IX. La vie d’Adrienne von Speyr

 

LA VIE ET L’ŒUVRE D’ADRIENNE VON SPEYR (1902-1967)

Aperçus divers

IX

 

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Communauté Saint-Jean :

Balthasar&Speyr

 

 

La vie d’Adrienne von Speyr

en suivant le Journal de Hans Urs von Balthasar


 

La mission est plus importante que la vie.

La mort ne signifie pas un achèvement,

mais un prolongement, voire un commencement.

Adrienne von Speyr

(Sur Mc 1,14)


 

Plan

Sigles

Sources

En guise d’introduction

 

I. Les préparations (1902-1940)

 

I. L’enfance (1902-1913)

 

II. Les années de lycée (1914-1918)

 

III. Entre les mains des médecins (1918-1921)

 

IV. Bâle. École supérieure de jeunes filles (oct. 1921- avril 1923)

 

V. Étudiante en médecine (été 1923 – été 1927)

 

VI. Mariage (juillet – septembre 1927)

 

VII. Madame Dürr – von Speyr (1927-1936)

 

VIII. Madame Kaegi – von Speyr (1936-1940)

 

 

II. La mission (1940-1967)

 

1940-1941    1942    1943    1944    1945    1946    1947    1948    1949    1950    1951     1952    1953    1954    1955    1956    1957    1958    1959    1960    1961    1962    1963   1964    1965    1966    1967

 

Quelques notes pour terminer

 

* * * * * * * * * * * * * * * * *

 

Sigles

 

A   Hans Urs von Balthasar, Adrienne von Speyr et sa mission théologique

 

F   Fragments autobiographiques

 

G  Geheimnis der Jugend (Mystère de la jeunesse)

 

I    Hans Urs von Balthasar, L’Institut Saint-Jean

 

P   Adrienne von Speyr, Propos sur elle-même, dans HUvB, Premier regard sur AvS, p. 95-163 

 

T   Tagebuch (Journal du P. Balthasar en trois volumes – plus de 1300 pages – numéroté par Balthasar lui-même. Les références ci-dessous se contentent d’indiquer ce numéro)

 

Sources

 

1. Hans Urs von Balthasar , Adrienne von Speyr et sa mission théologique, p. 13-39. Ces pages donnent un premier aperçu de la vie d’Adrienne, elles ont été publiées en 1968, l’année qui a suivi sa mort.

2. Hans Urs von Balthasar, L’Institut Saint-Jean, p. 17-28 ; 37-75. Ces pages, rédigées en vue du colloque romain de 1985 consacré à Adrienne, vont beaucoup plus loin pour nous la faire connaître. Elles font largement appel au Journal du Père Balthasar.

3. Adrienne von Speyr, Fragments autobiographiques. Quelques années après l’entrée d’Adrienne dans le catholicisme, il a semblé au P. Balthasar que les événements ayant précédé la conversion d’Adrienne seraient précieux pour comprendre son existence extraordinaire. C’est alors – sans doute vers 1945 – qu’il a demandé à Adrienne « de faire un récit écrit de sa vie qui ferait ressortir son évolution intérieure ». Le P. Balthasar ignore le temps que mit Adrienne pour rédiger ces Fragments ; elle y a sans doute travaillé par intervalles jusqu’au début des années cinquante. « Les grandes feuilles une fois remplies (près de trois cents), elle les mettait dans un tiroir de son bureau ; sans doute ne les a-t-elle jamais relues en entier… (On les y a découvertes après sa mort). La première partie du manuscrit, celle qui décrit sa jeunesse jusqu’à son entrée à l’École Supérieure des jeunes filles de Bâle, est écrite en français ». C’est l’un des rares textes publiés d’Adrienne qui n’ont pas dû être traduit de l’allemand ; c’est là sans doute que l’on peut le mieux apprécier son style. « La seconde partie (des Fragments), qui commence à son arrivée à Bâle, est rédigée en allemand, dans un allemand qu’Adrienne n’a jamais complètement maîtrisé, pas plus que le dialecte bâlois » (F 13). Ces Fragments s’arrêtent à la vingt-quatrième année d’Adrienne.

4. Geheimnis der Jugend (Mystère de la jeunesse), d’un caractère purement charismatique, pour lequel le P. Balthasar dut, « en invoquant l’obéissance, demander à Adrienne de se replacer au degré de conscience de ses années d’enfance et de jeunesse. Adrienne y raconte d’une part les mêmes événements que dans Fragments autobiographiques et d’autre part des choses qu’elle avait complètement oubliées. Dans cette œuvre, la recherche de Dieu apparaît plus saisissante encore » (A 13-14). Cette seconde autobiographie s’arrête en 1940, l’année où Adrienne entre dans l’Église catholique.

5. Tagebuch (Nachlassbände 8-10). C’est le Journal du P. Balthasar : plus de 1300 pages.

6. Il faudrait aussi faire le relevé, dans l’œuvre d’Adrienne, de tous les éléments biographiques qu’elle comporte.

7. Enfin il faudra tenir compte un jour de tout ce qui n’a pas encore été publié : souvenirs et notes en provenance d’amis, de parents, de connaissances ou de malades soignés par Adrienne. Et puis aussi toute sa correspondance (Cf. A 14).


 

En guise d’introduction


 

« Si l’hagiographie est si monotone et si fade, c’est soit qu’on ne laisse pas les saints parler eux-mêmes, soit parce qu’eux-mêmes aussi, souvent, ne savent pas parler. Nombre d’entre eux ne trouvent pas l’expression qui convient, aussi en reviennent-ils toujours, par facilité, au Cantique des cantiques, ou bien ils s’en tiennent à un modèle transmis qui leur soutient les ailes mais masque le côté personnel de leur expérience. Ils sont peu nombreux à avoir non seulement pris la parole, mais à s’être aussi exprimés. Et ce petit nombre, qui le connaît ? »

 

Ces mots de Hans Urs von Balthasar (Grains de blé II, p. 121-2) peuvent nous introduire à la vie d’Adrienne von Speyr. Pour Adrienne, nous possédons la biographie qu’elle a écrite par elle-même à la demande du P. Balthasar et qui s’arrête à sa vingt-quatrième année (Fragments autobiographiques), et de plus des éléments de sa biographie, de 1902 à 1940, qui ont été recueillis des lèvres d’Adrienne par le P. Balthasar (Geheimnis der Jugend). Il n’est pas question de reproduire ici intégralement les deux « autobiographies » de la jeunesse d’Adrienne, mais d’y puiser les éléments qui donnent une certaine idée des « préparations » à sa future mission. Pour la deuxième partie de sa vie (1940-1967), il faut se référer au Journal du P. Balthasar qui a noté, souvent au jour le jour, ce qu’Adrienne lui transmettait ou ce qu’il apprenait d’elle. Biographie monotone ou fade ? Affaire à suivre.

Patrick Catry


 


 

PREMIÈRE PARTIE . LES PRÉPARATIONS  (1 9 0 2 – 1 9 4 0)

 

I. L’enfance (1902-1913)

 

1. La famille d’Adrienne

Adrienne est née le 20 septembre 1902 à La Chaux-de-Fonds, dans le Jura suisse qui est de langue française. La Chaux-de-Fonds est une ville de 39.000 habitants environ en 2018, à mille mètres d’altitude, elle est située à dix kilomètres de la frontière française ; c’est aussi la patrie de Le Corbusier.

Le père d’Adrienne était Suisse de langue allemande; il exerçait la profession d’ophtalmologiste à La Chaux-de-Fonds. Sa mère, Suisse de langue française, fille d’horlogers et de bijoutiers qui avaient fait fortune à Genève et à Neuchâtel, s’était mariée très jeune. Adrienne avait une sœur aînée, Hélène, née en 1900, et deux frères plus jeunes : Wilhelm (Willy) né en 1905, qui sera médecin comme Adrienne, et Théodore (Theddy), né en 1913, qui deviendra directeur de banque à Londres (A 14-15). « Nous étions quatre enfants… Nous avions une gouvernante et une vaste chambre de jeux, dans laquelle s’écoulait la plus grande partie de notre existence » (F 13).

 

2. Les enfants

Vers quatre ou cinq ans, Adrienne accompagne un jour sa sœur à l’école. Avant le début de la classe, l’institutrice l’installe à son pupitre et Adrienne se met à lire le livre de sa sœur ; c’était le ba be bi bo bu, mais Adrienne lut à l’institutrice la dernière page du livre. « Elle me fit des compliments, mais cela ne l’engagea aucunement à me garder ; il lui fallut user non seulement d’arguments mais aussi de force pour me faire sortir avant le commencement de la classe, et je me souviens d’avoir amèrement sangloté dans le corridor sombre, car j’avais le sentiment d’une injustice inexplicable : puisque je savais lire, j’avais bien le droit de rester à l’école ! Ma sœur y était bien et ne lisait qu’en épelant! »

 

« Le dimanche, nous prenions notre petit déjeuner avec notre père. Au lieu du lait habituel, il y avait du chocolat ; il le préparait lui-même, et comme la gouvernante n’était pas là, nous tartinions notre pain comme de grandes filles. Ensuite nous allions à l’hôpital et à la clinique avec papa et lui racontions mille histoires ; à l’hôpital il nous menait chez les enfants malades ou nous laissait à la garde d’une diaconesse jusqu’à ce qu’il ait fini sa visite » (F 13-15).

 

Adrienne et sa sœur avaient toute une collection de poupées. « J’aimais tendrement les vieilles, celles qui n’avaient plus de couleur ou étaient abîmées ; je les soignais, les pansais, les opérais. Là survenait une difficulté : pour leur rendre supportable l’opération, il fallait une narcose. Impossible d’opérer et d’anesthésier à la fois sans avoir de l’aide. Il me fallait donc inviter Willy, le petit frère, qui avait trois ans de moins qu’elle… Il venait sans trop se faire prier et se montrait très habile anesthésiste. Quelquefois nous opérions encore l’ours ; là il n’y avait pas de nécessité urgente, mais on pouvait retirer et remettre à l’infini la paille de son ventre, y cacher même des friandises, recoudre proprement et s’extasier à la prochaine opération sur tout ce qui se trouvait dans ses vastes entrailles » (F 17-20).

 

A quarante-cinq ans, dans l’extase, Adrienne retrouve l’état de conscience qui était le sien à l’âge de huit ans; elle ne sait plus qu’elle a quarante-cinq ans, elle n’est plus que la petite fille avec ses pensées et son langage. Se déroule le dialogue suivant: – Sens-tu Dieu? – Qu’est-ce que ça veut dire : sentir? Savoir? Quelque chose comme : être caressée? – Oui. – Comment dire? Familier? Ce n’est pas tout à fait le mot juste. – Alors, comment? – Je suis sa petite sœur… Il voit tout… Il entend tout… Il est partout. Tu sais? Quand tu fais ta prière, ou quand tu manges, ou quand tu joues, tu sais toujours qu’il est là. Mais c’est très drôle, tu sais, parce que tu ne peux pas dire qu’il se cache. Ce n’est pas comme au jeu de cache-cache où quelqu’un va derrière un arbre et on sait qu’il est là. C’est tout à fait différent. – Comment? – Tu ne peux pas le dire, toi? Tu sais tant de choses. Pourquoi les gens ne disent jamais rien? Ils disent toujours « des paroles », mais jamais « des choses ». Qu’est-ce que vous attendez? – Peut-être que toi, tu le diras? – Je ne peux pas l’expliquer. Je ne peux pas répandre des fleurs… sur le chemin du Bon Dieu. Un jour j’ai reçu des violettes… C’était peut-être le premier bouquet que j’ai reçu. Avec les fleurs, j’ai fait un chemin pour le Bon Dieu dans la chambre de jeux. On m’a beaucoup grondé : peut-être que je n’avais pas assez secoué les violettes pour éviter de mettre de l’eau par terre. Mais je leur ai dit que c’était un chemin pour le Bon Dieu. J’avais pensé : s’il est là, il sera peut-être un peu content d’avoir ses pieds sur les fleurs. Mais il n’écrase pas les fleurs. Peut-être que ça lui fera un petit plaisir. Et j’en ai mis plus pour la table de Willy et d’Hélène que pour la mienne. Trois chemins qui partaient de la porte. – Pourquoi cela? – Pourquoi plus? Si le Bon Dieu aime bien marcher sur les fleurs, il ira surtout là où il y en a plus. – Alors tu ne veux pas qu’il vienne aussi à toi? – Mais si. On ne doit pas dire comme ça. Mais je voudrais le forcer un peu plus… à aller, tu comprends? – On peut donc le forcer? – Oh! Oui. Un peu, s’il aime les fleurs. Tu ne crois pas ? (Traduction de Nachlassbände 6, p. 210-1, reproduite dans La mission ecclésiale d’Adrienne von Speyr. Actes du colloque romain 1985, p. 20-21).

 

3. Monsieur von Speyr

« Mon père était un homme grave. Il parlait peu, avait presque l’air de peser un peu ses mots. Évidemment il jouissait chez nous d’une autorité indiscutable ; peut-être cela était-il même un peu renforcé par le fait qu’il était médecin et ainsi habitué à manier une certaine autorité bien nécessaire dans sa profession… Nous sentions toujours chez mon père une très grande tendresse, mais qui ne s’exprimait pas facilement ; elle perçait par exemple dans le ton avec lequel il avait l’habitude de nous présenter à ses connaissances. Il disait : mes fillettes, alors que nous étions déjà plus grandes que lui, et il n’était pas petit » (F 42-43).

 

Cela n’empêchait pas Monsieur von Speyr de montrer son autorité quand il le fallait. A quatre ans, comme le font souvent les enfants de cet âge, Adrienne avait voulu montrer sa toute-puissance et s’était montrée insolente ; ça n’avait pas marché avec son père et elle avait eu droit à une fessée mémorable.

 

« Nous faisions parfois des promenades avec lui… (Mais) ce n’est que plus tard que mon père devint vraiment mon ami ; je sentais à ce moment-là qu’il était bien près lorsque cela allait mal, lorsque les difficultés s’amoncelaient, mais à part des moments-là, je crois qu’il m’était un peu étranger et qu’il m’intimidait vraiment (F 44-45).

 

4. La grand-mère

La grand-mère habitait une maison de campagne, « Les tilleuls », située aux porte de la ville. Entre la grand-mère et Adrienne, il y a une véritable communion d’âme, sans paroles (A 15). « Nous passions des après-midi entiers chez elle et il était un peu difficile, le soir venu, de rentrer chez soi. C’est chez grand-maman que j’ai appris, toute petite, le recueillement et le silence. Combien de fois, à peine arrivée, après l’avoir embrassée, ai-je demandé : Je peux me taire, grand-maman ? Elle répondait toujours oui.

 

Lorsqu’elle était seule, je m’installais auprès d’une fenêtre et faisais mille choses ou rien du tout. Jamais grand-maman n’intervenait en me proposant autre chose : elle me laissait vivre et résoudre ou chercher à résoudre mes problèmes. Quelquefois je passais des heures entières le nez à la fenêtre et je regardais neiger ; je ne pense pas qu’il y ait un endroit au monde où il ait autant neigé que dans le jardin des Tilleuls. La neige tombait gravement, elle augmentait le silence ; elle venait directement du ciel, elle apportait un mystère inexplicable.

 

Quelquefois la grand-mère se mettait au piano et chantait de vieilles chansons, ou bien elle m’apprenait à tricoter et à coudre, me faisait faire des habits pour mes poupées et intervenait aux endroits difficiles. Aucune question ne l’impatientait, mais elle aussi aimait le silence… Elle passait sa journée à sa table à ouvrage, devant une fenêtre, et travaillait pour les pauvres et pour les poupées de ses nombreuses petites filles. Elle lisait peu mais priait beaucoup » (F 15-17).

 

« Elle nous parlait de sa jeunesse, nous racontait l’histoire de la maison ou beaucoup d’histoires sur le Bon Dieu. Et quand elle nous parlait du Bon Dieu, on comprenait alors qu’elle le connaissait très bien, qu’elle savait très exactement ce qu’il aimait ou n’aimait pas, si précisément qu’elle pouvait le dire à sa place. Et si une fois elle devait nous gronder parce qu’on avait fait quelque chose de mal, elle disait par exemple : L’enfant Jésus n’aurait pas fait cela. Ou encore : Quand Jésus dit : ‘Laissez venir à moi les petits enfants’, il pense naturellement aux enfants qui sont tout à fait en règle, qui ont déjà dit les bêtises qu’ils ont faites et qui désirent ne plus jamais faire quelque chose d’aussi bête ». Dans une armoire, il y avait les confitures, « une quantité de pots. Et quand on lui demandait : Mais, grand-mère, est-ce que tu manges vraiment toutes ces confitures ? – Non, répondait-elle, mais celui qui peut manger lui-même des confitures, doit aussi en avoir pour les pauvres. Elle rendait souvent visite aux malades et leur apportait, ainsi qu’aux pauvres, quelques-uns de ses pots ».

 

Quand le grand-père et la grand-mère s’étaient mariés, « ils n’avaient pas encore quarante ans à eux deux ». Quand elle était jeune femme, la grand-mère avait fait un voyage autour du monde avec le grand-père et elle avait partout des amis qui lui envoyaient toutes sortes de choses, par exemple des oranges vertes . « Elle préparait les oranges vertes à l’aigre-doux, selon une authentique recette du Japon, pays d’où elles provenaient ; un jour que j’avais pu les goûter, je fis la remarque que je ne les trouvais pas bonnes, mais grand-mère me dit : Moi non plus, mais tu sais, la dame qui me les envoie le fait avec tant d’affection, comme s’il s’agissait de quelque chose de particulièrement bon, qu’on doit aussi les manger comme si c’était particulièrement bon. C’est ainsi qu’elle nous expliquait comment les sentiments peuvent transformer les choses » (F 307-308. 311).

 

« Toute petite, j’avais reçu un jour un vrai ballon que j’avais attaché au berceau de ma poupée avec une ficelle. Mais pendant la nuit, il éclata ou se dégonfla entièrement, ce qui arrivait souvent, et le matin, quand je voulus aller le chercher, la ficelle traînait par terre avec, à son extrémité, une horrible petite peau violette. Cela me causa une peur affreuse : une chose encore si jolie hier… et maintenant ! » Pour consoler la petite fille, la grand-mère lui expliqua un jour comment les choses se passaient sur la terre, mais qu’au ciel cela ne serait plus du tout pareil. « Au ciel les ballons resteraient toujours, toujours, tels qu’ils étaient. Sur terre, par contre, il y avait beaucoup de choses qui simplement un jour disparaissent et cela nous fait de la peine, mais c’est justement là la caractéristique du monde. C’était comme si le Bon Dieu voulait nous montrer qu’aussi longtemps que tous les hommes ne sont pas bons, il ne peut pas laisser subsister les choses qui nous procurent de la joie » (F309-310).

 

Dans le jardin de la grand-mère, il y avait peu de fleurs mais beaucoup d’herbe. « Et grand-mère nous montrait souvent combien un simple brin d’herbe est joli, par exemple quand une goutte de pluie ronde et brillante y est suspendue ou qu’un peu de rosée le recouvre le matin. Il nous semblait aussi que c’était lorsque le jardin portait des traces du ciel, de quoi que ce soit venu d’en haut, que grand-mère l’aimait le plus. Je ne saurais dire combien de fois grand-mère nous parla du ciel. Mais on sentait qu’il était quelque chose de tout à fait présent dans sa vie et que chaque fois qu’elle découvrait sur terre une trace du ciel, elle nous parlait de lui tout entier » (F 310).

 

La grand-maman avait un dé en or, sur le bord extérieur duquel était finement ciselé : ora et labora. « Elle me montra un jour cette inscription, m’expliquant qu’ora signifiait prier et labora travailler. Cela me fit comprendre que l’ora était aussi inclus dans le labora. J’en parlai avec grand-mère qui me dit que la prière se trouvait toujours dans toute la vie, dans tout ce qu’on fait. Grand-mère ne savait pas un mot de latin » (F 313). Quand la grand-mère donna ces explications à la petite fille, c’était l’hiver et il neigeait. Puisque la vie pouvait se changer en prière la petite fille demanda à la grand-mère « si le Bon Dieu envoyait vraiment les flocons de neige pour qu’on remplisse chacun d’eux avec une prière, comme si chaque flocon était un désir du ciel, une invitation à la prière… Grand-mère me dit que oui, mais qu’on ne devait pas croire, une fois les flocons disparus, que tout était en ordre. Il ne fallait pas non plus penser que chaque flocon était un rappel, une demande. Il n’y avait pas que la neige, on pouvait aussi accepter la pluie comme venant de Dieu. Et lorsqu’il faisait beau, il ne fallait pas penser que Dieu ne nous envoyait rien du ciel. Il fallait être aussi uni à lui quand on ne voyait rien. La tombée de la nuit sur le tapis de neige est quelque chose de particulièrement beau, et pas seulement parce que le soir descend. C’est un peu comme si le Bon Dieu voulait nous emmurer ; ce n’est pas du tout terrible, mais au contraire très agréable d’être enfermé dans les désirs de prière du Bon Dieu. Ensuite, quand grand-mère allumait la lampe, la fameuse lampe à gaz, celle-ci était pour moi comme une réponse immédiate que nous donnions au Bon Dieu : Oui, oui, nous sommes là. Il devait voir qu’en nous aussi il y avait une lumière » (F 314).

 

La grand-maman est morte le jour de Noël 1913. Adrienne et sa sœur ont dit : « Il nous faudra demander la Bible de grand-maman et la lire ensemble tout entière ». Le soir même, Adrienne se mit à chanter à tue-tête dans la chambre de jeux. « Maman a demandé : Pourquoi chantes-tu ainsi ? – Parce que c’est Noël et que grand-maman est au ciel. Maman a dit : Tu es décidément insupportable » (F15-17).

 

5. L’ange

« Quand j’étais enfant, j’ai souvent, souvent, vu l’ange… Quand j’étais malade, je l’ai vu bien des fois dans la journée… Il fait penser aux histoires du livre du Christ. Et alors on les comprend mieux parce qu’il me les raconte dans le cœur… Il me montre aussi quand je n’ai pas été gentille… On doit lui dire chaque soir tout ce qu’on a fait. Il prie toujours avec moi. Des petites prières qu’il me dit dans le cœur… Nous prions ensemble… On dit un mot et l’ange me montre quelque chose avec ce mot, il me le raconte dans le cœur. ‘Je voudrais tout te donner’ : on dit quelque chose comme ça . Et alors il me montre comment par exemple on pourrait donner sa pomme ou son chocolat au Bon Dieu. Et parce qu’on ne peut pas les donner directement au Bon Dieu, dit l’ange, on peut à la place les donner à un pauvre. Et on convient avec l’ange qu’on les met de côté pour le lendemain. Puis il me montre aussi qu’à part une pomme et un chocolat il y a encore d’autres choses qu’on pourrait donner… Et je voudrais voir le Bon Dieu et le Seigneur Jésus ! »

 

L’ange lui a un jour parlé des jésuites. « A propos de la vérité. J’avais eu une histoire très bête avec maman. Elle disait que ce n’était pas vrai, et peut-être que pour maman, comme elle avait vu les choses, ce n’était réellement pas vrai. Mais pour moi c’était vrai. Alors l’ange a dit qu’il y a une grande vérité et qu’ensuite il y a aussi une vérité comme celle que maman a, et les deux ne sont pas toujours tout à fait les mêmes. Et il a dit que ceux qui comprennent cela, ce sont les jésuites. J’ai alors dit cela aux autres ; quelques-uns ont écouté, quelques-uns n’y ont rien compris. Mais ceux de la classe au-dessus, eux ont compris, mieux du moins »… L’ange lui a dit alors que les jésuites sont ceux qui aiment Jésus. « Il a dit que j’en étais aussi un. Tant que je suis petite, je peux en être un. Quand je serai grande, ça n’ira plus »… Si maman avait eu toute la vérité, elle ne m’aurait pas grondée parce qu’elle aurait compris que ce que j’ai dit, c’était la vérité. Les jésuites sont ceux qui aiment Jésus particulièrement. Dans leur cœur, ils n’ont pas d’autre place que pour lui…

 

L’ange me dit si tout est en ordre avec Dieu. Je crois que c’est de lui que j’ai gardé l’habitude le soir si je veux prier. On ne peut pas prier n’importe comment. « D’abord mettre les affaires en ordre. Je regarde les choses avec l’ange et ensuite on peut prier. Maintenant je ne le vois plus, je crois, mais j’ai quand même encore l’habitude de parler avec lui le soir… C’était comme ça quand j’étais petite… Est-ce que c’est vrai qu’on ne peut bien parler avec Dieu que quand tout est en ordre ? Ma grand-mère m’a souvent prise sur ses genoux et j’ai appuyé ma tête contre elle, et elle me racontait une histoire quand dehors il faisait nuit ou qu’il faisait froid… Et quand on n’était pas sage, on avait le sentiment qu’on n’avait pas le droit. Et c’est comme ça aussi avec le Bon Dieu ? » Mais comment savoir si tout est en ordre avec le Bon Dieu ? C’est une affaire difficile. Comment le savoir ? « J’ai un jour demandé à Hélène – la grande sœur – si elle avait déjà réglé les affaires avec l’ange. Et alors elle m’a dit : Qu’est-ce que c’est que cette bêtise ? Et donc j’ai dû rentrer rapidement dans ma coquille »… « Tu es pour la patience, moi pour l’impatience. Mais bon ! Est-ce que je ne suis pas une fille-garçon ? N’ai-je pas l’impatience des garçons ?… Maman dit toujours que je suis un garçon manqué » (G 14-15).

 

« Il n’est pas toujours simple, l’ange. J’ai dû marcher longtemps avec des chaussures trop petites. Il a dit : Le Seigneur aussi a marché dans une voie qui était difficile. Je ne dois rien dire à la maison ; attendre qu’ils le remarquent eux-mêmes. Ce n’était pas très drôle. Ça a duré quelques semaines ». Et puis chez la grand-mère, pour le goûter, on pouvait toujours choisir le chocolat qu’on préférait. « L’ange a dit : Prends plutôt l’autre, celui qui est plus amer, celui qui n’a pas de noisettes. Le Seigneur a dû un jour prendre quelque chose de très amer… Ou bien je ne dois plus jamais dire quelque chose pour les robes. Je dois toujours user les robes d’Hélène. Ma grand-mère n’aime pas ça. L’ange a dit : Ça ne fait rien. Au Seigneur aussi ils ont ensuite partagé sa tunique… Ou bien le soir, quand ils ont oublié de sucrer la semoule : Ne rien dire ! Il sait toujours des choses comme ça. Mais je l’aime bien quand même. Il pense qu’il doit dire des choses comme ça. Et je ne veux pas le contrister, car tu sais, quand il est triste, on ne peut pas bien prier ». (G19-20).

 

Et puis « l’ange a dit qu’on doit faire tout de suite ce qu’on voit être juste car ce serait mal d’attendre. Si on dit : demain je vais changer de chocolat chez ma grand-mère, mais aujourd’hui encore une fois le bon, c’est déjà mal. Il dit aussi : le vendredi à table, on ne prend jamais deux fois de ce qu’on aime. Et si on peut s’arranger pour ne pas en prendre du tout, c’est bien ».

 

Et puis il disait : « Avant Pâques on est toujours malade maintenant. Et ça ne manque jamais. – Pourquoi? – Il a dit : A cause du vendredi saint. Et ce ne sont pas des maladies amusantes où l’on doit simplement rester au lit et lire. On a envie de vomir. On a tellement mal à la tête ou au ventre qu’on ne peut pas lire du tout. Ou bien on est si fatigué qu’on ne peut rien faire. On a mal tout simplement. Et on prie un peu plus que d’habitude » (G 21-22).

 

Comment prie-t-elle ? « Je m’agenouille toujours pour prier… La prière du soir. Je parle d’abord avec l’ange ». Puis elle prie : « Mon ange, je te prie de regarder dans mon cœur, de voir tout ce que j’ai fait depuis hier et de me dire s’il y a quelque chose de mal ? » L’ange alors regarde toute la journée. Et elle continue : « Comme tu es content aujourd’hui, je te prie quand même de ne pas oublier que la semaine dernière tu étais moins content quand j’avais du désordre et que je suis arrivée en retard à l’école »… Puis l’ange referme le cœur. « Maintenant on n’a pas besoin de penser plus longtemps que la semaine dernière on s’est mal conduit. Et ne pas penser non plus particulièrement qu’aujourd’hui il est content. C’est en ordre, ce n’est plus mon affaire »(G 28).

 

Au cours des âges, des saints et des saintes ont fait l’expérience d’anges dans leur enfance. Il serait intéressant de comparer.

 

6. La rencontre avec saint Ignace

« A la maison, nous fêtions toujours Noël le 24 décembre; cette année-là, c’était en 1908, Hélène avait une fête dans la petite école privée qu’elle fréquentait alors, chez les demoiselles Loze, qui nous paraissaient infiniment vieilles et devaient bien avoir trente et quarante ans. Tante Jeanne était venue de la Waldau pour passer la journée avec nous ; elle venait très rarement, et c’est, avec le Noël 1917, la seule fois qu’elle vint à La Chaux-de-Fonds en hiver. Tante Jeanne et moi, nous devions aller chercher Hélène à sa réunion ; maman me fit force recommandations ; sous aucun prétexte – ‘et tu m’entends bien!’ – je n’avais la permission d’accepter quelque nourriture que ce soit des demoiselles Loze ; elles étaient trop pauvres pour qu’on puisse se permettre de prendre de leurs friandises, mais elles étaient si gentilles qu’elles ne manqueraient pas de m’en offrir ; il s’agirait de rester ferme et de refuser. Bien, mes six ans ne doutaient de rien. Il neigeait un tout petit peu, en lents flocons. On m’avait mis un grand bonnet de laine rouge qui formait un peu collet sur les épaules et était tout pointu en haut. Tante Jeanne et moi nous partîmes donc ; arrivées au bout de la rue Jaquet-Droz, je proposai à ma tante : ‘Tu pourrais monter par le chemin habituel qui est la rue de l’Arsenal et moi, je ferai le petit détour par les escaliers du bout’ (Les ‘escaliers’ : il s’agit d’une ruelle en escalier). Tante Jeanne ne trouva absolument rien à redire. Comme je montais l’escalier qui longeait une sorte de chantier, un homme descendit à ma rencontre ; il était petit, plutôt vieux et boitait un peu. Il me saisit par la main, je fus d’abord réellement effrayée, mais me mis à le regarder ; il dit : ‘Je croyais que tu viendrais avec moi, ne veux-tu pas ?’ Je dis, avec une sorte d’effroi (était-il bon de dire non à un pauvre?) : ‘Non, monsieur, mais bon Noël’. Il lâcha immédiatement ma main ; il me sembla qu’il avait l’air un peu triste. Je continuai mon chemin, et tout le temps je me dis dans les jours suivants : ‘J’aurais peut-être dû dire oui, mais il fallait bien dire non’. Quand je racontai l’histoire à tante Jeanne, elle fut fort effrayée et me défendit de la quitter. Chez les demoiselles Loze, tout alla très mal ; les élèves avaient fini de goûter, il y avait encore des plats entiers de meringues et elles m’obligèrent littéralement à en prendre. J’en mangeai une, avec l’impression qu’il eût vraiment été trop mal de refuser – d’ailleurs tante Jeanne consultée approuva. Et je sais vraiment que je n’ai pas désobéi à maman par gourmandise, mais pour ne pas vexer les ‘vieilles’ demoiselles. Rentrée à la maison, je fus très fortement grondée par maman qui tout de suite me demanda si j’avais mangé quelque chose et apprit de tante Jeanne l’histoire avec l’homme. En ce temps-là, je pleurais facilement, et je n’avais pas encore réussi à sécher mes larmes lorsque maman sonna pour l’arbre ».

