans paroles. Mais on a ici quand même d'elle une très belle prière, qu'il faut sans doute situer quelque temps après sa vision de Marie. Les pasteurs, et son père également, se demandent d'où viennent à Adrienne des idées qui semblent parfois tout à fait catholiques. Comment expliquer cette présence si forte de Dieu dans la vie d'Adrienne ?

 

4. Et puis cette vision de la Vierge. Pourquoi cette apparition à une jeune protestante de dix-sept ans ? Elle-même ne comprend pas. Mais cela la remplit de bonheur. Elle n'en parle à personne sauf à son amie Madeleine, une fois, brièvement. Adrienne garde un souvenir vivant de cette vision : c'était comme un secret merveilleux. Marie sera très présente dans la vie d'Adrienne après 1940.

 

Tous les détails rapportés dans les deux autobiographies d'Adrienne n'ont pas été reproduits ici. L'essentiel provient des Fragments autobiographiques, p. 72-138 et de Geheimnis der Jugend, p. 20-29.


 

III . Entre les mains des médecins (1918-1921)

 

1. Les débuts de la maladie

A la rentrée des classes, madame von Speyr estima que le lycée était désormais un luxe déplacé. Adrienne commença à suivre des cours à l'école de jeunes filles, des cours commerciaux de sténo, de dactylo et de comptabilité. "J'avais un programme effarant, et un ménage entier sur les bras". Comme c'était trop, sa mère lui dit : "C'est bien, alors fais l'école de commerce, mais il faut que tu gagnes bientôt ta vie". Adrienne avait quinze ans et demi. Le soir, elle faisait ses devoirs jusqu'à très tard et ensuite elle se levait à quatre heures du matin.

 

Un samedi, sa mère part avec le petit frère pour quelque temps. Adrienne va alors loger chez une tante qui tout de suite met Adrienne au lit et fait appeler le médecin qui ordonne un repos complet. On fait des radiographies et on institue un programme : le médecin permettait deux heures d'école par jour ; à côté de cela, autant de repos et de chaise longue que possible. A l'école tout le monde était très gentil ; les maîtres lui disaient : Soignez-vous bien, c’était de la folie d'avoir tant voulu travailler.

 

"Un jour maman revint, un peu comme un ouragan. Elle me laissa le choix : ou bien j'étais malade et je renonçais complètement et définitivement à l'école ; ou je n'étais pas malade, et alors je reprenais mon école et le ménage. Je n'eus évidemment aucune hésitation : je reprenais le travail. Cela dura très peu de temps, deux ou trois semaines au plus". Madame von Speyr repart avec le petit frère pour aller voir des amis à Bâle. Adrienne est installée "chez tante Annette". Un soir, elle se sent mal. "Le médecin constata que maintenant j'étais vraiment gravement malade ; la tuberculose pulmonaire qu'il avait soupçonnée quelques semaines auparavant était devenue manifeste des deux côtés. Je n’eus aucune idée de ce que cela voulait dire : je ne me levais plus, je dormais, et quand je ne dormais pas, j'étais fatiguée".

 

"Puis vint la décision : on m'expédiait à Langenbruck". Là, le médecin passait la voir plusieurs fois par jour. Un jour, elle dit au docteur : "Au printemps je ferai...". - "Au printemps, me dit-il, tu ne seras plus là". On avait averti Adrienne qu'elle serait couchée très longtemps. "Ce très longtemps ne durerait donc pas jusqu'au printemps. Je demandai : Quand donc pourrai-je me lever ? Il m'expliqua gentiment, mais avec une voix un peu rauque que, pour les jeunes filles malades des deux poumons, il n'y avait plus de printemps possible. Je compris très bien ; j'étais tout à fait d'accord. Et je pensais avec une joie nouvelle : il y aura papa et le Bon Dieu. Je passai le reste de l'après-midi à prier, peut-être pas tout le temps, mais beaucoup. J'offrais au Bon Dieu ma mort, puisqu'il n'avait peut-être pas besoin de cette vie. J’étais tout à fait rassurée, heureuse, tranquille. Je savais de nouveau très bien que le Bon Dieu était autre ; mais cela justement était très bien ainsi ; il expliquerait tout lui-même, et il montrerait".

 

Le lendemain, le médecin lui demande : "Je ne t'ai pas fait peur en te disant la vérité ?" Non, il ne lui avait pas fait peur. Puis les médecins et les cousins médecins prennent la décision d'envoyer Adrienne dans la haute montagne. Elle était restée trois mois à Langenbruck (juillet - septembre 1918). "J'avais été très seule à Langenbruck, mais pas malheureuse du tout : la vie avait été comme suspendue" (F 138-142).

 

2. Leysin (octobre 1918 – juillet 1920)

Adrienne arrive à Leysin au début octobre 1918. C'est une cousine, Charlotte Olivier, médecin tout comme son mari, qui l'y conduit. Ce sont ces cousins qui paieront le séjour à Leysin pour soulager madame von Speyr. A partir de Noël, elle commença à se lever un peu : une heure environ les jours où elle n'avait pas de fièvre. "Au fond de la vallée, on voyait le Rhône, et l'on voyait passer des trains : ces trains remplaçaient la longue route de Langenbruck et signifiaient la vie, la vraie vie. Ce que nous vivions ici était mis à part, presque en dehors du réel ; je le comprenais de plus en plus comme une préparation, mais une préparation à quoi ?".

 

A Noël, elle reçut d'innombrables paquets-cadeaux apportés par la poste. Elle mit du temps à tout déballer. "Mais le soir lorsque je me mis à prier, je compris d'abord une chose qui me remplit de reconnaissance : il me semblait que l'amour du prochain, dont j'avais fait une expérience passive, mais concluante, m'était devenu comme tangible. Dieu avait comme pris une forme nouvelle, il était le père de l'amour du prochain, mais toujours encore et davantage que jamais, il était un Dieu autre que le Dieu rétréci du protestantisme... Je ne crois pas que je pensai une seconde au catholicisme, mais je fis, presque inconsciemment cette promesse étrange qui, une fois faite, me remplit d'une certaine inquiétude confuse : je promis à Dieu de suivre le chemin qu'il me montrerait, de lui être obéissante. Puis j'eus un peu peur de mon audace et voulus limiter ma promesse au temps que je serais à Leysin ; mais au même moment, le mot 'rétréci' me revint à l'esprit et je dis au Bon Dieu que je lui répétais ma promesse et que je tâcherai de ne pas la rétrécir".

 

Peu de temps après Noël, Adrienne reçoit la visite d'une "jeune fille éclatante de santé", Jeanne Lacroix, qui était parisienne et alternait avec sa sœur Pauline pour soigner sa belle-sœur, malade dans une autre clinique. "Nous nous liâmes tout de suite d'amitié, d'une sorte d'amitié vraie, qui n'a pas besoin de beaucoup d'explications". Ces nouvelles amies étaient catholiques.

 

Un jour, la directrice de la pension vint annoncer à Adrienne qu'elle allait faire son instruction religieuse avec un pasteur français, Monsieur Monin, qui viendrait une fois par semaine à la clinique pour Adrienne et pour une autre jeune fille. "Justement, je n'avais pas la moindre envie de faire mon instruction religieuse... Monsieur Monin vint donc. Il était très doux et pas mal ennuyeux". Une fois encore pour Adrienne, tout lui semblait creux. "Dieu était autre... Jamais Monsieur Monin ne priait avec nous".

 

A cette époque, Adrienne était debout environ deux heures par jour. Une ancienne compagne du lycée, qui était au Chalet Espérance, une autre clinique, proposa à Adrienne d'aller là-bas chaque semaine faire une conférence : "Nous nous endormons toutes, nous avons besoin de vie". Adrienne ne put y aller chaque semaine à cause de rechutes fréquentes, mais elle elle y alla bien six à huit fois. Ses sujets devaient être assez étranges : Le droit à la pensée, Obéissance et liberté, La vérité et son dosage, L'expression de la vérité chez Dostoïevski, Raison d'être, etc. Il y avait là Louisa Jacques, elle avait vingt ans peut-être. Après la deuxième ou la troisième conférence, elle dit à Adrienne : Tu vas m'obliger à devenir catholique. Adrienne en ressent un choc... Un an plus tard, Louisa Jacques risqua vraiment l'aventure, elle devint catholique. En 1938, elle entra chez les clarisses à Jérusalem et y mourut, novice, d'une fièvre typhoïde ; se voyant atteinte, elle offrit sa vie pour la conversion des protestants.

 

Au printemps 1919, madame von Speyr rendit visite à sa fille. "Elle arriva au début de l'après-midi ; elle trouva l'atmosphère de la maison pénible. Elle lut toutes les lettres que j'avais laissées dans mon tiroir ; je me sentais horripilée. Puis elle me quitta avant le soir... Je n'étais pas malheureuse du tout. Je sentais très bien que cette maladie était un temps mis à part, une préparation, mais à quoi ? Puis j’eus une certitude : tout cela venait du Bon Dieu et allait à lui ; c'était vraiment un temps mis à part pour lui". Un jour, Pauline Lacroix lui dit : Si vous étiez catholique, il vous faudrait un très bon prêtre ; vous êtes faite pour l'obéissance. "Je n'y compris rien du tout, je ne songeais pas à la possibilité d'être catholique" (F 142-148).

 

Puis le pasteur décida qu’Adrienne ainsi que sa compagne seraient confirmées le 9 juillet. Il fallait pour cela faire une sorte d'examen par écrit. Il donna comme sujet : Le Christ, s'il revenait sur terre, que dirait-il de l'état actuel du monde et que dirait-il de moi ? "Grand Dieu, quel sujet ! Je trouve ça quand même débile. Parce que le Sauveur, comme je crois en lui et comme je le vois, je le vois tout autrement que le pasteur. Il fallait écrire huit pages, pas une de plus, pas une de moins. Je ne sais plus ce que j'écrivis". Dans Mystère de la jeunesse, on apprend qu'Adrienne écrivit au moins ceci : "Quand il me voit, il ne dit pas ce qu'il pense de moi. Cela, il ne me le dira qu'au ciel. S'il est l'amour, il me voit dans son amour et il me voit alors meilleure que je ne suis. Et cela, il ne me le dit pas... Et puis il attirerait certainement mon attention sur mes fautes, mais cela ne dit pas encore son opinion. Si je te dis : Ne fais pas toujours cette grimace avec ta bouche, cela ne veut pas dire que je ne t'aime pas et que je ne veux pas être avec toi". Adrienne posa aussi la question au Seigneur, en toute gravité : N'était-il pas comme elle d'avis qu'elle ne saurait être confirmée ? Elle croyait tout autrement que le pasteur, elle avait perdu toute certitude réelle, sauf bien entendu celle de l'existence d'un Dieu trinitaire, mais étrangement différent de celui que lui présentait l'instruction religieuse qu'on lui donnait. Finalement elle demandait à ne pas être confirmée à moins que le pasteur ne trouve bon de le faire sans son assentiment intime. "Il ne fut jamais question de nos compositions ; ce n'est que beaucoup plus tard que je l'appris : Monsieur Monin ne lut jamais nos idées sur ce que dirait le Christ". La confirmation eut lieu dans la maison de la famille de la compagne d'Adrienne, dans un grand salon. Adrienne ne ressentit que du vide, il lui semblait être devenue une automate (F 148-149 et G 34).

 

"En classe à Leysin, le pasteur disait que ce que Dieu a fait de plus horrible, c'était les jésuites. J'ai su que ce n'était pas vrai. Là-dessus j'ai fait une conférence sur le désir de la vérité et les jésuites. Dieu nous donne une vérité, et cette vérité a un désir. L'amour a toujours un désir. Si j'aime quelqu'un, je veux être avec lui. Si j'aime Dieu, je veux être avec Dieu. Je veux pouvoir exercer mon amour... Dieu me donne de l'amour et, dans l'amour qu'il me donne, il veut être avec moi. C'est une exigence de l'amour de Dieu. C'est le désir que l'amour me donne, le désir qu'a Dieu d'être avec moi. Et ensuite l'amour fait aussi naître mon désir d'être avec Dieu.... Tout ce que Dieu aime est comme du feu ; ce qui est tiède n'est pas de Dieu. On devait dire cela aussi quand même dans la conférence que le Christ vomit les tièdes... Et puis j'ai dit aussi que le Bon Dieu veut que nous devenions tous jésuites . Alors tous ont crié ! Mais j'ai dit : Jésuites veut dire amis de Jésus... Et finalement ils ont quand même compris quelque chose. Les plus intelligents du moins" (G 33-34).

 

"Le pasteur présente toujours le Bon Dieu d'une manière très petite. Il n'a rien à faire avec mon Bon Dieu" (G 34)... "Je suis quand même maintenant une grande jeune fille et pourtant je dois souvent pleurer le soir. Je n'ai presque plus la force de me défendre. Me défendre contre cette petitesse, contre cette caricature de Dieu". De temps en temps elle a l'impression que son péché - "car j'ai beaucoup de péchés" – est comme de la boue sur ses lunettes. "On ne voit pas à travers. J'ai l'impression que je ne vois plus le Bon Dieu et que lui non plus ne me voit plus. Car il voudrait quand même nous regarder dans les yeux, non ?... Et à part ça, je ne sais presque rien des catholiques. Mais il me semble beau qu'ils puissent de confesser." (G 36-37).

 

Pendant le deuxième hiver à Leysin, il y avait une Jeanne qui était gravement malade dans une maison proche de celle où logeait Adrienne. (Ce n'était pas Jeanne Lacroix, la catholique). Jeanne est devenue très sombre. "Elle est à la mort. C'est pourquoi les autres n'aiment plus aller la voir. Auparavant c'était amusant d'être avec elle. Maintenant c'est comme si elle avait un bonnet noir sur la tête. Elle trouve que c'est si dur de mourir. C'est une Française. Elle aime bien que j'aille la voir. Quand je me lève, je monte vite chaque jour auprès d'elle... Je dois la consoler comme si j’étais moi-même catholique. Ce n'est pas le moment de lui expliquer : 'Je ne crois pas ce que tu crois'. Mais je lui raconte une histoire sur le Bon Dieu et sur les saints et sur les anges... Jeanne est beaucoup plus âgée que moi, presque trente ans. Et puis je lui raconte toujours comment au ciel on se prépare à son arrivée, comment les jeunes se réjouissent qu'arrive à nouveau quelqu’un de jeune au lieu que ce soit toujours des grands-mères de quatre-vingts ans. Jeanne ne demande pas si je suis catholique... Je lui ai parlé aussi de la Mère de Dieu, mais je n'ai pas dit que je l'avais vue. Seulement un peu de l'amour de la Mère et comment elle est prête à parler de tout ce qui sur terre n'est pas résolu. Qu'ils est bon de savoir qu'au ciel il n'y a pas que des hommes : Dieu et l'Esprit et le Seigneur Jésus et des papes et des curés. C'est ainsi que je dois égayer un peu le tableau pour Jeanne. Mais maintenant elle doit descendre pour mourir. Elle a toujours prié avec joie et maintenant elle ne peut plus... Nous prions ensemble. Je dis aussi avec elle le Je vous salue Marie. Mais cela, je ne le fais que si elle le veut ; je ne m'impose pas. Et quand elle est trop faible, je dis en riant : je peux bien prier pour deux ; vous n'avez pas besoin alors de tant penser". Adrienne s'agenouille pour prier auprès de Jeanne. "Je lui tiens un peu la main, elle a la main toute moite à cause de la fièvre". Mais là, Adrienne a un problème de conscience. "Jeanne a une tuberculose sévère et alors elle tousse dans sa main et elle me donne sa main pour que je la tienne. Sœur Emilie a dit qu'on devait faire très attention ! Je lui ai donné la main malgré tout. Je pensais qu'on ne pouvait quand même pas le lui refuser... J'ai pris sa main dans mes deux mains et puis nous avons prié : Seigneur Jésus, voici Jeanne, Jeanne qui est si fatiguée, malade, et qui ne peut pas prier elle-même. Mais elle prie quand même ; son amie te dit tout ce qu'elle voudrait te dire. Donc elle te dit : Seigneur, tu m'attends au ciel, tu m'attends avec ta Mère, avec tous les saints, dans la belle lumière de Dieu, et chaque fois que tu me vois, tu es heureux parce que tu penses : ma chère Jeanne sera bientôt là. Elle est maintenant si fatiguée qu'elle ne peut plus être heureuse. C'est pourquoi je dis au ciel tout entier qu'il doit se réjouir pour elle et lui montrer beaucoup, beaucoup de joie même si elle ne la sent pas. Et puis tu sais sans doute, Seigneur, quand Jeanne est seule et un peu triste parce qu'il n'y a personne dans sa chambre et qu'elle a un peu peur, alors, tu sais, Seigneur, que Jeanne pense à toi ; elle se souvient de sa sainte première communion quand elle était petite, avec une petite couronne sur sa tête : quelle joie elle a eue parce que le Seigneur était venu dans son cœur et comment elle t'a dit : Maintenant je ne suis pas encore toujours avec toi, Seigneur, mais je me réjouis pour plus tard, pour le jour où je te connaîtrai mieux, et je me réjouis de ce que tu viendras un jour pour toujours dans mon cœur, dans le ciel avec ta maman et tous les saints et tous les anges. C'est pourquoi, je te prie, Seigneur, de regarder Jeanne comme si elle était cette petite fille qui est heureuse, et de la consoler et de lui donner ta joie et d'être toujours auprès d'elle même quand elle pense être seule et de lui mettre sur les lèvres le mot de tes amis : Amen. C'est comme ça que j'ai prié. Et elle s'est toujours apaisée. Chaque jour nous avons fait un peu autrement, mais toujours de telle manière que ça l'a consolée" (G 37-39).

 

A Leysin, Adrienne a été soignée par une doctoresse russe, Alexandrowska Linden, qui avait peut-être une quinzaine années de plus qu'Adrienne, mais qu'Adrienne considérait comme une amie. L'après-midi, Adrienne passait des heures chez la doctoresse à boire du thé. A son oncle de la Waldau, elle avoua plus tard sans aucune honte les quelques cigarettes fumées avec elle, ses premières cigarettes, sans doute. La doctoresse lui apprenait la littérature russe, lui donnait des leçons de russe. C'est ainsi qu'Adrienne s'est mise à lire Dostoïevski. Elle s'est mise aussi à parler un peu le russe : "C'est-à-dire j'arrivais avec des détours et des fautes à dire à peu près ce que je voulais et je suivais facilement la conversation des autres" (F 153 et 158).

 

A Leysin, quand la maladie, le lui permettait, Adrienne lisait beaucoup. "C'est incroyable tout ce qu'on arrivait à lire, dans un pêle-mêle indescriptible" (F 143). A part Dostoïevski, elle a par exemple lu tout Victor Hugo. "Est-ce qu'il t'a plu ? - Par-ci, par-là les vers sont séduisants, et par-ci, par-là stupides. Mais pour moi c'est trop long. Il faut vraiment être malade pour lire tout ça" (G 31).

Adrienne fit partie aussi pendant un certain temps d'une association dans laquelle circulait un cahier où chaque membre écrivait quelque chose de sa vie, qui pouvait consoler les autres. Et on envoyait ensuite le cahier au suivant. Réflexion d'Adrienne : "Par-ci, par-là, ce qu'elles écrivent est trop beau. Par-ci, par-là, elles sont trop pieuses. Ça ne va pas en profondeur, ce n'est pas tout à fait authentique... On doit prendre ce que Dieu nous donne. Je n'ai pas besoin de me donner en exemple. On doit avoir fait l'expérience. Même si je veux t'expliquer la Bible. Je dois en quelque sorte te donner aussi le bonheur intérieur lui-même. On doit avoir embrassé les mots intérieurement pour qu'ils aient un effet. Je dois donner quelque chose de moi-même. On ne devrait dire sur le Bon Dieu que des paroles qu'on a embrassées, qu'on a mangées, ou comment dire ? On ne sait jamais parler. On doit prendre les choses dans la prière... et quand on regarde le Bon Dieu... Je ne prie pas beaucoup avec des mots... Le matin, toujours. Peut-être aussi dans la journée de temps en temps" (G 30).

 

Elle aime prier le matin quand tout est calme. "Dieu aime bien qu'on le regarde quand il fait calme". Le soir pour prier, elle retient peut-être une phrase qu'elle a lue. "Et je dis encore merci au Bon Dieu juste avant de m'endormir. Il aime bien cela même si on ne va pas bien. Parce qu'il sait alors qu'on ne se permet pas de se juger soi-même. Le soir où mon père est mort, j'ai dit merci au Bon Dieu. Et puis le matin me revient à l'esprit ce que j'ai lu le soir et que j'avais retenu, et je le regarde alors avec lui. Je ne sais pas comment on doit dire. Et le tableau de la Mère de Dieu, je le ressors toujours un peu aussi. Comme à côté, si bien qu'on voit les deux ensemble. Je pense toujours : c'est quand même vrai que je l'ai vue. Et ce doit quand même être pour quelque chose de bon. (C'est bête, comme elle dit, ce qu'elle va ajouter, mais elle l'ajoute quand même). Quand j'étais toute petite, je prenais toujours titti (sa poupée) avec moi au lit. Et maintenant, c'est la Mère de Dieu" (G 31).

 

3. Un congé dans la plaine (1919)

Puis Adrienne eut droit à un congé de dix semaines, mais avec un programme de repos très sévère. Elle passa quelques jours chez ses cousins Olivier : le cousin Eugène, neveu de son père, et sa femme Charlotte, médecins tous les deux. Ils prenaient au sérieux la vocation de médecin d'Adrienne, cela lui fit chaud au cœur. Adrienne fut enchantée de voir de près la vie d'une femme médecin : "C'était enchantant et plein de responsabilités".

 

De là elle partit pour la Waldau. Elle a dix-sept ans. Elle est tenue à beaucoup de repos ; elle fait la connaissance des Forel : lui était un jeune psychiatre, très vivant et musicien ; sa femme, "un peu brusque, mais gentille avec moi. Je passais presque chaque jour un moment chez eux". Il y avait aussi "la Tjotja", une doctoresse russe, amie intime des Forel. La Tjotja ne croyait pas du tout au Bon Dieu ; "nous en discutions longuement ; elle ne pouvait pas croire que j'y croyais ; et moi, je ne voulais pas croire qu'elle ne croyait pas. Forel était incroyant aussi ; c'était franchement désagréable ; je leur expliquais le Bon Dieu, obligée cependant de toujours ajouter : il est autre que je ne le vous dis, mais il est" (F 150-152).

 

A la Waldau - qui comptait environ mille patients -, un souvenir de Leysin accompagnait beaucoup Adrienne. Un jeune Viennois de dix ans y était mort d'une méningite et, pendant plusieurs jours, Adrienne lui avait servi de garde-malade : on n'avait trouvé personne d'autre pour rester près de lui pendant son coma ; il ne bougeait pas du tout, ne demandait aucun soin, mais on ne pouvait pas le laisser seul. "Tout à coup, sans que rien ait pu faire prévoir ce changement à ce moment précis, du moins à mon œil inexpert, il s'était arrêté de respirer : j'avais un mort devant moi. Cette transition m'avait paru si naturelle que je n'avais d'un long moment appelé personne. Je contemplais ce corps qu'aucune respiration n'inquiétait plus avec une réelle satisfaction. C'était donc cela la mort : laisser derrière soi ce corps malade et comparaître devant Dieu avec une âme dépouillée de tout autre souci que la connaissance de Dieu ? J'enviais Paul infiniment. Il était catholique, je savais que le prêtre l'avait assisté quelques jours auparavant. Je ne savais pas ce que cela voulait dire, cela me paraissait mystérieux, profondément, mais devant ce cadavre d'enfant, je compris que cette assistance devait avoir été belle et vraie puisque les traits mêmes de Paul exprimaient maintenant la paix. J'aurais voulu parler à quelqu'un de tout cela... Mais il n'y avait personne, ni à la montagne ni à la plaine" (F 152). Le père de Paul était allé voir Adrienne. "Ce fut une méchante histoire : le père avait l'autorisation de venir trois jours en Suisse et, comme le garçon n'est pas mort, le père a dû retourner en Autriche ; Paul était encore conscient quand son père est parti, et on a été chercher un prêtre. Et parce qu'ils n'avaient pas d'argent pour une garde-malade, je l'ai veillé. Du moins quelques heures par nuit. Il était presque toujours sans connaissance". Quand le père est parti, il a dit à Adrienne : "Maintenant je te donne Paul... Je voudrais bien savoir ce qui s'est passé entre Paul et le prêtre. Son père a dit : Parce que je suis catholique, je peux partir tranquille, un autre prendra soin maintenant de Paul. Moi aussi je dois en prendre soin, m'a-t-il dit. J'aurais bien aimé savoir ! Son père a dit que c'était très important à cause du ciel... Et je me suis beaucoup demandé si je n'aurais pas besoin moi aussi de ce dont Paul a eu besoin... Quand Paul est mort, j'ai pensé que le prêtre a fait à Paul ce que le Bon Dieu avait voulu. Et alors j'ai demandé à Dieu de me montrer ce qu'il veut. Il veut l'amour. Et une fille comme moi ne sait pas grand-chose de l'amour. Alors on peur regarder Dieu longuement et réfléchir à l’amour... Et alors on voit que le prêtre et Paul ont satisfait ensemble au désir d'amour de Dieu" (G 31-32).

 

Madame von Speyr alla passer quelques jours à la Waldau. "Ce fut un peu comme un ouragan. Maman consulta les livres rapportés de Leysin ; il y avait parmi eux 'Les contes' de Samain, une camarade de La Chaux-de-Fonds me les avait envoyés. Maman en fut terriblement offusquée ; elle vint me trouver dans le jardin et m'accabla de reproches ; on voyait bien quel état d'esprit était le mien ; jamais elle n'oserait avouer à la famille quelle découverte elle avait faite chez sa propre fille. Comme je n'avais pas encore lu le livre, je ne savais trop que dire ; maman finit en disant : Je me demande si tu es encore vierge. Je ne comprenais pas le sens exact de ces mots, mais j'en ressentis très profondément l'outrage". Quelques semaines plus tard, pour son anniversaire, sa tante Marguerite envoya à Adrienne 'Les contes' de Samain. "Je les lui renvoyai bien vite, la priant de les changer contre un autre livre" (F 154-155).

 

Ensuite "munie de mille recommandations", Adrienne eut la permission de passer quelques jours à La Chaux-de-Fonds chez sa tante Marguerite. Elle revit avec joie ses cousines. Tante Marguerite s'aperçut immédiatement "que je manquais de beaucoup de choses assez indispensables". Tout de suite elle dénicha une petite couturière, et trois jours plus tard Adrienne repartit avec "une robe de chambre, deux blouses et du linge". Et pourtant tante Marguerite n'était pas riche (F 155).

 

Les plus belles heures à La Chaux-de-Fonds furent celles passées avec Madeleine. "Nous nous retrouvions comme si nous ne nous étions pas quittées et nous abordâmes tout de suite les problèmes centraux : Dieu, la vie, le service... C'était une grande joie de se retrouver pareillement amies et de se dire enfin tout ce qui nous remplissait". Et Madeleine confie à son amie : "Lorsque tu étais très malade, et que tout le monde disait que tu allais mourir, je n'ai même pas été vraiment effrayée, tellement je suis sûre que tu as une tâche à accomplir : elle n'est pas finie, je t'attends". - "Et la médecine ?" demandait Madeleine. Adrienne y pensait toujours mais à Leysin, avec les expériences de l'instruction religieuse, il lui avait quelquefois paru que la théologie livrerait aussi des moyens de s'approcher des malades. La théologie pour une femme, qu'en pensait Madeleine ? "Et Mad dit sentencieusement : La médecine ou le couvent". Décidément Madeleine n'avait pas changé.

 

4. Le retour à Leysin (1919)

Le 20 octobre 1919, Adrienne remonte à Leysin, au chalet Espérance dont sœur Emilie était la directrice. (Le mot "sœur" désigne en allemand aussi bien les infirmières que les diaconesses ou les religieuses - F 141 Note). Dans sa toute petite chambre, plusieurs paquets l'attendaient ainsi que des lettres affectueuses pour rendre plus aimable la prise de contact avec la vie nouvelle. "Toutes les jeunes filles avaient des chambres à deux ou plusieurs lits et faisaient leur cure sur une grande galerie commune aménagée en dehors de la maison ; j'aurais un balcon pour moi seule. La perspective de cette solitude me remplit d'une vraie joie, c'était justement ce dont j'avais besoin. J'ai passé dix mois au chalet Espérance ; ils ont compté parmi les plus beaux mois de ma jeunesse".

 

Il était prévu qu'Adrienne suive des cours chaque matin, de huit heures à midi, à la clinique Vermont, un peu comme au lycée : grec, mathématiques, philosophie, géographie, histoire, latin, "et je ne sais quoi d'autre. Je fus une élève exécrable, car la fièvre m'empêchait très souvent de partir le matin. Et sœur Emilie avait une véritable horreur de l'école ; elle trouvait que c'était beaucoup trop pour moi, que j’étais déjà bien assez savante comme ça, et elle faisait suivre chaque poussée de fièvre d'innombrables jours de convalescence pendant lesquels elle s'arrangeait pour me choyer d'une manière incroyable... Le médecin avait ordonné des piqûres fortifiantes ; elle les faisait comme à regret, déclarant qu'il valait mieux fortifier par la bouche, et faisait toujours suivre ses piqûres de friandises" (F 158-159).

 

Pendant les vacances de Noël, un jour qu'Adrienne attendait Jeanne Lacroix, la Parisienne, un coup de téléphone l'avertit qu'elle ne viendrait pas : elle avait mal à la tête. Adrienne alla rendre visite à son amie qui était étendue dans l'obscurité, une poche de glace sur la tête. Elle vit ensuite la sœur et la belle-sœur de Jeanne : elles étaient très troublées. Le lendemain, un billet de Pauline, la sœur de Jeanne, l'avertissait de la mort de son amie. L'autopsie révéla une tumeur maligne au cerveau alors que les médecins avaient diagnostiqué une crise d'hystérie. Après l'erreur de diagnostic qui avait en somme valu la mort à son père, Adrienne se pose la question : "Aurais-je vraiment le courage d'étudier la médecine, de prendre sur moi cette foule de responsabilités, de faire des erreurs, d’en supporter les conséquences intérieures ? J'en doutais presque un moment" (F 160-161).

 

A cause de la fièvre, Adrienne ne put assister à l'enterrement de son amie. Lorsqu'elle se leva, sa première sortie fut pour l'église catholique située à quelques pas de l'Espérance. "C'était la première fois que j'entrais dans une église catholique, mais il me paraissait de façon très évidente que mes prières devaient s’ajouter à celles du Requiem (la célébration des funérailles) là même où mon amie avait reposé en dernier lieu. L'église était un peu sombre, froide. (Il était cinq heures du soir). Peu à peu la flamme vivante de la petite lampe rouge attira toute mon attention ; elle donnait même de la vie à ce qui l'entourait ; c'était un peu comme si l'église était habitée ; et puis l'on pouvait prier à genoux dans cette église. Je m'étais installée tout au fond de l'église. Je n'eus pas la curiosité de faire le tour des bancs, de m'avancer vers l'autel, de constater certaines différences avec un église protestante. La vie de la flamme, l'atmosphère de prière, une sorte de communion avec une vieille femme agenouillée devant, me suffirent pleinement ; j'étais chez moi ; ceci deviendrait ma maison. Depuis, je pense que l'idée ne m'a jamais quittée - sans que j'aie de longtemps songé sérieusement à une conversion -, que je serais définitivement chez moi un jour dans une église catholique. Et pourtant, je ne retournai jamais dans l'église de Leysin ; je sentais n'être pas mûre ; je ne voyais vraiment pas de chemin, mais je crois que tout au dedans de moi, je savais dès maintenant, avec un certain sentiment de paix, que je le trouverais un jour, qu'il serait dans une église catholique. Une chose était acquise : il fallait chercher le chemin, sachant qu'il était en Dieu ; je n'aurais pas pu le définir autrement (F 161). Dans le Mystère de la jeunesse Adrienne ajoute que là, dans cette église, pour la première fois elle a eu peur. C'est "l'histoire de l'enfant qui est heureux et qui pense que toute la vie sera amusante. Et puis quelqu'un lève un rideau et il voit tout son avenir. Comment il devra avoir faim et avoir froid, plus tard. Et ça m'a fait peur de penser que j'avais une place dans l'église... Je pensais que c'était un secret entre le Bon Dieu et son église" (G 40).

 

Noël. Adrienne a dix-sept ans. C'est le deuxième Noël sans son père. "Je pense beaucoup à mon père... J’aime bien sœur Emilie. Elle aussi m'aime bien. Noël, c'est une belle fête. Je voudrais être un jour seule à Noël. Pour n'être qu’avec Dieu. Et avec la Mère de Dieu et avec l'Enfant... Peut-être que dans la solitude avec Dieu à Noël on recevrait plus de foi... La Mère (Marie) est encore pour moi très étrangère. Je l'ai vue il y a un an ou deux... Et peu de temps après avoir vu la Mère je suis tombée malade. (Est-ce que c'est exprès qu'elle est devenue malade?) Peut-être pour avoir du temps pour penser à elle, pour devoir penser à elle... Je prie autrement depuis que je l'ai vue... A Noël, je prie toujours maintenant avec la Sainte Vierge". Comment Adrienne a-t-elle prié ? "Notre Père qui es aux cieux, voici Noël, vous allez nous donner votre Enfant Jésus. Et vous permettez que ce soit sa Mère qui nous le donne. A tous ceux qui croient et à ceux qui ne croient pas, et aussi à nous dont la foi n'est pas celle que tu attends de tes enfants. Mon Dieu, je sais que personne jamais n'a cru en toi comme ton Fils et qu'il vient pour nous donner sa foi. Et maintenant je pense à sa Mère que j'ai vue il y a deux ans et qui attend ton Enfant, qui le porte, qui va nous l'offrir et qui croit en lui comme lui croit en toi. Mon Dieu, permets-moi de m'agenouiller à côté de la Vierge et de prier avec elle afin que ton Fils accomplisse tout ce que tu attends de lui et que sa naissance apporte la foi et le salut à tous ceux que tu veux sauver par lui. Laissez-moi prier à côté de la Sainte Vierge et laisse-moi dire trois fois avec elle le Notre Père que ton Fils nous a appris à dire" (G 95-96).

 

"Dans les longs après-midi de cure sur mon balcon tant aimé, je regardais toute la blancheur de la neige ; quelquefois je pensais : il faudrait être blanc ainsi, refléter Dieu comme cette neige reflète le soleil ; être pur, ne penser qu'à Dieu" (F 162). "Qu'est-ce qu'on est quand on a dix-sept ans ? On voit qu'arrive quelque chose et on ne sait pas quoi. Et on voudrait quelque chose de follement beau et peut-être aussi que ça viendra, mais on n'a pas la force de le vouloir de telle manière que cela vienne" (G 41).

 

Un dimanche après-midi Adrienne fait une promenade avec quelques jeunes filles en compagnie de sœur Emilie. Elles s'installent à chanter sous un sapin et, à peu de distance, trois jeunes filles chantaient aussi sous un autre sapin. "Tout à coup celle du milieu tomba la face en avant, roula quelques mètre et s'arrêta. Sœur Emilie se précipita en nous disant de rester où nous étions. La jeune fille était morte ; elle avait été frappée à la nuque par un caillou de la grosseur d'un dé à jouer, qui devait s'être détaché du haut de la montagne et l'avait tuée net. La mort subite de cette inconnue, venant s’ajouter à celle de Jeanne Lacroix me fit une impression terrible. Il y avait la mort, et elle était vraiment au milieu des vivants, parmi nous, en ceux que j'aimais et en moi. Mais elle n’était pas libre, elle était dans la main de Dieu, elle faisait partie de sa puissance ; il se manifestait par elle ; elle était un signe. Un signe pour les vivants. Il fallait s'occuper des vivants, les aimer, pour comprendre la mort, pour comprendre Dieu" (F 163). Réflexion d'Adrienne à une date difficile à déterminer : "Maintenant je ne peux plus dire que je suis à la mort. Ça va mieux... Mais peut-être que mon âme est à la mort. Il me semble que le Bon Dieu est derrière un nuage (G 42).

 

Vers la fin du printemps, arrive la cousine Charlotte ; Adrienne était de nouveau dans une période de fièvre. La cousine l’examina longuement. "Ensuite, avec un visage tout triste, elle me dit que depuis l'automne, j'avais arrêté de faire des progrès ; je n'aurais jamais la santé voulue pour faire des études de médecine ; et tout de suite, sans me laisser le temps de réfléchir, elle demanda : Alors que feras-tu ? Et je répondis : je serai garde-malades. Bien, dit-elle, tu pourras essayer, c'est quand même beaucoup moins fatigant". Adrienne en parle à sœur Emilie qui en est toute contente : "Ainsi tu deviendras diaconesse. Non, je ne croyais pas, parce que je croyais que Dieu était vraiment différent. Elle m'expliqua alors que chez les diaconesses, on perdait le souci de l'essence de Dieu, on le servait seulement, et c'était bien ainsi. Je pensais bien aussi que servir était plus important que comprendre, mais je n'arrivais pas à renoncer à comprendre" (F 163-164).

 

On demande un jour à Adrienne de remplacer le pasteur à l'école du dimanche. Elle ne sait plus de quoi elle a parlé, mais ce fut l'occasion d'un grand trouble : une des monitrices accusa Adrienne de n'avoir pas refusé de parler, elle aurait dû le faire puisqu'elle était catholique. Curieux encore une fois l'impression qu'Adrienne donne d'être catholique ou d'avoir une tournure d'esprit catholique, comme déjà on le lui reprochait au lycée (F 164) !

 

Puisqu'il était manifeste qu’Adrienne ne ferait pas de longues études, elle n'eut plus du tout de cours durant l'été (1918) ; elle fit une cure plus serrée et plus régulière. Elle allait mieux. Vers la fin juillet elle alla passer une dizaine de jours à Gryon chez une cousine qui avait deux fils du même âge à peu près qu'Adrienne. De là elle alla à Langenbruck retrouver sa mère, ses frères et Hélène. "Hélène et moi, nous nous entendions très bien ; elle portait un étroit ruban de velours noir autour du front ; immédiatement j'imitai sa coiffure ; je ne sais trop à quoi nous occupions ces jours de vacances. Puis nous retournâmes à Bâle ; ce furent des semaines très mélangées. Je devais entrer à Saint-Loup en septembre ; ce projet ne faisait aucun plaisir à maman, qui aurait de beaucoup préféré, puisque je ne pouvais reprendre l'école, que je me mette à gagner sérieusement ma vie ; mais comme Charlotte trouvait le projet sensé, et que j'avais été très longtemps dépendante d'elle, il n'y avait pas possibilité d'opposition. Hélène m'aida à faire un trousseau... Maman me procura un billet par Neuchâtel, elle disait qu'oncle Willy était très mécontent de mes intentions et qu'il ne fallait pas que je passe par la Waldau" (F 164-165).

 

5. Saint-Loup (1er octobre - mi-décembre 1920)

Adrienne arrive un soir à Saint-Loup après avoir marché une petite demi-heure par un chemin qui lui parut exquis. La sœur supérieure, sœur Julie, lui dit tout de suite qu'on l'avait accueillie pour faire plaisir à sa cousine Charlotte Olivier qui était une amie de la maison, mais qu'évidemment elle était beaucoup trop jeune, avec ses dix-huit ans, pour s'adapter vraiment à l'esprit de la maison, et le travail était fait pour des épaules plus robustes, "il faudrait voir" (F 165-166). Sœur Julie présenta Adrienne à chacune des diaconesses : elle était devenue sœur Adrienne.

 

"Ce fut une époque curieuse. Il n'y avait jamais moyen de réfléchir, on n'avait absolument pas le temps de penser. Le matin, lever à cinq heures et demie ; il fallait faire sa chambre ; à six heures précises, leçon biblique d'une demi-heure ; puis dix minutes pour apprendre des versets de la Bible, dans une chambre que je n'ai jamais connue autrement que glacée ; déjeuner des novices avec sœur Julie qui lisait un passage biblique pour commencer ; puis l'on avalait du rösti et du café au lait. Prière. Départ au trot pour commencer le travail à sept heures précises. J'avais la chambre des poupons... Au milieu de la matinée, sur un signal de la sœur d'étage, sœur Vic, il y avait les dix heures à prendre en commun avec elle : bouillie de semoule et thé, accompagnés d'une lecture biblique. A midi juste il fallait être pour le dîner dans le bâtiment principal non sans s'être d’abord assurée qu’aucun des poupons n'était mouillé ; je n'avais pas de chance, je contrôlais, je changeais, mais lorsque sœur Vic passait sa main dans les langes, elle en trouvait toujours un qui venait de se soulager : ils le faisaient exprès ( F 166-167) !

 

Et tout le reste de la journée continuait au même rythme : poupons, prière, lecture biblique, thé et pain, biberon, langes, nettoyage de la chambre de jour, de six à sept culte à la chapelle, souper, prières, lecture biblique, dernier biberon, laver les langes, veillée avec les novices ; pendant la lecture à haute voix, on raccommodait ou on cousait. "A dix heures, dernière prière officielle, puis retour dans nos chambres, à finir quelque devoir, à cirer nos souliers ou coudre un bouton ; je ne crois pas que nous ayons jamais éteint avant onze heures. C’était évidemment une vie exténuante... Il me semblait que la vie entière se mécanisait, qu'une certaine force de volonté rassemblait mes dernières énergies et me faisait me mouvoir comme un automate. Et ce qu'il y avait de pire, c'est que toute la vie de prière me semblait accaparée par cette puissance de continuation" (F 167-168).

 

Un soir, Adrienne fut chargée, pour quelques heures seulement, de la veillée du chalet la nuit. "Il fallait passer de salle en salle, donner tu thé à une grand-mère, en mettre une autre sur le vase, vider des ustensiles, changer les bébés, entre-temps rester installée dans le corridor à surveiller les menus bruits de la maison et tricoter à un bas interminable réservé aux veilleuses. La nuit avait un caractère spécial. Elle était lourde et froide, elle semblait en quelque sorte s'être abattue sur toute la maison, la recouvrir d'une puissance étrange contre laquelle il fallait lutter, en protéger même les malades qui m'étaient tout à coup confiés. A moi ? Non, au Bon Dieu. Alors pas à moi ? Si, quand même, au Bon Dieu et à moi, peut-être même au Bon Dieu par moi. L'idée fut révélatrice puisqu'il me semblait y avoir union entre Dieu et moi dans cette charge d'âmes de la nuit, il fallait donc prier. Pas seulement pour les malades du chalet" (F171).

 

Un matin, Adrienne fut "d'opération". C'est-à-dire que dès sept heures du matin elle devait être dans la salle d'opérations pour apprendre à voir, à aider et aussi à supporter. "La première opérée fut une dame... Elle devait être opérée de l'appendicite et elle était enceinte du deuxième mois. Dès que son ventre fut ouvert je tombai évanouie, clac, ça y était. Ce fut d'ailleurs très court. Dès que je revins à moi, le chirurgien... me donna à tenir en l'air la jambe d'un homme tandis qu'il l'opérait de je ne sais trop quelle affection tuberculeuse dans la région du périnée. Il m'expliqua bien que je ne devais pas lâcher la jambe, sans cela je risquerais de gros malheurs, le bistouri pourrait alors glisser et blesser grièvement ou le malade ou l'opérateur. Je me raidis alors, mais l'opération me parut interminable et la jambe était vraiment bien lourde" (F 172).

 

Un jour sœur Vic annonça à Adrienne que ses compagnes se plaignaient de la toux d'Adrienne : "On voit bien que vous êtes malade". De fait elle faisait de la fièvre et le médecin constata une bronchite. On l'envoya au lit pour huit jours. Elle reprit le travail. Au bout de dix jours, la fièvre est revenue, plus forte. Le médecin est alors d'avis qu'elle devrait reprendre une cure. Elle reste trois semaines au lit à Saint-Loup. Cela lui donna le temps de réfléchir et de prier. "Il me semblait absolument sûr que Dieu voulait ma vie, sans aucune réserve ; j'étais prête à la lui donner, seulement je ne voyais pas comment ce don se ferait". Elle avait cru que ce serait Saint-Loup... (F 168-170).

 

Au total à Saint-Loup, "j'ai été beaucoup malade là. Dix jours de travail, trois semaines malade, puis travaillé dix jours à nouveau, puis à nouveau trois semaines malade... On ne pouvait plus ni penser, ni prier. On était comme une machine... Quand on était malade à Saint-Loup, on pouvait prier. Quand on était en bonne santé, la prière était rendue impossible" (G43). C'est à la Waldau qu'Adrienne devait faire sa nouvelle cure.

 

6. La Waldau (mi-décembre 1920 – 15 août 1921)

Les deux premières semaines furent un peu comme une vie de vacances. "Mais pour la première fois peut-être l'avenir pesait lourdement sur moi. Ma santé restait compromise ; il avait fallu renoncer aux études de médecine et je ne serai jamais garde-malades ; je ne voyais absolument pas à quoi je pourrais jamais être bonne. D'autre part la curieuse expérience de Saint-Loup avait ébranlé à nouveau quelque chose en moi ; il me semblait réellement que je n'arriverais jamais à comprendre ce que le Bon Dieu attendait ou même exigeait de moi. Ma maladie ne me paraissait pas non plus avoir de sens" (F 173).

 

L'oncle d'Adrienne l'envoie à Berne consulter un professeur qui prescrit une cure sévère, régulière, avec un horaire bien précis, mais à faire à la Waldau même puisque la montagne ne semblait pas avoir convenu particulièrement à Adrienne. L'oncle était parfaitement d'accord. Dès le début, le professeur de Berne avertit Adrienne qu'il ne pensait pas qu'elle se rétablirait. Mais il voulait essayer. La perspective de cette cure d'Adrienne à la Waldau n'enchantait guère la tante Jeanne, mais elle se donna une peine réelle. "La seule chose que tante Jeanne n'arriva réellement pas à comprendre fut que les premiers mois je dormais exactement douze heures par nuit, ni plus ni moins". Au début du moins, Adrienne a peu prié à la Waldau. Pourquoi ? "J'ai eu l'impression que le Bon Dieu devenait toujours plus différent et qu'il n’était plus du tout le Bon Dieu de Saint-Loup. J'ai prié un peu comme on dit à quelqu'un : bonjour, bonsoir". Adrienne allait quelquefois à l'église de la Waldau, le pasteur parlait allemand : elle n'y comprenait rien. Le lundi, de temps à autre, il y avait un culte en français : elle était incapable de retirer quelque substance des mots du pasteur (F 173-175 ; G 44).

 

"L'hiver passait lentement... Je ne me sentais pas malade, mais fatiguée, d'une fatigue régulière, pesante, à laquelle je m’habituais bien ; il m'eût paru étrange de pouvoir travailler ou marcher longuement". Dès le premier printemps, on installa une chaise longue au jardin pour Adrienne : elle ne la quittait guère qu'aux heures des repas... Le premier mai elle fut invitée à faire une sortie en break avec les enfants de la Waldau. "C'était la première fois que j’étais avec des enfants depuis Saint-Loup. Le soir j'ai dit au Bon Dieu : s'il ne permet pas que je le trouve, qu'il permette quand même que je le trouve dans les autres, dans les enfants et dans les malades". Cette nuit-là, elle eut 40 de fièvre. Et le lendemain elle était pleine de glandes. "Partout, partout. On pensa que c'était une tuberculose généralisée et on fit venir différents médecins. Mais j’étais terriblement heureuse, parce que je pensais que je pourrais mourir". Elle aimerait bien mourir parce que "une fois qu'on est au ciel, tout est en ordre... Et puis tout d'un coup, un beau jour, la fièvre a baissé. Je fus guérie, et je n'ai plus jamais rien eu, et personne n'a compris. Le premier mai, j'avais été très malade, et ça avait duré quatre ou cinq jours. On me laissa encore au lit une dizaine de jours parce que tout le monde était sur ses gardes ; puis je me suis levée très lentement, j'ai continué à suivre une cure très stricte comme si j'étais encore toujours malade, mais on n'a plus rien entendu du côté des poumons". Puis les forces revinrent. "J'étais heureuse de vivre, pleine de projets qui tous paraissaient réalisables parce que je sentais vraiment que je guérissais... Je délaissai de plus en plus ma chaise longue et me mis à faire des promenades toujours plus longues à travers les champs ou dans la forêt". A la fin du mois de mai, Adrienne revoit le professeur de Berne "qui n'entendit plus rien aux poumons", lui conseilla de rester encore quelque temps à la Waldau mais en reprenant une vie plus normale (F 175-176 ; G 45).

 

Fin juin, Adrienne va à La Chaux-de-Fonds ; là, un lointain cousin d'Adrienne, pasteur réformé, lui demande si elle voulait se marier avec lui... "Je ne pouvais pas à cause du mystère en moi". Mais Adrienne ajoute quand même que ça aurait été sympathique de dire oui... "Un homme qu'on aime beaucoup, beaucoup, ce serait beau aussi. Mais le mystère m'empêche de l'aimer totalement" (G 45-47).

 

Les condisciples d'Adrienne autrefois passaient le bac ces jours-là. "Ils voulaient obtenir que je puisse le passer aussi. Ils disaient que j'en savais assez. Mais légalement ce n'était pas permis. Je suis pourtant restée pour la fête du baccalauréat. Ils étaient joyeux. Ils voulaient me faire promettre de me marier avec l'un d'eux, peu importait lequel. Ils étaient solidaires. Mais j'ai dit non. Celui que je préférais, c'était Charles Wolf, mais je ne peux quand même pas me marier avec un Juif ! Et si ça avait été jusque là, que serait devenu le mystère alors ?" (G 49).

 

De retour à la Waldau, "elle est l'objet d'une tentative presque incroyable de séduction de la part d'un médecin qui, avec l'accord de son épouse, voulait absolument la posséder et l'entortilla par tous les moyens. Mais finalement rien ne lui est arrivé". "J'avais dix-huit ans !... Je ne me suis pas enfuie. Je lui ai seulement dit que le Bon Dieu ne voulait pas cela. Et il a une femme. Dieu veut le mariage et l'amour d'un homme pour une femme. Autre chose est l'adultère. Lui : Non, tout ça, ce sont des sornettes et des bêtises". A cette époque "j'ai prié presque des nuits entières". Et puis elle a eu l'impression qu'une nuit "l'ange est venu. Quand j’étais petite, j'avais toujours un ange. Et cette nuit, il est venu et il a tout enterré. Tout le combat n'existe plus. Comme si c’était une aventure qu'en fait on n'a pas eue du tout. Même si je ne le comprends pas, on sait maintenant combien une toute jeune fille peut être menacée. Et cela, bien, bien plus tard, on peut en avoir besoin un jour. Mais je n'ai plus jamais à penser que j'ai vécu ces choses" (I 26 ; G 52-53).

 

Adrienne ne sait pas du tout ce qui va se passer pour elle maintenant. "Mon oncle dit que je peux faire ce que je veux, je suis assez grande. J'ai bientôt dix-neuf ans. Je suis en mesure de décider moi-même ce que je veux faire de ma vie. Maman veut que je gagne ma vie. Mon oncle par contre dit qu'il lui donne une pension et qu'en plus il lui donnera ce que je coûte... Il lui envoie ce qu'il faut pour qu'elle puisse vivre comme elle a vécu quand mon père était encore là... Mais je n'ai quand même pas le droit de choisir. Il faut que je fasse ce que veut maman.... Je vais donc à Bâle chez maman. J'irai à l'école des filles ; si on me reçoit, tout est bien... Et je crois que je dois beaucoup remercier le Bon Dieu pour les années de Leysin et aussi de la Waldau". École des filles à Bâle, oui, mais cela n'empêchait pas Adrienne de toujours penser médecine. "Cela irait peut-être puisque maintenant, si je n’étais pas forte, j’étais du moins guérie".

 

Depuis Saint-Loup la vie religieuse d'Adrienne avait subi un ralentissement. "Je priais un peu mais avais cessé de me mettre en souci au sujet du Bon Dieu ; il me paraissait presque que c'était à lui maintenant de s'occuper de moi, surtout en me mettant sur une voie praticable ; mais une chose me semblait décidée : je serais un médecin chrétien, je tâcherais d'amener à Dieu mes malades" (F 176-177 ; G 54).

 

Pour un bilan de ces trois années entre les mains des médecins

 

Le lecteur peut faire ce bilan lui-même si cela lui plaît : il y aurait toujours au moins la médecine, Dieu, et aussi la personnalité d'Adrienne.

 

Tous les détails rapportés dans les deux autobiographies d'Adrienne n'ont pas été reproduits ici. L'essentiel provient des Fragments autobiographiques, p. 138-177 et de Geheimnis der Jugend, p. 30-54.


 

IV. Bâle. École supérieure de jeunes filles (octobre 1921 – avril 1923)

 

1. Bâle

"Bâle incarnait pour moi la patrie par excellence. Mon père m'avait toujours parlé avec beaucoup d'amour de sa ville natale, de sorte que je me réjouissais beaucoup d'y aller. Ma mère y vivait depuis presque trois ans avec ma sœur et mon petit frère Theddy, pendant que Willy achevait ses études dans un internat bernois". Mais voilà, monsieur von Speyr n'était plus là. Et l'accueil à Bâle fut plutôt réfrigérant. "C'est quand même une croix d'avoir une fille pareille". Et la maman craint beaucoup pour Hélène et les petits.

 

Dès le premier soir, dans sa toute petite chambre, Adrienne va à la fenêtre alors qu'il commence à pleuvoir, elle regarde les toits dans la nuit et elle se met à prier : Mon Dieu, aime cette ville et donne-moi de l'aimer. "Oui, l'amour de Dieu, l'amour de Dieu dans cette ville, qui était sa ville ; il me semblait que Dieu, dans son insaisissable grandeur, tenait pourtant en son pouvoir quelque chose de tout à fait saisissable : cette ville étouffante et nocturne, à laquelle il envoyait sa pluie pour qu’elle se souvienne et sache mieux qu'elle lui appartenait".

 

Au bout d'un certain temps de vie à Bâle, elle pourra écrire : "Pendant la longue période passée à la Waldau et à Leysin, je n'avais pas eu affaire à beaucoup de monde, le cercle de mes relations n'avait jamais été très étendu ; mais à présent c'était très différent, c'était comme si toute la ville s'offrait à moi. Je pouvais choisir, choisir des gens pour ensuite les aimer ; en attendant on pouvait prier un peu pour eux, c'était un vrai bonheur. Ma prière n'avait pas besoin de paroles, mais elle portait au Bon Dieu tous ces visages étrangers, avec leurs joies et leurs souffrances inconnues" (F 181-183).

 

2. L'école

Dès le lendemain de son arrivée à Bâle, Adrienne se rend à l’école supérieure de jeunes filles. "Je n'avais pas le trac du tout. J'ai été voir le directeur", qui lui accorda six semaines à l'essai. Le conseil des professeurs déciderait alors si je pouvais rester. Plus tard, quand nous fûmes de bons amis, il m’avoua ne m'avoir acceptée sans difficultés que parce que j'étais venue seule, spontanément et courageusement - un peu culottée, dit-il. En réalité, je l'avais fait pour la simple raison qu'il n'était pas venu à l'idée de ma mère de m’accompagner" (F 182-183 et G 55).

 

Adrienne a beaucoup de matières à rattraper : "Les lacunes de mon savoir s'avérèrent énormes". Au bout de quelque temps, elle pouvait dire : "A La Chaux-de-Fonds, j'étais bonne, maintenant plutôt moyenne, en anglais médiocre. En chimie et en physique, de grandes lacunes. En botanique et zoologie, je n'y connais rien. En littérature allemande, ils me donnent un 4 pour les dissertations, mais pour la grammaire, c'est faible" (G 68).

 

Adrienne se trouve dans une petite classe où il n'y avait que onze filles. "Mes camarades étaient des filles vraiment très aimables que je pris tout de suite en affection, et elles aussi m’accueillirent très bien". Elle se lia très vite avec Hanni. Dieu jouait un grand rôle dans la vie d'Hanni. "Elle se préoccupait beaucoup de lui ; nous avions une foule de choses à discuter... Hanni avait avec les siens de grosses difficultés : elle n'arrivait pas à s’entendre avec son père, elle n'allait plus à l'église parce qu'elle était brouillée avec lui. Je décidais donc, ce qui me fut plutôt pénible, d'aller régulièrement pendant quelque temps à l'église Saint-Matthieu pour apprendre à connaître son père par ses sermons. Quand je crus que c'était chose faite - cela me coûta bien une douzaine de sermons -, j'expliquai à Hanni où se trouvaient à mes yeux les difficultés ; elle devait prendre tout son courage et demander à son père d’aller se promener seul avec elle un après-midi, ce qu’elle fit ; le lendemain elle me dit seulement : Tu m'as rendu mon père, merci. Par la suite elle ne me parla plus jamais de lui, et ce fut très bien ainsi" (F 185 et G 56).

 

Et puis ceci, qui est important pour une fille, Adrienne se fait couper les cheveux. "Je ne pouvais plus me peigner. J'ai été couchée maintenant pendant trois ans et j'ai demandé pendant trois ans de pouvoir les couper et maman ne voulait pas. Aujourd'hui elle dit tout d'un coup : Bon ! Tu peux. Auparavant elle ne voulait jamais... J'ai vendu la tresse. A un autre coiffeur. Chez le même , j'aurais eu honte. 2 francs 50. Pas franchement beaucoup. J'ai donné un franc à une femme. Le reste, je l'ai mis dans la caisse de la classe. Chaque semaine, elles y mettent dix centimes et je n'y avais encore rien mis" (G 55-56).

 

Au bout des six semaines d'essai, Adrienne retourne, un peu inquiète quand même, voir le directeur. Aucune plainte n'avait été formulée, tous les professeurs étaient contents, elle pouvait donc continuer. "Je fus ravie et courus tout droit à l’École de musique m’inscrire pour des leçons de piano. Le directeur m'a dit que si Münch, le chef d'orchestre, me prenait c’était d'accord. Münch m'a dit qu'il me prenait si je m'engageais à faire trois heures d'exercices par jour. "Je lui ai dit : Je crois que je peux faire trois heures d'exercices en moyenne par jour. J'y suis à peu près arrivée. Je fais des exercices surtout quand maman est sortie. Elle est musicienne . Elle aime bien la musique d'une certaine manière, mais pas les études ni les gammes. Je les fais quand elle est sortie. Et elle est souvent sortie... Et ce fut de nouveau, au cœur de tout mon bonheur scolaire, le début d'une nouvelle félicité " (F 186 et G 60).

 

Plus tard elle dira : "Avec Münch, c'est merveilleux. Il joue, je joue, nous jouons. J'ai l'impression que nous faisons ensemble une curieuse école. Il dit toujours : les études, les gammes, vous pouvez faire ça chez vous. Nous allons plutôt jouer à livre ouvert. Il aurait bien aimé que je me décide pour la musique. Mais ça, je ne le voudrais en aucun cas. Je ne peux quand même pas donner de la musique aux autres. Puis je n'en connais pas assez. Et je dois pouvoir donner de l’humain à toute heure !" (G 68).

 

3. Le pont de chemin de fer

A la maison, le climat était tout autre. La cousine Charlotte, de Lausanne, "qui était très gentille mais possédait le talent incontestable de répandre un certain trouble", avait fait une courte visite à Bâle. "La cousine Charlotte est toujours un météore. Elle apparaît et disparaît". Elle est arrivée un jour juste après qu'Adrienne eut été "grondée épouvantablement" par sa mère à propos de quelques pâtisseries faites maison qu'elle avait mangées avec sa sœur et son frère; Adrienne en avait pleuré "tout son soûl" et elle pleurait encore quand la cousine est arrivée. La maman invite la cousine à manger avec eux. La cousine : "Je veux seulement voir un peu Adrienne", et elle viendrait ensuite en parler avec la maman. La cousine, qui avait remarqué les yeux encore rouges d'Adrienne, lui demande ce qui s'est passé. Adrienne en dit le moins possible et elle pensait "avoir présenté les choses avec beaucoup de prudence... Nous rentrons à la maison et elle dit à maman qu'elle veut parler avec elle. Je veux sortir, je pense que ce sont certainement des choses qui me concernent. Mais elle dit : Non, je dois être là. Puis elle dit que j’étais un trésor et qu'on devait faire très attention, car le Bon Dieu a encore beaucoup de projets sur moi. Je suis comme une fleur qu'on doit arroser et affectionner, sinon cette fleur ne pourra pas se développer. Et il fait partie du dessein du Bon Dieu que toutes les fleurs se développent... Maman : Mais je fais très attention à cette enfant. La cousine Charlotte : On ne dirait pas ; enfin puissiez-vous dire vrai... Quand elle fut partie, il y a eu naturellement une grande scène". La maman était "furibonde. Je dois aller dans ma chambre et ne plus apparaître, elle ne veut plus me voir".

 

Monsieur von Speyr n'était plus là, Adrienne n'avait plus de recours. Elle se mit à pleurer comme elle avait rarement pleuré, "sans fin durant des heures : toute ma vie me semblait gâchée, jamais je ne serais capable de faire quoi que ce soit de raisonnable ; même l'école, l'étude, mes leçons de piano, toutes mes nouvelles connaissances ne me disaient plus rien, je n'avais que des mains vides, rien à donner à personne ; la situation était des plus sombres". Puis elle alla le long du Rhin jusqu'au pont de chemin de fer, seule, à pas lents. "Tout d'abord je parlai au Bon Dieu, lui demandant de mettre de l'ordre dans ma vie, de me montrer le chemin à suivre... Il n'y avait apparemment plus de chemin, je l'avais sans doute perdu un jour définitivement, sans m'en apercevoir... J'arrivai enfin sur le pont, en parcourut à peu près le tiers et m'arrêtai, regardant en bas les tourbillons profonds et impétueux ; soudain je décidai de me jeter à l'eau pour mettre fin à ce tourment... Je pensais que ce serait un bon service à rendre à maman, elle aurait la paix et moi aussi". Pourtant elle revint en arrière et recommença à marcher le long du Rhin, puis elle s'assit sur un banc, affrontée à son désespoir, à sa vie inutile. Puis "lentement, avec une profonde tristesse, je revins vers le pont, m'arrêtant au même pilier ; un train passa en grondant, tout trembla ; c'est ainsi qu'apparaissait la puissance de la mort... Je savais que les protestants avaient le droit de se suicider. Puis j'ai pensé : je dois quand même encore prier un peu. On ne peut quand même pas se trouver comme ça tout d'un coup devant Dieu sans s'être annoncé. Et pendant que je pensais que les protestants avaient le droit, il m'est venu à l'esprit que les catholiques n'en avaient pas le droit. Je ne sais plus d'où je tenais cela. Depuis quelque temps déjà. Puis j'ai pensé : je ne veux jamais être protestante, mais maintenant où ce serait commode, là tout d'un coup ? Ça ne va quand même pas très bien, pensai-je. Puis j'ai quitté à nouveau le pont et je me suis assise encore une fois au bord du Rhin et j'ai prié très fort. Et j'ai pensé : si le Bon Dieu veut que je me suicide, s'il le permet, il doit le dire très clairement. Sinon je dois faire comme si j’étais catholique. Peut-être qu'il ne le permet pas non plus aux protestants ni même à personne. Je suis retournée une troisième fois sur le pont, très lentement, et je pensais que ce serait beau ; tout serait fini ; naturellement maman ne serait pas contente tout d'abord, mais après elle serait très soulagée. Mais maintenant m'est venu à l'esprit qu'il y a encore le mystère avec le Bon Dieu... Puis j'ai dit au Bon Dieu : Donc je suis maintenant catholique parce que c'est plus dur".