Ce récit de la rencontre avec saint Ignace, rédigé par Adrienne en français, a été traduit pour l’édition allemande des Fragments autobiographiques : Aus meinem Leben. Ce texte allemand a été retraduit en français et c’est lui qui figure sans doute dans le livre de Hans Urs von Balthasar, Adrienne von Speyr et sa mission théologique, p. 392-4. D’où les nombreuses variantes d’avec le texte reproduit ci-dessus.

 

Adrienne indiqua plus tard au P. Balthasar le lieu exact de cette rencontre avec l’homme (A 17). Adrienne « s’était parfaitement rendu compte qu’il n’était pas comme les autres : il n’était pas de ce monde et pourtant, en même temps, il appartenait tout à fait à mon monde. Elle se disait : On ne va pas avec un étranger, et aussitôt elle s’interrogeait : Est-il donc un étranger ? Une grande misère, et en même temps quelque chose de simple, de touchant, rayonnait de lui. Si j’avais dû dire ce qu’il faisait dans la vie comme profession, j’aurais d’abord dit : c’est un pauvre… Bien plus tard, dans de nombreuses visions, elle a vu et reconnu Ignace » (F 23-25). Vers la fin de sa vie, Adrienne était encore pleinement convaincue de la réalité de cette rencontre (T 2347).

 

Question : Est-ce que tu penses que l’homme a quelque chose à faire avec Noël ? Adrienne : « Il a voulu se faire plaisir. Il y a beaucoup de gens qui ont plaisir à rencontrer une petite fille. Mon père me dit : Ma petite fille triste. Mais je ne suis pas très triste ». Pourquoi est-elle triste ? « A cause du Bon Dieu. Il y en a tant qui ne l’aiment pas ». Tu l’aimes bien ? « Oui, mais je ne lui fais pas plaisir. Je n’ai pas fait plaisir non plus au vieil homme. Je ne fais pas plaisir non plus à maman » (G 94).

 

Le soir de cette rencontre avec l’homme, la petite Adrienne a écrit cette histoire dans un petit carnet. Elle a six ans, sait à peine écrire : « J’ai vu un homme. L’homme a dit : Viens . J’ai dit non. J’ai pensé oui. Maintenant je dis oui. Je viens ». Elle a mis le petit carnet dans son cartable, sa maman l’a vu et l’a grondée ; elle l’a pris. « Maman a pleuré. Elle a dit : C’est terrible, cette petite est déjà si… Je n’ai pas compris le mot. Le soir j’ai prié pour l’homme quand maman a déchiré le carnet ». Depuis cette rencontre avec l’homme, elle doit toujours penser à l’homme quand elle pense au Bon Dieu. « L’homme prie, Didi (Adrienne) prie. Nous prions ensemble ».

 

Elle aime prier. Elle aime bien prier avec les petits moutons. « Le Seigneur est avec les moutons. Je le vois toujours à la Waldau. Et alors ils ont un faux berger, les petits moutons, et tu dois imaginer le Seigneur. Maintenant c’est comme ceci : au ciel, le Seigneur est avec les moutons. Et à la Waldau on ne voit que les petits moutons, mais parce qu’au ciel on sera un petit mouton, tante Jeanne vient toujours avec moi dans l’alpage, je ne peux pas y aller toute seule, c’est trop loin… Et là je prie : Je voudrais être au ciel et être aussi un petit mouton blanc… Ou bien je dis : L’homme et Didi demandent au Bon Dieu de faire beaucoup, beaucoup, beaucoup de moutons blancs… Jésus est l’ami des enfants ». (On dit à Adrienne que Dieu bénit les enfants). « Qu’est-ce que ça veut dire : bénir ? » (Ça veut dire aimer). « On le bénit aussi quand on l’aime ? Tu as aussi un cœur gentil et un cœur mauvais ? Quand je veux être gentille, c’est mon cœur gentil qui veut, celui en qui est Jésus, et puis tout d’un coup je ne sais plus, et alors vient l’autre cœur. Quand maman m’a grondée, j’ai toujours l’autre cœur après »… « On voit tout mieux quand on est toute seule (avec le Bon Dieu naturellement)… Je sais bien que je dois suivre l’homme s’il suit le Bon Dieu » (G 89-91).

 

Adrienne a six ans. A l’école, avec de petits disques en carton multicolores, elle compose des lettres. Elle dessine en majuscules les lettres I et L. C’est le premier mot qu’elle a écrit. L’ange lui a dit : I L : c’est lui qui lui a envoyé l’ange. Mais c’est un mystère. On devrait dire I – L. L’un après l’autre. Mais la petite fille ne sait pas qui c’est. (C’est Ignace de Loyola).

 

Est-ce que la petite fille peut faire encore quelque chose ? Elle défait les lettres I et L, elle les mélange (« ainsi le voulait la maîtresse ») et elle recommence ensuite lentement à composer deux lettres : I et J. Qu’est-ce que cela veut dire ? « Elle dit : La première lettre, c’est le même qu’avant. Et la deuxième est son ami, il s’appelle Jean. Mais je ne sais pas qui c’est ». (C’est Ignace et Jean l’apôtre).

 

Les connaissances mystérieuses (l’ange, saint Ignace) « que la petite fille ne pouvait pas encore vraiment comprendre, eurent pour conséquences que la religion protestante qu’on lui enseignait (avec de forts accents anticatholiques) lui parut insuffisante, ce qui la lança, durant des dizaines d’années, dans une recherche des éléments qui lui manquaient » (I 18).

 

7. L’école primaire

« L’école ne m’a jamais procuré que de la joie. Je crois ne m’y être jamais ennuyée et avoir aimé autant les leçons que les récréations ; tout m’enchantait, j’allais de découverte en découverte… J’aimais tous mes petits camarades, qui étaient très différents. Il y avait Maurice aux doigts et aux cahiers toujours tachés d’encre ; la maîtresse lui faisait montrer toutes ses taches et nous expliquait qu’il était pour nous un bien mauvais exemple. Je l’admirais de savoir être si sale et surtout de posséder un vrai canif avec lequel il pelait sa pomme de dix heures que nous autres, nous mangions telle quelle ».

 

« Dans mon carnet du samedi, il y avait quelquefois la mention peu honorable : ‘Babille’ ; et quand mon père, avant de donner la signature requise, me demandait : ‘Pourquoi donc babilles-tu, à la maison tu es si silencieuse ?’, je lui expliquais : ‘Je ne parle pas beaucoup mais je demande’. Et mon père continuait son enquête : ‘Que leur demandes-tu donc ?’ Ma réponse était courte : ‘Tout’. Et vraiment, je crois que j’étais insatiable, il fallait que je sache leurs préférences et leurs chagrins, et tout ce qui concernait leurs frères et sœurs ; et lorsque Lilly m’eut dit qu’elle était une enfant adoptée, ma tendresse pour elle n’eut plus de bornes, ce qui ne m’a pas empêché un jour de lui demander gentiment : Veux-tu du sucre ? Et de lui enfiler une cuiller de sel dans la bouche ».

 

A l’école primaire où Adrienne est entrée avec sa sœur, Hélène avait comme maîtresse Mademoiselle Vermot dont le frère était curé. Impossible de savoir ce qu’était un curé ; toute la question était de savoir s’ils avaient le même Bon Dieu que nous, mais personne ne pouvait me renseigner… Un jour j’ai pris mon courage à deux mains et cherché Mademoiselle Vermot dans sa classe. Je me souviens qu’avec les huit ans, j’étais aussi grande qu’elle, et alors, au lieu d’aborder directement mon sujet, je lui ai d’abord demandé : ‘Est-ce que vos élèves savent toujours que c’est vous la maîtresse ?’ Et puis très vite, et un peu bas : ‘Est-ce que c’est très difficile d’être maîtresse quand on est la sœur d’un curé ?’ Je ne me souviens absolument pas de sa réponse, mais elle ne m’en a pas voulu de mon indiscrétion, car elle m’a permis quelquefois de passer la récréation avec elle ».

 

C’est dans cette école primaire qu’Adrienne fait la connaissance avec la maladie des autres, ce qui l’a renforcée dans l’idée de devenir médecin. Jean avait le diabète, il devait refuser toutes les friandises et il lui en coûtait terriblement. « J’étais gourmande ; pourtant, lorsque je le voyais manger, souvent après l’avoir mendié chez les autres, ce qui lui faisait du mal, cela me faisait une vraie peine ; aussi lui ai-je proposé : C’est peut-être plus facile de ne pas manger de chocolat, si tu sais que je n’en mange pas non plus ? Il n’a pas très bien compris, mais paraissait pourtant enchanté. Il m’a demandé : Combien de temps ne mangeras-tu pas de chocolat ? J’ai dit : Aussi longtemps que nous serons ensemble à l’école ». Dans les « Propos d’Adrienne sur elle-même », on peut cueillir une autre anecdote sur son souci déjà d’aider les autres quand elle n’avait encore que quatre ou cinq ans : « Il y avait les patients qui venaient au cabinet de mon père. L’un d’eux avec un œil bandé. J’aurais tellement aimé porter moi-même un bandeau sur l’œil. Je pensais que cela le consolerait peut-être si quelqu’un d’autre avait la même chose que lui, et justement la fille du docteur. Un temps, j’ai sérieusement voulu être aveugle parce que je me disais que comme ça, peut-être qu’un enfant aveugle pourrait voir » (P. 109-110).

 

L’une des maîtresses d’Adrienne, Mademoiselle Hammel souffrait d’asthme ; « elle était petite et grosse, et vraiment bien laide, elle devait venir très tôt à l’école pour se remettre de son essoufflement avant de commencer la classe ; elle parlait d’une toute petite voix ; sitôt qu’elle l’élevait, elle avait des crises. Et comme nous l’aimions bien, nous nous tenions très tranquilles pour ne pas l’obliger à se fatiguer inutilement. Un jour je lui ai proposé, comme si c’était la chose la plus simple du monde : Je pourrais donner les leçons à votre place. Elle s’est montrée d’abord un peu sceptique, puis a accepté. Dès ce moment, je l’ai secondée de mon mieux ; je faisais la lecture à haute voix, dictait les dictées, corrigeait les ardoises : cela m’allait tout à fait ; je m’amusais beaucoup, et pour bien montrer que je ne prenais pas tout cela très au sérieux, pendant les récréations, je jouais à tous les jeux bruyants que je n’appréciais pas beaucoup et me laissais prendre un peu trop facilement ».

 

« Le chemin de l’école était peuplé de joies ; en hiver lorsqu’il y avait beaucoup de neige, j’avais grand plaisir à ne pas marcher sur la rue déblayée mais à sauter d’un tas de neige dans l’autre ; le coiffeur de mon père m’a dénoncée à mes parents, ce qui m’a valu d’être couchée un soir sans souper, mais ne m’a empêché de recommencer bientôt, peut-être le lendemain déjà » (F 20-23).

 

8. L’école du dimanche

Le dimanche à onze heures, il y avait l’école du dimanche… Avant de partir, Adrienne et sa sœur Hélène devaient réciter leurs versets à leur mère. Des jeunes filles appelées monitrices faisaient réciter les versets aux enfants. Puis arrivait le pasteur qui faisait un sermon facile à comprendre. Parfois les enfants pouvaient indiquer eux-mêmes au pasteur le cantique qu’ils désiraient chanter. « J’indiquais toujours le même et je criais de toutes mes forces : le 285. ‘Entends-tu l’appel du maître ? Il te veut pour moissonneur. Réponds-lui : oui, je veux être, ô Jésus, ton serviteur’. Et chaque fois il me semblait que je m’engageais à nouveau à quelque chose qui me dilatait tout entière, me coupait presque la respiration et me rendait heureuse. Et cependant je ne savais pas trop à quoi je m’engageais. A un service, certes, mais auquel ? Longtemps j’ai pensé qu’il s’agirait d »être missionnaire. Quand je serai grande, j’irai dans les missions. L’ange l’a promis ». Pourquoi aller dans les missions ? « Pour que tous croient. Qu’il y ait beaucoup de jésuites qui tous aiment le Seigneur Jésus » (G 18). Mais jamais elle n’a abandonné pour autant l’idée d’être médecin.

 

C’est en fréquentant cette école du dimanche qu’un jour elle eut l’idée très nette que quelque chose n’était pas en ordre. Et un soir elle comprit : toutes les histoires du Nouveau Testament manquaient de mère. Une fois par an, un missionnaire revenant de la mission venait en parler aux enfants. Il était parfois permis de poser des questions. Un jour donc Adrienne se risqua : « Les petits nègres n’auraient-ils pas aussi besoin d’une maman à côté du Seigneur ? » Le missionnaire la rassura : dans la mission il y avait aussi les femmes des missionnaires et aussi des institutrices. Conclusion intime d’Adrienne : il n’a rien compris du tout. Puis elle eut un doute : peut-être que ce besoin de maman n’existait pas chez les autres enfants. Impossible de savoir. Ce fut décidé : elle ne poserait plus de questions à l’école du dimanche. – Curieusement, la petite fille était en attente de Marie ! (F 39-42).

 

Il y a beaucoup de chahut à l’école du dimanche. Pourquoi ? « Parce que c’est ennuyeux ! Ce n’est amusant que lorsqu’on peut jouer de l’harmonium ». De temps en temps elle doit pleurer parce qu’elle doit aller à l’école du dimanche. Parce qu’elle est triste… Quand l’ange raconte les choses, c’est tout différent qu’à l’école du dimanche » (G 17-18).

 

9. La Waldau

Pendant les vacances, il a la Waldau, le grand asile d’aliénés des environs de Berne dont l’oncle d’Adrienne, le frère de son père, était le directeur ; la tante Jeanne, sœur du directeur, menait la maison. Comme tante Jeanne aimait surtout Hélène, qui était « son trésor », l’existence dans cette maison tenait un peu du cauchemar pour Adrienne.

 

Par contre il y a avait un accord très profond entre l’oncle et Adrienne. »C’était comme une entente tacite ; nous étions en quelque sorte complices. Le matin il prenait son petit déjeuner tout seul dans son bureau, à six heures précises immuablement ». Adrienne allait souvent le rejoindre espérant que son oncle l’aiderait à combler ses lacunes en géographie. Tout à coup l’oncle disait : « Tu vas m’aider, veux-tu ? » Bien sûr Adrienne voulait. « Et il me demandait d’aller jouer tout simplement avec ma poupée auprès d’une dame très triste parce qu’elle ne pouvait pas avoir sa petite fille à elle, ou de faire un domino avec une vieille demoiselle qui se fâchait toute seule, à haute voix… Tout me paraissait simple et naturel. Aucun problème spécial ne se posait, mais j’avais parfois l’impression d’être la grande personne au milieu d’enfants plutôt difficiles.

 

Auprès de certaines malades, la situation était pénible, je me sentais entourée de souffrances et j’aurais aimé savoir comprendre un peu et aider ; il y avait des larmes et de la douleur visible, et j’avais de la peine ensuite à reprendre mon existence parmi les miens… Parfois on me permettait aussi, ou même on me demandait, d’aller parmi les malades agitées. C’était presque ce que je préférais. Je m’installais auprès de celle qui me paraissait la plus excitée, arrivais peu à peu à lui donner la main, à la caresser un peu comme celle d’une amie, et elle se calmait, finissait même par s’endormir » (F 45 -47).

 

10. Les deux dernières années d’école primaire

L’une des maîtresses d’Adrienne lui dit un jour qu’elle devrait devenir institutrice plus tard. Adrienne répondit non : « Je serai médecin ». Sur quoi la maîtresse se récria : « La médecine, ce n’est rien pour une femme. Mieux vaut être institutrice ».

 

A l’école, une fille lui dit un jour : « Tu sais, les catholiques mangent le Seigneur, par petits morceaux ; à chaque messe, on le distribue comme du pain ». Adrienne était horrifiée. Une autre fille se mit à chanter à tue-tête : « Catholique, à la bourrique ». Tel était le climat ! Si on avait demandé à Adrienne ce que sont les catholiques, elle aurait répondu: « Ce sont des gens qui sont pauvres et qui souvent ne sont pas lavés ».

 

Elle a eu un jour « une maîtresse qui était propre, mais pourtant catholique, Mathilde Zehnder. Elle avait un très haut col parce que les catholiques doivent avoir ça. Parce que sinon on ne les laisse pas entrer à l’église le dimanche… Elle était gentille. Il y a donc des catholiques qui sont gentils ». Adrienne aimait parler avec elle pendant les récréations. « Elle a toujours dit que j’étais son petit ange… J’ai dit un jour à Mademoiselle Zehnder que j’aimerais aller un jour avec elle à l’église catholique. Mais elle n’a pas voulu… Ce n’était pas par curiosité » (G 20).

 

Adrienne se disait dans sa petite tête que les catholiques devaient quand même être un peu bêtes « parce qu’ils doivent toujours interroger le curé quand ils veulent faire quelque chose » (G 18-19).

 

Un jour, à la sortie de l’école, Adrienne est surprise par l’orage. Nadine, une compagne, l’invite alors à entrer chez elle. Le père de Nadine était facteur, ce qui impressionna beaucoup Adrienne. En mangeant des tartines bien beurrées et confiturées, le climat se dégèle. Tout à coup quelqu’un dit : « C’est faux comme la messe ». Et le père de Nadine expliqua : « Non, il faut dire : faux comme la peste ». S’engage alors une conversation entre Adrienne et le papa de Nadine. Adrienne : Qu’est-ce que c’est que la messe ? – Le culte des catholiques. – Vous êtes catholique ? – Non. Dieu merci non, il faut les comprendre, et c’est mal d’abaisser leur messe. – Adrienne demande ce que c’est qu’un curé. Réponse : Ils n’ont pas de femme, mais c’est leur affaire. – Pourquoi est-ce que les protestants n’ont pas de messe ? – Parce qu’ils ne savent plus chanter, ils sont devenus sévères. – Si je chante un cantique, est-ce que ce n’est pas une messe ? – Non, parce que tu n’es pas un curé. – C’était clair comme de l’eau de roche et Mademoiselle Vermot n’avait pas tant de malchance d’être la sœur d’un curé.

 

A la maison, la pratique de la religion était assez singulière. Par exemple la célébration de Noël n’avait aucun caractère religieux. Adrienne n’arrivait pas à comprendre pourquoi, à l’école du dimanche, on célébrait Noël comme la naissance de l’enfant Jésus tandis que chez elle il s’agissait uniquement d’arbre illuminé et de nombreux cadeaux. « Je suis toujours triste à Noël, un peu. C’est toujours quelque chose d’autre… Je suis heureuse quand je reçois une titti (une poupée) ou des couleurs pour peindre… Mais Noël, ce n’est pas ça. C’est autre chose. J’attends un très grand cadeau. Je ne sais pas quoi. Un cadeau du Bon Dieu… Tous ceux qui prient en reçoivent un, non ? Jusqu’ici je ne l’ai pas reçu. Je l’attends et puis il n’arrive pas… Avant d’allumer l’arbre, nous allons nous promener avec mon père. Et il achète des marrons. Si on ne pense pas à Noël, c’est amusant. Mais on ne peut dire à personne que ce n’est pas le vrai Noël » (G 92).

 

Une année, elle a pris un petit Testament et elle a lu tout doucement l’évangile de Noël pour elle toute seule pendant que les bougies brûlaient. « Mais maman n’a pas apprécié du tout cette manière que j’avais de me singulariser ». Adrienne ajoute que ses parents avaient pourtant de la religion et qu’ils allaient de temps à autre à l’église. Noël lui a toujours laissé, malgré toute la joie qu’elle éprouvait à voir tant de ses vœux réalisés, une vague impression de vide et d’amertume. « Il me manquait quelque chose. J’avais cherché à combler ce vide en lisant l’histoire de Noël, mais je ne saurais dire si cela m’avait alors vraiment suffi, car déjà à ce moment de ma vie je sentais comme une question sans réponse qui grandissait en moi et m’inquiétait souvent, mais pas de façon continue ».

 

Quand Adrienne était petite, elle a écrit « un tas de choses ». « Quand j’avais dix ans environ… par exemple une histoire en vers comme ça :

 

Enlève les petites filles, les petites filles impatientes

Qui pourraient devenir méchantes,

Pose-les sur un grand nuage,

Fais-les jouer avec leur ange,

Mais ne laisse pas redescendre

Les petites filles impatientes

Qui pourraient devenir méchantes.

 

Enlève les mamans impatientes,

Qui pourraient devenir méchantes.

Pose-les sur un grand nuage,

Fais-les parler avec leur ange,

Mais ne laisse pas redescendre

Les mamans impatientes

Qui pourraient devenir méchantes.

 

Le Bon Dieu aimerait bien que nous soyons tous gentils… Et je pourrais devenir très méchante. Peut-être que déjà je suis méchante. Et alors il vaudrait mieux que le Bon Dieu vienne me chercher avant qu’on soit méchante. Et quand il est venu chercher quelqu’un, il doit le garder. Mais on ne peut pas toujours dire : Enlève, si le Bon Dieu ne le veut pas. C’est pourquoi j’ai écrit sur la page suivante :

 

Si tu ne veux pas ce que je veux, moi je veux ce que tu veux. Et si tu ne veux pas enlever, tu pourrais bien donner. Fais descendre l’ange et le glisser dans le cœur de la petite fille impatiente qui ne veut pas devenir méchante, et le glisser dans le cœur de la maman impatiente, pour qu’elle ne devienne pas méchante ». Maman a ensuite vu ça et elle n’a pas aimé… Elle a dit que je faisais comme si j’étais une enfant martyre » (G 88-89).

 

Puis Adrienne change d’école et d’institutrice. La nouvelle maîtresse s’appelait Mademoiselle Bandelier, elle était tout petite et très vive. Elle marqua tout de suite une grande préférence pour Adrienne, qui détestait cela. Un jour la maîtresse était sortie de la classe pour un instant , il y avait eu du bruit. Quand elle rentra, elle était fâchée que ses élèves n’aient pas été tranquilles, elle donna une gifle à une fille qui non seulement n’y pouvait rien, mais encore se trouvait être la moins douée et la plus pauvre probablement de toute la classe. D’un bond Adrienne se leva et appliqua une bonne gifle à la maîtresse. (On a du mal à se représenter la scène aujourd’hui). Cela provoqua naturellement une énorme histoire. « Mais mon père ne fut pas fâché du tout, commente Adrienne. Il m’expliqua que j’avais eu bien tort, tout en ayant absolument raison ». Ce ne fut d’ailleurs pas la seule fois qu’une histoire semblable arriva à Adrienne.

 

Quand la mère d’Adrienne lui annonça annonça qu’un petit frère ou une petite sœur s’annonçait pour le printemps, le soir dans son lit Adrienne n’arrêta pas de prier. « J’étais si heureuse que je priais sans paroles, toute en bonheur ; mes mots n’auraient pas suffi pour remercier le Bon Dieu ».

 

L’année de la naissance du petit frère, Théodore (1913), après les vacances à la Waldau, Adrienne alla trouver son père dans son cabinet de consultation pour lui demander de l’inscrire au lycée pour le printemps suivant puisqu’elle voulait devenir médecin. « Je ne me souviens plus de ce que dit mon père ; je sais qu’il était grave ; il me promit de réfléchir à la chose ». Il s’avéra bien vite que la mère d’Adrienne ne voyait pas ce projet d’un bon œil. « Elle n’avait pas envie de me voir dans un lycée créé pour les garçons et qui admettait quelques filles, un peu comme une faveur. L’idée que sa fille puisse vouloir faire médecine lui apparaissait prématurée et un peu fantasque. Elle dit : Laide comme tu es, tu ne te marieras sans doute jamais, il faudra probablement que tu gagnes ta vie toi-même ; tu pourrais devenir institutrice, cela te permettrait de rester encore deux ans au collège primaire et ensuite tu serais à l’école supérieure des jeunes filles ». Mais ce petit discours répété maintes fois ne changea rien à la conviction d’Adrienne : « Mon chemin à moi était tracé, je serai médecin… Le choix était fait depuis longtemps ».

 

A la maison, à l’école, la vie continuait comme d’habitude. Mais Adrienne avait souvent mal au dos depuis longtemps, elle avait parfois de la peine à se traîner, elle devait faire de la chaise longue ou rester couchée. Un jour « la radiographie révéla que trois vertèbres avaient été atteintes par une spondylite lente ». Obligée au repos, elle avait beaucoup de temps libre. Les devoirs de l’école étaient trop faciles pour elle, elle les expédiait rapidement et il lui restait beaucoup de temps pour lire et aussi pour travailler pour les pauvres. « Je ne sais combien de chemises et de jupes j’ai cousues et festonnées, ni combien de bas j’ai tricotés ».

 

Quand elle eut la permission de se promener un peu, elle en profita pour errer un peu dans les quartiers pauvres… « Je rêvais à ma profession. Je serai médecin de pauvres… Quelquefois je priais un peu en me promenant, mais au bout d’un ‘Notre Père’ je ne savais plus rien ; alors je prenais un verset de la Bible avec moi, un peu comme un compagnon, je le répétais tout bas, m’attardant à chaque mot ». Un jour elle vit un homme tout seul devant une porte fermée ; il disait en criant : Nom de Dieu de nom de Dieu de nom de Dieu ! Elle s’approcha tout doucement, lui prit la main et dit : « Il ne faut pas faire ainsi de la peine au Bon Dieu ». Il sentait le vin ou quelque chose de plus fort. L’homme la regarda et lui dit : « Mais tu es la petite au docteur, rentre chez toi et dis à ton papa qu’il ne faut pas qu’on te laisse aller dans le quartier des ivrognes ». Finalement, elle partit, elle était triste ; il fallait qu’elle devienne médecin des ivrognes.

 

En février 1914, une étudiante en médecine est invitée un jour pour le dîner. De la conversation entre le père d’Adrienne et la jeune fille « blonde et élégante », Adrienne ne perdit pas une miette. Elle comprit alors que la médecine était une science vivante, ce qui déjà à cette époque, voulait dire pour elle, bien que confusément encore : « En Dieu, vivante en Dieu ; car je ne concevais pas de vie possible en dehors de lui ».

 

11. L'opération à Bâle

Depuis un certain déjà Adrienne devait être opérée d'une appendicite. La veille du départ pour l'hôpital, à Bâle, son père l'emmène faire une promenade, elle toute seule. "Quand je me promenais avec mon père, je lui donnais souvent la main. Il me semblait qu'il n'y avait pas de bonheur plus parfait que de marcher à côté de papa, la main dans la sienne". Et le papa explique à sa fille que toute opération comporte un risque : elle peut entraîner un accident mortel. Cette opération était vivement conseillée par le chirurgien, le papa en avait accepté la responsabilité. Mais il avait voulu prévenir sa fille, elle devait réfléchir avec lui et donner elle-même son accord. Adrienne est toute heureuse : son père lui parle comme si elle était une grande personne, et elle répond : "Si le professeur de Quervain et toi, vous êtes d'accord, c'est donc suffisant".

 

Mais le papa insistait, il voulait qu'elle sache quelque chose de la mort : "Tu pourrais mourir, nous n'aurions plus qu'une seule petite fille". Adrienne : "Mais papa, j'aimerais mourir !". Son père la regarda d'une façon étrange et dit : "Es-tu vraiment malheureuse ?" - "Mais non, bien sûr, j’étais heureuse, de toute mon âme heureuse, mais évidemment je serais encore bien plus heureuse au ciel, et j'avais vraiment envie de mourir, et aussi un tout petit peu envie de vivre". L'opération fut décidée. Willy, le petit frère, devait aussi se faire opérer (de la jambe) ; frère et sœur furent logés dans la même chambre à l'hôpital.

 

Deux passages au moins des « Propos d’Adrienne sur elle-même » concernent ce qu’elle pensait de la mort. D’abord une note de janvier 1911 : « Je n’ai jamais connu la peur de la mort. Petite fille, j’ai souvent été proche de la mort, mais de cela je ne me souviens pas. Le plus ancien de mes souvenirs est que le 1er janvier 1911, je suis passée sous une voiture à cheval, cela a fait toute une histoire, et les gens croyaient que j’étais morte… Comme ils disaient que j’aurais pu mourir, cela ne m’était pas du tout désagréable ; au contraire, ç’aurait été vraiment bien » (P 103). Puis une note de l’été 1918 quand Adrienne (16 ans) était hospitalisée pour sa tuberculose : « A Langenbruck, on me dit pour la première fois que ma propre mort était imminente. Au début, j’étais très étonnée que la question puisse se poser pour soi-même. Le médecin disait : « Au printemps, tu ne seras plus là »… La parole du médecin, je la prenais complètement au sérieux, je considérais comme impossible qu’il puisse se tromper. Je ne ressentais pas d’angoisse particulière devant le moment du passage. Je n’eus jamais non plus la moindre peur de l’enfer, bien que j’y aie tours cru, et m’en soit faite une forte représentation... L’enfer était pour moi la punition horrible qui défend de voir Dieu. La mort me paraissait au contraire comme le passage en classe supérieure à l’école : on y apprendra certainement quelque chose de nouveau et de passionnant… La nouveauté après la mort, je ne la voyais que positivement. « Il va sûrement y avoir quelque chose de sensationnel ! » (P 104-105).