 

Longue prière ce soir-là au pied de son lit. "La nuit, j'ai prié, longuement. Pour tous ceux qui se sont suicidés. Je suis sûre que le Bon Dieu n'aime pas cela. Sur ce point, le Bon Dieu est tout à fait catholique". Le lendemain, sur le chemin de l’école, elle ne put s'empêcher de penser continuellement à l'amour de Dieu. Il lui fut impossible de parler à quelqu'un des événements de ce dimanche (F 187-190 et G 57-59).

 

4. La vie mondaine

Malgré cette "grande scène", la même semaine, madame von Speyr emmène Adrienne à un dîner dans le monde, au Benkenhof. "Tout m’enthousiasma ; les nombreux invités, leur distinction, la beauté et l'harmonie des pièces, l'aisance de la conversation française, la table joliment mise et aussi la bonne cuisine me firent grande impression ; il me semblait rêver. Après le repas, l’hôtesse, Madame X, vint soudain vers moi et dit assez haut : Vous avez des yeux magnifiques, on y voit toute la pureté de votre âme, restez toujours ainsi. Je fus un peu surprise de cette brusque déclaration, mais la considérai surtout comme une politesse quelque peu intempestive. Maman, elle, fut assez indignée et en rentrant à la maison elle me reprocha violemment de m'y être prêtée". Peu de jours après, il y eut encore un dîner. "Je fus tout aussi enthousiasmée" (F 190-191).

 

Puis Adrienne est invitée à un bal au début février. Il lui fallait une robe de bal. Habituellement l’oncle de la Waldau ne se mêlait pas de ces choses, "mais il m'a demandé de dire à maman qu'il aimerait bien que j'aie une jolie robe de bal. J'aurais bien aimé avoir une robe noire jusqu'aux talons... parce que je trouve ça joli. Mais maman ne veut pas du noir. Maman dit qu'on a toute la vie pour s’habiller en noir. J'aurais bien aimé aussi le blanc. (Pour finir ce fut une robe vert clair). Tout d'abord je ne l'ai pas aimée. Vert clair est pour moi trop voyant. Mais je suis chic dedans, j'ai dû rire devant la glace, j'avais l'impression que je n’étais plus une jeune fille mais une dame... Je ne veux pas être une dame". A la fin de l’hiver les professeurs invitaient quelques élèves à un souper suivi d'un bal. "Mon cousin Fischer (chimiste) m'a invitée. Et parmi les professeurs, trois m'ont demandé si je voulais devenir leur femme... Nous avons dansé jusqu’à quatre heures du matin. J'aurais encore continué. Je n'étais pas du tout fatiguée. J'aime surtout la valse. Les gens aujourd'hui ne l’aiment plus, mais je trouve ça beau. C'est un tel tourbillon" (G 71-73).

 

5. La philosophie

A l'école, il n'y avait ni enseignement religieux ni philosophie, ce que regrettait Adrienne. Un jour, accompagnée d'une vieille cousine, elle va à une conférence sur la philosophie de Platon. Le conférencier, Heinrich Barth, le frère de Karl Barth, appela Adrienne le lendemain pour lui dire qu'il aimerait parler avec elle de sa conférence. "Le jour du rendez-vous arriva enfin , ce fut une heure tout à fait délicieuse". Barth a parlé alors un peu de Platon. "Je n'ai pas tout à fait compris, mais j'ai voulu quand même lui donner des répliques. Je ne voulais pas être celle qui ne comprend rien. Puis il m'a parlé de ma vie : ce que je voulais devenir. Moi : médecin. Lui : Je devrais plutôt étudier la philosophie. Les gens qui en sont capables sont très rares... J'eus dès lors un ami à qui je suis redevable de nombreux bons moments". Une fille de la même école qu'Adrienne était amoureuse de Heinrich Barth et elle pensait qu'Adrienne voulait le lui prendre. Adrienne avait beau affirmer à cette fille que son amitié avec Heinrich Barth était tout à fait platonique, "rien ne pouvait écarter ses soupçons ni apaiser sa jalousie". Adrienne débattit en elle-même l'idée de mariage. "Je me croyais fermement décidée au célibat, mais je n'en voyais pas la forme ; un engagement me semblait absolument nécessaire, je l'envisageais aussi dans le mariage comme un engagement envers Dieu, mais comment ?... Pourtant j'aurais aimé avoir des enfants, beaucoup d'enfants ; les gens de mon entourage me semblaient en avoir incroyablement peu" (F 191-193 et G 60-62. 69).

 

Plus tard, Barth l'a un jour invitée pour une promenade dans les Badischen Blauen (dans les environs de Bâle sans doute) ; "et nous sommes partis ensemble pour toute une journée. Il dit que je lui avais secoué toute sa classe. Au début il ne savait que penser et maintenant il m'en est très reconnaissant. Nous avons maintenant un esprit de classe et il voit qu'il y a une confiance dans la classe et aussi un ordre spontané. Ça ne lui était encore jamais arrivé. Une classe à qui le professeur ne doit pas tout dire parce qu'elle sait elle-même ce qu'elle a à faire. Il veut me faire une proposition : je devrais simplement rester et devenir professeur". Un professeur avait dit à Barth qu'Adrienne était "terriblement douée pour les mathématiques et la chimie. Lui, Barth, voudrait me proposer d'étudier l'allemand et le français. Je n'ai pas besoin de préparer une thèse de doctorat, mais de devenir rapidement un professeur moyen, il veillerait à ce que j'aie la classe supérieure, et cela à cause de mon influence personnelle.

 

Tout cela m'a un peu troublée. Mais ce fut une très belle promenade. Il y avait une lumière incroyable et beaucoup de fleurs, et loin en bas, on voyait toujours un ruisseau. Et des couleurs ! Inouï ! J'ai compris tout d'un coup qu'au fond à Bâle les couleurs me manquaient. C'est si rare que je vais me promener. A Leysin et à La Chaux-de-Fonds, on en voyait beaucoup plus. Le directeur a encore dit : Comme médecin, je peux avoir de l'influence sur différents malades, mais jamais sur une communauté de malades comme l'est une école... Il était plein d'idées et il me montrait toutes sortes de choses. Mais j'ai dit non. (Pourquoi ?) A cause du mystère... Je crois qu'on doit rester dans la ligne de ses aptitudes et c'est pour cela que je dois devenir médecin... Il a dit : C'est dommage, ça aurait été un si beau projet et il avait déjà tout prévu avec précision... Barth m'a dit tout ce qui était de travers dans sa vie. Pourquoi les gens font-ils ça tout le temps ?… (Parce qu'ils n'ont pas la confession). Barth a dit qu'on pouvait m'employer dans tous les domaines. Maman dit : 'C'te enfant est déplacée partout'. Et je crois que maman a raison. Parce que je crois que ma place est là seulement où Dieu est visible" (G 73-74. 77).

 

Décidément la philosophie n'est pas pour déplaire à Adrienne : "J'aimerais bien étudier un peu de philosophie. Je vais au cours d'Häberlin (plus tard professeur à l'université de Bâle). C'est strictement interdit. Je me suis inscrite pour tout l'hiver. Je vais aux cours de Häberlin et de Senn (professeur de botanique). Mais les deux sont interdits par l'école. Il ne nous est pas permis d'aller à l'université. J'ai payé les droits d'inscription et les frais de cours". Après le cours de Häberlin, elle a toujours des discussions. Les auditeurs sont pour la plupart des adultes, des professeurs, hommes et femmes, peu d'étudiants. "C'est intéressant qu'on puisse parler un peu du sujet. Ce n'est pas non plus exagérément intéressant, mais quand même" (G 77-78).

 

6. Vacances à la Waldau

Adrienne passe ses vacances à la Waldau. Là, elle est invitée chez les médecins qu'elle connaissait déjà. "Je les aimais beaucoup, mais me sentais un peu déconcertée... De plus, ils ne cessaient de proclamer que Dieu n'existe pas, que les hommes l'ont inventé pour limiter leur propre responsabilité et restreindre leurs expériences, qu'il y a un nombre incalculable de choses que Dieu soi-disant interdit, mais qui sont cependant utiles et susceptibles d'élargir l'horizon et les frontières de l'homme. Je ne comprenais pas tout, mais j'étais parfois assez impressionnée par l'assurance contenue dans leurs affirmations. Toutefois, la pensée que Dieu n'existait pas ne m'effleura jamais".

"Ma propre profession médicale me demeurait évidente et chère. Seulement ni ma mère ni mon oncle n'en voulaient rien savoir". L'oncle trouvait que cette profession ne convenait pas à sa nièce. "Si j'en parlais à ma mère, elle perdait très vite patience, me disant qu'après mon baccalauréat (la "maturité" dans le jargon suisse), je devrais sans retard gagner ma vie, prendre par conséquent une place bien rémunérée. Pourtant cela n’était justement pas nécessaire ; je le savais très bien, parce que mon oncle affirmait toujours, quand la conversation venait sur ce sujet, qu'il voulait nous donner tout loisir d'avoir une bonne instruction. Et puisque c'était lui qui payait toutes les dépenses de notre ménage, qu'il le faisait très volontiers et très généreusement, la question financière ne posait aucun problème" (F 194-195).

 

"Certains jours, j'étais vraiment très inquiète. Les études de médecine étaient sans aucun doute une chose arrêtée ; j'aimais les malades et il me paraissait conforme à toutes mes convictions de choisir cette profession-là et nulle autre. Au fond, je n'en voyais pas d'autre. De temps à autre, j'avais pensé à des études de théologie, car il me semblait que peut-être dans cette profession j'obtiendrais un soulagement personnel grâce à une connaissance exacte de Dieu" (F 198).

 

"Les gens ont maintenant pour moi beaucoup plus d'importance. Je voudrais supporter, souffrir pour eux. Mais Dieu est beaucoup moins proche". Parfois, à Bâle, pour se promener, elle va le soir rue Petersgraben où se trouve un hôpital. "Je regarde des lumières. Je me réjouis, quand je serai grande, de pouvoir aider. Et je prie un peu. Derrière chaque fenêtre, une ou deux ou dix personnes qui ont mal et qui sont malheureuses" (G 61).

 

7. Grand-mère à vingt ans

Pour les vingt ans d'Adrienne, ses camarades de classe vont toutes chez elle pour lui faire la fête. "Ce fut une soirée très gaie". De son côté, elle est comme étonnée d'avoir déjà vingt ans "sans avoir apparemment accompli quoi que ce soit... J'ai souvent l'impression que j'ai derrière moi toute ma vie, comme s'il n'y en avait plus devant moi. Avec les filles, c'est curieux, il y en a tellement maintenant qui viennent de la classe et des autres classes... Je suis retenue à l'avance pour chaque heure, toute la semaine : la récréation, la promenade. Je trouve ça moins amusant. A Leysin, je pensais encore que je donnais aux gens quelque chose de Dieu. Maintenant plus... Elles me racontent leurs histoires d'amour ou bien les histoires de chez elles ou de ce qu'elles veulent faire de la vie... Elles pensent que je suis leur grand-mère, j'ai un an de plus qu'elles. Elles m'appellent Adri. Ça ne me plaît pas. Je suis la déléguée de la classe, elles ont vite trouvé que j’étais la plus culottée... A l'école, nous avons la vie belle. Je suis amie avec toutes. Elle sont toutes sympathiques. Chacune à sa manière. Elles ne sont pas toutes précisément intelligentes et ainsi elles n'ont pas de problèmes" (G 75-76).

 

"A l'école, deux camarades étaient catholiques ; l'une d'elles avait un cou incroyablement sale, bien que par ailleurs elle parût fort soignée. Ce cou correspondait tout à fait à l'idée du catholicisme qu'on m'avait inculquée" (F 199). A l'école, les autres élèves demandent toujours à Adrienne pourquoi elle n'est pas catholique. "Mais elles n'estiment pas le catholicisme, et elles disent que je ne pourrais jamais devenir vraiment catholique parce que je suis trop personnelle. Mais je ne suis pas tellement attachée à être personnelle. En ce moment, à tous les coups, je m'entête et j'impose mon opinion, mais ça ne veut pas dire que j'y tiens. Si je trouve que Bethli ne peut pas faire divorcer un homme, j'insiste le temps qu'il faut pour qu'elle croie ce que je crois. J'y tiens si je vois que c'est juste, je ne tiens pas du tout à ce que mon opinion l'emporte, mais à ce que s'impose ce qui est juste" (G 68-69).

 

8. Bethli

Adrienne s'était liée d'amitié avec Bethli, une élève de sa classe. "Je n'aimerais pas devoir faire le compte des heures où ensemble nous avons manqué l’école ; le total dépasserait toute prévision. Nous avions des discussions interminables sur le sens de la vie, le mariage, les hommes, la stabilité de l'amour, les femmes, les enfants. Je ne sais où nous puisions toute notre sagesse, mais nous n’étions jamais à court d'arguments. Nous avions en commun un grand besoin d'aider les hommes et de nous mettre entièrement à leur service. Comme je ne connaissais pour cela aucun autre chemin que la médecine, j'essayai de décider Bethli à faire aussi des études médicales ; finalement j'y réussis et ma joie ne fut pas des moindres...

 

Bethli me dit un jour qu'elle croyait qu'on pouvait très bien se dépenser au service des hommes sans croire en Dieu ou tout au moins sans soulever la question de sa réalité. Je ne doutais absolument pas de l'existence de Dieu, mais pourtant, au travers de l'imperfection humaine que je distinguais toujours mieux, je me sentais surtout gênée vis-à-vis de lui, arrêtée dans ma recherche, et j'étais intérieurement trop peu sûre pour contredire totalement Bethli ; j'affirmai que sans Dieu je ne pourrais rien faire et que je le priais continuellement de me révéler sa vérité, de manière qu'elle puisse orienter mon service et finalement l'assumer tout entier" (F 197-198).

 

9. Le vieux coucou

"Maman aimerait que je me marie maintenant. Elle pense que je serai très difficile à écouler et que je vais lui rester. Pourtant elle m'a tout le temps dit que j'étais laide ; elle affirme maintenant que j'avais eu un certain charme, mais qu'il s'évanouissait si vite qu'il était grand temps. Comme une marchandise qui n'est plus très fraîche et qu'on doit vendre le plus vite possible. C'est un peu écœurant. Quand elle voit un homme, elle pense que c'est lui". Sa mère avait pour elle un projet pour après le baccalauréat. "Elle a dit que je pouvais entrer à l'Union bancaire comme secrétaire de direction, je recevrais tout de suite un bon salaire. Mr Lambelet a dit qu'il me prendrait avec lui, je pourrais devenir sa secrétaire. Maman voudrait bien que je me marie avec ce Lambelet. Un vieux coucou ! Il est onctueux. Je pourrais faire une salade avec lui. Et je n'y pense pas" (G 81).

 

10. Toujours la question de Dieu

Il y avait toujours "toute la question du Bon Dieu qui, souvent très pressante, restait encore si étrangère. Je savais très fermement que je lui appartenais tout entière, mais la forme de cette appartenance, sa force, l'aspect de l'engagement, restaient des points d'interrogation auxquels je me heurtais constamment. Je priais beaucoup, pensais énormément à Dieu ; c’étaient là les seuls indices de ma piété. Tout ce que l’Église offrait en sermons et en dévotions, je l'évitais soigneusement, comme si cela pouvait gêner, retarder une décision future. Ce qui me déroutait le plus dans les cultes protestants, c'était qu'ils provoquaient chez moi une violente opposition... Le catholicisme ne me venait pas à l'idée, mais j’étais remplie d'une soif confuse de Dieu, toujours plus ardente ; je savais qu'il n’était pas seulement caché à moi, mais à toute l’Église protestante, non par sa volonté, mais par notre faute, et que lui-même désirait pouvoir enfin se manifester... La seule chose dont j'étais sûre, c'était que la confession manquait aux protestants". Et pourtant, à cette époque-là, Adrienne ne fit rien pour se rapprocher du catholicisme.

 

"La musique prenait une place sans cesse grandissante ; je m'y plongeais littéralement, espérant parvenir à Dieu grâce à elle et comprendre quelque chose de lui, pour pouvoir ensuite lui offrir ma vie sans réserve. Pour moi il était évident que Dieu devait disposer entièrement de nous, mais un obstacle subsistait et je ne pouvais découvrir ce que c’était" (F 196-197).

 

11. La musique et le chant

"La prière ? C'est triste. Personne ne l'entend... Je pensais toujours que Dieu était autrement, mais que viendrait bien le jour où Dieu apparaîtrait et qu'il me cueillerait et me montrerait comment il est. Et puis j'ai pensé qu'on reviendrait à lui par les autres s'il ne venait pas lui-même nous chercher. Et puis j'ai pensé qu'on reviendrait à lui par la philosophie. Et maintenant c'est peut-être le dernier essai que je fais : par le piano... J'aurais beaucoup aimé jouer du violon. Et ça n'a pas été parce que j'ai été malade. Et puis j'aurais beaucoup aimé chanter et ça n'a pas été non plus parce que je manque de souffle... Je suis allée chez Madame Philippi. Elle a dit : C'est une belle voix, mais pas du tout travaillée. On devrait commencer tout à fait au début. Technique de respiration. Avec le temps, je pourrais remplir la cathédrale, a-t-elle dit, et il serait grand temps de commencer. Cela se ferait alors en quelques années. Mais alors justement ne faire que chanter, rien d'autre. Mais ça, je ne peux pas à cause du Bon Dieu... J'ai pensé un jour qu'avec le chant on pourrait peut-être trouver Dieu et aussi le donner aux autres. Mais ce n'est pas ça ; je dois avoir les personnes ! Ainsi je suis tout à fait décidée : je vais faire médecine.... Je n'ai pas dit à maman que j'avais été voir Madame Philippi" (G 79).

 

12. L'église du Saint-Esprit

"Je suis allée avec Willy (le frère d'Adrienne, qui a trois ans de moins qu'elle) à l'église catholique pour prier. L'église du Saint-Esprit. Un peu loin. Ça s'est passé comme ceci : j'avais deux francs et j'ai invité Willy à prendre le thé en ville, rue Äschenvorstadt, mais nous avons mangé tant de petits gâteaux qu'il nous a été impossible de commander du thé... Après cela j'ai dit à Willy : Nous allons nous promener un peu jusqu'à l'église du Saint-Esprit et là nous reposer et puis rentrer à la maison en tram, il a en effet une petite carte de tram et nous pouvons rentrer à la maison, rue Feldberg, avec le quatre et le cinq.

 

Nous sommes donc allés à l'église. Tout d'abord Willy ne voulait pas entrer. Il pensait qu'il ne pouvait pas. Pourquoi ? Parce que c'est celle des autres. Moi : C'est justement pour ça que nous y allons, pour voir et pour prier. Alors en montant l'escalier à mon bras, Willy m'a demandé : Tu pries chaque jour ? Moi : Oui, et toi ? Lui : Maman prie avec moi la plupart du temps. Bien qu'il soit déjà confirmé. Moi : Nous regardons un peu les tableaux et nous prions avec les tableaux. Lui : On ne peut pas faire ça. C'est tout à fait catholique. Nous nous sommes assis sur le petit banc, il ne peut pas se mettre à genoux. (Le frère d'Adrienne était déjà très handicapé par la poliomyélite). Après j'ai pensé : il faut quand même que je le fasse pour qu'il voie quelque chose. Je me suis agenouillée et j'ai prié, prié, autant que j'ai pu... Quand on dit le Notre Père dans une église catholique, ça rend un tout autre son qu'ailleurs. Tous les morts prient avec nous, tous ceux qui sont au ciel. J'ai dit à Willy : l'église s'appelle l'église du Saint-Esprit, donc le Saint-Esprit doit y vivre. Tu peux donc t'imaginer qu'il vit dans l'église, qu'il vit dans la foi, mais aussi qu'il vit en chaque croyant. Et de là tu arrives aux saints, à ceux qui sont tout à fait vraiment saints... Il y a cinquante personnes dans cette église et, parmi elles, il y a celles qui prient vraiment, en qui l'Esprit Saint vit réellement. Il y en a beaucoup d'autres pour qui l'Esprit Saint est un souvenir. Et alors l'Esprit Saint doit être encore très, très, très fort en quelqu'un pour que les autres soient touchés. C'est celui-là qu'on appelle un saint parce qu'il a tant d'Esprit Saint qu'il n'a pas besoin de le garder pour lui".

 

(Adrienne veut expliquer maintenant ce que veut dire : prier comme une folle, comme elle a fait dans cette église). "Tu sais ce que font les soldats quand ils reçoivent l'ordre de tout étaler ? Chacun a un sac et des bottes et une brosse à dents, etc., des objets personnels, tout ce dont on a besoin. Mais certains ont aussi quelque chose pour les autres : un sur dix a le cirage, un sur cinq des boutons de rechange, un sur trois un nécessaire de couture... Ceux-là ont quelque chose qu'ils utiliseront peut-être un jour, peut-être pas, mais les autres en auront besoin. Il l'a pour les autres, et ça doit être là dans son sac. Il a aussi d'autres choses dont il ne sait pas à quoi elles servent. Peut-être une pièce de canon. Une roue ou quelque chose comme ça. Et s'il ne l'a pas, même s'il ne sait pas à quoi ça sert, on ne peut pas monter le plus beau canon. Peut-être est-il incapable de le monter lui-même. Il a simplement à apporter une pièce incompréhensible. Et un autre, une autre pièce incompréhensible. Arrive maintenant le capitaine avec l'ordre de tout étaler ! Tout montrer ! Tu mets tout par terre, en bon ordre. Et chacun a devant soi à gauche sa brosse à dents, il y a un ordre tout à fait précis. Et le capitaine sait comment on monte le canon. Peut-être ne sait-il plus que c'est toi précisément l'homme qui doit avoir la petite roue. Mais dans la revue de détail, il voit toutes les pièces et si quelque chose manque, une petite roue, c'est toi justement qui dois l'avoir, tu n'as pas le droit de la perdre, les autres en tout cas savent que c'est toi qui devrais l'avoir, que c'est toi qui en es responsable. Et quand tu pries 'comme un fou', tu fais la revue de détail. Tout ce que tu portes, tu le sors, y compris ce que tu ne comprends pas. Et alors tu n'as plus rien en toi. Et alors tu es tout à fait seul avec le Bon Dieu. Si seul que maintenant il peut parler avec toi" (G 65-66).

 

Elle a donc prié 'comme une folle' dans l'église du Saint-Esprit. "Je ne sais pas toujours quand on doit le faire, mais je pense que le Bon Dieu le sait toujours. Et il nous prend simplement quand il est temps. Chaque jour pourtant je fais une petite revue de détail avant de prier. Le matin, regarder rapidement tout ce qui a été couvert de poussière depuis la veille... Je pense que l'Esprit Saint pppfff !!! souffle là-dessus. Et alors on prie 'comme une folle' et après on ne sait presque plus ce qui se passe. Et dans l'église du Saint-Esprit j'ai dit dans ma prière que je voudrais devenir une sainte... Seulement pour pouvoir donner. Je voudrais aussi devenir médecin pour donner, mais il y a des choses beaucoup plus importantes que la santé" (G 66).

 

Et voici sa prière dans l'église du Saint-Esprit : "Mon Dieu, je t'en prie, aie pitié de nous tous (je dis toujours 'vous' au Bon Dieu dans l'église catholique. Je voudrais faire comme les autres). Tu vois que nous avons tant de mal à te comprendre. Quand j’étais petite, tu étais tout proche, mais maintenant tu es souvent très loin. C'est peut-être de ma faute. Je t'en prie, mon Dieu, enlève de moi tout ce qui n'est pas à toi, arrache-le et mets à la place tout ce que tu veux... Et parce que je suis dans une église catholique et que je ne peux pas me confesser, je voudrais te dire tout ce que j'ai fait de mal. Je sais que tu le vois, mais je voudrais quand même te le dire afin que tu puisses mieux me pardonner. J'ai du mal à supporter les scènes à la maison, je suis souvent brusque et puis je suis souvent inquiète à cause de toutes ces histoires de ces derniers mois. Je ne sais pas bien ce que je dois faire de ma vie. Et maintenant, mon Dieu, s'il y a encore autre chose, alors je te prie de me le montrer et de tout enlever et alors de me pardonner. Et donne-moi enfin ton Esprit. Donne m'en beaucoup, beaucoup, tellement que je puisse le donner à tous ceux qui en ont besoin. Tellement que je ne puisse plus le contenir ni le comprendre, tellement, mon Dieu, que je puisse devenir une de tes saintes. Tu sais, je ne sais pas ce que je dis, mais quand même ! Quand même! Parce que nous avons ensemble un mystère, fais que ce mystère fasse réellement de moi ta servante, que je devienne réellement ta sainte, réellement une fille qui travaille pour toi dans la vigne du Seigneur. Mon Dieu, je t'aime beaucoup et je te le demande, aime-moi, et aime aussi toute ma famille, ma mère, Willy qui m'a accompagnée, mon école, et donne-moi d'aimer ceux qui seront plus tard mes malades, tous ceux que je connais et surtout ceux que je ne connais pas, mon Dieu ! Et puis... je voudrais que tu me montres le véritable chemin, dès aujourd’hui... Car c'est si pénible de toujours attendre. Je veux bien faire ce qui est pénible, mais je voudrais aussi que ce soit vrai. Donne-nous à tous la vérité de ton Esprit Saint. Amen. Telle fut la grande prière. Après cela, je n'ai cessé d'ajouter de petites prières. Par exemple : Allume ton amour dans toute cette ville. Fais qu'en chaque église il y ait quelqu'un qui prie vraiment. Permets qu'en chaque maison il y ait une flamme qui fait penser à toi. Sois tous les jours avec tous ceux qui te prient" (G 66-67).

 

13. Noël

"Lors du dernier Noël de mes années scolaires, j'entendis parler pour la première fois – du moins avec pleine conscience – d'une messe de minuit ; j'aurai fort aimé y assister et j'en parlai à maman ; il me semblait absolument nécessaire d'y aller, car j'en attendais des éclaircissements. (Adrienne n'avait encore jamais assisté à une messe). Je croyais que je comprendrais, saisirais soudain quelque chose qui ne pouvait pas être bien loin et que je pourrais ramener à la maison. Mais maman avait peu de goût pour les excentricités de sa fille. Maman dit : Tu vas encore finir par devenir catholique. J'ai dit : Non, non, certainement pas...

 

Et puis la nuit, vers minuit, je suis restée éveillée exprès. J'ai allumé une bougie, je n'ai pas osé allumer la grande lumière. Et puis j'ai fait une croix avec deux règles, je l'ai mise sur le lit, la bougie à côté, et puis j'ai prié, prié 'comme une folle'. Et j'ai dit au Bon Dieu que s'il voulait me faire catholique, il le pouvait bien. Et puis, pendant tout le temps où je pensais : maintenant ils ont leur messe de minuit, j'ai prié avec eux et j'ai ainsi fait quelque phrases en latin parce qu'ils prient toujours en latin. J'ai pensé : si je prie avec eux, je prie aussi en latin".

 

Adrienne va passer les vacances de Noël à la Waldau. "Mon oncle a joué de l'orgue, une fugue de Bach, il joue toujours à Noël. Il joue merveilleusement bien. Il ne joue qu'à Noël. Sinon toujours du piano. Mais les plus grands organistes vont le voir pour lui demander comment il comprend quelque chose... Le dimanche soir, il invite toujours quelques malades, y compris des fous, dans le grand salon, et il joue. Il pourrait jouer dans la plus grande salle de concert s'il le voulait. Il joue pour ces quelques fous"... Mais Adrienne pense que son oncle ne croit à rien. "On ne peut jamais en parler avec lui".

 

A la Waldau, Adrienne va toujours voir des patients ; mais elle ne peut pas y aller trop longtemps. "Toute une après-midi, comme je le faisais souvent, mon oncle trouve que c'est trop". A cette époque, à Noël, une malade, Paula, a beaucoup pleuré. "C'en était une qui pleure ou qui rit toujours. Elle dit qu'elle a perdu Dieu. Quand elle rit, elle ne pense plus à lui. Je lui ai dit qu'on ne peut pas perdre Dieu parce que c'est lui qui nous trouve et pas nous qui le trouvons. Et la nuit de Noël, il veut quand même être avec nous tous. Et il nous a envoyé son Enfant pour montrer qu'il veut prendre avec lui tout le monde, du plus petit enfant au plus grand des hommes. Alors elle s'est calmée". Et c’est lors de ce séjour à la Waldau qu'Adrienne se demande sérieusement si, malgré sa préférence pour la chirurgie, elle ne devrait pas choisir la psychiatrie. Pendant ces vacances, elle essaya aussi d'obtenir de son oncle la permission de faire des études de médecine, elle eut comme seule réponse : Tu n'as même pas encore ton baccalauréat. "Il n'y avait donc rien à faire pour l'instant" (F 199-200 et G 69-71).

 

14. La musique à longs traits

Pour le dernier trimestre à l’école, les élèves n’avaient presque plus de devoirs. Adrienne apprécia particulièrement la chose : elle put faire beaucoup de piano. "Mais c’était un adieu : je croyais voir très clairement que je ne pouvais mener à bonne fin la médecine et la musique. Quelque chose d'indéfinissable s'y mêlait aussi. A la Waldau, j’avais souvent expérimenté que, pour aider les malades, on devait faire de petits sacrifices intérieurs, et je les croyais aussi efficaces que tout autre traitement. Ainsi je voulais sacrifier la musique à mes futurs malades ; par ce moyen, je pensais pouvoir m'approcher plus près d'eux ; il serait préférable d'aller vers eux en ayant accompli ce sacrifice ; je craignais d'autre part qu'en continuant à jouer de ce piano tant aimé, j'en viendrais à négliger mes études, bien plus importantes ; mes raisons se trouvaient donc sur deux plans fondamentalement différents, mais le renoncement n'en était pas moins douloureux. Avec une joie d’autant plus grande, je jouai pendant ces derniers mois, sans me laisser obséder par cette atmosphère d'adieu : je savourais encore la musique à longs traits" (F 200-201).

 

15. Le baccalauréat (printemps 1923)

"Maintenant arrive le baccalauréat. Ça me semble très drôle d'avoir soudain quelque chose en mains. Après, je peux faire un tas de choses. Médecine, philosophie, théologie ou n'importe quoi. On nous donne quelque chose en main et alors on peut le répandre. Häberlin pense : philosophie. Et j'aimerais bien aussi la théologie. Je voudrais savoir un tas de choses sur le Bon Dieu. Je pense que si on savait un tas de choses, on pourrait le forcer à se montrer... Hier nous avons passé le baccalauréat. Fini. Vers onze heures et demie, le directeur est venu dans la classe : 'Toutes ont réussi. Vous pouvez venir à trois heures pour dire au revoir aux professeurs'. A la maison, un vase de roses préparé par maman" .

 

Finalement il n'y a pas eu de rencontres avec les professeurs, ils n'étaient pas là parce que c'était mercredi. Toutes les filles sont donc allées chez Pellmont prendre le thé – "le thé, c'est une façon de parler, nous avons pris une glace ; et ce fut terminé pour les fêtes, et je suis rentrée chez moi. Et j'ai été très, très, très triste... Parce que j'ai pensé que c'était maintenant la fin de quelque chose. Jusqu'alors il y avait une ligne. Que faire maintenant ? Il faut donc que je prenne une grande décision. Puis j'ai mis de l'ordre toute la soirée. J'ai retiré les feuilles vierges des cahiers scolaires. Et j'ai brûlé mon journal ce soir. Parce qu'il y aura encore une fois une crise avec maman ; je vois ça arriver. Elle est déjà très en colère parce que je n'entre pas à l'Union bancaire. Je peux aller maintenant pour quinze jours à la Waldau, et elle va écrire à mon oncle pour qu'il m'influence. Et quand je serai partie, maman va encore fouiller mes affaires. J'ai donc tout mis au feu" (G 80-81).

 

16. Les trois filles

Dans ce journal, il y avait des histoires, par exemple l'histoire des trois filles. Elles se promènent le long d'un ruisseau (Bach). "Et c'est un ruisseau curieux : d'abord une cascade, puis il y a un courant, et puis vient un ouvrage, par exemple un moulin. Les trois se promènent le long du ruisseau et elles savourent leur promenade, l'eau a tant de reflets jaunes. Elles parlent de ce qu'elles vont faire dans la vie. L'une dit : Tout pour Dieu. La deuxième : Moitié, moitié. Les deux autres demandent : Qu'est-ce que ça veut dire : Moitié, moitié ? Elle dit : Moitié pour Dieu et les hommes, moitié pour moi. La troisième dit : Rien pour Dieu, tout pour moi. Les trois sont tout à fait honnêtes, elles disent exactement ce qu'elles pensent. La dernière est jolie et riche et avide de plaisirs. Elle ne croit pas en Dieu, elle est ainsi obligée de dire : Rien pour Dieu, tout pour moi. Elle a cette honnêteté. Elle veut simplement jouir. Celle du milieu aussi est totalement honnête. Elle connaît ce qu'on appelle les grandes fêtes où elle voudrait donner quelque chose à Dieu et au prochain, mais à côté de cela elle a besoin de détente pour elle seule. Et elle pense qu'elle doit organiser cette détente de cette manière-là et que ce que Dieu demande avant tout, c'est l'honnêteté. La première aussi est tout à fait honnête. Extérieurement, elle n'est pas beaucoup meilleure que les autres, pas excessivement pieuse, mais elle voudrait réellement tout faire pour Dieu. Elle sait que ce n'est qu'un début. Mais tout son avenir devrait appartenir à Dieu sans qu'elle sache comment.

 

Les trois regardent l'eau. Celle qui est "tout pour moi", c'est la cascade : seulement la beauté. Celle du milieu, c’est le courant qui est toujours beau et lisse ; il y a là de l'eau pour boire, pour se baigner, etc. Et celle qui est "tout pour Dieu" (ou aussi "tout pour les hommes") est au fond le moulin. Toute l'eau entre dans l'ouvrage, toute l'eau est utilisée. Et ce n'est plus une eau qui est "belle". Et elles voient que toute l'eau qui était dans la cascade et dans le courant est encore utilisable dans le moulin. Elles reconnaissent par là une espèce de nécessité de s'orienter totalement vers Dieu malgré tout. De quelque point de vue qu'elles la regardent, elles doivent quand même regarder en face la réalité de Dieu" (G 82-83).

 

17. La vieille femme

Dans le journal brûlé, il y avait aussi l'histoire de la vieille femme. "Il était une fois une très vieille femme qui depuis longtemps déjà n'avait vécu que pour elle. Elle était tout à fait seule, chaque jour elle devait préparer son bois elle-même et faire la cuisine et faire la vaisselle et s'occuper de tout le ménage, raccommoder ses affaires et s'occuper du chauffage en hiver et cultiver le jardin en été. Et tout cela pour elle, jour après jour. En même temps, elle a réfléchi à sa vie et elle a aussi prié. Mais le soir, elle se sentait toute drôle et elle disait au Bon Dieu : Quel sens cela a-t-il, mon Dieu? Et tant de travail et de peine toujours uniquement pour que la vieille femme continue à vivre encore et encore. Et elle a senti quelque chose de ce genre dans son coeur, tantôt ça passait vite, tantôt ça s'arrêtait.

 

Maintenant elle pense à la mort : c'est mon coeur. Maintenant le Bon Dieu va peut-être venir me chercher. Et que vient-il chercher? Une vieille femme qui ces derniers temps n'a utilisé tant de force que pour elle-même. Et pourtant elle a eu toute une vie. Et elle doit remercier Dieu pour toute cette vie. Et voilà qu'elle commence à penser à toute sa vie. Imagine-toi : elle a eu un jour un mari, des frères et des sœurs et beaucoup d'enfants; elle a eu neuf enfants et là où elle habitait, c'était autrefois un grand village mais, dans un autre village, ils ont commencé une industrie et les gens alors sont partis si bien que peu de maisons sont encore habitées. Alors qu'elle pensait à tout cela et à la perte de ses enfants - quelques-uns ont émigré, d'autres sont morts, et il ne reste plus personne de sa famille -, alors qu'elle pensait à la manière étrange dont Dieu s'y était pris avec elle, comment il lui avait tout pris et comment elle ne devait plus vivre que pour elle-même bien qu'il lui restât encore beaucoup d'amour, un ange est venu à elle avec un grand, grand, grand panier, et dedans il y avait des tout petits bouts de papier blanc. C'était un lourd panier parce qu'il était tout plein. Et c'était toutes ses bonnes pensées et ses bonnes prières, et le Bon Dieu lui a dit par l'ange : Voilà toutes les personnes que tu as connues, toutes les personnes pour lesquelles tu as prié, pour lesquelles tu a eu de bonnes pensées. Et parce que tu les as réellement aimées, maintenant dans la solitude tu penses encore à elles. J'ai maintenant un très grand trésor de pensées et de prières que je peux utiliser pour d'autres comme je veux. C'est pourquoi aucune de tes journées n'est solitaire et rien n'est perdu de tes actions et de tes pensées" (G 83-84).

 

18. Le journal brûlé

"Il y avait aussi beaucoup de choses personnelles dans le journal. Un jour j'ai fait quelque chose de tout à fait stupide. Chaque fois que j'avais pleuré, je faisais une croix dans le journal. Et si j'avais pleuré deux fois, j'en mettais deux ou cinq. Plus tard j'ai pensé que ça n'allait pas. A l'école je suis pourtant gaie. Mais je pleure parce que tout est si faux... J'ai écrit beaucoup de prières... Il y a toujours ça aussi : qu'est-ce que c'est qu'une vie d'homme ? D'une manière ou d'une autre, on pense : je suis une personne parmi beaucoup d'autres. Si ça pouvait aller mieux pour les autres quand ça va plus mal pour moi, alors je devrais dire qu'une vie humaine n'est pas si précieuse. Même si c'est la mienne, ça n'a aucune importance. Et d'autre part on pense qu'une vie humaine est un don de Dieu, quelque chose qui a beaucoup de valeur, quelque chose de beau, que je dois lui rendre. Et ainsi ça se termine toujours par la constatation que je suis en même temps très précieuse et de très peu de valeur... Donc je dis à Dieu : Prends et fais-en ce que tu veux... Il y a beaucoup de choses dans ce sens dans le journal. Pendant tout un temps, j'ai dit chaque jour : Prends. Prends aussi mes bonnes notes à l'école. Et tout ce qui me distingue... Ils disent toujours que je suis douée... Mais si tous vantent mes dons, l'un dit : Fais ça, tu es si douée ; et le deuxième... et le troisième..., c'est alors une grande tentation de penser qu'on peut décider soi-même de sa vie, en fonction de ses talents ! C'est pourquoi je dis : Prends mes talents. Je préférerais qu'il les garde. Mais alors je pense à nouveau : il ne s'agit pas de ce qu'on préférerait... Mais pourquoi ne montre-t-il pas ce qu'il veut ?... Cette nuit, je ne me suis pas couchée. Après avoir tout brûlé, je me suis assise au bord du lit. J'étais si triste que je ne pouvais pas dormir. Je ne voulais pas le faire non plus. Je lui ai dit : Prends ce que tu veux, en n’importe quel domaine. Mais fais que ce que tu prendras et ce que tu me laisseras soit à ton service. Même si après cela Adrienne ne fasse plus un tout" (G 84-85).

 

19. Mariastein

Le lendemain, Adrienne se lève comme à l’accoutumée. "Maman m'a dit qu'elle voudrait bien rester encore couchée ; je lui ai porté son petit déjeuner au lit. Elle a dit : Vous faites un tour aujourd'hui ? Moi : Oui. Je vais chercher Hanni. Elle m'a donné deux francs et de plus un dîner, des œufs durs et du pain et des oranges et de la viande froide. Je suis allée demander à Hanni si elle voulait venir avec moi. Mais elle était encore au lit et elle n'en avait pas envie. Alors je suis partie toute seule". Et Adrienne est partie pour Mariastein, un sanctuaire catholique non loin de Bâle : "là-haut". Adrienne sait que les catholiques prennent très souvent leurs décisions dans des lieux de ce genre. Ils y vont en pèlerinage.

 

"Et je suis donc partie. Je suis entrée dans l'église. Je ne sais pas exactement à quelle heure je fus là-haut, peut-être vers midi. J'avais faim, mais j'ai pensé : non, on ne mange pas maintenant; maintenant on va prier un peu et demander et prendre une décision. Par l'esprit catholique. Ça m'a fait une impression parce que cela faisait longtemps que je n'avais plus pensé d'une manière aussi catholique. Et quand cela m'est venu à l'esprit, j'en fus moi-même surprise et j'ai pensé que ma décision était prise dans le cadre d'autres décisions. Au fond ça n'a pas d'importance maintenant ce que je décide, ma décision doit seulement prendre place dans le cadre d'autres décisions. Et puis de temps en temps il y a des gens qui sont venus et qui ont chanté; je suis restée dans l'église toute la journée. Et entre temps j'avais une faim de loup et je voulais manger mes affaires. Mais alors : on ne peut pas manger dans une église. Et quelque part il était écrit : Les pénitents peuvent sonner ici, ou quelque chose comme ça. C'était la tentation. Si je lui avais dit que je voudrais bien me confesser, n'aurait-il pas accepté?

 

Je suis restée ainsi toute l'après-midi, tantôt en priant, tantôt sans prier... Et puis j'ai fait mon offre au Bon Dieu. Et toute la journée, des choses très sérieuses ont fait surface. On adopte la médecine. Absolument. Là il n'y a rien. Dans le pire des cas, mon oncle paiera. Et s'il ne paie pas, on doit y arriver à la force du poignet. Donner des leçons particulières. Mais ne pas se laisser détourner des cours pour devenir professeur. Et puis arrêter totalement la musique. Ne plus savoir qu'on aime la musique... Je l'ai vu trop clairement : on ne peut pas servir deux maîtres. Et si je veux sérieusement la médecine et si je la reçois de Dieu comme un cadeau, ce que je dois faire maintenant, c'est justement mettre la fille tout entière dans le cadeau, je dois honorer totalement le cadeau de Dieu. Et puis il n'y a plus que les personnes qui ont encore une place en moi. Tout d'un coup il a fait nuit. Et naturellement, mes deux francs, je les ai mis dans le tronc parce que j'avais calculé que je devais rentrer dare-dare à la maison. Je suis donc rentrée en courant, je suis arrivée très tard, maman était terriblement excitée parce qu'elle avait remarqué que je n'étais pas partie avec Hanni. J'ai pensé : ça commence bien! On revient avec des décisions très sublimes et paf! grande scène". Puis Adrienne va se coucher, "mais je devine qu'il y aura maintenant des histoires. Est-ce que le Bon Dieu peut laisser quelqu'un prendre une si grande décision de ce genre et ensuite le secouer comme il faut? On passe d'une tristesse à une autre. Quand maman fait de telles scènes, comment savoir encore ce que Dieu veut?" (G 86-87).

 

Pour un bilan des deux années à l'école supérieure de jeunes filles (août 1921 – avril 1923)

 

1. Adrienne a vingt ans. Elle découvre la grande ville. Elle fait preuve d'une liberté d'esprit qu'on lui connaissait déjà. A l'école, les filles lui trouvent une tournure d'esprit catholique, mais elles pensent qu'elle ne pourra jamais devenir catholique : elle est trop personnelle. Les filles de son école n'ont pas le droit de suivre des cours à l'université, ça ne l'empêche pas d'y aller. Elle a une influence bénéfique sur toute sa classe : le directeur lui en est reconnaissant. Elle devient la confidente et la conseillère d'un certain nombre de filles. Elle veut, dans sa vie, pouvoir donner aux autres. Elle a de bonnes relations avec toutes les filles, se trouve des amies. Elle aime discuter y compris avec des gens plus âgés qu'elle. Certains de ses professeurs voudraient la voir devenir professeur elle-même : de philo ou d'autre chose. Elle découvre la vie mondaine : les dîners en ville et le bal, on lui fait des propositions de mariage.

 

2. Son projet de devenir médecin est plus net que jamais. La médecine, c'est aider les autres.

 

3. Dieu : la question revient sans cesse. Elle sait qu'elle appartient à Dieu. Elle est décidée au célibat. Où est sa place ? Elle est souvent confrontée à l'incroyance, entre autres de médecins. Elle voudrait porter à Dieu tous les visages qu'elle rencontre ou qu'elle devine. Elle éprouve toujours une sorte de réserve ou même de rejet à l'égard du protestantisme, elle a des tendances catholiques sans le savoir, mais elle n'éprouve pas du tout le désir de devenir catholique. Dans sa recherche de la "vérité" de Dieu, elle fait preuve aussi d'une grande liberté d'esprit : elle va prier dans l’église catholique du Saint-Esprit, puis au sanctuaire de Mariastein. Toujours vouloir savoir, connaître.
 

Tous les détails rapportés dans les deux autobiographies d'Adrienne n'ont pas été reproduits ici. L'essentiel provient des Fragments autobiographiques, p. 181-201 et de Geheimnis der Jugend, p. 55-96.


 

V. Étudiante en médecine (été 1923 – été 1927)


 

1. Premier semestre (De Pâques à octobre 1923)

 

Avant la rentrée

Après le bac, madame von Speyr n'envisageait pour sa fille qu'un emploi à la banque où l'on accueillait volontiers comme secrétaires de direction "des jeunes filles de bonne famille" ; elle avait déjà tâté le terrain, on prendrait sa fille. Adrienne, elle, ne pense toujours qu'à la médecine. Elle prie pour obtenir la lumière, mais "je n'obtins aucune lumière sur l'essentiel, tout restait incertain et douteux".

 

Adrienne avait devant elle deux semaines et demie de vacances, elle part pour la Waldau. Elle aurait voulu aussitôt parler à son oncle de son avenir, mais celui-ci s'arrangea pour éluder la question : il félicite sa nièce pour son baccalauréat (il avait fallu du courage pour l'avoir en si peu de temps !), il la trouve un peu fatiguée et lui recommande un bon repos : bien dormir, bien manger, se reposer. Impossible de lui parler de ses futures études. Il ne voulait pas que je devienne secrétaire, mais il ne voyait pas de raison pour que je fasse médecine. "Pas un seul motif raisonnable". Pour lui, l'idée que j'avais de faire médecine n’était qu'un rêve d'enfant : je n'avais ni la santé, ni les forces, ni non plus la persévérance pour une telle entreprise ; il craignait fort aussi que ces études en viennent à détruire toute la sensibilité qui était la mienne ; je ne pouvais, disait-il, m'imaginer à quel point c'était souvent pénible".

 

Les deux semaines qui suivirent, l'oncle fut très gentil avec sa nièce, lui donnant de véritables preuves de son affection ; "mais il faisait absolument comme si tout mon problème n'existait pas". Le semestre commençait lundi. Le vendredi précédent, en accompagnant son oncle jusqu'au tram, Adrienne essaya encore en vain d'aborder le problème de ses études ; il lui dit : "C'est gentil que tu viennes avec moi, mais ne parle pas de ton avenir, c'est mon après-midi de congé. Rien ne presse ; d'ici lundi, je t'appellerai". Le samedi, Adrienne a été le voir et il a dit non. Le dimanche, encore une fois : "Le semestre commence demain, je vais commencer. Lui : Je n'ai encore jamais vu un étudiant qui commence le premier jour. Adrienne : Mais je vais commencer. Lui : Mais pas avant que nous en ayons parlé. Je suis déboussolée". Le dimanche, après le souper, l'oncle joua un moment du piano, "puis il vint à la salle à manger et fit avec moi des patiences ; il me reprocha de jouer trop rapidement, sans prendre le temps de bien regarder tout le jeu pour utiliser mes chances au mieux".

Le lundi vers six heures, la surveillante en chef vient frapper à la porte d'Adrienne et dit : "Quoi, vous n'êtes pas encore debout ? Monsieur le directeur vous attend. Je me suis donc dépêchée, j'ai enfilé mes habits en toute hâte et je suis allée trouver mon oncle. Il dit qu'il voulait entendre mes raisons. Alors je les lui ai dites... Mais que peut-on dire à un oncle pareil ?... J'ai dit que finalement mon père aussi avait été médecin et lui aussi. Je voudrais aider et j'ai l'impression que, par la médecine, je pourrais le faire. Et que c'était quelque chose dont j'étais capable. Il n'a pas compris. Il devait s'interdire de comprendre. Il pensait que je n'aurai pas la santé. C'était l'une de ses raisons. Et puis il dit qu'on apprenait une foule d'affaires horribles quand on est médecin. Et jusqu’à présent j'ai été comme un enfant. Et il voit beaucoup d'étudiantes qui se sont corrompues. Tout ce qu'elles voient dans les hôpitaux et tout ce que les étudiants racontent. Il pense que cela pourrait devenir pour moi un terrible fardeau intime. Et on ne s'en sort que si on a une certaine insensibilité interne. Finalement il dit : Que penses-tu maintenant ? J'ai dit : Je commence. Lui : Écoute, ta mère a bien sûr la pension pour toi. Tu peux vivre chez elle. Mais je ne te paierai pas tes études. Qu'est-ce que tu imagines ? Qui va te les payer ? Je lui ai dit : Moi. Lui : Vraiment ? Tu as de l'argent ? Moi : Non. Je vais en gagner. Lui : Je voudrais bien savoir comment. J'ai dit : Moi aussi. Lui : Finalement c'est ta mère qui doit décider. Retourne maintenant à Bâle et parle avec elle. Là-dessus, il me serra la main en guise d'adieu et me renvoya. Je ne me sentais pas très à l'aise... Et même si ce furent les vacances les plus horribles à cause des hésitations de mon oncle, je suis quand même chez moi dans sa maison. J'aime bien ce monde de l'hôpital psychiatrique... Quelle que soit la personne avec qui l'on parle, on a l'impression qu'on peut donner quelque chose. Beaucoup plus que dans un autre monde, plus ouvert".

 

Adrienne court à la gare, elle prend le premier train possible. Sa mère n'était pas du tout informée de son arrivée ; "elle n'appréciait guère ce genre de surprise, ce qui n'allait sûrement pas faciliter les débuts ; pourtant, tout au fond, je jubilais quand même : dans quelques heures mes études commenceraient tout à fait sérieusement, et je serais une étudiante en médecine comme tant d'autres... J'ai dit à maman : Me voilà. Elle : Que veux-tu ? Moi : J'aimerais bien revenir à la maison. Elle : Idée stupide. Moi : Le semestre commence cet après-midi. Elle : Qu'en dit ton oncle ? Je le lui ai dit. Alors elle a pris mon manteau et mon chapeau, les a jetés dans l'escalier et a dit que je pouvais maintenant courir après mon chapeau et mon manteau. J'ai donc suivi mon manteau et mon chapeau" (F 201-207 ; G 97-99).

 

La rentrée

Le même jour, dans l'après-midi, Adrienne s'inscrit à l'université, puis elle se rend à l'école supérieure de jeunes filles pour discuter de sa situation avec son amie Georgine Gerhard qui, à cette époque, y était secrétaire. Adrienne devait gagner de l'argent et elle ne voyait pas d'autre moyen pour cela que de donner des leçons privées. Son amie Georgine put lui en donner autant qu'elle en voulut et Adrienne en eut jusqu'à vingt par semaine. Sa situation financière s'éclaircissait. Quelque temps après elle faisait le compte : comme elle avait beaucoup de cours, avec ses leçons particulières, cela lui faisait 68 heures par semaine. Un an ou deux plus tard, elle pouvait dire qu'elle donnait des leçons autant qu'elle voulait si bien qu'elle était devenue "un peu difficile" : elle refusait les élèves auxquelles l'application et l'intérêt nécessaires semblaient faire défaut. "Mes grosses dépenses étaient avant tout les inscriptions aux cours ; je n'avais besoin que de peu d’habits et portait souvent les vieux vêtements de ma famille proche ou éloignée ; parfois aussi je recevais de l’étoffe ou en achetais, me faisant moi-même des robes-sacs – c'était la mode à l'époque – qui ne demandaient pas une grande habileté... Avec l'argent, je vivais toujours sur un pied de guerre et toujours il semblait l'emporter sur moi et mes meilleures résolutions : à peine était-il dans mes mains que déjà il avait disparu. Mais cela ne me chagrinait guère".

 

Adrienne raconte la suite de sa première journée après sa rencontre avec Georgine : "Je suis rentrée à la maison. Maman était indignée. D'abord de ce que j'osais revenir à la maison. Et deuxièmement – nous aimons le paradoxe – que je n’étais plus revenue à la maison depuis dix heures et demie. C'était justement l'heure du souper, ils n'avaient pas mis de couvert pour moi. J'ai donc pris de la vaisselle dans l'armoire et j'ai mis le couvert à ma place. La bonne me regarda comme si j'étais une invitée étrangère, c’était une nouvelle bonne. Et maman interdit aux garçons de me parler. Elle non plus n'a pas dit un mot. C'est fini, je ne te parlerai plus. Après m’avoir grondée. Puis j'ai fait mon lit. Je me suis encore agenouillée longtemps au pied de mon lit et j'ai pleuré. Et je me suis demandé si tout cela avait au fond un sens... Pendant trois semaines, maman ne m'a pas dit un seul mot. Aucun mot. Mes frères et ma sœur non plus. De temps en temps j'ai oublié qu'ils ne me parlaient pas. Le soir et le matin, j'ai dit bonjour et bonsoir naturellement. Et à table, quand ils se parlaient, il m'est arrivé à l'occasion d'intervenir dans la conversation. Mais ils n'ont jamais répondu... Souvent aussi ils ne me mettent pas de couvert. Il n'y a que Theddy qui m'a souvent dit un petit mot dans l'escalier. Devant maman, il n'en a pas le droit" (G 100-101 ; F 207-208.227)

 

Les cours

Adrienne se rend au premier cours de travaux pratiques chez le Professeur Fichter : la chimie inorganique. "C'était merveilleux ; dès le premier instant, on travaillait réellement et j'ai acquis là une sérieuse base en chimie... Plus tard le Professeur Fichter me dit que j'avais été la meilleure élève qu'il ait eue de toute sa vie, ce dont je ne fus pas peu fière, d’autant plus que ça n'allait pas partout aussi bien".

 

Aux travaux pratique de botanique, ce fut plus laborieux. "Le cours était très ennuyeux, et je ne suivais que péniblement. Il en allait exactement de même pour la physique. C'est vraiment dans ces deux branches que les lacunes de mes études secondaires se montraient sous leur plus mauvais jour".

 

"Le cours quotidien de zoologie était très curieux". Il était donné par le vieux Zschokke qui était toujours gentil avec Adrienne parce que son père avait déjà été son élève, "et manifestement un très bon élève". Suivait le cours pratique donné par Zschokke et ses deux assistants dont l'un était Adolf Portmann avec qui Adrienne se lia bientôt "d'une très bonne, d'une très profonde amitié". Et puis il y avait tous les autres cours.

 

"J'étais heureuse d'étudier avec des garçons ; je me trouvais plus libre qu'en étant exclusivement avec des jeunes filles. De plus, comme j’étais la seule jeune fille à commencer ses études ce semestre, il était naturel que je m'attache davantage aux garçons". Pendant ce premier semestre, Adrienne se lia surtout avec Adrian Sutermeister et Willy Roessiger. "Nos relations étaient tout à fait naturelles et gaies. Nous nous asseyions les uns à côté des autres durant les différents cours et allions ensemble d'un bâtiment à l'autre, car à cette époque tout était très disséminé. Nous parlions énormément de nos futurs problèmes professionnels, de nos rapports avec nos semblables, de notre volonté de comprendre et d'aider. Nous étions constamment du même avis, et même si ce n’était pas toujours du premier coup, nous parvenions pourtant très vite à une solution commune et amicale".

 

"Au cours du semestre, nous faisons parfois des excursions avec le professeur de zoologie ou celui de botanique. A la première sortie de zoologie, nous allâmes dans le Jura chercher des salamandres ; j'en ramenai beaucoup à la maison et les installai confortablement dans un aquarium ouvert... Les excursions avec Zschokke étaient connues pour se terminer par une beuverie en règle, des plus tapageuse ; Adrian et Adrienne alors s'esquivaient, "le plus souvent de bonne heure, et nous rentrions à la maison par un autre chemin" (F 208-211).

 

Un dimanche Fichter a invité Adrienne à dîner. "Il m'a dit que j'étais son étudiante la plus douée, il n'avait jamais vu quelque chose comme ça... Il s'occupe follement de ses étudiants. Et je dois recevoir une bourse et une dispense des frais de cours. D'habitude on ne reçoit cela que plus tard, mais les exercices que j'avais faits aient été si corrects qu'ils peuvent tenir lieu de travail". Puis il y a eu "des explications curieuses avec Fichter. Il voulait absolument que j'étudie la chimie... Il voit une carrière académique : je dois absolument étudier la chimie ; ensuite tout allait rouler, je deviendrais chargée de cours. Moi : Je préfère rester en médecine. Lui : Est-ce qu'on a le droit de laisser tomber des aptitudes aussi évidentes ? Moi : Peut-être, peut-être, peut-être ai-je toujours été douée pour ce que j'ai justement à faire... Maman a dit que je n'étais douée pour rien. Je veux médecine, c'est comme ça".

 

Adrienne eut aussi une histoire avec Zschokke. "Quand je lui ai donné mon carnet de présence : Quoi ? Des études de médecine ? Vous devez laisser ça tout de suite aux autres. Vous devez étudier la zoologie, vous êtes arrivée si loin, vous avez des aptitudes évidentes... Il a déjà le thème pour la thèse... Finalement il a dit : Laissons l'affaire ouverte. Je ferai de la dissection au prochain semestre d'hiver, c'est très bien aussi pour les zoologues".

 

Le climat à la maison

"A la maison, l'interdit du silence fut brusquement levé ; Willy avait en effet quitté son institut bernois et fréquentait maintenant à Bâle l'Institut Minerva ; il avait besoin de leçons d'anglais que je pus lui donner, reprenant ainsi une place normale dans la famille". Fichter invita madame von Speyr à souper. Elle en fut très flattée et elle trouva alors que les études "avaient peut-être quand même un sens maintenant que je pourrais devenir chimiste. Mais ensuite elle fut à nouveau fâchée parce que je ne prenais pas la chimie".

 

Les leçons particulières rémunérées demandaient beaucoup de temps à Adrienne, mais "à cette époque, j'avais besoin de très peu de sommeil, quatre à cinq heures me suffisaient largement.Mon sommeil eût été à coup sûr trop court si je ne m’étais rattrapée par une nuit incroyablement longue, du samedi au dimanche. Le samedi soir, je prenais un bain tout de suite après le souper, j’étais déjà au lit vers huit heures et, pour autant que je m'en souvienne encore, je dormais d'un trait jusqu'à ce qu'on sonnât pour le dîner du dimanche, autour de midi et demi. C’était le lever le plus pénible de toute la semaine. Le dîner du dimanche consistait toujours en un bouilli, telle avait été la coutume chez ma grand-mère, à La Chaux-de-Fonds, et ma mère avait repris cet usage". Comme Adrienne gagnait de l'argent avec ses leçons particulières, madame von Speyr estima que sa fille devait payer le dessert à la maison le dimanche, "et un bon" (F 211-212. 219 ; G 101-103).

 

Vacances d'été

"Le premier jour des vacances d'été, je retournai à la Waldau". Pour la première fois de sa vie, Adrienne y retournait dans une atmosphère d'incertitude : son oncle lui en voudrait peut-être encore. Mais on la reçut très aimablement et Adrienne dut raconter à son oncle beaucoup de choses sur ses expériences de son premier semestre. "Il semblait presque avoir oublié combien il avait été hostile à mes projets".

 

"Quelques jours après, mon oncle s'étonna que je ne joue plus jamais sur son magnifique piano à queue ; je dus alors lui avouer qu'une de mes premières visites au semestre d'été avait été pour mon professeur de piano ; je lui avais annoncé, le cœur lourd, que je le quittais, ne pouvant mener de front deux choses aussi importantes que la musique et la médecine, et il m'était impossible d'envisager la musique seulement comme un à-côté, un délassement. Je ne dis pas à mon oncle que le sacrifice m'avait beaucoup coûté, mais que j'avais su avec certitude que la médecine, telle que je la voyais, exigeait dès le début des sacrifices, peut-être même des sacrifices dont le sens ne sautait pas immédiatement aux yeux, mais qui pourtant, par leur caractère de pur sacrifice, étaient réclamés par Dieu qui pouvait les utiliser selon ses desseins. Et d'une certaine manière, je croyais très fermement qu'il avait désiré ce sacrifice pour que je m'occupe davantage des hommes".

 

Au cours de ces semaines de vacances, quelque chose angoissait Adrienne : la salle de dissection. "Penser aux cadavres humains comme image de la mort m'épouvantait ; et tout autant le fait de devoir vivre avec eux et d’apprendre d'eux quelque chose en les disséquant... Je ne pouvais me défaire de cette pénible préoccupation intérieure : la salle de dissection. Je comptais les mois, les semaines, les jours me séparant du début de ce travail redouté... Je ne pouvais pas non plus comprendre qu'un corps après la mort puisse être ainsi livré". Adrienne en parla un jour à son oncle, mais il ne fit qu'effleurer le sujet, "comme si la salle de dissection était la chose la plus accessoire du monde". Et Adrienne n'eut pas le courage de lui dire combien cette pensée la tourmentait (F 212-213).

 

Dieu et la mort

"D'une certaine manière, j'ai peur des morts, premièrement parce que moi-même je n'aimerais pas être disséquée... Et ces cadavres sont si totalement nus et alors on commence à couper jusqu'à ce qu'on arrive à un os et finalement ça se termine par un petit paquet d'os. Je trouve ça absolument horrible. Ça me serait égal d'être morte, mais auparavant il devrait se passer quelque chose de tout différent. Je ne voudrais pas mourir avec tous les péchés que j'ai sur la conscience. Avant de mourir, je devrais changer de fond en comble. Je pense : quand on est à la dissection, on se heurte sans cesse à la mort en pensée... Je pense que pour le péché il y a encore quelque chose de très important à faire. Je suis tout à fait sûre qu'on peut en être débarrassé de manière palpable... Il faut sans doute qu'on soit éduqué à la mort d'une certaine manière. Et peut-être que toute la vie devrait être une éducation à la mort. La porte de la mort par laquelle on doit passer" (G 103).

 

Pendant ces vacances, Adrienne se rendit compte à quel point elle aimait la Waldau, non seulement comme résidence de son oncle et de sa tante, "mais aussi dans son ensemble, comme établissement et comme endroit. Chaque coin du jardin, de la forêt, des chemins et même de la maison ne m'était pas seulement familier mais très profondément cher. Des souvenirs surgissaient de partout... Et j'aimais la vie autant que j'aimais les hommes, comme un don gratuit de Dieu". Dans la journée, Adrienne était souvent au milieu des malades ; elle avait de longues conversations avec de nombreuses jeunes filles ; "la plupart d'entre elles n’étaient pas loin de trouver agréable la vie de l'établissement, plus agréable que la dure existence du dehors à laquelle j'essayais de donner un sens vivant, peut-être sans succès ; mais je me sentais pourtant tenue de le faire".