 

Pendant la convalescence à l'hôpital, Adrienne trouva le moyen de renvoyer prestement le pasteur qui était venue lui rendre visite et qui au premier coup d’œil lui avait déplu : "Moi, je ne suis pas protestante, il ne faut pas vous occuper de moi, et d'ailleurs c'est le moment où je suis obligée de dormir un peu". Et dignement, elle se retourna dans son lit, le visage contre le mur. La maman fut évidemment mise au courant...

 

Un dimanche matin, le père vient à Bâle rechercher Adrienne. Willy et sa mère restaient encore à l’hôpital. Adrienne fit une promenade avec son père et c'est alors qu'il lui annonça qu'elle pourrait commencer le lycée (le gymnase, dit-on en Suisse), mais il fallait encore qu'elle prenne quinze jours de convalescence à la Waldau. Adrienne et son père retournèrent à l'hôpital pour prendre congé de la mère et de Willy, et "c'est je crois la première fois qu'elle dit à papa devant moi, avec un mécontentement réel : cette enfant finira par devenir catholique, tu verras". Puis avec une sorte de logique elle avait ajouté : "Elle fait vraiment assez de sottises pour avoir besoin de se confesser".

 

Dans le train, Adrienne demande à son père : "On peut devenir catholique ? - Oui, dit papa, on peut. - Qu'est-ce que c'est se confesser ? - C'est dire ses péchés. - Oui, je sais bien, mais encore, pourquoi est-ce que j'ai besoin de me confesser ? - Papa ne savait pas, moi non plus. Mais de ce moment, il me resta qu'il y avait des gens qui avaient besoin de se confesser. Le catholicisme répondait-il en cela à un besoin ?"

 

Pour un bilan de cette enfance

1. Adrienne est une fille très éveillée et audacieuse comme pas une. Un vrai garçon manqué. Ce qui explique peut-être que la sœur aînée Hélène était la préférée de sa mère : une petite fille modèle comparée à cette imprévisible Adrienne ! Adrienne sentait cela très fort. C'est peut-être la raison pour laquelle, à l'école, elle n'aimait pas être la préférée d'une maîtresse. Elle devait sentir là-dessous une certaine injustice. Elle ne supporte pas une injustice faite à quelqu’un. C'est une fille pleine de vie, manifestant très vite une certaine force de caractère.

 

2. Toute petite, elle ressent le désir de devenir médecin, comme son père. Aider les autres dans leurs souffrances. Mais elle souhaitait quelque chose de plus. Non seulement aider les autres, les soigner, mais aussi, si c'était possible, porter quelque chose de leurs souffrances à leur place.

 

3. Un sens de Dieu très averti pour son âge. La grand-mère des Tilleuls y est peut-être pour quelque chose. Mais aussi cet ange mystérieux dont la présence paraît toute naturelle à l'enfant. Et puis la rencontre avec "l'homme" : cette rencontre a un rapport avec la prière. Ignace jouera plus tard un grand rôle dans la vie d'Adrienne. Elle éprouve aussi un sentiment d'insatisfaction dans la religion qu'on lui enseigne. Souvent déjà elle pose des questions sur le catholicisme : à des enfants, à l'occasion aussi à des adultes, espérant toujours une réponse plus satisfaisante. Elle prie toute seule, parfois sans paroles, comme le faisait sa grand-mère. 

Dans les « Propos d’Adrienne sur elle-même », on peut relever aussi cette note sur son sens de Dieu : « Enfant, j’avais une inquiétude particulière : que l’on puisse entre deux prières s’éloigner de Dieu. Bien sûr que l’on peut, en reprenant la prière, remettre droit ce qui était parti de travers. Mais l’enfant ne devrait pas pour autant faire une telle confiance à la prière qu’il se sent libre dans l’intervalle et s’éloigne volontairement de Dieu, avec l’idée qu’il pourra bien revenir vers lui dans la prière » (P 108).

 

4. Elle aimait beaucoup le cantique de l'école du dimanche: "Entends-tu l'appel du Maître ?". Elle voulait se donner à Dieu. Se donner à Dieu, cela voulait dire pour elle, être missionnaire, tout en étant aussi médecin.

 

Tous les détails rapportés dans les deux autobiographies d'Adrienne n'ont pas été reproduits ici. A surtout été retenu ce qui est significatif pour l’avenir. L'essentiel provient des Fragments autobiographiques, p. 13-71 et de Geheimnis der Jugend, p. 13-28.


 

II . Les années de lycée (1914-1918)

 

1. La première année

Les trois premières années de lycée étaient appelées progymnase à La-Chaux-de-Fonds. Il y avait dans la classe d'Adrienne cinquante garçons et six filles. Adrienne arrive quinze jours après la rentrée des classes. Elle a donc du retard. A la première récréation, elle demande à une fille de lui apprendre vite ce qu'ils avaient fait pendant les deux premières semaines. Aussitôt un garçon Charles Wolf (+ 1964, qui deviendra chirurgien-chef des hôpitaux publics de La Chaux-de-Fonds et Le Locle) vient dire à Adrienne : "Avec les filles tu n'apprendras rien ; si tu veux, je te montrerai". Il lui montra si bien qu'à la fin de la première semaine il y eut des travaux écrits en allemand et en latin, et elle a eu la première note dans les deux branches.

 

"Il me semblait que tout était fabuleusement intéressant". Elle aimait tout particulièrement trois branches : le latin, le français et les mathématiques. "J'avais une vraie joie, presque une fièvre d'apprendre. Je commençai aussi à lire beaucoup et ce fut de nouveau Charles qui m'aida à faire un choix de lectures. Il lisait énormément et me passait ce qui lui semblait me convenir". Charles et Charles-Henri (Charles-Henri Barbier, qui devint directeur des VSK) étaient très amis ; avec Adrienne, ils étaient les trois meilleurs élèves. "Charles-Henri était toujours troisième, tandis que Charles et moi nous alternions assez régulièrement comme premier et deuxième" (F 72-79). "C'est ennuyeux, les autres aimeraient bien aussi être un jour les premiers. Alors souvent,pour Charles et Charles-Henri, j'ai fait exprès une faute dans la dictée... L'ambition, ce n'est quand même pas sympathique !" (G 15).

 

Les trois discutaient beaucoup entre eux. Adrienne eut un jour un doute et une véritable inquiétude : "Que faisait le bon Dieu dans tout ça ?" Charles-Henri lui expliqua bien vite et très gentiment que le Bon Dieu était un dévoreur d'énergies d'une part et d'autre part remplaçait pour les imbéciles le raisonnement qui leur faisait défaut. Adrienne en est presque suffoquée, mais tout de suite elle en prit son parti : elle serait du côté des imbéciles. "Charles-Henri fut très gentil et me dit qu'il me laisserait mon Bon Dieu sans me compter pour cela parmi les imbéciles", vu que le rang d'Adrienne en classe pouvait lui servir de certitude qu'elle n'était pas une imbécile. "Charles-Henri me laissait le Bon Dieu à cause de mes bonnes notes, ou plus exactement mes bonnes notes l'empêchaient de voir en moi une imbécile. C'était horriblement troublant... Et subitement je me sentis responsable, il me fallait apprendre à défendre Dieu".

 

"Je passais toutes les récréations avec les garçons, mais rentrais à la maison seule ou avec des filles, parce que maman n'aimait pas que je sois avec des garçons, mais je trouvais leur compagnie infiniment préférable, ce qui ne m'empêchait pas de faire des sottises avec les filles" (F 72-79).

 

2. Une randonnée dans les Alpes

Les premières vacances d'été arrivent. Le père emmène ses deux filles, Hélène et Adrienne, dans la montagne pour une course de plusieurs jours. Première nuit à l'hôtel. Avant de se coucher, Adrienne contemple la nuit du haut du balcon. "Le lac endormi et tout tranquille, avec de-ci de-là une petite lumière de pêcheur, me semblait d'une beauté étrangement nouvelle. Et ce collier de lumières au fond, qui montait bien haut et s'arrêtait brusquement quelque part sans qu'on sache pourquoi, me paraissait contraster avec la tranquillité du lac. Quelques étoiles au ciel se miraient dans le lac. Longtemps je regardai tout ce qui était si neuf pour moi, était en dehors de moi et me paraissait offert... A ce moment même, je sus d'une façon très sûre qu'il y aurait Dieu dans ma vie, toujours davantage, que ma joie était en lui, ne serait pas si lui n'était pas. Je m'agenouillai sur le balcon de pierre et remerciai Dieu de ce lac tranquille, de ces lumières sur la montagne, de cette joie profonde..."

 

Le lendemain soir, ils arrivent à l’hospice du Grimsel. Et là, avant de s'endormir, Adrienne goûte une fois encore le silence de la nuit. "Tout à coup je me dis que Dieu serait certainement plus facile à comprendre dans cette nuit et ce désert de neige... Depuis la conversation avec Charles-Henri, je sentais qu'il ne suffisait pas de dire : je crois en Dieu ; il fallait vraiment croire, défendre sa foi, aimer". Les longues courses continuèrent quelques jours (F 79-85).

 

3. Retour au lycée après les vacances

"Une fois par semaine, nous avions des leçons de religion. Ces leçons avaient un singulier caractère et je crois que c'est elles qui exaspérèrent mon malaise religieux... Je crois avoir eu déjà là une sorte de certitude absolue d'une route mal engagée". Chaque jour avant de se lever, Adrienne disait un Notre Père rapide et le soir encore une fois ; "ensuite je me taisais. Je pensais beaucoup à Dieu et à sa vérité ; j'étais très persuadée qu'il guidait nos vies, tout aussi persuadée qu'il attendait quelque chose de nous, mais j'ignorais la substance de ce quelque chose, en tous cas je savais que c’était autre chose" (F 90).

 

Les leçons de religion avait lieu entre onze heures et midi, c'est le pasteur Moll qui les assurait. Comme Adrienne avait toujours des questions à poser, il préféra finalement qu'Adrienne les lui posât en tête à tête et c'est ainsi qu'Adrienne prit l'habitude de rentrer chez elle avec le pasteur. "Il était toujours très gentil, mais jamais ses réponses ne me satisfaisaient. Nous parlions rarement de la Réforme, presque toujours de l’Évangile ; je prétendais toujours que les versets voulaient dire autre chose et surtout davantage que ce qu'il m’expliquait. Souvent il m'arrêtait en disant : Ça c'est catholique ; d'où donc tiens-tu cela ? Qui est-ce qui te monte pareillement la tête ? Alors je me défendais : je ne parlais à personne de mes préoccupations et je ne connaissais personne de catholique. D'ailleurs je ne crois pas du tout avoir eu à ce moment-là une attirance spéciale pour le catholicisme que je ne connaissais pas. Mais je lisais beaucoup dans la Bible, j'aimais le Bon Dieu et j'aurais voulu le servir, et je pensais que l’Évangile était un vrai chemin ; il me semblait que les pasteurs l'étriquaient" (F 91).

 

"J'ai demandé un jour au pasteur s'il n'était pas juste d'être catholique. Il a dit non. D'abord il m'a grondée.... Il se demandait si on ne devrait pas en parler avec mon père avant qu'il soit trop tard. Il craignait que si un jour je rencontrais un curé catholique convenable il puisse me faire virer de bord. Il disait que je réfléchissais toujours aux choses de telle sorte que cela devait aboutir au catholicisme. Il n'aimait pas ça. Moi, il m'aimait beaucoup, il pensait que j'étais quelque chose de spécial. Ils m'ont toujours beaucoup choyée. Il affirmait que si je devenais catholique je deviendrais une sainte et que ce serait tout à fait bête, car c'était une conséquence tout à fait fausse du catholicisme. On adore les saints et c'est tout à fait faux. Mais j'étais quelqu'un qu'on pourrait très bien adorer... J'ai trouvé ça extrêmement stupide" (G 20). Dans les « Propos d’Adrienne sur elle-même », réflexions sur la foi quand elle a douze ans environ : « Tout incite à chercher Dieu. Cette recherche est ce qui est neuf dans ma vie. Ce qui est clair, c’est que Dieu veut vivre avec nous dans l’unité. Mais il est clair aussi que nous devons entreprendre quelque chose pour que ce bonheur, cette harmonie, puissent s’établir. Nous tous : moi, toi, lui. Quelques-uns sont privilégiés : je fais partie des enfants à qui Dieu permet de penser beaucoup à lui. Si bien que le sens d’un devoir prend forme. Car si nous, à qui il est accordé de prier, ne prions pas pour les autres et ne les prenons pas avec nous, que pourraient alors faire ceux-ci, qui n’ont jamais entendu parler de lui, ne savent rien de lui ? Le sens de la responsabilité est éveillé » (P 118).

 

4. La deuxième année de lycée. Le pasteur Junod

"Nous avions changé de pasteur aux leçons de religion ; c'était maintenant Monsieur Junod qui nous les donnait... Monsieur Junod était mon ami de toujours... Il avait sept enfants dont trois fils". Le troisième suivait le même cours de religion qu'Adrienne. "C'est de lui que j'ai reçu mon premier billet doux. Il me le fit parvenir – il contenait une promesse de mariage sérieuse – pendant une leçon de son père. Je suffoquais presque d'indignation en le lisant ; pas à cause du mariage – pourquoi pas après tout ? -, mais bien parce qu'il me l'avait écrit pendant la religion qui était pour moi l'heure la plus belle de l'école ; et pourtant, je lus la lettre pendant cette même leçon et mon respect pour cette leçon ne me fit pas remettre à plus tard cette lecture intempestive" (F 98).

 

"Les enfants de Monsieur Junod étaient réputés à cause de leur manque évident de sagesse". Un jour Mr Junod fit venir Adrienne chez lui, "dans un petit cabinet de travail avec un grand pupitre". Elle demanda à Monsieur Junod s'il ne serait pas de beaucoup préférable que les pasteurs ne se marient pas. Il me dit avec une certaine gravité que, dans son cas, cela aurait été mieux, parce qu'il avait trop de soucis avec toute sa famille si turbulente, mais que d'autres pasteurs qui n'avaient point ou peu d'enfants étaient très heureux une fois mariés". Adrienne insista : "Mais les curés ne se marient pas. Il répondit : Non, mais ils pèchent. Cela je ne le compris pas du tout. D'abord : 'Nous sommes tous pécheurs'. Lui : 'Évidemment, mais les curés pèchent avec des femmes, et cela est très mauvais'. Je renonçai à comprendre, mais vraiment, je ne crus pas que le célibat des curés équivalait à un péché, quel qu'il soit. Au fond de mon cœur, et malgré Monsieur Junod, je restai dès lors persuadée que le célibat des prêtres était absolument justifié" (F 99-100).

 

Un jour, au cours de religion, Adrienne a proposé d'étudier toute une année les différentes religions. "Alors ils ont dit : Ce serait le bouquet ! On ne l'a pas fait". Puis elle a fait un jour une rédaction dont le titre était "Les préjugés". Pourquoi les préjugés ? "Parce qu'on ne veut pas nous parler des autres religions pour que nous restions avec des œillères. Les œillères, c'est tout ce qu'ils laissent de côté dans l'Ecriture. Ça a fait un méchant raffut" (G 21). "On a le sentiment que quelque chose est étouffé par des paroles. Ils disent : Rome est une ville maudite. Les curés catholiques mentent pour que Rome conserve son prestige. On bute là-dessus et on pense : si Dieu veut que je sois libre et que je ne dépende que de lui, il y a ici quelque chose qui ne va pas... Il ne peut quand même pas vouloir qu'on croie simplement ce que Mr Junod nous raconte mais ce que Dieu dit. Je suis tombée dans une fausse dépendance.. Nous sommes devenus dépendants de ce qu'ils nous disent... Quand le maître nous dit : rosa, rosae, etc., je crois ce qu'il dit, mais je peux contrôler dans le livre. Il est vrai que la grammaire aussi pourrait être fausse... Mais si je recherchais dans les vieux livres, je verrais finalement que rosa veut vraiment dire rose. Et maintenant on nous a appris à croire ce qu'on nous dit. Et il y a des cas où c'est juste, on peut contrôler. Quand par contre le pasteur dit : C'est comme ça, il ne me donne pas la possibilité de contrôler. Et on nous force à croire ce que croient les gens et non ce que Dieu dit... (G 26-27). Les jugements des autres me sont imposés et, si je les accepte, ce sont des préjugés qui sont faits chez les autres à l'avance. Et je n'ai pas le droit d'en dire quelque chose. Mais on pourrait un jour éclaircir la chose. Et ils doivent seulement voir qu'ils ne peuvent pas m'en faire accroire... Je dois simplement dire tout cela un jour à Mr Junod. Cela ne lui fera pas beaucoup plaisir... Je fais de longues, longues prières où je demande au Seigneur de m'envoyer la solution.". Les autres ont pensé qu'elle n'avait pas écrit ça elle-même. "Je l'ai montré à papa. Il n'en a pas été très heureux. Il a dit qu'il y avait là-dedans beaucoup de choses qui étaient tout à fait catholiques. Et Mr Junod l'a dit aussi : Le catholicisme vu par les lunettes bleues d'une petite fille de treize ans... Mr Junod n'a pas été heureux du tout quand je lui ai dit : Je veux aller dans les missions comme jésuite. Il a dit : Si tu veux aller dans les missions, que ce soit comme médecin" (G 21).

 

Adrienne continuait à aller à l'école du dimanche, mais aussi au catéchisme au temple. "Entre deux il y aurait encore eu le temps d'aller à l'église, mais ma mère détestait que j'y aille, craignant l'exagération" (F 91-92). Sa mère lui demanda un jour à brûle-pourpoint à quoi elle pensait, Adrienne répondit : Au Bon Dieu. "Et maman déclara que c'était idiot, que cela ne tenait pas debout" (F 95).

 

A la fin de cette deuxième année de lycée, "Madame von Speyr, inquiète de voir sa fille sans cesse avec des garçons, estimant par ailleurs que la profession de médecin ne convient pas aux femmes, parvient à retirer Adrienne du lycée" (A 18). Monsieur von Speyr ne fut pas très content de cette décision mais il promit à Adrienne de ne pas la laisser à l'école des filles si elle y était malheureuse (F 107).

 

5. L'école supérieure de jeunes filles. Madeleine (1916)

Au printemps 1916 Adrienne entre donc à l'école supérieure des jeunes filles. Elle y retrouve Madeleine Gallet, une cousine un peu éloignée, avec qui elle ne se sentait pas a priori d'atomes crochus. Et c'est cette Madeleine qui dit à Adrienne pendant une récréation dès la fin de la première semaine :"Il faudrait convertir Madeleine Junod". C’était la fille du pasteur qu'Adrienne aimait tant, mais la fille ne faisait guère honneur à son père... Adrienne trouva tout à fait lumineuse l'idée de sa cousine, et ce fut entre elles le commencement d'une très grande amitié. Quelque chose alors changea chez Adrienne. "Jusqu'à présent, je m'étais beaucoup occupée du Bon Dieu et de la vérité ; je cherchais, je priais, mais je ne me sentais pas responsable des autres. J'avais beaucoup aimé mes maîtres et mes camarades du lycée, mais jamais il ne me serait venu à l'esprit de les convertir, de les amener à changer d'opinion, de les rapprocher vraiment de Dieu. Je priais cependant pour eux, mais en quelque sorte sans intention". Madeleine devint donc la grande amie d'Adrienne, "l'intime, celle à qui l'on peut tout dire et qui sait aussi tout dire".

 

Durant l'hiver 1916-1917, le père d'Adrienne, revenant de l'hôpital en pleine nuit, la surprend en chemise de nuit, grelottante, travaillant à un exercice de grec. Il n'eut pas besoin de poser beaucoup de questions, il lui fit rapidement réciter quelques verbes, décliner quelques mots et tout de suite il la félicita : C'est du bon travail. Le lendemain, son père l'envoya chez le maître de grec pour six leçons particulières ; le maître lui dit ensuite qu'elle était maintenant apte à reprendre la même classe que ses camarades à la prochaine rentrée au lycée (F 107-118).

 

6. Retour au lycée (printemps 1917)

"Un chahut énorme m'accueillit dans mon ancienne classe. J'étais maintenant la seule fille et comme il y avait vingt garçons nous ne manquions jamais de dire que nous étions vingt-et-une" (F 118-119).

"En religion, nous avions de nouveau mon cher pasteur Junod". Un autre pasteur, le pasteur Luginbühl expliqua un jour que pour faire de la place pour une nouvelle vie, il fallait demander pardon à tous ceux que l'on avait offensés. "J'ai commencé par maman. Mais là tout est allé de travers. Papa a dit que ce n'était rien. Hélène non plus ne fut pas de bonne humeur, elle trouva que j'étais encore une fois un peu toquée. Elle dit aussi : Au lit, j'ai toujours les mains sous le drap et je fais ce que font les catholiques, quelque chose de tout à fait déréglé. Mais je ne sais pas ce qu'elle veut dire... Et puis je voulais aussi demander pardon à tous à l'école. Le lundi après-midi, au dessin. Ailleurs on n'aurait pas bien pu le faire. Je suis donc allée de l'un à l'autre et j'ai dit : Si j'ai fait quelque chose qui t'a blessé, je le regrette". Caldé, un catholique (André Caldelari, futur jésuite de la province de Lyon), a dit : "On fait cela quand on se confesse. Non, non, je ne dois pas faire ça, ça regarde le confessionnal". Ce qu'elle entend au lycée au sujet des catholiques, c'est qu'ils n'ont "pas le droit de tout comprendre, c'est pour cela que c'est en latin chez eux. C'est ce que disent beaucoup. Le pasteur aussi l'a dit. Je l'ai cru et je ne l'ai pas cru" (G 22-23).

 

Sa famille lui fait une petite fête pour ses quinze ans. Elle espérait fort le cadeau d'un vélo, qui ne vint pas. "Lorsque je fus au lit je fis, je crois, mon premier examen de conscience. Je tenais trop aux biens de ce monde puisque j'avais été désolée de ne pas avoir de vélo ; et puis je ne savais encore trop que faire de ma vie ; je voulais devenir médecin, c'était entendu, mais encore ? Faudrait-il devenir médecin sans savoir la vérité au sujet du Bon Dieu ? Tout à coup, je me relevai, je m'agenouillai au bord de mon lit – ce que je n'avais, je crois, encore jamais fait - et je priai longtemps, longtemps, sans paroles" (F 126).

 

7. La vision de Marie (novembre 1917)

"Dans ce même mois de novembre 1917, un matin de très bonne heure, il faisait à peine jour, je me réveillai à cause d'une lumière dorée qui remplissait toute la paroi en haut de mon lit et je vis comme en un tableau la Sainte Vierge, entourée de plusieurs personnages (qui étaient un peu en retrait, tandis qu'elle était tout à fait devant) et de quelques anges, dont les uns étaient aussi grands qu'elle, tandis que d'autres étaient comme de petits enfants. C'était comme un tableau et pourtant la Sainte Vierge était vivante, dans le ciel, et les anges changeaient de place. Cela dura, je crois, très longtemps. Je regardais, comme dans une prière sans paroles et j'étais émerveillée ; je n'avais jamais rien vu d'aussi beau. Au commencement toute la lumière était comme de l'or très vif ; elle pâlit peu à peu, et tandis qu'elle pâlissait, le visage et les mains de la Sainte Vierge gagnaient en vie et en netteté. Je ne fus pas le moins du monde effrayée, mais remplie d'une joie nouvelle, intense et très douce. Pas un instant je n'eus l'impression de quelque chose d'irréel, et il ne me vint pas à l'esprit que j'eusse pu être le jouet d'une erreur quelconque.

 

Si je me souviens bien, je n'en ai dit qu'un mot à Madeleine, relatant le fait comme quelque chose de tout à fait naturel et Mad dit seulement : J'aurais bien aimé la voir aussi. Nous n'en parlâmes plus jamais. Le souvenir de cette apparition resta très net en moi ; longtemps il m'accompagna comme un secret merveilleux ; je possédais en quelque sorte un refuge. Plus tard, j'aurais aimé en parler à quelqu'un ; il me vint une ou deux fois la tentation d'aller trouver un prêtre et de lui en parler ; je n'en connaissais pas. Jamais je ne pensai en parler à un pasteur protestant, bien que je ne croie pas le moins du monde avoir su d'une manière quelconque à ce moment-là qu'il me fallait devenir catholique. J'eus dès lors une sorte de tendresse lointaine pour la Sainte Vierge ; je savais qu'il fallait l'aimer, mais cela n'a jamais été en soi le sujet d'une inquiétude véritable. Cependant, dès que mon instruction religieuse catholique commença véritablement, j'en parlai au prêtre qui s'occupait de moi, sachant qu'il fallait le faire.

 

Quand la Sainte Vierge disparut, je m'agenouillai au bord de mon lit, ainsi que j'avais pris l'habitude de le faire depuis mon anniversaire et je pense que je priai jusqu'au moment d'aller à l'école" (F 127).

 

Même remarque que pour le récit de la rencontre avec saint Ignace, ci-dessus. Le récit de la vision de Marie a été rédigé par Adrienne en français, il a été traduit pour l'édition allemande des Fragments autobiographiques : Aus meinem Leben. Ce texte allemand a été retraduit en français, et c'est lui qui figure vraisemblablement dans le livre de Hans Urs von Balthasar, Adrienne von Speyr et sa mission théologique, p. 391-392. D'où les nombreuses variantes d'avec le texte reproduit ci-dessus).

 

C'est sans doute après cette vison de Marie qu'il faut situer cette prière d'Adrienne : "Seigneur Jésus, je te remercie pour cette journée. Je te remercie pour tout ce que tu as fait, pour moi et pour tous ceux que j'aime, et je te demande de permettre que tous ceux que j'aime soient aussi ceux que tu aimes, c'est-à-dire tout le monde. Je te demande de me prendre toujours plus, de m'apprendre à faire ta volonté, et à mettre entre tes mains tout ce que je suis et deviendrai. Je te demande de bénir ma famille, que je sois bonne avec maman, de bénir tous les copains, de bénir les maîtres et tous ceux qui ont du mal à comprendre, comme moi, et qu'ils arrivent quand même par ta grâce à mieux te comprendre jusqu'au jour où au ciel ils te comprendront totalement... Sois avec tous les pauvres, avec tous ceux qui souffrent, mais surtout avec ceux qui ne comprennent pas. Je te prie pour cela et je te demande aussi de bénir la Sainte Vierge. Amen" (G 28-29).

 

8. La mort de monsieur von Speyr (9 février 1918)

A Noël 1917, Adrienne avait reçu un livre qu'elle désirait lire depuis longtemps : Docteur Germaine de Noëlle Roger. Le soir, dans sa chambre, Adrienne se mit à le dévorer. "C'était l'histoire d'une femme médecin prise entre son métier infiniment aimé et les exigences de sa vie de femme mariée ; elle renonça finalement à sa profession pour se vouer entièrement à sa famille. Pas question de Dieu dans ce livre. Et pourtant il était passionnant ; il me semblait qu'il dessinait les problèmes de ma vie. Mais je n'arrivais pas à me représenter qu'un jour j'ouvrirais la porte d'une salle d'attente et verrais des femmes demandant vraiment de l'aide et qu'il faudrait savoir la leur donner. J'ai lu ce livre – en soi vraiment médiocre – plusieurs fois de suite, lui trouvant toujours de nouveaux aspects. Il me paraissait surprenant que justement une femme médecin se passe de Dieu ; cela augmentait ma perplexité" (F 128).

 

Après le nouvel an, Adrienne accompagne parfois son père à la clinique et à l'hôpital. A l'hôpital, il permettait même à Adrienne de rester avec lui pendant la visite des salles d'enfants, Adrienne appréciait beaucoup cela. "Parfois il me donnait même une petite explication médicale, et une fois j’assistai à l'extraction d'un corps étranger par un grand aimant électrique. Après, sur le chemin du retour, nous parlâmes un peu du Bon Dieu, et mon père me dit qu'il n'avait encore jamais opéré un malade sans prier auparavant ; je ressentis presque un vertige lorsque mon père me dit cela, et pourtant je n'osai pas lui parler de la 'vérité', de cette sorte de persuasion que j'avais que Dieu était autre que nous ne pensions, infiniment plus grand et plus puissant".

 

Ce même soir, "je sus tout à coup, écrit Adrienne : bientôt mon père sera mort... Je fus très effrayée, mais je craignais d'effrayer aussi mon père en lui en parlant". Le lendemain, son père lui annonce qu'il a l'intention de quitter La Chaux-de-Fonds pour aller s'installer soit à Bâle où on avait peut-être l'intention de le nommer professeur, soit à Aarau. "Je ne pus alors m'empêcher de lui demander : Papa, crois-tu que cela en vaille encore la peine ? Et lorsqu'il questionnait : Comment la peine ? J'esquivai ma réponse plus précise et dis vaguement : La vie est si courte. Papa alors répliqua : Oui elle est courte, et j’aurai bientôt cinquante ans. J'aimerais retourner à Bâle, vivre parmi mes amis ; je n'ai pas de véritables amis ici".

 

Quelques jours après, Adrienne tomba malade et quand elle sortit pour la première fois, devant une longue rue toute droite, interminable, tout à coup elle comprit : "Dans toute cette longue rangée de maisons, il y avait un très grand nombre de gens, avec tous les soucis et toutes les joies de leur vie ; et pour tous ces gens, il n'y avait qu'un Dieu, un seul pour eux tous, avec une seule vérité et il offrait sa vérité à tous ceux qui priaient. Je n'oublierai jamais l’instant où je ressentis cela ; c'était en même temps une tristesse très subite de ne pas connaître cette vérité, et une grande promesse : le jour viendrait où je la connaîtrais... Tout en marchant, je ne cessais de prier pour tous ceux qui habitaient dans toutes ces maisons ; je demandais instamment à Dieu de leur faire connaître sa vérité seule et unique... Je ne pouvais presque plus supporter l'idée de la grandeur de Dieu" (F 130 -131).

 

Un soir très tard, monsieur von Speyr rentre de l'hôpital en ayant très mal à l'épaule gauche. Le lendemain, un vendredi, il est cloué au lit toute la journée. La nuit suivante, Adrienne est à genoux au bord de son lit pour prier. Le matin de bonne heure, elle n'y tient plus et se lève, s'installe à sa table à écrire, mais il lui est impossible de travailler et c'est comme si elle ne pouvait pas prier. "Je répétais seulement : Mon Dieu, mon Dieu". A sept heures, Adrienne va à la cuisine ; sa mère lui dit seulement : Papa est très malade. Une minute après, la mère d'Adrienne revient : Papa vient de mourir. C'était le 9 février 1918. Madame von Speyr n'avait pas eu le courage de le dire tout de suite à sa fille. Monsieur von Speyr était mort d'une perforation d'estomac, ce que découvrit une autopsie, mais le chirurgien venu la veille avait été très rassurant, "disant qu'il s'agissait probablement d'une pneumonie à son début, si douloureuse parce qu'elle était mal placée, emprisonnant un nerf"... Suivit l'enterrement qui sembla à Adrienne particulièrement triste (F 134-135). "J'ai perdu mon père. J'ai eu beaucoup de mal à continuer à vivre" (G 30).