 

"A l"église prêchait le pasteur Henzi ; c'était un gentil vieux monsieur qui faisait des sermons avec un grand sérieux, mais je m'intéressais davantage aux malades et à l'expression de leurs visages qu'à ses paroles ; je faisais toujours le chemin du retour avec quelque patientes, et aurais tellement aimé leur communiquer quelque chose que je ne possédais pas : une certitude dans la foi" (F 213-215).

 

2. Deuxième semestre (Hiver 1923-1924)

 

Fin des vacances

"Le retour à Bâle fut étrange ; c’était comme si j’étais mise devant un nouveau choix ; les études de médecine me paraissaient interminables ; en mettant les choses au mieux et si je ne perdais pas un seul semestre, il y avait cinq ans jusqu'à l'examen d’État, donc encore cinq ans sans activité vraie ; et mon désir de pouvoir aider était si violent qu'il en devenait déraisonnable ; qu'allaient devenir en attendant les malades de la Waldau avec lesquels j'avais établi un véritable contact pendant les vacances ? Quel rapport entre la salle de dissection et nos conversations, qui étaient cependant pour eux une sorte de soulagement, peut-être même une aide réelle ? Ne devrais-je pas plutôt devenir infirmière psychiatrique, tout de suite, au lieu de gaspiller des années en études qui au demeurant étaient un obstacle à toute activité immédiate ? Et ces réflexions n'étaient pas seulement une fuite devant la salle de dissection.

 

A la fin du voyage, un petit incident me rendit ma certitude, d’ordinaire inébranlable. Une femme voyageait avec deux tout petits enfants ; pendant qu'elle s'occupait de l'un, je gardais l'autre ; cela me fit comprendre qu'on pouvait trouver partout des hommes ayant besoin qu'on leur rende de petits services, et j'en trouverais sûrement sans peine au cours de mes études" (F 215).

 

La vie à Bâle

La dernière semaine de vacances, la famille déménagea pour s'installer Sevogelplatz. "J'ai une chambre pour moi tout en haut. Une mansarde. Je n'habite qu'avec les servantes. Chaque habitation a deux mansardes pour les servantes, tout en haut nous avons un grand couloir et ces mansardes... Mais j'aime bien être en haut... Maman ne veut pas que la femme de chambre fasse quelque chose pour moi". Il faut donc qu'Adrienne s'occupe elle-même de sa garde-robe : acheter du tissu, confectionner elle-même ses vêtements. Et puis il y a l'entretien de sa chambre : "Une fois par semaine je dois la faire à fond". Et puis monter elle-même le bois de chauffage. "Les flâneries en ville se firent beaucoup moins fréquentes, les distances étant devenues trop grandes (avec le déménagement) ; naturellement on les surmontait en prenant le tram qui s'arrêtait devant la maison. Je crois n'avoir appris le nom de personne durant toutes ces années où je circulai en tram ; pourtant je me sentais très proche de tous ces gens que je rencontrais pour la plupart chaque jour ; la demoiselle au manteau de peluche, qu'elle relevait soigneusement chaque fois qu'elle prenait place, pour ne pas s'asseoir dessus ; l'employé de banque, qui lisait de petites brochures pieuses, presque chaque jour une nouvelle ; la jeune fille qui à peu près à chaque arrêt se regardait vite dans son miroir ; des écolières que j'aidais pour leurs devoirs de français et qui m'en voulaient beaucoup si je n’étais pas dans le tram, alors qu'elles auraient eu grand besoin de moi. Le trajet de midi était toujours amusant, car il y avait bon nombre d'habitants du quartier de Sankt Alban (quartier où résidaient autrefois beaucoup de vieilles familles aristocratiques) qui se signalaient en parlant très fort, et on avait part à de nombreux mystères qui devenaient publics mais ne présentaient le plus souvent que fort peu d'intérêt. D'interminables histoires de malades, les aventures des bonnes et des menus avec les recettes appropriées formaient l'essentiel de ces bavardages. D'ordinaire les autres trajets , sans être animés par des conversations, étaient pourtant pleins de vie" (F 215-217 ; G 106-107).

 

La salle de dissection

La première chose par laquelle commençait le semestre d'hiver était la salle de dissection. En haut de l'escalier, Adrienne retrouve ses amis Adrian Sutermeister et Willy Roessiger. "Sutermeister est un type très sympathique. Les deux ont commencé avec moi et nous faisons tout ensemble. En médecine, je suis l’unique fille qui ait commencé au printemps. Nous sommes tout le temps ensemble. Tous les trois, d'un bâtiment à l'autre. Ils m'ont attendue devant la porte de la salle de dissection. Le Professeur Ludwig a ouvert la porte et il a dit : Ladies first. Et j'ai dû commencer tout de suite. Cela s'est passé si vite que je n'ai pas eu le temps de voir que c'était un cadavre entier. Ils sont aussi préparés, gris foncé. 'Mademoiselle von Speyr (Note de l'éditeur : Les Bâlois prononcent 'von Spir', c'est pourquoi à l'université Adrienne est appelée Spierli), préparez-moi le platisma' (Les Fragments autobiographiques orthographient platysma, et Geheimnis der Jugend platisma). Je n'en avais aucune idée naturellement et je ne pouvais pas retenir le nom. Jamais je n'ai eu autant de peine à me faire entrer un nom dans la tête. Et ensuite tout a été sans problèmes et ça s'est très bien passé... Je n'ai jamais eu de succès en anatomie. Si, à la fin du semestre, le Professeur Fichter avait prétendu n'avoir jamais eu une élève aussi douée que moi, je suis restée pour le Professeur Ludwig un bien triste souvenir... Pourtant je finis par aimer la salle de dissection, grâce à la compagnie de mes amis bien vivants plutôt qu'à celle des cadavres. Ces deux hivers durant, je disséquai le plus souvent avec Roessiger ou Sutermeister ; c'étaient de bons amis et quand nous étions ensemble, nous étions toujours gais et naturels"... Réflexion que se fait Adrienne : "Les morts sont très contents d'une certaine manière dans la salle de dissection. De leur vivant, cela leur aurait peut-être été désagréable, mais maintenant je crois qu'ils ont vu Dieu. Et je me demande si nous ne devrions pas comprendre par eux quelque chose de la vie. Du fait qu'ils ont vu Dieu " (F 218 ; G 106).

 

Durant cet hiver, Adrienne suivit aussi des cours de sciences naturelles et les travaux pratiques de zoologie chez le Professeur Zschokke. "J'ai beaucoup à travailler. J'ai une très mauvaise mémoire pour les mots. En anatomie, tous ces noms incroyables des muscles me hérissent le poil. Et j'aimerais bien avancer rapidement dans les études". Par ailleurs elle donnait beaucoup de leçons particulières après le souper si bien que la plupart du temps elle travaillait dans sa "chère mansarde" jusqu'à deux heures du matin, et elle se levait à six heures (F 218-219 ; G 108).

 

Et le Bon Dieu dans tout ça ?

A cette époque, Adrienne n'allait plus à l'église le dimanche, elle ne s'y sentait pas à sa place. "Plus que jamais, il me semblait que tout aurait dû être autre : quelque chose m'empêchait très profondément de ressentir à l'église la proximité de Dieu, et les sermons ne laissaient en moi que du vide". Elle n'aime pas recevoir la sainte cène à l'église, et elle n'aime pas non plus s'en aller quand les autres la reçoivent. Mais elle priait plusieurs fois par jour "même pour les demandes les plus impossibles, pour des gens que je ne connaissais pas, mais qui me montraient un visage chagrin , parfois pour les cadavres de la salle de dissection, bien que j'eusse beaucoup de peine à imaginer qu'ils aient été une fois réellement vivants". Et puis elle priait aussi pour que les études soient comme il faut et pour l'aide qu'on peut apporter aux autres, et pour les camarades qui ne veulent pas croire, et pour Adrian qui est si triste parce qu'il ne croit plus, et pour les filles qui étudient. "Il y en a beaucoup qui vont étudier uniquement pour être avec les étudiants. Cela ne fait pas de bien aux étudiants et encore moins aux filles" (F 219 ; G 108-109).

 

Adrienne et ses amis se demandaient parfois "s'il était vraiment justifié devant Dieu de disséquer si longuement des corps humains jusqu'à ce qu'il n'en reste que les os... Un beau matin, un de nos camarades cessa de paraître... Tout d'abord à peine remarqua-t-on son absence, et quand on commença à penser que peut-être il était malade, le bruit courut qu'il avait passé en théologie. Cela me préoccupa beaucoup. La théologie m'avait toujours fait l'effet d'être une tentation ; j'aurais beaucoup aimé m'occuper du salut des âmes et pénétrer aussi les mystères de Dieu, mais il me semblait que la clé pour le faire restait toujours cachée. Je ne croyais pas non plus qu'être femme pasteur soit une véritable profession". A la réflexion, il était impossible à Adrienne de se représenter le mariage d'un théologien. "Le célibat me semblait la seule chose possible" (F 221-223).

 

Demande en mariage

Entre étudiants, "de temps en temps nous parlions du mariage, en tant que problème d'ordre général. Quelques-uns étaient d'avis que théoriquement il serait bon, même pour un médecin, de rester célibataire. Puis une foule de questions surgirent, auxquelles je ne pus pas tout à fait souscrire, mais qui me firent comprendre que pour un homme le célibat était bien plus difficile que ce que je pensais. Je ne fus pas autrement surprise de recevoir cet hiver-là deux demandes en mariage, mais je me gardai bien d’en souffler mot à la maison. Maman n'aurait pas compris mes refus immédiats, pour ainsi dire irréfléchis. Irréfléchis pour la simple raison que personnellement le problème du mariage ne me préoccupait pas le moins du monde pour l'instant".

 

Avec une ancienne camarade d'école, qui étudiait la botanique, Hanna Huber, Adrienne fut invitée au bal des professeurs par le Docteur Witschi qui donnait "un cours indiciblement ennuyeux sur l'hérédité". Adrienne y allait surtout à cause de Portmann "avec lequel nous avions toujours avant et après d'intéressantes discussions". Et au cours de cette soirée de bal où il y eut plus de conversations que de danses, le beau-frère de Witschi "demanda incidemment à Adrienne si elle ne serait pas disposée à l'épouser. Comme je refusais énergiquement, il posa la même question une heure plus tard à sa camarade d'école qui ne fut pas davantage séduite. Comme nous avons ri de ce brave homme qui était en plein divorce – c'est du moins ce qu'on raconte – et qui faisait des demandes de mariage à la chaîne" !

 

Vacances

"Les vacances à la Waldau se passèrent comme auparavant : journées sans histoires mais bienfaisantes. L'odeur pénétrante de la salle de dissection s'effaça peu à peu, ce fut une sorte de délivrance... Pendant ces vacances, j'ai très peu travaillé, mais beaucoup prié. Je me sentais riche de tout ce que j'avais vécu ces derniers mois mais éprouvais un violent besoin de tout déployer devant Dieu, de le lui présenter, de le lui donner pour le recevoir à nouveau de sa main, bien ordonné, plus léger et plus sûr" (F 223-225).

 

3. Troisième semestre (Été 1924)

 

Le vélo

"Un jour avant le début du semestre, je rentrai à Bâle et m'achetai un vélo anglais tout neuf, avec trois vitesses. J'aurais pu danser de joie avec mon vélo, et ce fut, au moins pour l'été, la fin des courses en tram ; j'avais acquis une nouvelle indépendance, n'étant plus tributaire des douze minutes de trajet. Et ce vélo était une splendeur, étincelant, bien gonflé, avec des freins irréprochables. Je circulais beaucoup plus qu'il n’était nécessaire, le soir surtout, à travers les rues du quartier que parfumaient les arbres en fleurs, ou le long du Rhin sous les doux tilleuls... Combien j'aimais les nuits d'été ! J'allais rarement plus loin, mais toujours dans mes coins préférés et sans fin les mêmes, le plus souvent seule. De temps à autre, je me promenais aussi avec Portmann et Obermeyer. Ce dernier était une jeune zoologue, ami de Portmann, calme, presque un peu triste, mais bon et sympathique. Quand il était seul, il parlait de Portmann avec enthousiasme ; comme j'aimais l'écouter" !

 

Les cours

"Pendant ce semestre, j'eus moins de cours, car j'avais déjà suivi ceux qui étaient obligatoires pour le premier examen de propédeutique. En revanche je travaillais beaucoup en zoologie... Chez le redouté, mais aussi, faut-il le dire, très aimé Ludwig, j'avais, une après-midi par semaine, un cours d'histologie qui me plaisait beaucoup plus que l'anatomie. Il avait lieu dans la salle où se donnait l'hiver l'anatomie, mais les cadavres étaient absents ; l'odeur même avait disparu et avec elle la tristesse qui d'ordinaire s'attachait à cette salle ; à présent je la trouvais même gaie, et gais aussi les dessins des tissus sous le microscope ; c'était comme si ceux-ci avaient maintenant un sens véritable, un rapport évident".

 

Au cours de cet été, Adrienne alla moins souvent du côté de l'hôpital au Petersgraben ; elle y alla pourtant un jour avec Obermeyer, "et je lui expliquai ce que cela représentait pour moi de longer le jardin de l'hôpital : c'était comme une petite hypothèque sur le futur, une prise de contact – même de loin – avec la vie de l'hôpital. Il comprit très bien. Les études me paraissaient souvent sans rapport direct avec la réalité des malades. Mais si le soir, en regardant depuis le Petersgraben les fenêtres illuminées de l'hôpital, j'apercevais parfois des ombres se mouvoir, je savais alors que là-bas il y avait de vrais malades ; c'est là-bas que j'irais plus tard et trouverais une tâche... Je ne parvenais pas à me représenter toute la beauté du travail à l'hôpital que j'attendais avec joie ; bien plutôt il me semblait parfois que cela avançait lentement. La salle de dissection n'entrant plus en ligne de compte, le travail du semestre me plaisait beaucoup ; je ne le prenais du reste que comme une préparation à quelque chose de bien plus essentiel" (F 225-226).

 

Les camarades et les amis

"La vie avec mes camarades était agréable et riche du point de vue humain. Mes amies de l'école avaient peut-être un peu passé à l'arrière-plan et je les voyais moins. Les filles sont dans un coin, mais je ne suis jamais avec elles... Je suis amie avec elles, mais je suis surtout avec les garçons. Ils sont magnanimes". Elle a beaucoup de conversations sur la religion. "Mezner avec qui nous avons la physiologie ne croit pas du tout. Il dit : s'il pouvait respirer volontairement, il pourrait aussi vivre volontairement. A la mort, mes forces sont à bout, ma puissance d'autodétermination est épuisée, c'est pourquoi je n'ai plus de raison de continuer à exister". La grande question maintenant entre étudiants, c'est la propagation des humains. Il y a des étudiants qui disent des grossièretés, mais si quelqu'un dit quelque chose qui n'est pas correct à cent pour cent, Adrian et Erwin le boxent parce qu'ils ne veulent pas que je l'entende". Elle sait que beaucoup de garçons ont des histoires de filles.

 

Un soir, après une soirée organisée par Zschokke pour ses étudiants, "nous sommes rentrés chez nous à pied, tard, et quelques-uns avaient trop bu", et un étudiant qui était déjà médecin lui a demandé s'il pouvait l'accompagner. "J'ai dit oui ; je pensais : avec les autres. Vers trois heures du matin. Mais tout d'un coup nous fûmes seuls, lui et moi, et il s'est jeté sur moi et j'ai été prise d'une rage folle, il a voulu me donner au moins un baiser. A la place, je lui ai donné une gifle. Et au même moment Wilhelm et Adrian furent là, ils avaient vu venir quelque chose de ce genre et ils avaient simplement couru derrière nous".

 

Le soir elle allait parfois "chez Pauline Müller qui savait toujours donner à nos rencontres quelque chose de solennel... Comme elle avait pour les hommes un très grand amour et un intérêt plein de vie, chacune de nos conversations avait pour moi de l'importance". Adrienne allait plus souvent chez Georgine Gerhard qui habitait tout près de chez elle. "Mes visites y étaient fréquentes, presque toujours courtes, mais constamment empreintes d'une chaude affection" (F 226-227 ; G 110-111).

 

Et le Bon Dieu dans tout ça ?

"A la maison il n'y avait guère de changements. Maman n'était toujours pas réconciliée avec mes études, et je devais continuer d'apprendre à me taire, ce qui m'était pénible, surtout les jours où j'avais assisté à beaucoup de choses dont j'aurais aimé parler". Adrienne travaille beaucoup. "Mais si seulement je savais ce qu'il en est du Bon Dieu !" Elle se réjouit à la pensée que dans un an elle sera auprès des malades. Ça avance. On a l'impression qu'on va lentement de la matière aux hommes et parce que ça avance, je devrais aussi avancer intérieurement. Et je prie le Bon Dieu pour cela. De temps en temps on a l'impression qu'on est terriblement riche et qu'on ne sait pas où répandre ses richesses. Et alors on essaie de tout donner au Bon Dieu" (F 227 ; G 111).

 

Depuis qu'elle est à Bâle, elle a souvent mal à la tête, mais elle ne prend pas de calmant. "Auparavant j'étais toujours dans les montagnes et maintenant j'ai du mal avec le foehn. Je pense qu'on doit offrir la douleur". Est-ce que Dieu peut en faire quelque chose ? Elle n'en est pas sûre. "S'il n'en fait rien, tant pis, mais s'il pouvait en faire peut-être quelque chose... Quand elle est seule à la maison, elle ne cuisine rien pour elle-même ; elle a l'impression qu'elle doit apprendre à faire des choses de ce genre". Il y a des moments où elle se croit riche. "Et de temps en temps je pense, ou mieux, je sais que je suis très riche. Alors je dois être un peu juste, cela m'oblige donc à faire des aumônes plus généreuses". Et quelle est sa richesse ? "Que je sois si épargnée... par exemple, que je puisse beaucoup prier. Que j'aie de si bons amis. Et que j'aie en moi un amour fou. Pour... l'autre Bon Dieu. Et pour les hommes. Et pour le monde. Si bien qu'on voudrait simplement le crier, pousser des cris de joie !" Pendant tout un temps elle a toujours mis des cailloux dans ses souliers. "Est-ce que c'est fou ? Je le faisais quand je savais que je ne pourrais pas enlever les cailloux... De temps en temps je dois faire des choses comme ça et je dois arrêter. Maintenant je fais surtout des choses qu'on ne peut pas arrêter. Qu'on doit réaliser jusqu'au bout. Quand on est aux cours, je ne peux pas enlever tout d'un coup mes souliers et enlever deux cailloux. Sinon tous demanderaient comment ils y sont entrés. Je dois apprendre à murer les portes de sortie". De temps en temps elle s'impose du mal elle-même "pour que la souffrance dans le monde ne soit pas seulement une souffrance qu'on ne peut pas éviter. Mais aussi une souffrance volontaire". Après coup elle a peur de mal faire en se faisant du mal volontairement. Elle a peur d'en faire trop dans ce domaine. "C'est peut-être bête, je ne sais pas. Ou bien quand je rentre à la maison et que j'ai une soif terrible – j'ai toujours soif -, je ne bois pas. Ou bien quand je meurs déjà à moitié de soif, je mets encore beaucoup de sel dans la soupe. Mais tout cela, ce sont des affaires stupides. Je ne dors pas parce que j'ai trop soif. Ou bien je pense au travail du lendemain et je capitule et je vais boire" (G 112-113).

 

Vacances

Au début des vacances, Adrienne va avec ses frères et sa sœur à la Waldau. Elle veut y bosser en vue des examens, mais "à la Waldau c'est difficile à cause de tante Jeanne qui, toutes les cinq minutes, veut quelque chose. Ça fait partie de sa nature. Et j'ai l'impression que ça s'est beaucoup aggravé. Elle aime bien sentir que nous sommes là. On ne peut rien faire de la journée. Ma première semaine, j'ai essayé, mais c'est impossible. Maintenant je me lève chaque matin à quatre heures. A six heures, on doit aller voir le jardinier, le menuisier, on doit aller à la lessive, en ville, que sais-je encore ?".

 

Adrienne prend souvent le petit déjeuner avec son oncle. "A six heures moins cinq. De quatre heures à six heures moins cinq on bosse. Puis le petit déjeuner. Du thé, et mon oncle fait du pain grillé. Nous ne parlons jamais des études. Il parle des études pour elles-mêmes. De ce qu'on apprend et de ce qu'on fait, mais jamais du but des études". Adrienne n'avait pas encore de microscope et elle a réussi à emprunter pour cela de l'argent à son oncle ; voici comment elle s'y est prise : "Je lui ai dit, mine de rien : A propos, tu m'as dit que tu ne voulais pas payer mes études. Mais tu n'as jamais dit que tu ne voulais pas m'acheter un microscope. Il m'a alors glissé deux mille francs dans la main". Quand Adrienne se maria, l'oncle rendit à Adrienne la reconnaissance de dette : il ne voulait pas qu'elle commence son mariage avec des dettes.

 

Aumônes

Que sont devenus les deux mille francs ? On l'apprendra plus tard : elle n'a dépensé que mille deux cents francs et des poussières pour le microscope. "J'ai donc fait un beau bénéfice. Cela m'a encore fait des souliers, des robes et un manteau d'hiver et différentes petites choses, du tissu aussi pour du linge, et il m'est resté 370 francs. Et alors j'ai eu l'impression que j'étais maintenant 'well settled'... Un tel capital ! Donc : liquider cet argent... J'ai donné cent francs à Slavatowsky, d'une manière anonyme. Un étudiant polonais, très pauvre. Et... cinquante francs dans trois églises : église Sainte-Marie, église du Saint-Esprit et église Sainte-Claire. Et le reste, les 120 francs, je les ai pris en voyage pour une aumône".

 

Mais pourquoi ces dons dans trois églises catholiques ? "Peut-être qu'autrefois j'ai pensé du mal des catholiques. A cause des cous sales et de choses du même genre". Que pense-t-elle aujourd'hui des catholiques ? "Je ne sais pas justement... Les catholiques me fatiguent. Si je suis souvent si fatiguée, c'est sûrement aussi à cause des catholiques... Leurs miracles me fatiguent. Comment expliquer cela ? Si vous avez la foi, vous pourrez transporter des montagnes. A-t-on jamais entendu qu'un protestant ait transporté des montagnes ? Moi en tout cas je n'en ai pas connaissance". Et il y a les miracles catholiques : Lourdes, des guérisons de malades, des saints... "Dernièrement, quand j'ai ouvert la Bible exceptionnellement, je suis tombée sur cette foi qui transporte les montagnes et j'ai dû penser : en tout cas cette foi a disparu chez les protestants". C'est pour cela qu'elle a donné l'argent dans trois églises catholiques.

 

La danse et la foi

Après le petit déjeuner à la Waldau, Adrienne travaille encore jusqu'à neuf heures et c'est fini pour la journée. Le soir, c'est autre chose. "Nous dansons comme des fous. Chez les de Quervain, il y a eu trois bals au début des vacances. Hélène et moi, nous y fûmes à chaque fois, nous y avons passé la nuit. C'était amusant. J'apprends aussi l'anglais. Il y a là une foule d'Anglais... J'aime terriblement danser... Ces trois premières semaines, j'ai dansé cinq fois la moitié de la nuit. Et alors on se demande : peut-on utiliser tant de temps à danser ?... Est-ce que je ne devrais pas plutôt prier ces soirs-là". Et il arrive une fois de plus ce qui devait arriver : un jeune médecin est follement amoureux d'Adrienne. "Il m'a apporté des roses comme personne encore ne m'en a apporté. Et il est encore joli. A vingt-deux ans, il serait peut-être bientôt temps qu'on pense à avoir des enfants... On dit que je suis très fatiguée, on ne cesse de m'envoyer d'un docteur à l'autre, je dois beaucoup dormir, j'ai mauvais mine. Mais on me permet de danser. Parce que je dois dormir, je prie rarement durant la nuit. Je danse d'autant plus... De temps en temps je pense : je suis joyeuse et je danse. Et de temps en temps je pense que j'aurai une vie difficile... Je ris quelque part, naturellement. Mais si on sait cela, ne devrait-on pas prendre des moments tranquilles comme maintenant à la Waldau pour plus de recueillement ?" Mais elle n'a pas d'argent, elle ne peut pas être ailleurs qu'à la Waldau, elle aimerait quand même bien être quelque part – huit jours peut-être – où elle ne ferait que prier. "Qu'est-ce que la foi au fond ? C'est quand même une force. Et si on n'a pas cette force, on vit néanmoins très bien. Alors quoi ? On vit alors d'un semblant de force. Je ne cesse de penser à beaucoup de gens.

 

Quand je prie maintenant, c'est triste parce que je le fais comme un devoir et non plus comme un amour. C'est comme si j’étais mariée à un vieil homme convenable ; il serait devenu vieux tout d'un coup et il ne comprend plus ce que je lui dis. Ou bien suis-je vieille ? Est-ce qu'on est vieille à vingt-et-un ans ? Enfin j'approche maintenant de vingt-deux... C'est une sorte de fidélité... Comme si le vieil homme avait été jeune autrefois et qu'il m'aurait voué sa jeunesse et je dois néanmoins être gentille avec lui. C'est devenu un devoir, ce n’est plus un plaisir... A la vérité, je ne peux pas vivre sans plaisir. Mais justement j'ai peur ; si la prière est maintenant un devoir qu'on accomplit en quelque sorte, c'est qu'il y a quand même quelque chose de faux en moi. Je sais bien que le Bon Dieu n'est pas devenu plus vieux qu'il y a cinq ans. Et pourtant je le traite ainsi. Et alors je pense – c'est très triste ce que je pense de temps en temps – qu'on pourrait fuir le vieil homme. Mais cela, je ne le veux pas". A cette époque, Adrienne ne lit plus du tout la Bible. "Parce que je n'y comprends plus rien de rien... De temps en temps je regarde les images dans l'histoire biblique. Tante Jeanne en a de ravissantes. Mais ce n'est plus tout à fait de mon âge" (G 114-118 ; F 253).

 

Le tour à vélo

"Puis j'ai fait un grand tour en vélo. Je suis partie pour trois semaines. Qu'ils me l'aient permis, c’est déjà beaucoup. Mon oncle était follement agité du fait que je voulais partir seule. Il avait peur, comme si j'étais un caneton qu'il avait élevé laborieusement sous ses ailes. Finalement il a accepté quand même". Un matin, de bonne heure, elle enfourcha son vélo. "J'avais solidement fixé sur la roue arrière un panier japonais avec toutes mes affaires. Par dessus il y avait une gourde. Mon oncle m'accompagna jusqu'à la porte du jardin qui d'ordinaire à cette heure était encore fermée ; il était un peu inquiet, craignant que je me fatigue ou ne commette quelque bêtise. Je lui promis d'être prudente et d'écrire souvent. Ce début de voyage reste pour moi inoubliable ; la journée était déjà chaude, mais la ville encore déserte lorsque je franchis le;pont de la gare. Peu après la gare commençait la route de Morat, merveilleusement bonne, avec de splendides paysages ; j'étais si enthousiasmée que je chantais parfois très fort. Il me semblait qu'il n'y avait pas de plus grand bonheur que de rouler en vélo dans l'enchantement de ce monde matinal. J’étais en si bonne forme, de si bonne humeur que j'allai sans m'arrêter jusqu'à Saint-Loup".

 

Saint-Loup

"L'arrivée fut pour moi pareille à un retour en famille ; comme j’aimais de me retrouver dans cette maison à la fois tant aimée et redoutée ! J'allais et venais, parlant aux sœurs que je connaissais". Puis Adrienne se rendit à la chapelle, elle resta longtemps assise à la petite tribune. Elle dut vaincre la tentation de s'endormir là, mais elle comprit qu'elle ne devait dormir sous aucun prétexte : "Il me fallait réfléchir et prier. La prière dans une chapelle m'était devenue étrangère et la paix ne voulait pas se faire en moi. J'avais en ce moment même le sentiment très net, fondamental, d'avoir à présent, sur-le-champ et de toute urgence quelque chose à comprendre ; quelque chose se révélait qu'il fallait saisir immédiatement. Je me dis que dans cette chapelle on devrait prier à genoux, mais il n'y avait aucune possibilité de le faire. Puis il me vint à l'esprit que Saint-Loup devrait être catholique. Je faillis éclater de rire à cette idée, car c'était à la fois comme une libération de l'angoisse qui m'accablait toujours pour tout ce qui concernait Saint-Loup, et en même temps une absurdité. Que savais-je donc du catholicisme, du service catholique ? La version catholique de Saint-Loup serait un couvent avec une obéissance totale, un dévouement sans relâche. Et avec la Mère de Dieu, qui fait absolument partie d'un couvent. A cet instant, le souvenir de ma vison de la Mère de Dieu dans ma petite chambre à coucher de La Chaux-de-Fonds me revint de façon très vive. Oui, la Mère de Dieu !... Je me mis à prier, essayant peut-être de la prier elle aussi. Finalement je me calmai. La tribune se remplissait, c'était l'heure de la prière du soir". La prière et les chants et les lectures bibliques durèrent longtemps.

 

Plus la prière traînait en longueur, plus Adrienne se sentait vide. "Il me semblait qu'un gouffre profond s'ouvrait à une profondeur presque monstrueuse entre ce qui se déroulait ici et la réalité. Il n'y avait de réel que l'existence de Dieu seul, tout le reste n'existant que par lui. C'était presque comme si ce que je considérais d'ordinaire comme un obstacle inconnu devenait palpable ; il consistait dans le fait que d'une certaine manière nous négligions Dieu, en faisions un autre Dieu et l'empêchions de s'approcher de nous ; c'était notre non-vouloir qui était l'obstacle ; peut-être était-ce souvent comme ici où l'on pouvait supposer qu'il y avait une somme énorme de bonne volonté : bien plus un manque de compréhension et d'attention qu'un manque de bonne volonté. Mais où se trouvait-elle cette vraie volonté liée à la compréhension ?" (F 227-230 ; G 116).

 

Après la prière il y eut le souper. "Ce fut très gentil, agréable et sans contrainte. L'atmosphère de la chapelle avait disparu à l'arrière-plan et mon humeur subit le même revirement... Je participai avec entrain aux joyeux bavardages et passai une soirée très agréable et détendue... Le lendemain matin, je pris seule mon petit déjeuner car je voulais me mettre en route très tôt".

 

Madeleine

"De Saint-Loup j'ai été à Genève. Qu'est-ce qu'on peut avoir soif quand on fait du vélo ! Mais quand on est dans cet état – de la soif par exemple – on pense à tous ceux qui sont dans le même état... Il y a eu quelqu'un qui a eu très soif sur la croix. Naturellement je ne peux quand même pas tout le temps descendre de vélo pour boire... Et je ne mange que le soir. Je suis trop pauvre pour prendre un repas dans une auberge. Le soir, je suis toujours chez des gens... Le soir j'arrivai chez Madeleine ; elle habitait dans la banlieue genevoise dans une très jolie maison quelque peu délabrée". Elle était maintenant mariée. "C'était toujours la même chose avec Madeleine quand nous nous retrouvions, il n'y avait absolument rien de changé, aucun silence ne pouvait troubler notre amitié et la conversation simplement continuait (F 230-233 ; G 117-119).

 

Pauline Lacroix

Le lendemain, Adrienne continue sa route. Vers midi, elle atteint le col de Saint-Cergues. "Tout était si beau que je me laissai empoigner par le paysage. A Saint-Cergues, je me reposai sous les sapins, au sommet du col. Là, on n'avait déjà plus la vue sur le lac, mais c’était pourtant magnifique, tranquille. Après avoir passé rapidement la douane on arrivait à Bois-d'Amont, dans le Jura français. C'est là que se trouvait Pauline Lacroix, la sœur de Jeanne, que j'avais connue à Leysin. Nous sommes toujours restées amies. En hiver, elle faisait du travail social à Paris ; en été, elle tenait un home d'enfants" : elle prenait quarante petits Parisiens en même temps, gratuitement, dans une maison appartenant à sa famille. Pauline avait invité Adrienne pour tout l'été, elle n'y resta qu'une dizaine de jours. Les conversations entre les deux amies se faisaient quand les enfants se reposaient, elles manquaient de suite, mais elles "étaient pourtant essentielles à bien des égards... Pauline dit que j'ai un signe. Lequel ? La plaie à la poitrine ? Mais Pauline n'a jamais vu ça. Ça me fatigue".

 

Pauline lui dit un jour "presque en s'emportant qu'elle attendait toujours que je décide de ma vie. Tout d'abord je ne compris pas et lui dis que cela était fait, que j'avais irrévocablement choisi la profession médicale. Elle me répondit qu'il ne s'agissait par du tout de cela mais du catholicisme. Je tombai des nues : je n'y avais jamais pensé sérieusement, vraiment jamais pensé du tout. Ce fut au tour de Pauline d'être étonnée : je ne faisais guère autre chose dans la vie que de tourner autour de la question. Je reconnus que tout ce qui concernait la foi me touchait, mais que c'était plutôt comme si je m'éloignais toujours plus du protestantisme sans qu'aucune autre voie apparaisse ; jusqu'à présent tout ressemblait à un très lent développement, à une naissance, à une transformation. Mais le catholicisme ? Non, sûrement pas. Pauline secoua la tête. 'Bien sûr, si vraiment vous ne voulez pas', et plus doucement : 'J'ai peut-être parlé trop tôt, je manque de patience'... Je lui promis très sérieusement de ne rien refuser de ce qui pourrait se présenter, sans l'avoir examiné dans la prière. Ce qu'il y eut d'extraordinaire, c'est que cette conversation fut comme la confirmation que j'avais un engagement à prendre, sans pour cela m'inquiéter. Je savais très bien que je devais faire ce que Dieu voulait et ma disponibilité s'en trouva élargie, mais à coup sûr je n'ai pas du tout pensé à une conversion, à cette époque. Elle aurait été pour moi un élargissement, une sorte de contact permanent avec Dieu, qui ne pouvait se produire que dans une conversion.

 

Nous ne parlâmes plus de cela, mais encore beaucoup de l'amour du Christ et de l'amour des hommes entre eux, de leur faim d'amour, du sens de notre vie, tout cela d'une façon un peu interconfessionnelle. Je crois que Pauline était très intelligente ; c'est elle qui me fit comprendre que les catholiques pouvaient être capables de donner véritablement leur vie. Je crois que jusqu'ici j'avais pensé qu'ils en étaient encore plus empêchés que les protestants... J'estimais que la confession à laquelle on appartenait était un don. On est ce qu'on est, et on doit l'être aussi bien que possible. Dieu n'exige pas de choix ; il fallait se développer là où l'on se trouvait, mais dans quelle direction ? En Dieu, naturellement. J'étais absolument consciente d'une chose : j'étais une très mauvaise protestante. Et brusquement : peut-être même ne suis-je pas du tout protestante. Mais je veux Dieu et il ne me lâchera pas. Le soir, j'aurais aimé parler encore une fois de tout cela avec Pauline, mais comme elle n'en dit rien, je me tus également...

 

Un jour, Pauline m'accompagna au bord du ruisseau et m'apprit à attraper des écrevisses ; je trouvai cela amusant et j'en rapportais des marmites pleines qu'elle cuisait elle-même ; nous les mangions tard le soir en buvant du vin ; ce vin, je le trouvai atroce. Je repartis une dizaine de jours plus tard ; Pauline aurait aimé me garder, mais j'avais encore toutes sortes de projets et au loin le premier examen me faisait signe. J'y pensais sans grand plaisir" (F 234-237 ; G 119-120).

 

De Bois d'Amont à Leysin

En descendant le col de Saint-Cergues, les freins lâchèrent tout à coup. "Ce fut un trajet épique, tout à fait épouvantable, je dus prendre tous mes virages à l'aveuglette, au petit bonheur". Et elle arrive exténuée à Givrins chez une tante et un vieil oncle, Olivier von Speyr. "Le soir, à la lumière de la bougie, une fois couchée dans ma chambre, je repensai à cette folle descente du col. C'était au fond extraordinaire qu'elle se soit passée sans accident. Il me fallut reconnaître que de toute évidence je n'aurais pas aimé mourir maintenant. Je promis timidement au Bon Dieu d'être désormais plus reconnaissante pour cette vie qu'il m'avait en quelque sorte donnée une nouvelle fois". Comme il n'y avait personne à Givrins pour réparer la bicyclette, Adrienne se rendit à Nyon par une route en pente très douce. Elle déposa son vélo dans un atelier et se rendit chez des cousins. (Pour Adrienne, il y avait partout des parents et des cousins et des connaissances et des amis et des amies!).

 

Le lendemain, elle longea le lac, et il faisait tout à fait nuit quand elle atteignit l'Etivaz où sa sœur Hélène s'occupait d'une colonie de vacances. Le souper avec les enfants était terminé depuis longtemps, il n'y avait plus rien à manger : Adrienne n'avait pas averti de son arrivée tardive. Mais Hélène fit à sa sœur "en un tournemain quelque chose de délicieux à l'aide des myrtilles qu'elle avait cueillies avec les enfants", et les deux sœurs passèrent encore ensemble un moment très agréable. "J'admirai avec quel soin et quel sens pratique elle avait organisé toute la maison. Mais lorsque je lui dis que le lendemain je continuais sur Leysin, elle fut toute triste, inconsolable. Hélène avait pensé que j'y allais pour huit jours". Adrienne ne s’était pas attendue à ce que sa sœur se réjouisse de son arrivée. "Ce fut dommage que je l'aie déçue justement l'unique fois où elle s'était réjouie de me voir. Elle s'ennuie plutôt là-haut. Mais elle était si différente que d'habitude, Hélène. Heureuse, libre, contente. A vrai dire, ce n'est qu'après mon départ que j'ai mesuré l'étendue de sa déception. Et j'ai pensé : si elle était heureuse maintenant, nous aurions pu peut-être réparer beaucoup de choses ensemble. A la maison, nous vivions bien côte à côte, mais nos chemins semblaient n'avoir presque rien de commun et j'ai souvent pensé plus tard qu'un séjour à l'Etivaz aurait pu servir à resserrer les liens entre nous et faire naître une intimité impossible à Bâle... A Bâle, on a toujours l'impression qu'on ne l'intéresse pas". Mais il n'était pas possible de remettre la visite à Leysin (F 237-238 ; G 121).

 

Leysin

A Leysin, elle retrouve sœur Emilie qui avait fait de son bureau "une très jolie chambre" pour Adrienne. Elle rend visite à des amis et connaissances et passe des heures en compagnie de sœur Emilie. "Nous parlions beaucoup de Dieu et de la foi, des possibilités de passer sa vie dans la foi, de manière que ce soit davantage la foi que la vie elle-même qui puisse mûrir des fruits". Adrienne revit aussi son "cher médecin, la doctoresse Alexandrowska", mais sœur Emilie n'appréciait pas les visites d'Adrienne chez elle parce qu'elle n'aimait pas la savoir chez des incroyants. Non loin du chalet Espérance, il y avait une maison pour filles tenue par des sœurs catholiques. En quittant Leysin où elle était restée une semaine, Adrienne a rencontré une sœur catholique et elle lui a donné là rapidement le reste de l'aumône, comme en passant. Pour les religieuses. Et elle réfléchit : "Qu'est-ce que c'est que la virginité ? Quelque chose d’éternellement jeune ? Quelque chose qu'il n'y a pas dans le protestantisme ?" (F 238- 240 ; G 120).

 

Les examens

De Leysin, Adrienne passa par Lausanne pour rendre visite à divers parents, puis ce fut le dernier jour du voyage. Après un passage par la Waldau, où elle prépare un peu ses examens, elle regagne Bâle et sa mansarde où elle n'a que fort peu travaillé. Elle se sent mal préparée pour les examens : "Chimie et zoologie : je suis prête. Physique : aucune idée. Botanique : ça se présente mal". Les examens eurent lieu les derniers jours de septembre. "Après quatre fois vingt minutes d'examens, à la fin de la dernière branche, on me glissa le diplôme dans les mains ; je n'osais pas le regarder, mais on me dit, je crois bien que c'était le président, qu'après les bons résultats semestriels, on aurait attendu davantage et aimé me donner de meilleures notes ; je ne faisais manifestement pas partie de ces gens qui fournissaient leur maximum aux examens ; je devais tout de même être contente, car en fin de compte j'avais réussi. Je finis par risquer un œil sure le papier déplié et dis tout étonnée : 'J'ai donc vraiment réussi ? C'est très aimable à vous'. Ce qui fut suivi de grands éclats de rire. Je me sauvai aussi vite que je pus, ayant un peu honte de ma remarque et attendis avec les autres un étudiant qui avait échoué".

 

Adrienne passa chez elle les derniers jours de vacances, "jouissant beaucoup de ne rien faire ; de la fenêtre de ma mansarde, le ciel paraissait particulièrement bleu, franchement séduisant même ; à présent j'avais le temps de le regarder et aussi de prier. Bien que précisément mes examens m'aient fait voir très clairement les lacunes de mes connaissances propédeutiques, je n'éprouvai pas le moindre besoin de les combler ; j'avais au contraire besoin d'être avec Dieu et de me reposer en lui" (F 240-243 ; G 123-124).

 

4. Quatrième semestre (Hiver 1924-1925)

 

Les études

"La vie d'étudiant étant maintenant chose bien établie, nous n'avions rien de très sensationnel à attendre d'un début de semestre". Adrienne attend avec impatience les deuxièmes épreuves de propédeutique, mais comme elle a derrière elle les premiers examens, ses études "prenaient tout de même figure et forme". Bien que voyant combien de choses elle ignorait encore dans la salle de dissection, elle s'inscrit une nouvelle fois, "comme un luxe" en zoologie. "Je m'y rendais après la salle de dissection et analysais au microscope des préparations faites par moi-même, y prenant le plus grand plaisir". Le recteur de l'école supérieure des filles lui avait proposé plusieurs fois de se spécialiser en sciences naturelles pour aller enseigner chez lui. "Mais la médecine était pour moi si essentielle que je n'eus pas un instant d’hésitation ; tout au plus envisageais-je de poursuivre la zoologie comme un luxe, pour continuer d'avoir cette sorte de détente et de joie".

 

Fracture de la jambe

A la fin de la première semaine du semestre, un vendredi soir, alors qu'elle se trouvait en zoologie, en allant chercher quelque chose dans la pièce à côté, Adrienne glissa, se releva à grand-peine et regagna sa place en boitant. "Je ne savais pas qu'un pied pouvait faire si mal. Puis je suis retournée au microscope et chaque fois que je regardais dans le microscope, je voyais tout noir. Je pensais que j'avais mal réglé la petite lampe. Puis Zschokke est arrivé et il a parlé un peu avec moi du travail. 'Mais vous avez mauvaise mine, qu'est-ce qui vous arrive ?' - 'Rien de particulier'. - Lui : 'Je crois quand même que vous n'êtes pas bien'. - Moi : 'Non, non'. Je suis restée assise. Puis j'ai appelé Obermaier (un ami de Portmann). 'Je me suis foulé le pied et je crois que je dois me le faire bander. Mais les pharmacies sont maintenant fermées. Il est sept heures. Je vais vite aller à l'hôpital, mais je n'ose pas descendre tout le Rheinsprung toute seule'. Pour l'escalier de l’université, il m'a aidé. Il voulait me prendre le bras, mais je ne veux pas de papotages. Puis au Rheinsprung nous avons pris le tram jusqu’à la Totentanz. Quand je suis descendue, je l'ai pris par le cou et je n'ai plus pensé aux papotages, je n'y ai plus pensé du tout. Puis nous sommes allés voir sœur Bea, elle est sympathique, je l'aime bien. Obermaier a attendu dans la salle d'attente. Sœur Bea se refusa à faire quelque chose avant l'arrivée du chirurgien.

 

Quand le médecin arriva, il exigea une radio". Comme la salle de radiographie se trouvait de l'autre côté de l'hôpital et qu'Adrienne avoua qu'il lui était impossible d'aller si loin, elle fut interrompue par un grand éclat de rire : "Je n'allais pas pouvoir me tenir longtemps sur cette jambe". On la mit sur une civière. Ce fut un long trajet par les couloirs voûtés de la cave. Malgré tout, elle était "heureuse d'être enfin à l'hôpital. Il me semblait de toute façon avoir fait un premier pas ; j'oubliais presque que j'étais ici en tant que malade sur une civière". La radio révéla une fracture du tibia et du péroné. "Et il ne fallait pas songer à réduire tout de suite la fracture à cause de l'importance de l'enflure ; c'est pourquoi on m’engagea à rester à l'hôpital. D'un côté cela m'inquiétait un peu ; finie la liberté à laquelle je tenais tant ; mais d'autre part qu'allait-il en rester si je ne pouvais absolument pas me tenir debout ? Après une brève hésitation, je me décidai pour l'hôpital". On voulait lui faire une piqûre de morphine, elle s'y est opposée "comme le diable". Pourquoi ne voulait-elle pas de piqûre ? "Pour des raisons scientifiques". Le vrai motif, elle ne pouvait quand même pas le donner : "Je suis quand même étudiante et j'ai le droit de savoir ce qu'est la douleur. J'ai pensé tout à coup à tous ceux qui sont déposés à l'hôpital et qui ne savent pas que c'est un temps pour le Seigneur".

 

On l'emmène jusqu'à la chirurgie des femmes à la chambre 24, qui était vide. "Quand on me laissa enfin seule, la jambe posée sur de nombreux coussins de sable, je crois que la première chose que je fis fut de sangloter, et même très fort. Il me sembla soudain que le sol me manquait, peut-être ne pourrais-je plus jamais marcher ; je me sentais en quelque sorte livrée à l'anonymat de cet hôpital pourtant si ardemment désiré, aux jeunes sœurs et surtout à ma propre immobilité". Le soir même, elle reçoit la visite de sa mère et du Docteur Meyer-Altweg, un ami de son père qui, en tant que médecin, pouvait entrer à l'hôpital n'importe quand ; malgré l'heure tardive, il avait emmené avec lui la mère d'Adrienne. Elle passa ensuite une très bonne nuit.

 

Une nuit à l'hôpital

"Le soir suivant, je vis pour la première fois le médecin-chef, le Professeur Hotz ; c'était un homme très bon, très proche, avec lequel je me sentis tout de suite en confiance. Tout d'abord il me taquina d'avoir continué à marcher avec une jambe cassée, il n'avait encore jamais rien vu de pareil. Puis il ordonna toutes sortes de choses, une piqûre de morphine, une bande plâtrée et surélever la jambe". Cette nuit-là, elle eut pour la première fois "des souffrances intolérables qui commencèrent vers minuit ; quand il me sembla ne plus pouvoir les supporter, je sonnai, mais personne ne vint ; je continuai de sonner régulièrement à peu près toutes les demi-heures, sans résultat ; vers le matin, je me mis à gémir ouvertement, assez fort ; dans la chambre d'à côté, des malades sonnaient aussi, mais avec davantage de succès que moi".

 

A quatre heures est arrivée la garde de nuit qui lui dit : 'Oui, oui, bien, ce n'est rien !' "On avait oublié de brancher ma sonnette. Je lui dis que j'avais des douleurs terribles dans la plante du pied, ce qui lui sembla incompréhensible ; elle me donna un reste de poudre inefficace, en m’exhortant à la patience : 'Oui, oui, bien, ce n'est rien !' Finalement, vers six heures, je pus la décider à faire venir le médecin. Après m'avoir examinée, il alla chercher d'un bond des ciseaux à plâtre et écarta le bandage ; il avait été appliqué si serré que toute la plante du pied était noire et froide ; elle se remit an cours de journée et moi avec... Le Professeur Hotz est arrivé parce qu'ils ne savaient pas s'ils devaient m'amputer le pied. Lui : Encore une heure, deux au maximum, et il n'y aurait plus rien eu à faire. Je suis maintenant soignée par Hotz et je suis passée dans les 'cas graves'. Il vient tout le temps. Il dit que j'aurais simplement dû crier comme si on m'écorchait. Et tous ont reçu un blâme. Je lui ai dit : Donnez-moi le même blâme pour m'être cassé la jambe. Maintenant, il vient toujours fumer sa cigarette avant une opération.

 

Et c'est alors qu'a commencé une grande amitié avec Hotz et, dans le service, j'ai été bien dorlotée. Tout cela fut pour moi une véritable expérience ; je n'avais pas su jusqu'ici que la souffrance pouvait atteindre une telle intensité ni non plus qu'il était toujours possible au médecin de commettre une erreur. Mais l'impression la plus durable que j'en gardai fut peut-être de découvrir l'attitude du personnel vis-à-vis de la souffrance : à force d’entendre, comme les sœurs, tant de plaintes, on devient insensible et alors souvent incapable de mesurer l'authenticité et l'intensité des douleurs".

 

Heusser

"Le dimanche, vers la fin de la matinée, le Docteur Heusser apparut, comme il dit, en visite officielle ; il ne lui manquait que le haut-de-forme ; il voulait connaître la jeune fille qui avait continuer de marcher avec une jambe cassée. Nous fûmes tout de suite comme de vieux amis. Par la suite, il vint toujours chez moi entre ses opérations, pour fumer une cigarette ou me parler de ses études, des événements quotidiens de l'hôpital". Heusser offrait à Adrienne quantité de gâteries qu’ils mangeaient ensemble. Et un beau jour il a demandé à Adrienne si elle voulait se marier avec lui. Se marier avec lui ? "Non! Je crois qu'il est très volage. Sympathique, mais on ne peut pas le prendre tout à fait au sérieux".

 

Et Adrienne s’analyse alors un peu elle-même : "Je pourrais dire oui à Heusser ou à Portmann que j'aime bien (on nous tient un peu pour fiancés maintenant, Portmann et moi). Donc tous me demandent quelque chose. Bon ! J'aimerais bien donner quelque chose à chacun. Et je vois maintenant que ce que les gens demandent est de deux sortes, mais non pas comme la droite et la gauche, mais une chose précise. Mais je voudrais tout donner absolument, et je ne sais pas ce qu'est le tout. Et c'est pourquoi je fais ostensiblement comme si je savais ce qu'est le tout. Bien que je ne le sache pas... J'ai un caractère extraordinairement égal. Je n'ai pas d'humeurs. Légèrement exubérante, mais pas lunatique. Parce que je ne me prends pas au tragique au fond" (F 246-247 ; G 125-130).

 

La vie à l'hôpital

"A l'hôpital, les premiers jours, j'eus énormément de visites et je fus incroyablement gâtée. Obermaier et Portmann viennent constamment. Il m'ont apporté 'Three men in a boat'. Un peu stupide. Et Georgine Gerhard et Pauline Müller... Et les amis d'études, aussi les filles. J'en ai souvent vingt ou trente autour de mon lit. Et des fleurs ! Si j'étais une cantatrice d'opéra, ça ne pourrait pas être plus beau. Et pour avaler le chocolat, il y a longtemps que je n'y arrive plus. Et des liseuses et des bas et du linge et des livres. Chaque soir on fait un paquet de mes cadeaux. Les livres, je vais les garder, mais les autres choses, je les donne à côté, dans la troisième classe (Adrienne était dans la deuxième). Ce sont presque toutes des femmes pauvres.

 

Puis il se produisit, dans le cours de mes journées, un changement merveilleux. Pendant que j’étais occupée à lire un peu d'anatomie sans aucun enthousiasme, Hotz vint me rendre visite et me fit ex abrupto la proposition tout à fait inattendue de m'initier un peu à la chirurgie. On m'amènerait chaque matin à la salle d'opération et on verrait bien sur place ce qu'on pourrait faire. J’eus peine à attendre le lendemain matin ; à présent l'hôpital s’ouvrait, et pour ainsi dire dans son cœur. La période qui suivit compte parmi les plus belles et les plus riches de ma vie ; elle dura deux semaines, jusqu'à ce que je sache assez bien marcher avec mon plâtre pour au moins retourner à la salle de dissection.

 

Le premier matin, on me conduisit donc sur une civière à la salle d'opération et le Professeur Hotz m'installa tout près de lui, de manière à ce que le champ opératoire me fût bien visible. Pendant qu'il opérait, il m’expliquait tout ce qui touchait à l'anatomie, s'assurant toujours que j'avais vraiment compris, me posant des questions auxquelles je devais répondre devant les sœurs et les internes ; mes connaissances faisaient souvent totalement défaut ou mieux, c'était le gouffre béant de mon ignorance qui s'ouvrait. Il veut que j'étudie la chirurgie. Je voudrais bien, mais je ne lui ai pas promis tout à fait. Cette sorte de jeu anatomique fut certainement un enrichissement scientifique, mais le côté humain eut encore bien plus d'importance. Je voyais Hotz en contact avec les hommes, avec les malades, avec ceux qui, éveillés, anxieux, attendaient dans l'antichambre, avec ceux qu'on devait opérer sans narcose et qu’il n’oubliait jamais d'encourager pendant son travail, et aussi avec ceux qui étaient endormis, sur lesquels il pratiquait de grandes ou de petites interventions, mais sans jamais se départir dans toute son attitude du respect dû à ce semblable qui lui était confié ; c'est lui qui m'a fait comprendre ce qu'est un médecin profondément croyant. Je lui dois la plus grande partie de ce que j'essaie de faire dans ma profession. Je voyais aussi sa manière de traiter les internes et les sœurs ; il était capable de s'impatienter, surtout devant une bêtise manifeste, mais ne se montrait jamais blessant ; il ne se comportait jamais comme un dieu, mais toujours, au contraire, comme un homme de devoir. Un mot trop vif lui échappait-il, ce qui était extrêmement rare, il ne craignait pas de se reprendre en s'excusant devant tous – l'ayant aussi prononcé devant tous – avec la simplicité et l'humour qui le caractérisaient". Hotz voulait qu'Adrienne ne travaille que le matin. "L'après-midi, quand les visites sont enfin parties, je dois lire pour moi, pas des choses concernant la médecine. Il dit que c'est un grand danger pour un médecin de ne lire toujours que ce qui concerne la médecine. On doit avoir deux compétences. Il joue du violon. Il sait que j'ai joué du piano".

 

"A la salle d'opération, je fis aussi la connaissance de la propre sœur du Professeur Hotz, la chère sœur Hedi, qui était infirmière en chef à la salle d'opération. Sœur Hedi avait donc délibérément assumé d'être la subalterne de son frère ; jamais elle ne faillit à son rôle, ne se comportant avec lui à l'hôpital, malgré toute son intimité et son attachement, que comme avec son chef. Leurs rapports ne me semblaient pas sans analogie avec ceux du Seigneur et de ses disciples ; il régnait en plus un tel esprit d'amour et de dévouement dans la salle d’opération qu'on s'y sentait dans une atmosphère continuelle de prière et de charité chrétienne. Tout cela me paraissait à la fois simple et allant de soi, mais justement à cause de cela très mystérieux. Je passais plusieurs heures de la matinée à la salle d'opération et une bonne partie de l'après-midi avec les sœurs dans cette salle, elles m'apprenaient à confectionner les pansements et les tampons les plus divers" (F243-248 ; G 124-126).

 

L'aumônier

"A l'hôpital, je vis aussi un curé du voisinage, qui était l'aumônier de l'hôpital ; ce fut ma première rencontre avec un ecclésiastique catholique. C'était un jésuite qu'on appelait le curé Schnyder. Je me sentais très attirée par ce qu'il représentait, c’est-à-dire que je supposais qu'il savait une foule de choses que j'aurais aussi aimé connaître. Il me rendit visite assidûment, mais il n'aime pas parler du catholicisme ; la conversation déviait toujours au moment décisif ; il devenait soudain affreusement rabâcheur et on ne pouvait plus rien en tirer, si ce n'est des yeux levés au ciel et des généralités sur la beauté du catholicisme, mais jamais un vrai renseignement, jamais quoi que ce soit d'important. Pourtant je l’aimais bien et me réjouissais de sa venue, me proposant toujours d'essayer de le mettre la fois suivante sur un vrai sujet ; je n'y réussis jamais. Il a toujours dit : 'Oui, oui, bon ! Vous êtes une fille courageuse'. Finalement ça m'a énervée, j'ai quand même vingt-deux ans. Il a toujours regardé mes livres. J'ai dû dire exactement qui j’étais. Lui : 'Ah ! De cette famille aristocratique !' Pour moi, un curé a une auréole. Et c'est la première fois que je vois un curé. En tout cas, je n'ai encore parlé avec aucun. Il parle comme s'il venait d'avaler un petit pot de vaseline. Il a dit qu'il irait me rendre visite à la maison quand je serai rentrée. Mais on ne peut simplement pas parler avec lui. Il parle souvent du Bon Dieu. Mais on sent toujours la vaseline dans ce qu'il dit. 'Notre Seigneur est si bon'. J'aurais voulu lui dire : 'Aussi bon que la vaseline'. Je ne le hais pas. Il est terriblement bête et il se donne de l'importance, mais c'est un curé".

 

Prière à l'hôpital

"Quand je prie dans mon lit (à l'hôpital), je fais toujours une croix sur la paume de mes mains. Parce que la croix, c'est le signe du Seigneur ; je ne fais cela que depuis que je suis à l'hôpital". Comment prie-t-elle ? "Père très bon, cela fait presque trois semaines que tu m'as mise au lit, un temps qui devrait t'appartenir. Un temps qui pour moi fut très riche parce que j'ai appris à connaître vraiment les souffrances, parce que j'ai vu beaucoup de gens qui souffraient et parce que j'ai vu avec le Professeur Hotz comment on exerce la profession de médecin telle que je l'envisage. Extérieurement, je suis peut-être restée la même. Je suis toujours la Spierli que tu connais, qui passe à travers tout, pétulante et contente, avec l’espérance incroyable que tu lui donneras un jour le tout qu'elle désire vivement. Et pourtant, Père, je vois toujours mieux qu'il me manque l'obéissance. Je reste pétulante quand je devrais être humble. Je console et je donne des conseils quand je suis incertaine. J'apprends et je cherche à comprendre quand je ne sais pas très bien ce qu'il y a à comprendre parce que, au fond, je sais toujours moins ce que tu veux de moi. Et il me semble que je ne pourrais comprendre tout cela que dans une communauté qui m'apprendrait en premier lieu l'obéissance. Une communauté aussi qui en premier lieu enlèverait de moi tout ce qui n'a pas vraiment un désir ardent de toi. Père, je te le demande, apprends-moi à obéir. Et apprends-moi à être humble. Et apprends-moi à te chercher en tout ce que je vis. Mais à ne pas te chercher seule, à ne pas vouloir te goûter toute seule, mais à te chercher dans une communauté d'obéissants pour donner à une communauté d'obéissants de te goûter. Père, sois avec tout l'hôpital, sois avec tous les malades, avec toutes les infirmières, avec tous les médecins, et enfin n’oublie pas non plus d'être avec ta Spierli. Amen" (G 131).

 

Retour à la maison

Au bout de trois semaines à l'hôpital Adrienne put rentrer chez elle. "C'est dur parce que, à l'hôpital, tout m'a souri en quelque sorte. J'étais l'enfant gâté de tout l'hôpital. Tous étaient gentils avec moi... Le plâtre allait bien et je marchais très convenablement avec une canne. Maman a dit qu'elle pouvait m’envoyer un taxi pour rentrer à la maison, mais elle a dit cela de si mauvaise grâce que j'ai dit : Non, non, je rentre avec le tram". En fait le retour à la maison fut quand même assez laborieux avec canne et valise. Son tram passa devant la librairie évangélique ; il y avait en vitrine une grande pancarte avec des lettres lumineuses : Seigneur, reste avec nous, car le soir tombe. "Oui, vraiment, ce n'est pas seulement novembre et six heures du soir, mais dans mon âme aussi il faisait sombre... Ce verset convenait fort bien à mon humeur du moment ; je ne cessais de me le réciter à voix basse et l'avais encore sur les lèvres en arrivant à la maison. Je suis arrivée totalement épuisée au premier étage où se trouve la famille. A l'hôpital, je me sentais très bien. Maintenant j’étais comme une vraie malade et totalement handicapée... Et maman est très mécontente, elle a terriblement peur que je puisse boiter toute ma vie. Elle en a déjà assez avec Willy. Je fus donc mal reçue". Adrienne se met au lit après avoir grimpé péniblement les escaliers ; sa mansarde n'était pas chauffée "naturellement", mais elle n'avait plus de force. Elle voulut dormir mais le sommeil n'est pas venu. "Puis tout d'un coup j'ai eu peur. J'aurais voulu appeler. Et puis j'ai pensé que peut-être ce que Dieu voulait, c'était que je reste pour toujours une estropiée. Et que j'aurais éternellement froid, et que j'aurais toujours des douleurs à la jambe... Et que je ne serais jamais nulle part chez moi. Et alors j'ai prié comme une folle. Toujours seulement : Oui ! Oui ! De temps en temps, c'était très facile, comme pour faire un essai : Oui ! Et de temps en temps, ce fut avec allégresse : Oui ! Certainement ! Volontiers ! Et de temps en temps, j'avais à nouveau peur.... Quand on dit 'tout', on ne sait pas ce qu'est ce tout. Mais on ne veut décider en aucun cas. Dieu seul le saura, je pense" (F 249-250 ; G 126-133).

 

Dans les jours qui suivirent, les pensées d'Adrienne allaient souvent à l'hôpital, aux expériences qu'elle y avait faites, aux nombreux malades qu'elle ne connaissait que par la salle d'opération et surtout "à ces deux sources de charité apparemment inépuisables : le Professeur Hotz et sœur Hedi. Ils me semblaient posséder un mystère tout à fait incroyable auquel j'aurais voulu qu'ils m'aient entièrement initiée ; je comprenais pourtant, mais très confusément encore, que ce mystère ne pouvait se transmettre par une recette, mais qu'il émanait continuellement d'eux. L'idée de devoir attendre encore longtemps avant de reprendre une activité personnelle était difficile à supporter, mais d'autre part j'avais eu vraiment de la chance de pouvoir participer à beaucoup de choses et devais en être reconnaissante".

 

Trois jours après son retour à la maison, Adrienne est retournée à l'université, en salle de dissection, mais seulement l'après-midi. Ses deux amis, Wilhelm et Sutermeister, vont la chercher à l'arrêt du tram et l'accompagnent. "C'est le dernier semestre de dissection et je ne suis pas précisément très calée. Ludwig est terriblement sympathique. Je prépare des cerveaux et des fœtus. Je peux faire cela assise. Il m'a donné deux tabourets et je peux y mettre ma jambe en position haute. Il bondit tout le temps quand j'ai besoin de quelque chose, il vient sans cesse voir si j'ai tout. Il m'aiguise même mes scalpels... J'aurais passionnément aimé savoir aussi comment avaient vécu mes cadavres , où se trouvait maintenant leur âme ; tout cela me paraissait encore plus important que l'anatomie, bien que je susse, en faisant cette constatation, que j'avais tort et que dans l'immédiat il ne me restait rien d'autre à faire que de travailler avec le moins de digressions possibles" (F 250-251 ; G 133-134).

 

Fin du semestre

Dès avant Noël, la jambe était rétablie et Adrienne put recommencer à faire du vélo. Pour Noël, elle va à la Waldau. Son oncle, âgé de 72 ans songe à sa retraite.