 

"Pendant les semaines qui suivirent je continuai... à ne rien comprendre... Il y avait cette mort incompréhensible de mon père, et son enterrement m'avait paru sans espoir ; et il y avait, derrière le ciel morne de la fin de l'hiver, ce Bon Dieu auquel mon père avait cru, et qui était tout autre que nous ne le pensions ; et souvent, comme un espoir persistant, le souvenir de la Sainte Vierge. La Sainte Vierge était catholique, je le savais ; est-ce qu'elle appartenait seulement aux catholiques ?" (F 136-137).

 

Madeleine, la grande amie, accompagne le plus possible Adrienne ; elles échafaudent des projets. Un jour Adrienne est surprise d'entendre Madeleine lui dire : Tu devrais faire de sérieuses études de théologie. La première réaction d'Adrienne est négative, mais le soir, dans son lit, elle retourne la question dans tous les sens. "Ce serait alors les missions : médecine et théologie... La théologie aurait du bon ; on comprendrait mieux le Bon Dieu et le sens de la vie. Et cependant il y avait un tas de mais" (F 137).

 

Après la mort de monsieur von Speyr, la famille dut quitter la grande maison et s'installer dans un appartement de trois pièces, toujours à La Chaux-de-Fonds. "Le premier avril nous quittâmes notre demeure, et nos bonnes. Et pour la première fois de ma vie, je sus ce que travailler veut dire : le temps des promenades était fini. Je faisais le ménage entièrement : cuisine, vaisselle, commissions, balayages. Et l'école recommença" (F 137-138).

 

Pour un bilan des années de lycée

1. Au lycée, Adrienne est une bonne élève. Elle se trouve dans une classe à majorité de garçons, et avec l'un deux elle occupe la tête de la classe, du moins au cours de la première année ; il n'est rien dit à ce sujet pour les années suivantes. Elle discute beaucoup avec les garçons. Elle manifeste une facilité de contact avec tout le monde, entre autres avec les pasteurs et elle peut leur exprimer à l'occasion son désaccord. Et puis à quatorze ans, elle découvre l'amitié : avec Madeleine.

 

2. Elle veut toujours devenir médecin. Elle relit plusieurs fois le livre d'une femme mariée qui était médecin. Mais il y a une question : apprendre à mieux connaître Dieu avant de devenir médecin ?

 

3. Dieu. Au lycée, elle découvre qu'il y a des garçons qui ne croient pas. Il faut donc qu'elle apprenne à défendre Dieu. Elle commence alors à se sentir responsable des autres, c'est-à-dire de leur foi. Dans une longue rue, remplie de maisons, elle prie pour tous les gens qui habitent ces maisons. Elle sait qu'il y aura Dieu dans sa vie, et toujours davantage. Elle aime Dieu, elle pense beaucoup à lui, elle voudrait comprendre Dieu, savoir la vérité au sujet de Dieu. Elle ne peut presque plus supporter l'idée de la grandeur de Dieu. Dieu est tout autre que nous ne le pensons. Elle trouve que les pasteurs s'en font une idée trop étriquée, et elle le leur dit. Elle prie, longtemps parfois, souvent sans paroles. Mais on a ici quand même d'elle une très belle prière, qu'il faut sans doute situer quelque temps après sa vision de Marie. Les pasteurs, et son père également, se demandent d'où viennent à Adrienne des idées qui semblent parfois tout à fait catholiques. Comment expliquer cette présence si forte de Dieu dans la vie d'Adrienne ?

 

4. Et puis cette vision de la Vierge. Pourquoi cette apparition à une jeune protestante de dix-sept ans ? Elle-même ne comprend pas. Mais cela la remplit de bonheur. Elle n'en parle à personne sauf à son amie Madeleine, une fois, brièvement. Adrienne garde un souvenir vivant de cette vision : c'était comme un secret merveilleux. Marie sera très présente dans la vie d'Adrienne après 1940.

 

Tous les détails rapportés dans les deux autobiographies d'Adrienne n'ont pas été reproduits ici. L'essentiel provient des Fragments autobiographiques, p. 72-138 et de Geheimnis der Jugend, p. 20-29.


 

III . Entre les mains des médecins (1918-1921)

 

1. Les débuts de la maladie

A la rentrée des classes, madame von Speyr estima que le lycée était désormais un luxe déplacé. Adrienne commença à suivre des cours à l'école de jeunes filles, des cours commerciaux de sténo, de dactylo et de comptabilité. "J'avais un programme effarant, et un ménage entier sur les bras". Comme c'était trop, sa mère lui dit : "C'est bien, alors fais l'école de commerce, mais il faut que tu gagnes bientôt ta vie". Adrienne avait quinze ans et demi. Le soir, elle faisait ses devoirs jusqu'à très tard et ensuite elle se levait à quatre heures du matin.

 

Un samedi, sa mère part avec le petit frère pour quelque temps. Adrienne va alors loger chez une tante qui tout de suite met Adrienne au lit et fait appeler le médecin qui ordonne un repos complet. On fait des radiographies et on institue un programme : le médecin permettait deux heures d'école par jour ; à côté de cela, autant de repos et de chaise longue que possible. A l'école tout le monde était très gentil ; les maîtres lui disaient : Soignez-vous bien, c’était de la folie d'avoir tant voulu travailler.

 

"Un jour maman revint, un peu comme un ouragan. Elle me laissa le choix : ou bien j'étais malade et je renonçais complètement et définitivement à l'école ; ou je n'étais pas malade, et alors je reprenais mon école et le ménage. Je n'eus évidemment aucune hésitation : je reprenais le travail. Cela dura très peu de temps, deux ou trois semaines au plus". Madame von Speyr repart avec le petit frère pour aller voir des amis à Bâle. Adrienne est installée "chez tante Annette". Un soir, elle se sent mal. "Le médecin constata que maintenant j'étais vraiment gravement malade ; la tuberculose pulmonaire qu'il avait soupçonnée quelques semaines auparavant était devenue manifeste des deux côtés. Je n’eus aucune idée de ce que cela voulait dire : je ne me levais plus, je dormais, et quand je ne dormais pas, j'étais fatiguée".

 

"Puis vint la décision : on m'expédiait à Langenbruck". Là, le médecin passait la voir plusieurs fois par jour. Un jour, elle dit au docteur : "Au printemps je ferai...". - "Au printemps, me dit-il, tu ne seras plus là". On avait averti Adrienne qu'elle serait couchée très longtemps. "Ce très longtemps ne durerait donc pas jusqu'au printemps. Je demandai : Quand donc pourrai-je me lever ? Il m'expliqua gentiment, mais avec une voix un peu rauque que, pour les jeunes filles malades des deux poumons, il n'y avait plus de printemps possible. Je compris très bien ; j'étais tout à fait d'accord. Et je pensais avec une joie nouvelle : il y aura papa et le Bon Dieu. Je passai le reste de l'après-midi à prier, peut-être pas tout le temps, mais beaucoup. J'offrais au Bon Dieu ma mort, puisqu'il n'avait peut-être pas besoin de cette vie. J’étais tout à fait rassurée, heureuse, tranquille. Je savais de nouveau très bien que le Bon Dieu était autre ; mais cela justement était très bien ainsi ; il expliquerait tout lui-même, et il montrerait".

 

Le lendemain, le médecin lui demande : "Je ne t'ai pas fait peur en te disant la vérité ?" Non, il ne lui avait pas fait peur. Puis les médecins et les cousins médecins prennent la décision d'envoyer Adrienne dans la haute montagne. Elle était restée trois mois à Langenbruck (juillet - septembre 1918). "J'avais été très seule à Langenbruck, mais pas malheureuse du tout : la vie avait été comme suspendue" (F 138-142).

 

2. Leysin (octobre 1918 – juillet 1920)

Adrienne arrive à Leysin au début octobre 1918. C'est une cousine, Charlotte Olivier, médecin tout comme son mari, qui l'y conduit. Ce sont ces cousins qui paieront le séjour à Leysin pour soulager madame von Speyr. A partir de Noël, elle commença à se lever un peu : une heure environ les jours où elle n'avait pas de fièvre. "Au fond de la vallée, on voyait le Rhône, et l'on voyait passer des trains : ces trains remplaçaient la longue route de Langenbruck et signifiaient la vie, la vraie vie. Ce que nous vivions ici était mis à part, presque en dehors du réel ; je le comprenais de plus en plus comme une préparation, mais une préparation à quoi ?".

 

A Noël, elle reçut d'innombrables paquets-cadeaux apportés par la poste. Elle mit du temps à tout déballer. "Mais le soir lorsque je me mis à prier, je compris d'abord une chose qui me remplit de reconnaissance : il me semblait que l'amour du prochain, dont j'avais fait une expérience passive, mais concluante, m'était devenu comme tangible. Dieu avait comme pris une forme nouvelle, il était le père de l'amour du prochain, mais toujours encore et davantage que jamais, il était un Dieu autre que le Dieu rétréci du protestantisme... Je ne crois pas que je pensai une seconde au catholicisme, mais je fis, presque inconsciemment cette promesse étrange qui, une fois faite, me remplit d'une certaine inquiétude confuse : je promis à Dieu de suivre le chemin qu'il me montrerait, de lui être obéissante. Puis j'eus un peu peur de mon audace et voulus limiter ma promesse au temps que je serais à Leysin ; mais au même moment, le mot 'rétréci' me revint à l'esprit et je dis au Bon Dieu que je lui répétais ma promesse et que je tâcherai de ne pas la rétrécir".

 

Peu de temps après Noël, Adrienne reçoit la visite d'une "jeune fille éclatante de santé", Jeanne Lacroix, qui était parisienne et alternait avec sa sœur Pauline pour soigner sa belle-sœur, malade dans une autre clinique. "Nous nous liâmes tout de suite d'amitié, d'une sorte d'amitié vraie, qui n'a pas besoin de beaucoup d'explications". Ces nouvelles amies étaient catholiques.

 

Un jour, la directrice de la pension vint annoncer à Adrienne qu'elle allait faire son instruction religieuse avec un pasteur français, Monsieur Monin, qui viendrait une fois par semaine à la clinique pour Adrienne et pour une autre jeune fille. "Justement, je n'avais pas la moindre envie de faire mon instruction religieuse... Monsieur Monin vint donc. Il était très doux et pas mal ennuyeux". Une fois encore pour Adrienne, tout lui semblait creux. "Dieu était autre... Jamais Monsieur Monin ne priait avec nous".

 

A cette époque, Adrienne était debout environ deux heures par jour. Une ancienne compagne du lycée, qui était au Chalet Espérance, une autre clinique, proposa à Adrienne d'aller là-bas chaque semaine faire une conférence : "Nous nous endormons toutes, nous avons besoin de vie". Adrienne ne put y aller chaque semaine à cause de rechutes fréquentes, mais elle elle y alla bien six à huit fois. Ses sujets devaient être assez étranges : Le droit à la pensée, Obéissance et liberté, La vérité et son dosage, L'expression de la vérité chez Dostoïevski, Raison d'être, etc. Il y avait là Louisa Jacques, elle avait vingt ans peut-être. Après la deuxième ou la troisième conférence, elle dit à Adrienne : Tu vas m'obliger à devenir catholique. Adrienne en ressent un choc... Un an plus tard, Louisa Jacques risqua vraiment l'aventure, elle devint catholique. En 1938, elle entra chez les clarisses à Jérusalem et y mourut, novice, d'une fièvre typhoïde ; se voyant atteinte, elle offrit sa vie pour la conversion des protestants.

 

Au printemps 1919, madame von Speyr rendit visite à sa fille. "Elle arriva au début de l'après-midi ; elle trouva l'atmosphère de la maison pénible. Elle lut toutes les lettres que j'avais laissées dans mon tiroir ; je me sentais horripilée. Puis elle me quitta avant le soir... Je n'étais pas malheureuse du tout. Je sentais très bien que cette maladie était un temps mis à part, une préparation, mais à quoi ? Puis j’eus une certitude : tout cela venait du Bon Dieu et allait à lui ; c'était vraiment un temps mis à part pour lui". Un jour, Pauline Lacroix lui dit : Si vous étiez catholique, il vous faudrait un très bon prêtre ; vous êtes faite pour l'obéissance. "Je n'y compris rien du tout, je ne songeais pas à la possibilité d'être catholique" (F 142-148).

 

Puis le pasteur décida qu’Adrienne ainsi que sa compagne seraient confirmées le 9 juillet. Il fallait pour cela faire une sorte d'examen par écrit. Il donna comme sujet : Le Christ, s'il revenait sur terre, que dirait-il de l'état actuel du monde et que dirait-il de moi ? "Grand Dieu, quel sujet ! Je trouve ça quand même débile. Parce que le Sauveur, comme je crois en lui et comme je le vois, je le vois tout autrement que le pasteur. Il fallait écrire huit pages, pas une de plus, pas une de moins. Je ne sais plus ce que j'écrivis". Dans Mystère de la jeunesse, on apprend qu'Adrienne écrivit au moins ceci : "Quand il me voit, il ne dit pas ce qu'il pense de moi. Cela, il ne me le dira qu'au ciel. S'il est l'amour, il me voit dans son amour et il me voit alors meilleure que je ne suis. Et cela, il ne me le dit pas... Et puis il attirerait certainement mon attention sur mes fautes, mais cela ne dit pas encore son opinion. Si je te dis : Ne fais pas toujours cette grimace avec ta bouche, cela ne veut pas dire que je ne t'aime pas et que je ne veux pas être avec toi". Adrienne posa aussi la question au Seigneur, en toute gravité : N'était-il pas comme elle d'avis qu'elle ne saurait être confirmée ? Elle croyait tout autrement que le pasteur, elle avait perdu toute certitude réelle, sauf bien entendu celle de l'existence d'un Dieu trinitaire, mais étrangement différent de celui que lui présentait l'instruction religieuse qu'on lui donnait. Finalement elle demandait à ne pas être confirmée à moins que le pasteur ne trouve bon de le faire sans son assentiment intime. "Il ne fut jamais question de nos compositions ; ce n'est que beaucoup plus tard que je l'appris : Monsieur Monin ne lut jamais nos idées sur ce que dirait le Christ". La confirmation eut lieu dans la maison de la famille de la compagne d'Adrienne, dans un grand salon. Adrienne ne ressentit que du vide, il lui semblait être devenue une automate (F 148-149 et G 34).

 

"En classe à Leysin, le pasteur disait que ce que Dieu a fait de plus horrible, c'était les jésuites. J'ai su que ce n'était pas vrai. Là-dessus j'ai fait une conférence sur le désir de la vérité et les jésuites. Dieu nous donne une vérité, et cette vérité a un désir. L'amour a toujours un désir. Si j'aime quelqu'un, je veux être avec lui. Si j'aime Dieu, je veux être avec Dieu. Je veux pouvoir exercer mon amour... Dieu me donne de l'amour et, dans l'amour qu'il me donne, il veut être avec moi. C'est une exigence de l'amour de Dieu. C'est le désir que l'amour me donne, le désir qu'a Dieu d'être avec moi. Et ensuite l'amour fait aussi naître mon désir d'être avec Dieu.... Tout ce que Dieu aime est comme du feu ; ce qui est tiède n'est pas de Dieu. On devait dire cela aussi quand même dans la conférence que le Christ vomit les tièdes... Et puis j'ai dit aussi que le Bon Dieu veut que nous devenions tous jésuites . Alors tous ont crié ! Mais j'ai dit : Jésuites veut dire amis de Jésus... Et finalement ils ont quand même compris quelque chose. Les plus intelligents du moins" (G 33-34).

 

"Le pasteur présente toujours le Bon Dieu d'une manière très petite. Il n'a rien à faire avec mon Bon Dieu" (G 34)... "Je suis quand même maintenant une grande jeune fille et pourtant je dois souvent pleurer le soir. Je n'ai presque plus la force de me défendre. Me défendre contre cette petitesse, contre cette caricature de Dieu". De temps en temps elle a l'impression que son péché - "car j'ai beaucoup de péchés" – est comme de la boue sur ses lunettes. "On ne voit pas à travers. J'ai l'impression que je ne vois plus le Bon Dieu et que lui non plus ne me voit plus. Car il voudrait quand même nous regarder dans les yeux, non ?... Et à part ça, je ne sais presque rien des catholiques. Mais il me semble beau qu'ils puissent de confesser." (G 36-37).

 

Pendant le deuxième hiver à Leysin, il y avait une Jeanne qui était gravement malade dans une maison proche de celle où logeait Adrienne. (Ce n'était pas Jeanne Lacroix, la catholique). Jeanne est devenue très sombre. "Elle est à la mort. C'est pourquoi les autres n'aiment plus aller la voir. Auparavant c'était amusant d'être avec elle. Maintenant c'est comme si elle avait un bonnet noir sur la tête. Elle trouve que c'est si dur de mourir. C'est une Française. Elle aime bien que j'aille la voir. Quand je me lève, je monte vite chaque jour auprès d'elle... Je dois la consoler comme si j’étais moi-même catholique. Ce n'est pas le moment de lui expliquer : 'Je ne crois pas ce que tu crois'. Mais je lui raconte une histoire sur le Bon Dieu et sur les saints et sur les anges... Jeanne est beaucoup plus âgée que moi, presque trente ans. Et puis je lui raconte toujours comment au ciel on se prépare à son arrivée, comment les jeunes se réjouissent qu'arrive à nouveau quelqu’un de jeune au lieu que ce soit toujours des grands-mères de quatre-vingts ans. Jeanne ne demande pas si je suis catholique... Je lui ai parlé aussi de la Mère de Dieu, mais je n'ai pas dit que je l'avais vue. Seulement un peu de l'amour de la Mère et comment elle est prête à parler de tout ce qui sur terre n'est pas résolu. Qu'ils est bon de savoir qu'au ciel il n'y a pas que des hommes : Dieu et l'Esprit et le Seigneur Jésus et des papes et des curés. C'est ainsi que je dois égayer un peu le tableau pour Jeanne. Mais maintenant elle doit descendre pour mourir. Elle a toujours prié avec joie et maintenant elle ne peut plus... Nous prions ensemble. Je dis aussi avec elle le Je vous salue Marie. Mais cela, je ne le fais que si elle le veut ; je ne m'impose pas. Et quand elle est trop faible, je dis en riant : je peux bien prier pour deux ; vous n'avez pas besoin alors de tant penser". Adrienne s'agenouille pour prier auprès de Jeanne. "Je lui tiens un peu la main, elle a la main toute moite à cause de la fièvre". Mais là, Adrienne a un problème de conscience. "Jeanne a une tuberculose sévère et alors elle tousse dans sa main et elle me donne sa main pour que je la tienne. Sœur Emilie a dit qu'on devait faire très attention ! Je lui ai donné la main malgré tout. Je pensais qu'on ne pouvait quand même pas le lui refuser... J'ai pris sa main dans mes deux mains et puis nous avons prié : Seigneur Jésus, voici Jeanne, Jeanne qui est si fatiguée, malade, et qui ne peut pas prier elle-même. Mais elle prie quand même ; son amie te dit tout ce qu'elle voudrait te dire. Donc elle te dit : Seigneur, tu m'attends au ciel, tu m'attends avec ta Mère, avec tous les saints, dans la belle lumière de Dieu, et chaque fois que tu me vois, tu es heureux parce que tu penses : ma chère Jeanne sera bientôt là. Elle est maintenant si fatiguée qu'elle ne peut plus être heureuse. C'est pourquoi je dis au ciel tout entier qu'il doit se réjouir pour elle et lui montrer beaucoup, beaucoup de joie même si elle ne la sent pas. Et puis tu sais sans doute, Seigneur, quand Jeanne est seule et un peu triste parce qu'il n'y a personne dans sa chambre et qu'elle a un peu peur, alors, tu sais, Seigneur, que Jeanne pense à toi ; elle se souvient de sa sainte première communion quand elle était petite, avec une petite couronne sur sa tête : quelle joie elle a eue parce que le Seigneur était venu dans son cœur et comment elle t'a dit : Maintenant je ne suis pas encore toujours avec toi, Seigneur, mais je me réjouis pour plus tard, pour le jour où je te connaîtrai mieux, et je me réjouis de ce que tu viendras un jour pour toujours dans mon cœur, dans le ciel avec ta maman et tous les saints et tous les anges. C'est pourquoi, je te prie, Seigneur, de regarder Jeanne comme si elle était cette petite fille qui est heureuse, et de la consoler et de lui donner ta joie et d'être toujours auprès d'elle même quand elle pense être seule et de lui mettre sur les lèvres le mot de tes amis : Amen. C'est comme ça que j'ai prié. Et elle s'est toujours apaisée. Chaque jour nous avons fait un peu autrement, mais toujours de telle manière que ça l'a consolée" (G 37-39).

 

A Leysin, Adrienne a été soignée par une doctoresse russe, Alexandrowska Linden, qui avait peut-être une quinzaine années de plus qu'Adrienne, mais qu'Adrienne considérait comme une amie. L'après-midi, Adrienne passait des heures chez la doctoresse à boire du thé. A son oncle de la Waldau, elle avoua plus tard sans aucune honte les quelques cigarettes fumées avec elle, ses premières cigarettes, sans doute. La doctoresse lui apprenait la littérature russe, lui donnait des leçons de russe. C'est ainsi qu'Adrienne s'est mise à lire Dostoïevski. Elle s'est mise aussi à parler un peu le russe : "C'est-à-dire j'arrivais avec des détours et des fautes à dire à peu près ce que je voulais et je suivais facilement la conversation des autres" (F 153 et 158).

 

A Leysin, quand la maladie, le lui permettait, Adrienne lisait beaucoup. "C'est incroyable tout ce qu'on arrivait à lire, dans un pêle-mêle indescriptible" (F 143). A part Dostoïevski, elle a par exemple lu tout Victor Hugo. "Est-ce qu'il t'a plu ? - Par-ci, par-là les vers sont séduisants, et par-ci, par-là stupides. Mais pour moi c'est trop long. Il faut vraiment être malade pour lire tout ça" (G 31).

Adrienne fit partie aussi pendant un certain temps d'une association dans laquelle circulait un cahier où chaque membre écrivait quelque chose de sa vie, qui pouvait consoler les autres. Et on envoyait ensuite le cahier au suivant. Réflexion d'Adrienne : "Par-ci, par-là, ce qu'elles écrivent est trop beau. Par-ci, par-là, elles sont trop pieuses. Ça ne va pas en profondeur, ce n'est pas tout à fait authentique... On doit prendre ce que Dieu nous donne. Je n'ai pas besoin de me donner en exemple. On doit avoir fait l'expérience. Même si je veux t'expliquer la Bible. Je dois en quelque sorte te donner aussi le bonheur intérieur lui-même. On doit avoir embrassé les mots intérieurement pour qu'ils aient un effet. Je dois donner quelque chose de moi-même. On ne devrait dire sur le Bon Dieu que des paroles qu'on a embrassées, qu'on a mangées, ou comment dire ? On ne sait jamais parler. On doit prendre les choses dans la prière... et quand on regarde le Bon Dieu... Je ne prie pas beaucoup avec des mots... Le matin, toujours. Peut-être aussi dans la journée de temps en temps" (G 30).

 

Elle aime prier le matin quand tout est calme. "Dieu aime bien qu'on le regarde quand il fait calme". Le soir pour prier, elle retient peut-être une phrase qu'elle a lue. "Et je dis encore merci au Bon Dieu juste avant de m'endormir. Il aime bien cela même si on ne va pas bien. Parce qu'il sait alors qu'on ne se permet pas de se juger soi-même. Le soir où mon père est mort, j'ai dit merci au Bon Dieu. Et puis le matin me revient à l'esprit ce que j'ai lu le soir et que j'avais retenu, et je le regarde alors avec lui. Je ne sais pas comment on doit dire. Et le tableau de la Mère de Dieu, je le ressors toujours un peu aussi. Comme à côté, si bien qu'on voit les deux ensemble. Je pense toujours : c'est quand même vrai que je l'ai vue. Et ce doit quand même être pour quelque chose de bon. (C'est bête, comme elle dit, ce qu'elle va ajouter, mais elle l'ajoute quand même). Quand j'étais toute petite, je prenais toujours titti (sa poupée) avec moi au lit. Et maintenant, c'est la Mère de Dieu" (G 31).

 

3. Un congé dans la plaine (1919)

Puis Adrienne eut droit à un congé de dix semaines, mais avec un programme de repos très sévère. Elle passa quelques jours chez ses cousins Olivier : le cousin Eugène, neveu de son père, et sa femme Charlotte, médecins tous les deux. Ils prenaient au sérieux la vocation de médecin d'Adrienne, cela lui fit chaud au cœur. Adrienne fut enchantée de voir de près la vie d'une femme médecin : "C'était enchantant et plein de responsabilités".

 

De là elle partit pour la Waldau. Elle a dix-sept ans. Elle est tenue à beaucoup de repos ; elle fait la connaissance des Forel : lui était un jeune psychiatre, très vivant et musicien ; sa femme, "un peu brusque, mais gentille avec moi. Je passais presque chaque jour un moment chez eux". Il y avait aussi "la Tjotja", une doctoresse russe, amie intime des Forel. La Tjotja ne croyait pas du tout au Bon Dieu ; "nous en discutions longuement ; elle ne pouvait pas croire que j'y croyais ; et moi, je ne voulais pas croire qu'elle ne croyait pas. Forel était incroyant aussi ; c'était franchement désagréable ; je leur expliquais le Bon Dieu, obligée cependant de toujours ajouter : il est autre que je ne le vous dis, mais il est" (F 150-152).

 

A la Waldau - qui comptait environ mille patients -, un souvenir de Leysin accompagnait beaucoup Adrienne. Un jeune Viennois de dix ans y était mort d'une méningite et, pendant plusieurs jours, Adrienne lui avait servi de garde-malade : on n'avait trouvé personne d'autre pour rester près de lui pendant son coma ; il ne bougeait pas du tout, ne demandait aucun soin, mais on ne pouvait pas le laisser seul. "Tout à coup, sans que rien ait pu faire prévoir ce changement à ce moment précis, du moins à mon œil inexpert, il s'était arrêté de respirer : j'avais un mort devant moi. Cette transition m'avait paru si naturelle que je n'avais d'un long moment appelé personne. Je contemplais ce corps qu'aucune respiration n'inquiétait plus avec une réelle satisfaction. C'était donc cela la mort : laisser derrière soi ce corps malade et comparaître devant Dieu avec une âme dépouillée de tout autre souci que la connaissance de Dieu ? J'enviais Paul infiniment. Il était catholique, je savais que le prêtre l'avait assisté quelques jours auparavant. Je ne savais pas ce que cela voulait dire, cela me paraissait mystérieux, profondément, mais devant ce cadavre d'enfant, je compris que cette assistance devait avoir été belle et vraie puisque les traits mêmes de Paul exprimaient maintenant la paix. J'aurais voulu parler à quelqu'un de tout cela... Mais il n'y avait personne, ni à la montagne ni à la plaine" (F 152). Le père de Paul était allé voir Adrienne. "Ce fut une méchante histoire : le père avait l'autorisation de venir trois jours en Suisse et, comme le garçon n'est pas mort, le père a dû retourner en Autriche ; Paul était encore conscient quand son père est parti, et on a été chercher un prêtre. Et parce qu'ils n'avaient pas d'argent pour une garde-malade, je l'ai veillé. Du moins quelques heures par nuit. Il était presque toujours sans connaissance". Quand le père est parti, il a dit à Adrienne : "Maintenant je te donne Paul... Je voudrais bien savoir ce qui s'est passé entre Paul et le prêtre. Son père a dit : Parce que je suis catholique, je peux partir tranquille, un autre prendra soin maintenant de Paul. Moi aussi je dois en prendre soin, m'a-t-il dit. J'aurais bien aimé savoir ! Son père a dit que c'était très important à cause du ciel... Et je me suis beaucoup demandé si je n'aurais pas besoin moi aussi de ce dont Paul a eu besoin... Quand Paul est mort, j'ai pensé que le prêtre a fait à Paul ce que le Bon Dieu avait voulu. Et alors j'ai demandé à Dieu de me montrer ce qu'il veut. Il veut l'amour. Et une fille comme moi ne sait pas grand-chose de l'amour. Alors on peur regarder Dieu longuement et réfléchir à l’amour... Et alors on voit que le prêtre et Paul ont satisfait ensemble au désir d'amour de Dieu" (G 31-32).

 

Madame von Speyr alla passer quelques jours à la Waldau. "Ce fut un peu comme un ouragan. Maman consulta les livres rapportés de Leysin ; il y avait parmi eux 'Les contes' de Samain, une camarade de La Chaux-de-Fonds me les avait envoyés. Maman en fut terriblement offusquée ; elle vint me trouver dans le jardin et m'accabla de reproches ; on voyait bien quel état d'esprit était le mien ; jamais elle n'oserait avouer à la famille quelle découverte elle avait faite chez sa propre fille. Comme je n'avais pas encore lu le livre, je ne savais trop que dire ; maman finit en disant : Je me demande si tu es encore vierge. Je ne comprenais pas le sens exact de ces mots, mais j'en ressentis très profondément l'outrage". Quelques semaines plus tard, pour son anniversaire, sa tante Marguerite envoya à Adrienne 'Les contes' de Samain. "Je les lui renvoyai bien vite, la priant de les changer contre un autre livre" (F 154-155).

 

Ensuite "munie de mille recommandations", Adrienne eut la permission de passer quelques jours à La Chaux-de-Fonds chez sa tante Marguerite. Elle revit avec joie ses cousines. Tante Marguerite s'aperçut immédiatement "que je manquais de beaucoup de choses assez indispensables". Tout de suite elle dénicha une petite couturière, et trois jours plus tard Adrienne repartit avec "une robe de chambre, deux blouses et du linge". Et pourtant tante Marguerite n'était pas riche (F 155).