 

A la fin du semestre, "il y eut de nouveau une fête de Zschokke et un bal de professeurs, mais cette fois, heureusement, avec le Professeur Fichter et sans demande en mariage intempestive". Ensuite, pour la première fois de sa vie, elle organisa elle-même une fête "à la maison", en se faisant aider par sa sœur Hélène pour les préparatifs. "J'invitais à ma soirée les internes de l'hôpital ; je ne sais plus quelles jeunes filles étaient là, je me souviens seulement que nous étions dix couples et que la gaieté alla en augmentant ; nous dansâmes jusqu'au matin". Puis vacances de printemps à la Waldau (F 251-253).

 

5. Cinquième semestre (Été 1925)

 

Et le Bon Dieu dans tout ça ?

Le semestre qui commence va se terminer par les deuxièmes examens. Quelque chose préoccupe Adrienne, quelque chose dont elle n'a parlé à personne : "Je m'énerve terriblement... à cause du Bon Dieu et à cause des hommes et à cause de moi. Je dis maintenant depuis presque vingt ans que le Bon Dieu est autrement. Et alors je ne sais pas du tout qui sont les hommes qui savent comment est le Bon Dieu. Il y a des moments où je pense : peut-être quelques protestants, quelques catholiques, quelques Juifs ; cela supposerait alors que la vérité serait en eux et pas en Dieu. Elle ne peut quand même pas être en même temps en eux et en Dieu. Mais comment, s'ils sont sur des terrains totalement différents, et que chacun affirme qu'il possède la vérité. C'est alors au fond que l'image de la vérité est plus forte en eux qu'en Dieu. En Dieu, une vérité relative qui ne serait absolue qu'en moi... Je ne le crois pas bien sûr, mais cela apparaît comme ça maintenant. Et c'est très énervant. Et je m'énerve aussi à cause des hommes parce qu'ils se rassemblent d'une certaine manière dans des religions et quelques-uns font réellement quelque chose, les autres sont simplement entraînés avec eux. Et je m’énerve aussi à cause de moi parce que je suis en quelque sorte dehors. En dehors de quoi, je ne sais pas. Devant une porte qu'on devrait ouvrir pour voir à quoi ressemble cette autre chose. Et je ne trouve pas la porte. Et ainsi je ne travaille pas comme il faut. Penser. Prier un peu" (G 136).

 

Comment prie-t-elle ? Comme ceci par exemple : "Mon Dieu, je voudrais connaître ta vérité. Seulement ta vérité et rien d'autre ! Afin que je puisse servir ta vérité en vérité. C'est pourquoi je te le demande, enlève de moi tout ce qui n'est pas à toi, ce qui n'est pas vrai, ce qui n'est pas compatible avec ta vérité. Je te le demande : montre-moi qui tu es. Montre-moi, dans l'idée que je me fais de toi, ce qui est vrai et ce qui ne l'est pas. Ne te lasse pas de tout me montrer de telle sorte que je sois sûre que tu es le vrai Dieu et comment tu es le vrai Dieu. J'ai besoin de cette vérité non seulement pour moi, j'en ai besoin pour tous ceux qui viennent, et pour tous ceux qui s'en vont, et pour tous ceux que je connais, et pour tous ceux que je ne connais pas. Je voudrais avoir cette vérité afin que la vérité du monde devienne ta vérité. Oh ! Je t'en prie, montre-moi comment tu es autrement et révèle-moi cet autrement jusqu’à ce que ce soit la vérité de manière irrévocable comme tu es véritablement. Amen" (G 141).

 

Elle trouve que tout est si tard dans sa vie, tout. "Dieu est tard. Et la profession est tard. Quand j'aurai terminé, j'aurai vingt-six ans. J'ai déjà vingt-deux ans et demi maintenant. Après cela, je dois encore être interne... Et Dieu sait quoi encore. Et quand je pourrai réellement aider, je serai une grand-mère" (G 142).

 

Les amis

"J'ai une quantité d'amis ; presque chaque semaine je pourrais me marier avec l'un d'entre eux" (G 137). Peter Schnyder, un jeune médecin de la Waldau, est follement amoureux d'Adrienne, il lui a apporté des roses comme personne encore ne lui en a apporté et Adrienne lui a fait comprendre qu'il ne devait rien espérer d'elle. Et voilà que Schnyder est venu à nouveau lui rendre visite. "J'ai eu de terribles battements de coeur quand on m'a dit que Schnyder était au salon... Il a dit qu'il était venu voir si j'avais changé d'avis. Moi : Non, non. Je l'aime bien, mais il est mou comme du beurre, je n'aime pas ça chez les hommes... Et c'est quand même énervant que tant d'hommes me demandent en mariage". D'autre part elle a comme un scrupule de conscience : "Est-ce qu'on ne fait pas du tort aux gens quand il sont tellement amoureux et qu'on ne veut pas ?" (G 140-143).

 

Les études

"Le travail ne fut pas très agréable cet été-là". Adrienne n'avait presque plus de cours parce qu'elle les avait déjà presque tous eus précédemment. Elle n'a qu’un cours le matin à onze heures : la physiologie chimique. Elle quittait sa maison le matin avant sept heures et se rendait à la bibliothèque pour y lire des livres de physiologie, de chimie physiologique et d'anatomie. "Tout se lit comme un roman, mais il en reste très peu dans ma mémoire. Je ne sais absolument rien... Je croyais toujours comprendre quelque chose, saisir un fil conducteur qui n'existait pas, tout n'était que temps perdu". L'après-midi, chez elle, elle travaillait deux heures au microscope. Elle allait aussi dans les salles de démonstration d’anatomie "où nous avions à notre disposition des squelettes et des parties de squelettes. L'air y était lourd de fumée, car de nombreux étudiants polonais tout excités discutaient ensemble et à voix haute des préparations". Elle donnait toujours aussi beaucoup de leçons particulières et elle était accablée de fatigue (F 253-254 ; G 141-142).

 

Elle soupirait sans cesse après l'hôpital, les malades. "Je voulais être médecin. Ma raison me faisait clairement comprendre que c’était là l'unique chemin et je tâchai de me consoler. Dans très peu de mois, ce serait l'examen et alors on verrait bien. Je ne croyais plus au succès, mais il ne me vint pas à l'idée de changer ma méthode de travail". Les dimanches après-midi, elle allait souvent à l'hôpital voir la sœur Hedi Hotz. "Dans le petit local près de la salle d'opération, je me sentais heureuse, libérée, reprenant courage pour la semaine et fabriquant des masses de tampons ; parfois – assez rarement - je rencontrais dans le corridor une sœur avec un lit de malade et je pouvais l'aider à le pousser jusqu'à la salle du malade ou à la salle d'opération ; c'étaient les points culminants de mon existence, je m'en nourrissais régulièrement et la question resurgissait de savoir s’il n'aurait pas été plus raisonnable d’abandonner ces études pour lesquelles je ne valais rien et devenir garde-malades ou infirmière psychiatrique. Je n'en parlais naturellement à personne". Mais elle savait en elle-même que ces deux choses n'étaient qu'une tentation.

 

Elle rencontrait rarement ses camarades : ils étaient très occupés par la préparation de leur examens et préféraient travailler chez eux plutôt qu'à la salle de lecture. "Nous nous posions parfois mutuellement des questions d'examens auxquelles je ne savais que rarement répondre... Je dus me rendre à l'évidence : il n'y avait rien d'autre à faire qu'à persévérer, s'acharner autant que possible à l'étude de l'anatomie du système nerveux et à l'embryologie... Avec le Bon Dieu aussi c'était souvent difficile ; je m'étais laissée aller à une prière toute machinale et j'aurais eu un besoin urgent d'aide". Adrienne n'en parlait jamais à son amie Georgine (F 253-255).

 

Vacances

"Subitement ce furent les vacances, mais j'étais angoissée par la proximité des examens. J'allai d'abord à La Chaux-de-Fonds chez tante Marguerite. Je me sentais très proche d'elle ; à vrai dire nous ne parlions jamais de choses bien sérieuses, mais elle avait le don de prendre part à tout, presque sans paroles et tout à fait naturellement ; elle semblait toujours savoir très exactement comment nous entourer, trouvant au moment propice le mot – ou le silence – qu'il fallait". La tante Marguerite ne croit à rien. "Elle respecte la foi des gens s'ils vivent selon leur foi. Mais elle-même ne croit à rien et, d'une certaine manière, je suis plus à l'aise avec des gens qui ne croient à rien, mais qui sont quand même ouverts dans une certaine mesure, qu'avec ceux qui sont engagés, mais avec qui on a l'impression que tout est autrement" (F 255 ; G 144).

 

De La Chaux-de-Fonds, Adrienne va à Klosters chez son amie Georgine qui l'a invitée. "A Klosters, Georgine m'attendait au train, cordiale et affectueuse ; moi avec ma valise, elle avec un bidon plein de lait ; ravies de bavarder ensemble, nous gagnâmes le 'Naz'. C'était le chalet qu'elle louait presque chaque année ; il fallait marcher à peu près une demi-heure le long d'un ravissant chemin légèrement en pente. La maison était toute seule dans une clairière et très gentiment installée. Au Naz, une ambiance de vacances régnait du matin au soir", mais cela n'empêchait pas Adrienne de travailler chaque jour quelques heures pour les examens, et cette fois avec facilité. "Tout me semblait maintenant cohérent, logique, facile à retenir. Je crois que je suis redevable à cette époque du peu de connaissances dont je fis preuve à l'examen. Je pensais une fois de plus qu'étudier sous des sapins était la seule chose vraie". Et puis, au Naz, il y a les conversations avec Georgine qui est "protestante et très, très croyante. Elle dit toujours qu'avec moi on ne sait jamais 'où Dieu se muche'. Elle dit que j'ai une obsession de Dieu. Au lieu que j'en suis contente tout simplement". Adrienne resta deux semaines chez son amie. "A vrai dire, ce sont des vacances super dans un chalet de luxe. Et Georgine, qui d'habitude dépense peu, dépense beaucoup ici pour ses hôtes", parce qu'Adrienne n'était pas la seule invitée. Adrienne partit ensuite pour la Waldau. Elle n'y resta que huit jours, occupée surtout à préparer ses examens (F 256-258 ; G 143-145).

 

Cinéma

Rentrée à Bâle, Adrienne additionnait "des centaines et des milliers de pages" qu'elle divisait par les quelque trente jours qui la séparaient encore des examens, mais elle dut reconnaître à sa grande honte que cela n'irait jamais. "J'en fus si bouleversée que j’étudiai encore moins qu'avant. Jamais je ne suis allée aussi souvent au cinéma qu'à cette époque ; j'y allai presque chaque jour, parfois même à deux reprises, de sorte qu'une fois ou l'autre, peu avant le changement de programme, il m'arriva de me trouver perplexe, ayant déjà vu tous les films possibles et aucun ne méritant d'être revu. J'aimais surtout les dessins animés et aussi les grandes réceptions avec les belles robes de bal ; sinon je m'ennuyais un peu, mais les films me captivaient tout de même assez pour me faire oublier, le temps de leur durée, les frayeurs des futurs examens". A la maison, toute sa famille imaginait qu'elle réussirait, ce qui ne contribuait pas à tranquilliser Adrienne, "car j'avais peine à imaginer comment ils accueilleraient la fatale nouvelle. Mais j'évitais surtout de me demander ce qu'il adviendrait alors de moi, c'était comme le bord d'un trou noir" (F 258-259).

 

Examens

Les examens pratiques commencèrent début septembre ; les examens oraux suivirent une dizaine de jours plus tard. "Les trois examens oraux eurent lieu les uns après les autres un après-midi à cinq heures... J'ai su péniblement quelques petites choses. Et quelques autres que je n'ai pas sues. Je fus extrêmement surprise d'apprendre à la fin que j'avais néanmoins réussi, même si c'était avec le minimum. J’étais tellement persuadée d'avoir raté que j'eus d'abord peine à le croire... En rentrant à la maison, je me disais de temps en temps : j'ai l'examen en poche. Mais ce soir-là, cela ne devint pas pour moi une réalité. Lorsque je priai plus tard dans ma chambre, je remerciai le Bon Dieu de son cadeau, mais malgré mes remerciements, ce cadeau n'était pas encore vraiment mien. Ce n'est que le lendemain matin, en me réveillant affreusement tard, que tout devint bien réel et que je fus remplie d'une joie folle. Je savais qu'à présent j'en avais fini avec ces études difficiles ; c'était au tour du malade, de la clinique ; j'allais être médecin, j'allais enfin vivre. C'était incroyablement merveilleux et jusqu'au début du semestre, je vécus en pleine joie, une joie immense et légère" (F259-261 ; G 146).

 

"Si je pensais parfois aux difficultés que j'avais avec la foi, il me semblait que maintenant elles devraient prendre fin, car il fallait que je sache très clairement comment aider ceux qui souffrent, et cela bien sûr ne pouvait se faire qu'en Dieu. Je priais beaucoup, intensément, et ne me sentais pas inquiète. Il est vrai que de temps en temps, il me paraissait un peu curieux qu'un examen réussi – et encore de justesse – signifiât un tel bouleversement dans ma vie. Et pourtant cet examen inaugurait une nouvelle période" (F 261).

 

6. Sixième semestre (Hiver 1925-1926)

 

Les professeurs

"Arriva enfin le premier jour du semestre, si ardemment attendu. Je n'oublierai jamais la première matinée. Je me suis follement réjoui des cours cliniques. Là, nous ne sommes que très peu de Suisses, peut-être cinq ou sept, et vingt juifs polonais. Ils forment un clan à eux. C’était comme ça déjà auparavant. Maintenant pour le premier semestre clinique, ils voulaient simplement occuper les premiers bancs. Et nous aurions dû nous asseoir derrière. J'ai vu cela et j'ai demandé aux autres si nous devions simplement nous laisser faire. Car à la fin ils ne doivent pas passer les mêmes examens que nous. J'ai donc fait quelque chose d’effronté. Wilhelm, Sutermeister et moi, nous sommes allés au premier banc et nous avons dit : Pardon ! Je voudrais cette place. Finalement tout le premier banc fut occupé par les sept Suisses. Ils furent éberlués... Pardon, je ne savais pas... Mais naturellement c'était une mauvaise idée de moi.

 

La première clinique était avec Hotz. Il entre un peu avant le début, me voit dans l'amphithéâtre et dit à voix basse : 'Comme ça, Spierli, vous allez maintenant avoir des sueurs froides avec moi'. Puis il s'est éloigné avec une mine sérieuse. Enfin, à huit heures un quart, il arriva avec sa liste et il lut laborieusement : Mlle von Speyr, vous prendrez l’anamnèse ; pour cela, parlez tout naturellement avec la femme, je sais que vous n'avez pas encore exercé et que vous poserez peut-être des questions stupides. Que voyez-vous ? Moi : Je vois qu'elle a deux doigts brûlés. Bien. Pourquoi arrivez-vous au diagnostic 'brûlés'. Nous avons donc parlé un peu là-dessus. Lui : Quelle est la première question que vous voulez poser à cette femme ? Moi : Est-ce que cela vous a fait fort mal ? Hotz (à part lui) : Oh ! Spierli, c’est bien vous ! Moi : Est-ce que cela vous a fait fort mal quand vous vous êtes brûlée ? Où vous êtes-vous brûlée. La femme : 'Je ne sais pas'. Je suis plutôt réduite à quia. Me vient alors une idée géniale : Puis-je la toucher ? Hotz : Oui. J'ai caressé légèrement les doigts. Elle : Non, ça ne me fait pas mal. Hotz : Plus fort ! Sinon... Je lève le bras et je vois une cicatrice sous le bras. Moi : L'affaire est en rapport avec la cicatrice. Elle a dû se couper les nerfs sensitifs, elle n'a donc rien senti quand elle s'est brûlée. Hotz devint alors très aimable : Oui, vous ferez de bons diagnostics" (F 261-262 ; G 148).

 

"Hotz nous donnait tout l'hiver trois cours par semaine ; il nous mettait en contact avec de nombreux problèmes chirurgicaux, et le centre de toute sa chirurgie, c'était toujours l'homme vivant, réclamant de l'aide. Son salut, quand il entrait dans la salle, s'adressait toujours en premier lieu au malade. Et Hotz ne créait jamais cette atmosphère avec des mots tout faits ; tout était spontané, naturel, compréhensible ; on aurait dit un don et un accueil réciproques, et c'est bien ce que c’était. Le malade parti, Hotz parlait parfois de la nécessité de ce rapport , assurant même être le plus comblé des deux, parce que le malade lui donnait la confiance dont il avait besoin pour travailler, puisant chaque jour en elle une force nouvelle. Et nous apprenions, nous aussi, à nous conduire avec les malades, nous réjouissant toutes les fois que nous pouvions expérimenter nos capacités de diagnostic, qui se développaient lentement".

 

Le deuxième cours clinique était avec Staehelin. Sa manière de faire était toute différente de celle de Hotz. "Staehelin est moins logique". Sa méthode n'était pas favorable pour des débutants. "C'est seulement dans les semestres plus avancés qu'on commençait à apprécier Staehelin, à pressentir, puis finalement à découvrir en lui son caractère absolument intègre et le grand savant qu'il était". Dans les autres cours cliniques, Adrienne ne doit pas "exercer" parce que ce sont des cours pour des cliniciens qui sont déjà plus avancés. Elle va aussi chez Labhardt "bien que d'habitude on ne va chez lui qu'au troisième semestre... Au cours de tuberculose, j'ai vu une dame du nom de Jeanneret et, en recueillant son anamnèse, je me suis aperçue qu'elle était très seule, je vais donc aller un jour la voir avec une petite fleur" (F 263 ; G 149).

 

"Curieux! On court d'une salle de cours à l'autre toute la journée. Le matin, ça ne dure chaque fois qu'une heure... On ne sait jamais ce qui va arriver... Un corps vivant, c'est quand même une boîte à surprises" (G 151). "Nous exerçons maintenant en chirurgie et en médecine, puis en gynécologie et en obstétrique. Et à la polyclinique chirurgicale. Avec Gigon j'apprends à ausculter et à percuter. Il a fait venir des gens, des chômeurs, il les met dans une cellule et nous devons les examiner" (G 151).

 

Et puis bien sûr il y a toujours les plaisanteries grossières des étudiants, mais pas devant Adrienne. "Récemment il y en a un qui a dit quelque chose que je n'ai pas compris, mais il a reçu de Wilhelm une gifle vigoureuse : On ne parle pas comme ça devant notre demoiselle" (G 151).

 

Une grande scène

"Je suis peu à la maison. Maman est souvent en rage contre moi. Elle dit que je suis toujours plus impossible parce que je porte toujours de vieilles robes. C'est l'une des raisons aussi de sa colère. L'une de celles que je connais. Récemment elle m'a envoyée promener dans l'escalier, et elle a lancé ensuite mon manteau et mon chapeau qui ont atterri au rez-de-chaussée avant que j'y sois. J'avais donné une réponse effrontée. C’était toute une histoire. Au cours clinique avec Hotz, il avait montré un homme qui était sur le point de mourir. C’était un accident, il était tombé d'un échafaudage et il avait les jambes fracturées et aussi le crâne... J'ai raconté cela à la maison : curieux de penser qu'on va à son travail, on commence à huit heures, et à huit heures et demie on se retrouve inconscient chez Hotz et on va mourir inconscient. Et sa dernière pensée n’était peut-être pas des plus belles. On devrait quand même penser davantage à la mort. J'avais en tête la rencontre avec Dieu. On devrait quand même vivre de telle sorte qu'à aucun moment on ait à craindre de paraître devant Dieu. Alors maman a dit : Ha ! Ha ! Tu penses à moi, tu espères être débarrassée de moi et tu penses que je devrais penser davantage à la mort. Je réponds : Oui, je le dis pour toi, pour moi, pour nous tous. (Je n'aurais pas eu besoin de dire ça). C'est alors qu'est arrivé le malheur. Souvent je ne sais pas ce qu'il faut ou ce qu'il ne faut pas pour l'irriter. Elle a dit que je devais sortir de la maison et ne plus jamais y revenir. L'après-midi, Adrienne a ses cours en dissection et en obstétrique. Quand elle est rentrée le soir à la maison, la colère était passée, et Theddy m'a dit qu'elle avait eu terriblement peur que je ne revienne plus. Et ce sont des scènes qui se produisent de temps en temps (G 152-153).

 

Un petit miracle

Puis "il s'est produit un miracle". Une cousine d'Adrienne, Sophie Bernoulli, lui a fait un cadeau magnifique. Cette cousine ne savait pas que l'oncle d'Adrienne ne payait pas ses études. Désormais la cousine va lui payer le nécessaire. "Elle ne veut pas que je continue à donner des leçons particulières. Elle s'est laissé dire que les frais d'inscription à l'université faisaient environ 250 francs par semestre... Elle voudrait que je prenne quelques jours de vacances... Elle ne voulait pas de merci". Et le cadeau de la cousine dépassait et de loin le montant des frais d'inscription à l’université. De plus la cousine était prête à payer à Adrienne des leçons de piano. Mais Adrienne ne veut pas : elle doit "avoir du temps pour flâner", c'est-à-dire au fond visiter les malades qu'elle a connus dans l'exercice de la médecine, penser à Dieu, aux hommes, penser à l'amour, "comme ça" (G 153).

 

Et le Bon Dieu dans tout ça ?

C'est peut-être déjà une prière que de penser à Dieu, non ? "Le Bon Dieu est comme brisé en mille morceaux, et un morceau de lui serait en chaque personne à qui j'ai à faire. Et pour pouvoir parler de lui, peut-être devrait-on pouvoir rassembler les morceaux et en même temps être de telle manière vis-à-vis des personnes qu'elles soient heureuses en Dieu. Qu'elles ressentent que de voir Dieu serait une bénédiction et une dignité. Il y a des gens qui sont sûrs de croire, qui sont sûrs que leur foi est juste et qui sont convaincus que Dieu les exauce. 'Exauce' : cela ne veut pas dire qu'il fait tout ce qu'ils voudraient. Mais qu'il entend leurs prières et les reçoit dans sa grâce. Ils constituent une communauté de croyants. Et alors je me glisse un peu parmi eux. Je dis au Bon Dieu : tu entends tous ceux qui croient. Permets que je joigne simplement ma voix aux leurs. Et si tu n'entends peut-être plus ma voix isolée parce qu'elle est recouverte, tu entends peut-être celle des autres et tu sais que ma voix recouverte se trouve parmi elles. Est-ce qu'on peut appeler ça prière ? En faisant cela, on laisse un peu prier les autres. Mais quand on entre dans une communauté, on devrait quand même y apporter du sien". Est-ce que Dieu lui donne de la joie ? "De la joie ? De la joie ? J'aurais de la joie si je le connaissais". Pour Noël, Adrienne est invitée à beaucoup de célébrations de Noël : à l'hôpital des femmes, en salle d'opération, à la clinique médicale. C'était le 23. "Le 24, nous fêtons Noël à la maison.... Les catholiques ont maintenant leur messe de minuit . J'aurais terriblement aimé y aller. Je n'y ai encore jamais été. Je l'ai dit à maman, et elle : si je veux, je peux aller à la cathédrale (protestante). Je n'y ai pas pensé (G 150. 154-156).

 

L'hôpital

Le grand bonheur d'Adrienne, c’était l'hôpital. "Je parcourais, comme si souvent, les nombreux escaliers et corridors, respirant l'odeur si différenciée des divers services ; tantôt je tenais une porte ouverte, tantôt j'aidais à en fermer une autre ; je croisais des malades, des sœurs, des chaises roulantes et des gens avec des fleurs ; je rencontrai un cercueil ou une fille de cuisine avec une marmite de soupe bouillante ; tout cela faisait partie de la vie de l'hôpital et celui-ci était vraiment ma patrie, ma patrie que j'avais perdue autrefois quand j'étais enfant, que j'avais peut-être même perdue plusieurs fois et que je retrouvais enfin pour toujours. Maintenant, lorsque je pensais à l'avenir, je le voyais se passer tout entier dans un hôpital" (F 264).

 

"Dès le premier semestre, je suivis le cours clinique à l'hôpital des femmes. Le Professeur Labhardt était extrêmement clair. C'était très sécurisant pour les étudiants. Peut-être l'obstétrique se prête-t-elle particulièrement bien à cette manière de décider à partir des nombreux symptômes ; en tout cas, cela vous donne, en cas d'urgence, une sorte de certitude aveugle, comme si cela ne pouvait être juste que de cette façon et que ce serait absolument faux autrement". Au bout de quelques semaines, Adrienne dut assister pour la première fois à une naissance, en spectatrice naturellement. "Autrefois les choses se passaient de la façon suivante : les filles-mères étaient admises gratuitement dans le service quelques semaines avant l'accouchement, mais elles devaient alors se tenir à la disposition des étudiants pour être examinées ; il leur fallait aussi accoucher en présence de quatre étudiants. Cette première naissance me fit une très grande impression ; moins peut-être à cause des douleurs que la mère avait à supporter qu'en raison de la détresse où elle se trouvait pendant l'accouchement ; elle ne pouvait rien faire ni pour ni contre ; il me semblait aussi que notre présence augmentait encore cette détresse et nous étions nous-mêmes tout aussi impuissants. De plus, le fait d'exposer ainsi une fille-mère me faisait mal, je pensais que cela ne pouvait qu'accroître sa misère. Je cherchai donc un peu à la consoler après la naissance de sa petite fille et lui tricotai une brassière les jours suivants ; je me sentais liée à elle et éprouvais en même temps une certaine reconnaissance. Je restai longtemps en relation avec elle " (F 265).

 

"Nous comptions aussi parmi nos professeurs deux savants remarquables qui étaient aussi de véritables maître du langage : Doerr et Roessle. Chez Doerr, nous avions la bactériologie et l'hygiène ; il assaisonnait ses cours d'un humour savoureux et nous nous réjouissions d'une heure à l'autre. Roessle avait moins d'humour, il était peut-être plutôt sec, mais on sentait son intelligence dans tout ce qu'il disait et on était subjugué par sa personnalité de chercheur" (F 265).

 

Les malades

La vraie vie d'Adrienne était maintenant à l'hôpital avec les malades . "Beaucoup cherchaient un conseil, demandaient un entretien, croyant souvent que j'étais déjà un docteur diplômé. Pour les gens, on est mademoiselle le docteur ; les médecins m'appellent aussi comme ça parce que c'est mieux pour les patients. Les malades faisaient alors appel à une expérience qui n'existait pas et ils me mettaient dans l'embarras... Il y a beaucoup de choses qu'on ne comprend pas. Pour les relations avec les hommes. J'essaie toujours d'en apprendre un peu, parce que là je ne sais rien. De temps à autre je fais des réponses complètement stupides. Il y en a une qui dit : C'est horrible, j'ai un mari qui veut m'avoir chaque nuit. Moi : Si vous l'avez épousé, c'est sans doute pour que vous l'ayez tout le temps. Elle m'a regardée bêtement et les autres ont ri... Très souvent je n'étais pas à la hauteur des questions posées, et en général je ne comprenais que vaguement de quoi il s'agissait réellement. Aussi avais-je coutume d'avouer, dès la première phrase, que je n'étais qu'une étudiante. Mais beaucoup ne se laissaient pas décourager pour autant et il fallait discuter. Je crois que les malades étaient avant tout désireuses de parler avec une femme, une femme qui, ancrée en quelque sorte dans la vie de l’hôpital, vivait à une certaine distance du milieu quotidien et était pas conséquent appelée à les aider. Très souvent, justement à cause de cet éloignement de chez elles qui leur était imposé, elles semblaient enclines à s'occuper de leurs problèmes autrement que d'habitude. Le problème de la mort s'était aussi posé à elles de temps en temps, remettant en question tout ce qui s'était passé jusque-là. Souvent une préoccupation religieuse transparaissait, mais elles préféraient parler à une laïque. A cette époque il y avait à l'hôpital deux aumôniers : un protestant, âgé, infirme, qui lisait à haute voix devant chaque lit un passage du Nouveau Testament, mais ne voulait pas se mêler des questions personnelles, et le prêtre catholique que j'avais rencontré quand je m'étais cassé la jambe ; il avait pour chaque question une réponse toute prête ; il était si indiciblement bête que tous se moquaient également de lui, les croyants comme les incroyants" (F 266-267 ; G 170).

 

"Les catholiques doivent tous recevoir les derniers sacrements avant de mourir. De temps en temps on doit préparer les gens pour qu'ils permettent au prêtre de venir. Si on voit que quelqu'un est très mal, je demande à la sœur si cette personne est catholique, souvent cela ne se trouve pas dans l'histoire de la malade. On va donc trouver les gens eux-mêmes et on parle avec eux jusqu'à ce qu'ils soient d'accord. Les catholiques croient que c'est une manière d'ouvrir à l'âme les portes du ciel. Je pense que c'est sympathique la manière dont ils accompagnent les gens. Quand on va recevoir les derniers sacrements, on se confesse d'abord. C'est ce qui me plaît toujours le plus dans le catholicisme parce que je crois que l'obligation de se confesser est comme un petit rappel que nous sommes toujours accompagnés : je devrais réellement commettre moins de péchés. Et si les catholiques peuvent tenir pour vrai qu'après la confession on est tout propre, cela doit être incroyablement beau" (G 170-171).

 

Les diagnostics

Dans le cadre des cours, des malades étaient confiés aux étudiants pour qu'ils essaient d’établir des diagnostics. "Chaque fois on nous en confiait un. On parlait avec eux et on en arrivait parfois à des conversations déconcertantes pour lesquelles je n'étais pas préparée. Il me semblait que Dieu seul pourrait suppléer à mon insuffisance en assumant toute la direction de l'entretien. Je pensais que je devrais prier beaucoup plus, confier à Dieu tous les désirs que je découvrais et qu'alors il pourrait agir malgré mon ignorance et mes hésitations. Je commençai donc à prier longtemps, soir après soir, lui expliquant tout d'abord le plus souvent les cas, lui montrant pour ainsi dire du doigt mes difficultés, jusqu'à ce qu'un beau jour, mi-honteuse, mi-amusée, je m'aperçusse que j'avais mis en quelque sorte des limites humaines aux capacités de Dieu, m'imaginant qu'il avait besoin de mes explications pour réussir. Dès lors, je supprimai dans ma prière mes indications et elle devint davantage une conversation avec Dieu où je lui abandonnai partout la direction, l'adorant en le contemplant. Il me sembla alors vraiment que bien souvent c’était lui qui dirigeait mes conversations avec les malades, faisant un peu de moi son porte-parole ; ainsi je pus parfois aider d'un conseil. Il était pour moi de plus en plus évident que Dieu assigne les jours de maladie à ceux qui en sont frappés pour que ces jours soient des jours de recueillement intérieur ; ils devraient mieux reconnaître ce qui d'ordinaire n'allait pas en eux et, grâce à la distance imposée par leur séjour à l'hôpital, embrasser d'un seul coup d’œil leur vie quotidienne, apprendre à voir plus exactement leurs difficultés et devenir ainsi capables de les maîtriser. Mais pour cela le dialogue est important et c'est pourquoi le médecin devrait être aussi un homme de prière, ayant toujours en réserve mille possibilités d'aide. Ce côté de la profession me rendait très heureuse ; c'était aussi l'occasion de mieux comprendre l'homme, ce qui ouvrait par la suite davantage la voie au dialogue et à la thérapeutique ; la révélation de la nature intime du malade établissait soudain un nouveau rapport entre les symptômes et les différentes causes de la maladie, qu'il fallait alors utiliser de façon nouvelle" (F 267-268).

 

Les piqûres et autres interventions

Les étudiants avaient aussi un cours de technique médicale dans lequel ils devaient pratiquer diverses petites interventions, par exemple des piqûres. "Lorsque je dus faire ma première piqûre, je n'eus pas le courage de piquer ainsi tout simplement quelqu’un d'étranger ; j'étais trop maladroite. J'allai donc tout d'abord dans une chambre voisine et me piquai la jambe... J'eus dès lors le courage de m'approcher des malades avec une seringue. Il y avait à ce cours toute une série d'interventions avec lesquelles nous devions nous familiariser, et avec le temps je les accomplissais toujours plus joyeusement" (F 268).

 

Le Professeur Neergard

"En soi le Professeur Neergard – qui est interne de Rudolf Staehelin - ne nous était ni sympathique ni antipathique. Sa vanité nous faisait un peu sourire. Il faisait toujours précéder le cours pratique d'une introduction dans laquelle il n'expliquait pas seulement les prochaines interventions, mais traitait aussi une question morale. L'une d'elles revenait toujours : le médecin était responsable de ce qu'il faisait, il devait avant chaque injection s'assurer scrupuleusement que la bouteille ou l'ampoule était bien remplie du bon médicament ; personne ne pouvait le décharger de cette responsabilité. Ce contrôle faisait précisément partie de ses devoirs" (F 268-269).

 

"Nous sommes environ trente au cours". Un lundi, Neergard avait chargé Adrienne d'un programme assez important. "Il était entre autres prévu que je viderais un abcès du poumon dans l'amphithéâtre, mais auparavant j'avais à m'occuper dans différentes salles d'interventions plus bénignes. Lorsque j'entrais dans l'amphithéâtre, encore tout essoufflée d'avoir couru un peu partout, les étudiants étaient déjà réunis et le malade étendu ; Neergard me dit qu'il voulait juste faire lui-même la piqûre pour l'anesthésie locale, car cela ne présentait aucun intérêt, et qu'ensuite je pourrais continuer. Il avait dans la main la seringue pleine et il piqua ; au même instant je vis le malade pâlir, se dresser sur son lit, puis retomber mort. Ce fut un spectacle affreux ; tout se passa si brusquement qu'au premier moment on se regarda sans vraiment comprendre. Neergard lui avait administré de la cocaïne au lieu de la novocaïne, une dose qui en quelques secondes avait provoqué la mort. Neergard a toujours dit que le médecin portait seul la responsabilité de ce qu'il injecte ; il ne peut pas dire qu'il pense autrement" (F 269 ; G 157).

 

"Neergard a tout de suite renvoyé tous les étudiants. Tous partirent sauf moi. J'ai remercié Dieu quelque part de ne pas avoir fait l'anesthésie. Neergard me demande pourquoi je ne m'en vais pas. Moi : Je veux voir ce qui va se passer ; finalement je ne suis pas tout à fait étrangère à l'affaire. Neergard fait alors venir Staehelin et il dit devant moi qu'il n'y peut rien : la sœur Marie, cette cruche, etc." Différents professeurs et internes se précipitèrent dans la salle les uns après les autres. Adrienne rejoignit les autres étudiants dans l'antichambre et quelqu'un vint leur dire qu'un accident venait d'avoir lieu, que nous devions tranquillement rentrer chez nous. Cela me sembla parfaitement injuste et je refusai d'une voix haute et décidée, au nom de tous, bien que nous ne nous fussions pas concertés. On poussa dehors le lit avec le mort recouvert d'un drap. Le Professeur Staehelin vint expliquer aux étudiants que Neergard avait injecté par erreur un faux liquide, une dose mortelle de cocaïne à la place de la novocaïne prévue. La mort était survenue si rapidement que les antidotes utilisés n'avaient produit aucun effet" (F 269-270 ; G 158).

 

"L'après-midi je n'ai pas eu le courage d'aller aux cours. Tuer simplement comme ça un homme! Et j'ai choisi une profession où ça peut se produire. Nous venions d’expérimenter de façon tragique ce que pouvait aussi signifier être médecin. J’étais complètement bouleversée, ne comprenant plus quel sens pouvait encore avoir cette profession si ardemment désirée. A présent, j'aurais préféré enseigner ou devenir femme de ménage, n'importe quoi, mais plus médecin. Jusqu'ici, tout ce que j'avais appris, les choses faciles comme les difficiles n'avaient fait que me fortifier dans ma profession. Maintenant c'était fini et il me sembla que c'était pour toujours". Adrienne voulut rester seule, sans même en parler avec Sutermeister. "Il était impossible de parler, impossible de faire autre chose que d'être désespérée. J'errai longtemps dans les rues, tout à tour dans des quartiers animés ou déserts... Tout était sans espoir. A quoi bon étudier si on en arrivait à tuer des hommes par pure négligence, une négligence toutefois tellement humaine ? Jusqu'à présent, j'avais toujours été heureuse d'avoir des responsabilités. Maintenant je n'avais plus qu'une idée : laisser tomber ce jeu dangereux. Récemment celui qui était tombé de l'échafaudage, et maintenant celui qui se fait tuer par le médecin... La mort si proche. Ce n'est pas ma mort maintenant qui est importante, le Bon Dieu s'en occupera bien. Mais les autres ! Mais comment se fait-il que j'aie peur pour les autres et pas pour moi? Là où d'autre part on doit quand même toujours se considérer comme le plus grand des pécheurs. Où est la cohérence dans tout cela ? De temps à autre, la question de Dieu resurgissait timidement, mais elle n'avait pas la force d'apporter la lumière dans la nuit de mon désespoir" (F 270 ; G 158).

 

Finalement Adrienne se retrouve devant la porte de son amie Pauline Müller. Elle lui raconte tout ce qui s'est passé. "Pauline fit alors quelque chose de tout à fait extraordinaire ; elle descendit à la cave chercher une toute petite bouteille de champagne que nous bûmes ensemble, lentement ; notre conversation n'en fut pas plus animée ; néanmoins je me calmai, bien que j'en eusse à peine bu un verre. La bizarrerie de cette folie de champagne au milieu de la journée, après l'épuisement de ma longue promenade, la présence de mon amie, tout contribua à faire disparaître ou tout au moins à atténuer mon affreuse tension intérieure. Bien sûr, la douleur et mon désespoir ne s'étaient pas envolés, mais je commençais de pressentir que cet effroi n'était pas définitif, que je le vaincrais. Comment ? Cela m’échappait encore complètement" (F 271).

 

Le lendemain, Adrienne et ses amis allèrent par exception au principal cours clinique du Professeur Staehelin ; tous les internes s'y trouvaient aussi. Et Staehelin parla du cas de la veille ; "il le fit à sa façon, maladroitement", et ramena toute l'affaire à un accident de service ; il ne fut pas question d'éthique médicale. Staehelin et Neergard dirent aux étudiants qu'ils devaient se taire sur l'affaire, que c'était un secret médical, qu'ils n'avaient pas le droit d'en parler en dehors de l'hôpital. "C'est vraiment un malheur". Ça, Adrienne peut le comprendre, "mais que Neergard rejette sur l'infirmière la responsabilité qu'il préconise toujours, je trouve ça parfaitement dégoûtant". Il y aura un procès et les personnes directement concernées qui se trouvaient au premier banc et Mlle von Speyr seront convoquées comme témoins. "Et chacun devra dire dans ce cas que le médecin n'est pas responsable. Je me suis levée devant tous et j'ai dit : Monsieur Neergard, ce que je vais déclarer, ce ne sera pas ça du tout. Mais je dirai exactement ce qui est à dire dans un cas de ce genre selon votre propre enseignement. J’étais follement agacée, mais enfin j'ai osé. Naturellement il s'est mis en colère et il a dit : J'aurai encore à vous parler. Moi : C'est tout à fait inutile, je ne veux plus échanger un mot avec vous... Par hasard Wilhelm et Sutermeister n'étaient pas au premier rang ; ils disent qu'ils feront exactement comme moi. D'autre disent : on dépend quand même de lui parce que c'est avec lui qu'on devra passer l'examen ; ils n'attachent pas d'importance à ce qu'il soit condamné. Moi : Moi non plus, mais il doit savoir que je le considère comme une espèce de cochon". Puis Adrienne, Wilhelm et Sutermeister décidèrent de ne plus aller au cours de Neergard (F 271-273 ; G 158-159).

 

Quelques semaines plus tard Adrienne dut se présenter comme témoin devant le magistrat instructeur. Wilhelm et Sutermeister aussi furent convoqués. Neergard fut acquitté, mais Staehelin l'a mis à la porte. L'infirmière reçut d'abord quelque chose sous conditions, mais elle fut ensuite acquittée. Neergard a cherché à revoir Adrienne. "Il m'a attendu à tous les coins de l'hôpital, mais je n'ai jamais voulu. Finalement plus personne n'est allé à ses cours". En fait, avec ses amis, elle a tout fait pour dissuader les autres étudiants de suivre encore des cours de Neergard. Il a essayé de lancer d'autres cours, mais sans succès, et finalement il a quitté Bâle (F 285 ; G 160-161).

 

Médecins et patients

"Il y avait encore pour moi quelque chose d'autre dont il était difficile de parler avec des camarades parce que moi-même n'y voyais pas très clair, bien que j'en fusse accablée. Si nous, les médecins, devions être les témoins de la vie et de la mort, de la naissance et du trépas, si un rôle important, voire même déterminant du point de vue humain, nous était parfois dévolu, le malade et son entourage devaient alors pouvoir compter entièrement sur nous, non seulement sur notre science mais aussi sur notre être. Nous devrions nous tenir là avec une certaine transparence, une limpidité et une pureté totales, avoir une sorte de sincérité qu’aucune contradiction intérieure ne saurait ternir. Je ne pensais pas que nous pourrions jamais acquérir une certitude personnelle de cette disponibilité profonde, de ce détachement à l'égard de nos péchés, mais je croyais pourtant que nous devrions constamment y aspirer. Il me semblait aussi que le fait d'être souvent appelés à entendre les confessions des malades, l'aveu de leurs fautes, d'être ainsi mis en contact avec tous les problèmes du péché devrait nous amener nous-mêmes à confesser nos propres fautes. Certes, je le faisais assez souvent devant Dieu, mais cela ne me suffisait plus. Je commençais très sérieusement à soupirer après la confession dont je n'attendais pas seulement une action purifiante en moi et pour moi, mais aussi – et cela presque avant tout - un effet profond sur les rapports humains avec les malades : il ne serait plus possible de couper au couteau ni même peut-être de distinguer la part de faute qui revient aux autres et celle qui me revient. Mais vraiment personne dans mon entourage ne semblait être catholique, et je n'avais aucune possibilité d'en discuter" (F 273-274).

 

La fin du semestre

"Durant ce premier semestre clinique, nous apprîmes naturellement une foule de choses et avant tout les phénomènes habituels des maladies, pour découvrir dans quelle direction il fallait continuer nos investigations. Nous lisions aussi toute espèce de traités et d'introductions aux différents domaines de la médecine. Mais le sommet, ce qui était vraiment déterminant, restait la rencontre avec le malade en tant qu'homme. C'était un peu comme si tout le reste passait à côté ; ceci en faisait bien partie, mais n'était jamais l'essentiel" (F 274-275).

 

"Le dernier jour du semestre, nous allions, avec notre carnet d'étudiant, d'un professeur à l'autre pour recueillir les signatures nécessaires. Hotz était assis dans l'antichambre, derrière une petite table à pansements ; après avoir signé, il regardait chaque fois la couverture du carnet pour voir à qui il appartenait. Quand ce fut mon tour, il me dit : Spierli, j'ai encore un mot à vous dire". Adrienne est légèrement inquiète tout en regardant Hotz continuer à signer. "Il était assis avec sa blouse blanche de médecin, l'air un peu absent. Lorsqu'il eut fini, il se leva et s'approcha de moi : Il faut que vous me promettiez quelque chose. Je le regarde. Lui : Je voudrais votre consentement avant que je vous dise de quoi il s'agit. Moi : Oui, oui, bien, il peut l'avoir. J'étais légèrement angoissée, de quoi pouvait-il s'agir ? Puis il ajouta : Vous devez me promettre que vous ne serez jamais infidèle à la médecine, quoi qu'il arrive. Je fus alors un peu effrayée et j'ai dit : Je n'ai pas l'intention d'être infidèle. Lui : Non, mais il se pourrait qu'on essaie de vous en détourner. Et vous n'avez pas le droit de vous en laisser détourner. Et deuxièmement, vous devez me promettre de rester toujours comme vous êtes. J'ai ri : Je ne peux quand même pas promettre ça ! Lui : Vous pouvez au moins penser que votre professeur le souhaite. Et si un jour quelque chose arrivait qui pourrait vous changer, vous y cramponner fermement et penser : je n'ai pas le droit de changer. Et moi de répondre à voix basse, embarrassée : C'est bien ce que je veux. Lui : Ça ne me suffit pas tout à fait, j'ai besoin d'une promesse ; voyez-vous, certains jours on se lasse ; j'ai remarqué combien l'affaire Neergard vous a bouleversée, mais je ne voulais pas m'en mêler ; cela aussi, on doit le supporter, complètement et presque dans l'abandon. Mais d'autres déceptions viendront et brusquement vous tournerez le dos à la profession, peut-être pour épouser le premier venu, que vous prendrez parce qu'il vous l'aura demandé juste le jour où vous serez découragée. Promettez-moi donc de rester aussi fidèle à la profession que vous l'êtes maintenant. Je promis. J'étais un peu impressionnée, mais pas au point d'oublier une autre requête, aussi je continuai : Cet été, je voudrais prendre du service à la clinique. Hotz regardait au loin, comme à travers la caisse à instruments, presque comme s'il n'avait pas entendu. Je fus effrayée de ma propre audace, mais c'était trop tard, je ne pouvais pas me reprendre. Il me dit alors : Oui, c'est entendu, mais n'oubliez pas votre promesse. Il s'est ensuite levé, me tendit la main, garda la mienne un moment dans la sienne en disant très doucement : Rester courageux, c'est justement être fidèle ; j'ai votre promesse. Et je suis partie avec le sentiment d'avoir vécu un instant très solennel, un sentiment moitié dans le ventre, moitié dans le cœur. Je ne le revis jamais" (F 275 ; G 161-162).

 

Des vacances à la Waldau

Après ce premier semestre clinique, vinrent les vacances : à la Waldau comme il se doit. "Ce furent des vacances tout à fait délicieuses ; j'avais beaucoup de traités de médecine à lire parce que je voulais pratiquer chez Labhardt au semestre suivant et qu'en été commençait mon travail à la clinique. Tout ce que je lisais me paraissait plein de sens, pénétrait en moi de quelque façon, s'adaptait à ce que j'avais appris en hiver en l'élargissant. Vers le soir, j'allais souvent en vélo à Bolligen, dans la région du Bantiger et dans les vallées avoisinantes. C'était un début de printemps très doux ; il était agréable de pédaler puis de s'arrêter n'importe où pour regarder l'animation des villages ou avoir une vue sur la contrée".

 

"Je me rendis un dimanche à l'église de la Waldau. Ce ne fut pas une expérience heureuse. Je me sentis complètement dépaysée. Le pasteur Henzi était un homme d'un certain âge, aimable et bienveillant ; il me paraissait ne pas avoir la force d'extraire de la Parole tout son sens. Après le prêche, je fis les cent pas avec lui... Et soudain il m'apparut que de toute évidence le protestantisme était le contraire d'une promesse, qu'il était une sorte de recul. Il y subsistait bien quelque chose de l'accomplissement, mais quelque chose qui était comme détaché de l'arrière-plan voulu par Dieu ; la parole était suspendue en l'air, coupée de son union avec Dieu".

 

"Il se fit que, le même jour, je rencontrai dans un corridor un prêtre et que je vis comment une infirmière – pas une malade – s’agenouillait sur son passage. Je lui demandai ensuite pourquoi elle l'avait fait. Elle me répondit qu'il portait le Seigneur. Cela me sembla une fois de plus très étrange, mais je ne pouvais en demander davantage ; et de même que le prêtre portait le Seigneur, je portai aussi en moi les paroles de la garde-malades ; de temps en temps je les répétais comme quelque chose d'important, un peu timidement, mais pourtant dans la joie. C'était comme si l'on pouvait frapper à ces mots ; ils étaient là, faisant écho, même s'ils n'avaient pas encore de ton propre. Je ne les ressentais pas comme une inquiétude, mais plutôt comme une exhortation légère, amicale et bienveillante à prier davantage, peut-être même à prier pour mieux comprendre" (F 276-278).

 

7. Septième semestre (Été 1926)

 

La mort du professeur Hotz

Retour à Bâle. "Bien que j'aie toujours préféré vivre à la Waldau plutôt qu'à Bâle, il y avait quelque chose qui rendait au printemps mon départ plus facile. A Bâle, toute la végétation avait quelques semaines d'avance, peut-être bien trois semaines, sur Berne ; c'était chaque fois une joie de constater la différence".

 

"Mais cette fois, un gros souci pesait sur la salle d'opération ; le Professeur Hotz était tombé malade à Vienne, il souffrait d'une perforation d'estomac extrêmement grave ; une opération immédiate – c'était la troisième – ne put apporter aucune amélioration importante à son état. Les nouvelles étaient tantôt pleines d'espoir, tantôt de nouveau décevantes. Il me semblait que son absence avait rendu la vie beaucoup plus terne, beaucoup plus ordinaire. Ses médecins-chefs se donnaient la plus grande peine pour le remplacer, mais le maître avec sa bonté et sa nature stimulante nous manquait beaucoup. La chirurgie parut perdre de son intérêt, et ce défaut gagna les autres branches. Pour celles-ci, cela venait du fait que notre réflexion médicale commençait lentement à s'ordonner et les diagnostics à se grouper sagement" (F 279-280).

 

"Sur son désir, on avait ramené Hotz en Suisse. Quand je sus qu'il était là, je me réjouis. Mais au visage de sa sœur, je devinai combien il allait mal. Il était à la clinique Andlauer. Je préparais pour Hotz de petites gelées d'oranges et de citrons, et j’étais remplie de fierté en apprenant qu'il en prenait chaque fois un peu. Et il en voudrait une chaque jour. Et il dit toujours qu'on ne doit pas oublier de remercier la Spierli. Mais personne ne peut lui rendre visite, même pas ses enfants. Uniquement sa femme et sœur Hedi, mais elles aussi très brièvement. Il mourut au début de juin, après de terribles souffrances, mais on raconta qu'il avait été très bien jusqu'au bout et avait aussi conservé tout son humour. La nouvelle de sa mort ne fut pas, bien sûr, une surprise pour moi, mais elle m'atteignit pourtant très profondément. C'est pour moi très dur. Je lui dois tant. Je l'ai beaucoup aimé". Les étudiants se concertent et décident d'organiser une collecte pour une couronne de fleurs. "Nous avons recueilli près de trois cents francs pour la couronne. Ce fut une couronne avec uniquement, uniquement, uniquement des roses rouges. On les a fait venir exprès de Hollande par avion. Il y avait presque cinq cents roses. C'est moi qui ai eu cette idée. C'est aussi ce que je préférerais quand je serai morte. Blanc fait quand même un peu triste. Des roses blanches, je les trouve jolies sur un bureau. Quand on peut leur prêter un peu de sa propre vie" (F 281-282 ; G 163. 166-168).

 

Au début du semestre il y a eu élection du bureau pour l'association des étudiants en formation clinique : trois au bureau principal, deux au bureau adjoint. Adrienne est la seule fille au bureau principal. L'impression que cela lui fait ? "Je ne prends pas ça au tragique. Mais on peut quand même faire quelque chose. On peut décider des choses et ensuite les faire passer... Des choses utiles sont adoptées pour les cours et pour les démonstrations, pour les dates d'examens et des histoires d'aides-internes" (G 162-163).

 

Encore une demande en mariage

Au cours du trimestre arrive, pour suivre les cours, un Suisse romand. Adrienne raconte : "Il était grand et bien bâti. La première fois qu'il est entré dans la clinique médicale, j'ai pensé : Mon Dieu qu'il est beau, ce type ! Après le cours, il vint vers moi comme si nous étions de vieilles connaissances et m'accompagna en pathologie ; nous nous assîmes l'un à côté de l'autre. Puis il s'est assis quelque part dans l'amphithéâtre et il a mis ses jambes sur la table. Pas trace de retenue". Cet étudiant s'appelait Guénin. Quelque temps plus tard, en rentrant chez elle, la bonne annonce à Adrienne "qu'un long monsieur avec une serviette sous le bras l'avait réclamée avec insistance". Adrienne étant alors absente, ce monsieur était revenu alors qu'Adrienne prenait le café dans la chambre bleue avec sa mère et sa tante Marguerite . "La bonne surgit tout à coup et me dit  que le monsieur qui était venu pour moi était au salon. J'allai et trouvai Guénin, mon beau camarade. Il était là, plutôt couché sur le sofa qu'assis, ses jambes croisées allongées sur le bord du canapé empire ; il fumait une cigarette sans aucune gêne, exactement comme s'il avait été seul et chez lui. Il me tendit la main sans se lever. La situation était des plus bizarres ; je sentis qu'il se préparait quelque chose de tout à fait inhabituel et en fus inquiète. Il me dit, apparemment tout à fait sûr de son affaire, qu'il venait me demander si nous voulions nous marier juste au début des vacances ou un peu plus tard. C’était moi maintenant qui avais de la peine à contenir ma voix ; je répondis aussi calmement que possible qu'il n'était pas le moins du monde question de mariage ; premièrement je ne voulais pas du tout me marier et deuxièmement, si cela devait arriver, ce ne serait sûrement pas avec lui. Il ne se laissa pas décontenancer. Il savait ce qu'il savait et cela lui suffisait ; je ne devais pas faire taire mon cœur, il était heureux de mon amour, mais il avait pensé que j’étais assez intelligente pour dire oui, sans plus ; car il était absolument évident que je l'aimais autant qu'il m'aimait. Rien n'y fit, sa conviction était inébranlable. Lorsque finalement je le jetai dehors plus ou moins violemment, il me promit avec le plus grand naturel de revenir le soir. Il avait choisi ce jour-là pour nos fiançailles et nul autre, parce que ce matin, quand il ne put me découvrir nulle part au cours de Staehelin, il lui était apparu plus clairement que jamais qu'il m'aimait et qu'il ne pouvait plus supporter de ne pas savoir où je me trouvais. Je lui défendis de revenir le soir tout en sachant que, malgré l'énergie de mon interdiction, je n'avais aucune chance de succès. Il était si sûr de lui que mes paroles ne firent sur lui aucun effet, elles semblaient perdre toute substance en cours de route, il ne les entendait pas et je ne ne savais même pas s'il en percevait le son". Quand Adrienne retourna dans la chambre bleue, on lui demanda ce qui se passait. "J'étais encore si bouleversée que j'eus de la peine à expliquer qu'on m'avait demandé ma main. Maman manifesta aussitôt beaucoup d'intérêt pour cette histoire". Madame von Speyr voulut en savoir beaucoup plus sur ce Guénin : il "paraissait être en tout point exactement le gendre qu'elle souhaitait. Son père est directeur de banque à Delsberg. Elle : C'est quand même une chance incroyable! Elle semblait enchantée, se réjouissait de faire sa connaissance, admirant par avance sa ténacité". Le soir, pour éviter Guénin, Adrienne alla chez son amie Georgine, et c'est madame von Speyr qui reçut Guénin. "Quand il fut tard, je téléphonai pour savoir s'il était parti. Il l’était, je rentrai donc. Maman l'avait trouvé très sympathique et agréable, elle avait convenu avec lui de rendre visite à ses parents, à Delsberg, un de ces prochains jours". Madame von Speyr se rendit effectivement à Delsberg. "Elle en revint enchantée ; la famille était charmante, prêtre à m'accueillir comme belle-fille et même à attendre aussi longtemps qu'il le faudrait, jusqu'à ce que je donne enfin mon consentement... Maman était inépuisable sur les détails relatifs à sa visite ; j'appris comment était l'argenterie et les tartelettes ; le tablier blanc de la domestique et la moustache du beau-père ne pouvaient manquer de m'impressionner. Maman avait emmené une photo de moi. Et tous avaient trouvé que j'étais charmante, charmante. Et ils se réjouissaient pour leur René d'un si beau parti. Maman a dit : Oui, elle est encore un peu jeune et un peu dissipée, mais très raisonnable et ce succès lui monte un peu la tête, n'est-ce pas ? C'est ainsi qu'ils ont quasi célébré mes fiançailles sans moi. Je lui dis : En tout état de cause, il n'en est pas question". Guénin a continué à poursuivre Adrienne périodiquement pendant des années, lui créant encore des difficultés à l'époque de son mariage. Plus tard, il fut interné à plusieurs reprises dans des asiles d'aliénés, il eut une crise religieuse, il offrit à Adrienne un Nouveau Testament, il deviendra communiste en Espagne, exerça la profession de médecin, fut envoyé en prison à plusieurs reprises (F280. 286-288. 299 ; G164-165).

 

Aide-interne en chirurgie

Après les funérailles du Professeur Hotz, "la vie quotidienne nous reprit très vite". En attendant que le successeur du professeur Hotz fût choisi, "Merke et Heusser se partagèrent la clinique chirurgicale. Leur façon d'enseigner, résolument différente et pas encore formée par la moindre expérience, correspondait tout à fait à ce qu'ils étaient... Le temps passait ; mon poste d'aide-interne en chirurgie commençait le 1er juillet (le semestre ne va que jusqu'en août, mais je suis engagée pour dix semaines). J'avais pris la ferme résolution de travailler comme s'il n'y avait rien d'inquiétant dans l'air, et je me réjouissais de ce travail. Il me captiva véritablement dès la première seconde et toutes les questions, tous les problèmes de travail m'accaparèrent entièrement. Il y avait énormément à faire, tellement qu'on n'en avait jamais fini sans que pour cela cela donnât lieu à quelque agitation ; le travail au contraire était joyeux, paisible. Je fus attribuée à un certain docteur Theodor Huber qui était à la première division des femmes ; il s'agissait d'une quarantaine de cas chirurgicaux qui changeaient très souvent, car c'étaient surtout des cas opératoires. Toute la matinée se passait en salle d'opération ; comme il n'y avait à cette époque qu'une salle en service (l'autre était en réparation), le programme commençait très tôt. La plupart du temps, il y avait déjà une intervention à cinq heures ou à cinq heures et demie ; les plus jeunes, dont je faisais naturellement partie, avaient le bonheur d'assister aux opérations les plus matinales. Il y avait bien sûr infiniment à voir et à apprendre. Toute ma famille était en vacances, j’habitais seule à la Sevogelplatz. Le matin, je me levais vers quatre heures et me rendais habituellement à pied à l'hôpital ; cela faisait une bonne demi-heure de trajet... Dans la salle d'opération, on s'affairait déjà ; les sœurs lavaient et préparaient les instruments ; dans le couloir, un lit vide dont l'occupant avait déjà été endormi dans la petite pièce adjacente. Les opérations sont faites par les médecins internes et les médecins-chefs. Mon travail consistait surtout à tenir ouvert au chirurgien le champ opératoire avec de grosses pinces, et à éponger le sang. Parfois se présentaient de petites besognes spéciales comme une narcose, une anesthésie locale, une couture, un pansement ; chacune d'elles me faisait clairement ressentir que la profession devenait sérieuse, toujours plus irrévocable et sans retour possible" (F 284-285 ; 289-290 ; G 169).

 

"Au bout d'une semaine environ, j'assistai pour la première fois à l'ablation d'un goitre par le docteur Merke qui, au début, m’inspirait pas mal de crainte. Il incarnait pour moi le type même du chirurgien, audacieux, toujours calme et réfléchi. Ce type est d'une sobriété inouïe. Il me plaît beaucoup maintenant. Il ne s’énerve pas le moins du monde. Il opère comme on coud une robe, de point en point. Si on ne voit pas quelque chose, il vous l'explique d'une voix paisible. Pas le moindre théâtre. Je crois que je n'ai plus peur du tout de lui maintenant. Il m'en impose énormément. Je ne pus dormir de la nuit, tant j'étais excitée ; j'avais peur de ne pas placer convenablement les agrafes, de ne pas étancher le sang assez vite, de ne pouvoir en aucune façon satisfaire à ma tâche devant ce maître, et par-dessus le marché de causer peut-être du tort au malade". Pendant qu'Adrienne se lavait les mains avant l'opération, "Merke entra et me donna des indications sur ce que j'aurais à faire, de cette manière calme et objective qui était la sienne. Au cours de l'intervention, il continua ses explications, bavardant entre-temps un peu avec la malade, et il me sembla que cette conversation nous unissait tous dans un travail commun. Ma peur s'était envolée depuis longtemps, seule subsistait en moi une grande confiance et une nouvelle sorte d'engagement qui affermissaient en moi le sentiment de ma responsabilité pour tout ce qui arrivait au malade. A partir de ce jour, j'assistai Merke presque quotidiennement et chaque opération constituait d'une certaine façon un moment fort dont je me réjouissais chaque fois énormément" (F 290-291 ; G 171).

 

"Autre moment fort, la petite visite privée supplémentaire que je faisais seule le soir, avant de regagner la maison, allant d'un lit à l'autre. Il ne s'agissait plus du tout de chirurgie, mais de contact humain. Quelques malades avaient grand besoin de parler de toutes sortes de choses, de leurs soucis, de leurs joies, de leur vie à la maison, de ce qu'ils attendaient de leur séjour à l'hôpital. Pour beaucoup, cette période semblait être une coupure dans leur vie : ils voulaient en tirer un enseignement qui plus tard pourrait les soutenir et leur ouvrir de nouvelles perspectives sur leur vie quotidienne et ses exigences. Pour beaucoup, ce séjour à l'hôpital était un événement qui leur apportait quelque chose d’encore indéfinissable ; c'était la première prise de contact avec une vie formée d'autres valeurs que celles, bien établies, de leur foyer ; pour le moment celles-ci paraissaient écartées, mais pourtant – ils le pressentaient déjà maintenant – elles reprendraient bien vite leur place fixe. Quelques-uns s'étonnaient que ces valeurs ne résistent pas, avec le recul, à un premier examen apparemment plus sérieux. D'autres en prenaient conscience seulement à ce moment-là. De toute évidence, l'accident ou la maladie, puis la peur non négligeable de l'opération, le tourment des souffrances, l'humiliation des traitements, la gentillesse des garde-malades, la brusquerie ou la bonté des médecins, le dépaysement de ce séjour parmi des étrangers, la lente adaptation à ce nouveau milieu, à des habitudes jusqu'alors inconnues, tout contribuait à ôter au sol sa solidité première. De nouvelles idées, de nouvelles possibilités surgissaient. La caractère de chacun, ce qui en constituait le fond, ne tardait pas à se manifester partout et nous, qui faisions partie de l'hôpital, avions souvent l'occasion d'intervenir et d'aider un peu à y voir clair" (F 291).

 

"Pour autant que je me souvienne, j'ai peu prié à cette époque ; lorsque j'avais du temps pour réfléchir, je pensais surtout aux problèmes formulés ou non des malades et cherchais à en venir à bout en les transposant dans des rapports plus vastes, débouchant de quelque façon en Dieu. Toute la journée, j'adressais à Dieu d'innombrables prières courtes et ferventes, mais ne pratiquais ni la contemplation ni la prière suivie. Dieu ne m'était pas étranger, mais il était à peine ou pas du tout question de m'approcher plus près de lui ou de mieux le comprendre. Merke était catholique. Cela faisait parfois monter en moi une sorte d'interrogation" (F 294).