 

Les plus belles heures à La Chaux-de-Fonds furent celles passées avec Madeleine. "Nous nous retrouvions comme si nous ne nous étions pas quittées et nous abordâmes tout de suite les problèmes centraux : Dieu, la vie, le service... C'était une grande joie de se retrouver pareillement amies et de se dire enfin tout ce qui nous remplissait". Et Madeleine confie à son amie : "Lorsque tu étais très malade, et que tout le monde disait que tu allais mourir, je n'ai même pas été vraiment effrayée, tellement je suis sûre que tu as une tâche à accomplir : elle n'est pas finie, je t'attends". - "Et la médecine ?" demandait Madeleine. Adrienne y pensait toujours mais à Leysin, avec les expériences de l'instruction religieuse, il lui avait quelquefois paru que la théologie livrerait aussi des moyens de s'approcher des malades. La théologie pour une femme, qu'en pensait Madeleine ? "Et Mad dit sentencieusement : La médecine ou le couvent". Décidément Madeleine n'avait pas changé.

 

4. Le retour à Leysin (1919)

Le 20 octobre 1919, Adrienne remonte à Leysin, au chalet Espérance dont sœur Emilie était la directrice. (Le mot "sœur" désigne en allemand aussi bien les infirmières que les diaconesses ou les religieuses - F 141 Note). Dans sa toute petite chambre, plusieurs paquets l'attendaient ainsi que des lettres affectueuses pour rendre plus aimable la prise de contact avec la vie nouvelle. "Toutes les jeunes filles avaient des chambres à deux ou plusieurs lits et faisaient leur cure sur une grande galerie commune aménagée en dehors de la maison ; j'aurais un balcon pour moi seule. La perspective de cette solitude me remplit d'une vraie joie, c'était justement ce dont j'avais besoin. J'ai passé dix mois au chalet Espérance ; ils ont compté parmi les plus beaux mois de ma jeunesse".

 

Il était prévu qu'Adrienne suive des cours chaque matin, de huit heures à midi, à la clinique Vermont, un peu comme au lycée : grec, mathématiques, philosophie, géographie, histoire, latin, "et je ne sais quoi d'autre. Je fus une élève exécrable, car la fièvre m'empêchait très souvent de partir le matin. Et sœur Emilie avait une véritable horreur de l'école ; elle trouvait que c'était beaucoup trop pour moi, que j’étais déjà bien assez savante comme ça, et elle faisait suivre chaque poussée de fièvre d'innombrables jours de convalescence pendant lesquels elle s'arrangeait pour me choyer d'une manière incroyable... Le médecin avait ordonné des piqûres fortifiantes ; elle les faisait comme à regret, déclarant qu'il valait mieux fortifier par la bouche, et faisait toujours suivre ses piqûres de friandises" (F 158-159).

 

Pendant les vacances de Noël, un jour qu'Adrienne attendait Jeanne Lacroix, la Parisienne, un coup de téléphone l'avertit qu'elle ne viendrait pas : elle avait mal à la tête. Adrienne alla rendre visite à son amie qui était étendue dans l'obscurité, une poche de glace sur la tête. Elle vit ensuite la sœur et la belle-sœur de Jeanne : elles étaient très troublées. Le lendemain, un billet de Pauline, la sœur de Jeanne, l'avertissait de la mort de son amie. L'autopsie révéla une tumeur maligne au cerveau alors que les médecins avaient diagnostiqué une crise d'hystérie. Après l'erreur de diagnostic qui avait en somme valu la mort à son père, Adrienne se pose la question : "Aurais-je vraiment le courage d'étudier la médecine, de prendre sur moi cette foule de responsabilités, de faire des erreurs, d’en supporter les conséquences intérieures ? J'en doutais presque un moment" (F 160-161).

 

A cause de la fièvre, Adrienne ne put assister à l'enterrement de son amie. Lorsqu'elle se leva, sa première sortie fut pour l'église catholique située à quelques pas de l'Espérance. "C'était la première fois que j'entrais dans une église catholique, mais il me paraissait de façon très évidente que mes prières devaient s’ajouter à celles du Requiem (la célébration des funérailles) là même où mon amie avait reposé en dernier lieu. L'église était un peu sombre, froide. (Il était cinq heures du soir). Peu à peu la flamme vivante de la petite lampe rouge attira toute mon attention ; elle donnait même de la vie à ce qui l'entourait ; c'était un peu comme si l'église était habitée ; et puis l'on pouvait prier à genoux dans cette église. Je m'étais installée tout au fond de l'église. Je n'eus pas la curiosité de faire le tour des bancs, de m'avancer vers l'autel, de constater certaines différences avec un église protestante. La vie de la flamme, l'atmosphère de prière, une sorte de communion avec une vieille femme agenouillée devant, me suffirent pleinement ; j'étais chez moi ; ceci deviendrait ma maison. Depuis, je pense que l'idée ne m'a jamais quittée - sans que j'aie de longtemps songé sérieusement à une conversion -, que je serais définitivement chez moi un jour dans une église catholique. Et pourtant, je ne retournai jamais dans l'église de Leysin ; je sentais n'être pas mûre ; je ne voyais vraiment pas de chemin, mais je crois que tout au dedans de moi, je savais dès maintenant, avec un certain sentiment de paix, que je le trouverais un jour, qu'il serait dans une église catholique. Une chose était acquise : il fallait chercher le chemin, sachant qu'il était en Dieu ; je n'aurais pas pu le définir autrement (F 161). Dans le Mystère de la jeunesse Adrienne ajoute que là, dans cette église, pour la première fois elle a eu peur. C'est "l'histoire de l'enfant qui est heureux et qui pense que toute la vie sera amusante. Et puis quelqu'un lève un rideau et il voit tout son avenir. Comment il devra avoir faim et avoir froid, plus tard. Et ça m'a fait peur de penser que j'avais une place dans l'église... Je pensais que c'était un secret entre le Bon Dieu et son église" (G 40).

 

Noël. Adrienne a dix-sept ans. C'est le deuxième Noël sans son père. "Je pense beaucoup à mon père... J’aime bien sœur Emilie. Elle aussi m'aime bien. Noël, c'est une belle fête. Je voudrais être un jour seule à Noël. Pour n'être qu’avec Dieu. Et avec la Mère de Dieu et avec l'Enfant... Peut-être que dans la solitude avec Dieu à Noël on recevrait plus de foi... La Mère (Marie) est encore pour moi très étrangère. Je l'ai vue il y a un an ou deux... Et peu de temps après avoir vu la Mère je suis tombée malade. (Est-ce que c'est exprès qu'elle est devenue malade?) Peut-être pour avoir du temps pour penser à elle, pour devoir penser à elle... Je prie autrement depuis que je l'ai vue... A Noël, je prie toujours maintenant avec la Sainte Vierge". Comment Adrienne a-t-elle prié ? "Notre Père qui es aux cieux, voici Noël, vous allez nous donner votre Enfant Jésus. Et vous permettez que ce soit sa Mère qui nous le donne. A tous ceux qui croient et à ceux qui ne croient pas, et aussi à nous dont la foi n'est pas celle que tu attends de tes enfants. Mon Dieu, je sais que personne jamais n'a cru en toi comme ton Fils et qu'il vient pour nous donner sa foi. Et maintenant je pense à sa Mère que j'ai vue il y a deux ans et qui attend ton Enfant, qui le porte, qui va nous l'offrir et qui croit en lui comme lui croit en toi. Mon Dieu, permets-moi de m'agenouiller à côté de la Vierge et de prier avec elle afin que ton Fils accomplisse tout ce que tu attends de lui et que sa naissance apporte la foi et le salut à tous ceux que tu veux sauver par lui. Laissez-moi prier à côté de la Sainte Vierge et laisse-moi dire trois fois avec elle le Notre Père que ton Fils nous a appris à dire" (G 95-96).

 

"Dans les longs après-midi de cure sur mon balcon tant aimé, je regardais toute la blancheur de la neige ; quelquefois je pensais : il faudrait être blanc ainsi, refléter Dieu comme cette neige reflète le soleil ; être pur, ne penser qu'à Dieu" (F 162). "Qu'est-ce qu'on est quand on a dix-sept ans ? On voit qu'arrive quelque chose et on ne sait pas quoi. Et on voudrait quelque chose de follement beau et peut-être aussi que ça viendra, mais on n'a pas la force de le vouloir de telle manière que cela vienne" (G 41).

 

Un dimanche après-midi Adrienne fait une promenade avec quelques jeunes filles en compagnie de sœur Emilie. Elles s'installent à chanter sous un sapin et, à peu de distance, trois jeunes filles chantaient aussi sous un autre sapin. "Tout à coup celle du milieu tomba la face en avant, roula quelques mètre et s'arrêta. Sœur Emilie se précipita en nous disant de rester où nous étions. La jeune fille était morte ; elle avait été frappée à la nuque par un caillou de la grosseur d'un dé à jouer, qui devait s'être détaché du haut de la montagne et l'avait tuée net. La mort subite de cette inconnue, venant s’ajouter à celle de Jeanne Lacroix me fit une impression terrible. Il y avait la mort, et elle était vraiment au milieu des vivants, parmi nous, en ceux que j'aimais et en moi. Mais elle n’était pas libre, elle était dans la main de Dieu, elle faisait partie de sa puissance ; il se manifestait par elle ; elle était un signe. Un signe pour les vivants. Il fallait s'occuper des vivants, les aimer, pour comprendre la mort, pour comprendre Dieu" (F 163). Réflexion d'Adrienne à une date difficile à déterminer : "Maintenant je ne peux plus dire que je suis à la mort. Ça va mieux... Mais peut-être que mon âme est à la mort. Il me semble que le Bon Dieu est derrière un nuage (G 42).

 

Vers la fin du printemps, arrive la cousine Charlotte ; Adrienne était de nouveau dans une période de fièvre. La cousine l’examina longuement. "Ensuite, avec un visage tout triste, elle me dit que depuis l'automne, j'avais arrêté de faire des progrès ; je n'aurais jamais la santé voulue pour faire des études de médecine ; et tout de suite, sans me laisser le temps de réfléchir, elle demanda : Alors que feras-tu ? Et je répondis : je serai garde-malades. Bien, dit-elle, tu pourras essayer, c'est quand même beaucoup moins fatigant". Adrienne en parle à sœur Emilie qui en est toute contente : "Ainsi tu deviendras diaconesse. Non, je ne croyais pas, parce que je croyais que Dieu était vraiment différent. Elle m'expliqua alors que chez les diaconesses, on perdait le souci de l'essence de Dieu, on le servait seulement, et c'était bien ainsi. Je pensais bien aussi que servir était plus important que comprendre, mais je n'arrivais pas à renoncer à comprendre" (F 163-164).

 

On demande un jour à Adrienne de remplacer le pasteur à l'école du dimanche. Elle ne sait plus de quoi elle a parlé, mais ce fut l'occasion d'un grand trouble : une des monitrices accusa Adrienne de n'avoir pas refusé de parler, elle aurait dû le faire puisqu'elle était catholique. Curieux encore une fois l'impression qu'Adrienne donne d'être catholique ou d'avoir une tournure d'esprit catholique, comme déjà on le lui reprochait au lycée (F 164) !

 

Puisqu'il était manifeste qu’Adrienne ne ferait pas de longues études, elle n'eut plus du tout de cours durant l'été (1918) ; elle fit une cure plus serrée et plus régulière. Elle allait mieux. Vers la fin juillet elle alla passer une dizaine de jours à Gryon chez une cousine qui avait deux fils du même âge à peu près qu'Adrienne. De là elle alla à Langenbruck retrouver sa mère, ses frères et Hélène. "Hélène et moi, nous nous entendions très bien ; elle portait un étroit ruban de velours noir autour du front ; immédiatement j'imitai sa coiffure ; je ne sais trop à quoi nous occupions ces jours de vacances. Puis nous retournâmes à Bâle ; ce furent des semaines très mélangées. Je devais entrer à Saint-Loup en septembre ; ce projet ne faisait aucun plaisir à maman, qui aurait de beaucoup préféré, puisque je ne pouvais reprendre l'école, que je me mette à gagner sérieusement ma vie ; mais comme Charlotte trouvait le projet sensé, et que j'avais été très longtemps dépendante d'elle, il n'y avait pas possibilité d'opposition. Hélène m'aida à faire un trousseau... Maman me procura un billet par Neuchâtel, elle disait qu'oncle Willy était très mécontent de mes intentions et qu'il ne fallait pas que je passe par la Waldau" (F 164-165).

 

5. Saint-Loup (1er octobre - mi-décembre 1920)

Adrienne arrive un soir à Saint-Loup après avoir marché une petite demi-heure par un chemin qui lui parut exquis. La sœur supérieure, sœur Julie, lui dit tout de suite qu'on l'avait accueillie pour faire plaisir à sa cousine Charlotte Olivier qui était une amie de la maison, mais qu'évidemment elle était beaucoup trop jeune, avec ses dix-huit ans, pour s'adapter vraiment à l'esprit de la maison, et le travail était fait pour des épaules plus robustes, "il faudrait voir" (F 165-166). Sœur Julie présenta Adrienne à chacune des diaconesses : elle était devenue sœur Adrienne.

 

"Ce fut une époque curieuse. Il n'y avait jamais moyen de réfléchir, on n'avait absolument pas le temps de penser. Le matin, lever à cinq heures et demie ; il fallait faire sa chambre ; à six heures précises, leçon biblique d'une demi-heure ; puis dix minutes pour apprendre des versets de la Bible, dans une chambre que je n'ai jamais connue autrement que glacée ; déjeuner des novices avec sœur Julie qui lisait un passage biblique pour commencer ; puis l'on avalait du rösti et du café au lait. Prière. Départ au trot pour commencer le travail à sept heures précises. J'avais la chambre des poupons... Au milieu de la matinée, sur un signal de la sœur d'étage, sœur Vic, il y avait les dix heures à prendre en commun avec elle : bouillie de semoule et thé, accompagnés d'une lecture biblique. A midi juste il fallait être pour le dîner dans le bâtiment principal non sans s'être d’abord assurée qu’aucun des poupons n'était mouillé ; je n'avais pas de chance, je contrôlais, je changeais, mais lorsque sœur Vic passait sa main dans les langes, elle en trouvait toujours un qui venait de se soulager : ils le faisaient exprès ( F 166-167) !

 

Et tout le reste de la journée continuait au même rythme : poupons, prière, lecture biblique, thé et pain, biberon, langes, nettoyage de la chambre de jour, de six à sept culte à la chapelle, souper, prières, lecture biblique, dernier biberon, laver les langes, veillée avec les novices ; pendant la lecture à haute voix, on raccommodait ou on cousait. "A dix heures, dernière prière officielle, puis retour dans nos chambres, à finir quelque devoir, à cirer nos souliers ou coudre un bouton ; je ne crois pas que nous ayons jamais éteint avant onze heures. C’était évidemment une vie exténuante... Il me semblait que la vie entière se mécanisait, qu'une certaine force de volonté rassemblait mes dernières énergies et me faisait me mouvoir comme un automate. Et ce qu'il y avait de pire, c'est que toute la vie de prière me semblait accaparée par cette puissance de continuation" (F 167-168).

 

Un soir, Adrienne fut chargée, pour quelques heures seulement, de la veillée du chalet la nuit. "Il fallait passer de salle en salle, donner tu thé à une grand-mère, en mettre une autre sur le vase, vider des ustensiles, changer les bébés, entre-temps rester installée dans le corridor à surveiller les menus bruits de la maison et tricoter à un bas interminable réservé aux veilleuses. La nuit avait un caractère spécial. Elle était lourde et froide, elle semblait en quelque sorte s'être abattue sur toute la maison, la recouvrir d'une puissance étrange contre laquelle il fallait lutter, en protéger même les malades qui m'étaient tout à coup confiés. A moi ? Non, au Bon Dieu. Alors pas à moi ? Si, quand même, au Bon Dieu et à moi, peut-être même au Bon Dieu par moi. L'idée fut révélatrice puisqu'il me semblait y avoir union entre Dieu et moi dans cette charge d'âmes de la nuit, il fallait donc prier. Pas seulement pour les malades du chalet" (F171).

 

Un matin, Adrienne fut "d'opération". C'est-à-dire que dès sept heures du matin elle devait être dans la salle d'opérations pour apprendre à voir, à aider et aussi à supporter. "La première opérée fut une dame... Elle devait être opérée de l'appendicite et elle était enceinte du deuxième mois. Dès que son ventre fut ouvert je tombai évanouie, clac, ça y était. Ce fut d'ailleurs très court. Dès que je revins à moi, le chirurgien... me donna à tenir en l'air la jambe d'un homme tandis qu'il l'opérait de je ne sais trop quelle affection tuberculeuse dans la région du périnée. Il m'expliqua bien que je ne devais pas lâcher la jambe, sans cela je risquerais de gros malheurs, le bistouri pourrait alors glisser et blesser grièvement ou le malade ou l'opérateur. Je me raidis alors, mais l'opération me parut interminable et la jambe était vraiment bien lourde" (F 172).

 

Un jour sœur Vic annonça à Adrienne que ses compagnes se plaignaient de la toux d'Adrienne : "On voit bien que vous êtes malade". De fait elle faisait de la fièvre et le médecin constata une bronchite. On l'envoya au lit pour huit jours. Elle reprit le travail. Au bout de dix jours, la fièvre est revenue, plus forte. Le médecin est alors d'avis qu'elle devrait reprendre une cure. Elle reste trois semaines au lit à Saint-Loup. Cela lui donna le temps de réfléchir et de prier. "Il me semblait absolument sûr que Dieu voulait ma vie, sans aucune réserve ; j'étais prête à la lui donner, seulement je ne voyais pas comment ce don se ferait". Elle avait cru que ce serait Saint-Loup... (F 168-170).

 

Au total à Saint-Loup, "j'ai été beaucoup malade là. Dix jours de travail, trois semaines malade, puis travaillé dix jours à nouveau, puis à nouveau trois semaines malade... On ne pouvait plus ni penser, ni prier. On était comme une machine... Quand on était malade à Saint-Loup, on pouvait prier. Quand on était en bonne santé, la prière était rendue impossible" (G43). C'est à la Waldau qu'Adrienne devait faire sa nouvelle cure.

 

6. La Waldau (mi-décembre 1920 – 15 août 1921)

Les deux premières semaines furent un peu comme une vie de vacances. "Mais pour la première fois peut-être l'avenir pesait lourdement sur moi. Ma santé restait compromise ; il avait fallu renoncer aux études de médecine et je ne serai jamais garde-malades ; je ne voyais absolument pas à quoi je pourrais jamais être bonne. D'autre part la curieuse expérience de Saint-Loup avait ébranlé à nouveau quelque chose en moi ; il me semblait réellement que je n'arriverais jamais à comprendre ce que le Bon Dieu attendait ou même exigeait de moi. Ma maladie ne me paraissait pas non plus avoir de sens" (F 173).

 

L'oncle d'Adrienne l'envoie à Berne consulter un professeur qui prescrit une cure sévère, régulière, avec un horaire bien précis, mais à faire à la Waldau même puisque la montagne ne semblait pas avoir convenu particulièrement à Adrienne. L'oncle était parfaitement d'accord. Dès le début, le professeur de Berne avertit Adrienne qu'il ne pensait pas qu'elle se rétablirait. Mais il voulait essayer. La perspective de cette cure d'Adrienne à la Waldau n'enchantait guère la tante Jeanne, mais elle se donna une peine réelle. "La seule chose que tante Jeanne n'arriva réellement pas à comprendre fut que les premiers mois je dormais exactement douze heures par nuit, ni plus ni moins". Au début du moins, Adrienne a peu prié à la Waldau. Pourquoi ? "J'ai eu l'impression que le Bon Dieu devenait toujours plus différent et qu'il n’était plus du tout le Bon Dieu de Saint-Loup. J'ai prié un peu comme on dit à quelqu'un : bonjour, bonsoir". Adrienne allait quelquefois à l'église de la Waldau, le pasteur parlait allemand : elle n'y comprenait rien. Le lundi, de temps à autre, il y avait un culte en français : elle était incapable de retirer quelque substance des mots du pasteur (F 173-175 ; G 44).

 

"L'hiver passait lentement... Je ne me sentais pas malade, mais fatiguée, d'une fatigue régulière, pesante, à laquelle je m’habituais bien ; il m'eût paru étrange de pouvoir travailler ou marcher longuement". Dès le premier printemps, on installa une chaise longue au jardin pour Adrienne : elle ne la quittait guère qu'aux heures des repas... Le premier mai elle fut invitée à faire une sortie en break avec les enfants de la Waldau. "C'était la première fois que j’étais avec des enfants depuis Saint-Loup. Le soir j'ai dit au Bon Dieu : s'il ne permet pas que je le trouve, qu'il permette quand même que je le trouve dans les autres, dans les enfants et dans les malades". Cette nuit-là, elle eut 40 de fièvre. Et le lendemain elle était pleine de glandes. "Partout, partout. On pensa que c'était une tuberculose généralisée et on fit venir différents médecins. Mais j’étais terriblement heureuse, parce que je pensais que je pourrais mourir". Elle aimerait bien mourir parce que "une fois qu'on est au ciel, tout est en ordre... Et puis tout d'un coup, un beau jour, la fièvre a baissé. Je fus guérie, et je n'ai plus jamais rien eu, et personne n'a compris. Le premier mai, j'avais été très malade, et ça avait duré quatre ou cinq jours. On me laissa encore au lit une dizaine de jours parce que tout le monde était sur ses gardes ; puis je me suis levée très lentement, j'ai continué à suivre une cure très stricte comme si j'étais encore toujours malade, mais on n'a plus rien entendu du côté des poumons". Puis les forces revinrent. "J'étais heureuse de vivre, pleine de projets qui tous paraissaient réalisables parce que je sentais vraiment que je guérissais... Je délaissai de plus en plus ma chaise longue et me mis à faire des promenades toujours plus longues à travers les champs ou dans la forêt". A la fin du mois de mai, Adrienne revoit le professeur de Berne "qui n'entendit plus rien aux poumons", lui conseilla de rester encore quelque temps à la Waldau mais en reprenant une vie plus normale (F 175-176 ; G 45).

 

Fin juin, Adrienne va à La Chaux-de-Fonds ; là, un lointain cousin d'Adrienne, pasteur réformé, lui demande si elle voulait se marier avec lui... "Je ne pouvais pas à cause du mystère en moi". Mais Adrienne ajoute quand même que ça aurait été sympathique de dire oui... "Un homme qu'on aime beaucoup, beaucoup, ce serait beau aussi. Mais le mystère m'empêche de l'aimer totalement" (G 45-47).

 

Les condisciples d'Adrienne autrefois passaient le bac ces jours-là. "Ils voulaient obtenir que je puisse le passer aussi. Ils disaient que j'en savais assez. Mais légalement ce n'était pas permis. Je suis pourtant restée pour la fête du baccalauréat. Ils étaient joyeux. Ils voulaient me faire promettre de me marier avec l'un d'eux, peu importait lequel. Ils étaient solidaires. Mais j'ai dit non. Celui que je préférais, c'était Charles Wolf, mais je ne peux quand même pas me marier avec un Juif ! Et si ça avait été jusque là, que serait devenu le mystère alors ?" (G 49).

 

De retour à la Waldau, "elle est l'objet d'une tentative presque incroyable de séduction de la part d'un médecin qui, avec l'accord de son épouse, voulait absolument la posséder et l'entortilla par tous les moyens. Mais finalement rien ne lui est arrivé". "J'avais dix-huit ans !... Je ne me suis pas enfuie. Je lui ai seulement dit que le Bon Dieu ne voulait pas cela. Et il a une femme. Dieu veut le mariage et l'amour d'un homme pour une femme. Autre chose est l'adultère. Lui : Non, tout ça, ce sont des sornettes et des bêtises". A cette époque "j'ai prié presque des nuits entières". Et puis elle a eu l'impression qu'une nuit "l'ange est venu. Quand j’étais petite, j'avais toujours un ange. Et cette nuit, il est venu et il a tout enterré. Tout le combat n'existe plus. Comme si c’était une aventure qu'en fait on n'a pas eue du tout. Même si je ne le comprends pas, on sait maintenant combien une toute jeune fille peut être menacée. Et cela, bien, bien plus tard, on peut en avoir besoin un jour. Mais je n'ai plus jamais à penser que j'ai vécu ces choses" (I 26 ; G 52-53).

 

Adrienne ne sait pas du tout ce qui va se passer pour elle maintenant. "Mon oncle dit que je peux faire ce que je veux, je suis assez grande. J'ai bientôt dix-neuf ans. Je suis en mesure de décider moi-même ce que je veux faire de ma vie. Maman veut que je gagne ma vie. Mon oncle par contre dit qu'il lui donne une pension et qu'en plus il lui donnera ce que je coûte... Il lui envoie ce qu'il faut pour qu'elle puisse vivre comme elle a vécu quand mon père était encore là... Mais je n'ai quand même pas le droit de choisir. Il faut que je fasse ce que veut maman.... Je vais donc à Bâle chez maman. J'irai à l'école des filles ; si on me reçoit, tout est bien... Et je crois que je dois beaucoup remercier le Bon Dieu pour les années de Leysin et aussi de la Waldau". École des filles à Bâle, oui, mais cela n'empêchait pas Adrienne de toujours penser médecine. "Cela irait peut-être puisque maintenant, si je n’étais pas forte, j’étais du moins guérie".

 

Depuis Saint-Loup la vie religieuse d'Adrienne avait subi un ralentissement. "Je priais un peu mais avais cessé de me mettre en souci au sujet du Bon Dieu ; il me paraissait presque que c'était à lui maintenant de s'occuper de moi, surtout en me mettant sur une voie praticable ; mais une chose me semblait décidée : je serais un médecin chrétien, je tâcherais d'amener à Dieu mes malades" (F 176-177 ; G 54).

 

Pour un bilan de ces trois années entre les mains des médecins

 

Le lecteur peut faire ce bilan lui-même si cela lui plaît : il y aurait toujours au moins la médecine, Dieu, et aussi la personnalité d'Adrienne.

 

Tous les détails rapportés dans les deux autobiographies d'Adrienne n'ont pas été reproduits ici. L'essentiel provient des Fragments autobiographiques, p. 138-177 et de Geheimnis der Jugend, p. 30-54.


 

IV. Bâle. École supérieure de jeunes filles (octobre 1921 – avril 1923)

 

1. Bâle

"Bâle incarnait pour moi la patrie par excellence. Mon père m'avait toujours parlé avec beaucoup d'amour de sa ville natale, de sorte que je me réjouissais beaucoup d'y aller. Ma mère y vivait depuis presque trois ans avec ma sœur et mon petit frère Theddy, pendant que Willy achevait ses études dans un internat bernois". Mais voilà, monsieur von Speyr n'était plus là. Et l'accueil à Bâle fut plutôt réfrigérant. "C'est quand même une croix d'avoir une fille pareille". Et la maman craint beaucoup pour Hélène et les petits.

 

Dès le premier soir, dans sa toute petite chambre, Adrienne va à la fenêtre alors qu'il commence à pleuvoir, elle regarde les toits dans la nuit et elle se met à prier : Mon Dieu, aime cette ville et donne-moi de l'aimer. "Oui, l'amour de Dieu, l'amour de Dieu dans cette ville, qui était sa ville ; il me semblait que Dieu, dans son insaisissable grandeur, tenait pourtant en son pouvoir quelque chose de tout à fait saisissable : cette ville étouffante et nocturne, à laquelle il envoyait sa pluie pour qu’elle se souvienne et sache mieux qu'elle lui appartenait".

 

Au bout d'un certain temps de vie à Bâle, elle pourra écrire : "Pendant la longue période passée à la Waldau et à Leysin, je n'avais pas eu affaire à beaucoup de monde, le cercle de mes relations n'avait jamais été très étendu ; mais à présent c'était très différent, c'était comme si toute la ville s'offrait à moi. Je pouvais choisir, choisir des gens pour ensuite les aimer ; en attendant on pouvait prier un peu pour eux, c'était un vrai bonheur. Ma prière n'avait pas besoin de paroles, mais elle portait au Bon Dieu tous ces visages étrangers, avec leurs joies et leurs souffrances inconnues" (F 181-183).

 

2. L'école

Dès le lendemain de son arrivée à Bâle, Adrienne se rend à l’école supérieure de jeunes filles. "Je n'avais pas le trac du tout. J'ai été voir le directeur", qui lui accorda six semaines à l'essai. Le conseil des professeurs déciderait alors si je pouvais rester. Plus tard, quand nous fûmes de bons amis, il m’avoua ne m'avoir acceptée sans difficultés que parce que j'étais venue seule, spontanément et courageusement - un peu culottée, dit-il. En réalité, je l'avais fait pour la simple raison qu'il n'était pas venu à l'idée de ma mère de m’accompagner" (F 182-183 et G 55).

 

Adrienne a beaucoup de matières à rattraper : "Les lacunes de mon savoir s'avérèrent énormes". Au bout de quelque temps, elle pouvait dire : "A La Chaux-de-Fonds, j'étais bonne, maintenant plutôt moyenne, en anglais médiocre. En chimie et en physique, de grandes lacunes. En botanique et zoologie, je n'y connais rien. En littérature allemande, ils me donnent un 4 pour les dissertations, mais pour la grammaire, c'est faible" (G 68).

 

Adrienne se trouve dans une petite classe où il n'y avait que onze filles. "Mes camarades étaient des filles vraiment très aimables que je pris tout de suite en affection, et elles aussi m’accueillirent très bien". Elle se lia très vite avec Hanni. Dieu jouait un grand rôle dans la vie d'Hanni. "Elle se préoccupait beaucoup de lui ; nous avions une foule de choses à discuter... Hanni avait avec les siens de grosses difficultés : elle n'arrivait pas à s’entendre avec son père, elle n'allait plus à l'église parce qu'elle était brouillée avec lui. Je décidais donc, ce qui me fut plutôt pénible, d'aller régulièrement pendant quelque temps à l'église Saint-Matthieu pour apprendre à connaître son père par ses sermons. Quand je crus que c'était chose faite - cela me coûta bien une douzaine de sermons -, j'expliquai à Hanni où se trouvaient à mes yeux les difficultés ; elle devait prendre tout son courage et demander à son père d’aller se promener seul avec elle un après-midi, ce qu’elle fit ; le lendemain elle me dit seulement : Tu m'as rendu mon père, merci. Par la suite elle ne me parla plus jamais de lui, et ce fut très bien ainsi" (F 185 et G 56).

 

Et puis ceci, qui est important pour une fille, Adrienne se fait couper les cheveux. "Je ne pouvais plus me peigner. J'ai été couchée maintenant pendant trois ans et j'ai demandé pendant trois ans de pouvoir les couper et maman ne voulait pas. Aujourd'hui elle dit tout d'un coup : Bon ! Tu peux. Auparavant elle ne voulait jamais... J'ai vendu la tresse. A un autre coiffeur. Chez le même , j'aurais eu honte. 2 francs 50. Pas franchement beaucoup. J'ai donné un franc à une femme. Le reste, je l'ai mis dans la caisse de la classe. Chaque semaine, elles y mettent dix centimes et je n'y avais encore rien mis" (G 55-56).

 

Au bout des six semaines d'essai, Adrienne retourne, un peu inquiète quand même, voir le directeur. Aucune plainte n'avait été formulée, tous les professeurs étaient contents, elle pouvait donc continuer. "Je fus ravie et courus tout droit à l’École de musique m’inscrire pour des leçons de piano. Le directeur m'a dit que si Münch, le chef d'orchestre, me prenait c’était d'accord. Münch m'a dit qu'il me prenait si je m'engageais à faire trois heures d'exercices par jour. "Je lui ai dit : Je crois que je peux faire trois heures d'exercices en moyenne par jour. J'y suis à peu près arrivée. Je fais des exercices surtout quand maman est sortie. Elle est musicienne . Elle aime bien la musique d'une certaine manière, mais pas les études ni les gammes. Je les fais quand elle est sortie. Et elle est souvent sortie... Et ce fut de nouveau, au cœur de tout mon bonheur scolaire, le début d'une nouvelle félicité " (F 186 et G 60).

 

Plus tard elle dira : "Avec Münch, c'est merveilleux. Il joue, je joue, nous jouons. J'ai l'impression que nous faisons ensemble une curieuse école. Il dit toujours : les études, les gammes, vous pouvez faire ça chez vous. Nous allons plutôt jouer à livre ouvert. Il aurait bien aimé que je me décide pour la musique. Mais ça, je ne le voudrais en aucun cas. Je ne peux quand même pas donner de la musique aux autres. Puis je n'en connais pas assez. Et je dois pouvoir donner de l’humain à toute heure !" (G 68).

 

3. Le pont de chemin de fer

A la maison, le climat était tout autre. La cousine Charlotte, de Lausanne, "qui était très gentille mais possédait le talent incontestable de répandre un certain trouble", avait fait une courte visite à Bâle. "La cousine Charlotte est toujours un météore. Elle apparaît et disparaît". Elle est arrivée un jour juste après qu'Adrienne eut été "grondée épouvantablement" par sa mère à propos de quelques pâtisseries faites maison qu'elle avait mangées avec sa sœur et son frère; Adrienne en avait pleuré "tout son soûl" et elle pleurait encore quand la cousine est arrivée. La maman invite la cousine à manger avec eux. La cousine : "Je veux seulement voir un peu Adrienne", et elle viendrait ensuite en parler avec la maman. La cousine, qui avait remarqué les yeux encore rouges d'Adrienne, lui demande ce qui s'est passé. Adrienne en dit le moins possible et elle pensait "avoir présenté les choses avec beaucoup de prudence... Nous rentrons à la maison et elle dit à maman qu'elle veut parler avec elle. Je veux sortir, je pense que ce sont certainement des choses qui me concernent. Mais elle dit : Non, je dois être là. Puis elle dit que j’étais un trésor et qu'on devait faire très attention, car le Bon Dieu a encore beaucoup de projets sur moi. Je suis comme une fleur qu'on doit arroser et affectionner, sinon cette fleur ne pourra pas se développer. Et il fait partie du dessein du Bon Dieu que toutes les fleurs se développent... Maman : Mais je fais très attention à cette enfant. La cousine Charlotte : On ne dirait pas ; enfin puissiez-vous dire vrai... Quand elle fut partie, il y a eu naturellement une grande scène". La maman était "furibonde. Je dois aller dans ma chambre et ne plus apparaître, elle ne veut plus me voir".

 

Monsieur von Speyr n'était plus là, Adrienne n'avait plus de recours. Elle se mit à pleurer comme elle avait rarement pleuré, "sans fin durant des heures : toute ma vie me semblait gâchée, jamais je ne serais capable de faire quoi que ce soit de raisonnable ; même l'école, l'étude, mes leçons de piano, toutes mes nouvelles connaissances ne me disaient plus rien, je n'avais que des mains vides, rien à donner à personne ; la situation était des plus sombres". Puis elle alla le long du Rhin jusqu'au pont de chemin de fer, seule, à pas lents. "Tout d'abord je parlai au Bon Dieu, lui demandant de mettre de l'ordre dans ma vie, de me montrer le chemin à suivre... Il n'y avait apparemment plus de chemin, je l'avais sans doute perdu un jour définitivement, sans m'en apercevoir... J'arrivai enfin sur le pont, en parcourut à peu près le tiers et m'arrêtai, regardant en bas les tourbillons profonds et impétueux ; soudain je décidai de me jeter à l'eau pour mettre fin à ce tourment... Je pensais que ce serait un bon service à rendre à maman, elle aurait la paix et moi aussi". Pourtant elle revint en arrière et recommença à marcher le long du Rhin, puis elle s'assit sur un banc, affrontée à son désespoir, à sa vie inutile. Puis "lentement, avec une profonde tristesse, je revins vers le pont, m'arrêtant au même pilier ; un train passa en grondant, tout trembla ; c'est ainsi qu'apparaissait la puissance de la mort... Je savais que les protestants avaient le droit de se suicider. Puis j'ai pensé : je dois quand même encore prier un peu. On ne peut quand même pas se trouver comme ça tout d'un coup devant Dieu sans s'être annoncé. Et pendant que je pensais que les protestants avaient le droit, il m'est venu à l'esprit que les catholiques n'en avaient pas le droit. Je ne sais plus d'où je tenais cela. Depuis quelque temps déjà. Puis j'ai pensé : je ne veux jamais être protestante, mais maintenant où ce serait commode, là tout d'un coup ? Ça ne va quand même pas très bien, pensai-je. Puis j'ai quitté à nouveau le pont et je me suis assise encore une fois au bord du Rhin et j'ai prié très fort. Et j'ai pensé : si le Bon Dieu veut que je me suicide, s'il le permet, il doit le dire très clairement. Sinon je dois faire comme si j’étais catholique. Peut-être qu'il ne le permet pas non plus aux protestants ni même à personne. Je suis retournée une troisième fois sur le pont, très lentement, et je pensais que ce serait beau ; tout serait fini ; naturellement maman ne serait pas contente tout d'abord, mais après elle serait très soulagée. Mais maintenant m'est venu à l'esprit qu'il y a encore le mystère avec le Bon Dieu... Puis j'ai dit au Bon Dieu : Donc je suis maintenant catholique parce que c'est plus dur".

 

Longue prière ce soir-là au pied de son lit. "La nuit, j'ai prié, longuement. Pour tous ceux qui se sont suicidés. Je suis sûre que le Bon Dieu n'aime pas cela. Sur ce point, le Bon Dieu est tout à fait catholique". Le lendemain, sur le chemin de l’école, elle ne put s'empêcher de penser continuellement à l'amour de Dieu. Il lui fut impossible de parler à quelqu'un des événements de ce dimanche (F 187-190 et G 57-59).

 

4. La vie mondaine

Malgré cette "grande scène", la même semaine, madame von Speyr emmène Adrienne à un dîner dans le monde, au Benkenhof. "Tout m’enthousiasma ; les nombreux invités, leur distinction, la beauté et l'harmonie des pièces, l'aisance de la conversation française, la table joliment mise et aussi la bonne cuisine me firent grande impression ; il me semblait rêver. Après le repas, l’hôtesse, Madame X, vint soudain vers moi et dit assez haut : Vous avez des yeux magnifiques, on y voit toute la pureté de votre âme, restez toujours ainsi. Je fus un peu surprise de cette brusque déclaration, mais la considérai surtout comme une politesse quelque peu intempestive. Maman, elle, fut assez indignée et en rentrant à la maison elle me reprocha violemment de m'y être prêtée". Peu de jours après, il y eut encore un dîner. "Je fus tout aussi enthousiasmée" (F 190-191).

 

Puis Adrienne est invitée à un bal au début février. Il lui fallait une robe de bal. Habituellement l’oncle de la Waldau ne se mêlait pas de ces choses, "mais il m'a demandé de dire à maman qu'il aimerait bien que j'aie une jolie robe de bal. J'aurais bien aimé avoir une robe noire jusqu'aux talons... parce que je trouve ça joli. Mais maman ne veut pas du noir. Maman dit qu'on a toute la vie pour s’habiller en noir. J'aurais bien aimé aussi le blanc. (Pour finir ce fut une robe vert clair). Tout d'abord je ne l'ai pas aimée. Vert clair est pour moi trop voyant. Mais je suis chic dedans, j'ai dû rire devant la glace, j'avais l'impression que je n’étais plus une jeune fille mais une dame... Je ne veux pas être une dame". A la fin de l’hiver les professeurs invitaient quelques élèves à un souper suivi d'un bal. "Mon cousin Fischer (chimiste) m'a invitée. Et parmi les professeurs, trois m'ont demandé si je voulais devenir leur femme... Nous avons dansé jusqu’à quatre heures du matin. J'aurais encore continué. Je n'étais pas du tout fatiguée. J'aime surtout la valse. Les gens aujourd'hui ne l’aiment plus, mais je trouve ça beau. C'est un tel tourbillon" (G 71-73).

 

5. La philosophie

A l'école, il n'y avait ni enseignement religieux ni philosophie, ce que regrettait Adrienne. Un jour, accompagnée d'une vieille cousine, elle va à une conférence sur la philosophie de Platon. Le conférencier, Heinrich Barth, le frère de Karl Barth, appela Adrienne le lendemain pour lui dire qu'il aimerait parler avec elle de sa conférence. "Le jour du rendez-vous arriva enfin , ce fut une heure tout à fait délicieuse". Barth a parlé alors un peu de Platon. "Je n'ai pas tout à fait compris, mais j'ai voulu quand même lui donner des répliques. Je ne voulais pas être celle qui ne comprend rien. Puis il m'a parlé de ma vie : ce que je voulais devenir. Moi : médecin. Lui : Je devrais plutôt étudier la philosophie. Les gens qui en sont capables sont très rares... J'eus dès lors un ami à qui je suis redevable de nombreux bons moments". Une fille de la même école qu'Adrienne était amoureuse de Heinrich Barth et elle pensait qu'Adrienne voulait le lui prendre. Adrienne avait beau affirmer à cette fille que son amitié avec Heinrich Barth était tout à fait platonique, "rien ne pouvait écarter ses soupçons ni apaiser sa jalousie". Adrienne débattit en elle-même l'idée de mariage. "Je me croyais fermement décidée au célibat, mais je n'en voyais pas la forme ; un engagement me semblait absolument nécessaire, je l'envisageais aussi dans le mariage comme un engagement envers Dieu, mais comment ?... Pourtant j'aurais aimé avoir des enfants, beaucoup d'enfants ; les gens de mon entourage me semblaient en avoir incroyablement peu" (F 191-193 et G 60-62. 69).

 

Plus tard, Barth l'a un jour invitée pour une promenade dans les Badischen Blauen (dans les environs de Bâle sans doute) ; "et nous sommes partis ensemble pour toute une journée. Il dit que je lui avais secoué toute sa classe. Au début il ne savait que penser et maintenant il m'en est très reconnaissant. Nous avons maintenant un esprit de classe et il voit qu'il y a une confiance dans la classe et aussi un ordre spontané. Ça ne lui était encore jamais arrivé. Une classe à qui le professeur ne doit pas tout dire parce qu'elle sait elle-même ce qu'elle a à faire. Il veut me faire une proposition : je devrais simplement rester et devenir professeur". Un professeur avait dit à Barth qu'Adrienne était "terriblement douée pour les mathématiques et la chimie. Lui, Barth, voudrait me proposer d'étudier l'allemand et le français. Je n'ai pas besoin de préparer une thèse de doctorat, mais de devenir rapidement un professeur moyen, il veillerait à ce que j'aie la classe supérieure, et cela à cause de mon influence personnelle.

 

Tout cela m'a un peu troublée. Mais ce fut une très belle promenade. Il y avait une lumière incroyable et beaucoup de fleurs, et loin en bas, on voyait toujours un ruisseau. Et des couleurs ! Inouï ! J'ai compris tout d'un coup qu'au fond à Bâle les couleurs me manquaient. C'est si rare que je vais me promener. A Leysin et à La Chaux-de-Fonds, on en voyait beaucoup plus. Le directeur a encore dit : Comme médecin, je peux avoir de l'influence sur différents malades, mais jamais sur une communauté de malades comme l'est une école... Il était plein d'idées et il me montrait toutes sortes de choses. Mais j'ai dit non. (Pourquoi ?) A cause du mystère... Je crois qu'on doit rester dans la ligne de ses aptitudes et c'est pour cela que je dois devenir médecin... Il a dit : C'est dommage, ça aurait été un si beau projet et il avait déjà tout prévu avec précision... Barth m'a dit tout ce qui était de travers dans sa vie. Pourquoi les gens font-ils ça tout le temps ?… (Parce qu'ils n'ont pas la confession). Barth a dit qu'on pouvait m'employer dans tous les domaines. Maman dit : 'C'te enfant est déplacée partout'. Et je crois que maman a raison. Parce que je crois que ma place est là seulement où Dieu est visible" (G 73-74. 77).

 

Décidément la philosophie n'est pas pour déplaire à Adrienne : "J'aimerais bien étudier un peu de philosophie. Je vais au cours d'Häberlin (plus tard professeur à l'université de Bâle). C'est strictement interdit. Je me suis inscrite pour tout l'hiver. Je vais aux cours de Häberlin et de Senn (professeur de botanique). Mais les deux sont interdits par l'école. Il ne nous est pas permis d'aller à l'université. J'ai payé les droits d'inscription et les frais de cours". Après le cours de Häberlin, elle a toujours des discussions. Les auditeurs sont pour la plupart des adultes, des professeurs, hommes et femmes, peu d'étudiants. "C'est intéressant qu'on puisse parler un peu du sujet. Ce n'est pas non plus exagérément intéressant, mais quand même" (G 77-78).

 

6. Vacances à la Waldau

Adrienne passe ses vacances à la Waldau. Là, elle est invitée chez les médecins qu'elle connaissait déjà. "Je les aimais beaucoup, mais me sentais un peu déconcertée... De plus, ils ne cessaient de proclamer que Dieu n'existe pas, que les hommes l'ont inventé pour limiter leur propre responsabilité et restreindre leurs expériences, qu'il y a un nombre incalculable de choses que Dieu soi-disant interdit, mais qui sont cependant utiles et susceptibles d'élargir l'horizon et les frontières de l'homme. Je ne comprenais pas tout, mais j'étais parfois assez impressionnée par l'assurance contenue dans leurs affirmations. Toutefois, la pensée que Dieu n'existait pas ne m'effleura jamais".

"Ma propre profession médicale me demeurait évidente et chère. Seulement ni ma mère ni mon oncle n'en voulaient rien savoir". L'oncle trouvait que cette profession ne convenait pas à sa nièce. "Si j'en parlais à ma mère, elle perdait très vite patience, me disant qu'après mon baccalauréat (la "maturité" dans le jargon suisse), je devrais sans retard gagner ma vie, prendre par conséquent une place bien rémunérée. Pourtant cela n’était justement pas nécessaire ; je le savais très bien, parce que mon oncle affirmait toujours, quand la conversation venait sur ce sujet, qu'il voulait nous donner tout loisir d'avoir une bonne instruction. Et puisque c'était lui qui payait toutes les dépenses de notre ménage, qu'il le faisait très volontiers et très généreusement, la question financière ne posait aucun problème" (F 194-195).

 

"Certains jours, j'étais vraiment très inquiète. Les études de médecine étaient sans aucun doute une chose arrêtée ; j'aimais les malades et il me paraissait conforme à toutes mes convictions de choisir cette profession-là et nulle autre. Au fond, je n'en voyais pas d'autre. De temps à autre, j'avais pensé à des études de théologie, car il me semblait que peut-être dans cette profession j'obtiendrais un soulagement personnel grâce à une connaissance exacte de Dieu" (F 198).

 

"Les gens ont maintenant pour moi beaucoup plus d'importance. Je voudrais supporter, souffrir pour eux. Mais Dieu est beaucoup moins proche". Parfois, à Bâle, pour se promener, elle va le soir rue Petersgraben où se trouve un hôpital. "Je regarde des lumières. Je me réjouis, quand je serai grande, de pouvoir aider. Et je prie un peu. Derrière chaque fenêtre, une ou deux ou dix personnes qui ont mal et qui sont malheureuses" (G 61).

 

7. Grand-mère à vingt ans

Pour les vingt ans d'Adrienne, ses camarades de classe vont toutes chez elle pour lui faire la fête. "Ce fut une soirée très gaie". De son côté, elle est comme étonnée d'avoir déjà vingt ans "sans avoir apparemment accompli quoi que ce soit... J'ai souvent l'impression que j'ai derrière moi toute ma vie, comme s'il n'y en avait plus devant moi. Avec les filles, c'est curieux, il y en a tellement maintenant qui viennent de la classe et des autres classes... Je suis retenue à l'avance pour chaque heure, toute la semaine : la récréation, la promenade. Je trouve ça moins amusant. A Leysin, je pensais encore que je donnais aux gens quelque chose de Dieu. Maintenant plus... Elles me racontent leurs histoires d'amour ou bien les histoires de chez elles ou de ce qu'elles veulent faire de la vie... Elles pensent que je suis leur grand-mère, j'ai un an de plus qu'elles. Elles m'appellent Adri. Ça ne me plaît pas. Je suis la déléguée de la classe, elles ont vite trouvé que j’étais la plus culottée... A l'école, nous avons la vie belle. Je suis amie avec toutes. Elle sont toutes sympathiques. Chacune à sa manière. Elles ne sont pas toutes précisément intelligentes et ainsi elles n'ont pas de problèmes" (G 75-76).

 

"A l'école, deux camarades étaient catholiques ; l'une d'elles avait un cou incroyablement sale, bien que par ailleurs elle parût fort soignée. Ce cou correspondait tout à fait à l'idée du catholicisme qu'on m'avait inculquée" (F 199). A l'école, les autres élèves demandent toujours à Adrienne pourquoi elle n'est pas catholique. "Mais elles n'estiment pas le catholicisme, et elles disent que je ne pourrais jamais devenir vraiment catholique parce que je suis trop personnelle. Mais je ne suis pas tellement attachée à être personnelle. En ce moment, à tous les coups, je m'entête et j'impose mon opinion, mais ça ne veut pas dire que j'y tiens. Si je trouve que Bethli ne peut pas faire divorcer un homme, j'insiste le temps qu'il faut pour qu'elle croie ce que je crois. J'y tiens si je vois que c'est juste, je ne tiens pas du tout à ce que mon opinion l'emporte, mais à ce que s'impose ce qui est juste" (G 68-69).

 

8. Bethli

Adrienne s'était liée d'amitié avec Bethli, une élève de sa classe. "Je n'aimerais pas devoir faire le compte des heures où ensemble nous avons manqué l’école ; le total dépasserait toute prévision. Nous avions des discussions interminables sur le sens de la vie, le mariage, les hommes, la stabilité de l'amour, les femmes, les enfants. Je ne sais où nous puisions toute notre sagesse, mais nous n’étions jamais à court d'arguments. Nous avions en commun un grand besoin d'aider les hommes et de nous mettre entièrement à leur service. Comme je ne connaissais pour cela aucun autre chemin que la médecine, j'essayai de décider Bethli à faire aussi des études médicales ; finalement j'y réussis et ma joie ne fut pas des moindres...

 

Bethli me dit un jour qu'elle croyait qu'on pouvait très bien se dépenser au service des hommes sans croire en Dieu ou tout au moins sans soulever la question de sa réalité. Je ne doutais absolument pas de l'existence de Dieu, mais pourtant, au travers de l'imperfection humaine que je distinguais toujours mieux, je me sentais surtout gênée vis-à-vis de lui, arrêtée dans ma recherche, et j'étais intérieurement trop peu sûre pour contredire totalement Bethli ; j'affirmai que sans Dieu je ne pourrais rien faire et que je le priais continuellement de me révéler sa vérité, de manière qu'elle puisse orienter mon service et finalement l'assumer tout entier" (F 197-198).

 

9. Le vieux coucou

"Maman aimerait que je me marie maintenant. Elle pense que je serai très difficile à écouler et que je vais lui rester. Pourtant elle m'a tout le temps dit que j'étais laide ; elle affirme maintenant que j'avais eu un certain charme, mais qu'il s'évanouissait si vite qu'il était grand temps. Comme une marchandise qui n'est plus très fraîche et qu'on doit vendre le plus vite possible. C'est un peu écœurant. Quand elle voit un homme, elle pense que c'est lui". Sa mère avait pour elle un projet pour après le baccalauréat. "Elle a dit que je pouvais entrer à l'Union bancaire comme secrétaire de direction, je recevrais tout de suite un bon salaire. Mr Lambelet a dit qu'il me prendrait avec lui, je pourrais devenir sa secrétaire. Maman voudrait bien que je me marie avec ce Lambelet. Un vieux coucou ! Il est onctueux. Je pourrais faire une salade avec lui. Et je n'y pense pas" (G 81).

 

10. Toujours la question de Dieu

Il y avait toujours "toute la question du Bon Dieu qui, souvent très pressante, restait encore si étrangère. Je savais très fermement que je lui appartenais tout entière, mais la forme de cette appartenance, sa force, l'aspect de l'engagement, restaient des points d'interrogation auxquels je me heurtais constamment. Je priais beaucoup, pensais énormément à Dieu ; c’étaient là les seuls indices de ma piété. Tout ce que l’Église offrait en sermons et en dévotions, je l'évitais soigneusement, comme si cela pouvait gêner, retarder une décision future. Ce qui me déroutait le plus dans les cultes protestants, c'était qu'ils provoquaient chez moi une violente opposition... Le catholicisme ne me venait pas à l'idée, mais j’étais remplie d'une soif confuse de Dieu, toujours plus ardente ; je savais qu'il n’était pas seulement caché à moi, mais à toute l’Église protestante, non par sa volonté, mais par notre faute, et que lui-même désirait pouvoir enfin se manifester... La seule chose dont j'étais sûre, c'était que la confession manquait aux protestants". Et pourtant, à cette époque-là, Adrienne ne fit rien pour se rapprocher du catholicisme.

 

"La musique prenait une place sans cesse grandissante ; je m'y plongeais littéralement, espérant parvenir à Dieu grâce à elle et comprendre quelque chose de lui, pour pouvoir ensuite lui offrir ma vie sans réserve. Pour moi il était évident que Dieu devait disposer entièrement de nous, mais un obstacle subsistait et je ne pouvais découvrir ce que c’était" (F 196-197).

 

11. La musique et le chant

"La prière ? C'est triste. Personne ne l'entend... Je pensais toujours que Dieu était autrement, mais que viendrait bien le jour où Dieu apparaîtrait et qu'il me cueillerait et me montrerait comment il est. Et puis j'ai pensé qu'on reviendrait à lui par les autres s'il ne venait pas lui-même nous chercher. Et puis j'ai pensé qu'on reviendrait à lui par la philosophie. Et maintenant c'est peut-être le dernier essai que je fais : par le piano... J'aurais beaucoup aimé jouer du violon. Et ça n'a pas été parce que j'ai été malade. Et puis j'aurais beaucoup aimé chanter et ça n'a pas été non plus parce que je manque de souffle... Je suis allée chez Madame Philippi. Elle a dit : C'est une belle voix, mais pas du tout travaillée. On devrait commencer tout à fait au début. Technique de respiration. Avec le temps, je pourrais remplir la cathédrale, a-t-elle dit, et il serait grand temps de commencer. Cela se ferait alors en quelques années. Mais alors justement ne faire que chanter, rien d'autre. Mais ça, je ne peux pas à cause du Bon Dieu... J'ai pensé un jour qu'avec le chant on pourrait peut-être trouver Dieu et aussi le donner aux autres. Mais ce n'est pas ça ; je dois avoir les personnes ! Ainsi je suis tout à fait décidée : je vais faire médecine.... Je n'ai pas dit à maman que j'avais été voir Madame Philippi" (G 79).

 

12. L'église du Saint-Esprit

"Je suis allée avec Willy (le frère d'Adrienne, qui a trois ans de moins qu'elle) à l'église catholique pour prier. L'église du Saint-Esprit. Un peu loin. Ça s'est passé comme ceci : j'avais deux francs et j'ai invité Willy à prendre le thé en ville, rue Äschenvorstadt, mais nous avons mangé tant de petits gâteaux qu'il nous a été impossible de commander du thé... Après cela j'ai dit à Willy : Nous allons nous promener un peu jusqu'à l'église du Saint-Esprit et là nous reposer et puis rentrer à la maison en tram, il a en effet une petite carte de tram et nous pouvons rentrer à la maison, rue Feldberg, avec le quatre et le cinq.

 

Nous sommes donc allés à l'église. Tout d'abord Willy ne voulait pas entrer. Il pensait qu'il ne pouvait pas. Pourquoi ? Parce que c'est celle des autres. Moi : C'est justement pour ça que nous y allons, pour voir et pour prier. Alors en montant l'escalier à mon bras, Willy m'a demandé : Tu pries chaque jour ? Moi : Oui, et toi ? Lui : Maman prie avec moi la plupart du temps. Bien qu'il soit déjà confirmé. Moi : Nous regardons un peu les tableaux et nous prions avec les tableaux. Lui : On ne peut pas faire ça. C'est tout à fait catholique. Nous nous sommes assis sur le petit banc, il ne peut pas se mettre à genoux. (Le frère d'Adrienne était déjà très handicapé par la poliomyélite). Après j'ai pensé : il faut quand même que je le fasse pour qu'il voie quelque chose. Je me suis agenouillée et j'ai prié, prié, autant que j'ai pu... Quand on dit le Notre Père dans une église catholique, ça rend un tout autre son qu'ailleurs. Tous les morts prient avec nous, tous ceux qui sont au ciel. J'ai dit à Willy : l'église s'appelle l'église du Saint-Esprit, donc le Saint-Esprit doit y vivre. Tu peux donc t'imaginer qu'il vit dans l'église, qu'il vit dans la foi, mais aussi qu'il vit en chaque croyant. Et de là tu arrives aux saints, à ceux qui sont tout à fait vraiment saints... Il y a cinquante personnes dans cette église et, parmi elles, il y a celles qui prient vraiment, en qui l'Esprit Saint vit réellement. Il y en a beaucoup d'autres pour qui l'Esprit Saint est un souvenir. Et alors l'Esprit Saint doit être encore très, très, très fort en quelqu'un pour que les autres soient touchés. C'est celui-là qu'on appelle un saint parce qu'il a tant d'Esprit Saint qu'il n'a pas besoin de le garder pour lui".

 

(Adrienne veut expliquer maintenant ce que veut dire : prier comme une folle, comme elle a fait dans cette église). "Tu sais ce que font les soldats quand ils reçoivent l'ordre de tout étaler ? Chacun a un sac et des bottes et une brosse à dents, etc., des objets personnels, tout ce dont on a besoin. Mais certains ont aussi quelque chose pour les autres : un sur dix a le cirage, un sur cinq des boutons de rechange, un sur trois un nécessaire de couture... Ceux-là ont quelque chose qu'ils utiliseront peut-être un jour, peut-être pas, mais les autres en auront besoin. Il l'a pour les autres, et ça doit être là dans son sac. Il a aussi d'autres choses dont il ne sait pas à quoi elles servent. Peut-être une pièce de canon. Une roue ou quelque chose comme ça. Et s'il ne l'a pas, même s'il ne sait pas à quoi ça sert, on ne peut pas monter le plus beau canon. Peut-être est-il incapable de le monter lui-même. Il a simplement à apporter une pièce incompréhensible. Et un autre, une autre pièce incompréhensible. Arrive maintenant le capitaine avec l'ordre de tout étaler ! Tout montrer ! Tu mets tout par terre, en bon ordre. Et chacun a devant soi à gauche sa brosse à dents, il y a un ordre tout à fait précis. Et le capitaine sait comment on monte le canon. Peut-être ne sait-il plus que c'est toi précisément l'homme qui doit avoir la petite roue. Mais dans la revue de détail, il voit toutes les pièces et si quelque chose manque, une petite roue, c'est toi justement qui dois l'avoir, tu n'as pas le droit de la perdre, les autres en tout cas savent que c'est toi qui devrais l'avoir, que c'est toi qui en es responsable. Et quand tu pries 'comme un fou', tu fais la revue de détail. Tout ce que tu portes, tu le sors, y compris ce que tu ne comprends pas. Et alors tu n'as plus rien en toi. Et alors tu es tout à fait seul avec le Bon Dieu. Si seul que maintenant il peut parler avec toi" (G 65-66).

 

Elle a donc prié 'comme une folle' dans l'église du Saint-Esprit. "Je ne sais pas toujours quand on doit le faire, mais je pense que le Bon Dieu le sait toujours. Et il nous prend simplement quand il est temps. Chaque jour pourtant je fais une petite revue de détail avant de prier. Le matin, regarder rapidement tout ce qui a été couvert de poussière depuis la veille... Je pense que l'Esprit Saint pppfff !!! souffle là-dessus. Et alors on prie 'comme une folle' et après on ne sait presque plus ce qui se passe. Et dans l'église du Saint-Esprit j'ai dit dans ma prière que je voudrais devenir une sainte... Seulement pour pouvoir donner. Je voudrais aussi devenir médecin pour donner, mais il y a des choses beaucoup plus importantes que la santé" (G 66).