 

Une nuit aux urgences

L'été de 1926 fut un été très chaud avec de fréquents orages. "Le premier août fut lourd et pénible ; on opérait dans la petite salle d’opération parce qu'on aménageait la grande pendant les vacances d'été ; il y faisait particulièrement chaud, la ventilation ne marchait pas et l'espace manquait". Il y avait en ville d’innombrables fêtes cet été-là. "Il y avait une exposition nautique et dans le Petit-Bâle un bateau avec bar et dancing. Les internes y allaient, racontant avec enthousiasme comment ils y passaient leurs soirées. Cela ne me tentait pas. Ce premier août, alors que la salle d'opération était le plus étouffante et que personne ne semblait travailler avec un plaisir particulier, Merke surgit soudain ; il se fit que nous nous trouvâmes seuls un instant, tandis que nous nous lavions les mains. Puis il me dit presque incidemment : ce soir, tous veulent aller sur le bateau ; je pense que vous et moi pourrions assumer seuls la garde. Il ne se passera peut-être rien, on ne sait pas. Je pense ne m'être jamais sentie aussi adulte de toute ma vie qu'en entendant ces mots. J'avais peur – qu'est-ce que tout cela allait bien pouvoir donner ? - mais me sentais honorée, comme si je comprenais déjà quelque chose à la chirurgie, et surtout j'aurais aimé pousser des crois de joie. Mais ma nouvelle dignité, ainsi que le lieu, me l'interdisaient. Ce n'est que lorsque Merke me demanda : Etes-vous d'accord ? Que je murmurai un oui presque indifférent. Mais c'était un oui lourd de signification, ayant un sens durable qui m'engageait pour toujours. Peut-être un maître ne sait-il jamais combien il engage son disciple" (F 297-298 ; G 172).
 

Ici s'arrêtent les "Fragments autobiographiques". Le P. Balthasar note à la page 299 : "C'est sans doute par lassitude qu'Adrienne abandonna la plume... A la fin de ce récit, Adrienne n'a que vingt-quatre ans et elle devait mourir à soixante-cinq ; nous sommes encore bien loin des tournants décisifs de sa vie, de sa conversion au catholicisme, qui devait combler la recherche passionnée, désespérée, qu'elle nous a décrite". Ce qui suit de la vie d'Adrienne, provient donc uniquement de "Geheimnis der Jugend" ("Mystère de la jeunesse").
 

Une nuit aux urgences (suite)

Le soir, pour huit heures, tous étaient partis "parce qu'ils voulaient aussi souper sur le bateau. A 8 H 05, on apporte le premier cas que je n’oublierai jamais de ma vie. Une femme avec une perforation de la vésicule biliaire, ce qui est très rare. Ensuite nous avons opéré depuis huit heures dix le soir jusqu'à quatre heures du matin. Une urgence après l'autre. A quatre heures, nous sommes allés dans la salle des internes où je ne vais jamais d'habitude. Lui : Bon ! D'abord se refaire. Et il va servir. Du vin, je ne vais pas vous en donner parce que vous êtes trop fatiguée. Il a donc fait un mélange de sirop et d'un peu de schnaps, et du pain beurré avec du jambon. J'ai mangé comme une enragée après huit heures d'opération. Puis nous sommes repassés par l'hôpital. 'Quand on a des cas aussi graves, on ne va jamais au lit sans les revoir encore auparavant'. Il ne voulut pas prendre de taxi afin qu'il puisse mieux dormir. Il m'a accompagnée jusqu'à la Sevogelplatz. Il ne voulait pas me laisser seule : Nous sommes maintenant solidaires, je ne laisse jamais en plan une jeune fille au milieu de la nuit. Et avant huit heures je ne veux pas vous voir à l'hôpital. Et lui ? Il doit y être à nouveau à six heures" (G 172-173).

 

Et le Bon Dieu dans tout ça ?

Elle fait des oraisons jaculatoires... Mais il y a une foule de choses qui lui semblent curieuses, par exemple : "Qu'est-ce que la grâce ? Et puis il y a quand même un tas de morts à l'hôpital. Et un tas de souffrances. Un tas de séparations et aussi de souffrances physiques. Et pourtant ce n'est pas un lieu triste. Parce qu'il y a autre chose. J'ai pensé que c'était peut-être la grâce. Merke a dit : Quand on opère quelqu'un, on doit ensuite aller le voir. Le chirurgien a une responsabilité. Et j'ai pensé : parce que je suis à l'hôpital, j'ai aussi ma responsabilité. Pas seulement parce que je suis à l'hôpital sur mes deux jambes, mais parce que j'ai dans le cœur un mystère qui est très vivant, qui est grouillant de vie. Le soir, avec la responsabilité que j'ai (parce que j'ai quelque chose dans le cœur) , je passe souvent dans les salles très doucement et je ne réveille personne. Mais ceux qui ne peuvent pas dormir et ceux qui souffrent, je les tranquillise. Ils aiment ça. Je vais dans mon service auprès de ceux qui viennent d'être opérés et auprès des vieux qui sont plus ou moins agités, et auprès de ceux qui sont gravement malades, et beaucoup disent qu'à partir de ce moment-là ils ont été tranquilles. A l'un on donne un peu la main, ou bien on la met toute fraîche sur le front, à un autre on donne une goutte de thé... L'amour a beaucoup plus d'effet la nuit que le jour. Le jour, les autres sont là. La nuit, ne sont éveillés que ceux qui ont besoin d’amour. Il se crée ainsi une communauté de ceux qui ont besoin et de ceux qui savent. C'est vers minuit que je fais mon tour. Il n'y a que le samedi que je rentre à la maison. Sinon, tous les jours depuis que je sais qu'on doit, qu'on en est capable. Peut-être le sais-je depuis le 2 août. Merke me l'a montré alors. Il y a comme ça des choses qu'on sait tout d'un coup. 'Le chirurgien a sa responsabilité'. Et je pense que chacun a sa responsabilité. De temps en temps c'est un peu angoissant. C'est comme un voyage dont on ne sait pas où il finit. Les premiers coups d'aviron, on les trouve beaux, mais plus tard, un jour, on sera peut-être mortellement fatigué. En passant dans les salles, je prie un peu. Je demande au Bon Dieu de bien vouloir aider ici, de donner un instant de sommeil à cette pauvre femme, de donner à cette autre quelques bonnes pensées, ou bien de montrer à celle-ci qu'il y a de l’amour dans le monde, que l'existence a un sens... Nous avons une patiente qui a un cancer du sein, elle a comme une cuirasse qui écrase pour ainsi dire de l'extérieur sa cage thoracique. C'est très angoissant parce qu'on n'a plus d'air et qu'on souffre terriblement. J'ai dit un jour au Bon Dieu que si un jour il voulait avoir de moi quelque chose comme ça, simplement comme cadeau, il peut l'avoir. Mais aussitôt j'ai dû rire un peu parce que j'ai pensé que j'étais quand même téméraire. Je ne peux pas dire que c'est dangereux. Mais il pourrait tout d'un coup me prendre au sérieux. Pour que ce soit un authentique cadeau, on devrait le porter convenablement. Il ne s'agirait pas de se plaindre toute la journée. On devrait avoir de la tenue... La nuit, je suis celle qui passe très doucement dans les salles ; dans les salles sérieuses, je sais dire des mots sérieux ; et dans les salles où ils n'ont rien si ce n'est des trucs ordinaires, là je ris beaucoup" (G 173-175).

 

Distribuer du soleil

"Au fond, je vais bien et au fond, je suis triste. Comment expliquer ça ? Je vais bien parce que je suis heureuse à l'hôpital. J'aime bien les patients, je m'entends très bien avec tout le monde. Les gens m'aiment bien. Est-ce que ça ne paraît pas un peu bête de dire que c'est toujours un peu la fête quand je suis là ? Et à part ça, nous avons toujours beaucoup de travail, et il se passe beaucoup de choses tristes, on voit beaucoup de tragédies. Et pourtant on sait qu'on fait quelque chose à quoi on est destiné. Et de temps en temps c'est comme si on avait un très, très, grand panier à linge plein de soleil et qu'on pouvait distribuer ce soleil. Et c'est triste parce que je sais que le Bon Dieu pense au fond à beaucoup plus qu'à un panier à linge". Et Adrienne se sent divisée. "A la maison, maman n'est pas contente de moi. A l'hôpital, les gens sont contents d'une manière ou d'une autre et ils me trouvent drôle et font comme s'ils recevaient quelque chose. Et maman est triste à cause de moi. Elle me voit donc autrement que les gens à l'hôpital. Je suis donc peut-être deux personnes différentes (G 175-176).

 

Un bal de plus

"Dimanche j'ai été invitée à un bal. Chez des gens que je trouve assez ennuyeux. Je n'avais pas la moindre envie de sortir de mon hôpital pour aller au bal. Mais pour finir, j'ai accepté, à condition que je puisse aller à l'hôpital entre temps. C'était une soirée dansante à partir de trois heures... J'ai donc follement dansé toute l'après-midi. Puis tout d'un coup je me suis sauvée rapidement pour une visite à l'hôpital, très brève, en voiture à l'aller et au retour". Tout le monde a ensuite été invité à souper. "Et ensuite j'ai vraiment dansé jusqu'à trois heures du matin... La danse m'a fait terriblement plaisir". Ces dernières années, Adrienne n'avait plus dansé beaucoup ; et après ce bal elle se demande si ce n'était pas une faute de danser ; tout d'un coup elle a pensé qu'elle pourrait mener une vie de ce genre. "S'allier à des gens médiocres et danser avec eux toute la vie". Et le plus gênant, c'est que justement elle en aurait eu envie. Se marier avec quelqu'un comme ça et "le principal plaisir serait de danser deux fois par semaine. Mais de temps en temps je me demande justement si tout ça, avec le Bon Dieu, ce ne sont pas simplement des bêtises" (G 176-177).

 

Vacances de septembre 1926

Le 15 septembre, Adrienne part en vacances pour quinze jours. Pendant ces vacances, elle veut surtout dormir. Elle va d'abord à Bois d'Amont, chez son amie Pauline qui est catholique, puis à Genève chez son amie Madeleine ; et Madeleine demande à Adrienne si elle sait encore qu'elle doit entrer dans un monastère : c'est ce que Madeleine lui avait déjà dit dans le passé. Réflexion d'Adrienne : "Mais moi entrer dans un monastère ! Je ne sais même pas ce qu'est un monastère". Madeleine le sait parce qu'elle a souvent été en Italie avec son mari. Adrienne lui objecte qu'elle est protestante. Mais "Madeleine dit que je ne suis pas du tout protestante. Tu es, dit-elle, en quelque sorte à la disposition du Bon Dieu". Puis Adrienne part pour la Waldau. Là, elle se fait une robe d’hiver tandis que sa sœur Hélène lui fait un manteau "avec un vieux manteau de maman. Vert foncé. Je n'aime pas bien pour un manteau, mais tant pis" (G 177-179).

 

8. Huitième semestre (Hiver 1926-1927)

 

Reprise des cours

Le 1er octobre elle a des cours à suivre avec Ruedi Staehelin. "Cela m'est terriblement dur de quitter la chirurgie. J'ai l'impression que ça me plaira beaucoup moins en médecine". Mais elle est rémunérée : cinquante francs par mois. C'est beaucoup, trouve-t-elle, et sa cousine lui donne à nouveau un chèque. Elle trouve que dans certains services elle n'apprend rien. L'après-midi, elle fait des analyses de sang au laboratoire, elle y apprend à étudier au microscope. Le soir, elle travaille pour Merke, mais seulement trois soirs par semaine en général. Adrienne prend deux jours pour aller fêter à la Waldau les soixante ans de sa tante Jeanne. Après coup, Adrienne réfléchit aux soixante ans de sa tante. "J'ai pensé que ma tante était si gaie parce que peut-être elle ne pense pas du tout qu'elle va bientôt mourir. J'ai pensé alors que chaque jour je voudrais être prête à mourir" (G 179-184).

 

Et le Bon Dieu dans tout ça ?

"Maintenant je vois beaucoup de gens qui meurent très lentement. Des cardiaques surtout, des tuberculeux aussi. On voit comment, pour quelqu'un, ça va de plus en plus mal, très lentement. On peut imaginer qu'ils sont de plus en plus dans la main de Dieu, peut-être qu'auparavant déjà ils étaient aussi solidement dans la main de Dieu, mais on ne le voyait pas très clairement ; maintenant on le voit ; plus ça va mal pour eux, plus visible est la main de Dieu. Il leur donne encore un délai, mais il leur envoie cette maladie pour qu'ils le remarquent. J'essaie toujours de me rendre compte très prudemment s'ils ont conscience de la gravité de leur état. Je n'ai pas le droit d'aborder moi-même le sujet. Je dois toujours l'amener par des détours. Et alors je leur raconte des histoires du Bon Dieu. Par exemple, le Bon Dieu a pensé maintenant que mademoiselle Müller est une bonne couturière et il voudrait faire d'elle maintenant une bonne couturière dans le ciel parce qu'il a décidé de ne plus vouloir être plus longtemps sans elle. Il décide d'un jour, mais il ne lui dit plus rien. 'Si j'allais chercher mademoiselle Müller très, très brusquement, elle serait quand même très étonnée. C'est pourquoi je dois aller la chercher tout doucement pour qu'elle ait le temps de s'habituer. Que pendant un certain temps elle ait un peu des battements de cœur et qu'elle ne soit plus en état de coudre comme il faut et qu'il lui vienne à l'esprit qu'elle pourrait bien être malade et qu'elle aille chez le docteur et que celui-ci prend une mine sérieuse et dise : Ecoutez, mademoiselle Müller, maintenant vous devriez quand même aller un peu à l'hôpital. Et alors elle est surprise et elle pense : de quoi s'agit-il ? Maintenant je suis couchée à l'hôpital, je ne peux plus coudre, je ne vais pas très bien, et finalement j'ai soixante-treize ans, peut-être que le Bon Dieu a frappé un peu à ma porte'. Et alors je regarde si elle rit et si on peut continuer à raconter... Et peut-être que maintenant ce ne sont plus les clients qui sont importants, mais le Bon Dieu. Et c'est justement ce que le Bon Dieu avait voulu : qu'elle commence à ne plus voir ses journées comme des journées de machine à coudre mais comme des journées du Bon Dieu". C'est ainsi qu'Adrienne invente des histoires très simples sur le Bon Dieu. "On ne peut pas faire la même chose avec tout le monde... On n'a pas idée comme le Bon Dieu peut être simple. Je le vois auprès des mourants" (G 184-185).

 

Comment elle prie elle-même ? "De temps en temps je parle vraiment avec lui. Ce n'est pas une prière. C'est lui parler. Dans la prière, on ne sait jamais ce que pense le Bon Dieu. Quand on lui parle, on le sait. Supposons que je doive parler avec mademoiselle Müller et que je sache tout d'un coup : cela doit se faire maintenant, alors je n'ai pas le temps d'y aller par quatre chemins avec le Bon Dieu. Mais quand je pense : il faut que je parle demain avec mademoiselle Müller, alors je m'installe auprès du Bon Dieu et je dis : N'es-tu pas aussi d'avis qu'on pourrait maintenant commencer petit à petit à parler avec elle ? Ne trouves-tu pas non plus que tu es resté assez longtemps caché et que tu pourrais montrer maintenant une partie de ta grandeur ? Alors on sent au plus profond de soi comment le Bon Dieu dit 'Oui, oui' ou 'Hem, hem'. Et puis on écoute justement et on cause avec lui jusqu'à ce que l'affaire soit claire" (G 185-186).

 

Noël

Puis arrive Noël. Adrienne a trois jours de congé pour Noël et deux pour la nouvelle année. "Pourquoi est-on si plein de désirs à Noël ? Chaque année, la nuit de Noël, je ne peux pas dormir. Je suis toujours un peu déçue. Comme si on avait attendu un cadeau énorme et on est servi avec cinq centimes. Comme si on pensait : il y a quelqu'un qui m'aime, il pense depuis des semaines à la manière de me faire plaisir et aujourd'hui il fait un visage très mystérieux et puis il dit tout d'un coup : Oh ! Je l'ai maintenant oublié". Pour la nouvelle année, Adrienne va à la Waldau. "La veille du jour de l'an, à la Saint-Sylvestre, il y a un bal chez les patients dans l'Althaus. Ce fut sympathique, nous avons dansé" (G 187-188).

 

De retour à Bâle, Adrienne fête Noël avec un peu de retard, toute seule dans sa chambre. Elle a fait "quelque chose comme une célébration avec le Bon Dieu". Elle a allumé le petit arbre, elle s'est assise et elle voulait se confesser. "Je n'ai pas pu le faire comme ça en restant assise et je me suis mise à genoux par terre. Et au moment où je voulais tout dire, je n'ai plus rien su. Combien de péchés peut avoir une personne normale comme ça ? Je m'étais préparée en balayant ma chambre et en la chauffant. Impatience par exemple... Et que ça me fait un peu plaisir que les patients pensent que je suis le vrai médecin. Que j'aime peut-être vraiment bien qu'on m'adore un peu.. Une demi-douzaine de choses comme ça. Et je voulais alors les confesser. Et quand j'ai voulu le dire, je n'ai plus rien trouvé... Et j'ai compris que le Bon Dieu veut simplement maintenant qu'on se réjouisse de son enfant. Puis j'ai imaginé comment la Mère de Dieu tient son enfant sus ses genoux et prie ; mais peut-être ne prie-t-elle pas, elle lui chante plutôt, des berceuses comme ça, pour qu'il s'endorme et soit heureux. Et cela est aussi une prière, je ne le savais pas du tout... J'ai donc un peu chanté, plus avec l'âme qu'avec la voix, mais il me sembla que je n'étais pas particulièrement seule... Ce fut une célébration de Noël comme ça" (G 188-189).

 

Sentir Dieu ?

Adrienne était seule chez elle, sa maman n'était pas là ni ses frères ni sa sœur. Elle a pris terriblement froid, elle a toussé "à faire pleurer le Bon Dieu". Un médecin l'examine et pense tuberculose. En fait, c'était une bronchite aiguë, elle est restée au lit pendant quatre jours dans son ancien service. "Je n'ai pas eu peur du tout, je n'ai jamais pensé que j'avais la tuberculose. J'ai seulement pensé au Bon Dieu durant ces cinq journées. Je ne l'ai pas fait intentionnellement. Simplement, pendant quelques jours, je n'ai vécu qu'avec Dieu. Un peu prié et entre deux pensé à lui". Mais elle se demande si ce n'est pas son péché qui l'empêche "de sentir le Bon Dieu totalement. Il y a pourtant des gens qui sentent le Bon Dieu. Je ne veux pas dire sentir avec les sens ; comment dire ? Ils s'approchent de lui parce qu'ils font exactement ce qu'il veut. Et il y a les autres. Dont je fais partie... Et si l'on faisait ce qu'il veut totalement, totalement, totalement, est-ce qu'on le sentirait ? Il se pourrait que Dieu ne veut pas qu'on le sente ; ce serait un peu comme s'il voulait qu'on soit aveugle. Dans ce cas-là le Bon Dieu le dirait quand même auparavant, non ? Si on lui disait que le Bon Dieu veut qu'elle soit aveugle, il y aurait sans doute des moments où elle chercherait l'adresse d'un bon oculiste. Est-ce que ce serait mesquin ?" (G 189-191).

 

Vacances à la Waldau

"Les six mois à l'hôpital sont maintenant passés. Je vais à la Waldau". Elle aime beaucoup travailler, mais elle se demande si elle ne devrait pas arrêter un semestre pour faire de la philosophie et de la théologie. "Je voudrais mieux comprendre les autres, mieux comprendre aussi l'état de maladie, et apprendre aussi à connaître certaines nécessités de Dieu et des hommes que, pour le moment , je ne fais que deviner. Je sens qu'il y a là un grand pot avec dedans un tas de vérités... On devrait un jour aller voir tout ce qu'il y a là. Plus tard, je n'aurai plus le courage. Je me suis interrogée sérieusement... Du Bon Dieu, je ne sais presque rien. Et du désir de Dieu qu'ont les gens, je ne sais presque rien non plus. Et du désir que Dieu a des hommes, je ne sais rien non plus".

 

Adrienne vient de lire un livre : "La confession d'un médecin". "Ce n'est pas un bon livre. C'est un médecin qui commence à pratiquer la médecine et qui fait quelques fautes grossières si bien qu'il est épouvanté et qu'il arrête. Il a l'impression que c'est un crime au fond pour lui d'être devenu médecin. Pour moi, c'est différent : je comprends toujours mieux le bien-fondé de mes études ; je dois devenir médecin, mais plus je le vois et plus je saisis l'exigence et la profession, moins je comprends le pourquoi".

 

"Ces vacances sont très bizarres. Je m'entends toujours mieux avec mon oncle et ma tante. Je ne peux plus imaginer un monde sans eux. Et pourtant j'épouvante toujours un peu mon oncle. Il m'a dit récemment qu'il avait craint que je fasse ces études par curiosité, que j'avais pris la profession qui répondait à la plupart des questions. Maintenant il voit très bien qu'il n'en est rien. Mais il voit tout aussi clairement qu'il ne connaît pas la vraie raison. Il dit quelque chose comme ça de tout à fait charmant. Mais si je lui disais que j'arrête, il dirait : Je m'y suis toujours attendu ; et ça le soulagerait".

 

Le 1er mai, Adrienne va à Zurich avec Marti Luginbühl - le médecin dont elle est l'interne - pour rendre visite à mademoiselle le docteur Baltischwiler, chirurgienne à l'école d'infirmières. Celle-ci aimerait bien qu'Adrienne devienne chirurgienne pour la remplacer plus tard (G 191-193).

 

9. Neuvième semestre (Été 1927)

 

Les cours

"Maintenant, c'est un nouveau semestre. On pratique dans tous les coins. Maintenant on n'a plus rien à faire dans le service, on y est tout à fait étranger. Beaucoup de cours. Avec Labhardt et Ludwig et Henschen, avec Ruedi Staehelin, avec Oppikofer, avec Werthemann et avec Roessle. C'est beaucoup, mais ça va quand même. Je fais partie des gens qui suivent toujours, seulement on ne demande pas comment. Naturellement je dois beaucoup turbiner. Il ne me reste pas beaucoup de temps. Toujours des cours jusqu'à sept heures du soir. Souper à la maison à huit heures. Et ensuite chaque soir on doit encore lire deux ou trois heures : chirurgie, médecine et maladies particulières à la femme. De gros bouquins. On doit se préparer. J'ai fait un travail pour le petit cercle clinique sur la transfusion de sang, cela aussi a pris du temps. Et puis quelque fois le soir avec Merke. Et de temps en temps je vois encore les sœurs de chirurgie et de médecine". Elle a toujours les mêmes amis : Wilhelm et Sutermeister, et Rast et Rössiger et Jenny. "Pour aller d'un cours à l'autre aussi nous sommes toujours ensemble" (G194-195).

 

Et le Bon Dieu dans tout ça ?

"Dieu : on peut l'emmener partout avec soi... comme une question... De temps à autre je désespère de lui... De temps en temps c'est comme si j'étais aux petits soins avec lui... D'un homme qui aime beaucoup sa femme, on dit bien qu'il est aux petits soins avec elle. Avec le Bon Dieu, ce n'est pas la même chose. Le mari explique tout à sa femme et, avec le Bon Dieu, j'aimerais bien tout lui expliquer. Et donc je suis pour ainsi dire aux petits soins avec lui pour qu'il fasse avec moi ce qui est à faire. Il y a là un étudiant qui ne croit plus, là une femme malade. Bon ! J'emmène le Bon Dieu avec moi ; qu'il veuille bien rendre la foi à cet étudiant ou aider cette femme.". Elle pense que Dieu peut se servir 'un peu' d'elle. Lors d'une opération, on ne peut éviter aux gens de souffrir. Quand je fais une injection difficile, je pense qu'il faut bien que j'enfonce l'aiguille. Il y a quelque chose de très imparfait dans la médecine : le fait qu'on ne puisse pas prendre sur soi ce qui incombe de souffrances aux autres. Et pourtant il y a quelque chose qu'on peut prendre sur soi ; on peut si bien se donner du mal avec les patients que quelque chose en retombe sur le médecin. Et avec le Bon Dieu c'est possible dans une mesure beaucoup plus grande encore sans qu'on puisse préciser exactement".

Adrienne ne prie pas beaucoup en ce moment. "Peut-être une fois un Notre Père, chaque jour deux ou trois. Et de plus quelques prières que j'invente moi-même. Mais maintenant justement, je parle peu dans ma prière. Souvent pas du tout. Comment dire ça ? Quand mon père vivait encore et que j’étais une toute petite fille, souvent, comme tout d'un coup, il m'arrivait de languir de lui. Il était dans sa chambre, occupé à lire ou bien il faisait des comptes ou autre chose. Alors j'entrais, toute seule, il y était habitué et il ne disait rien. Et je restais là simplement. Sans parler parce qu'il était occupé. C'est ainsi que je pense souvent : je m'approche un peu du Bon Dieu, tout doucement. Je ne veux pas le déranger, seulement être un peu avec lui. Parce que je me languis de lui" G 195-196).

 

Portmann

"Toujours dans le même semestre, un tas d'affaires compliquées. Avec des hommes. Merke, Portmann". "De temps en temps on a des conversations, on sait exactement ce qu'on dit, je vois très clairement que chaque parole que je dois dire m'est inspirée. Mais ce n'est qu'après coup qu'on comprend qu'il s'est passé quelque chose de décisif. On a certes voulu dire quelque chose de décisif, mais au moment de la conversation, on ne l'a pas vécu comme quelque chose de décisif". Adrienne est partie avec Portmann se promener le long du Rhin. "Nous sommes amis depuis l'année 23 et, dans cette amitié, nous avons pensé tous les deux, chacun de notre côté, que cela pourrait peut-être finir par un mariage. Nous avions eu ensemble de bons moments, mais qui étaient tous très intellectuels. C'était comme si chacun s'approchait de l'autre par ce qu'il avait dans l'esprit. Peut-être y avait-il aussi pas mal d'ambition dans l'ensemble, une sorte d'ambition enfantine. Nous étions toujours heureux quand nous avions trouvé quelque chose, découvert quelque chose et que nous l'avions partagé ensemble. Lui surtout avait toujours fortement le besoin de montrer où il en était. Et de temps en temps on sentait comment il était proche maintenant de la question de savoir si c’était maintenant pour la vie. Je ne lui ai jamais laissé poser la question. Maintenant il est grand temps de lui dire : il n'en est pas question. Nous nous promenons le long du Rhin, il parle de son travail, moi de la médecine ; il pense déjà absolument à une chaire de professeur. Naturellement je pense aussi un peu à quelque chose de ce genre, il y a un certain nombre de mes professeurs qui veulent absolument m'orienter vers une carrière académique. Mais on ne fait pas un mariage avec deux professeurs... Il y a un mystère dans ma vie et je ne peux pas y toucher. Tant qu'existe le mystère et qu'il est comme un voile autour du mystère du mariage, je n'ai pas le droit de l'enlever pour voir ce qu'il y a derrière". Plus tard, les relations d'Adrienne avec Portmann sont devenues rares, il est peu souvent à Bâle. "Nous n'avons pas à gommer ce qui a été" (G 196-198).

 

Merke

Et puis l'histoire avec Franz Merke, plus tard professeur de chirurgie. "J'aime Merke autrement bien que Portmann. Jusqu'à présent j'aurais peut-être dit : Portmann est celui qui m'aime et Merke est celui que j'aime. Si on peut dire. Donc il m'en impose de manière incroyable. Mais d'autre part il a besoin d'une femme. Il a besoin d'amour. Il a besoin de quelqu’un qui l'attend, qui est à la maison quand il rentre fatigué, avec qui il peut parler de ses soucis et de ce qui l'intéresse. Il a besoin au fond de se donner lui-même et il a besoin d'enfants. Et toute la question est de savoir si on ne devrait pas lui donner tout cela. On pourrait travailler ensemble. Nous travaillons très bien ensemble. Je peux très bien m'adapter à sa manière. Nous avons un rythme de travail qui peut très bien s'accorder. Et de plus il n'y a pas la moindre jalousie. Naturellement il est plus âgé et il a un autre développement que moi. Mais si j'ai un jour une idée qui est juste quelque part, il ne se présente pas du tout comme celui qui l'aurait eue lui-même. Je ne sais pas : si nous avions des enfants et un ménage, peut-être que je n'exercerais pas la médecine, mais que je travaillerais avec lui, et je crois que ça pourrait aller". Est-ce que cette perspective l'attire ? "C'est un peu difficile à dire. Il y a peut-être le même mystère qui fait obstacle. Il y a toujours le mystère avec le Bon Dieu. Merke est catholique. Je sais que cela signifie quelque chose pour lui, qu'il croit vraiment. Je serais très heureuse de pouvoir me marier avec un catholique. Parce que je crois que c'est l'unique forme possible de christianisme. Ce serait très beau aussi d'arriver au catholicisme par son mari. Et pourtant je ne désire pas aller voir un curé demain pour parler avec lui". Adrienne et Merke restèrent de très bons amis, mais cela n'alla pas plus loin (G 198-200).

 

Le travail

Adrienne a toujours beaucoup à lire pour la médecine et la psychiatrie. Tout l'intéresse. "La recherche est intéressante. Et les rapports entre l'anatomie du cerveau, la physiologie du cerveau et les maladies du cerveau : très captivant. Puis je travaille beaucoup au microscope, je dessine, je m'applique à la pathologie. C'est simplement beaucoup de travail, beaucoup de préparations, aller souvent dans le service pour vérifier ce que deviennent les cas. On parle des patients, de la profession, des cas. On parle métier. Nous sommes maintenant dans la période où l'on voit un tas de problèmes de médecine".

 

En juin 1927, Adrienne va à l’hôpital pour enfants comme aide-interne. C'est le pédiatre Wieland qui l'a demandée. "En soi, la pédiatrie ne m'intéresse pas beaucoup, mais j'ai dit oui parce qu'il est très bon d'y fourrer un jour son nez. J'ai eu des enfants extraordinairement gentils. Ils étaient en partie gravement malades, enlevés à leur famille ; les parents se rongeaient de chagrin chez eux et ils ne pouvaient que rendre peu de visites à leurs enfants. On voudrait bien pouvoir leur donner davantage de droits de visite. J'aime tant les enfants. C'est si charmant : de temps en temps les enfants ont un peu peur de vous parce qu'on a une cuiller en main pour regarder dans leur gorge, ou une piqûre. Mais on peut leur dire tant de choses et finalement il n'y en a que peu qui pleurent. Mais ce fut fatigant. La plupart du temps au travail à six heures du matin et on n'était jamais seul avant onze heures du soir". En fait Adrienne recevait beaucoup de visites de diaconesses du service de l'hôpital. "Elles ont toutes mal à l'âme, ces diaconesses. Alors on leur parle un peu du Bon Dieu. Je me demande si beaucoup ne devraient pas attendre une parole du Bon Dieu".

 

La mère d'Adrienne commence à se réjouir de ce que les études de sa fille se terminent dans un an et demi. "Ça la flatte un peu. Elle a une telle foi dans la médecine. Pas en ma médecine, mais au titre de docteur" (G 200. 203-204).

 

Toujours la question de Dieu

"La nuit, quand je suis dans ma chambre et que je prie, c'est souvent comme si toute la journée avait été un rêve. Et comme si tout le sérieux et aussi la tristesse - mais une tristesse qui est vraie et qui a un sens – ne seraient à trouver qu'en Dieu. Le soir, on voit aussi tout ce qui a été surmonté au cours de la journée, comment était limité tout ce qu'on a fait naturellement, tout ce qu'on a dit joyeusement, tout ce qu'on a ressenti avec joie ; et quand on est seul avec Dieu et que les limites tombent, la joie aussi se volatilise, on voit le sérieux de ce que Dieu demande et on lui fait sérieusement une promesse et on ne peut quand même jamais formuler la promesse parce que c'est comme lui donner carte blanche. On sait qu'il veut quelque chose, mais on ne sait pas quoi. Et chaque fois qu’après la prière on dit à la fin : 'Et tout', avec ce 'tout' on pense à ce qu'on ne voit pas, à ce qu'il sait, à ce qu'il voudrait en quelque sorte. On lui promet cela, un peu comme la promesse que fait une fiancée à son fiancé pour la vie, et elle ne sait pas au juste ce que sera cette vie, elle se remet seulement entre ses mains. En tout cas ce sera quelque chose de très différent de sa vie actuelle. Et pourtant on ne peut pas promettre seulement lorsque Dieu a déjà montré ce qu'il veut, on doit promettre avant. De même que la fiancée fait sa promesse à son fiancé avant qu'elle en ait fait l'expérience" (G200-202).

 

Pour un bilan de ces années de médecine (1923-1927)

C'est une quantité de travail, d'expériences, de rencontres.

1. Une personnalité riche, aux multiples facettes, qui séduit nombre d'étudiants et de professeurs. Qui va en brosser le portrait ?

2. La médecine : le dessein se concrétise, c'est le grand bonheur.

3. Dieu : c'est l'éternelle question. Toujours présent et toujours caché. Qui est-il ? Que veut-il d'elle ?
 

Tous les détails rapportés dans les deux autobiographies d'Adrienne n'ont pas été reproduits ici. L'essentiel provient des "Fragments autobiographiques", p. 201-299 et de "Geheimnis der Jugend", p. 97-204. Dans "Adrienne von Speyr et sa mission théologique" (p. 22), le Père Balthasar évoque brièvement toutes ces années d'études.


 

VI. Mariage (juillet-septembre 1927)

 

1. San Bernardino

Adrienne va partir en vacances vers le 10 juillet. Sa cousine Bernoulli lui a donné un chèque daté du 10 juillet pour qu'elle soit sûre qu'Adrienne ne l'emploie pas autrement. "Je peux partir en vacances avec 500 francs. Le monde entier m'est ouvert. Et je dois prendre des vacances, je n'ai pas le droit d'utiliser l'argent autrement. Je vais aller à l'office de tourisme chercher des prospectus et voir. Je préférerais aller dans les montagnes, n'importe où... Il faut aussi un lac parce que c'est plus beau. Depuis mon enfance, je n'ai plus vu de vraies montagnes" (G 203). "A San Bernardino, il y a un lac et des montagnes et un tas de promenades... J'ai écrit à un hôtel. Cela coûte quinze francs par jour". Elle va donc prendre des vacances, mais elle voudrait en même temps passer la moitié de la journée à travailler pour l'examen d’État l'année suivante. San Bernardino, dans le canton des Grisons, à 1600 mètres d'altitude.

 

2. L'hôtel

Elle part de Bâle en car, "rien qu'avec des Bâlois que je ne connaissais pas le moins du monde". Elle avait emmené son vélo. "A l'hôtel, ils m’avaient promis une chambre merveilleuse, mais maintenant j'ai un réduit affreux. Et à vrai dire il fait terriblement froid. A l'hôtel, je ne connais personne. C'est pour moi un peu sinistre". Elle n'est qu'à cinq mètres d'une petite chapelle. "Chaque matin, ça sonne à cinq heures. Je vais y aller un jour. Je me suis acheté deux robes, deux d'un coup. Le premier soir, j'ai mis la plus belle et je suis entrée toute seule dans la grande salle à manger. Quelque part j'ai eu une table pour moi toute seule. Et bien que beaucoup parlent le dialecte bâlois, je ne connais personne. Je ne sais pas comment on va faire. Est-ce qu'on va faire connaissance avec les gens ? Je ne sais pas du tout ce qu'ils pensent".

 

Le lendemain de son arrivée, Adrienne est allée se promener. "Des promenades intéressantes. On doit constamment sauter par-dessus des ruisseaux. Et pour la première fois de ma vie, j'ai vu des marmottes. Ça m'a aussi donné des pensées amusantes au sujet du Bon Dieu. Il est justement là aussi auprès des bêtes que personne ne voit. Et tout d'un coup arrive quelqu'un et il les voit. Ce sont des bêtes pleines d'humour. Et il faut aussi de l'humour pour les créer... Tout est encore étranger, mais ce fut une belle promenade" (G 205-206).

 

3. Le Moltone

Quelques jours plus tard, Adrienne connaît tout l'hôtel. Elle était montée au Moltone. "Tout droit là-haut, en longeant la petite chapelle, simplement sur le mont devant ma fenêtre. J'ai mis des brodequins de montagne comme toujours et pris un bâton ferré comme toujours. De plus, j'avais mis ma robe rose ; je n'avais rien pris pour manger. J'avais estimé à vue : deux heures jusqu'en haut. Puis tout se passa d'une manière assez différente. Premièrement, c'est un mont dangereux, ce que je ne savais pas. C'est pourquoi tout l'hôtel s'est terriblement agité, et c''est ainsi que j'ai fait connaissance avec tout le monde. Une fois j'ai glissé en bas d'un rocher, ce qui ne m'a pas fait grand-chose. D'en bas, cela ne semblait pas dangereux, mais justement on ne voyait pas le plus haut sommet. De temps en temps, on devait bien regarder pour savoir comment continuer, mais ça allait toujours. Et là-haut, c'était plein de marmottes, sûrement quarante. Avec un gardien sur un rocher, qui était terriblement amusant. Une fois, dans l'escalade, il m'a fait monter huit mètres au moins tout à fait à la verticale. Je me suis écorché les mains. Et je me suis trouvée alors à un endroit tout à fait stupide. Mais ensuite je ne l'ai trouvé que passionnant, un peu dangereux sans doute, on devait justement faire attention. Ça a toujours été. Jusqu'alors je n'avais jamais connu des éboulis et je ne savais pas ce que c'était. Et partout des crevasses dans la pierre. Quand je suis arrivée en bas, tout l'hôtel était réuni. Quelqu'un m'avait découvert avec une longue-vue, sans me reconnaître. Une femme en danger ! Alors quelques personnes avaient passé l'après-midi à me regarder avec la longue-vue et ils ne savaient pas s'ils devaient envoyer ou non une équipe de sauvetage. Dieu merci, ils ne l'ont pas fait, car c'est une affaire qui coûte cher" (G 206-207).

 

"Alors les gens se sont présentés, ou bien pas". Il y a là un avocat, Wieland, qui est aussi colonel, il est là avec sa femme et ses deux fils. Quand Adrienne s'est présentée, on lui a dit "que tous savaient depuis longtemps qui j'étais. Le colonel a voulu parler un moment avec moi. Il m'a passé un savon. Sympathique et pourtant insistant. Manifestement, je n'avais aucune idée des montagnes ; on n'a jamais le droit d'entreprendre quelque chose sans s'informer ; le Moltone est connu comme dangereux. Il veut bien m'accompagner si je veux. Moi : Je préfère aller seule. J'aimerais bien être seule, on peut alors mieux penser. Lui : Il est d'accord, mais je dois lui dire quand même chaque jour où je vais. Là-dessus il m'a invitée à déguster une bouteille de champagne avec sa femme et ses enfants" (G 207).

 

4. Une soirée dansante

Le jour où Adrienne est montée au Moltone, est arrivé le Professeur Iselin de Bâle. "Il a réuni pour danser un certain nombre de Bâlois qui sont ici. Un tas de gens très sympathiques pour une part". Il y avait donc Iselin et sa femme, Oeri (rédacteur en chef des Basler Nachrichten) avec sa femme et ses enfants, le peintre Pellegrini (peintre bâlois connu) et aussi Dürr (professeur d'histoire à l'université de Bâle) qu'Adrienne ne connaissait pas, même pas de nom. "On a dansé et parlé tant et plus, ce fut follement gai. Les Wieland aussi étaient là. Uniquement des gens qui ont une certaine vie. Je ne peux pas dire qu'ils sont proches de Dieu, mais ils veulent quelque chose et ils sont intelligents et amusants... Wieland a raconté l'histoire du Moltone. Vue du bon côté. Alors j'ai été un peu... je ne sais pas... le centre. Tous furent très gentils, surtout les messieurs. Entre les danses, Oeri et Dürr furent d'avis que nous pourrions parler un peu de choses sérieuses. Cela dura jusqu'à trois heures du matin. Je me suis couchée avec l'impression d'avoir passé une soirée sympathique... Pellegrini m'a invitée à monter au Muccia avec lui l'un de ces prochains jours. Ce serait mon premier quatre mille mètres" (G 208).

 

5. Emil Dürr

"Le matin, peu après huit heures, on frappe à ma porte. Je n'avais pas fermé ; je dis d'entrer, c'était la petite fille des Pellegrini. D'une manière très grave, elle dit : Le Professeur Dürr est en bas et il fait demander quand je vais descendre, il aimerait bien aller se promener avec moi. Ça m'a agacée. Pendant les vacances, si je vais au lit à trois heures du matin, je ne vais quand même pas aller me promener à huit heures du matin. Donc je lui dis que je n'y vais pas. J'ai autre chose à faire ce matin. Et à vrai dire je voulais dormir. Et j'essaie toujours de dormir et je ne peux plus ; ce Dürr est quand même un type curieux ; je me lève donc avec l'intention de sortir pour la journée. Je sonne afin de commander un panier repas. Et le petit déjeuner aussi, tout de suite. Je descends, je prends mon petit déjeuner, j'emporte mon panier repas. Le premier que je rencontre, c'est Dürr. Il avait bien pensé que je me montrerais. Et ça m'a à nouveau agacée. 'Oh ! Je vois que vous avez un sac à dos. Où allez-vous,' Moi : 'Où allez-vous ?' Lui : il avait pensé monter au Zucchero. Moi : Très bien ! Je monte à l'Uccello. Lui : Alors il peut finalement monter aussi à l'Uccello. Et si j'étais sympathique, j'attendrais un quart d'heure, le temps qu'il prenne son panier repas. La veille déjà il m'avait dit qu'il avait deux petits garçons. Je lui demande : Que faites-vous des garçons aujourd'hui ? Lui : Ils sont avec la gouvernante. Moi : Je préfère aller me promener toute seule, j'ai aussi emmené un livre et je vais lire. Alors il a demandé très humblement : Puis-je au moins vous accompagner un bout de chemin ? Je lui ai dit : Pas plus d'une demi-heure, ensuite je veux être seule. Il regarda sa montre et dit : Bon ! Une demi-heure. Nous sommes donc partis. Il fut extrêmement sympathique. Si auparavant il n'avait pas été aussi pressant, je l'aurais trouvé très bien". Au bout d'une demi-heure, Adrienne continua toute seule. Quand elle eut marché un bon bout de chemin plus haut, longtemps après, peut-être une demi-heure ou plus, elle se retourne et voit Dürr assis à la même place, la tête cachée dans ses mains. Adrienne n'a pas continué longtemps sa marche, elle a pris le repas qu'elle avait emmené, est redescendue et pour une heure elle était de retour à l'hôtel. Dans sa chambre, elle a prié "comme une folle. "J'ai supplié le Bon Dieu de bien vouloir donner à Dürr une femme pour son chemin de vie".

 

A trois heures, Adrienne va prendre le thé au jardin. "Et pendant que je prenais le thé au jardin, Dürr est revenu". Et il a invité Adrienne à aller jouer aux boules avec Pellegrini dans un café des environs. Adrienne s'en voulait un peu d'avoir largué rapidement Dürr dans la matinée et elle accepta d'aller jouer aux boules pour "réparer" ce qui s'était passé le matin. "Et finalement j'aime bien aussi jouer aux boules, et on ne peut pas le faire tout seul". Dürr était là avec ses deux fils, "deux petits garçons qui ont bu de la limonade rose... En jouant, j'avais toujours l'impression que Dürr trichait un peu pour que mes boules soient les mieux placées. J'en fus à moitié agacée ; d'un côté, je trouvai ça touchant, et d'un autre côté je pensai : tu t'imagines sans doute quelque chose et tu es bête. Puis nous sommes rentrés tous ensemble à l'hôtel". Dürr et Pellegrini logent dans un autre hôtel. En quittant Adrienne, Pellegrini lui propose d'aller la chercher après le souper pour une petite promenade et terminer dans un café sympathique et danser, mais Adrienne n'a pas envie de danser tous les soirs. Après le souper, Pellegrini est bien là, mais tout de suite madame Oeri prend Adrienne par le bras et l’emmène pour une conversation seule à seule. Madame Oeri propose à Adrienne de se rapprocher un peu de la famille Oeri ; elle pense qu'Adrienne doit se sentir bien seule. Réponse d'Adrienne d'une manière bien tiède : "Oui,... peut-être... de temps en temps". Madame Oeri : "Cela vous plaît ? Etes-vous heureuse ? Alors j'ai éclaté : Non. Je ne suis pas heureuse. Votre ami Dürr me fait la cour, ça me répugne. Je ne suis là que pour très peu de temps et je ne peux pas faire ce que je veux. Tout le temps, on dispose de moi". Oeri lui-même confirmera à Adrienne que son ami Dürr était follement amoureux d'elle. Réaction d'Adrienne : "Qu'est-ce que c'est que ce type qui a maintenant quarante-quatre ans et qui tombe amoureux comme ça tout de suite le premier jour ! Est-ce que chaque fois qu'il est en vacances il en trouve une dont il s'amourache ?" Non, c'est la première fois, lui dit Oeri. "Cela fait quatre ans qu'ils vont maintenant ensemble en vacances et ça n'est encore jamais arrivé. Et puis il a reçu de Dürr la mission de me demander si je voulais me marier avec lui. Et tout cela le même jour ! Moi : Il n'en est pas question, et pas du tout"... Ce fut une étrange soirée. J'étais affreusement de mauvaise humeur, écœurée, dégoûtée de moi et de la vie. D'autre part je trouvais Dürr émouvant et Oeri très raisonnable dans ce qu'il disait" (G 208-212).

 

Oeri lui demande ensuite si elle refuserait absolument d'aller se promener avec lui si Dürr l'accompagnait. Adrienne : "Non, bien sûr que non. Mais ils ne doivent pas toutes les cinq minutes provoquer des situations dans lesquelles je me retrouve seule avec Dürr". Le lendemain matin, dès cinq heures, Adrienne va vers Campo de Fiori. Quand elle revient pour midi, elle trouve un mot d'Oeri à la porte de sa chambre ; il l’invite à les accompagner l'après-midi pour chercher tous ensemble des champignons le long de la Moësa. "Je les accompagne. Dürr est là avec ses enfants, et pendant un moment nous fûmes seuls à quatre dans la forêt. Là, nous nous sommes occupés davantage des enfants d'une certaine manière. Plus tard nous avons retrouvé les Oeri. Dürr demande ensuite : Est-ce qu'il peut parler avec moi ? Moi : Oui. Mais j'ai toujours peur de parler avec lui. Lui : Il y a maintenant deux jours que je vous connais et je ne voudrais pas que vous ne me connaissiez que par les Oeri. Je voudrais vous demander si vous voulez devenir ma femme, il n'est pas nécessaire que vous me répondiez maintenant. Je vous aime beaucoup et je sais que non seulement vous me rendriez heureux, mais aussi que vous seriez une bonne mère pour mes enfants. J'ai dit : Non, je ne peux pas l'imaginer".

 

Le 1er août, les estivants ont coutume de faire une fête avec des lampions ; c'est Dürr qui prépare la fête avec les Oeri. Dürr y invite bien sûr Adrienne, qui ne refuse pas. Le 2 août Adrienne monte au Muccia avec Pellegrini et une demoiselle qui était médecin à Bâle. "Ce ne fut pas mal. Nous avons dû bien marcher. En route à quatre heurs du matin et marché comme des sauvages, à travers beaucoup d'éboulis". Cent mètres avant le but, Adrienne s'est sentie mal. C'était son premier quatre mille mètres, mais elle n'a pas pu franchir les derniers cent mètres. "Pour la descente, ce fut excellent, même si j'étais très fatiguée. Ce fut une belle journée... Mais j'ai pris une grande décision dans la montagne : je m'en vais. Je vais à la Waldau. Je vais partir dans deux jours afin qu'il n'y ait pas de scandale". Elle annonce à Dürr qu'elle partait. "Lui : Est-ce qu'il peut me rendre visite à la Waldau ? Et est-ce que je pars à cause de lui ? Moi : Mon argent s'épuise". Mais où est passé tout son argent ? Elle avait cinq cents francs au départ. Elle a été là dix jours à quinze francs de la pension ; de plus les autres dépenses, cela fait environ deux cents francs. Elle a encore cinquante francs maintenant. Le reste de l'argent ? Elle a mis deux cents francs dans la petite chapelle. "Pas par générosité. Simplement pour prendre la décision de partir. Après, c'est irrévocable". Et puis le prêtre paraît si pauvre. "Il en aura peut-être besoin pour lui ou bien il le donnera aux pauvres". Quand Adrienne a dit à Dürr qu'elle n'avait plus d'argent, il était tout prêt à l'inviter ; personne ne le saurait. Elle : "Il n'en est pas question" (G 213-216).

 

6. La Waldau

"Grand départ. Je suis partie le matin vers dix heures. Oeri et Pellegrini et les Wieland étaient là, et Dürr avec ses enfants, même la gouvernante, mais elle me déteste. Parce que, naturellement, elle connaît aussi l'histoire. Et tous m'aident à attacher ma petite valise sur mon vélo, tous m'accompagnent jusqu'au belvédère, jusqu'où j'ai dû pousser". Des kilomètres à vélo, une nuit à l'hôtel, le train et enfin la Waldau où elle aurait dû arriver une semaine plus tard. Là, tous lui demandent bien sûr pourquoi elle était déjà là. Sa sœur Hélène a ses hypothèses, l'oncle a les siennes. Finalement la tante Jeanne tire la conclusion :"Nous saurons un jour la raison, nous n'avons pas besoin de nous casser la tête à l'avance" (G 216-218).

 

A la Waldau, Adrienne pensait être au calme pour réfléchir un peu à ce qu'elle doit faire maintenant. "Car je ne sais pas où j'en suis. S'il n'y avait pas les enfants, je dirais certainement non. Mais les enfants semblent toujours l'exiger. Et pourtant je trouve cela totalement dément". Elle est très à l'aise avec son oncle. "Il m'a pardonné mes études de médecine ; tout est bien. C'est pourquoi j'ai pensé que je pourrais parler un jour avec lui". L'oncle se montre tout disponible pour un entretien ; il l'invite donc dans son bureau. "Ecoute, je ne sais pas ce que je dois faire. Il y a quelqu'un qui voudrait se marier avec moi. Il rit et dit : Ainsi tu en arrives aussi un jour à ce thème. Quelle place a-t-il sur ta liste ? Un peu moqueur comme ça. De Bâle et de Berne et de toutes les villes où ma nièce va se promener, on m'informe toujours qu'elle aurait pu en avoir tant et plus, et qu'elle a refusé. Moi : Et tu crois tout ça ? Lui : Tant qu'on ne parle pas avec moi, il faut bien que je le croie. Mais sa moquerie avait quelque chose d'aimable, de paternel. Moi : Cette fois-ci, c'est différent. Je dois donner une réponse bientôt. J'ai l'impression que c'est pour lui une nécessité de se marier parce qu'il a des enfants. Lui : Pour les autres, tu n'as pas trouvé de raison de te presser. Cette fois-ci, tu sembles vouloir toi-même terminer bientôt l'affaire. Moi : Oui, en soi". Puis Adrienne explique un peu plus la situation ; elle a trouvé Dürr follement amoureux et il s'est comporté d'une manière très stupide. "Il a vingt ans de plus que moi et il a deux enfants. Mon oncle : Mon Dieu, des enfants ! Moi : Pourquoi dis-tu cela ? Lui : Au fond il a toujours pensé que la vie pour moi serait plus simple sans enfants. Je suis presque trop maternelle, il a peur que je me laisse dévorer par le soin des enfants. Et il croit que j'ai quelque chose que je dois garder... Je suis comme un œuf qui n'a pas de vraie coquille. Les gens peuvent très facilement abuser de moi. Et il a toujours vu tant de joie dans ma vie bien que les circonstances aient été réellement défavorables... Puis il a craint aussi que mes patients abuseraient de moi. Moi : Ce n'est pas précisément en ma faveur, ce que tu me présentes là. Lui : Il ne s'agit pas de ça, c'est simplement ce que comprend un vieil oncle. Et les vieux oncles sont toujours d'une certaine manière amoureux de leurs nièces et ils voudraient être aux petits soins avec elles. Moi : Il s'appelle Dürr. Lui : Tiens ! Il vient de lire le premier tome de son histoire de la Suisse, c'est vraiment un ouvrage remarquable". Et le vieil oncle voudrait bien en parler un jour avec Oeri. Le soir même il a téléphoné à Oeri. Dernière question du vieil oncle : est-ce qu'Adrienne en a parlé à sa mère ? Est-ce qu'elle sait déjà quelque chose ? Adrienne : Non. "Lui : Ce serait plus raisonnable que tu le lui dises" (G 219-221).

 

7. Visite d'Emil Dürr à la Waldau

La mère d'Adrienne était à Berne chez les de Quervain, qui l'avaient invitée à souper. Le vieil oncle a été la chercher. Adrienne raconte : "J'étais très ennuyée de devoir lui en parler. Je le lui ai dit en une phrase : J'en ai un qui veut absolument se marier avec moi, et ce ne sera pas très facile de lui donner une réponse négative, il a vingt ans de plus que moi et il amène avec lui deux enfants. Maman s'est presque sentie mal, elle a tout juste encore eu la force de dire : Quelle horreur ! Pour l'amour de Dieu, pourquoi je ne prends pas Portmann... C'est simplement stupide de se marier avec un vieil homme qui a deux enfants". Puis Oeri est venu, il a été longtemps avec l'oncle, et ensuite il a raconté à Adrienne le contenu de cet entretien. Adrienne est allée dans sa chambre, elle a prié longtemps. "Mais après, je n'étais pas moins troublée qu'avant, bien que je sois restée une heure avec le Bon Dieu". Le dernier facteur passe à huit heures du soir et Adrienne avait promis à Oeri d'envoyer un petit mot à Dürr : "Je vous attends samedi prochain, votre train arrive à telle heure. Prenez le tram jusqu'au Breitenrain, je serai là. Et il ne doit pas rester pour le repas même si on l'invite. Il y a encore un train avant six heures avec lequel il peut rentrer à Bâle. Parce que, au bout de deux heures, j'aurai certainement dit le maximum de ce que j'ai à dire. Je vais le chercher comme convenu. J'ai été terriblement effrayée quand je l'ai vu. Il est indiciblement laid. Il a en quelque sorte des yeux fidèles qui regardent avec toute cette laideur. Et puis j'ai horreur des moustaches... Nous nous sommes promenés et nous avons parlé de choses intéressantes. De l'université, des cours". L'oncle s'entretient avec Dürr pendant vingt minutes. Quand ils revinrent, "on avait l'impression qu'ils étaient déjà parents. J'ai parlé encore un moment avec lui dans le jardin. - Quand puis-je revenir ? - Je vous écrirai. - Je ne peux donc pas emporter une promesse ? - Non - Vous ne m'aimez pas du tout ? - Je ne sais pas". Puis l'oncle est arrivé et ils sont partis. "Je suis montée dans ma chambre et j'ai pleuré tant que j'ai pu, et j'ai eu une mauvaise conscience, tout à fait horrible. Que j'aie pu le laisser partir bredouille. Je ne lui ai absolument rien donné, absolument rien. Et il aurait tellement aimé souper ici. J'étais en rage contre moi. Car on ne joue quand même pas comme ça avec un homme. Et je ne veux pas du tout jouer. Et je joue quand même" (G 221-227).

 

8. Fiançailles

Adrienne est remplie de doutes. "Au fond, je ne veux pas. A côté de cela, il y a quelque chose qui parle en sa faveur : les enfants et lui-même". Mais comment être médecin, mère de ces enfants et épouse de Dürr, sans compter les obligations mondaines ? Et d'autre part ce mystère qui est en elle et qui veut dire une vie pour les autres. "Si je me marie, ma vie sera si pleine que je n'aurai plus le temps de m'occuper des autres comme il faut. Peut-être est-ce lâcheté de fuir de la sorte. Mais si Dieu le veut, encore une fois ce n'est pas de la lâcheté. Enfin, je n'en sors pas". Dürr lui écrit "des lettres interminables" auxquelles elle ne répond pas. Et d'autre part "je ne peux pas le laisser languir éternellement". Il devait aller à la Waldau un dimanche ; Adrienne va le chercher au tram encore une fois. "Sur le chemin de la maison, nous avons fait un détour. Par la forêt. Et dans la forêt, il a commencé à pleurer. Et moi, je ne supporte pas ça. Un homme ne peut quand même pas pleurer à cause de moi. Il dit : Si je ne peux pas me marier avec lui, il voudrait pouvoir garder quand même mon amitié. Mais il ne comprend pas pourquoi je ne suis pas mariée depuis des années. Et ainsi il a pensé que j'étais peut-être restée libre pour lui. Il m'aime très prodigieusement et il pense que ses enfants m'aimeront bien... Le tout d'une manière si douloureuse. J'ai terriblement pitié de lui" (G 228-229).

 

Adrienne rentre à Bâle. "J'étais terriblement malheureuse quand je suis rentrée à la maison". Adrienne et Dürr se promènent ensemble dans les rues de Bâle. "Arrive toujours un moment où je ne pense plus que je dois me marier avec lui. Alors je suis à nouveau normale, je peux parler avec lui de tous les sujets possibles. Et quand on parle comme ça, il est chaque fois tout à fait sympathique". Ça a continué comme ça toute la semaine : téléphone et promenade ensemble. Et finalement, "dans la rue Hardstrasse, j'ai dit oui. Et Dürr : Ça vous semble plus dur de me dire oui que de passer un examen, n'est-ce pas ? Moi : Certainement, mais je le dis quand même. C'est oui. Lui : Il faudrait que nous mariions le plus vite possible afin que nous soyons de retour pour le début du semestre. Est-ce que je préférerais aller à Paris ou en Italie ? Moi : Je préférerais l'Italie, mais à la mer. Parce que je pensais qu'on pourrait encore faire des promenades et penser à Dieu. Mais j'aurais aimé aussi aller à Paris, que je ne connais pas. Je ne suis encore jamais sortie de Suisse. Puis nous sommes rentrés à la maison et nous l'avons dit à maman et elle l'a invité pour le souper. Puis nous sommes retournés en ville pour acheter des bagues. Et puis nous avons acheté des faire-part et ramené des enveloppes Ça va très vite. Toute la machine est en route. Maman est ravie. Et c'est bien vrai qu'il a des qualités. Je lui avais suggéré, à Dürr, de se marier avec maman ou avec Pauline Müller ou avec Hélène, mais sans succès. Pour lui, maman est trop âgée, et pourtant elle n'a que sept ou huit ans de plus que lui. Ça n'aurait pas été mal" (G 229-231).

 

9. Mariage

Le mariage civil doit avoir lieu le 17 septembre, et le mariage religieux le 3 octobre. Quand Dürr avait annoncé la nouvelle à ses enfants, Noldi (= Arnold) avait dit : "C'est tellement un amour que j'ai pensé que j'allais me marier avec elle". Le samedi, ils ont été au zoo avec les enfants. "Je trouve les enfants gentils et sympathiques. Noldi est très drôle. Il est comme je m’étais imaginé les enfants que j'aurais voulu avoir". Le petit frère, c'est Niggi (= Nikolaus). Adrienne est allée voir l'habitation de Dürr, place de la cathédrale (Münsterplatz). "Dürr en est terriblement fier". Adrienne réfléchit toujours beaucoup à son avenir : "Je n'ai pas l'impression de faire ce que Dieu veut. Et pourtant je ferais encore moins ce que Dieu veut si je ne me mariais pas maintenant. Si j’étais tout à fait dans la volonté de Dieu, mon corps aussi serait tout à fait dans la volonté de Dieu. Mais quelque chose se hérisse en moi. Et en même temps je sais que ce ne serait pas généreux de ma part si je montrais à Emil que je me hérisse".

 

"A côté de mon grand souci, j'ai quelques petites joies. Par exemple je reçois énormément de fleurs. Toute la Sevogel est pleine de fleurs. Et je reçois aussi des quantités de cadeaux que je trouve sympathiques". Mais elle a toujours l'impression de contracter mariage de manière forcée en quelque sorte. Dürr et elle reçoivent beaucoup d'invitations : "Nous courons d'un lieu à l'autre... J'ai fait la connaissance d'un tas de professeurs. Naturellement je ne peux rien faire, il n'est pas question d'études". Ils sont allés aussi à la Waldau pour les soixante-quinze ans de l'oncle d'Adrienne. "Je lui ai dit : Je veux me marier à la Waldau. Il en fut saisi d'une véritable épouvante. Moi : C'est à prendre ou à laisser. Je ne veux me marier nulle part ailleurs. Lui : Que dois-je faire alors avec les patients ? Moi : Une fête. Lui : Il faut qu'il laisse passer une nuit là-dessus. Moi : Cher oncle, c'est décidé ! Lui : Bon ! Il veut bien céder une dernière fois à mon esprit buté" (G 231-234).

 

"La mairie ne m'a pas fait la moindre impression, car j’étais vendue à l'avance. La veille, Emil m'a dit tout d'un coup : si je veux renoncer, je peux très bien le faire. Et si je veux me marier avec lui sans devenir sa femme, il est aussi d'accord. Il me promet qu'il ne fera usage d'aucun droit s'il en était ainsi décidé. Moi : Il n'est est pas question. Mais je suis effrayée de ce qu'il voie en moi si profondément. Je pensais qu'il n'avait rien remarqué. J'ai dit que je voulais être pour lui une véritable épouse... Mais je me suis presque sentie mal quand je lui ai dit cela. D'autre part je ne pouvais pas parler autrement. Et je me suis prise d’affection pour lui quand il m'a parlé de la sorte. C'est un homme qui est bon" (G 234).

 

La nuit précédent le mariage, "j'ai prié, j'ai prié en pleurant et j'ai pleuré en priant. Le Bon Dieu, je ne sais pas s'il existe encore. Je pense que les martyrs ne savaient peut-être pas non plus où il était. Mais ils savaient du moins pour quoi ils mouraient. Il y a peut-être aussi des martyrs qui sont en quelque sorte pris dans l'engrenage, ils ont simplement été pris avec les autres, sans possibilité d'en sortir. S'ils l’avaient su à l'avance, leur foi n'aurait peut-être pas été assez forte pour les conduire jusque-là. D'une certaine manière, je leur ressemble". Le mariage religieux fut célébré dans l'église de la Waldau. "Et puis on fut marié devant Dieu et devant les hommes". Puis retour à la maison pour le repas. Après le repas de noces, il y eut un bal, évidemment. Il y avait là environ sept-cents patients. "J'ai dansé avec mes plus vieux amis, et ça a très bien marché. Quatre ou cinq seulement en tout ont crié, et deux ont eu une crise d'épilepsie. J'y suis tout à fait habituée ; on s'éloigne simplement un peu et on les cajole. Emile a dit qu'il comprenait maintenant quelque chose de plus de mon monde".

 

10. Voyage de noces

"Le lendemain nous sommes partis pour l'Italie". A Stresa, puis Sestri, puis La Spezia, San Fruttuoso, Portovenere, Pise. A Pise, Adrienne et son mari prennent un café place de la cathédrale ; tout autour d'eux il n'y avait que des étudiants en médecine. Adrienne aurait préféré rester avec eux et continuer à étudier avec eux. Ensuite Florence. "Si c'était beau ! Des galeries où cent tableaux vous enchantent. Il y en a tellement justement qui m’enchantent, souvent aussi des tableaux de second ordre. Une madone de Filippino Lippi... Et les églises ! Et la vie des gens ! J'aime surtout flâner dans la ville et tout d'un coup on voit quelque chose : un encorbellement, un clocher, une perspective. Et les églises ne sont pas différente des maisons ; seulement au lieu d'y vivre chez soi, on y vit chez le Bon Dieu. Et les habits que portent les prêtres pour les litanies ou les prières. Les litanies me parlent au fond plus que la messe, car celle-ci, je ne la comprends pas, mais je peux très bien comprendre qu'on invoque un saint après l'autre si on a un souci, et chacun d'eux va ensuite au Bon Dieu avec mon petit panier". Puis il a fallu rentrer à Bâle parce que le semestre commence. "Nous sommes donc restés jusqu'à minuit sur la place de la Signoria à manger des glaces. Puis le train. Le train avant nous avait déraillé ; nous dûmes donc passer par Bologne au lieu de passer par Gênes. Nous aurions voulu prendre le train qui a déraillé ; il y a eu un tas de morts. Tout le monde était terriblement excité... Au lieu d'arriver à Bâle à midi, nous y sommes arrivés le soir à huit heures. Maman était à la gare" (G 234-238).