 

Et voici sa prière dans l'église du Saint-Esprit : "Mon Dieu, je t'en prie, aie pitié de nous tous (je dis toujours 'vous' au Bon Dieu dans l'église catholique. Je voudrais faire comme les autres). Tu vois que nous avons tant de mal à te comprendre. Quand j’étais petite, tu étais tout proche, mais maintenant tu es souvent très loin. C'est peut-être de ma faute. Je t'en prie, mon Dieu, enlève de moi tout ce qui n'est pas à toi, arrache-le et mets à la place tout ce que tu veux... Et parce que je suis dans une église catholique et que je ne peux pas me confesser, je voudrais te dire tout ce que j'ai fait de mal. Je sais que tu le vois, mais je voudrais quand même te le dire afin que tu puisses mieux me pardonner. J'ai du mal à supporter les scènes à la maison, je suis souvent brusque et puis je suis souvent inquiète à cause de toutes ces histoires de ces derniers mois. Je ne sais pas bien ce que je dois faire de ma vie. Et maintenant, mon Dieu, s'il y a encore autre chose, alors je te prie de me le montrer et de tout enlever et alors de me pardonner. Et donne-moi enfin ton Esprit. Donne m'en beaucoup, beaucoup, tellement que je puisse le donner à tous ceux qui en ont besoin. Tellement que je ne puisse plus le contenir ni le comprendre, tellement, mon Dieu, que je puisse devenir une de tes saintes. Tu sais, je ne sais pas ce que je dis, mais quand même ! Quand même! Parce que nous avons ensemble un mystère, fais que ce mystère fasse réellement de moi ta servante, que je devienne réellement ta sainte, réellement une fille qui travaille pour toi dans la vigne du Seigneur. Mon Dieu, je t'aime beaucoup et je te le demande, aime-moi, et aime aussi toute ma famille, ma mère, Willy qui m'a accompagnée, mon école, et donne-moi d'aimer ceux qui seront plus tard mes malades, tous ceux que je connais et surtout ceux que je ne connais pas, mon Dieu ! Et puis... je voudrais que tu me montres le véritable chemin, dès aujourd’hui... Car c'est si pénible de toujours attendre. Je veux bien faire ce qui est pénible, mais je voudrais aussi que ce soit vrai. Donne-nous à tous la vérité de ton Esprit Saint. Amen. Telle fut la grande prière. Après cela, je n'ai cessé d'ajouter de petites prières. Par exemple : Allume ton amour dans toute cette ville. Fais qu'en chaque église il y ait quelqu'un qui prie vraiment. Permets qu'en chaque maison il y ait une flamme qui fait penser à toi. Sois tous les jours avec tous ceux qui te prient" (G 66-67).

 

13. Noël

"Lors du dernier Noël de mes années scolaires, j'entendis parler pour la première fois – du moins avec pleine conscience – d'une messe de minuit ; j'aurai fort aimé y assister et j'en parlai à maman ; il me semblait absolument nécessaire d'y aller, car j'en attendais des éclaircissements. (Adrienne n'avait encore jamais assisté à une messe). Je croyais que je comprendrais, saisirais soudain quelque chose qui ne pouvait pas être bien loin et que je pourrais ramener à la maison. Mais maman avait peu de goût pour les excentricités de sa fille. Maman dit : Tu vas encore finir par devenir catholique. J'ai dit : Non, non, certainement pas...

 

Et puis la nuit, vers minuit, je suis restée éveillée exprès. J'ai allumé une bougie, je n'ai pas osé allumer la grande lumière. Et puis j'ai fait une croix avec deux règles, je l'ai mise sur le lit, la bougie à côté, et puis j'ai prié, prié 'comme une folle'. Et j'ai dit au Bon Dieu que s'il voulait me faire catholique, il le pouvait bien. Et puis, pendant tout le temps où je pensais : maintenant ils ont leur messe de minuit, j'ai prié avec eux et j'ai ainsi fait quelque phrases en latin parce qu'ils prient toujours en latin. J'ai pensé : si je prie avec eux, je prie aussi en latin".

 

Adrienne va passer les vacances de Noël à la Waldau. "Mon oncle a joué de l'orgue, une fugue de Bach, il joue toujours à Noël. Il joue merveilleusement bien. Il ne joue qu'à Noël. Sinon toujours du piano. Mais les plus grands organistes vont le voir pour lui demander comment il comprend quelque chose... Le dimanche soir, il invite toujours quelques malades, y compris des fous, dans le grand salon, et il joue. Il pourrait jouer dans la plus grande salle de concert s'il le voulait. Il joue pour ces quelques fous"... Mais Adrienne pense que son oncle ne croit à rien. "On ne peut jamais en parler avec lui".

 

A la Waldau, Adrienne va toujours voir des patients ; mais elle ne peut pas y aller trop longtemps. "Toute une après-midi, comme je le faisais souvent, mon oncle trouve que c'est trop". A cette époque, à Noël, une malade, Paula, a beaucoup pleuré. "C'en était une qui pleure ou qui rit toujours. Elle dit qu'elle a perdu Dieu. Quand elle rit, elle ne pense plus à lui. Je lui ai dit qu'on ne peut pas perdre Dieu parce que c'est lui qui nous trouve et pas nous qui le trouvons. Et la nuit de Noël, il veut quand même être avec nous tous. Et il nous a envoyé son Enfant pour montrer qu'il veut prendre avec lui tout le monde, du plus petit enfant au plus grand des hommes. Alors elle s'est calmée". Et c’est lors de ce séjour à la Waldau qu'Adrienne se demande sérieusement si, malgré sa préférence pour la chirurgie, elle ne devrait pas choisir la psychiatrie. Pendant ces vacances, elle essaya aussi d'obtenir de son oncle la permission de faire des études de médecine, elle eut comme seule réponse : Tu n'as même pas encore ton baccalauréat. "Il n'y avait donc rien à faire pour l'instant" (F 199-200 et G 69-71).

 

14. La musique à longs traits

Pour le dernier trimestre à l’école, les élèves n’avaient presque plus de devoirs. Adrienne apprécia particulièrement la chose : elle put faire beaucoup de piano. "Mais c’était un adieu : je croyais voir très clairement que je ne pouvais mener à bonne fin la médecine et la musique. Quelque chose d'indéfinissable s'y mêlait aussi. A la Waldau, j’avais souvent expérimenté que, pour aider les malades, on devait faire de petits sacrifices intérieurs, et je les croyais aussi efficaces que tout autre traitement. Ainsi je voulais sacrifier la musique à mes futurs malades ; par ce moyen, je pensais pouvoir m'approcher plus près d'eux ; il serait préférable d'aller vers eux en ayant accompli ce sacrifice ; je craignais d'autre part qu'en continuant à jouer de ce piano tant aimé, j'en viendrais à négliger mes études, bien plus importantes ; mes raisons se trouvaient donc sur deux plans fondamentalement différents, mais le renoncement n'en était pas moins douloureux. Avec une joie d’autant plus grande, je jouai pendant ces derniers mois, sans me laisser obséder par cette atmosphère d'adieu : je savourais encore la musique à longs traits" (F 200-201).

 

15. Le baccalauréat (printemps 1923)

"Maintenant arrive le baccalauréat. Ça me semble très drôle d'avoir soudain quelque chose en mains. Après, je peux faire un tas de choses. Médecine, philosophie, théologie ou n'importe quoi. On nous donne quelque chose en main et alors on peut le répandre. Häberlin pense : philosophie. Et j'aimerais bien aussi la théologie. Je voudrais savoir un tas de choses sur le Bon Dieu. Je pense que si on savait un tas de choses, on pourrait le forcer à se montrer... Hier nous avons passé le baccalauréat. Fini. Vers onze heures et demie, le directeur est venu dans la classe : 'Toutes ont réussi. Vous pouvez venir à trois heures pour dire au revoir aux professeurs'. A la maison, un vase de roses préparé par maman" .

 

Finalement il n'y a pas eu de rencontres avec les professeurs, ils n'étaient pas là parce que c'était mercredi. Toutes les filles sont donc allées chez Pellmont prendre le thé – "le thé, c'est une façon de parler, nous avons pris une glace ; et ce fut terminé pour les fêtes, et je suis rentrée chez moi. Et j'ai été très, très, très triste... Parce que j'ai pensé que c'était maintenant la fin de quelque chose. Jusqu'alors il y avait une ligne. Que faire maintenant ? Il faut donc que je prenne une grande décision. Puis j'ai mis de l'ordre toute la soirée. J'ai retiré les feuilles vierges des cahiers scolaires. Et j'ai brûlé mon journal ce soir. Parce qu'il y aura encore une fois une crise avec maman ; je vois ça arriver. Elle est déjà très en colère parce que je n'entre pas à l'Union bancaire. Je peux aller maintenant pour quinze jours à la Waldau, et elle va écrire à mon oncle pour qu'il m'influence. Et quand je serai partie, maman va encore fouiller mes affaires. J'ai donc tout mis au feu" (G 80-81).

 

16. Les trois filles

Dans ce journal, il y avait des histoires, par exemple l'histoire des trois filles. Elles se promènent le long d'un ruisseau (Bach). "Et c'est un ruisseau curieux : d'abord une cascade, puis il y a un courant, et puis vient un ouvrage, par exemple un moulin. Les trois se promènent le long du ruisseau et elles savourent leur promenade, l'eau a tant de reflets jaunes. Elles parlent de ce qu'elles vont faire dans la vie. L'une dit : Tout pour Dieu. La deuxième : Moitié, moitié. Les deux autres demandent : Qu'est-ce que ça veut dire : Moitié, moitié ? Elle dit : Moitié pour Dieu et les hommes, moitié pour moi. La troisième dit : Rien pour Dieu, tout pour moi. Les trois sont tout à fait honnêtes, elles disent exactement ce qu'elles pensent. La dernière est jolie et riche et avide de plaisirs. Elle ne croit pas en Dieu, elle est ainsi obligée de dire : Rien pour Dieu, tout pour moi. Elle a cette honnêteté. Elle veut simplement jouir. Celle du milieu aussi est totalement honnête. Elle connaît ce qu'on appelle les grandes fêtes où elle voudrait donner quelque chose à Dieu et au prochain, mais à côté de cela elle a besoin de détente pour elle seule. Et elle pense qu'elle doit organiser cette détente de cette manière-là et que ce que Dieu demande avant tout, c'est l'honnêteté. La première aussi est tout à fait honnête. Extérieurement, elle n'est pas beaucoup meilleure que les autres, pas excessivement pieuse, mais elle voudrait réellement tout faire pour Dieu. Elle sait que ce n'est qu'un début. Mais tout son avenir devrait appartenir à Dieu sans qu'elle sache comment.

 

Les trois regardent l'eau. Celle qui est "tout pour moi", c'est la cascade : seulement la beauté. Celle du milieu, c’est le courant qui est toujours beau et lisse ; il y a là de l'eau pour boire, pour se baigner, etc. Et celle qui est "tout pour Dieu" (ou aussi "tout pour les hommes") est au fond le moulin. Toute l'eau entre dans l'ouvrage, toute l'eau est utilisée. Et ce n'est plus une eau qui est "belle". Et elles voient que toute l'eau qui était dans la cascade et dans le courant est encore utilisable dans le moulin. Elles reconnaissent par là une espèce de nécessité de s'orienter totalement vers Dieu malgré tout. De quelque point de vue qu'elles la regardent, elles doivent quand même regarder en face la réalité de Dieu" (G 82-83).

 

17. La vieille femme

Dans le journal brûlé, il y avait aussi l'histoire de la vieille femme. "Il était une fois une très vieille femme qui depuis longtemps déjà n'avait vécu que pour elle. Elle était tout à fait seule, chaque jour elle devait préparer son bois elle-même et faire la cuisine et faire la vaisselle et s'occuper de tout le ménage, raccommoder ses affaires et s'occuper du chauffage en hiver et cultiver le jardin en été. Et tout cela pour elle, jour après jour. En même temps, elle a réfléchi à sa vie et elle a aussi prié. Mais le soir, elle se sentait toute drôle et elle disait au Bon Dieu : Quel sens cela a-t-il, mon Dieu? Et tant de travail et de peine toujours uniquement pour que la vieille femme continue à vivre encore et encore. Et elle a senti quelque chose de ce genre dans son coeur, tantôt ça passait vite, tantôt ça s'arrêtait.

 

Maintenant elle pense à la mort : c'est mon coeur. Maintenant le Bon Dieu va peut-être venir me chercher. Et que vient-il chercher? Une vieille femme qui ces derniers temps n'a utilisé tant de force que pour elle-même. Et pourtant elle a eu toute une vie. Et elle doit remercier Dieu pour toute cette vie. Et voilà qu'elle commence à penser à toute sa vie. Imagine-toi : elle a eu un jour un mari, des frères et des sœurs et beaucoup d'enfants; elle a eu neuf enfants et là où elle habitait, c'était autrefois un grand village mais, dans un autre village, ils ont commencé une industrie et les gens alors sont partis si bien que peu de maisons sont encore habitées. Alors qu'elle pensait à tout cela et à la perte de ses enfants - quelques-uns ont émigré, d'autres sont morts, et il ne reste plus personne de sa famille -, alors qu'elle pensait à la manière étrange dont Dieu s'y était pris avec elle, comment il lui avait tout pris et comment elle ne devait plus vivre que pour elle-même bien qu'il lui restât encore beaucoup d'amour, un ange est venu à elle avec un grand, grand, grand panier, et dedans il y avait des tout petits bouts de papier blanc. C'était un lourd panier parce qu'il était tout plein. Et c'était toutes ses bonnes pensées et ses bonnes prières, et le Bon Dieu lui a dit par l'ange : Voilà toutes les personnes que tu as connues, toutes les personnes pour lesquelles tu as prié, pour lesquelles tu a eu de bonnes pensées. Et parce que tu les as réellement aimées, maintenant dans la solitude tu penses encore à elles. J'ai maintenant un très grand trésor de pensées et de prières que je peux utiliser pour d'autres comme je veux. C'est pourquoi aucune de tes journées n'est solitaire et rien n'est perdu de tes actions et de tes pensées" (G 83-84).

 

18. Le journal brûlé

"Il y avait aussi beaucoup de choses personnelles dans le journal. Un jour j'ai fait quelque chose de tout à fait stupide. Chaque fois que j'avais pleuré, je faisais une croix dans le journal. Et si j'avais pleuré deux fois, j'en mettais deux ou cinq. Plus tard j'ai pensé que ça n'allait pas. A l'école je suis pourtant gaie. Mais je pleure parce que tout est si faux... J'ai écrit beaucoup de prières... Il y a toujours ça aussi : qu'est-ce que c'est qu'une vie d'homme ? D'une manière ou d'une autre, on pense : je suis une personne parmi beaucoup d'autres. Si ça pouvait aller mieux pour les autres quand ça va plus mal pour moi, alors je devrais dire qu'une vie humaine n'est pas si précieuse. Même si c'est la mienne, ça n'a aucune importance. Et d'autre part on pense qu'une vie humaine est un don de Dieu, quelque chose qui a beaucoup de valeur, quelque chose de beau, que je dois lui rendre. Et ainsi ça se termine toujours par la constatation que je suis en même temps très précieuse et de très peu de valeur... Donc je dis à Dieu : Prends et fais-en ce que tu veux... Il y a beaucoup de choses dans ce sens dans le journal. Pendant tout un temps, j'ai dit chaque jour : Prends. Prends aussi mes bonnes notes à l'école. Et tout ce qui me distingue... Ils disent toujours que je suis douée... Mais si tous vantent mes dons, l'un dit : Fais ça, tu es si douée ; et le deuxième... et le troisième..., c'est alors une grande tentation de penser qu'on peut décider soi-même de sa vie, en fonction de ses talents ! C'est pourquoi je dis : Prends mes talents. Je préférerais qu'il les garde. Mais alors je pense à nouveau : il ne s'agit pas de ce qu'on préférerait... Mais pourquoi ne montre-t-il pas ce qu'il veut ?... Cette nuit, je ne me suis pas couchée. Après avoir tout brûlé, je me suis assise au bord du lit. J'étais si triste que je ne pouvais pas dormir. Je ne voulais pas le faire non plus. Je lui ai dit : Prends ce que tu veux, en n’importe quel domaine. Mais fais que ce que tu prendras et ce que tu me laisseras soit à ton service. Même si après cela Adrienne ne fasse plus un tout" (G 84-85).

 

19. Mariastein

Le lendemain, Adrienne se lève comme à l’accoutumée. "Maman m'a dit qu'elle voudrait bien rester encore couchée ; je lui ai porté son petit déjeuner au lit. Elle a dit : Vous faites un tour aujourd'hui ? Moi : Oui. Je vais chercher Hanni. Elle m'a donné deux francs et de plus un dîner, des œufs durs et du pain et des oranges et de la viande froide. Je suis allée demander à Hanni si elle voulait venir avec moi. Mais elle était encore au lit et elle n'en avait pas envie. Alors je suis partie toute seule". Et Adrienne est partie pour Mariastein, un sanctuaire catholique non loin de Bâle : "là-haut". Adrienne sait que les catholiques prennent très souvent leurs décisions dans des lieux de ce genre. Ils y vont en pèlerinage.

 

"Et je suis donc partie. Je suis entrée dans l'église. Je ne sais pas exactement à quelle heure je fus là-haut, peut-être vers midi. J'avais faim, mais j'ai pensé : non, on ne mange pas maintenant; maintenant on va prier un peu et demander et prendre une décision. Par l'esprit catholique. Ça m'a fait une impression parce que cela faisait longtemps que je n'avais plus pensé d'une manière aussi catholique. Et quand cela m'est venu à l'esprit, j'en fus moi-même surprise et j'ai pensé que ma décision était prise dans le cadre d'autres décisions. Au fond ça n'a pas d'importance maintenant ce que je décide, ma décision doit seulement prendre place dans le cadre d'autres décisions. Et puis de temps en temps il y a des gens qui sont venus et qui ont chanté; je suis restée dans l'église toute la journée. Et entre temps j'avais une faim de loup et je voulais manger mes affaires. Mais alors : on ne peut pas manger dans une église. Et quelque part il était écrit : Les pénitents peuvent sonner ici, ou quelque chose comme ça. C'était la tentation. Si je lui avais dit que je voudrais bien me confesser, n'aurait-il pas accepté?

 

Je suis restée ainsi toute l'après-midi, tantôt en priant, tantôt sans prier... Et puis j'ai fait mon offre au Bon Dieu. Et toute la journée, des choses très sérieuses ont fait surface. On adopte la médecine. Absolument. Là il n'y a rien. Dans le pire des cas, mon oncle paiera. Et s'il ne paie pas, on doit y arriver à la force du poignet. Donner des leçons particulières. Mais ne pas se laisser détourner des cours pour devenir professeur. Et puis arrêter totalement la musique. Ne plus savoir qu'on aime la musique... Je l'ai vu trop clairement : on ne peut pas servir deux maîtres. Et si je veux sérieusement la médecine et si je la reçois de Dieu comme un cadeau, ce que je dois faire maintenant, c'est justement mettre la fille tout entière dans le cadeau, je dois honorer totalement le cadeau de Dieu. Et puis il n'y a plus que les personnes qui ont encore une place en moi. Tout d'un coup il a fait nuit. Et naturellement, mes deux francs, je les ai mis dans le tronc parce que j'avais calculé que je devais rentrer dare-dare à la maison. Je suis donc rentrée en courant, je suis arrivée très tard, maman était terriblement excitée parce qu'elle avait remarqué que je n'étais pas partie avec Hanni. J'ai pensé : ça commence bien! On revient avec des décisions très sublimes et paf! grande scène". Puis Adrienne va se coucher, "mais je devine qu'il y aura maintenant des histoires. Est-ce que le Bon Dieu peut laisser quelqu'un prendre une si grande décision de ce genre et ensuite le secouer comme il faut? On passe d'une tristesse à une autre. Quand maman fait de telles scènes, comment savoir encore ce que Dieu veut?" (G 86-87).

 

Pour un bilan des deux années à l'école supérieure de jeunes filles (août 1921 – avril 1923)

 

1. Adrienne a vingt ans. Elle découvre la grande ville. Elle fait preuve d'une liberté d'esprit qu'on lui connaissait déjà. A l'école, les filles lui trouvent une tournure d'esprit catholique, mais elles pensent qu'elle ne pourra jamais devenir catholique : elle est trop personnelle. Les filles de son école n'ont pas le droit de suivre des cours à l'université, ça ne l'empêche pas d'y aller. Elle a une influence bénéfique sur toute sa classe : le directeur lui en est reconnaissant. Elle devient la confidente et la conseillère d'un certain nombre de filles. Elle veut, dans sa vie, pouvoir donner aux autres. Elle a de bonnes relations avec toutes les filles, se trouve des amies. Elle aime discuter y compris avec des gens plus âgés qu'elle. Certains de ses professeurs voudraient la voir devenir professeur elle-même : de philo ou d'autre chose. Elle découvre la vie mondaine : les dîners en ville et le bal, on lui fait des propositions de mariage.

 

2. Son projet de devenir médecin est plus net que jamais. La médecine, c'est aider les autres.

 

3. Dieu : la question revient sans cesse. Elle sait qu'elle appartient à Dieu. Elle est décidée au célibat. Où est sa place ? Elle est souvent confrontée à l'incroyance, entre autres de médecins. Elle voudrait porter à Dieu tous les visages qu'elle rencontre ou qu'elle devine. Elle éprouve toujours une sorte de réserve ou même de rejet à l'égard du protestantisme, elle a des tendances catholiques sans le savoir, mais elle n'éprouve pas du tout le désir de devenir catholique. Dans sa recherche de la "vérité" de Dieu, elle fait preuve aussi d'une grande liberté d'esprit : elle va prier dans l’église catholique du Saint-Esprit, puis au sanctuaire de Mariastein. Toujours vouloir savoir, connaître.
 

Tous les détails rapportés dans les deux autobiographies d'Adrienne n'ont pas été reproduits ici. L'essentiel provient des Fragments autobiographiques, p. 181-201 et de Geheimnis der Jugend, p. 55-96.


 

V. Étudiante en médecine (été 1923 – été 1927)


 

1. Premier semestre (De Pâques à octobre 1923)

 

Avant la rentrée

Après le bac, madame von Speyr n'envisageait pour sa fille qu'un emploi à la banque où l'on accueillait volontiers comme secrétaires de direction "des jeunes filles de bonne famille" ; elle avait déjà tâté le terrain, on prendrait sa fille. Adrienne, elle, ne pense toujours qu'à la médecine. Elle prie pour obtenir la lumière, mais "je n'obtins aucune lumière sur l'essentiel, tout restait incertain et douteux".

 

Adrienne avait devant elle deux semaines et demie de vacances, elle part pour la Waldau. Elle aurait voulu aussitôt parler à son oncle de son avenir, mais celui-ci s'arrangea pour éluder la question : il félicite sa nièce pour son baccalauréat (il avait fallu du courage pour l'avoir en si peu de temps !), il la trouve un peu fatiguée et lui recommande un bon repos : bien dormir, bien manger, se reposer. Impossible de lui parler de ses futures études. Il ne voulait pas que je devienne secrétaire, mais il ne voyait pas de raison pour que je fasse médecine. "Pas un seul motif raisonnable". Pour lui, l'idée que j'avais de faire médecine n’était qu'un rêve d'enfant : je n'avais ni la santé, ni les forces, ni non plus la persévérance pour une telle entreprise ; il craignait fort aussi que ces études en viennent à détruire toute la sensibilité qui était la mienne ; je ne pouvais, disait-il, m'imaginer à quel point c'était souvent pénible".

 

Les deux semaines qui suivirent, l'oncle fut très gentil avec sa nièce, lui donnant de véritables preuves de son affection ; "mais il faisait absolument comme si tout mon problème n'existait pas". Le semestre commençait lundi. Le vendredi précédent, en accompagnant son oncle jusqu'au tram, Adrienne essaya encore en vain d'aborder le problème de ses études ; il lui dit : "C'est gentil que tu viennes avec moi, mais ne parle pas de ton avenir, c'est mon après-midi de congé. Rien ne presse ; d'ici lundi, je t'appellerai". Le samedi, Adrienne a été le voir et il a dit non. Le dimanche, encore une fois : "Le semestre commence demain, je vais commencer. Lui : Je n'ai encore jamais vu un étudiant qui commence le premier jour. Adrienne : Mais je vais commencer. Lui : Mais pas avant que nous en ayons parlé. Je suis déboussolée". Le dimanche, après le souper, l'oncle joua un moment du piano, "puis il vint à la salle à manger et fit avec moi des patiences ; il me reprocha de jouer trop rapidement, sans prendre le temps de bien regarder tout le jeu pour utiliser mes chances au mieux".

Le lundi vers six heures, la surveillante en chef vient frapper à la porte d'Adrienne et dit : "Quoi, vous n'êtes pas encore debout ? Monsieur le directeur vous attend. Je me suis donc dépêchée, j'ai enfilé mes habits en toute hâte et je suis allée trouver mon oncle. Il dit qu'il voulait entendre mes raisons. Alors je les lui ai dites... Mais que peut-on dire à un oncle pareil ?... J'ai dit que finalement mon père aussi avait été médecin et lui aussi. Je voudrais aider et j'ai l'impression que, par la médecine, je pourrais le faire. Et que c'était quelque chose dont j'étais capable. Il n'a pas compris. Il devait s'interdire de comprendre. Il pensait que je n'aurai pas la santé. C'était l'une de ses raisons. Et puis il dit qu'on apprenait une foule d'affaires horribles quand on est médecin. Et jusqu’à présent j'ai été comme un enfant. Et il voit beaucoup d'étudiantes qui se sont corrompues. Tout ce qu'elles voient dans les hôpitaux et tout ce que les étudiants racontent. Il pense que cela pourrait devenir pour moi un terrible fardeau intime. Et on ne s'en sort que si on a une certaine insensibilité interne. Finalement il dit : Que penses-tu maintenant ? J'ai dit : Je commence. Lui : Écoute, ta mère a bien sûr la pension pour toi. Tu peux vivre chez elle. Mais je ne te paierai pas tes études. Qu'est-ce que tu imagines ? Qui va te les payer ? Je lui ai dit : Moi. Lui : Vraiment ? Tu as de l'argent ? Moi : Non. Je vais en gagner. Lui : Je voudrais bien savoir comment. J'ai dit : Moi aussi. Lui : Finalement c'est ta mère qui doit décider. Retourne maintenant à Bâle et parle avec elle. Là-dessus, il me serra la main en guise d'adieu et me renvoya. Je ne me sentais pas très à l'aise... Et même si ce furent les vacances les plus horribles à cause des hésitations de mon oncle, je suis quand même chez moi dans sa maison. J'aime bien ce monde de l'hôpital psychiatrique... Quelle que soit la personne avec qui l'on parle, on a l'impression qu'on peut donner quelque chose. Beaucoup plus que dans un autre monde, plus ouvert".

 

Adrienne court à la gare, elle prend le premier train possible. Sa mère n'était pas du tout informée de son arrivée ; "elle n'appréciait guère ce genre de surprise, ce qui n'allait sûrement pas faciliter les débuts ; pourtant, tout au fond, je jubilais quand même : dans quelques heures mes études commenceraient tout à fait sérieusement, et je serais une étudiante en médecine comme tant d'autres... J'ai dit à maman : Me voilà. Elle : Que veux-tu ? Moi : J'aimerais bien revenir à la maison. Elle : Idée stupide. Moi : Le semestre commence cet après-midi. Elle : Qu'en dit ton oncle ? Je le lui ai dit. Alors elle a pris mon manteau et mon chapeau, les a jetés dans l'escalier et a dit que je pouvais maintenant courir après mon chapeau et mon manteau. J'ai donc suivi mon manteau et mon chapeau" (F 201-207 ; G 97-99).

 

La rentrée

Le même jour, dans l'après-midi, Adrienne s'inscrit à l'université, puis elle se rend à l'école supérieure de jeunes filles pour discuter de sa situation avec son amie Georgine Gerhard qui, à cette époque, y était secrétaire. Adrienne devait gagner de l'argent et elle ne voyait pas d'autre moyen pour cela que de donner des leçons privées. Son amie Georgine put lui en donner autant qu'elle en voulut et Adrienne en eut jusqu'à vingt par semaine. Sa situation financière s'éclaircissait. Quelque temps après elle faisait le compte : comme elle avait beaucoup de cours, avec ses leçons particulières, cela lui faisait 68 heures par semaine. Un an ou deux plus tard, elle pouvait dire qu'elle donnait des leçons autant qu'elle voulait si bien qu'elle était devenue "un peu difficile" : elle refusait les élèves auxquelles l'application et l'intérêt nécessaires semblaient faire défaut. "Mes grosses dépenses étaient avant tout les inscriptions aux cours ; je n'avais besoin que de peu d’habits et portait souvent les vieux vêtements de ma famille proche ou éloignée ; parfois aussi je recevais de l’étoffe ou en achetais, me faisant moi-même des robes-sacs – c'était la mode à l'époque – qui ne demandaient pas une grande habileté... Avec l'argent, je vivais toujours sur un pied de guerre et toujours il semblait l'emporter sur moi et mes meilleures résolutions : à peine était-il dans mes mains que déjà il avait disparu. Mais cela ne me chagrinait guère".

 

Adrienne raconte la suite de sa première journée après sa rencontre avec Georgine : "Je suis rentrée à la maison. Maman était indignée. D'abord de ce que j'osais revenir à la maison. Et deuxièmement – nous aimons le paradoxe – que je n’étais plus revenue à la maison depuis dix heures et demie. C'était justement l'heure du souper, ils n'avaient pas mis de couvert pour moi. J'ai donc pris de la vaisselle dans l'armoire et j'ai mis le couvert à ma place. La bonne me regarda comme si j'étais une invitée étrangère, c’était une nouvelle bonne. Et maman interdit aux garçons de me parler. Elle non plus n'a pas dit un mot. C'est fini, je ne te parlerai plus. Après m’avoir grondée. Puis j'ai fait mon lit. Je me suis encore agenouillée longtemps au pied de mon lit et j'ai pleuré. Et je me suis demandé si tout cela avait au fond un sens... Pendant trois semaines, maman ne m'a pas dit un seul mot. Aucun mot. Mes frères et ma sœur non plus. De temps en temps j'ai oublié qu'ils ne me parlaient pas. Le soir et le matin, j'ai dit bonjour et bonsoir naturellement. Et à table, quand ils se parlaient, il m'est arrivé à l'occasion d'intervenir dans la conversation. Mais ils n'ont jamais répondu... Souvent aussi ils ne me mettent pas de couvert. Il n'y a que Theddy qui m'a souvent dit un petit mot dans l'escalier. Devant maman, il n'en a pas le droit" (G 100-101 ; F 207-208.227)

 

Les cours

Adrienne se rend au premier cours de travaux pratiques chez le Professeur Fichter : la chimie inorganique. "C'était merveilleux ; dès le premier instant, on travaillait réellement et j'ai acquis là une sérieuse base en chimie... Plus tard le Professeur Fichter me dit que j'avais été la meilleure élève qu'il ait eue de toute sa vie, ce dont je ne fus pas peu fière, d’autant plus que ça n'allait pas partout aussi bien".

 

Aux travaux pratique de botanique, ce fut plus laborieux. "Le cours était très ennuyeux, et je ne suivais que péniblement. Il en allait exactement de même pour la physique. C'est vraiment dans ces deux branches que les lacunes de mes études secondaires se montraient sous leur plus mauvais jour".