 

VII. Madame Dürr – von Speyr (1927-1936)


 

1. Dixième semestre des études de médecine (Hiver 1927-1928)

Adrienne s'installe place de la cathédrale. La vie est assez chargée à ce retour de vacances. Une femme de chambre et une cuisinière seront bien utiles. Le jour de la reprise des cours, elle part à sept heures du matin pour faire les courses au marché avec les garçons. "Ils m'accompagnent jusqu'à ma première heure de cours à la polyclinique, puis ils rentrent à la maison avec madame Hutte. A dix heures, je suis de retour ; arrive alors justement la nouvelle cuisinière. C'est ainsi que ma nouvelle vie a commencé. En plus des études, beaucoup de couture, les garçons, Emil, le ménage et, le soir, nous sommes souvent invités. Je ne trouve plus le temps de faire ce que je faisais avant. Je ne peux plus travailler avec Merke, naturellement" (G 239-240).

 

Adrienne est remplie de pensées dans sa nouvelle vie. "Je suis très accablée parce que j'ai très souvent l'impression que je n'aurais pas dû me marier. Mais avec Emil et les enfants, ça va bien. Il est très touchant. Mais je ne me sens pas assez près de lui. Intérieurement, je suis avec lui comme avec quelqu'un qui m'est totalement étranger. Nous avons des moments très sympathiques, il m'explique beaucoup de choses et nous avons souvent des moments où l'on est très bien ensemble et cela nous fait plaisir. Mais ça ne dure pas. Avec les garçons, je m'entends très bien. La première matinée avec les étudiants, j'avais l'impression de les avoir en quelque sorte trahis, d'avoir changé de camp. Mais ensuite nous sommes quand même redevenus amis comme auparavant. Naturellement mes études se poursuivent dans des conditions plus difficiles" (G 240).

 

Et le Bon Dieu dans tout ça ?

Emil dit à Adrienne qu'elle est pour lui un cadeau du Bon Dieu. Elle lui demande si ce n'est pas une parole en l'air. Lui : "Non, il le sent absolument". Ensemble ils parlent de Dieu, de l'amour de Dieu pour les hommes, de la Providence de Dieu, etc. Elle pense "qu'on est créé avant tout pour le Bon Dieu et ensuite seulement pour les autres. Et qu'on est créé pour ce que Dieu veut et non pour ce que je veux". C'est cela qu'elle entend par pureté. (G 241).

 

Premier Noël, place de la cathédrale

Le grand-père des garçons leur donne toujours de l'argent pour Noël. "J'ai pris mon courage à deux mains pour lui dire : ce serait plus sympathique qu'on puisse une fois dépenser l'argent au lieu de le mettre toujours sur le livret de caisse d'épargne. Il fut tout de suite d'accord et j'ai voulu acheter un train. J'ai donc été à Métro et j'en ai acheté un, pas très grand ; j'ai pensé qu'on pourrait le compléter les années suivantes. Une locomotive et deux wagons et, avec le reste de l'argent, des rails et des aiguillages. Un rail coûte cinquante centimes et j'en ai acheté pour environ cent francs... Le matin de Noël, nous avons déjeuné tous ensemble à dix heures, puis Emil est parti se promener avec les garçons ; pendant ce temps, j'ai préparé Noël, j'avais encore beaucoup à faire pour assembler les deux cents rails, je suis restée toute la journée sur le ventre... Il sont rentrés à la maison à cinq heures, j'ai allumé l'arbre et ce fut très sympathique. Un Noël pour enfants. Ce qu'ils ont été heureux ! Et Theddy était si excité de plaisir qu'il ne voulait presque pas laisser les garçons jouer. Car la Sevogel aussi était là... Et à cause de la joie des enfants, ce fut peut-être le Noël qui fut le plus satisfaisant, également pour moi. Mais ne disparaît pas pour autant la pensée qu'au fond Noël, c'est autre chose. Je me suis demandé un instant si je ne devais pas lire l'histoire de Noël aux enfants qui étaient au lit... La vie est très difficile, je ne le pense pas pour moi seulement, mais pour nous tous. Pour Emil, pour maman, pour les garçons, pour nous tous. Nous sommes tous en quelque sorte à côté de la vérité. J'aimerais bien un jour sauter à pieds joints dans la vérité" (G 242-243).

 

Janvier 1928

"Beaucoup de travail. Les études, le ménage, les enfants. Un week-end, nous sommes allés Emile et moi dans la Forêt Noire. C'est une petite pension, horrible en soi, mais dans un paysage paisible de toute beauté... Il est très intéressant qu'Emil ait les mêmes trimestres que moi. Nous sommes ainsi tous les deux à l'université, chacun à sa manière. Il est très heureux de mes études de médecine, plus que de son histoire. Son amour dépasse tellement les bornes qu'il trouve tout comme il faut. Et il aime beaucoup qu'on invite des gens. Naturellement les gens que nous invitons sont beaucoup plus âgés que moi. Ce sont surtout des professeurs, la plupart de l'âge d'Emil, donc vingt ans de plus que moi. De temps en temps j'invite aussi des étudiants, les miens. Ils ne m'en veulent pas du tout, nous sommes ensemble comme toujours " (G 243-244).

 

Vacances de printemps

Aux vacances de printemps, Adrienne et son mari vont au lac de Constance. Ils voient ou visitent un tas de châteaux et d'églises du côté de l'Allemagne. "Les églises baroques sont très belles... Parce qu'elles sont une expression de l'amour de Dieu, un amour un peu exalté. J'aimerais bien aussi être tout feu tout flamme en quelque sorte dans l'amour de Dieu. Mais auparavant je devrais mettre en ordre beaucoup de choses... Les églises romanes ou gothiques me sont beaucoup plus compréhensibles, mais le baroque est tellement drôle, tellement joyeux. Je ne savais pas cela jusqu'à présent". Elle a pu parler aussi du Bon Dieu avec Emil. "Maintenant cela m'est devenu naturel d'être avec lui. En Italie, il était encore très étranger. Maintenant je peux lui parler de tout ce qui me passe par la tête, bien qu'il y ait beaucoup de choses qui ne sont pas claires". Adrienne est allée ensuite à la Waldau pour huit jours avec les enfants (G 244-245).

 

Fin du dernier semestre d'études

Le semestre d'études se termine. Adrienne tire un bilan. "Le dernier semestre est terminé. Quand on commence les études, cela paraît une éternité. Et puis ça passe rapidement. Naturellement j'aurais dû bosser beaucoup plus. J'ai encore pratiqué dans toutes les cliniques. Mais ne parlons pas de l'examen. Je le trouve épouvantable, je ne suis pas une bête d'examen. Je me verrais très bien échouer. Il y a un tas de choses que je ne sais pas. Si on me demande de pratiquer, tout va bien, même si tout le savoir nécessaire n'est pas là. Je ne me laisse pas ébranler. Et puis il y a la relation humaine au Professeur et la relation humaine au patient... Je n'ai pas lu précisément beaucoup de choses. Des manuels, mais pas énormément. Il y a des choses dont je n'ai aucune idée. Les maladies de la peau par exemple. Comment sont ces pustules et à quoi sont-elles liées, c'est pour moi un mystère. Les yeux, les oreilles : aucune idée. Quand, avec quelqu'un, je dois crier horriblement, je pense qu'il doit être dur d'oreille" (G 245-246).

 

2 . Vacances d'été et examen final en octobre-novembre 1928

Durant les vacances d'été, au lac de Joux avec Theddy et un ami d'Emil, qui est médecin et qui vient de perdre sa femme ; cet ami a trois petits enfants, "des petits bouts exquis". "Nous allons souvent nous baigner et, avant cela, on doit allumer de grands feux à cause des taons qui sont nombreux. Theddy joue au chasseur avec les garçons, mais aussi avec Emil". Durant ces vacances, Adrienne ne perd pas de vue l'examen. Elle se sent très bien, mais elle se dit encore :"Je n'aurais jamais dû me marier". Elle aime bien Emil, mais "comme on aime un bon ami. Et je vois que je peux être quelque chose pour lui. Mais il y a encore un tas de choses qui ne sont pas comme elles devraient être" (G 246).

 

Examen final

Puis arrive en octobre la moitié pratique de l'examen. "Ça s'est très bien déroulé, j'ai eu de la chance partout. De temps en temps d'une manière effrontée". Quinze jours plus tard, c'est la théorie. "Phase intermédiaire horrible et disons trente mille pages qu'on devrait absolument lire. Emil ne s'en fait pas le moins du monde. Et mon oncle m'écrit une carte : S’inquiéter ne sert à rien". Arrive l'examen. Résultat : "Pas particulièrement glorieux. Mais j'ai réussi". Elle doit maintenant faire sa période d'interne et une thèse de doctorat (G 247-249).

 

Noël

"Et maintenant je fais à nouveau des préparatifs de Noël. Au fond, chaque année il me faudrait un mois pour cela. J'achète une gare, un tunnel, un pont, un signal, des aiguillages qui sonnent quand le train passe, et encore des rails. Liquidé deux cents francs en une demi-heure. Puis je fais de la couture pour mon oncle et pour maman, et je sors beaucoup avec les enfants quand il commence à faire nuit. Tout est tellement l'atmosphère de Noël ; on a tellement aimé cela quand on était enfant... Noël fut sympathique comme l'année dernière". Elle a raconté aux garçons l'histoire de Noël dans leur chambre.

 

Et le Bon Dieu dans tout ça ?

Pourrait-elle vivre sans Dieu ? Essayer de vivre sans Dieu ? Elle trouve que chaque réponse est toujours si fausse. "Je suis fermement persuadée qu'il est tout autre que ce que je pense. Et je suis persuadée qu'il est encore beaucoup plus différent de ce que les gens pensent. On devrait donc dire : Je vais au moins essayer de le servir dans ses créatures... Et pour le moment le laisser tranquille, ce ne serait plus cette éternelle inquiétude. Tout serait alors moins faux, peut-être. Il y a des moments où je suis tout à fait désespérée. Souvent, quand je suis seule, je prends ma tête dans les mains et je doute de tout. Et prier, justement, justement, c'est terriblement difficile. Très souvent c'est comme un devoir. Et dès que c'est comme ça, ça perd tout sens... Je prie chaque jour, certes, mais quand je me rappelle mon enfance ou certaines années de ma jeunesse, où chaque minute au fond était un cadeau de Dieu, ou du moins une relation avec lui, tout cela semble comme effacé... De temps en temps un point lumineux... quand quelque chose m'arrive. Je peux défendre Dieu mordicus devant les gens quand on en vient à parler de lui. Et chaque fois il y a en suite le moment où on a la paix. Mais reviennent ensuite d'autres moments où on est désespéré. J'ai dit quelque chose de Dieu à l'un ou à l'autre, mais je n'ai pas pu lui donner le dernier argument parce que je ne le possède pas, et j'aurais sans doute mieux fait de me taire et de laisser parler quelqu'un qui est calé. Naturellement je sens encore que si je ne laissais plus aucun espace à Dieu dans ma vie, tout serait encore plus étriqué et vraisemblablement encore plus faux... Je crois que la plénitude existe, mais je ne sais pas où elle est" (G 249-250).

 

"Parfois, quand je suis à l'hôpital et que je vois un lit par une porte ouverte et qu'une malade s'y trouve, ou bien aussi quand on trouve un lit vide dans le couloir, cela me saisit : Ah ! Si on pouvait être, pour celui qui est là alité ou pour le prochain qui s'y trouvera, ce que Dieu voudrait, ce qu'on devrait être pour chaque personne! Et si on pouvait à partir de là enflammer tout l'hôpital pour que chacun devienne plus confiant en Dieu, les mourants comme ceux qui sont presque rétablis... Je voudrais écrire sur l'amour. Et quand on écrit, on doit rendre raison à soi-même très, très exactement de ce qu'on pense. Mais on devrait d'abord brûler mieux soi-même. Je pense de temps en temps que je serais apte à brûler" (G 250-251).

 

3. Les années 1929-1931

Emil se lève toujours de très bonne heure, à quatre heures au plus tard. Au début de janvier 1929, il va trouver Adrienne à sept heures du matin . "Il m'a dit que je ne devais pas comprendre de travers ce qu'il allait me dire. Il a promis qu'il ne voulait mettre aucune entrave à ma profession. J'avais dit que je voulais absolument être médecin. Il y a maintenant six semaines que l'examen est passé et il voit que rien encore n'a commencé ; cette situation lui plaît beaucoup, mais il se considérerait comme malhonnête s'il n'attirait pas mon attention sur le fait qu'il faut maintenant mettre quelque chose en route. Je lui ai dit : Oui, oui, j'ai l'intention d'aller voir Labhardt avant d'aller voir Henschen... mais j'ai une foule de choses intérieures qui m'occupent et pour lesquelles j'ai simplement besoin de temps. Lui : Il ne veut aucunement me presser". Ce qui fut désagréable pour Adrienne c'est que toute la journée elle a essayé de prier longuement, "de tout étaler devant Dieu, surtout cette inquiétude, ce sentiment de ne pas être dans la vérité". Mais elle avait l'impression "que tout devenait toujours plus douteux". Finalement elle ne pouvait plus que balbutier : "Seigneur, reste avec nous" (G 251).

 

L'hôpital des femmes

Quand Adrienne s'est présentée à Labhardt, il l'a embauchée tout de suite. "Il m'a promis monts et merveilles si j'allais chez lui. Tant que j'ai le pavillon, je peux rester à la maison et y prendre mes repas. C'est seulement en cas de besoin dans son propre service que je devrais rester à l'hôpital. Mais ce qu'il ne m'a pas dit, c'est qu'on a continuellement des urgences, abstraction faite du samedi et du dimanche. Si une fois j'étais libre et que je voulais alors passer la nuit à la maison, une demi-heure plus tard déjà on venait me chercher. Alors j'ai abandonné. Mais c'est très intéressant de travailler au pavillon. Une foule de vieilles femmes qui approchent de la mort. On apprend beaucoup à voir la mort et à parler avec les malades de la vie et de la mort... Je suis peut-être encore un peu jeune et inexpérimentée, mais j'essaie, là où ça va, de les libérer de l'angoisse, de leur montrer quelque chose de l'amour de Dieu, de leur inspirer une certaine gratitude pour leur existence. Elles ont connu aussi une foule de choses qui étaient belles, et maintenant elles vont passer à une vie qui sera encore beaucoup plus belle. Elles doivent emporter avec reconnaissance ce qu'elles ont reçu".

 

Mais là, Adrienne a un gros problème. "Chez les catholiques, les gens sont préparés à la mort ; le curé vient un jour et alors on sait que l'heure a sonné. Pas chez nous (les protestants). Le problème est de savoir dans quelle mesure nous, médecins, nous pouvons faire ce que fait le curé pour les catholiques. Et l'autre problème : dans quelle mesure avons-nous le droit de nous attacher les gens ? Qu'ils s'attachent un peu à nous, on ne doit pas l'éviter afin qu'ils n'aient pas l'impression qu'on leur dit quelque chose sans les soutenir vraiment. Il y a aussi tous ceux qui n'ont pas l'habitude de penser à Dieu, mais cela les soulage si quelqu'un leur apprend à penser à Dieu" (G 252).

 

"Humainement, j'ai appris un tas de choses au pavillon. C'est un très gros service, j'ai environ cinquante lits : la plupart, des malades chroniques. Et on doit être toute la journée à leur disposition. J'ai eu le pavillon pendant trois mois , ensuite je suis arrivée aux 'naissances'. Là, je suis en sempiternel combat avec les sages-femmes parce qu'elles enguirlandent très souvent les femmes. Je ne peux pas supporter ça. Je leur ai simplement interdit de les enguirlander. Mais on peut à peine tourner le dos... Naturellement elles sont agacées parce que les gens se conduisent mal. Une femme crie, une sage-femme rouspète, toutes les femmes crient, toutes les sages-femmes rouspètent. Et on est dans un véritable enfer. On peut rétablir la paix, mais il faut une très bonne résistance nerveuse. Ici, on apprend autre chose qu'au pavillon : la maîtrise de soi... Théoriquement ça va très bien... On apprend aussi à travailler rapidement. Une fois, j'ai été de service trois semaines jour et nuit, sans interruption. Entre deux, on pouvait quand même dormir une heure ou deux. On apprend à s'en tirer avec des bribes de sommeil". Il est arrivé à Adrienne d'avoir dix-sept naissances en une nuit, et cela à un moment où elle était seule, et le lendemain elle n'a pas eu le temps de dormir. Conclusion d'Adrienne : "J'ai beaucoup aimé être à l'hôpital des femmes". Elle a eu très fort le sentiment qu'elle devait avoir davantage le souci que les autres aient une relation avec Dieu. "Personne ne devrait venir dans mon service sans que quelque chose change dans sa relation à Dieu" (G 252-254).

 

Porquerolles

"A Porquerolles pour les vacances d'été... Ça me plaît beaucoup. On peut regarder sans fin la mer. Le matin, assez tôt, petit déjeuner, puis nous allons sur la plage avec notre attirail et nous restons jusqu'à midi et demi ; nous nous baignons plusieurs fois. Les enfants font des tas de sable... Emil nage beaucoup plus vite que moi et il lit beaucoup, sous un pin. Je pense surtout à Dieu. Je pense surtout à sa grandeur, à l'infini, à la vie éternelle. La mer est une image de la vie éternelle. Elle ne coule pas, elle s'étend toujours plus loin de tous côtés. Elle est toujours différente et pourtant toujours belle et toujours plénitude". Ou bien "on court dans la pinède ou dans le maquis, et c'est rempli de Dieu, d'une plénitude de Dieu, qu'on ne peut pas saisir, mais par laquelle on est toujours davantage entraîné dans la prière et par laquelle on sait qu'on peut justement s'y reposer, mais qu'on doit ensuite revenir au quotidien quand il s'agit à nouveau du travail". A côté de la pension, il y avait une église catholique. Adrienne n'y est pas entrée. Cette église était très petite. "Il me semblait qu'elle était trop petite pour le Dieu impressionnant de Porquerolles". Elle sait que, chez les catholiques, toute l’Église est aussi un vaste édifice : il y a là une autorité. "J'ai pensé que j'aimerais aussi vivre avec une autorité, mais peut-être que je la voyais trop peu dans le petit édifice. J'ai pensé que je devais être d'abord introduite par le Bon Dieu dans la grande Eglise et qu'ensuite seulement je pourrais entrer dans une église si petite". A part ça, au bord de la mer, elle lit un peu, brode aussi un peu. "Et de temps en temps nous faisons du canotage" (G 254-255).

 

Fin septembre, en quittant Porquerolles, encore huit jours en Provence, puis retour à Bâle. Elle reçoit tout de suite un service en chirurgie. Le 24 décembre, elle va fêter Noël chez sa mère avec son mari et les enfants. Le lendemain, pour la troisième fois, elle monte le fameux train avec de nouvelles pièces. "Et maintenant, à Noël, je languis de Dieu. Il y a une messe de minuit, on entend sonner les cloches. Je voudrais faire partie de ceux pour qui sonnent les cloches" (G 256).

 

Heiligenschwendi

On appelle Adrienne au sanatorium de Heiligenschwendi (au-dessus de Thoune) où l'on cherchait d'urgence un interne. Adrienne y reçoit le service des femmes et des enfants. "Un travail intéressant. A sept heures, on fait la visite du service, puis toutes les opérations et la pharmacie. Je fais cela toute seule. Et les recherches en laboratoire. Jusqu’à midi ou midi et demi, on bosse sans arrêt. On peut tout organiser soi-même comme on veut. Puis on mange à ce qu'on appelle la table des médecins au milieu des tables des patients. C'est bon et copieux. L'après-midi on rend visite aux entrées du matin, on passe les radios, on met de l'ordre. Vers quatre heures on est libre". A six heures et demie, elle fait les contre-visites et à sept heures et quart elle est prête pour le souper. Pour Pâques, Emil est venu avec Noldi pour huit jours. "Ils ont pris une petite pension à proximité". Adrienne s'est engagée à Heiligenschwendi pour trois mois. Le directeur voudrait qu'elle reste. Elle ne peut pas y rester à cause d'Emil. Emil lui dit : "Reste tant que tu apprends quelque chose et que cela te plaît". Mais Adrienne trouve que ce n'est pas tout à fait juste : elle est quand même mariée ! Finalement elle est restée jusqu'aux environs du 10 juin (G 258-259).

 

Thoune et les Diablerets

Adrienne fait ensuite un remplacement à Thoune, puis aux Diablerets. "Les Diablerets sont terriblement étendus ; pour chaque affaire on doit faire une course en montagne. C'est très beau et j'ai un bon coeur. Mais c'est quand même une impression étrange que, pour une patiente, il faille sacrifier toute une journée. Il est vrai qu'ils ne nous appellent que s'il y a vraiment quelque chose. Il arrive qu'on fasse un bout de chemin avec une carriole quand on en trouve une. Et consultations à toute heure du jour et de la nuit. Pas une très grande clientèle. Entre temps on peut bien prier. Et les paysans trouvent sympathiques d'avoir une femme comme médecin. On est un peu la sorcière, la bonne sorcière en quelque sorte".

 

"Pendant les déplacements, j'ai dû souvent penser au Seigneur : comment il traversait la campagne ; et je pensais : je prends ce chemin parce que là, à un coin de rue, il y a un aveugle qui est assis et qui m'attend. Et on essaie d'imiter un peu le Seigneur. Et lui aussi a pris son temps. Mais il était tout le temps avec le Père"(G 261-262).

 

Puis des vacances avec Emil à Caslano : "Un peu de lecture, un peu de tricot, un peu regarder le Bon Dieu. Le plus souvent Emil travaille aussi dans le jardin. Après le dîner, le traditionnel jeu de jass (jeu de cartes répandu en Suisse) avec la propriétaire. A partir de quatre heures nous allons nous promener. Ce fut très sympathique d'être ensemble et nous pûmes parler de tout. Et ce calme !" (G 263)

 

Fausses couches

Adrienne a fait trois fausses couches. Le P. Balthasar note que ce fut chaque fois par excès de fatigue (I 28). "Je suis toujours affreusement triste parce que chaque fois j'étais tellement heureuse". Et après cela elle pense que les enfants qu'elle aurait pu avoir "sont peut-être beaucoup mieux choyés auprès du Bon Dieu... Il y a des moments où je pense que j'aurai une vie extrêmement difficile et la vie que j'aurai à transmettre sera aussi une vie extrêmement difficile... Si j'avais eu ces enfants, ils auraient peut-être hérité de moi la certitude que tout est autrement sans savoir ce qu'on a fait de travers". Et elle pense : "Au carrefour Emil, j’ai pris la mauvaise voie, mais à quel endroit commence ce qui est faux ? C'est ça le tourment qui me fait penser que pour mes enfants c'est mieux comme ça, bien qu'à chaque fois je sois très triste" (G 264).

 

La thèse

Adrienne passe sa thèse, elle n'en dit pas grand-chose. "Ce fut plutôt une blague. J'ai terminé la thèse de doctorat ; c’était si ennuyeux que je l'ai bâclée en une nuit. Emil est allé se coucher, tous sont allés se coucher ; je me suis assise à ma machine à écrire et le matin, à sept heures pile j'avais fini. Puis je l'ai portée à Labhardt. Puis l'examen. Nous étions six" (G 265-266).

 

Le cabinet médical

Adrienne cherche alors un local qui lui servirait de cabinet médical. Elle en trouve un dans la Eisengasse. Elle va commencer aux environs du 15 avril (1931) après des vacances avec Emil ; les enfants étaient invités chez des parents. "De temps en temps j'ai des battements de cœur quand je pense déjà à la pratique... A cause de tout ce que les gens nous racontent. Déjà à l’hôpital ils me racontaient beaucoup de choses. Et maintenant ils vont en déballer encore beaucoup plus... Et pour ça on devrait être soi-même tout à fait en ordre". Si une femme vient dire : J'attends un enfant illégitime ; et une autre : Je ne supporte plus mon mari, "que dois-je faire quand j'ai l'impression que je ne suis pas à la hauteur ?" Réflexion d'Adrienne : "Si je connaissais un bon curé, j'irais un jour le voir pour parler avec lui" (G 266).

 

4. Les années 1931-1933

Dans les débuts de l'exercice de la médecine, Adrienne a surtout des demandes d'avortement. Un au moins tous les jours, parfois plusieurs par jour. "On parle avec tous ces gens, on apprend à les connaître, on voit leurs difficultés autrement qu'en théorie". Il y a des gens qui ne veulent pas parler, il y a ceux qui veulent réfléchir, un certain nombre se décide contre l'avortement. "Il y en a peu avec lesquels on ne réussit pas du tout. Aux autres, on essaie d’expliquer quelque chose du sens de la vie. Que le Bon Dieu nous donne la vie comme un cadeau et qu'il s'attend qu’on gère notre propre vie comme celle de l'enfant attendu comme un cadeau, selon ses vues. Qu'on sait constamment qu'on vit en relation avec lui. Et sans doute m'offre-t-il la vie de l'enfant, mais surtout il offre la vie à l'enfant si bien que je n'ai pas le droit d'en disposer. Lui seul a ce droit ; ce qui m'est confié, c'est de le garder. C'est sa manière à lui de prendre soin de nous ; il nous donne une fonction de providence. Ça semble théorique, mais quand on a devant soi une femme enceinte, on peut le dire d'une manière très simple et très concrète. Et même si certains ne veulent rien savoir de Dieu, on peut parler du respect de la vie, de la vie de l'enfant exactement comme de sa propre vie" (G 269).

 

Conférences

Adrienne donne aussi quelques conférences sur les questions du mariage, sur l'enfant et sa mère, sur l'éducation sexuelle. "Et il y vient des gens qui n'ont jamais entendu parler de ces choses". Chaque fois Adrienne essaie de parler aussi un peu de Dieu. "La plupart du temps, il s'agit d'affaires pratiques. Par exemple, comment puis-je faire l'éducation sexuelle de mon enfant avant qu'il en soit informé dans la rue ? Que peut et doit dire une mère à ses enfants sur les questions sexuelles ?" On l'invite un jour dans un foyer de jeunes filles de seize à dix-huit ans pour leur parler des relations sexuelles et de la maternité. Après la conférence, la directrice de ce foyer informe Adrienne que, parmi ces filles, deux avaient un enfant de leur propre père, deux autres aussi étaient déjà mères : l'une d'un enfant, l'autre de deux. La directrice ne croit pas qu'il y ait parmi ces filles une seule qui n'ait pas encore eu de relations sexuelles (G 270).

 

Vacances

En septembre 1931, "nous sommes partis à Porquerolles avec les Oeri ; ils avaient avec eux leurs six enfants, en plus nous deux, Dieter Berth, deux sœurs de la secrétaire de mon oncle et beaucoup de connaissances. Un tourbillon de gens. Ce qui était beau aussi d'une certaine manière. Parce qu'on a pu avoir quelques bonnes conversations. Un jour j'ai parlé longtemps du Bon Dieu avec Emil. Oeri a une foi très solide ; il a la foi telle qu'elle est présentée dans l’Église protestante. Pas de problèmes. Emil lui dit toujours qu'il devrait en parler un jour avec moi, mais il ne veut pas". A Porquerolles, Adrienne a aussi le temps de réfléchir. (On se dit à part soi : il faut toujours qu'elle réfléchisse!). "Quand à Porquerolles, je réfléchissais à toute ma pratique de la médecine, il me semblait quand même que j'avais essayé de ne pas mener les entretiens au plan humain mais en Dieu. Mais pour pouvoir le faire tout à fait, je devrais être totalement en Dieu et pour que je sois totalement en Dieu il devrait se passer quelque chose. Mais quoi ? J'ai l'impression que de temps en temps dans ma vie le ciel s'est ouvert. Quelque chose de très sûr s'est montré qui venait de Dieu. Mais je n'ai pas la possibilité de rester dedans totalement" (G 270-271).

 

Retour à Bâle

Les consultations et Noël et le montage du train. Et toujours l'impression qu'il "reste pourtant un obscur malentendu entre moi et le Bon Dieu". Si elle doit devenir catholique, elle n'a rien contre cette obligation si c'est la volonté de Dieu (G 273-274).

 

Caslano

Mai 1932. A Caslano. "Tout l'hiver j'ai eu beaucoup de conférences ; les consultations sont peu à peu plus nombreuses : naissances, petites opérations, toutes sortes de maladies". Pendant tout l'été, Adrienne eut beaucoup à faire.

 

Pneumonie

En avril 1933, Adrienne est atteinte d'une double pneumonie ; il ne lui restait plus qu'un petit morceau de poumon pour respirer. Elle ne fait pas confiance à une doctoresse qu'elle connaissait bien et qu'elle a fait venir chez elle, elle fait appel au professeur Ruedi Staehelin qui confirme le diagnostic de la doctoresse. Adrienne demande à Staehelin si elle va s'en sortir ou non. "Lui : Je ne crois pas que vous en sortirez. Si rien de particulier ne se passe, il me donne encore deux jours environ". Il veut lutter contre la maladie, mais il ne croit pas réussir. Arrive Emil ; Staehelin lui dit très nettement que c'est une affaire sérieuse et qu'on ne doit laisser Adrienne seule à aucun moment, surtout pas la nuit. On fait venir une infirmière de nuit. Le soir, cette infirmière dit à Emil devant Adrienne : "Vous pouvez dormir tranquille ; quand ce sera la fin pour madame le Professeur, j'irais vous réveiller". Le lendemain matin, Emil a eu toutes les peines du monde à mettre dehors cette infirmière qu'Adrienne ne voulait plus voir. Au bout de quelques jours, Adrienne revient doucement à la vie. Comme toujours elle réfléchit. "Je pensais que si je pouvais mourir maintenant, je pourrais alors voir de quelle manière Dieu est autrement et alors tout mon tourment serait terminé. Et maintenant va savoir tout ce que l'existence va encore m'offrir. On ne sait jamais ce qui nous attend encore. C’était pour moi parfaitement naturel de mourir. Quand j'étais malade, nous avions du temps l'un pour l'autre, le Bon Dieu et moi. Je ne sais pas si on appelle ça prière. Je veux dire : je pouvais être heureuse avec lui".

 

Adrienne est encore loin d'être rétablie quand elle et son mari partent pour des vacances à Alassio en Italie. Là-bas, tous les gens sont catholiques. Tout près de leur hôtel, il y a une chapelle. "Emil dit qu'il ne sait pas encore quelle confession est la bonne. S'il y en a une d'ailleurs qui est bonne. Mais il sait avec certitude maintenant qu'il y a un Dieu qui nous exauce. Moi : Est-ce que nous irions un jour à la chapelle pour remercier de ce que nous soyons à nouveau ensemble ? Lui : Oui, il veut bien. La première fois, ce fut comme un événement ; ensuite nous y sommes allés chaque jour". Les vacances se prolongent, la santé d'Adrienne s’améliore de jour en jour. "Maintenant nous faisons de grandes promenades et nous visitons toutes les petites villes aux alentours... Nous louons souvent une petite calèche pour toute la journée, avec un cocher qu'on peut amener facilement à bavarder ; il connaît les gens et leurs usages, et il en parle sans arrêt, nous transporte dans cette vie. Je l'écoute volontiers, parce que j'aime les gens". Au retour, un petit séjour à Turin, puis à la Waldau où Adrienne reste encore quelque temps pour se remettre complètement (G 274-283).

 

Adrienne croit fort maintenant qu'elle et son mari deviendront catholiques. "Il connaît un tas de choses que je ne connais pas. S'il devient catholique, cela voudra dire qu'il sait exactement ce qu'il fait. D'une manière historique en quelque sorte. Naturellement, je n'ai aucune idée de tout cela. En tout cas, il est maintenant convaincu que si une confession est vraie, ce doit être elle... Il ne prie pas encore, mais ça vient" (G 284).

 

Retour à Bâle

Il est temps de reprendre les enfants et d'aller voir au cabinet médical. "Maintenant c'est à nouveau le grand train de vie. Nous sommes énormément invités (souvent chez des professeurs, évidemment). Et naturellement ils viennent aussi chez nous. J'aimerais tout autant être seule ou avec Emil. Mais cela peut être aussi très intéressant à l'occasion. Il y a parfois de bonnes conversations. Pour les consultations, la plupart du temps je vois maintenant des 'petites gens'. Et c'est bien. C'est franchement reposant de revoir un jour des gens qui vivent simplement, qui ont des idées" (G 284).

 

L'oncle la la Waldau prend sa retraite, il s'installe à Bâle avec la tante Jeanne. "Mon oncle et Emil s'entendent merveilleusement bien ensemble ; Emil passe un petit moment chez lui presque chaque soir rien que pour le fait qu'il est dur pour mon oncle d'être sans travail. Il corrige aussi des épreuves d'imprimerie pour Emil et il fait aussi d'autres petites choses de ce genre" (G 287).

 

Noël

Comme toujours le célèbre train. L'arbre. "A minuit, j'ai peut-être moins pensé à la messe qu'autrefois, mais davantage à l'enfant qui vient au monde et à sa mère qui est auprès de lui. Et que, pour Dieu le Père et l'Esprit Saint, ce doit avoir été quelque chose de singulier de voir devant eux le Fils éternel devenu un enfant. L'Esprit dit au Père : Tu vois maintenant, j'ai accompli ce que tu m'avais demandé de faire. Le Père est heureux, mais il a aussi des scrupules ; c'est quand même une exigence pour le Fils, toute cette aventure. Et donc de manière indirecte pour lui aussi et pour l'Esprit... Quand je fais des accouchements, c'est quand même toujours la naissance d'un enfant qui portera, avec ses propres traits de caractère, ceux aussi de son père. Et l'Esprit Saint me semble être celui qui a mis en relation le Père et la Mère. Quand des parents se sont mariés avec une foi vivante, c'est l'Esprit Saint qui a conclu le mariage, non ? Le père humain est quelque chose de très curieux : il y a d'un côté cette créature qui attend dans les couloirs en faisant les cent pas, et d'autre part quelque chose de tout différent qui ne peut se déployer que dans l'enfant. Au cours de l'accouchement, souvent il perd quand même un peu contenance, il transmet pour ainsi dire sa contenance à l'enfant ; l'enfant par contre crie avec une merveilleuse détermination. Et ce n'est que lorsque le Père voit cette conscience de son Fils, le Seigneur, qu'il retrouve sa contenance et se voit un peu comme l'auteur de toutes choses. Et pour le Père éternel, la naissance de son Fils dure au fond de Noël à la résurrection, car celle-ci, c'est quand même le moment où on lui met l'enfant dans les bras" (G 284-285).

 

Le pressentiment

Dès 1933 Adrienne a eu comme le pressentiment de la mort prochaine de son mari. "Auparavant déjà, j'étais toujours un peu anxieuse parce qu'il a vingt ans de plus que moi. Il a maintenant quarante-neuf ans... Pendant les vacances (à Caslano), il suffit qu'Emil entreprenne quelque chose avec les garçons, et quand ils rentrent à la maison et que je ne vois d'abord que les garçons et pas encore Emil, je suis saisie d'effroi. Je me dispute aussi terriblement avec Dieu pour cela. Et je lui offre des choses". Elle a l'impression que Dieu veut d'elle une réponse. "Je n'avais pas précisément le sentiment que si je disais oui à Dieu je précipiterais par là la mort d'Emil, mais il y avait quand même quelque chose dans ce sens. Je ne veux pas donner cette réponse et je devrais quand même la donner. Tout d'un coup, dans la courbe d'un viaduc, je me suis dit : maintenant je dois la donner... A cet instant j'ai essayé de dire sans réserve : Que ta volonté soit faite. Alors j'ai trouvé la paix, comme une prière. Et j'ai pu recommencer à parler avec Emil d'une manière naturelle, et à être toute naturelle avec Dieu et avec Emil et avec les enfants. Avant le oui, je pouvais à peine parler de la mort avec Emil ; maintenant c'est très facile, bien que je ne dise rien naturellement de ce qui le concerne. Quelque part j'ai l'impression qu'il m'a été donné une deuxième fois. Mais je sais que cela peut être dans cinq minutes ou dans un an. Ma certitude que ce sera bientôt n'a pas diminué" (G 286-287).

 

Automne 1933

Vacances à la mer en Italie avec Emil. Adrienne est très fatiguée, elle est presque toute la journée allongée au bord de l'eau. "Emil va souvent à Rimini, il étudie quantité de choses dans les églises. Il y a un horrible petit train ; deux fois il est rentré avec un gros retard. Les deux fois, j'ai eu une terrible angoisse. J'ai pensé : maintenant ! Avec Emil, elle a des conversations interminables sur le Bon Dieu et le catholicisme. Maintenant il croit fermement en Dieu. Mais il ne peut pas encore prier. Il a pour Dieu respect et considération. Il pense que l'amour vrai de Dieu ne peut être donné qu'à un catholique. "Il dit : Les hommes ont abîmé énormément de choses dans l’Église. Mais il pense toujours qu'il est possible de revenir à une seule Eglise à partir de toutes ces ramifications et de toutes ces pratiques diverses. A vrai dire, dans l’Église catholique aussi beaucoup de choses sont corrompues, ce n'est pas par hasard que beaucoup ont fait défection. Et parce que ceux qui restent se raidissent sur certaines choses, elle se ruine plus encore. Je ne sais pas à quoi il faisait allusion". A Rimini et à Riccione, Adrienne et Emil sont allés plusieurs fois à l'église, ils font maintenant le signe de croix avec de l'eau bénite en entrant. "Puis nous avons visité Ravenne. Magnifique. Je devais toujours penser à l'authenticité de la foi de ces hommes, comment chaque petite pierre avait été posée dans la foi, dans la prière"(G 287-290).

 

5. La mort d'Emil (12 février 1934)

 

L'accident

"Ce jour-là, j'étais terriblement inquiète. J'ai eu une grande crainte pour l'après-midi. Quand je me suis levée pour aller au cabinet médical, Emil s'est levé aussi, il m'a embrassée pour prendre congé et il a dit qu'il serait heureux quand le soir serait venu : nous serons alors à nouveau ensemble. C'est ce qu'il y a de si beau dans notre vie : on ne cesse d'être à nouveau heureux, on ne fait qu'être heureux. Cela m'a beaucoup émue qu'il m'ait dit cela". Adrienne commence les consultations. Vers deux heurs un quart, elle reçoit un coup de téléphone. "Je dis aussitôt : Emil est mort". On lui répond : "Pour l'amour de Dieu, non, mais il a eu un petit accident et on l'a transporté à l'hôpital Sainte-Claire". Emil était tombé d’un tramway dans une courbe. Adrienne se précipite à l'hôpital. La radiographie montre une fracture du crâne. Le Professeur Merke se montre rassurant : il dit à Adrienne qu'il est rempli d'espoir. Adrienne accompagne son mari dans sa chambre. "Parfois je lui donne la main et je la caresse. Mais on ne voit pas qu'il est conscient". Le soir, Merke conseille à Adrienne de rentrer chez elle : elle aura encore besoin de forces.

 

La mort d'Emil

Le lendemain dimanche, Adrienne est auprès d'Emil dès le matin. "Et entre deux, j'ai été à la chapelle. Je ne supportais pas la pensée que je devais le donner maintenant. Merke ne cessait de me répéter : Vraiment ça ira bien. Il sera deux ou trois jours sans connaissance, mais la conscience n'est pas partie très loin". Pour le dîner, Adrienne est chez son oncle comme toujours le dimanche, mais elle n'a rien pu manger. Retour à l'hôpital. "Merke vient de temps en temps, je ne crois plus rien de ce qu'il me dit. Et à la chapelle : je promets tout à Dieu si seulement il me le laisse. Elle redit sans cesse le Notre Père". Et elle demande aux sœurs qu'elle connaît de l'aider en priant. Le soir elle prend contact avec les enfants qui auraient pu se croire abandonnés : elle passe voir Niggi qui est chez des amis à Bâle et elle téléphone à Noldi à La Chaux-de-Fonds. Elle suggère à Merke d'appeler de Quervain qui arrive à dix heures. Pendant que Merke et de Quervain examinent Emil, Adrienne est restée dehors, elle ne pouvait pas supporter cela. "Quand Merke sortit, il dit que l'affaire s'était de fait aggravée : on doit l'opérer. De Quervain me demande si j'ai le courage de perdre mon mari sur la table d'opération. Sans opération, aucune chance ; avec opération, une chance sur cent. Moi : Alors, il faut l'opérer. Lui : Je pourrais me faire des reproches toute ma vie. Moi : On doit risquer. Lui : C'est aussi mon avis. Ils l'ont donc opéré pendant deux heures et, à une heure, ils vinrent m'annoncer qu'il était mort" (G 290-292).

 

Les funérailles

Adrienne passe la nuit chez sa mère. "Maman ne voulait pas que je sois seule chez moi". Dès sept heures le lendemain, Adrienne est Place de la cathédrale. Les Büchi et Oeri sont là. Il y a un tas de choses à régler. Puis dès la fin de la matinée commencent les visites. Dans l'après-midi une délégation de l'Université, une autre du gouvernement, une autre du Grand Conseil (Emil était député libéral au Grand Conseil depuis 1920). "Je devais rester là pour les recevoir. C'était de plus en plus l'obscurité et l'hébétude. Je pensais : maintenant il faut que je prépare tout pour que l'enterrement soit correct. Et après, il faut aussi que je continue, car je ne pourrai plus rien faire, ni élever les garçons, ni vivre seule, ni non plus prier. C'était horrible de penser à tous les Notre Père que j'avais dits ces derniers jours et qui étaient tous faux. Au fond, j'avais pensé : Que ma volonté soit faite. J'ai pensé sérieusement à me suicider. Mettre tout en ordre et puis m'en aller. Je ne pouvais plus rien y voir. Il n'y avait plus là qu'une seule pensée : m'en aller". Le soir, quand les visites sont finies, Adrienne se met à écrire les adresses pour les faire-part. A neuf heurs moins le quart, la bonne lui annonce encore une visite. "Je fus très étonnée que quelqu'un vienne encore. C'était Merke. Il n'avait pas voulu que je sois seule le soir, il était donc venu un instant. C'était très étrange parce que j'avais pensé m'en aller maintenant, quand j'aurais tout fini. La première chose que j'ai demandée à Merke : Est-ce que vous croyez vraiment en Dieu ? Etes-vous vraiment catholique ? Lui : Oui, je crois en Dieu, la vie tout entière n'aurait aucun sens autrement. Tout ce que nous ferions ou que nous ne ferions pas serait totalement dépourvu de sens. Il commença alors à parler de la mort de son père, et comment sa mère était restée seule, et qu'elle avait aussi deux garçons, et que les deux s'en étaient sortis, et qu'il était convaincu que ce n'était pas seulement dû aux qualités de sa mère mais aussi à l'aide que le Bon Dieu lui avait apportée. J’étais très impressionnée que quelqu'un en chair et en os à côté de moi croie en Dieu. Je ne peux pas dire que ce fut plus clair en moi. Mais quelque chose avait changé. Tout d'abord je ne changeai rien à ma décision précédente. Alors Merke me demanda si j'avais vu Emil. Moi : Non. Lui : Demain matin on ne pourra pas le voir, on pourra le voir dans l'après-midi ; il voulait aussi aller avec moi au Hörnli (le cimetière). Il allait encore m'appeler auparavant. A sept heures. Il dit ensuite d'une manière étrangement insistante : Et vous viendrez au téléphone. Moi : Oui. Lui : Vous et personne d'autre ne répondra. Moi : Oui. Lui : Vous comprenez donc que c'est une promesse que demain matin vous viendrez au téléphone. Moi : Oui. Ce n'est que lorsqu'il fut parti que je compris. J'ai été m’asseoir un moment auprès des enfants qui dormaient. Dans l'obscurité". Le lendemain, il est sept heurs quand Merke téléphone à Adrienne. Ensuite il est allé la chercher. "D'abord pour aller voir Emil. Là, il a prié. Silencieusement, mais on voyait ses lèvres remuer. Je ne pouvais pas prier. Ensuite nous sommes allés chercher une place (au cimetière). Moi : Peu importe où. Lui : Non, on doit faire les choses avec amour. Quelque part, près du petit bois, il y avait une place que Merke trouva convenable. Emil aimait se promener dans la forêt quand il avait un problème, et maintenant il reposerait simplement à la lisière d'un petit bois". Deux jours de suite Merke a laissé tomber ses consultations (G 292-293).

 

"Le lendemain mercredi eut lieu l'enterrement. Ce fut dur. Un cauchemar. A l'église, on m'a placée de telle sorte que j'aie devant moi toute l'assemblée. Ce fut horrible. Ensuite de l'église au cimetière de Hörnli. J'y suis allée en voiture avec Merke et les deux garçons. Merke m'a aussi accompagnée pour l'enterrement. Il a pour ainsi dire tout pris en main".

 

Prier ? "Je ne peux pas prier. Rien. Ce n'est pas une prière si on dit : que ta volonté soit faite, et qu'on pense : que ma volonté soit faite. Ça ne va pas. On pense à Dieu comme dans une obsession, mais on ne trouve pas le chemin qui mène à lui. Et ça a continué comme ça" (G 293-294).

 

Paris

Adrienne est ensuite allée à Paris. Elle voulait être seule. Ce qu'elle fait à Paris ? "J'attends... Dieu peut-être. Je vais presque chaque matin à la messe et, la plupart du temps, je reste à l'église toute la matinée. Je ne peux pas prier... J'attends. Comme dans une salle d'attente. Et quand le temps est passé, je pars. De temps en temps je reste à genoux pendant des heures. Je vais toujours à Notre-Dame le matin. L'après-midi dans une autre église. A l'occasion je me promène un peu ça et là, je contemple quelque chose dans une église. L'après-midi, je vais parfois aussi à Villejuif, à l'Institut du cancer. Et je suis allée dans différents hôpitaux et j’ai vu Lenormant opérer. A l'occasion aussi le soir, au théâtre. On est aussi bien là qu'ailleurs. Paris était vide. Et l'espérance sans visage. Six semaines. Pendant des heures je me suis promenée le long de la Seine, j'ai regardé les gens et les magasins, dans l’atmosphère des premiers jours du printemps. Plus aucun ressort pour vouloir quelque chose. Quand il y avait de belles journées, assise pendant des heures dans un café, dehors. Rien ne m'attire à Bâle à part les garçons mais, pour le moment, les deux sont en bonnes mains" (G 294-296).

 

Retour à Bâle.

Elle se demande si elle ne doit pas devenir chirurgien. Elle pourrait se permettre d'abandonner un temps les consultations et suivre une formation pendant quelques années. "Mais à cause des enfants, c'est un gros problème". Elle décide de ne rien décider. Pour le moment, elle reprend les consultations (G 295-296). Incidemment, on apprend plus tard qu'Adrienne a une voiture depuis l'automne 34, sa "chère rosemarie" (G 305).

 

6. Werner Kaegi

 

Durant l'été apparaissent Werner Kaegi et en outre le docteur Boner, l'instituteur privé des garçons. Werner Kaegi (1901-1979) succédera à Emil Dürr comme professeur d'histoire à l'Université de Bâle ; tout comme Boner, il avait passé son doctorat avec Dürr. Huit jours avant la mort d'Emil, à la dernière session de la Faculté, Werner avait été présenté comme chargé de cours. Et Emil avait demandé à Adrienne de prendre soin de lui. Après les cours aux garçons, Boner "pensait toujours devoir rester une demi-heure" pour parler avec Adrienne. Werner assura plus tard à Adrienne que Borner aussi était épris d'elle. De son côté, Adrienne trouvait Boner beaucoup trop jeune, "et il n'a jamais rien dit". Werner aida à ranger la bibliothèque d'Emil, il venait pour cela à peu près chaque semaine, et souvent aussi il restait pour le souper. Au bout de quelque temps, il demandait toujours : "Puis-je revenir demain ?" Au fond, Adrienne aime bien qu'il soit chez elle. "J'ai passé des soirées sympathiques avec lui, nous avons parlé de mille choses et, curieusement, il croit en Dieu absolument, foncièrement. Et moi, depuis la mort d'Emil, je ne sais plus bien si je crois en Dieu. Je ne peux plus dire le Notre Père, tout est si creux, et je prie mal autre chose. Cela me touche qu'il croie en Dieu bien que du reste il n'ait aucune confession. Il va sans doute à l'église protestante, mais d'après sa nature il n'y est pas. Il parle beaucoup de Dieu, je ne peux lui répondre que peu de choses parce que je ne sais plus... Et tout est si pénible". Werner a offert un jour à Adrienne Le vrai visage du catholicisme de Karl Adam (G 296-297. 301).

 

"J'avais l'impression, d'une manière tout à fait impersonnelle, qu'il avait besoin de quelqu'un, d'une femme. Et il veut le bien, mais il est si peu sûr dans la vie. L'idée ne m'est pas venue qu'il aurait besoin de moi comme femme. Je me suis vue plutôt comme protectrice, parce que cela fait déjà sept ans maintenant que je suis en relation avec l'Université et que je connais les gens et aussi les ficelles". Un soir de plus où Werner était allé souper chez Adrienne, les enfants étaient là aussi. "Il fut très gentil avec eux. Puis les enfants sont partis avec la bonne, nous nous sommes encore entretenus un moment". Tout d'un coup il a embrassé Adrienne. Elle fut si étonnée qu'elle n'a pas du tout réagi : ni baiser, ni gifle. "Je crois qu'il s'était représenté ce baiser comme l'introduction à une affaire plus difficile". Il s'est alors expliqué.

 

Jusqu'à ce soir-là, Adrienne n'avait jamais pensé à Werner comme à un mari possible. Ensuite ils se sont fiancés (10 septembre 1934). Adrienne estime qu'elle a "toujours besoin de beaucoup de temps quand il y a de tels changements. Elle n'avait jamais pensé à se remarier. "Je voyais ma tâche auprès des enfants et au cabinet médical. Je portais toujours en moi la question de la chirurgie. Et comme j’étais beaucoup invitée et que je recevais beaucoup de visites, je pensais qu'il y avait encore des possibilités d'agir. Peut-être n'ai-je pas suffisamment pensé au fait que depuis la mort d'Emil je me trouvais dans une solitude terrible parce que je ne pouvais pas prier. Naturellement, je ne me suis pas mariée à cause de la solitude, certainement pas. Il avait besoin d'une femme. Et s'il m'aime, pourquoi ne devrait-il pas m'avoir ? Et puis il y a les enfants qui sont là et il les aime bien" (G 296-299).

 

L'Italie

Adrienne part en vacances en Italie, à Sorrente, avec Niggi ; Noldi, lui, est invité à Paris par son oncle pour les vacances d'automne. (On apprend par hasard qu'en 1929-1930 Niggi avait 9 ans, il est donc né aux environs de 1920 ; Noldi, le frère aîné doit avoir un an ou deux de plus que Niggi). "Sorrente. Sans doute le lieu le plus beau où je suis jamais allée. Encore une fois je suis à la mer... La plupart du temps, on descend le matin pour se baigner et prendre un bain de soleil, et on revient pour le dîner... On a du temps. Niggi va pêcher avec les pêcheurs dès cinq heures du matin. Il revient me retrouver à neuf heures et nous descendons ensemble". De là, elle écrit beaucoup à Werner. "Et d'une certaine manière, je suis très heureuse rien que de penser à lui et à ma tâche. Je lui ai écrit une longue lettre sur les enfants ; je lui disais : Télégraphie-moi tout de suite pour me dire si réellement tu peux être le père de ces enfants" (G299-300).

 

Adrienne est partie ensuite pour Rome. "A Saint-Pierre j'ai d'abord découvert la pietà. Tout d'abord elle fut tout. Et longtemps après seulement Saint-Pierre. Elle a tout donné... Et néanmoins cela continue. Ce serait follement bon de pouvoir un jour prier à nouveau. Et puis ces quantités de gens qui viennent à l'église et même si, souvent, ils ne prient qu'avec les lèvres, leur intention est quand même bonne. Et j'en suis exclue parce que je ne peux plus prier du tout. Je ne peux que penser à Dieu" . Elle meurt du désir de prier, mais elle ne peut quand même pas mentir au Bon Dieu... "Si seulement je pouvais recommencer à prier ! J'aimerais terriblement recommencer à prier. Un jour, j'ai eu une conversation avec le pasteur Moppert, il m'a conseillé de dire d'autres choses que le Notre Père. Je l'ai fait un peu, mais avec une affreuse mauvaise conscience. Il y a comme un vide, une absence de Dieu, presque comme si Dieu n'existait pas" (G 300-301).

 

La vie quotidienne

Les mois s'écoulent, et les rencontres et les visites et le travail et les vacances. "Le père de Werner est pasteur protestant, un homme très droit". Au printemps 1935, Adrienne passe dix jours chez les parents de Werner. "Ce fut charmant. Je me suis fort attachée à ses parents. Une sorte de noblesse paysanne, terriblement agréable et correcte".

 

Vacances à Caslano avec les garçons, puis à Venise et à Riccione. En automne avec les garçons à Céligny près de Coppet pour deux semaines. Plus tard en Angleterre avec deux amies : le docteur Nüscheler et sa sœur. "Le dimanche, à l'abbaye de Westminster ; j'ai trouvé cela merveilleusement beau". Adrienne dit à son amie : "Vous savez, je préfère quand même quelque chose de tout à fait catholique plutôt que cette chose entre deux". Dans cette église, Adrienne a su à nouveau tout d'un coup qu'elle devait devenir catholique.

 

Notre-Dame à Paris

Au retour, Adrienne et ses amies passent quelques jours à Paris. Adrienne retourne à Notre-Dame. "La première fois où j'y suis retournée, j'ai dû pleurer dans un coin. Et j'avais l'impression que maintenant ça avançait en quelque sorte... J'attends encore toujours, mais au moins je sais à nouveau que Dieu est présent ici. Et la lampe du Saint-Sacrement est toujours la même. Autrefois je pensais : ici je dois attendre et attendre. Et cette fois-ci, c'est le Bon Dieu qui m'attend". Elle est persuadée qu'il n'y a qu'une vérité. "Et je pense qu'elle se trouve dans le catholicisme. Mais pas dans les personnes qui sont catholiques, mais dans la foi, en Dieu.". Il y a tout ce qui pullule à Notre-Dame : des prélats et des princes de l’Église, "et je ne sais quoi encore". "On a l'impression qu'ils possèdent la vérité mais qu'ils ne lui laissent pas de place dans leur vie. Mais Dieu pourtant est là... J'ai pleuré à Notre-Dame. Parce qu'il y a vraiment la possibilité que Dieu soit là. C'est comme s'il rayonnait à partir de l'autel. Je ne peux pas indiquer un point. Je sais seulement qu'il remplit toute l’Église. C'est presque comme si on avait entièrement rempli d'air ses poumons. Et on a alors quelque chose qu'on peut transmettre. C'est le Père surtout qui me dit quelque chose. J'ai l'impression qu'il attend. Et il décidera. Et si ce n'est pas effronté : je dois pour ainsi dire m'expliquer avec lui. Me laisser cueillir par lui. Et j'imagine qu'ensuite le Père me fera le don de son Fils". Comment exprimer sa prière alors ? "Adorer plus que prier. Comme si on regardait une lumière et qu'on se laissait remplir par elle. Et la lumière est beaucoup plus forte que mon obscurité. Si on laisse la lumière nous inonder, on ne peut pas dire après : cette obscurité-là, c'est moi ; car tout est dans la lumière et on est soi-même emporté. Quand on adore, on ne peut pas en même temps penser à soi. L'essentiel seulement, c'est que Dieu existe". Mais reste le problème du Notre Père qu'elle ne peut plus dire. "Je devrais savoir ce qu'il en est du Notre Père parce que quand on se laisse remplir par la lumière, c'est seulement un travail de la lumière. Et alors on devrait quand même pouvoir dire le Notre Père" (G 301-305).


 

VIII. Madame Kaegi – von Speyr (1936-1940)


 

1. Mariage (Février 1936)

 

Pour se remarier Adrienne a voulu attendre que deux ans se soient écoulés depuis la mort d’Emil. La question pour elle est de savoir si les caractères peuvent se supporter. « Il est certain que Werner est souvent malheureux. Il a ses écorchures, surtout quand il est seul… Mais on garde simplement sa décision ». Le 28 février 1936, mariage civil. « Mon oncle et Oeri sont les témoins ». Le 29, mariage religieux en l’église Sainte-Marguerite. « A deux heures, nous fûmes mariés par le beau-père qui se donne beaucoup de mal pour faire une bonne allocution ». Pendant le repas qui suivit, il y eut un tas de discours. « Le beau-père en tint un sympathique sur l’épouse, mon oncle parla pour la dernière fois en public pour souhaiter à Werner la bienvenue dans la famille. Les garçons avaient préparé des couplets humoristiques super » (G 305). Le P. Balthasar note que le mariage ne fut pas consommé, si bien qu’Adrienne pourra faire plus tard le vœu de virginité (I 24-25).

 

Puis ce fut le voyage de noces en Espagne. « Tout le voyage fut bon et joyeux. Avec Werner, des conversations sympathiques. Du catholicisme, on en a vu si peu que pas… Les chauffeurs de taxi qui nous montraient les églises nous disaient toujours : il y a sans doute encore des églises en Espagne, mais ce sont des musées. Plus personne ne croit à ce bazar. Il n’y avait personne dans les églises ». Dix jours plus tard, la guerre civile éclatait en Espagne (G 306-307).

 

2. Automne 1936

Vacances à Rome et Sorrente. « Quand j’ai vu Saint-Pierre le premier matin, je me suis demandé s’il était possible que la vérité fût là. J’ai marché en ville, j’ai rencontré des religieuses et j’ai pensé que c’était possible. Mais ensuite, dans les églises, j’en suis quand même revenue. Je voyais surtout le clergé et moins les fidèles et les laïcs. Les prêtres s’affairaient, mais ils n’étaient pas avec Dieu ». La conversation avec le pasteur Moppert continuait à faire ses effets : il lui avait conseillé d’éviter le Notre Père. « Je craignais de le dire pare que je ne voulais pas être fausse. Mais justement il n’y a pas moyen de remplacer le Notre Père et aucune prière ne voulait sonner juste. J’ai pensé que je n’avais pas confiance en Dieu si je ne pouvais pas dire la prière de son Fils. Je me construis ma propre religion, qui n’a de valeur que pour moi et c’est pourquoi d’emblée elle doit être fausse ». Les garçons ont fait une partie du voyage tout seuls. « Durant ces vacances, j’ai beaucoup pensé à Dieu, les hommes pouvaient très bien s’oublier. La grandeur de Dieu me semble tellement moins méconnaissable que dans un quotidien fort chargé. On voit qu’il est le point de repos… Il y avait sans doute des instants de très grande plénitude, on se trouvait devant une porte qui était tout près, tout près de s’ouvrir. Et pourtant la porte ne s’ouvrait pas » (G 307-308).

 

Un jour à Bâle, Adrienne « fait un effort sur elle-même » et elle décide de parler avec un prêtre (qui deviendrait un jour évêque de Bâle). « Je lui ai téléphoné, il fut très courtois, mais j’ai eu l’impression que ce n’était pas l’homme avec qui je pourrais avancer. C’était durant l’automne 1936. J’ai donc pensé que ce n’était pas le chemin ».

 

« Au cabinet médical, les histoires de ménage m’ont donné de plus en plus de souci ; mon irritation contre le protestantisme s’est accrue quand j’ai vu la facilité avec laquelle il permettait les divorces, si bien que le même pasteur marie à nouveau la même personne à peu d’intervalle… J’avais l’impression que la foi de l’Église catholique constituait un rempart plus solide que le protestantisme contre toutes sortes d’immoralité » (G 308).

 

3. Les années 1937-1938

« A l’automne 1937, nous sommes allés à Porquerolles, au printemps 38 à Braunwald et en automne à Montana et Riccione. En 38, ce fut l’affaire de la Tchécoslovaquie. Je n’en pouvais presque plus : la situation du monde, la religion, tout était confus, moi-même qui ne me décidais pas clairement, ça ne pouvait pas continuer comme ça. Je ne savais pas de manière sûre que la décision que je devais prendre s’appelait le catholicisme. Mais je voulais savoir ce que Dieu voulait exactement de moi  » (G 309).

 

« Puis vint la mort de mon beau-père, à la fin du printemps 38 ; j’ai été auprès de lui pour ses derniers jours avec une étrange impression : ici meurt le pasteur d’une paroisse, celle-ci se tient respectueusement à distance, elle le laisse mourir seul : il n’y a pas d ‘Église qui l’accompagne. Je n’avais encore jamais ressenti aussi fort qu’à ce moment-là que les protestants n’ont pas d’Eglise. Le nouveau pasteur, qui était là depuis quelques années, se comportait de manière très sympathique vis-à-vis de mon beau-père, mais il n’avait pas de rapport avec la mort. En pensant à ma propre mort, ça m’a plongée dans une espèce de panique. Aucune continuité n’est établie entre la vie terrestre et Dieu. On ne voit pas la fécondité de la vie qui est rassemblée et qui est apportée à Dieu. Cette atmosphère de panique m’est restée d’une certaine manière jusqu’en mai 1940″ (G309).

 

« En automne 38 nous étions à Montana ; puis il y a eu Munich et nous sommes rentrés à Bâle ; j’ai cru être mobilisée, puis vint le soulagement : pas de guerre encore cette fois-ci. Mais vis-à-vis de Dieu je me demandais : est-ce encore une fois un délai pour que je puisse m’occuper de lui plus sérieusement ? Ou bien suis-je déjà si embourbée qu’il n’existe plus de chemin vers Dieu ? Que puis-je entreprendre ? Est-ce que Dieu interviendra un jour dans ma vie ? C’est un tourment continuel » (G 309).

 

Maintenant c’est à partir de ses consultations qu’Adrienne voit combien la confession est nécessaire. « Non plus tellement : je devrais absolument me confesser maintenant, tout de suite. Mais : je devrais absolument connaître la confession pour pouvoir aider. Parce que je ne la connais pas, je ne peux pas transmettre la lumière. Je devrais pouvoir montrer à mes patients la lumière de Dieu et, pour cela, je n’ai pas moi-même la lumière » (G 310).

 

4. L’année 1939

Durant l’été 39, à Zinal… Adrienne est souvent tourmentée à cause du Bon Dieu parce qu’elle ne sait jamais si elle doit entreprendre quelque chose pour arracher une décision ou si elle doit simplement attendre. « Il y a des moments où je pense que je dois devenir catholique, ou du moins que je dois apprendre à connaître le catholicisme afin que je voie clairement si c’est ça ou non… Je ne connais personne avec qui je pourrais en parler. Quand j’en glisse un mot à Merke, il répond : Ah ! Ça vous intéresse ? Mais il ne me dit rien… Je voudrais arriver à la vérité. Et faire ce que Dieu veut. Et ne mettre nulle part de blocage. Je voudrais être de ceux qui peuvent être dans la véritable Église du Seigneur. Et je voudrais être de ceux qui obéissent au Seigneur comme il a obéi au Père… pour ainsi dire. Et je voudrais que rien de personnel ne m’empêche de prendre la décision que Dieu attend de moi. Au cas où je devrais devenir catholique, je voudrais ne m’en laisser empêcher par aucun motif de famille, de bienséance. Mais est-ce que tout cela veut dire que je voudrais devenir catholique, je ne le sais pas ». Elle voudrait pouvoir dire sincèrement : Que ta volonté soit faite. « J’ai toujours l’impression que tout dépend de cela… S’il veut absolument que nous fassions sa volonté, il se fera connaître aussi de nous d’une manière différente et nouvelle. Mais tout cela est un terrible tourment que je porte en moi d’année en année ; je voudrais souvent l’oublier, mais justement il en devient ainsi plus lancinant encore. Chercher à oublier ou essayer de tirer les choses au clair ne fait qu’agrandir la plaie ».

 

Il y a deux ans, Adrienne a assisté à une ordination épiscopale. Cela lui a fait « une impression monstre ». « On avait le sentiment qu’ici se trouvait la tradition la plus ancienne, et même si bien de aspects extérieurs de la cérémonie n’étaient pas de mon goût, le cœur était absolument juste ; ici le Seigneur est mis en relation avec l’humanité et on voudrait participer à cette unité. Et d’autre part quand on veut si fort y participer, on a toujours peur que ce qui est personnel puisse être prédominant. On devrait pouvoir s’effacer totalement pour qu’il n’y ait plus que Dieu en nous et qu’il rayonne par nous. Je ne voudrais pas être conduite par quelque réflexion subjective sur un chemin qui objectivement ne serait pas le chemin de Dieu. Je voudrais que toute ma subjectivité provienne foncièrement de l’objectivité de Dieu » (G 310-312).

 

5. L’année 1940

En avril 1940, Adrienne a été hospitalisée six semaines à l’hôpital Sainte-Claire « pour une affaire assez méchante au cœur ». Elle a l’impression en partie « que les religieuses qui sont là sont absolument heureuses, ouvertes, dans la vérité… Habituellement le prêtre vient chaque semaine voir le malade. Je l’ai attendu impatiemment. J’ai espéré que j’aurais le temps de parler avec lui. Il me donnerait une initiation, et je pourrais ensuite envisager les choses. Mais personne n’est venu. Après coup, j’ai appris que Gigon lui avait interdit de me rendre visite parce qu’il avait peur que je devienne catholique… Quand je suis arrivée à l’hôpital, j’ai dit au bureau qu’on ne devait pas m’inscrire comme protestante, en tout cas pas sur la liste de ceux à qui le pasteur protestant rend visite. Et comme Gigon a dit la même chose au prêtre catholique, je suis restée sans visite. (Elle attend toujours). J’ai l’impression que cette attente devient peu à peu mon sort. Je ne pourrai pas attendre éternellement, toute ma vie » (G312).

 

Le temps d’attente qui semblait infiniment long prit fin pour Adrienne durant l’été 1940 quand elle reçut du P. Balthasar un enseignement pour convertis. Dans sa postface à Geheimnis der Jugend (Mystère de la jeunesse), le P. Balthasar raconte : « Ce fut un enseignement dont le déroulement fut très étrange : j’avais constamment l’impression qu’il suffisait d’esquisser légèrement la plupart des choses et aussitôt s’ouvrait, comme par un ressort intérieur, une compréhension pleine et même débordante ; on ouvre une porte et on ne soupçonne pas que c’est une écluse derrière laquelle s’étaient accumulées d’énormes masses d’eau qui se déversent alors ».

 

« La première rencontre, place de la cathédrale, fut peu heureuse, la conversation languissante. Adrienne commença à parler des avortements à l’hôpital des femmes : je n’avais pas grand-chose à en dire. Quelques semaines plus tard, je lui ai un jour téléphoné et je fus invité le soir même. La conversation tourna autour de Claudel et de Péguy que j’étais occupé à traduire. Adrienne prit son courage à deux mains et me dit : Je ne sais pas si je ne devrais pas devenir catholique. Je fus peu intéressé à la chose, mais je lui ai donné des indications pour la prière. Nous avons parlé aussi du Notre Père et de ‘Que ta volonté soit faite’ ; quand je lui eus dit qu’elle devait dire ces mots dans la foi et la confiance, comme un enfant, sans réfléchir à ses réticences éventuelles, toute résistance disparut aussitôt. Les mois qui suivirent, jusqu’à sa conversion le 1er novembre, furent un unique flux de prière, souvent si envoûtant qu’Adrienne était à peine capable de sortir dans la rue ».

 

« Après trois ou quatre conversations, elle fut totalement sûre de son affaire. Je lui donnai de la matière pour sa méditation ; il apparut que jusque-là elle ne fréquentait guère la Bible ; à l’époque où elle était étudiante, elle avait lu une fois tout le Nouveau Testament et des morceaux choisis de l’Ancien ; pas plus, c’était comme un domaine réservé. Un jour, je lui ai demandé de réfléchir aux péchés de sa vie passée, ce qui correspond à la première semaine des Exercices. Elle me dit plus tard qu’elle était restée assise pendant deux heures, extrêmement perplexe, et qu’elle avait essayé de trouver quelque chose. Pour chaque péché possible, elle avait pensé : oui, je pourrais aussi l’avoir commis, qui sait ?… Nulle part elle ne put déterminer les clairs contours de péchés commis et, en même temps, elle ne pouvait se distancer d’aucun péché (justement pour cela sans doute) ».

 

Pour les vacances, Adrienne va à Gunten et à Wengernalp, le P. Balthasar à Gletsch. Après les vacances, elle annonça au P. Balthasar « qu’elle était toute prête ; je fixai la date du 1er novembre ; cela lui sembla infiniment loin. A la même époque fut préparée la conversion d’Albert Béguin. Je voulais aller le voir pour des questions concernant Claudel. Il fut baptisé deux semaines après Adrienne, le 15 novembre. Adrienne fut sa marraine » (G 314-315 ; A 24-25).

(NdT. Albert Béguin est originaire de La Chaux-de-Fonds comme Adrienne. De 1937 à 1946, il occupa la chaire de littérature française à l’Université de Bâle. A la mort d’Emmanuel Mounier, en 1950, il assuma jusqu’à sa mort la direction de la revue « Esprit »).


 

Pour un bilan de ces trente-huit années de « Préparations »

 

1. La personnalité d’Adrienne : qui va s’y essayer ?

2. La recherche de Dieu.

Quelle est son idée de Dieu, son image de Dieu ? Qui est Dieu pour elle, de son enfance à ses 38 ans ? Pourquoi une si longue attente ? Elle est à la recherche de Dieu et elle est déjà avec lui, guidée par lui sans le savoir. Ce qu’elle-même vit pendant toutes ces années comme une ignorance de Dieu est, pour le lecteur, rempli de sa présence.

 

En 1940, par le hasard de Dieu, elle rencontre Hans Urs von Balthasar qui était aumônier d’étudiants à Bâle depuis le début de l’année et qui allait devenir l’un des plus grands théologiens catholiques du XXe siècle. Auparavant, elle avait eu des contacts avec quelques prêtres : l’aumônier de l’hôpital, un curé de Bâle (au téléphone), contacts qui l’avaient toujours déçue.

 

1940 : Adrienne a 38 ans. Les bases, les fondements sont là. Enfance, années de lycée, années de maladie, baccalauréat après avoir rattrapé à toute vitesse le temps perdu du fait de ses années de maladie, études de médecine, mariage avec Emil, exercice de sa profession de médecin, mort d’Emil et désespoir, mariage avec Werner. Trente-huit ans de rencontres et d’expériences les plus diverses. 1940 : dénouement et ouverture sur autre chose, une autre vie va commencer.

 

On pourra un jour entreprendre une édition et une étude synoptiques des deux autobiographies d’Adrienne de 1902 à 1926.


 

TABLEAU CHRONOLOGIQUE (G 317-318)

 

1902 20 septembre. Naissance à La Chaux-de-Fonds, Place de l’Hôtel de ville

1908 Automne. Commencement de l’école maternelle chez Mlle Robert, rue de la Promenade

1908 Noël. Rencontre de saint Ignace

1910 Printemps. École primaire (collège de la Promenade)

1914 Printemps. Lycée

1916 Printemps. École supérieure des jeunes filles

1917 Printemps. Lycée

Novembre. Vision de la Mère de Dieu

1918 9 février. Mort du père, surcharge de travaux ménagers, tuberculose

1er juillet – 1er octobre. Sanatorium de Langenbruck

Octobre. Séjour à Leysin (jusqu’au début de juillet 1920)

1920 1er octobre – Mi-décembre. Saint-Loup. Commencement d’un cours de soins infirmiers

1921 Août. La Waldau, près de Berne

15 août. Entrée à l’école supérieure de jeunes filles de Bâle

1923 Printemps. Baccalauréat, début des études de médecine

1924 Été. Le tour en vélo

Automne. 1er examen de propédeutique. La jambe cassée

1925 Septembre-octobre. 2e examen de propédeutique

1926 Vacances d’été et semestre d’hiver. Sous-assistante en chirurgie et médecine à l’hôpital fédéral

1927 Juin. Hôpital pour enfants

Juillet. Vacances à San Bernardino

Septembre. Mariage avec Emil Dürr

1928 Automne. Examen d’État

1929-1930. Hôpital des femmes, Heiligenschwendi, Thoune, Les Diablerets

1931 15 avril. Ouverture du cabinet médical, 5 Eisengasse, Bâle

1933 Avril. Pneumonie

1934 12 février. Mort d’Emil

1936 29 février. Mariage avec Werner Kaegi

1940 Avril. Rencontre de Hans Urs von Balthasar

1er novembre. Entrée dans l’Eglise catholique


 

TABLE DES MATIÈRES DE LA PREMIÈRE PARTIE : LES PRÉPARATIONS (1902-1940)

 

I. L’enfance (1902-1913)

1. La famille d’Adrienne

2. Les enfants

3. Monsieur von Speyr

4. La grand-mère

5. L’ange

6. La rencontre avec saint Ignace

7. L’école primaire

8. L’école du dimanche

9. La Waldau

10. Les deux dernières années d’école primaire

11. L’opération à Bâle

Pour un bilan de cette enfance

 

II. Les années de lycée (1914-1918)

1. La première année

2. Une randonnée dans les Alpes

3. Retour au lycée après les vacances

4. La deuxième année de lycée. Le pasteur Junod

5. L’école supérieure des jeunes filles. Madeleine (1916)

6. Retour au lycée (printemps 1917)

7. La vision de Marie (novembre 1917)

8. La mort de monsieur von Speyr (9 février 1918)

Pour un bilan des années de lycée

 

III. Entre les mains des médecins (1918-1921)

1. Les débuts de la maladie

2. Leysin (octobre 1918- juillet 1920)

3. Un congé dans la plaine (1919)

4. Le retour à Leysin (1919)

5. Saint-Loup (du 1er octobre à la mi-décembre 1920)

6. La Waldau (mi-décembre 1920 – 15 août 1921)

Pour un bilan de ces trois années entre les mains des médecins

 

IV. Bâle. L’école supérieure de jeunes filles (août 1921 – avril 1923)

1. Bâle

2. L’école

3. Le pont de chemin de fer

4. La vie mondaine

5. La philosophie

6. Vacances à la Waldau

7. Grand-mère à vingt ans

8. Bethli

9. Le vieux coucou

10. Toujours la question de Dieu

11. La musique et le chant

12. L’église du Saint-Esprit

13. Noël

14. La musique à longs traits

15. Le baccalauréat (printemps 1923)

16. Les trois filles

17. La vieille femme

18. Le journal brûlé

19. Mariastein

Pour un bilan des deux années à l’école supérieure de jeunes filles

 

V. Etudiante en médecine (été 1923 – 1927)

1. Premier semestre (De Pâques à octobre 1923)

2. Deuxième semestre (Hiver 1923-1924)

3. Troisième semestre (Été 1924)

4. Quatrième semestre (Hiver 1924-1925)

5. Cinquième semestre (Été 1925)

6. Sixième semestre (Hiver 1925-1926).

7. Septième semestre (Été 1926)

8. Huitième semestre (Hiver 1926-1927)

9. Neuvième semestre (Été 1927)

Pour un bilan de ces années de médecine

 

VI. Mariage (juillet – septembre 1927)

1. San Bernardino

2. L’hôtel

3. Le Moltone

4. Une soirée dansante

5. Emil Dürr

6. La Waldau

7. Visite d’Emil Dürr à la Waldau

8. Fiançailles

9. Mariage

10. Voyage de noces

 

VII. Madame Dürr – von Speyr (1927-1936)

1. Dixième semestre des études de médecine (Hiver 1927-1928)

2. Vacances d’été et examen final en octobre-novembre 1928

3. Les années 1929-1931

4. Les années 1931-1933

5. La mort d’Emil (12 février 1934)

6. Werner Kaegi (1934-1936)

 

VIII. Madame Kaegi – von Speyr (1936-1940)

1. Mariage (février 1936)

2. Automne 1936

3. Les années 1937-1938

4. L’année 1939

5. L’année 1940

 

Pour un bilan de ces trente-huit années de « Préparations »


 

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DEUXIÈME PARTIE . LA MISSION (1940-1967)


 

« Aussitôt après sa conversion, c’est une véritable cataracte de grâces mystiques qui commence à déferler sur Adrienne von Speyr, et, dans cette tempête, apparemment livrée au hasard, elle se sent projetée dans toutes les directions à la fois : ravie en Dieu, loin de toute prière vocale et de toute méditation organisée, elle part soudain vers de nouvelles découvertes, vers un nouvel amour, face à de nouvelles décisions ». Ces lignes de Hans Urs von Balthasar (Adrienne von Speyr et sa mission théologique, p. 26) nous introduisent à son « Journal » (trois volumes et quelque 1300 pages, publiés avec l’autorisation du Saint-Siège).

 

« Le principal réside dans le surnaturel; les récits concernant les événements terrestres (exercice de la médecine, visites, nombre de difficultés avec des personnes, vacances occasionnelles) ne sont notés que pour montrer le bon sens vigoureux avec lequel Adrienne savait affronter le quotidien. Mais intérieurement elle est ballottée entre de longs temps d’abandon de Dieu (et cela jusqu’à la mort difficile qu’elle avait demandée elle-même, par laquelle elle voulait expier au profit du royaume de Dieu et pour certaines personnes) et une existence dans le ciel, parmi les saints, surtout Marie, avec lesquels elle a des rapports d’une familiarité presque inconcevable. Dans les expériences d’abandon, lui est retiré le sens de ces états; quand elle émerge du “trou” (comme elle l’appelle) et qu’elle en comprend la fécondité, elle demande souvent à Dieu de pouvoir y retourner de nouveau. Tous les événements et les états décrits dans ce journal sont remplis à ras bords d’un contenu théologique et spirituel » (Jaquette des trois tomes du « Journal »).

 

Le tome 1 du « Journal » va du 1er novembre 1940 au 30 avril 1944 ; le tome 2, de mai 1944 à Noël 1948 ; le tome 3 du 20 janvier 1949 au 17 septembre 1967.

 

Le tome premier du « Journal » porte comme sous-titre : « Exercices préparatoires » (« Einübungen »). (Encore une préparation après trente-huit ans de préparations !) Le deuxième tome du « Journal » porte comme sous-titre : « Le temps des grandes dictées » ; le tome troisième : « Les dernières années ».

 

Il serait intéressant et utile de parcourir ici les préfaces du P. Balthasar pour chacun des tomes du « Journal ». Cela pourra se faire un jour. Pour le moment – pour ne pas allonger cette introduction – entrer simplement dans le »Journal » ; y entrer, c’est s’approcher de la cataracte, c’est s’approcher d’un buisson ardent.


 

1940-1941

 

Pour la période qui va du 1er novembre 1940 au 31 décembre 1941, le « Journal » du P. Balthasar couvre 155 pages (Erde und Himmel I, p. 11-166) N’en est retenu ici que l’essentiel. Pour ces quatorze premiers mois d’Adrienne dans le catholicisme, nous suivrons le P. Balthasar pas à pas.

 

1er novembre 1940 – Le jour de son baptême, le 1er novembre 1940, à la consécration de la messe, Adrienne a pour la première fois un fort sentiment de la présence du Christ. La communion – la première de sa vie – est belle, mais elle ne laisse encore presque rien pressentir de ce que les suivantes devaient lui apprendre.

 

Après quelques jours où elle communie, la prière active cesse après la communion. Selon ses expressions, elle est « liée » et « conduite » dans la prière. Elle est incapable de formuler des mots, elle est plutôt introduite dans une présence et elle s’y livre. Cela continuera ainsi.

 

Marie – Elle ne peut pas encore avoir de relations avec la Mère de Dieu et les saints. Il lui manque l’accès au monde de Marie et des saints en général. Elle demande au P. Balthasar ce qu’elle doit faire. Le Père Balthasar la renvoie à la prière. Le soir, alors qu’elle est au lit, elle a pour la première fois le sentiment d’une présence dans sa chambre à coucher. Elle sait immédiatement aussi que c’est la présence de Marie. Plus tard, elle a souvent dit au P. Balthasar être étonnée que des saints qu’elle ne connaît pas peuvent se faire connaître sans un mot d’explication. Elle voit Marie aussi, mais sans qu’elle puisse plus tard en donner une description précise. Elle n’est pas effrayée par cette apparition. Elle explique que les apparitions ont toujours une manière étrangement naturelle de s’intégrer dans le cadre du quotidien, si bien qu’on les reçoit comme quelque chose qui va presque de soi malgré un profond étonnement. Marie portait une sorte de tablier avec une bordure de franges. Elle tend ce tablier à Adrienne et elle lui demande si elle veut l’aider à tresser les franges par trois. Adrienne répond qu’elle n’en est pas capable, elle n’a jamais essayé. Alors Marie : elle pourra bien le faire, elle n’a qu’à essayer. Adrienne essaie et réussit. Le lendemain matin, pour s’assurer que tout cela n’était pas un rêve, elle essaie à nouveau à un vêtement et elle y réussit, bien qu’auparavant elle n’ait pas pu le faire.

 

C’est huit jours plus tard qu’Adrienne raconte cette histoire au P. Balthasar. Il lui est très dur d’en parler. Elle s’y refuse longtemps, une honte insurmontable l’en empêche. « N’avez-vous jamais eu le soupçon que je pourrais être folle de temps en temps ? », commença-t-elle par dire. Elle avouera un jour au P. Balthasar que, dans le cas où il aurait considéré sa vision comme une illusion, elle ne l’aurait pas cru, parce que rien ne pouvait dépasser l’évidence de cette présence. Cette première apparition n’avait été pour ainsi dire qu’une première approche, dira-t-elle plus tard. A la fin, Marie lui avait mis la main sur son avant-bras, et elle s’était endormie avec un sentiment de bonheur indescriptible. Dès lors Adrienne voit souvent la Mère de Dieu. Marie se donne à elle maintenant d’une manière beaucoup plus intérieure que la première fois. Elle apparaît aussi accompagnée souvent de saints.

 

Offrir - Adrienne se sent malheureuse de ce qu’elle ait si peu à offrir à Dieu pour ses grâces surabondantes. Comme l’être humain est capable de peu de choses ! Il ne peut même pas jeûner trois jours ! Un soir, au lit, cette pensée l’a vaguement effleurée. Le lendemain, par hasard, elle arrive trop tard pour le dîner, elle n’a pas faim et donc ne mange pas. Le soir non plus elle ne mange pas. Ce n’est que le deuxième jour qu’elle saisit le rapport entre cette absence d’appétit et ce désir. Elle ne mange pas jusqu’au soir du troisième jour sans qu’elle soit touchée par un sentiment de faim ou de faiblesse. Comme elle arrive souvent trop tard à table et qu’elle mange peu à l’ordinaire, son jeûne n’est pas remarqué. Ce n’est que le soir du troisième jour que son mari lui demande accessoirement si vraiment elle ne mange plus rien. Elle répond qu’aujourd’hui justement elle n’avait pas vraiment faim. Le matin du quatrième jour, le sentiment normal de la faim lui revient, mais sans rien d’excessif.

 

L’inconnu – Un jour, place de la cathédrale, alors qu’elle s’approche de sa maison, un inconnu l’aborde. Il lui demande s’il pourrait lui baiser les pieds. Elle le regarde, mortellement effrayée et embarrassée, et lui demande pourquoi. Lui : « Parce qu’on ne rencontre habituellement de telles personnes que dans les légendes ». Quelque chose en lui rayonnait. Dans son trouble, Adrienne ne peut que dire : « Nous allons nous serrer la main » ; elle le fait et s’en va rapidement. L’épisode lui sort complètement de la mémoire, elle s’en souvient par hasard deux semaines plus tard et le raconte alors au P. Balthasar.

 

Les anges – Un soir, Adrienne prie selon son habitude à genoux au pied de son lit. En se relevant, elle voit dans le miroir en face que deux anges se tiennent derrière elle. Deux jours plus tard, elle voit les mêmes anges derrière le P. Balthasar à l’autel pendant la messe. Cela se reproduit plusieurs jours de suite.

 

La prière – Bien que, depuis sa conversion, Adrienne continue son travail professionnel aussi consciencieusement qu’auparavant, la prière est maintenant sa nouvelle grande joie. Elle prie des nuits entières au pied de son lit, à genoux. Bien qu’elle reste alors absolument sans sommeil, le lendemain matin elle n’est pas plus fatiguée que d’habitude. Le P. Balthasar l’exhorte à la prudence, il lui permet une heure de prière dans la nuit hors du lit : c’est l’hiver et la chambre d’Adrienne n’est pas chauffée ; Adrienne obéit, mais ce n’est pas de bon cœur. Plus tard, le P. Balthasar lui donne un peu plus de latitude, selon son état de santé. Elle apprend aussi à prier au lit aussi bien qu’à genoux.

 

La place de la cathédrale – Il lui vient de plus en plus le sentiment qu’on pourrait réussir tout ce qu’on entreprend. Marchant place de la cathédrale, elle a un jour la certitude intérieure qu’on pourrait faire des « choses folles ». Ce ne devrait pas être difficile de déplacer toute la place de la cathédrale à Muttenz, dans la banlieue de Bâle. On sait souvent exactement qu’on arrive dans ses actes à une limite : si on avait assez de courage pour continuer un peu son chemin, on atteindrait ces possibilités. Mais on est simplement angoissé. Dieu cherche toujours des personnes qui, au moment décisif, ne connaissent pas l’angoisse. Quand elle raconte au P. Balthasar l’exemple de la place de la cathédrale, il lui dit qu’il y a quelque chose de ce genre dans l’évangile : transporter des montagnes. Cela l’épouvante et elle fait signe que non. Non, c’est quelque chose de tout autre.

 

La bénédiction – Un soir, nous causons ensemble longuement. Habituellement, pour terminer ces conversations, je lui donnais une bénédiction avant de la quitter. Cette fois-là, elle est particulièrement de bonne humeur et elle dit à la fin : Bon ! Et maintenant encore une bénédiction ! Je la lui donne et rentre chez moi. Après cela, une fois couchée, elle se reproche d’avoir encore une fois été sans gêne (elle trouve toujours qu’elle a un toupet affreusement insolent). Elle répète à mi-voix pour elle-même : Bon ! Et maintenant je reçois encore une bénédiction ! A ces mots, il y a tout à coup dans sa chambre une troupe innombrable d’anges et de saints. Et parmi eux, pour la première fois, elle Le voit. Un peu derrière lui se tient la Mère de Dieu. Alors il lui donne lui-même la bénédiction en disant : Benedictio Dei omnipotentis Patris descendat super te et maneat semper. Manquent les mots : Et Filii et Spiritus Sancti. Puis il pose sa main sur son avant-bras, comme la Mère l’avait fait auparavant, et elle s’endort aussitôt.

 

La solidarité – L’une de ses premières visions intérieures, spirituelles pour ainsi dire, avait le contenu suivant : elle avait reçu une vue intérieure profonde, qu’elle ne peut préciser davantage, sur l’état incertain des âmes humaines ; elle avait vu comment les unes s’efforcent de monter, les autres de descendre, tandis que d’autres sont dans l’incertitude. Cela avait été une expérience effrayante qui s’était répétée plusieurs fois et qui avait allumé en elle le désir brûlant d’aider les âmes dans leur combat et de les faire aboutir vers le haut. Déjà dans l’enseignement que je lui donnais lors de sa conversion, j’avais expressément souligné que la marque distinctive du catholicisme était la solidarité : le Christ s’est substitué à tous, et ses membres suppléent les uns pour les autres. Maintenant elle recevait une expérience directe, vécue, de cette solidarité. Et d’abord comme une solidarité dans la faute. Elle s’était souvent plainte auparavant de ce qu’elle ne montrait pas un vrai repentir de ses péchés, qu’elle ne savait pas non plus très bien ce qu’elle avait commis comme péchés durant sa vie. J’avais toujours essayé autrefois de lui montrer qu’il s’agissait moins de détecter des fautes précises que de l’expérience d’un état général de sa personne, de la totale absence de limpidité dans lequel toute notre vie est plongée comme dans une atmosphère. Je l’avais exhortée à demander, avec humilité et une certaine réserve, de connaître son propre état. Tandis que depuis ce temps-là elle devenait de plus en plus consciente de sa culpabilité et de sa faiblesse intimes, elle apprenait en même temps le caractère mystérieusement social de toute faute humaine. C’était sa propre faute et cependant ce n’était pas la sienne ; sa faute passait à travers toutes les autres. Elle se sent solidaire de tout péché qui est commis. Plus tard, elle me demandera : si quelqu’un (par impossible) n’avait jamais commis de péché, devrait-il quand même se confesser ? Je commençai par lui dire que non. Elle explique ensuite plus en détail : il se fait qu’elle est concernée par tout meurtre et tout adultère qui se produit n’importe où dans le monde. Elle sait très exactement qu’il y a une relation. Et elle-même, en ce qui la concerne, est prête à tout péché, et c’est toujours un miracle de la grâce de Dieu qu’elle en reste préservée.

 

Le refus de Dieu – En recevant cette perception de la solidarité du péché, elle comprit aussi que le vrai péché ne se trouve pas, la plupart du temps, là où on le cherche. Il ne se trouve certainement pas dans les dix commandements. Ce qu’on appelle des crimes, souvent ce ne sont pas des crimes ; par contre un refus de Dieu, intérieur et tout à fait caché, est beaucoup plus terrible et plus nuisible que tout le reste.

 

L’énorme devoir – Elle sent toujours très fort un « énorme devoir » à l’égard des hommes qui s’accrochent à elle en bandes, surtout depuis sa conversion. Et elle se sent en même temps disposée à tout entreprendre et à tout porter de ce qui pourrait lui être imposé. Qu’elle soit devenue quelque chose à utiliser, que d’une manière générale on puisse accomplir quelque chose de foncièrement utile, ne fût-ce qu’en supportant et en souffrant, c’est ce qu’il y a d’inouï et de gratifiant dans le catholicisme. Elle ne peut assez remercier le P. Balthasar de lui avoir ouvert une voie où l’on « peut quelque chose ».

 

Les funérailles – Elle me charge avec insistance, lors de ses funérailles (car naturellement elle mourra avant moi !), de dire à ceux qui seront là quelque chose de juste. Car il y aura certainement beaucoup de monde et on devrait saisir l’occasion ; il y a beaucoup de gens qu’on ne pourra plus atteindre plus tard. Il est d’usage de louer les défunts ; je ne devrais pas faire cela. Je devrais louer la bonté de Dieu, célébrer sa miséricorde qui avait agi ainsi envers elle. Les gens devraient sentir ce à quoi il leur est permis d’avoir part.

 

Une cicatrice – Il y a deux jours, c’était l’affaire de la bénédiction que le Christ lui avait donnée. Elle complète maintenant la description de cet événement par un trait qu’une vive appréhension l’avait empêchée de raconter. Au début, elle n’avait pas vu vraiment le Seigneur ; c’est pendant la bénédiction qu’elle aperçut sa main. Elle sut alors avec une absolue certitude que c’était le Christ lui-même. En posant sa main sur son avant-bras, il dit pour finir : « Requiescas in pace ». A cet instant, comme une douleur indicible dans la poitrine la saisit, la traversa, d’en bas à droite vers le haut à gauche. Sur cette douleur, elle s’était endormie immédiatement et s’était reposée huit heures de suite, ce qui ne lui arrivait plus guère. Le lendemain, elle sent au cœur une autre sorte de douleur bien que, du fait de ses maladies de cœur, elle connût déjà à peu près toutes les variations de douleurs et de crises cardiaques. C’est une douleur du côté droit du cœur qu’elle me décrira plus tard plus précisément. En même temps, elle ressent ce jour-là à l’extérieur, sur la poitrine, une sorte de brûlure à un certain endroit , mais elle n’y fait pas attention et ne cherche pas à savoir ce que cela peut être. Le troisième jour enfin, comme la douleur externe dure toujours, elle examine l’endroit et trouve sous le sein droit une cicatrice fraîchement fermée, recouverte d’une mince peau rougeâtre. La cicatrice fait mal au toucher. Elle s’en étonne, ne peut se l’expliquer et n’y réfléchit pas non plus très longtemps

 

Une présence – Le soir du 25 mars peut-être, un ange apparaît auprès de son lit tandis que tout à l’arrière-plan elle voit Marie. L’ange lui annonce – sans paroles, mais avec une insistance qu’elle ne pouvait pas ne pas saisir – qu’après sa mort elle serait impuissante, comme elle le craignait, à aider les personnes qui lui tiennent à cœur, mais qu’elle pourrait avoir auprès d’eux une sorte de présence invisible. Cette présence lui est montrée sous l’image que la nuit elle pourrait pour ainsi dire mettre la main sur l’épaule de ses amis et dire : « Je suis encore là ».

 

Cela va bientôt commencer – Le soir suivant, le même ange lui apparaît tandis que la Mère de Dieu se tient de nouveau à l’arrière-plan. L’ange s’approche du bord du lit et dit fermement et avec insistance : « Cela va bientôt commencer ». Elle doit être prête. Elle ne sait pas ce qui va commencer. Mais elle n’a aucune angoisse, elle se sent intérieurement prête à tout porter.

 

De la folie ? – De temps en temps lui vient la pensée, d’un point de vue médical, que tout cela est pure folie. Il y a un an, si elle avait eu une patiente qui lui aurait raconté de telles histoires, elle l’aurait sans doute envoyée immédiatement à l’hôpital psychiatrique. Dans le passé, elle n’a jamais réfléchi à la mystique, elle ne s’est jamais demandé s’il y avait une mystique « authentique » ou non. Aujourd’hui elle sait au plus intime d’elle-même que tout est juste tel que c’est. Elle a aussi appris d’expérience que la puissance qui l’accapare à certains moments a une force tellement douce qu’elle ne pourrait pas résister même si elle le voulait. Et si les apparitions et les auditions n’ont souvent pas toutes le même degré de réalité (quelques-unes ont une présence absolue, d’autres sont davantage comme les images projetées d’une présence), elle sait cependant toujours aussi indiquer le degré de réalité que possèdent les choses. Pour Adrienne, qui est largement ignorante de l’histoire de la sainteté chrétienne, les phénomènes mystiques dont elle fait l’expérience, que le ciel lui impose en quelque sorte, ne peuvent s’expliquer que de manière humaine : c’est une pathologie qui est du domaine de la psychiatrie.

 

Un mariage – Le frère d’Adrienne va se marier à une catholique. Il n’a pas été possible de convaincre les personnes concernées de célébrer un mariage catholique ; le mariage mixte fut donc célébré dans la cathédrale protestante. La famille a pourtant décidé que la fête devait avoir lieu chez la « catholique Adrienne ». Elle doit même faire le discours à table étant donné que son mari a un empêchement, il ne pourra pas être là pour le repas. Elle commença par être inquiète sur la manière dont tout cela allait se passer. La nuit, elle compose son discours ; elle sait que cela ira bien. Adrienne participe à la célébration du mariage à la cathédrale et, lors du repas, elle prononce son discours qui touche jusqu’aux larmes nombre de personnes présentes et dégage pour l’ensemble de la famille, momentanément du moins, l’atmosphère qui s’était troublée à cause de sa conversion. Adrienne avait tenu son discours en dialecte bâlois. Deux jours plus tard, sa mère, qui avait été particulièrement charmée par le discours, dit à son autre fille : « Comme Adrienne a bien parlé et comme sa diction française est distinguée ! » Sa mère ne comprend pas le dialecte bâlois. Sa fille essaie de lui faire comprendre qu’elle se trompe, elles se disputent un moment pour savoir en quelle langue le discours a été prononcé; finalement elles appellent Adrienne pour en avoir le cœur net. « Naturellement c’était en dialecte bâlois ! » La mère d’Adrienne en reste baba, mais elle semble avoir ensuite oublié l’incident.

 

27 mars 1941 – Depuis longtemps, elle se réveille chaque matin vers huit heures moins vingt, c’est-à-dire au moment de la communion de ma messe, et elle voit deux anges derrière le P. Balthasar. Celui-ci lui demande le sens qu’auraient ces deux anges. Elle dit qu’ils sont sans doute chargés de tout accomplir avec le prêtre et de compléter ce qu’il fait liturgiquement. Le 27 mars, Adrienne se réveille quatre minutes plus tard que d’habitude. De fait la messe de carême ce jour-là avait duré plus longtemps d’autant de minutes.

 

Les saints – Quand elle entre maintenant le soir dans sa chambre à coucher, elle a le sentiment d’entrer dans un lieu qui est rempli d’êtres, d’une présence innombrable. Elle doit comme se frayer un passage à travers sa chambre, elle doit « s’insérer » dans un chœur, dans une communauté. Elle voit surtout des saints maintenant. Il y en a beaucoup qu’elle ne connaît pas, surtout quand ils apparaissent en groupes plus importants. Pour d’autres par contre, elle est tout à fait sûre de leur identité. « Je suis par exemple tout à fait sûre que j’ai vu sainte Cécile », dit-elle. A quoi elle les reconnaît ? Elle ne sait pas. Mais cela ne trouble pas sa certitude.

 

Les stigmates – Auparavant elle ne s’était jamais intéressée à la mystique et maintenant non plus au fond. Elle n’avait jamais non plus fait attention à la stigmatisation, elle connaissait à peine l’existence de choses de ce genre. Si bien que dans les premiers jours jusqu’au moment où elle rapporte les événements au P. Balthasar, elle n’avait vu aucun rapport entre la plaie et son sens profond. Surtout aucun rapport entre sa plaie et la blessure du côté du Christ. Mais quand le P. Balthasar lui expliqua le rapport, elle le comprit aussitôt et, pour elle, ce fut comme si la chose ne pouvait pas avoir d’autre sens que celui-là. C’était une simple évidence. La douleur de la nouvelle plaie s’ajoute aux douleurs cardiaques habituelles comme quelque chose de tout nouveau qu’on ne peut pas comparer aux autres. Comment la décrire ? Si ce n’était pas un peu sentimental, dit-elle, je dirais que c’est une douleur d’amour, une douleur suave.

 

Elle a du mal à intégrer les nouvelles choses dans son univers de pensée très sobrement médical. Deux mondes totalement différents se trouvent l’un à côté de l’autre dans sa conscience. D’où le besoin impérieux d’en parler pour comprendre d’une certaine manière ce qui se passe vraiment. Et l’apaisement, quand ce qui lui était totalement inconnu lui est montré comme quelque chose qui se comprend dans l’Église catholique et qui s’est souvent produit. Elle se sent alors comme « intégrée » dans un monde qu’elle ne connaissait pas auparavant et dont elle fait maintenant partie. « Quand elle me rapportait une nouvelle expérience, souvent j’ai ouvert un livre, par exemple les règles pour le discernement des esprits dans le petit livre des Exercices ou un passage de Lallemant, de Surin ou de Jean de la croix ». Chaque fois la même joie quand se retrouvait l’harmonie préétablie : ce qui médicalement est inconcevable se trouve dans la tradition ecclésiale. C’est pourquoi elle n’éprouve aucune difficulté à s’ouvrir ; elle reconnaît tellement l’absolue nécessité de cette soumission et d’un jugement officiel qu’elle en tire sa paix, quelle que soit l’évidence propre que peuvent porter en elles les expériences, et elle est convaincue que rien d’anormal n’est là en jeu bien que ces expériences ne soient pas explicables au plan psychologique ou psychiatrique. Elle dit un jour paradoxalement : même si Adrienne en tant que médecin s’envoyait elle-même à l’hôpital psychiatrique, Adrienne la catholique saurait cependant que ce diagnostic serait un pur non-sens.

 

Saint Ignace – « Je connais encore si mal les saints », dit-elle un jour au P. Balthasar. « Indiquez-moi un saint à qui je pourrais m’adresser ». Le P. Balthasar lui indiqua saint Ignace et la petite Thérèse. Quelques jours après – durant la nuit elle avait prié saint Ignace -, elle raconta que saint Ignace lui était déjà apparu plusieurs fois. Elle ne l’avait pas vu assez nettement pour pouvoir le décrire en détail. Toujours est-il qu’elle l’avait aussitôt reconnu, il n’y avait pas de doute. Il portait un manteau brun foncé qui n’était pas très long. Il avait des yeux « noirs foncés » (elle rit du pléonasme, mais c’était comme ça !). Et il était vraiment petit de taille. (Elle n’a jamais rien lu sur la personne du saint, ni entendu parler de lui). Elle l’a alors prié de l’aider et de la soutenir quand elle a des entretiens difficiles avec des personnes et quand souvent elle ne sait plus que dire. Ignace répondit que souvent il avait été présent et qu’il l’avait soutenue. Elle trouva ces mots très vrais et elle avait le sentiment qu’au fond elle avait toujours eu conscience de sa présence sans y porter expressément attention.

 

Le P. Balthasar donna à lire à Adrienne les lettres de saint Ignace. Elle trouva qu’elle n’avait jamais rien lu de plus magnifique. « Aucun autre livre que je lui prêtai avant ou après, même pas sainte Thérèse, ne fit sur elle autant d’impression, et de loin, que ces lettres ». Elle voulait les traduire en français, les mettre entre toutes les mains, parce qu’on possède là enfin quelque chose de très grand et qu’on reçoit en même temps des éclaircissements sur la véritable idée des jésuites.

 

La profession – Elle n’a rien changé de sa vie extérieure sauf que peut-être elle s’applique d’une manière encore plus soutenue qu’auparavant à sa profession de médecin. Beaucoup de gens, surtout des milieux universitaires, sont frappés intérieurement par sa conversion et viennent la voir pour parler de questions religieuses. Elle est disponible pour tous, elle a toujours le temps. Elle a mille et une affaires en ville, dans les maisons des malades, dans les cliniques, les hôpitaux, et elle accomplit tout malgré un état de santé toujours plus mauvais – il lui arrive d’avoir une syncope n’importe où – avec la plus grande exactitude et l’élan et la bonne humeur que tous lui connaissent. Dans ses consultations, elle acquiert une relation tout à fait particulières avec ses patients catholiques. Elle se sent en quelque sorte comme leur mère, ils sont plus proches d’elle.

 

Les anges – Vendredi 28 mars. Aujourd’hui pour la première fois, les anges lui apparaissent dans sa pièce du bas. Après midi, elle avait soigné son mari qui ne se sentait pas bien, et elle était heureuse de pouvoir se reposer un peu le soir. C’est alors que les anges arrivèrent. « Que s’est-il alors passé ? », demande le P. Balthasar. Réponse : « Nous avons simplement été ensemble joyeusement ». Elle a coutume d’exprimer des choses tendres de préférence avec une certaine désinvolture parce qu’on ne peut pas bien le faire autrement.

 

Les pâquerettes – Elle a beaucoup de souci parce que, en raison des grâces qu’elle a reçues, je pourrais en quelque sorte avoir d’elle une trop bonne opinion. Je ne dois pas croire qu’elle est devenue quelque chose de particulier. Elle est angoissée à l’idée que de l’extérieur on pourrait la comparer à des saintes dans la vie desquelles on trouve des choses semblables. A ces mots, elle me fixe, pleine d’angoisse. Je dis que Dieu n’a pas toujours besoin de mettre sur la table des roses de Schira, il peut aussi à l’occasion cueillir une pâquerette le long du chemin et la garder en main un bout de temps si cela lui fait plaisir. Elle rit, soulagée : on appelle pâquerettes les filles qui au bal ne trouvent pas de partenaires et font tapisserie toutes seules le long des murs.

 

En me quittant, elle va directement à l’hôpital Sainte-Claire pour rendre visite à des malades. A la porte, Sœur Minna l’arrête ; depuis longtemps elle voulait lui faire un cadeau, mais elle ne trouvait rien de convenable. Cette fois-ci elle arrive rayonnante : « Aujourd’hui j’ai quelque chose pour vous, c’est-à-dire si vous voulez ». C’était un gros bouquet de pâquerettes. Et la Sœur ajoute comme pour s’excuser : « Vous savez, docteur, le Bon Dieu aime bien aussi les pâquerettes ! Pas seulement les belles fleurs. Adrienne dit que cela lui a coupé le souffle ».

 

Le cœur – Alors qu’auparavant on devait toujours craindre qu’elle ne succombe à une crise cardiaque, depuis la nouvelle plaie je suis rassuré. Elle me demande un jour si elle ne devrait pas recevoir l’onction des malades. Je lui dis que non. Elle affirme qu’en ce qui concerne son cœur la science médicale n’y peut rien. Aucun diagnostic n’est plus réellement possible. Le même après-midi, elle doit subir un examen médical à l’hôpital Sainte-Claire. A la fin, la Sœur lui dit : « Vous savez, docteur, avec votre cœur le Bon Dieu fera ce qu’il voudra ».

 

L’essence – L’essence est toujours plus rare. Adrienne se trouve au nombre des quelques médecins qui reçoivent encore une petite ration. Elle ne peut pas aller à pied et elle est donc à la merci de sa voiture. Je m’étonne qu’avec ses vingt-cinq litres elle puisse toujours être en route, et d’autres gens aussi lui demandent comment elle fait. L’aiguille de son réservoir d’essence marque imperturbablement « à moitié plein ». Quand le P. Balthasar lui demande comment elle se débrouille avec son essence, elle rit et dit que désormais elle ne dira plus jamais où elle se fournit en essence. Le P. Balthasar insiste et elle dit seulement qu’elle n’en reçoit plus. Elle cherche à minimiser le tout et à le prendre comme la joyeuse aventure d’un conte de fées. Mais un autre bref entretien avec le P. Balthasar laisse cependant percevoir qu’elle comprend sans doute de quoi il s’agit en vérité. Mais elle a une répulsion absolue à prononcer le mot miracle.

 

Elle dit que beaucoup de choses qui paraissent tenir du miracle sont à expliquer de manière naturelle. Par exemple, elle a possédé autrefois certains dons de savoir des choses qu’habituellement on ne peut pas savoir. Ainsi un jour on lui a volé une bicyclette. Quand le policier qui faisait l’enquête lui demanda si elle savait qui l’avait dérobé, elle répondit qu’elle le savait : c’était un tel, il ressemble à ceci et cela, et le vélo se trouvait à tel endroit. Elle n’avait jamais vu l’homme et ne savait pas du tout qui c’était. Mais ses indications s’avérèrent exactes.

 

Le P. Balthasar lui explique que naturellement certaines dispositions peuvent exister comme base. Il en est ainsi dans la plupart des cas ; surtout pour la stigmatisation, l’inédie, la bilocation, etc. Mais il est encore plus évident que tout cela n’est encore justement qu’une base et que la grâce qui s’y rattache n’est elle-même aucunement « nature ». Elle acquiesce totalement, on sait même très bien où l’un cesse et où l’autre commence.

 

L’ange – La veille au soir, fortes crises cardiaques. Elle souffre beaucoup alors qu’elle est au lit. Elle dit alors à mi-voix pour elle-même, dans un certain sentiment d’abandon : « Voyons, on est bien seule ici ! » Alors un ange se tient auprès de son lit, il lui prend la main et dit à peu près ceci : « Que penses-tu donc ! » Les douleurs ne s’en vont pas, mais elles sont transformées.

 

Le oui – Après des heures de soirée pénibles avec des entretiens franchement désagréables, elle voudrait un peu se reposer pour se recueillir. Elle perçoit alors, très clairement audible, une voix (mais elle ne voit rien) : est-elle prête à renoncer à tout ? La voix et son exigence se font d’abord toutes simples, comme n’engageant à rien. Puis la même exigence se répète et se fait de plus en plus pressante. Et la question se précise et présente différentes choses : est-ce qu’elle est prête à perdre ses fils (qu’elle aime avec beaucoup de tendresse), son mari, finalement sa profession, ses meilleurs amis, son honneur? Elle dit toujours oui, mais elle en arrive à une telle extrémité qu’elle commence (comme elle le dira plus tard) à pleurer comme une madeleine. Finalement une dernière question la harcèle, incessamment répétée : « Est-ce qu’elle est réellement et sérieusement d’accord avec tout cela ? » En tremblant, mais avec fermeté, elle répond oui. Alors finalement une grande consolation la saisit. Quand elle raconte ce qui s’est passé, elle ajoute qu’elle s’était crue à un examen. Toutes les matières étaient passées bien qu’on ne l’ait pas interrogée sur tout. Finalement on ne fera usage dans la vie que d’une matière et il est probable que ne lui sera demandé qu’un seul des sacrifices qu’on lui a présentés ou quelque chose de tout autre qui n’a pas été abordé. Mais elle a compris en même temps que l’examen sur l’ensemble est nécessaire et qu’on doit dire oui partout.

 

La Suisse – Depuis quelque temps, elle prie beaucoup pour la Suisse. Elle me le dit le soir même où je voulais le lui suggérer. Car je considère cette prière comme l’un de ses devoirs qui aboutiront certainement à quelques conversions personnelles. Elle ne veut pas prier pour que la Suisse soit épargnée par la guerre. C’est l’affaire de Dieu d’en disposer. Peut-être que pour la Suisse la guerre est meilleure que la paix. Mais ce qui lui tient à cœur, c’est qu’à l’heure du danger et de la décision, chaque Suisse se montre à la hauteur de la situation et ne soit pas un défaitiste. Elle est elle-même une fervente patriote. Elle dit un jour en plaisantant qu’elle voudrait avoir un piano uniquement pour pouvoir le jeter par la fenêtre en cas d’invasion si, en bas, les nazis voulaient entrer chez elle.

 

La plaie du cœur – Encore la plaie du cœur : la douleur qu’elle avait ressentie quand elle l’avait reçue était vraiment une perforation, un coup de droite à gauche. Tout d’abord la plaie reste fermée, ne saigne pas. Mas le « canal » du cœur à la plaie extérieure peut très souvent faire très mal. Il y a une douleur qui passe dedans comme si l’on tirait une fermeture éclair. Il y a une quantité de possibilités de douleurs ; on peut jouer de cette douleur comme d’un instrument.

 

La solidarité – Elle sent toujours plus fortement la solidarité dans la faute, et que le péché des autres la concerne personnellement et intérieurement. Nous parlons longuement de la morale catholique officielle comme favorisant un individualisme pratique qui s’oppose au caractère profondément social du catholicisme. Mais nous sommes tout à fait d’accord qu’il y a une responsabilité personnelle et une liberté personnelle de la volonté. Là-dessus il est question de Dostoïevski (du starets Zosime et de la jeune Lise des « Frères Karamazov ») et du « Cantique de Palmyre » dans les « Conversations » de Claudel.

 

Du 30 mars au 7 avril 1941 - Le P. Balthasar est absent de Bâle. Durant ce temps, il reçoit d'Adrienne quelques lettres dont voici des extraits.

 

Lettre du 30 mars 1941 - La nuit dernière, s'est répété presque exactement ce qui s'était produit l'avant-dernière nuit ; seulement l'ange, que j'ai vu cette foi-ci, fut encore plus pressant si possible dans ses exigences ; c'est-à-dire qu'il me montra les mêmes scénarios de ce qui pouvait m'arriver, avec des contours plus précis ; mais il insista beaucoup plus fort que la première fois sur le caractère inconditionnel de l’acceptation, de l'obéissance ; quand ce sera accepté, il ne pourra plus y avoir la moindre possibilité de retour. Ainsi si le premier pas est fait volontairement et en pleine obéissance, tous les suivants qui viendront logiquement après ce premier pas, mais qui peuvent devenir toujours plus difficiles, qui peuvent même s’intensifier tellement que même la mort la plus horrible en vienne à être considérée comme facile, tous les suivants seront non seulement accueillis mais aussi supportés volontairement. La réponse ne se fit pas attendre, c'est-à-dire que je dis oui, bien sûr ; mais cela voulait dire qu'il fallait encore y réfléchir presque comme à loisir, et la réponse ultime, engageant pour toujours, serait à donner en temps voulu.

 

Je vois mieux que jamais que tout cela est infiniment sérieux et astreignant, mais cependant c'est comme si Dieu m'avait encore davantage fait don de sa présence, justement aujourd’hui, et je sens combien le oui que j'avais donné dans les larmes durant la nuit de vendredi s'est transformé en un oui véritablement joyeux. Mon cher ami, je vous le demande très fort, voulez-vous prier pour que je ne manque pas de courage durant les temps difficiles qui pourraient venir.

 

Tard dans la nuit, vers le petit jour, la Mère de Dieu vint elle-même, tout doucement, avec simplement un charmant sourire, comme si rien ne s'était passé, exactement comme elle était les dernières fois. Elle me suggéra de m'occuper de jeunes filles ; il y a là en germe tant de vocations qu'on devrait aider à se développer. (On peut noter ici que la première mention du futur institut séculier date de la fin mars 1941, cinq mois environ après l'entrée d’Adrienne dans l’Église catholique).

Et la plus grande partie de ce dimanche mouillé, je ne l'ai pas passé à lire comme j'en avais le projet, je l'ai passé à remercier et à réfléchir. Car apparaît peut-être maintenant une deuxième partie du programme immédiat après que le premier point a été expliqué depuis décembre avec la vision qui revenait sans cesse de l'homme qui tendait vers le mal et vers le bien.

 

Lettre du 31 mars 1941 - Il n'est arrivé rien de plus, et cependant toute cette nuit – également dans le sommeil – fut comme une unique grande prière, avec beaucoup de présence, même si elle était invisible. Et aujourd’hui j'ai eu tout le temps beaucoup à faire ; il y eut beaucoup de monde à la consultation et j'avais de la peine à garder toute la tête à mon affaire ; je dus me faire violence pour ne pas passer toute la journée à genoux, c'est ce que j'aurais préféré faire aujourd'hui.

 

Lettre du 1er avril 1941 - J'écris sur du papier que je devais utiliser pour les comptes des caisses de maladie ; c'est aujourd’hui le changement de trimestre et, à la fin de la consultation, mon bureau est plein de fiches compliquées qui doivent être étudiées ; je suis en fait un peu épuisée à essayer de me plonger dans le quotidien alors que je suis tout à fait ailleurs, et je pense que vous seriez content que je prenne un peu de joie à vous écrire un instant ; ensuite il faudra retourner réellement au travail ; à cinq heures commence le nouveau cours à l'école maternelle, à six heures nouvelle consultation, et après cela vient encore l'hôpital.

 

Hier soir, après l'entretien avec Werner, je suis restée seule un moment, plongée en quelque sorte dans une prière "conduite", puis je rangeai encore quelques affaires et j'allai dans le couloir quand, tout à coup, je vis un ange tout petit juste derrière moi à droite, qui m'accompagnait ; j'en fus un peu ébahie ; comme quand on tressaille légèrement, mais lui me dit qu'il pourrait maintenant être toujours auprès de moi ; je ne l'ai vu comme il faut qu'un instant, mais ce fut encore une fois une nuit comme une prière et j'ai honte que des bagatelles comme la reprise de la maternelle me fasse soupirer. Mais le cœur, le vieux, le vrai, se fait méchamment remarquer, les crises ne sont pas très fortes, mais très rapprochées.

 

Les filles de la Mère de Dieu? Des jeunes filles en général; je ne sais pas. Je pense que maintenant je dois vraiment apprendre à connaître les ordres féminins, les différentes sortes de monastères, les associations de jeunes filles et les associations mariales, et tout ce dont je n'ai aucune idée; d'abord uniquement à titre d'information et sans m'y engager; mais bientôt sans doute en un sens actif d'une manière ou d'une autre, dont je n'ai pour le moment aucune idée. - Bon, maintenant je dois m'occuper des affaires des caisses de maladie.

 

Mardi soir 1er avril 1941 - Malgré l'heure tardive je veux encore écrire quelques mots avant tout pour dire que j'ai maintenant retrouvé le chemin du quotidien, c'est-à-dire que je peux à nouveau me concentrer vraiment sur ce qui est nécessaire, et votre lettre m'y a beaucoup aidé. Pour ce qui peut arriver maintenant, je n'ai vraiment aucune angoisse; je me sens si protégée, si entourée de la présence divine que je ne puis que remercier et je suis prête.

 

Après "prête" devait venir la conclusion de la phrase, mais deux anges sont alors venus, grands et blancs, et ils emportèrent la réponse qu'ils n'avaient pas attendue dans la nuit de dimanche. Maintenant c'en est définitivement fait de ce qu'on appelle la liberté. L'endroit précis au coeur me fait encore plus mal. Je suis heureuse, je remercie Dieu pour le don et je veux essayer de "ne rien refuser et de ne rien laisser tomber", comme vous l'avez écrit en décembre.

Le médecin Adrienne est un peu étonné, mais elle aussi veut vraiment essayer de faire face comme l'humaine Adrienne doit le faire. Un "devoir" dans le bon sens du terme, qui est plutôt une autorisation.

 

Bâle, le 2 avril 1941 - Je suis volontiers votre conseil vaille que vaille et vis au jour le jour, mais je ne peux pas ou je ne peux que difficilement m'adonner à autre chose qu'au nécessaire : consultation et changement de trimestre, les personnes et les affaires qui me sont confiées d'une manière ou d'une autre. Quand j'ai un moment pour moi, il m'est donné quelque chose sur quoi réfléchir d'une manière plus passive qu'active; je prends en main un point de croix ou un autre travail manuel et les pensées vont se promener, doucement conduites en quelque sorte.

 

En ce qui concerne l'entrée, je ne sais pas si elle doit avoir lieu maintenant ou dans des années ou bien non; je ne sais qu'une chose, c'est qu'est exigé maintenant de manière pressante que je sois prête à m'engager, et pour cela je rends grâce. Quoi qu'il arrive, ne pensez jamais, je vous en prie, à quelque responsabilité terrible. Mon bonheur à vrai dire si profondément ressenti ne peut pas être payé assez cher; je suis vraiment prête à tout sacrifice et je prie uniquement pour que je puisse l'offrir aussi comme il faut.

 

Hier ou, pour mieux dire, cette nuit, car la nuit n'a commencé réellement que vers le matin, il ne s'est plus passé grand-chose après que j'eus fini de vous écrire; j'ai vu trois fois des anges dans la chambre, mais davantage comme une vision, une fois dans une lumière d'un rouge merveilleux. Ils ne semblaient pas se soucier de moi.

 

Le 3 avril 1941 - "Hier soir j'étais avec ma mère pour le souper; il n'a pas été question du tout de ce qui pourrait avoir un sens quelconque. Après cela je voulus encore faire un saut à l'hôpital". Vers cinq heures de l'après-midi, Adrienne commence à lire la première partie du roman de Madame W. "J'étais curieuse d'en prendre connaissance car elle est l'une de mes patientes depuis très longtemps. Je ne pourrais sans doute jamais mieux écrire, mais je serais quand même capable de lire beaucoup mieux. Puis j'écrivis encore quelques lettres plus ou moins 'apostoliques' pour finalement me mettre à prier de nouveau pour la première fois au pied de mon lit; quand je levai les yeux à la fin, les deux anges étaient là à nouveau, à genoux derrière moi, se relevant en même temps que moi; je ne les vis qu'un court instant, mais c'était quelque chose de si naturel que je n'ai même pas eu le léger tressaillement habituel; c'était comme si cela avait toujours été ainsi et cependant infiniment bon. - Puis très peu de sommeil seulement... qui fut presque comme une prière conduite.

 

Puis la communion. Un ouvrier emporta de la chapelle la statue du Christ qui se trouvait devant moi. Quand je levai les yeux après la prière, la statue du Christ n'était plus là; il y avait là, d'une certaine manière en réduction, un ange et saint Ignace; très loin, à l'arrière-plan, la Mère de Dieu. Et saint Ignace, que je voyais aujourd'hui pour la troisième fois, m'exhorta à recommencer à lire un peu. Avec raison, car depuis que j'ai vécu tant de choses, je n'ai plus rien lu de raisonnable; vraisemblablement trop 'creusé des sabots' (en français dans le texte allemand) entre la prière et l'obéissance. En rendant grâce, je vais me donner un peu de mal sur ce point. Car je pourrais très bien consacrer au moins une demi-heure par jour à l'un ou l'autre 'complément de formation'.

 

La consultation a apporté quelques appels téléphoniques remarquables, avec demande d'aide de nature spirituelle.

 

Pour vos cours, je prie de tout coeur, et je m'invente de petits sacrifices, malgré mon peu de talent pour ce genre de choses. Voyez-vous, auparavant, c'est-à-dire il y a quelques années, je me donnais de vigoureuses gifles quand je voulais me punir pour une chose ou l'autre; maintenant je n'en suis plus capable. Mais vous dites : 'Ne faire que ce qui vient naturellement à l'esprit'. Bon! Ce que je vis personnellement est entièrement et réellement dans la main de Dieu, je puis le dire aussi objectivement qu'on peut l'être vis-à-vis de soi-même. C'est pour moi un tel cadeau, infiniment grand, immérité, et je ne fais vraiment rien pour cela! Peut-être avant tout parce que je suis à chaque fois tout à fait inondée et tellement comblée qu'il n'y a plus aucune place pour aucun souhait.

L'absence d'angoisse et d'inquiétude s'explique peut-être aussi simplement par là : tout simplement pas de place!... Merci, ah! vraiment, pour la bénédiction. Merci pour votre aide. Merci pour votre amitié. Merci pour l'an dernier avec le 1er novembre. Merci pour cette année avec ces dernières semaines incroyables. Merci pour toute votre aide, et avant tout je remercie Dieu, aussi profondément que je le peux, et si l'engagement peut être réel, entier, je rendrai grâce à Dieu éternellement. Et si cette lettre devait être la dernière - je suis tellement mal en point - , sachez ce qu'il en est de la fenêtre de la chapelle".

 

Le 3 avril 1941 à 11 heures du soir - Ma dernière lettre, je ne savais pas du tout si ce ne serait pas la dernière bien que j'y parle de saint Ignace et de ses demandes; aussi contradictoire que cela puisse paraître, je dois pourtant dire que c'est cependant en quelque sorte exact, car je ne sais pas du tout s'il ne m'est demandé que d'être disponible, même éventuellement disponible pour une mort tout à fait soudaine, presque non sentie, avec interruption d'éventuels travaux à peine commencés, etc. Mais cette incertitude n'est en aucune manière source d'angoisse ou de préoccupation, elle est là simplement presque comme partie intégrante de tout le bonheur. Je disais que j'allais vraiment mal; c'était quelque chose de nouveau, quelque chose qui affaiblit, qui vide, que je ne peux vraiment pas décrire avec plus de précision : la plaie saignait un peu, pas fort, et je pensai ce matin de bonne heure qu'on ne la verrait bientôt plus.

 

De temps en temps, pour une cause ou pour une autre, j'aimerais bien allumer un cierge dans une église, mais je ne sais pas comment faire. Pouvez-vous un jour me l'expliquer ? La vision de ce matin ne cesse de m'accompagner; je veux cependant encore faire quelque chose puisque j'ai encore des forces en réserve, maintenant tout de suite. Puis je porterai encore cette lettre à la poste.

 

Le 4 avril 1941  - Un grand merci pour votre si bonne lettre qui n'est arrivée ici que ce soir; maintenant, pendant que je réponds, vous êtes déjà couché pour la première nuit de la retraite. Je prie beaucoup pour la fécondité de ces journées; quel bien vous pouvez semer! Je participe autant que je peux, mais j'envie au fond les vrais participants.

 

Hier soir je me suis agenouillée au pied de mon lit et, en me relevant, j'ai vu à nouveau les deux anges; quand je dis "hier soir", cela veut dire "ce matin de bonne heure", vers trois heures, car je ne me suis couchée qu'à cette heure-là; avant cela j'ai lu un peu, et j'avais aussi beaucoup à recevoir, quelque chose qu'on ne peut pas décrire davantage, comme lorsque simplement il y a là beaucoup de "présence", et qui conduit les pensées, à vrai dire uniquement sur de petites choses qui pourront peut-être un jour être rassemblées pour former une mosaïque. Mais l'assemblage des pierres, dans ce genre d'acte, se produit presque comme par hasard; le mot prier ou méditer n'est pas tout à fait approprié.

 

Büchi (un ami) a mangé avec nous ce midi et il a trouvé que mon catholicisme, à proprement parler l'effet du catholicisme sur moi, est quand même quelque chose de positif; il souhaitait en savoir davantage.

 

Puis la consultation; un certain nombre de gens vraiment mal en point. Est-ce qu'on peut réellement les aider? Souvent ce n'est pas clair.

 

Ensuite l'hôpital Sainte-Claire. Avec deux Sœurs qui ne l'ont pas facile, parlé de toutes sortes de choses essentielles. Puis pour moi quelque chose de difficile : une Sœur, dont je ne savais pas qu'elle avait été là, me raconta avec beaucoup de larmes les dernières minutes d'Emil. Personne ne m'en avait encore parlé; c'était tellement torturant à entendre, et pourtant à travers tout cela se fit jour un véritable merci.

 

Puis une demi-heure pour moi seule, c'est-à-dire pour Dieu, sans activité. Puis consultation. "Et voilà". Un jour comme un autre, et si rempli de présence et de grâce que ce fut en tout cas un jour de fête. Comment pourrait-on jamais assez en rendre grâce. Et dans tout cela et sans cesse quelque chose qui me remplit tellement : "Que ta volonté soit faite", c'est là que mon bonheur a commencé quand vous m'avez dit avec tant d'audace : "Naturellement le Notre Père, en entier naturellement, c'est le seul début possible". Et aujourd'hui on me parle du dernier pouls d'Emil, comment il s'est senti et le bruit qu'ont fait les instruments chirurgicaux et comment cela fut sinistre avec une quantité de détails objectifs tout petits et précis, et en tout cela chante en moi : "Que ta volonté soit faite", et ce fut vraiment bon ainsi. Si seulement je pouvais vous le faire comprendre. Ce qui est pour moi la plus sinistre des images, et en même temps cette présence de Dieu me rendant incroyablement heureuse.

 

Je relis votre lettre. Je commence par la fin. Si le crucifix Renaissance est pour la chambre à coucher, encore un pour le cabinet de consultation. Pouvez-vous en faire envoyer deux pour voir? Ce serait très beau... Toutes les visites "objectives" de la chambre à coucher doivent quand même avoir un crucifix, et je le voudrais aussi pour moi.

 

Et puis le reste de votre lettre. Un grand merci pour tout cela. Oui, vous devez avoir grandement raison; se proposer et porter est la plus belle profession. Je ne vais jamais l'oublier. Vous voyez, vous donnez toujours un si beau sens à ce que je vis; vous le comprenez tellement mieux que moi et il est pour moi tout à fait vrai que votre direction donne à ce que je vis une plénitude de sens et de grâce.

 

Le 5 avril 1941 - Comme j'ai écrit chaque jour, je veux au moins commencer aujourd'hui ma lettre que vous ne pourrez recevoir que lundi. La nuit dernière a été bonne, avec beaucoup de prière; une pensée m'accompagnait pour ainsi dire toujours : Trinité. Pourquoi cela justement, je ne sais pas. C'était pour moi comme si j'en faisais l'expérience comme on expérimente et qu'on comprend quelque chose; auparavant il n'y avait pas de problème car depuis quelques mois cela me semblait tout à fait clair, non pas théologiquement clair peut-être, pas spéculativement non plus, mais simplement clair sans grandes considérations; et maintenant beaucoup a été compris d'une certaine manière, je voudrais presque dire "vécu personnellement à l'intérieur"; le "personnellement", vous ne devez pas le comprendre comme si j'y avais part, même de la manière la plus éloignée; pour moi "personnellement", impossible autrement que comme ceci : Dieu ne peut être compris autrement que comme Fils et Père et en même temps Esprit Saint, tout à la fois dans l'unité et la multiplicité, "découlant l'un de l'autre et formant un tout indissoluble". Pour moi c'est clair comme le jour à travers mes difficultés d'expression et leur maladresse, "impossible à rendre, même pour vous". Bien que je sache que je suis incapable de vous décrire cette expérience, je devais quand même essayer de le faire pour que vous sachiez ce qui se passe.

 

Et puis des heures mouvementées avant le voyage à Olten (pour les funérailles de sa belle-mère); quelques cas difficiles, médicaux, et une communion incroyable, "présence ressentie et acceptée" en quelque sorte "jusqu'au bout".

 

L'enterrement de ma belle-mère fut quelque chose de très remarquable; un vieux pasteur tout sec qui semblait n'avoir aucune idée de Dieu, ne parla pas une seule fois de lui pendant tout le service - à part la prière finale - mais construisit le tout comme une apologie d'Emil. Émouvant pour moi en quelque sorte, comme une suite des descriptions de la Sœur hier, et cependant cela avait quelque chose de presque païen. Dans l'ensemble, à la fin de cette semaine, je suis bien fatiguée parce que j'ai l'impression que je suis un cocktail, secouée sans fin. Ce n'est pas une plainte. Car vous savez que je suis heureuse et je remercie Dieu de ce que ces journées soient aussi pour vous pleines de grâces.

 

Dimanche après-midi. Il y a une naissance en route à la clinique Saint-Joseph; une femme d'un certain âge, premier enfant, très grand, bassin de la mère trop étroit; travail de l'enfantement : faible. S'annonce en tout cas pour après minuit. Et je ne peux pas dire : pensez-y, car vraisemblablement ce sera fini quand cette lettre sera entre vos mains.

 

Beaucoup d'affaires et de petites affaires pour un dimanche; et dans tout cela, à différentes reprises, des anges; tout à l'heure j'avais justement le sentiment que je devais faire attention pour passer au milieu d'eux.

 

Je me réjouis beaucoup de l'approche de mardi soir; j'ai besoin d'un bon coup de peigne après ces dix jours. Cela me fait de la peine que je ne puisse pas mieux vous informer, mais c'est justement pour moi aussi tellement peu clair, tellement en dehors de tout chemin tracé. J'ai lu cent pages de sainte Thérèse (Thérèse d'Avila). Cela, sur votre ordre. C'est beau, mais je suis actuellement comme une éponge totalement imbibée, il y a tant de choses qui sont imprimées sans lettres, que pour la lecture il y a très peu de don d'assimilation.

 

Nuit du dimanche 6 avril 1941 - Ça a commencé à l'église; le Christ à côté de l'autel de la Vierge était comme vivant, il indiquait son coeur; et quand je détournais de lui mon regard, il y avait en lui comme un léger mouvement qui rappelait sur lui mon attention, sans cesse, non par contrainte, ni contre nature, ni d'une manière importune; c'était simplement comme ça, sans fatigue pour moi, mais comme allant de soi. - A la maison, Il fut là tout à coup, sans préavis, tout près de mon bureau et je voulus poser la question : "Comment ce sera?", mais je ne dis rien car il dit à peu près ceci : "J'ai souffert davantage ; la plus grande brusque déchirure est à supporter car il n'y a pas de solitude là où je suis, et dans mon coeur tant de choses se trouvent enfermées". A ce moment-là, il indiqua son coeur, comme à l'église; le tout ne dura que la fraction d'un instant; et quand il disparut, je vis à nouveau la Mère de Dieu comme à une certaine distance. - Et disparaît le sentiment de très grande lassitude, de ne plus se trouver soi-même - dans le plus profond bonheur -, le sentiment de l'éparpillement. Maintenant je ne suis plus seulement heureuse, je suis en quelque sorte "égalisée", revenue à l'équilibre. Difficile à décrire. Mais je sais que vous comprendrez cela aussi.

 

Les notes du P. Balthasar concernant la semaine de la Passion et la semaine sainte, de 1941 à 1965, il les a détachées de son "Journal" pour les rassembler en un volume spécial : "Kreuz und Hölle" I (plus de quatre cents pages). Pour l'année 1941: "Kreuz und Hölle" I, p. 17-37. Il n'est pas possible de reproduire ici ne fût-ce que l'essentiel de ce volume. Le P. Balthasar ("Adrienne von Speyr et sa mission théologique", p. 28) résume comme suit ces périodes de la vie d'Adrienne. "Ces 'passions' se terminaient par la grande expérience du samedi saint, caractéristique d'Adrienne. Elles découvraient chaque année de nouveaux 'paysages' théologiques. Le plus habituellement, il ne s'agissait pas tant de revivre les scènes historiques de la Passion à Jérusalem, que d'éprouver les états d'âme de Jésus, dans leur plénitude et leur inimaginable diversité. C'était comme si des cartes géographiques de la souffrance se dessinaient, qui n'avaient jusque-là que trop de taches blanches, de régions inexplorées, à tel point qu’Adrienne, au cours de pauses et après coup, était capable de décrire clairement les étapes de son expérience".

Le P. Balthasar passa la semaine de Pâques 1941 à Sion où il reçut plusieurs lettres d'Adrienne. En voici des extraits.

 

Samedi saint 12 avril 1941 - (N.B. Pour comprendre un peu les deux extraits de lettre de ce samedi saint, avoir à l'esprit qu'Adrienne vit encore dans l'expérience de la descente aux enfers : elle est elle-même et elle ne l'est pas, elle est comme séparée de tout et d'elle-même). Au cabinet de consultation, ce samedi saint; il n'y a personne. Mon cher ami. Très lentement, absolument sans joie, mais pas du tout d'une manière conventionnelle, monte en moi la première prière spontanée : O Seigneur, quand tu m'auras rendu de participer au péché, à la joie et à la souffrance, donne-moi, donne-moi de porter à nouveau; donne-moi de porter ce que tu veux et autant que tu veux, mais donne-moi de porter. - Voyez-vous, mon cher ami, quand j'étais auprès de vous avant trois heures, j'avais le sentiment que le plus dur aujourd'hui était de ne plus avoir part au péché (plus encore celui des autres que le mien) et maintenant je sais que l'insupportable est sans doute que là où je suis il n'est plus question du tout de porter; tout est si incroyablement vide, il n'est plus possible de porter là quelque chose, comprenez-vous? Maintenant où tout est état, où tout est marqué par la passivité absolue, sans le moindre soupçon de lutte - car dans le combat l'âme conduit encore la raison -, je pense que le manque de solidarité dans le péché et dans la joie, mais également le manque de tâche à accomplir, étaient là dès le début; mais je ne l'ai compris que lentement, parce que me manquait toute connaissance d'un tel vide, et les contours de ce qui manquait ne se cristallisent justement que lentement. Cela inclurait un tragique infini si je ne savais par vos paroles que l'aujourd'hui n'est qu'un passage - et ma raison n'a encore jamais été trompée par vous; alors pourquoi le serait-elle maintenant? Et comme il y aura un réveil, vous me le promettiez du moins, je prends l'audace de prier au moins que la charge me soit rendue.

 

Nuit de samedi 11 H 30 - Si maintenant encore j'écris, pour ainsi dire dans une lassitude insupportable, c'est pour que vous receviez encore une idée de cette journée; est-ce que demain je pourrai encore sentir aujourd'hui? Je ne le sais pas; c'est pourquoi je vais essayer de le décrire. - Pour le dîner, Mlle de G.; conversation sur la politique, interrompue par d'innombrables coups de téléphone. A un certain moment, elle me dit qu'elle aurait voulu utiliser notre tête-à-tête pour parler religion; j'étais incapable d'en saisir l'occasion, car qu'aurais-je à donner aujourd'hui? - A l'heure de la consultation, je vous ai écrit quelques lignes, puis quelques femmes sont venues; rien de particulier. Puis arriva ma mère, inattendue; elle me couvrit de reproches au sujet des points de vêtements (c'est-à-dire des tickets de rationnement), j'étais trop indifférente pour m'en émouvoir.

 

Puis quatre visites chez des malades, puis l'hôpital Sainte-Claire et l'inévitable injection de camphre; Sœur Annuntiata me raconta beaucoup de choses sur la Passion et me pressa très fort de venir le soir du jour de Pâques, car les chants appris par elle étaient si beaux. Nous allâmes voir le Père B. pour lui demander la communion pour moi la semaine prochaine parce que le Père M. va à Sion. J'étais incapable de parler de communion. Sœur Annuntiata lui expliqua la chose ; le Père trouva la fréquence incompréhensible, du moins m'a-t-il semblé. Mon amie expliqua la chose aussi bien qu'elle le put, mais je ne cessai de penser que je ne peux pas comprendre comment je pourrais m'éveiller de nouveau à la joie; qu'il fasse avec la communion comme il veut, je suis incapable de me battre pour cela dans mon état actuel. Mais finalement tout s'arrangea. Puis encore une longue conversation avec la Sœur sur ce qui m'est vraiment arrivé; c'était horrible de ne rien dire parce que je pensais que peut-être les paroles me rendraient accès aux autres. Je me tus. - A la maison m'attendait une infirmière, fille de pasteur, qui me raconta une épouvantable histoire d'amour; elle sanglotait à faire pitié, je trouvais le tout effrayant, en quelque sorte théoriquement effrayant, mais j'étais incapable de trouver un seul mot de consolation. Puis ma mère fit de nouveau irruption. Elle dit tout ce qu'elle n'aurait justement pas dû dire aujourd'hui. - Puis la fête de la résurrection. C'était pour moi un tel tourment que je regrettai une fois encore la promesse faite à la Sœur; je savais que pour le moment je ne pouvais ni comprendre ni souffrir d'une manière ou d'une autre. Plus fatiguée que jamais, je rentre à la maison tout à fait épuisée; devant la porte, il y avait Madame S., elle m'avait attendue toute la journée, elle était si contente de m'avoir maintenant et elle est restée de 9 H 30 à 11 H 30; elle n'a cessé de parler; j'étais à plusieurs lieues de distances et le plus beau était qu'elle ne cessait de dire qu'il était si consolant de parler avec moi. - Et pensez qu'il m'était dur de me taire, que je n'ai jamais eu le besoin de raconter quoi que ce soit à Madame S., qu'aujourd'hui j'aurais souhaité lui montrer le tourbillon qui m'assaille, car il est dur de vivre tout cela sans un secours humain. O Dieu, donne-moi de porter à nouveau!

 

Pâques 1941 - Dimanche après-midi 4 H - "Loué soit Jésus Christ dans l'éternité. Amen. Je ne puis commencer autrement que par ce cri car il contient tout, et même si je vous écrivais une lettre très longue et encore plus longue, je ne pourrais pas mieux tout résumer. - Vous êtes donc totalement libéré. Le sentez-vous? Dites oui, car il n'est pas possible que vous ne le sentiez pas complètement aujourd'hui; et moi aussi je suis libérée, à vrai dire d'une manière tout à fait inespérée et sans l'avoir voulu; cela rend heureux, mais il est encore beaucoup plus beau et plus comblant de savoir que tout a été reçu pour vous et pour d'autres - que Dieu lui-même détermine et déterminera aussi à l'avenir - et que, par grâce, j'ai aussi été emportée. - Au sujet d'hier, il y a encore beaucoup à dire : ce sera pour plus tard; aujourd'hui j'en suis encore incapable, surtout pas maintenant justement. Je ne peux encore rien mettre en ordre, je veux simplement vous rapporter les événements, en quelque sorte d'une manière chronologique, et cependant davantage comme ils me viennent à l'esprit. - Le bonheur qui est en moi n'a pas été là tout d'un coup, il est né presque prudemment, et il ne cesse de croître; je sais qu'il va prendre encore plus de clarté et plus de force de pénétration pour parvenir jusqu'aux autres. - Vers une heure, j'ai été me coucher sans prendre de livre; sur ma table de nuit il y avait les deux images que vous m'aviez apportées; j'essayais de les regarder, je ne pouvais pas, elles n'appartenaient pas à mon monde. Le crucifix au mur n'était pas à contempler, il n'était pas hostile à proprement parler, mais en tout cas pas exaltant; il n'appartenait pas à mon monde. - Je ne pouvais pas non plus prier; c'est-à-dire que je répétais la prière de l'après-midi et j'ajoutais à peu près ceci : Mon Dieu, si tu peux bénir, alors je t'en prie, bénis tous ceux pour lesquels je te prie d'habitude. Mais tout cela n'allait pas de soi, cela devait être extorqué, et au milieu de tout cela des visions, "des horreurs entassées, trop horribles pour être contemplées et trop étrangères pour être vécues". Puis vint pour moi un état de demi-sommeil tandis que beaucoup de choses encore étaient perçues, mais comme avec autant d'indifférence que durant la journée, mais aussi plus loin. - Vers quatre heures, je vis tout à coup un mouvement dans la chambre, c'était comme si l'obscurité se mouvait et l'odeur de cadavre fut là avec une grande violence, beaucoup plus forte que le jour précédent, si vous voulez, presque insupportable, presque plus encore par sa soudaineté que par sa pénétration, et elle disparut au bout de deux ou trois minutes. L'étrange en fait n'était pas l'odeur par elle-même, mais bien plus qu'elle ait simplement été là pour manifester qu'elle disparaissait; et plus elle disparaissait, plus la chambre se remplissait en quelque sorte de "présence". Puis je fus tout à fait éveillée et étrangère à moi-même, étonnée qu'il y eut encore en somme une présence, et très lentement grandit en moi un sentiment qui me sembla nouveau et qui avait pourtant beaucoup de ressemblance avec ce que j'avais déjà expérimenté, quelque chose comme le bonheur; je ne pouvais pas le saisir tout à fait, j'hésitais en quelque sorte intérieurement à le reconnaître. Et puis la vie entra dans la chambre, du réel; des anges étaient là, et puis au bord du lit, tout près, le grand ange, celui de l'Annonce. Son visage n'était plus du tout sévère comme lors de l'examen. Il disait : Ce qui avait justement été prévu pour le moment est maintenant accompli. Je devrais me souvenir plus tard que le moment présent, même si je ne peux pas le comprendre, a été le plus grand don, et la mission qui pouvait maintenant m'être confiée n'est pas seulement difficile, elle est belle aussi. Il y a maintenant quatre points à remarquer : la vision avec des humains qui tendaient vers le haut et ceux qui se précipitaient vers le bas, les jeunes filles, la patrie et les prêtres, jusqu'au plus haut dignitaire... Puis Lui fut présent, il posa trois doigts aux trois endroits de mon front et dit avec un geste de bénédiction de la main droite : "Je suis en toi et avec toi". - Puis tous disparurent; il resta dans la chambre une incroyable présence, je m'agenouillai au pied de mon lit... Quatre heures sonnèrent quand je me remis au lit; je dormis jusqu'à six heures environ, je me réveillais au bruit des chorals de Pâques à la tour de la cathédrale; le premier était : Te Deum laudamus; j'écoutai et alors commença en moi la véritable action de grâce, l'allégresse et un peu de compréhension; et je pus à nouveau prier, prier vraiment, comme c'était ma joie auparavant, et je prie encore maintenant, même si c'est la plume à la main, et j'avais de nouveau une mission, il m'était permis à nouveau d'aimer. Je ne sais pas comment ces trois derniers jours resteront en moi, mais le nouveau réveil d'aujourd'hui restera inoubliable, je crois. - Je dormis encore jusque vers neuf heures; je me levai malgré un coeur des plus pitoyables, Madame S. vint me chercher, et nous allâmes à la messe à l'église Sainte-Claire. Au Gloria, j'entendis la voix des anges : le cadeau pour l'ami était accordé, d'autres aussi étaient aidés, la disponibilité devait demeurer. - Combien vous aviez raison de me dire qu'on devait faire tout ce qui nous venait à l'esprit; je pense - presque avec fierté - que mon cadeau pourrait se laisser voir! (Ah! encore une fois cette effrontée d'Adrienne!). - En écrivant au sujet de cette "effrontée d'Adrienne", j'ai remarqué tout à coup que j'avais une faim de loup, car il y avait longtemps que... A la cuisine, j'ai trouvé des œufs de Pâques et je les ai gobés car je suis absolument seule, et cependant vraiment entourée de présence et de bonheur, et je veux vous remercier pour le 1er novembre.

 

Je fais maintenant une pause dans cette lettre bien que j'aie encore infiniment à dire, mais je suis bien fatiguée de toutes ces peines; pour quelques jours je dois en venir à une certaine forme de repos - repos physique - pour pouvoir continuer. Car maintenant seulement cela se dénoue. Combien je m'en réjouis! La vie qui me reste encore m'est doublement donnée et précieuse pour moi car elle ne m'appartient plus. Quel bonheur c'est d'être catholique ! - 7 heures. Je ne suis pas encore capable de faire grand-chose de raisonnable, car le bonheur se fait toujours plus grand... Mon cher ami, quand vous serez là, nous devrons parler une fois sérieusement... - Dans cette longue journée, je n'ai rien fait d'autre que prier et vous écrire; et pourtant comme elle a passé vite... - Une chose encore pour ce matin de bonne heure; l'ange a dit aussi : "Tout a été accompli dans l'amour; l'ami, les autres et toi, vous avez été libérés par ton amour pour le Christ et pour les hommes et pour l'ami, mais aussi par l'amour de l'ami pour le Christ, et par l'amour du Christ pour toi, pour l'ami et pour les hommes". A peu près comme ça; il me semble qu'il utilisait moins de mots, mais le sens était tellement celui-là que je peux difficilement le rendre autrement. - Ma lettre est peut-être très incohérente mais une joie forte m'habite toujours. J'aurai besoin de jours et peut-être de mois pour en faire le tour en quelque sorte, mais le bonheur est en moi, je remercie Dieu et Jésus et la Sainte Vierge et la petite Thérèse - elle me devient très chère - et aussi saint Ignace, et encore beaucoup d'autres, et omnibus sanctis, et tibi Pater".

 

Lundi matin 1 H (14 avril 1941) - Je viens de lire dans la feuille paroissiale : l'humiliation de la confession est sans aucun doute un sacrifice. C'est le doyen qui écrit cela et cela m'est incompréhensible. Ce sont mes péchés qui sont humiliants et non la confession. - Il y aurait encore beaucoup à dire sur les péchés. Je me plaignais récemment de ce que plus je vais, plus j'avais part à tous les péchés du monde. Aujourd'hui après l'horrible délivrance hier de tous les péchés de mon prochain, c'est presque une libération d'y avoir part à nouveau - si paradoxal que cela puisse paraître -, peut-être aussi parce qu'il est possible d'aider à porter. Je ne saisis pas encore tout exactement.

 

Lundi après-midi, presque 5 heures - Une nuit entière de sommeil, peut-être avec des rêves, mais avec des rêves qui étaient comme une grande prière; de temps en temps un très court réveil causé physiquement par un arrêt du cœur, moralement par l'impossibilité de saisir tant de bonheur. - Rien d'objectif ne s'est passé depuis hier. Après la communion, j'avais le sentiment qu'on pouvait demander infiniment plus dans la prière, et je le fis. - Avec le temps vous devriez, s'il vous plaît, m'enseigner un peu de théologie, car pour le moment il m'est difficile de parler du catholicisme; jusqu'à présent je pouvais toujours avancer avec ce que j'ai vécu quand je n'en savais pas plus. Maintenant il doit rester beaucoup de profonds mystères, et alors, pour mes réponses, je voudrais avoir davantage de cordes à mon arc pour ne pas m'empêtrer tout d'un coup dans l'inexplicable. - Je craignais que la nuit signifiât une coupure par rapport à hier; elle n'a apporté qu'une intensification; c'est incroyablement beau, je ne fais que planer; de temps en temps je dois vraiment taper du pied par terre pour reprendre contact avec le sol. (Cela ne doit pas être pris pour de l'orgueil, mais c'est à peu près vrai). Physiquement, cela va tout juste ; même pour un coeur sain, cela aurait sans doute été beaucoup ; moralement je suis extrêmement heureuse même si je suis encore meurtrie, mais maintenant de joie. Et cela me remplit aussi de bonheur de penser que vous m'avez tant aidée à porter cette nuit-là. - Prier à proprement parler, je ne puis encore le faire que très peu; tout est plutôt une prière conduite, presque comme en rêve, tout est présence qui m'accompagne, que je ne puis que laisser faire sans y faire quelque chose. Seules les prières "promises", les deux Angelus, je les ai balbutiées aujourd'hui d'une certaine manière avec peine. Sinon rien que de l'étonnement et laisser faire. Je me suis longuement appuyée au parapet de la terrasse, simplement étonnée. Absolument aucune activité.

 

Le 15 avril 1941 - Une chapelle pleine de présence. Communion. Suscipe, Domine, universam meam libertatem : j'avais appris cela cette nuit; a été dit souvent, sans doute pas toujours avec la même facilité. Vous savez, je suis submergée de bonheur, et de tant de choses; je me sens plus qu'indigne et j'exulte. - Vous savez, après coup et à certains moments aussi durant le temps lui-même, c'est un grand bienfait que vous ayez été là. Je me réjouis de votre retour et de ce que nous pourrons parler ensemble de tout cela, quelques heures bien tranquilles n'importe où, l'Evangile à la main, car je brûle de lire la Passion et je ne peux y réfléchir toute seule, tout est encore trop proche, malgré la fin si comblante. - Cette nuit, je voulais dormir par terre et, quand je commençais, j'ai pensé que vous ne seriez pas content du tout, et je me suis mise au lit presto presto. Surtout pas de rouspétance dans ma joie, pensais-je. Peut-être n'auriez-vous pas rouspété du tout.

 

Le 16 avril 1941 - La sécurité est si grande ces jours-ci que je suis portée à travers toutes sortes de situations embrouillées et toutes sortes de choses dures, peut-être aussi qu'une nouvelle dose de patience m'a été donnée; nous verrons si je pourrai l'économiser convenablement; prions pour cela, car il faut beaucoup, beaucoup de patience. - Peu à peu je suis tellement remplie de questions que je me réjouis encore plus de nous revoir; vous savez, je n'ai guère de vue d'ensemble; je ne cesse de m'étonner, et je prie, et je voudrais pouvoir distribuer à pleines mains ce que j'ai reçu, car il est clair pour moi que j'ai reçu infiniment beaucoup même si je ne peux pas comprendre totalement tout ce qui s'y rapporte. Ce matin, j'essayais de tirer quelques lignes à travers les dernières semaines, mais je ne suis plus très consciente de la chronologie; tout s'est passé si follement vite et j'ai été si démesurément secouée que je ne vois pas d'ordre dans ce qui s'est passé, bien que je sache qu'il existe quelque part une continuité... Je suis de nouveau prête à tout, mais aussi à tout pour autant que Dieu me donne la force de tenir le coup. - D'une manière générale tout est consolant bien que maintes choses ici ou là soient et deviennent insupportablement difficiles; car je sais très bien que pour moi c'est le commencement des épreuves ou de l'épreuve, naturellement je ne sais pas s'il faut le singulier ou le pluriel, mais je sais qu'il sera à nouveau demandé de connaître des obligations, mais dans la joie actuelle c'est beau; de temps en temps je me sens tellement entourée de votre prière que mes forces "potentielles" s'accroissent d'une manière incroyable. Je prie beaucoup pour vous, pour les jésuites. Cette nuit, j'ai eu une espèce d'entretien avec saint Ignace; je lui expliquais tout ce qui se passait avec les jésuites, comme je le comprends; il écoutait d'un air avisé, mais il disparut sans répondre. La prière fut alors si pleine de grâce que je sus à nouveau que tout a un sens et un bon sens. - Je continue à lire sainte Thérèse, mais vraiment pour vous faire plaisir parce que c'est un peu ennuyeux de lire tant de choses sur la prière quand on vit justement dans la prière. Je me réjouis d'avoir terminé ces chapitres, parce que ce que je voudrais savoir de Thérèse, ce sont les faits, presque sans additions. Ne vous fâchez pas.

 

Le 16 avril 1941 - 9 heures du soir. Il y a des instants, très fugitifs seulement, indescriptibles, où je saisis tout à coup presque totalement ce que cela veut dire appartenir totalement à Dieu, être possédée par lui; la plénitude est alors si grande que la respiration en devient difficile; je suis alors tellement mal que je n'en peux plus et en même temps aucune action ne me paraît assez audacieuse; il y a alors une libération totale qui est en même temps engagement le plus intime; le bonheur fait alors tellement mal que la douleur est inévitable. Vous ne pouvez pas vous en faire une idée avec ce que je viens de dire, et pourtant combien je voudrais vous le dire; mais il est vraisemblable que ces jours-ci vous vivez quelque chose de semblable et vous trouverez alors les mots pour présenter le paradoxe sous une forme ou sous une autre. - Et cet amour qui était et qui est en moi grandit toujours, il me remplit plus que jamais; c'est comme si c'était un nouveau-né; jusqu'à présent je vous en ai fait part un tant soit peu selon des principes; et quand je priais, je disais souvent : Bénis tous ceux que j'aime et bénis ceux que je ne peux pas supporter. Où sont ces derniers? A certains moments je ne sais plus. Et l'amour est si grand que je voudrais le partager sans faire de choix; il est suffisamment grand, tous peuvent en avoir leur part. (Ceci ne doit pas être pris pour de l'orgueil, c'est certainement vrai, senti et vécu en même temps). Au cours des consultations, il y avait toujours ceux que j'aimais et ceux que je supportais : les maniérés, les compliqués qui font tout un drame de leurs bobos; et maintenant je remarque que ce sont justement ceux-ci qui ne connaissent pas assez l'amour, qui sont privés de la grâce, et elle leur manque, et il faut leur donner de l'amour pour remplacer la grâce que Dieu ne leur a pas encore accordée. Et je commence à comprendre, presque encore comme un balbutiement, que l'amour de Dieu, transformé en nous en amour humain, peut aider à attirer Sa grâce. Et cela fait partie du plus grand don que Dieu nous a fait à vous et à moi. Combien est beau le peu de vie qui se trouve devant nous si nous pouvons transmettre vraiment l'amour de Dieu jusqu'à la fin. C'est le même amour qui doit chasser en quelque sorte de nous l'ultime lâcheté pour que nous puissions être à la hauteur de ses exigences. Et je prie : Donne-moi plus à souffrir et plus à porter si par là tu me donnes davantage de ton amour à transmettre. Comment pourrais-je jamais vous remercier de m'avoir conduit sur ce chemin ? - Et à côté de cela, la vie quotidienne avec tous ses détails, les petits et les plus petits, et de temps à autre un étonnement presque amusé au sujet des exigences du prochain, du ménage, etc. Pas toujours très facile de mettre en harmonie les deux vies, et cependant ce que nous appelons le quotidien fait presque partie aussi d'une prière ininterrompue. - Quand, il y a presque onze mois, j'ai pu m'agenouiller pour la première fois, je n'imaginais pas combien j'allais pouvoir m'agenouiller. - Dormez bien, mes prières vous accompagnent, vous ainsi que les jésuites. Votre Adrienne.

 

Jeudi - Par ailleurs cette nuit, la Mère de Dieu et un ange furent là, sans rien demander, uniquement pour apporter la bonté de leur présence. C'était tout à fait merveilleux, presque comme une main fraîche sur un front brûlant. J'ai eu tellement peu de sommeil cette nuit que je suis un peu plus fatiguée que d'habitude, mais c'était si bon.

 

19 avril - Le P. Balthasar est de retour à Bâle. Adrienne est plus disposée que jamais à faire ce que Dieu attend d'elle. - Revient sans cesse la question de savoir ce qu'est l'ascèse, ce qu'on pourrait vraiment faire pour Dieu. "J'ai tendance à lui interdire tout ce qui serait extravagant, par exemple : dormir par terre. Elle l'a pourtant fait il y a quelques nuits, au moins pour quelques heures". Elle : on devrait pourtant faire quelque chose, cela elle le sait. Le P. Balthasar : Oui mais pas pour forcer Dieu en quelque sorte, pour compenser la grâce en quelque sorte. Elle : Naturellement, pas dans ce sens! Mais on ne peut pourtant pas demander sans arrêt à Dieu des choses... sans montrer aussi qu'on est sérieux, qu'on est prêt à s'engager. Elle a un besoin si fort de s'offrir à Dieu de cette manière, et elle a souvent le sentiment qu'on doit être des paratonnerres de la grâce comme de la colère de Dieu. Du moins ce serait d'une certaine manière son ministère particulier. Non que ces choses aient en elles-mêmes quelque valeur; le plus pénible justement est qu'elles sont si insignifiantes. Mais elle doit faire quelque chose pour montrer ses sentiments et l'insistance de sa prière. Naturellement on ne peut pas faire quelque chose comme ça pour soi, mais toujours quand il s'agit d'obtenir quelque chose pour les autres, surtout pour les grandes causes de l'Eglise. - Là-dessus le P. Balthasar lui permet de faire tout ce qu'elle pouvait sans nuire gravement à sa santé et à la condition de lui dire ce qu'elle entreprend dans ce sens. - Dans les consultations d'Adrienne viennent peu à peu des patients d'un tout autre genre. Il n'y a pas à chercher pourquoi. Il semble qu'il y ait quelqu'un à la paroisse Saint-Joseph qui fait de la propagande pour elle. Et ce sont pour la plupart des cas de conscience, des occasions de confession. Pour la plupart, ce sont des jeunes filles avec des problèmes intimes. Peut-être les jeunes filles dont a parlé la Mère de Dieu? Elle commence à étudier de manière plus intensive les ordres et congrégations existants pour se faire une idée de ce qui existe.

 

30 avril - Jours paisibles, sauf que la plaie du coeur ne cesse de se faire remarquer. Un jour il y avait comme de continuels coups de lance, très douloureux. Le soir, elle s'aperçoit que sa chemise, dans la région du coeur, est lacérée de plusieurs déchirures juste à l'endroit, la plupart petites, l'une de plusieurs centimètres de long. Même chose la nuit. Le drap est même déchiré maintenant à l'endroit correspondant. - Depuis le 29 avril, le matin elle voit de nouveau les anges et elle peut participer à toute la messe, de son lit, sous forme de vision.

 

Depuis le dimanche 27 avril, beaucoup de choses ont changé intérieurement. Elle a des expériences qu'elle essaie de décrire en balbutiant, cependant elle ne cesse de s'interrompre parce qu'elle ne trouve pas de mots pour faire comprendre ce qu'elle a vécu. Plusieurs choses se recoupent : la profession au quotidien, puis une espèce d’éloignement incessant par rapport à ce quotidien, une sorte d’extase; finalement l'état qui consiste à se donner et à être prise continuellement. Ce dernier point a la forme d'une prière extatique qui se répète souvent et qui l’emporte tout simplement. Ce n'est cependant pas l'extinction totale du sens du temps et de la conscience du monde, mais cela se passe "dans un contact" avec le temps. Les périodes de ravissement - une demi-heure ou plus - sont comme fermées sur elles-mêmes si bien que, lorsque quelque événement interrompt sa prière, elle n'en est pas brusquement arrachée, mais elle est comme doucement "déposée à la fin". Jusqu'à présent il n'est pas encore arrivé, lorsqu'elle était ainsi surprise, qu'elle n'ait pas pu aussitôt se reprendre. Le P. Balthasar n'a pu apprendre que peu de choses sur le contenu de ces extases; il semble que ce soit des visions d'un genre tout à fait intellectuel. Ni visions sensibles, ni considérations spirituelles, mais quelque chose au-delà des deux. - Depuis ces nouveaux états, dit-elle, l'amour pour le prochain a tellement grandi en elle qu'en comparaison avec ce qui précédait il est comme de l'eau bouillante à côté de l'eau froide. - Mais grandit en même temps aussi le sentiment insupportable de l'écart entre son indignité et la grâce qui lui est donnée. C'est le pire qu'on peut souffrir. Et dans ce domaine il ne servirait à rien de devenir "parfait" ou "meilleur", car plus on avance, plus la faille se fait béante. Et cependant, dit-elle, on ne peut pas tenir et on ne peut pas reculer. Il n'y a donc aucune issue à sa situation. Il y a quand même une question, celle de savoir si elle ne reculerait pas de fait, car les fautes et les péchés qu'elle commet maintenant, comparés à ceux d'autrefois, sont beaucoup plus grands, même si extérieurement ils semblent les mêmes, car ils sont maintenant plus conscients parce que commis face à une si grande grâce. - Elle se plaint d'une solitude croissante. Elle ne peut parler qu'avec le P. Balthasar de ce qui la touche. Tous les autres sont loin et étrangers. Et c'est justement l'amour croissant pour le prochain qui la rend si solitaire parce que personne ne comprend ce qu'elle veut et sait vraiment et ce qu'elle ne peut non plus expliquer à personne. Tout cela paraîtrait ridicule si elle essayait de l'expliquer. La nuit, elle voudrait souvent bondir de son lit et se précipiter dans la rue pour distribuer ce qu'elle a à donner aux hommes, mais quand le matin elle se lève fatiguée, elle voit que cela ne va pas de cette manière, qu'on doit recommencer cette "dissimulation" quotidienne. - "La grande Thérèse", dit-elle, parle tellement d'illusions dans les visions! Pourquoi vraiment? Ses propres visions, un tel sentiment d'évidence, d'origine divine, de présence de Dieu les accompagne toujours, de sorte qu'il n'est pas du tout question d'illusion tant que dure la vision. Après coup il est possible certes qu'on y voie des choses qui n'y sont pas. Là il peut y avoir illusion. - Le P. Balthasar lui explique que l'illusion est sans doute toujours exclue là où l'on ne "s'entraîne pas à la mystique" et où il n'y a pas de curiosité dans la réception des grâces. La plupart des illusions en ce domaine ne viennent pas du démon en tout cas, mais de l'homme lui-même qui s'écarte de la juste disposition. Ces pensées la réjouissent grandement. Une pierre de cinquante kilos lui est ôtée du coeur, explique-t-elle. Elle ne veut rien avoir affaire avec la moindre sorte d'une mystique consciemment cultivée. Ce qui se passe en elle n'a rien à voir avec quelque chose de ce genre. - Il y a le diable. Il ne vient pas dans l'extase mais quand celle-ci est achevée. Il vient le plus souvent sous forme de doutes sur l'authenticité de ce qui a été vécu, sous forme d'objections : tout cela "n'a aucun sens", on perd son temps; sous forme de découragement. On reconnaît le diable tout de suite à sa nature refroidissante, accablante. - Maintenant, dit-elle, il lui est beaucoup plus demandé qu'avant la Passion. Auparavant elle s'était offerte, mais sans savoir pourquoi. Elle ne connaissait pas encore la souffrance par expérience. Elle pensait autrefois que le pire qu'elle pouvait endurer, c'était de fortes crises cardiaques. Dans la Passion, elle a appris que des choses toutes différentes étaient les plus mauvaises. C'est-à-dire 1. la solitude, 2. la honte, 3. le doute (au sujet de tout), 4. le sentiment d'être perdue. Et elle doit maintenant s'offrir constamment à ces choses, en présence d'une souffrance connue. Il lui est demandé d'acquiescer justement à cette possibilité, de l'embrasser au milieu de la joie de Pâques et sans y reconnaître une opposition à cette joie. - Elle a le sentiment que le "pire" viendra un jour, qu'il y aura une "fin avec effroi". Par exemple en haut d'un bûcher dans un complet abandon; personne à qui s'accrocher, dans le doute le plus pur, dans le total abandon de Dieu. Elle pourrait bien mourir un jour dans une situation de ce genre. En tout cas la Passion qu'elle a endurée n'est certainement pas la dernière. - La première Passion, elle a voulu la souffrir pour une personne déterminée. Est-ce qu'elle pourra de nouveau orienter la prochaine vers un but précis, elle ne le sait pas. Il lui semble plutôt que ce ne sera plus possible. - Dans l'ensemble, dit-elle, il ne s'agit toujours que d'une seule chose : le courage. Il n'est demandé qu'une chose : qu'au moment décisif on "ne se sauve pas", on ne s'enfuie pas. Dieu n'en veut pas plus et n'en demande pas plus. - Encore une conversation sur la nature de l'ascèse. Que peut-on donc faire pour Dieu? Je lui explique qu'en tout cas il y a pour elle des limites fixées : la santé, la maison qu'elle a à tenir, la profession, la bonne réputation. Dans ces limites, elle a le champ libre. "Bien, réplique-t-elle, mais maintenant dites-moi ce que je dois commencer dans ce champ. Tout me semble si bête et si nul de ce que j'essaie. Je n'accomplis même pas quelque chose d'ordinaire ; à cause de mon coeur, je ne peux même pas dormir par terre toute une nuit, mais seulement peu de temps". L'hiver, elle a souvent au lit plusieurs bouillottes parce que sa faiblesse cardiaque fait qu'elle a froid. Si ces bouillottes brûlantes entrent par hasard en contact avec sa peau, elle ne s'écarte pas, elle l'endure jusqu'à la brûlure. Tout ce qu'elle trouve est plus ou moins "bête". Ne peut-on vraiment pas faire un jour quelque chose de "juste"? Pour que Dieu voie bien que notre offre est sérieuse.

 

5 mai - Une semaine d'extases continuelles. Dès qu'elle est seule, elle est prise là où elle se trouve ou en marchant. Elle ne veut pas parler du contenu parce que tout est si "bouillonnant", encore tellement en désordre. Le plus difficile est encore toujours le clivage entre les deux vies : l'intérieure et l'extérieure. Comme le P. Balthasar lui explique que cela aboutira à une compénétration toujours plus grande des deux existences, elle comprend très bien, car elle voit déjà le début de cette compénétration. Le présent est un stade intermédiaire. - La nuit, peu de sommeil, beaucoup de souffrances, mais aussi de grandes consolations. Le jour elle est fatiguée, mais elle le supporte volontiers.

 

8 mai - Une fois encore, en un seul jour, une chemise a reçu cinq trous, les uns à côté des autres, des entailles plus grandes et plus petites, correspondant au nombre de coups de lance qu'elle a ressentis. Ce sont des trous d'environ cinq centimètres de longueur.

 

Nuit du 8 au 9 mai - La nuit la plus bienheureuse qu'elle ait jamais vécue jusqu'à présent. Un bain d'amour et de ravissement, de longue durée, non comme la plupart du temps jusqu'à présent comme un état éphémère. - Jésus et Marie étaient présents dans sa chambre avec toute l'évidence d'une présence physique. Elle était tout à fait éveillée. Entre les deux, un peu en arrière, il y avait une grande et sombre croix, un peu plus grande que Jésus. La croix n'avait pas pour ainsi dire le même degré de réalité, ce n'était peut-être qu'une image, elle "faisait partie de l'arrière-plan". Adrienne demande (sans paroles) : "Pourquoi est-ce qu'il y a cette croix?". La réponse vint de Jésus : "Parce que tu es la petite sœur de Jésus sur la croix". (Elle ne sait plus exactement s'il a bien été dit "petite"). Elle demande encore : "Et qu'en est-il du frère choisi?". Jésus dit : "Ce n'est pas le frère choisi, c'est le frère donné". Là-dessus Marie prend la parole et dit comme sans réfléchir et comme en passant : "Eh bien, il sera le frère de Jésus sur la croix". - Très étrange lui paraît souvent le temps dont elle dispose. Récemment, raconte-t-elle, elle quitte à 11 heures et demie précises la chapelle de la maison des étudiants et elle va à l'hôpital Sainte-Claire. Là elle fait quatre visites, puis elle ausculte à fond une femme de la tête aux pieds ; elle a ensuite une longue conversation avec Sœur Gertrude, puis une autre avec Sœur Annuntiata, et puis encore avec deux autres Sœurs. Et pourtant à 12 heures 15 elle est à table, place de la cathédrale. Comment cela se passe, elle ne le sait pas. Elle a souvent le sentiment qu'on devrait faire plusieurs choses en même temps, comme les unes dans les autres. Autrement elle ne peut pas se l'expliquer.

 

Dimanche 11 mai - Elle ne raconte que lundi au P. Balthasar les événements de ce dimanche. Il lui est très difficile de le faire. "Toujours au moment décisif elle s'arrête et dit : Non, elle ne peut quand même pas dire cela, cela lui reste dans la gorge, c'est quelque chose d'affreux, quelque chose d’horrible. (Des introductions de ce genre n'ont rien d'affecté, j'en ai connues le plus souvent quand il s'agissait de décrire une grâce extraordinaire visible extérieurement). Elle avait une terrible angoisse de pouvoir être placée elle-même en pleine lumière. Mais vous ne croyez pas que je suis quelqu'un de particulier?" - Vers 11 heures et demie elle était allée à l'église Sainte-Marie pour la messe. Le Professeur B. était chez elle et elle est donc arrivée en retard. Le sermon était presque fini. Il semble avoir été mauvais. Adrienne en tout cas était agacée, énervée. Elle dut rester debout, puis après le sermon elle trouva un strapontin dans la nef latérale. Elle veut se calmer, s'enfonce tout de suite dans une prière intérieure qui se transforme aussitôt en une prière "conduite". Tout à coup elle perçoit, claire et distincte, une voix, sans voir personne. "Il se feront des miracles aussi par tes mains" (sic en français; sic également pour l'orthographe). Sa première réaction fut un violent : "Non! Pas cela!" exprimé de tout son être ou pour mieux dire : crié. Elle se hérissait contre cela de toutes les fibres de son être. Elle aurait presque crié tout haut, raconta-t-elle après. Elle resta dans un état de totale hébétude, comme "effarée" (c'est son mot); cependant aussitôt, toujours dans cette hébétude, elle dit le Fiat, puis le Suscipe. Mais ce n'est qu'à la communion, au moment de la recevoir, que se dénoua le combat intérieur et elle s'enfonça dans une mer de bonheur. - Par la suite, à la réflexion, elle craint que cela aurait pu être, peut-être, une voix démoniaque qui voulait se jouer d'elle. "Je lui demande si, au moment où elle l'avait entendue, elle aurait aussi pu le croire. Elle répondit absolument par la négative".

 

Mercredi 14 mai - Le soir, elle raconte l'histoire suivante : elle a été appelée auprès d'un garçon d'environ quatorze ans. Depuis un jour environ, il avait de terribles douleurs, il hurlait si fort que ses parents dans la maison ne pouvaient plus le supporter et ils étaient dehors, devant la maison, avec plusieurs personnes. Elle entra dans la chambre du garçon, lui ordonna de cesser ces cris, ce qu'il fit aussitôt, sur quoi les douleurs aussi cessèrent. Elle donna encore pour la forme quelques indications et quelques remèdes bien qu'elle n'eût aucune idée de ce qui pouvait avoir manqué au garçon. Le soir elle téléphona encore pour demander de ses nouvelles; le garçon était rétabli. - La semaine dernière, il s'est encore passé ceci : elle était à pied dans une rue animée. Parmi beaucoup d'autres gens, elle croisa aussi une diaconesse devant laquelle elle resta brusquement interdite, elle souligna ce "brusquement"; cette fois-là et aussi plus tard en d'autres occasions, il lui vient à l'esprit comme un éclair : "Est-ce que cette personne n'est pas nue?" Et cependant au même instant elle se disait qu'elle portait des vêtements. Ce n'est pas qu'elle ait vu son corps à travers ses vêtements ou comme si la femme n'avait pas eu de dessous. D'abord il lui fut impossible de préciser ce qui l'avait frappée à proprement parler. C'était comme si un grand alpha privatif - c'est sa propre expression - s'était trouvé devant la personne tout entière. Alors elle comprit tout à coup que cette femme n'était pas dans la grâce. Tout en elle était comme mort, sans vie, sans sens, sans expression. En continuant à marcher, elle remarqua qu'elle pouvait distinguer maintenant parmi les autres personnes celles qui étaient en état de grâce et celles qui ne l'étaient pas. Cela avait été une expérience très désagréable. Cependant cette capacité de discernement cessa aussitôt qu'elle rencontra des connaissances, et chez elle aussi, avec les siens, elle ne vit plus rien. Cela continua ainsi deux ou trois jours. Puis le caractère importun de l'expérience disparut; seule resta la capacité de ce discernement dès que son attention était dirigée expressément sur ce point.

 

Dimanche 17 mai - Le soir, longue conversation avec le P. Balthasar. Elle ne raconte ce qui suit qu'avec beaucoup d'hésitation et avec beaucoup d'arrêts. L'événement du dimanche précédent, qui avait promis les miracles, avait été précédé de deux autres. Un jour, une voix lui était parvenue qui avait dit : "Il se feront des guérisons par tes mains" (sic littéralement pour ce passage en français; sic aussi pour l'orthographe). Elle avait considéré cela à vrai dire comme assez naturel, avait pensé à de quelconques "forces" qu'elle pourrait recevoir, pas différentes essentiellement de certaines facultés qui lui avaient déjà été données. Elle était déjà habituée à toutes sortes d'affaires. De la sorte, elle ne tenait pas pour quelque chose de "particulier" la guérison du garçon par exemple qui a été racontée plus haut; des choses de ce genre étaient déjà arrivées assez souvent. - Plus tard, une autre voix s'était fait entendre qui avait dit : "Tu seras une de celles qui encouragent". Cela l'avait remplie d'une grande joie. Parce que c'est justement cela qu'elle désirait ardemment. - Ce n'est que la troisième voix, dans l'église, qui lui avait montré tout à coup que cette élection avait le caractère d'une charge. C'était à peine supportable! Dans le ministère de la consolation, on est comme l'instrument ou le porte-parole de Dieu. C'est beau. Mais ici cela devient dangereux! Parce que ici, le plus souvent sans doute, au moment de la décision on éprouve de l'angoisse devant la "possibilité" et alors on renonce. On sait même que la main de Dieu est maintenant étendue et qu'on devrait la prendre et on n'ose pas. Elle demande au P. Balthasar de beaucoup prier, ce qui n'est pas dans ses habitudes. Prier pour Adrienne, c'est dommage pour le temps, disait-elle autrefois à l'occasion. - A l'hôpital Sainte-Claire se trouve une jeune patiente d'Adrienne. Au début, son mal était tout à fait anodin. Le 14 mai, Adrienne avait décidé, en raison de certains symptômes - mauvaise odeur, etc. - de faire un lavage d’utérus. Par la suite la fièvre monta brusquement au-delà de 40 degrés (sans doute en raison d'une maladie qui n'avait pas complètement disparu et qui n'avait pas été dite au médecin); le vendredi après-midi, plus de 41; une péritonite aiguë se déclara, d'abord localement limitée, puis gagnant tout l'abdomen qui était dur comme pierre au toucher. La patiente était presque inconsciente. Adrienne l'ausculte, lui palpe le corps. Puis dans une sorte d'anxiété et sans la moindre "pieuse" pensée ou le moindre pieux "sentiment", presque avec une sorte de scepticisme et d'exigence : "Mon Dieu, montre maintenant s'il est réellement vrai, s'il est réellement possible...", et elle pria. La paroi abdominale s'assouplit sous ses doigts, s'affaissa. Durant la courte scène, la Sœur était occupée dans un coin de la pièce. Très excitée et troublée, Adrienne se rendit aussitôt à la chapelle de la maison et se mit à prier. L'après-midi, elle revint à l'hôpital sans oser se risquer dans la chambre de la patiente. Elle resta une heure entière dans la chapelle, pria pour toutes sortes de choses, en proie à une forte angoisse avant la visite des malades. Puis elle entra. La patiente était guérie; elle avait mangé tandis que jusqu'alors elle avait tout vomi, la fièvre était descendue à 37,3. Le samedi, la fièvre avait disparu et la patiente était assise dans son lit. La Sœur, qui accompagne Adrienne hors de la pièce, lui demande entre deux portes : "Vous ne trouvez pas que c'est un miracle?" Adrienne tressaille intérieurement au terme, mais elle se reprend vite et dit : "Des choses de ce genre arrivent de temps en temps". La Sœur : "Mais c'était quand même une vraie péritonite?" - "Oui, c'en était une, mais elle est maintenant passée". - "Le même soir, entretien sur la mystique. Ce qui se passe chez elle, dit-elle, n'est pas vraiment de la mystique mais quelque chose d'autre. Je le lui concède dans le sens que, dans l'histoire de la mystique, les grâces de Dieu ont souvent été mêlées à du training psychologique. Elle ne cesse de dire que ces choses n'ont rien à voir avec elle, la pauvre, la mauvaise Adrienne. Mais Dieu a trouvé un jour son plaisir à accomplir des choses par elle au-delà d'elle". - Les souffrances de la Passion sont toujours présentes de manière latente. Quand elle présume trop de ses forces, son dos lui fait mal de la même manière que le vendredi saint. Ses mains, elle les sent maintenant parfois plus fort, continuellement un peu. La couronne d'épines lui fait souvent très mal; toujours quand "il y a l'une ou l'autre chose", c'est-à-dire quand elle a pris sur elle une souffrance d'expiation ou quand elle a quelque chose d'important à demander à Dieu. La plaie du coeur, elle la sent vraiment toujours, plus ou moins fort, elle fait maintenant tout à fait partie de son être. Les pieds, qui l'avaient fait souffrir le plus durant la Passion, elle ne les sent plus. - La souffrance de substitution, pensée qui la remplit totalement et autour de laquelle tout est centré après comme avant, est tout son bonheur. Ce qui donne le plus de joie en ce monde est de savoir que la souffrance peut être pleine de sens pour les autres, et qu'on peut prendre sur soi ou abréger la souffrance des autres. Elle dit qu'en certains cas on doit diriger sur soi la foudre de Dieu. - Durant cette semaine, elle a été impliquée dans une histoire de procès écœurante et insensée qui lui avait été intenté par des parents éloignés. Elle fut d'abord indignée d'une injustice aussi flagrante. Au bout de peu de temps, elle accepta tout avec calme. En même temps, elle reçut son congé concernant les conférences qu'elle faisait à l'école des mères. C'était le premier congé qu'elle ait jamais reçu de sa vie, et cela de la part de la directrice, une dame du même rang qu'elle dans la bonne société de Bâle, et après qu'on lui ait très souvent exprimé là la plus grande satisfaction pour son travail. Ce congé, ainsi qu'elle le disait avec un mélange d'humour et de sérieux, l'a "profondément blessée" dans son sens de l'honneur. La raison en est clairement sa conversion. - La nuit précédente, elle avait fait une telle pénitence (en étant au pied de son lit pour prier, elle avait pris une certaine position qui était particulièrement douloureuse pour sa plaie au coeur) qu'elle était tombée sans connaissance. Cette expérience lui donna une certaine "mauvaise conscience" parce qu'elle avait entrepris plus qu'il ne fallait de son propre chef. Mais le matin suivant, quand elle ouvrit la lettre qui lui donnait son congé, elle apprit à comprendre qu'une humiliation de l'esprit imposée de l'extérieur atteint de manière beaucoup plus importune et plus sensible que toute souffrance physique qu'on s'inflige à soi-même. Elle n'avait encore jamais prié pour obtenir des humiliations de ce genre, elle ne le fera pas non plus à l'avenir, elle ne priera que pour les porter avec patience au cas où il s'en présenterait. - Toute la journée, ne font pas défaut de petites piqûres qui lui sont portées de tous côtés. Il lui vient peu à peu à l'esprit qu'il y a là une sorte de "système" et elle se promet de porter toujours plus volontiers justement ce genre de choses. - Le dimanche de bonne heure. La nuit, après avoir été très excitée par des conversations, elle a eu l'une des plus fortes crises cardiaques qu'elle ait jamais eues. Deux cents coups à la minute jusqu'à ne plus sentir le pouls. On va chercher le Professeur Gigon. Au bout d'une demi-heure, cela va mieux. Normalement la crise aurait dû être mortelle. Il lui paraît tout à fait étrange de vivre encore. Elle avait compté mourir sûrement.

 

23 mai 1941 - L'essence miraculeuse continue. Le Professeur Gigon, avec sa ration, ne va qu'une fois par semaine en voiture à l'hôpital Sainte-Claire. Adrienne y va au moins une fois par jour et fait de plus quelques autres trajets. Cela commence à frapper les gens, on demande comment elle fait. L'urgence d'acheter une voiture électrique se fait par là encore plus grande.

 

Ascension - Très tôt le matin, une vision étrange de l'entrée du Christ au ciel. Cela dure assez longtemps. Le Christ, Marie, Ignace, une foule immense d'anges et de saints. A l'arrière-plan : du mouvement, des groupes. Au premier plan, un tableau fixe de totale réalité. Rien n'est dit. A part un mot du Christ qui s'est tourné vers Adrienne : "Voici comment nous sommes". Elle-même est parmi les autres, on ne fait pas particulièrement attention à sa présence, mais elle est indiciblement heureuse.

 

Vers le 20 mai - Deux visions avec saint Ignace. La première, au cours de sa consultation. Par hasard, elle lève les yeux de son bureau et voit un beau paysage de montagne avec un sentier montant entre des buissons. Ignace, en habit de pèlerin, monte jusqu'en haut, d'un pas très léger, sans charge - et c'est cela qui doit manifestement lui être montré. Il dit alors ces paroles mystérieuses : "Je suis là où tu n'es pas". Elle ne comprend pas le sens de cette apparition bien qu'elle y réfléchisse longuement. - Le lendemain matin, dans sa chambre à coucher une deuxième vision : dans un coin de la chambre a été construite une tour. Elle se mit à grandir bien que personne n'y mît vraiment la main. Elle s'édifiait comme d'elle-même. Il y avait des anges à proximité, mais ils ne mettaient pas la main à l'ouvrage. Et pourtant les pierres s'ajustaient une à une. Alors saint Ignace lui explique : quand on est "là-haut", cela se construit comme tout seul. Ce n'est qu'ici-bas que tout ce qu'on fait n'avance qu'avec tant de peine et au milieu de tant de résistance et de lassitude. Maintenant elle est encore ici et elle doit peiner. Alors elle comprit aussi le premier tableau : l'absence de charge quand on est là-haut. Tandis qu'elle-même, avec son coeur, ne peut tout simplement pas aller jusqu'en haut de la montagne.

 

Samedi 24 mai - Après un refroidissement qui se traîne depuis des semaines, J. est hospitalisé depuis quelques jours à l'hôpital Sainte-Claire. Il a beaucoup de fièvre. Jeudi, après l'avoir examiné, Adrienne était vraiment soucieuse; cela pouvait bien se passer, mais cela pouvait aussi donner un abcès pulmonaire ou un empoisonnement du sang. Subjectivement, J. se sent très mal, il est fatigué et plus encore déprimé. Cette nuit du vendredi au samedi, elle prie pour l'amélioration de son état subjectif. Que l'angoisse et l'inquiétude lui soient enlevées. Elle ne voulait pas demander plus, c'est comme si elle n'osait pas être importune et prier directement pour sa guérison. Là-dessus elle a elle-même - pour J. - une très mauvaise nuit. Le matin, le P. Balthasar et Adrienne vont ensemble en voiture ensemble à l'hôpital comme la veille. J. a 37,2 de fièvre après avoir eu plus de 40 des journées entières. Il a eu une bonne nuit et se sent dispos. Mais l'examen objectif de la maladie, comme il en résulte de l'auscultation, est encore exactement celui de la veille : une sévère pneumonie. Lors de l'examen médical auquel le P. Balthasar assistait, Adrienne a de la peine à ne pas crier et pleurer, comme elle le dira après. J. demande si la fièvre va remonter. Elle est troublée et répond un peu agacée qu'elle ne le sait pas, qu'on doit en tout cas s'attendre à tout. Elle est hors d'elle-même parce que dans sa pratique médicale elle n'a encore jamais vécu un tel écart entre le subjectif et l'objectif.

 

Dimanche 25 mai - J. n'a plus de fièvre, il se sent guéri. Le P. Balthasar voit la radio faite trois jours avant, qui montre avec toute la netteté désirable une sévère pneumonie. A l'hôpital circule la rumeur que des miracles se produisent. La pensée que l'affaire pourrait être ébruitée est pour Adrienne insupportable. - Ces derniers jours, deux apparitions de saint Ignace. Une fois il se trouvait avec deux anges dans la chapelle des étudiants quand j'y entrais avec Adrienne pour lui donner la communion. Elle voulut involontairement me tirer par la manche et me dire : "Vous les voyez?", mais elle se maîtrisa. - Les événements de l'hôpital ne l'accablent plus autant depuis que je lui ai recommandé une attitude filiale sans bornes qui laisse faire à Dieu ce qui lui semble bon. "C'est, dit-elle, vraiment la seule pensée qui me console : qu'au fond je n'ai absolument rien à faire avec toute la chose". Longue conversation avec son mari sur des questions religieuses, surtout sur la Mère de Dieu. Elle sent qu'intérieurement il ne comprend rien à la chose et elle est malheureuse de ne pouvoir la lui faire comprendre. A cet instant, elle sent la main de la Mère de Dieu qui lui caresse la joue. Elle est si saisie qu'un instant il lui est impossible de continuer à parler. Elle n'a pas vu Marie, dira-t-elle plus tard, mais elle a su pourtant d'une absolue certitude que c'était sa main. - Elle réfléchit souvent au sort de son premier mari qu'elle avait aimé d'une profonde amitié. Il était cependant mort apparemment incroyant après avoir quitté la paroisse évangélique. Et cependant, dit-elle, elle n'a sans doute jamais vu un homme aussi pur que lui. Cette nuit, avant de s'endormir, elle a vu deux mains étendues vers le bas, qui la bénissaient : la main du Christ et en dessous la main d'Emil. Cela l'a comblée de bonheur. Depuis lors, le sort de son premier mari ne l'inquiète plus jamais. - Elle ne comprend pas pourquoi elle n'a plus de crainte respectueuse devant les saints, ou bien elle met cela au compte de son impudence innée. Certes elle comprend qu'on peut s'agenouiller devant l'autel d'un saint. On le fait quand on lui demande d'intercéder pour nous, donc quand on prie Dieu par lui pour ainsi dire. Mais quand des saints lui apparaissent, ses rapports avec eux sont tout à fait familiers. Il ne lui viendrait pas à l'esprit, dit-elle, de sauter du lit quand un saint lui rend visite la nuit. Ils sont là tout simplement, et on est là tout juste un peu ensemble. Cela fait plaisir et cela rend heureux, mais ce n'est pas pour cela qu'on devrait se lever. Même quand elle prie les saints pour quelque chose, elle n'a pas besoin de s'agenouiller. Même avec Marie, c'est la même chose. Un grand amour, quelque chose d'indiciblement bienheureux émane d'elle. En sa présence, on est heureux comme un petit enfant. Rien de plus. - Adrienne ne recevra qu'au mois d'août la voiture électrique. Je lui demande à nouveau si elle a toujours de l'essence. Elle, innocemment : "J'en ai reçu en cadeau". Moi, insistant : "La question est de savoir de qui!" Là-dessus, elle, éclatant et avec vivacité : "C'est quand même fou!" - D'une manière générale, elle n'a rien infléchi de sa nature, même dans les expressions. "Vous savez, le tout est vraiment super !" Ou bien : "Le catholicisme est vraiment une religion super!" Elle ne cesse de me reprocher de l'avoir fait "entrer dans cette histoire", pour ensuite me remercier tout de suite à nouveau abondamment de lui avoir montré, comme elle dit, l'accès à la vraie vie. - Une nuit, elle est entourée de démons. Elle reconnaît toujours leur présence à un certain froid spirituel, surtout à des doutes. Elle est tracassée extérieurement bien que, comme elle dit, cela n'a pas été grave. Elle est traitée durement, serrée au bras gauche. Le matin, son bras est parsemé de taches noires et bleues qui ressemblent à des empreintes de doigts. J'ai vu son avant-bras, et elle assure que le haut du bras est encore pire. Elle espère, dit-elle en riant, que cela aura disparu avant le temps des manches courtes. Elle ne ressent pas de douleur à ces endroits.

 

Pentecôte - Le P. Balthasar est à Lyon pour les jours de la Pentecôte. A son retour, elle lui raconte ce qu'elle a vécu lors de la fête. Il y eut une préparation. La nuit de vendredi à samedi eut lieu comme durant la semaine sainte cet "examen" dans lequel est examiné à fond si tout est "authentique" et "inattaquable", si vraiment elle est prête à tout ce qui pourrait lui être demandé. Le tout a été cette fois plus pressant encore parce que maintenant elle connaît les "matières". Cela lui inspire un peu d'angoisse, surtout la question de savoir si son oui n'est pas une illusion, n'est pas devenu une sorte d'habitude qui ne tiendrait peut-être pas au moment de l'épreuve, si, dans son âme, inconnu d'elle, au-dessous de ce oui, il n'y aurait pas encore un non quand même. Elle a expérimenté douloureusement qu'au moment décisif un mouvement instinctif de recul l'emporte. Comme explication, elle donne deux exemples. Le premier était un rêve quelques jours auparavant. C'était comme si la ville subissait un violent bombardement; le ciel était rouge et une grande rumeur d'hommes criant et blessés remplissait l'air. Alors elle aussi fut prise d'angoisse et elle voulut se tapir dans une cave, "à plat ventre". Alors seulement s'était présentée la réaction, le sentiment que de par sa profession elle était là pour aider les autres hommes et donc qu'elle devait sortir au danger dans la rue. Et elle s'était dit à elle-même si fort : "Eh bien non tout de même!" qu'elle s'était réveillée. - L'autre exemple était le suivant : il y a quelques jours, elle était agenouillée dans la chapelle de l'hôpital Sainte-Claire pour prier. Derrière elle, dans la chapelle, se trouvait l'une de ses patientes qui lui était particulièrement peu sympathique. La présence de cette personne la dérangeait dans sa prière. Le sentiment de se trouver devant Dieu avec elle "d'égal à égal" lui paraissait comme une irruption dans son intimité avec Dieu. Il lui fallut un certain temps pour s'en "débarrasser", ce qui finit par se produire. - Le P. Balthasar commenta ces deux exemples en disant qu'il y avait en l'homme des premiers mouvements qui précèdent le volontaire, des instincts purement naturels (il ne voulait pas parler des mouvements de concupiscence peccamineux) qui, en tant que tels, ne sont ni bons ni mauvais et qui, surmontés par la volonté, font la maîtrise de soi et le bien au point de vue moral. Elle répondit : Il est justement demandé aussi qu'on triomphe du "purement naturel", du "seul instinctif", afin que jusqu'à la racine tout dépende de la norme de Dieu. L'Esprit de Dieu veut justement se saisir des p