 

"Le cours quotidien de zoologie était très curieux". Il était donné par le vieux Zschokke qui était toujours gentil avec Adrienne parce que son père avait déjà été son élève, "et manifestement un très bon élève". Suivait le cours pratique donné par Zschokke et ses deux assistants dont l'un était Adolf Portmann avec qui Adrienne se lia bientôt "d'une très bonne, d'une très profonde amitié". Et puis il y avait tous les autres cours.

 

"J'étais heureuse d'étudier avec des garçons ; je me trouvais plus libre qu'en étant exclusivement avec des jeunes filles. De plus, comme j’étais la seule jeune fille à commencer ses études ce semestre, il était naturel que je m'attache davantage aux garçons". Pendant ce premier semestre, Adrienne se lia surtout avec Adrian Sutermeister et Willy Roessiger. "Nos relations étaient tout à fait naturelles et gaies. Nous nous asseyions les uns à côté des autres durant les différents cours et allions ensemble d'un bâtiment à l'autre, car à cette époque tout était très disséminé. Nous parlions énormément de nos futurs problèmes professionnels, de nos rapports avec nos semblables, de notre volonté de comprendre et d'aider. Nous étions constamment du même avis, et même si ce n’était pas toujours du premier coup, nous parvenions pourtant très vite à une solution commune et amicale".

 

"Au cours du semestre, nous faisons parfois des excursions avec le professeur de zoologie ou celui de botanique. A la première sortie de zoologie, nous allâmes dans le Jura chercher des salamandres ; j'en ramenai beaucoup à la maison et les installai confortablement dans un aquarium ouvert... Les excursions avec Zschokke étaient connues pour se terminer par une beuverie en règle, des plus tapageuse ; Adrian et Adrienne alors s'esquivaient, "le plus souvent de bonne heure, et nous rentrions à la maison par un autre chemin" (F 208-211).

 

Un dimanche Fichter a invité Adrienne à dîner. "Il m'a dit que j'étais son étudiante la plus douée, il n'avait jamais vu quelque chose comme ça... Il s'occupe follement de ses étudiants. Et je dois recevoir une bourse et une dispense des frais de cours. D'habitude on ne reçoit cela que plus tard, mais les exercices que j'avais faits aient été si corrects qu'ils peuvent tenir lieu de travail". Puis il y a eu "des explications curieuses avec Fichter. Il voulait absolument que j'étudie la chimie... Il voit une carrière académique : je dois absolument étudier la chimie ; ensuite tout allait rouler, je deviendrais chargée de cours. Moi : Je préfère rester en médecine. Lui : Est-ce qu'on a le droit de laisser tomber des aptitudes aussi évidentes ? Moi : Peut-être, peut-être, peut-être ai-je toujours été douée pour ce que j'ai justement à faire... Maman a dit que je n'étais douée pour rien. Je veux médecine, c'est comme ça".

 

Adrienne eut aussi une histoire avec Zschokke. "Quand je lui ai donné mon carnet de présence : Quoi ? Des études de médecine ? Vous devez laisser ça tout de suite aux autres. Vous devez étudier la zoologie, vous êtes arrivée si loin, vous avez des aptitudes évidentes... Il a déjà le thème pour la thèse... Finalement il a dit : Laissons l'affaire ouverte. Je ferai de la dissection au prochain semestre d'hiver, c'est très bien aussi pour les zoologues".

 

Le climat à la maison

"A la maison, l'interdit du silence fut brusquement levé ; Willy avait en effet quitté son institut bernois et fréquentait maintenant à Bâle l'Institut Minerva ; il avait besoin de leçons d'anglais que je pus lui donner, reprenant ainsi une place normale dans la famille". Fichter invita madame von Speyr à souper. Elle en fut très flattée et elle trouva alors que les études "avaient peut-être quand même un sens maintenant que je pourrais devenir chimiste. Mais ensuite elle fut à nouveau fâchée parce que je ne prenais pas la chimie".

 

Les leçons particulières rémunérées demandaient beaucoup de temps à Adrienne, mais "à cette époque, j'avais besoin de très peu de sommeil, quatre à cinq heures me suffisaient largement.Mon sommeil eût été à coup sûr trop court si je ne m’étais rattrapée par une nuit incroyablement longue, du samedi au dimanche. Le samedi soir, je prenais un bain tout de suite après le souper, j’étais déjà au lit vers huit heures et, pour autant que je m'en souvienne encore, je dormais d'un trait jusqu'à ce qu'on sonnât pour le dîner du dimanche, autour de midi et demi. C’était le lever le plus pénible de toute la semaine. Le dîner du dimanche consistait toujours en un bouilli, telle avait été la coutume chez ma grand-mère, à La Chaux-de-Fonds, et ma mère avait repris cet usage". Comme Adrienne gagnait de l'argent avec ses leçons particulières, madame von Speyr estima que sa fille devait payer le dessert à la maison le dimanche, "et un bon" (F 211-212. 219 ; G 101-103).

 

Vacances d'été

"Le premier jour des vacances d'été, je retournai à la Waldau". Pour la première fois de sa vie, Adrienne y retournait dans une atmosphère d'incertitude : son oncle lui en voudrait peut-être encore. Mais on la reçut très aimablement et Adrienne dut raconter à son oncle beaucoup de choses sur ses expériences de son premier semestre. "Il semblait presque avoir oublié combien il avait été hostile à mes projets".

 

"Quelques jours après, mon oncle s'étonna que je ne joue plus jamais sur son magnifique piano à queue ; je dus alors lui avouer qu'une de mes premières visites au semestre d'été avait été pour mon professeur de piano ; je lui avais annoncé, le cœur lourd, que je le quittais, ne pouvant mener de front deux choses aussi importantes que la musique et la médecine, et il m'était impossible d'envisager la musique seulement comme un à-côté, un délassement. Je ne dis pas à mon oncle que le sacrifice m'avait beaucoup coûté, mais que j'avais su avec certitude que la médecine, telle que je la voyais, exigeait dès le début des sacrifices, peut-être même des sacrifices dont le sens ne sautait pas immédiatement aux yeux, mais qui pourtant, par leur caractère de pur sacrifice, étaient réclamés par Dieu qui pouvait les utiliser selon ses desseins. Et d'une certaine manière, je croyais très fermement qu'il avait désiré ce sacrifice pour que je m'occupe davantage des hommes".

 

Au cours de ces semaines de vacances, quelque chose angoissait Adrienne : la salle de dissection. "Penser aux cadavres humains comme image de la mort m'épouvantait ; et tout autant le fait de devoir vivre avec eux et d’apprendre d'eux quelque chose en les disséquant... Je ne pouvais me défaire de cette pénible préoccupation intérieure : la salle de dissection. Je comptais les mois, les semaines, les jours me séparant du début de ce travail redouté... Je ne pouvais pas non plus comprendre qu'un corps après la mort puisse être ainsi livré". Adrienne en parla un jour à son oncle, mais il ne fit qu'effleurer le sujet, "comme si la salle de dissection était la chose la plus accessoire du monde". Et Adrienne n'eut pas le courage de lui dire combien cette pensée la tourmentait (F 212-213).

 

Dieu et la mort

"D'une certaine manière, j'ai peur des morts, premièrement parce que moi-même je n'aimerais pas être disséquée... Et ces cadavres sont si totalement nus et alors on commence à couper jusqu'à ce qu'on arrive à un os et finalement ça se termine par un petit paquet d'os. Je trouve ça absolument horrible. Ça me serait égal d'être morte, mais auparavant il devrait se passer quelque chose de tout différent. Je ne voudrais pas mourir avec tous les péchés que j'ai sur la conscience. Avant de mourir, je devrais changer de fond en comble. Je pense : quand on est à la dissection, on se heurte sans cesse à la mort en pensée... Je pense que pour le péché il y a encore quelque chose de très important à faire. Je suis tout à fait sûre qu'on peut en être débarrassé de manière palpable... Il faut sans doute qu'on soit éduqué à la mort d'une certaine manière. Et peut-être que toute la vie devrait être une éducation à la mort. La porte de la mort par laquelle on doit passer" (G 103).

 

Pendant ces vacances, Adrienne se rendit compte à quel point elle aimait la Waldau, non seulement comme résidence de son oncle et de sa tante, "mais aussi dans son ensemble, comme établissement et comme endroit. Chaque coin du jardin, de la forêt, des chemins et même de la maison ne m'était pas seulement familier mais très profondément cher. Des souvenirs surgissaient de partout... Et j'aimais la vie autant que j'aimais les hommes, comme un don gratuit de Dieu". Dans la journée, Adrienne était souvent au milieu des malades ; elle avait de longues conversations avec de nombreuses jeunes filles ; "la plupart d'entre elles n’étaient pas loin de trouver agréable la vie de l'établissement, plus agréable que la dure existence du dehors à laquelle j'essayais de donner un sens vivant, peut-être sans succès ; mais je me sentais pourtant tenue de le faire".

 

"A l"église prêchait le pasteur Henzi ; c'était un gentil vieux monsieur qui faisait des sermons avec un grand sérieux, mais je m'intéressais davantage aux malades et à l'expression de leurs visages qu'à ses paroles ; je faisais toujours le chemin du retour avec quelque patientes, et aurais tellement aimé leur communiquer quelque chose que je ne possédais pas : une certitude dans la foi" (F 213-215).

 

2. Deuxième semestre (Hiver 1923-1924)

 

Fin des vacances

"Le retour à Bâle fut étrange ; c’était comme si j’étais mise devant un nouveau choix ; les études de médecine me paraissaient interminables ; en mettant les choses au mieux et si je ne perdais pas un seul semestre, il y avait cinq ans jusqu'à l'examen d’État, donc encore cinq ans sans activité vraie ; et mon désir de pouvoir aider était si violent qu'il en devenait déraisonnable ; qu'allaient devenir en attendant les malades de la Waldau avec lesquels j'avais établi un véritable contact pendant les vacances ? Quel rapport entre la salle de dissection et nos conversations, qui étaient cependant pour eux une sorte de soulagement, peut-être même une aide réelle ? Ne devrais-je pas plutôt devenir infirmière psychiatrique, tout de suite, au lieu de gaspiller des années en études qui au demeurant étaient un obstacle à toute activité immédiate ? Et ces réflexions n'étaient pas seulement une fuite devant la salle de dissection.

 

A la fin du voyage, un petit incident me rendit ma certitude, d’ordinaire inébranlable. Une femme voyageait avec deux tout petits enfants ; pendant qu'elle s'occupait de l'un, je gardais l'autre ; cela me fit comprendre qu'on pouvait trouver partout des hommes ayant besoin qu'on leur rende de petits services, et j'en trouverais sûrement sans peine au cours de mes études" (F 215).

 

La vie à Bâle

La dernière semaine de vacances, la famille déménagea pour s'installer Sevogelplatz. "J'ai une chambre pour moi tout en haut. Une mansarde. Je n'habite qu'avec les servantes. Chaque habitation a deux mansardes pour les servantes, tout en haut nous avons un grand couloir et ces mansardes... Mais j'aime bien être en haut... Maman ne veut pas que la femme de chambre fasse quelque chose pour moi". Il faut donc qu'Adrienne s'occupe elle-même de sa garde-robe : acheter du tissu, confectionner elle-même ses vêtements. Et puis il y a l'entretien de sa chambre : "Une fois par semaine je dois la faire à fond". Et puis monter elle-même le bois de chauffage. "Les flâneries en ville se firent beaucoup moins fréquentes, les distances étant devenues trop grandes (avec le déménagement) ; naturellement on les surmontait en prenant le tram qui s'arrêtait devant la maison. Je crois n'avoir appris le nom de personne durant toutes ces années où je circulai en tram ; pourtant je me sentais très proche de tous ces gens que je rencontrais pour la plupart chaque jour ; la demoiselle au manteau de peluche, qu'elle relevait soigneusement chaque fois qu'elle prenait place, pour ne pas s'asseoir dessus ; l'employé de banque, qui lisait de petites brochures pieuses, presque chaque jour une nouvelle ; la jeune fille qui à peu près à chaque arrêt se regardait vite dans son miroir ; des écolières que j'aidais pour leurs devoirs de français et qui m'en voulaient beaucoup si je n’étais pas dans le tram, alors qu'elles auraient eu grand besoin de moi. Le trajet de midi était toujours amusant, car il y avait bon nombre d'habitants du quartier de Sankt Alban (quartier où résidaient autrefois beaucoup de vieilles familles aristocratiques) qui se signalaient en parlant très fort, et on avait part à de nombreux mystères qui devenaient publics mais ne présentaient le plus souvent que fort peu d'intérêt. D'interminables histoires de malades, les aventures des bonnes et des menus avec les recettes appropriées formaient l'essentiel de ces bavardages. D'ordinaire les autres trajets , sans être animés par des conversations, étaient pourtant pleins de vie" (F 215-217 ; G 106-107).

 

La salle de dissection

La première chose par laquelle commençait le semestre d'hiver était la salle de dissection. En haut de l'escalier, Adrienne retrouve ses amis Adrian Sutermeister et Willy Roessiger. "Sutermeister est un type très sympathique. Les deux ont commencé avec moi et nous faisons tout ensemble. En médecine, je suis l’unique fille qui ait commencé au printemps. Nous sommes tout le temps ensemble. Tous les trois, d'un bâtiment à l'autre. Ils m'ont attendue devant la porte de la salle de dissection. Le Professeur Ludwig a ouvert la porte et il a dit : Ladies first. Et j'ai dû commencer tout de suite. Cela s'est passé si vite que je n'ai pas eu le temps de voir que c'était un cadavre entier. Ils sont aussi préparés, gris foncé. 'Mademoiselle von Speyr (Note de l'éditeur : Les Bâlois prononcent 'von Spir', c'est pourquoi à l'université Adrienne est appelée Spierli), préparez-moi le platisma' (Les Fragments autobiographiques orthographient platysma, et Geheimnis der Jugend platisma). Je n'en avais aucune idée naturellement et je ne pouvais pas retenir le nom. Jamais je n'ai eu autant de peine à me faire entrer un nom dans la tête. Et ensuite tout a été sans problèmes et ça s'est très bien passé... Je n'ai jamais eu de succès en anatomie. Si, à la fin du semestre, le Professeur Fichter avait prétendu n'avoir jamais eu une élève aussi douée que moi, je suis restée pour le Professeur Ludwig un bien triste souvenir... Pourtant je finis par aimer la salle de dissection, grâce à la compagnie de mes amis bien vivants plutôt qu'à celle des cadavres. Ces deux hivers durant, je disséquai le plus souvent avec Roessiger ou Sutermeister ; c'étaient de bons amis et quand nous étions ensemble, nous étions toujours gais et naturels"... Réflexion que se fait Adrienne : "Les morts sont très contents d'une certaine manière dans la salle de dissection. De leur vivant, cela leur aurait peut-être été désagréable, mais maintenant je crois qu'ils ont vu Dieu. Et je me demande si nous ne devrions pas comprendre par eux quelque chose de la vie. Du fait qu'ils ont vu Dieu " (F 218 ; G 106).

 

Durant cet hiver, Adrienne suivit aussi des cours de sciences naturelles et les travaux pratiques de zoologie chez le Professeur Zschokke. "J'ai beaucoup à travailler. J'ai une très mauvaise mémoire pour les mots. En anatomie, tous ces noms incroyables des muscles me hérissent le poil. Et j'aimerais bien avancer rapidement dans les études". Par ailleurs elle donnait beaucoup de leçons particulières après le souper si bien que la plupart du temps elle travaillait dans sa "chère mansarde" jusqu'à deux heures du matin, et elle se levait à six heures (F 218-219 ; G 108).

 

Et le Bon Dieu dans tout ça ?

A cette époque, Adrienne n'allait plus à l'église le dimanche, elle ne s'y sentait pas à sa place. "Plus que jamais, il me semblait que tout aurait dû être autre : quelque chose m'empêchait très profondément de ressentir à l'église la proximité de Dieu, et les sermons ne laissaient en moi que du vide". Elle n'aime pas recevoir la sainte cène à l'église, et elle n'aime pas non plus s'en aller quand les autres la reçoivent. Mais elle priait plusieurs fois par jour "même pour les demandes les plus impossibles, pour des gens que je ne connaissais pas, mais qui me montraient un visage chagrin , parfois pour les cadavres de la salle de dissection, bien que j'eusse beaucoup de peine à imaginer qu'ils aient été une fois réellement vivants". Et puis elle priait aussi pour que les études soient comme il faut et pour l'aide qu'on peut apporter aux autres, et pour les camarades qui ne veulent pas croire, et pour Adrian qui est si triste parce qu'il ne croit plus, et pour les filles qui étudient. "Il y en a beaucoup qui vont étudier uniquement pour être avec les étudiants. Cela ne fait pas de bien aux étudiants et encore moins aux filles" (F 219 ; G 108-109).

 

Adrienne et ses amis se demandaient parfois "s'il était vraiment justifié devant Dieu de disséquer si longuement des corps humains jusqu'à ce qu'il n'en reste que les os... Un beau matin, un de nos camarades cessa de paraître... Tout d'abord à peine remarqua-t-on son absence, et quand on commença à penser que peut-être il était malade, le bruit courut qu'il avait passé en théologie. Cela me préoccupa beaucoup. La théologie m'avait toujours fait l'effet d'être une tentation ; j'aurais beaucoup aimé m'occuper du salut des âmes et pénétrer aussi les mystères de Dieu, mais il me semblait que la clé pour le faire restait toujours cachée. Je ne croyais pas non plus qu'être femme pasteur soit une véritable profession". A la réflexion, il était impossible à Adrienne de se représenter le mariage d'un théologien. "Le célibat me semblait la seule chose possible" (F 221-223).

 

Demande en mariage

Entre étudiants, "de temps en temps nous parlions du mariage, en tant que problème d'ordre général. Quelques-uns étaient d'avis que théoriquement il serait bon, même pour un médecin, de rester célibataire. Puis une foule de questions surgirent, auxquelles je ne pus pas tout à fait souscrire, mais qui me firent comprendre que pour un homme le célibat était bien plus difficile que ce que je pensais. Je ne fus pas autrement surprise de recevoir cet hiver-là deux demandes en mariage, mais je me gardai bien d’en souffler mot à la maison. Maman n'aurait pas compris mes refus immédiats, pour ainsi dire irréfléchis. Irréfléchis pour la simple raison que personnellement le problème du mariage ne me préoccupait pas le moins du monde pour l'instant".

 

Avec une ancienne camarade d'école, qui étudiait la botanique, Hanna Huber, Adrienne fut invitée au bal des professeurs par le Docteur Witschi qui donnait "un cours indiciblement ennuyeux sur l'hérédité". Adrienne y allait surtout à cause de Portmann "avec lequel nous avions toujours avant et après d'intéressantes discussions". Et au cours de cette soirée de bal où il y eut plus de conversations que de danses, le beau-frère de Witschi "demanda incidemment à Adrienne si elle ne serait pas disposée à l'épouser. Comme je refusais énergiquement, il posa la même question une heure plus tard à sa camarade d'école qui ne fut pas davantage séduite. Comme nous avons ri de ce brave homme qui était en plein divorce – c'est du moins ce qu'on raconte – et qui faisait des demandes de mariage à la chaîne" !

 

Vacances

"Les vacances à la Waldau se passèrent comme auparavant : journées sans histoires mais bienfaisantes. L'odeur pénétrante de la salle de dissection s'effaça peu à peu, ce fut une sorte de délivrance... Pendant ces vacances, j'ai très peu travaillé, mais beaucoup prié. Je me sentais riche de tout ce que j'avais vécu ces derniers mois mais éprouvais un violent besoin de tout déployer devant Dieu, de le lui présenter, de le lui donner pour le recevoir à nouveau de sa main, bien ordonné, plus léger et plus sûr" (F 223-225).

 

3. Troisième semestre (Été 1924)

 

Le vélo

"Un jour avant le début du semestre, je rentrai à Bâle et m'achetai un vélo anglais tout neuf, avec trois vitesses. J'aurais pu danser de joie avec mon vélo, et ce fut, au moins pour l'été, la fin des courses en tram ; j'avais acquis une nouvelle indépendance, n'étant plus tributaire des douze minutes de trajet. Et ce vélo était une splendeur, étincelant, bien gonflé, avec des freins irréprochables. Je circulais beaucoup plus qu'il n’était nécessaire, le soir surtout, à travers les rues du quartier que parfumaient les arbres en fleurs, ou le long du Rhin sous les doux tilleuls... Combien j'aimais les nuits d'été ! J'allais rarement plus loin, mais toujours dans mes coins préférés et sans fin les mêmes, le plus souvent seule. De temps à autre, je me promenais aussi avec Portmann et Obermeyer. Ce dernier était une jeune zoologue, ami de Portmann, calme, presque un peu triste, mais bon et sympathique. Quand il était seul, il parlait de Portmann avec enthousiasme ; comme j'aimais l'écouter" !

 

Les cours

"Pendant ce semestre, j'eus moins de cours, car j'avais déjà suivi ceux qui étaient obligatoires pour le premier examen de propédeutique. En revanche je travaillais beaucoup en zoologie... Chez le redouté, mais aussi, faut-il le dire, très aimé Ludwig, j'avais, une après-midi par semaine, un cours d'histologie qui me plaisait beaucoup plus que l'anatomie. Il avait lieu dans la salle où se donnait l'hiver l'anatomie, mais les cadavres étaient absents ; l'odeur même avait disparu et avec elle la tristesse qui d'ordinaire s'attachait à cette salle ; à présent je la trouvais même gaie, et gais aussi les dessins des tissus sous le microscope ; c'était comme si ceux-ci avaient maintenant un sens véritable, un rapport évident".

 

Au cours de cet été, Adrienne alla moins souvent du côté de l'hôpital au Petersgraben ; elle y alla pourtant un jour avec Obermeyer, "et je lui expliquai ce que cela représentait pour moi de longer le jardin de l'hôpital : c'était comme une petite hypothèque sur le futur, une prise de contact – même de loin – avec la vie de l'hôpital. Il comprit très bien. Les études me paraissaient souvent sans rapport direct avec la réalité des malades. Mais si le soir, en regardant depuis le Petersgraben les fenêtres illuminées de l'hôpital, j'apercevais parfois des ombres se mouvoir, je savais alors que là-bas il y avait de vrais malades ; c'est là-bas que j'irais plus tard et trouverais une tâche... Je ne parvenais pas à me représenter toute la beauté du travail à l'hôpital que j'attendais avec joie ; bien plutôt il me semblait parfois que cela avançait lentement. La salle de dissection n'entrant plus en ligne de compte, le travail du semestre me plaisait beaucoup ; je ne le prenais du reste que comme une préparation à quelque chose de bien plus essentiel" (F 225-226).

 

Les camarades et les amis

"La vie avec mes camarades était agréable et riche du point de vue humain. Mes amies de l'école avaient peut-être un peu passé à l'arrière-plan et je les voyais moins. Les filles sont dans un coin, mais je ne suis jamais avec elles... Je suis amie avec elles, mais je suis surtout avec les garçons. Ils sont magnanimes". Elle a beaucoup de conversations sur la religion. "Mezner avec qui nous avons la physiologie ne croit pas du tout. Il dit : s'il pouvait respirer volontairement, il pourrait aussi vivre volontairement. A la mort, mes forces sont à bout, ma puissance d'autodétermination est épuisée, c'est pourquoi je n'ai plus de raison de continuer à exister". La grande question maintenant entre étudiants, c'est la propagation des humains. Il y a des étudiants qui disent des grossièretés, mais si quelqu'un dit quelque chose qui n'est pas correct à cent pour cent, Adrian et Erwin le boxent parce qu'ils ne veulent pas que je l'entende". Elle sait que beaucoup de garçons ont des histoires de filles.

 

Un soir, après une soirée organisée par Zschokke pour ses étudiants, "nous sommes rentrés chez nous à pied, tard, et quelques-uns avaient trop bu", et un étudiant qui était déjà médecin lui a demandé s'il pouvait l'accompagner. "J'ai dit oui ; je pensais : avec les autres. Vers trois heures du matin. Mais tout d'un coup nous fûmes seuls, lui et moi, et il s'est jeté sur moi et j'ai été prise d'une rage folle, il a voulu me donner au moins un baiser. A la place, je lui ai donné une gifle. Et au même moment Wilhelm et Adrian furent là, ils avaient vu venir quelque chose de ce genre et ils avaient simplement couru derrière nous".

 

Le soir elle allait parfois "chez Pauline Müller qui savait toujours donner à nos rencontres quelque chose de solennel... Comme elle avait pour les hommes un très grand amour et un intérêt plein de vie, chacune de nos conversations avait pour moi de l'importance". Adrienne allait plus souvent chez Georgine Gerhard qui habitait tout près de chez elle. "Mes visites y étaient fréquentes, presque toujours courtes, mais constamment empreintes d'une chaude affection" (F 226-227 ; G 110-111).

 

Et le Bon Dieu dans tout ça ?

"A la maison il n'y avait guère de changements. Maman n'était toujours pas réconciliée avec mes études, et je devais continuer d'apprendre à me taire, ce qui m'était pénible, surtout les jours où j'avais assisté à beaucoup de choses dont j'aurais aimé parler". Adrienne travaille beaucoup. "Mais si seulement je savais ce qu'il en est du Bon Dieu !" Elle se réjouit à la pensée que dans un an elle sera auprès des malades. Ça avance. On a l'impression qu'on va lentement de la matière aux hommes et parce que ça avance, je devrais aussi avancer intérieurement. Et je prie le Bon Dieu pour cela. De temps en temps on a l'impression qu'on est terriblement riche et qu'on ne sait pas où répandre ses richesses. Et alors on essaie de tout donner au Bon Dieu" (F 227 ; G 111).

 

Depuis qu'elle est à Bâle, elle a souvent mal à la tête, mais elle ne prend pas de calmant. "Auparavant j'étais toujours dans les montagnes et maintenant j'ai du mal avec le foehn. Je pense qu'on doit offrir la douleur". Est-ce que Dieu peut en faire quelque chose ? Elle n'en est pas sûre. "S'il n'en fait rien, tant pis, mais s'il pouvait en faire peut-être quelque chose... Quand elle est seule à la maison, elle ne cuisine rien pour elle-même ; elle a l'impression qu'elle doit apprendre à faire des choses de ce genre". Il y a des moments où elle se croit riche. "Et de temps en temps je pense, ou mieux, je sais que je suis très riche. Alors je dois être un peu juste, cela m'oblige donc à faire des aumônes plus généreuses". Et quelle est sa richesse ? "Que je sois si épargnée... par exemple, que je puisse beaucoup prier. Que j'aie de si bons amis. Et que j'aie en moi un amour fou. Pour... l'autre Bon Dieu. Et pour les hommes. Et pour le monde. Si bien qu'on voudrait simplement le crier, pousser des cris de joie !" Pendant tout un temps elle a toujours mis des cailloux dans ses souliers. "Est-ce que c'est fou ? Je le faisais quand je savais que je ne pourrais pas enlever les cailloux... De temps en temps je dois faire des choses comme ça et je dois arrêter. Maintenant je fais surtout des choses qu'on ne peut pas arrêter. Qu'on doit réaliser jusqu'au bout. Quand on est aux cours, je ne peux pas enlever tout d'un coup mes souliers et enlever deux cailloux. Sinon tous demanderaient comment ils y sont entrés. Je dois apprendre à murer les portes de sortie". De temps en temps elle s'impose du mal elle-même "pour que la souffrance dans le monde ne soit pas seulement une souffrance qu'on ne peut pas éviter. Mais aussi une souffrance volontaire". Après coup elle a peur de mal faire en se faisant du mal volontairement. Elle a peur d'en faire trop dans ce domaine. "C'est peut-être bête, je ne sais pas. Ou bien quand je rentre à la maison et que j'ai une soif terrible – j'ai toujours soif -, je ne bois pas. Ou bien quand je meurs déjà à moitié de soif, je mets encore beaucoup de sel dans la soupe. Mais tout cela, ce sont des affaires stupides. Je ne dors pas parce que j'ai trop soif. Ou bien je pense au travail du lendemain et je capitule et je vais boire" (G 112-113).

 

Vacances

Au début des vacances, Adrienne va avec ses frères et sa sœur à la Waldau. Elle veut y bosser en vue des examens, mais "à la Waldau c'est difficile à cause de tante Jeanne qui, toutes les cinq minutes, veut quelque chose. Ça fait partie de sa nature. Et j'ai l'impression que ça s'est beaucoup aggravé. Elle aime bien sentir que nous sommes là. On ne peut rien faire de la journée. Ma première semaine, j'ai essayé, mais c'est impossible. Maintenant je me lève chaque matin à quatre heures. A six heures, on doit aller voir le jardinier, le menuisier, on doit aller à la lessive, en ville, que sais-je encore ?".

 

Adrienne prend souvent le petit déjeuner avec son oncle. "A six heures moins cinq. De quatre heures à six heures moins cinq on bosse. Puis le petit déjeuner. Du thé, et mon oncle fait du pain grillé. Nous ne parlons jamais des études. Il parle des études pour elles-mêmes. De ce qu'on apprend et de ce qu'on fait, mais jamais du but des études". Adrienne n'avait pas encore de microscope et elle a réussi à emprunter pour cela de l'argent à son oncle ; voici comment elle s'y est prise : "Je lui ai dit, mine de rien : A propos, tu m'as dit que tu ne voulais pas payer mes études. Mais tu n'as jamais dit que tu ne voulais pas m'acheter un microscope. Il m'a alors glissé deux mille francs dans la main". Quand Adrienne se maria, l'oncle rendit à Adrienne la reconnaissance de dette : il ne voulait pas qu'elle commence son mariage avec des dettes.

 

Aumônes

Que sont devenus les deux mille francs ? On l'apprendra plus tard : elle n'a dépensé que mille deux cents francs et des poussières pour le microscope. "J'ai donc fait un beau bénéfice. Cela m'a encore fait des souliers, des robes et un manteau d'hiver et différentes petites choses, du tissu aussi pour du linge, et il m'est resté 370 francs. Et alors j'ai eu l'impression que j'étais maintenant 'well settled'... Un tel capital ! Donc : liquider cet argent... J'ai donné cent francs à Slavatowsky, d'une manière anonyme. Un étudiant polonais, très pauvre. Et... cinquante francs dans trois églises : église Sainte-Marie, église du Saint-Esprit et église Sainte-Claire. Et le reste, les 120 francs, je les ai pris en voyage pour une aumône".

 

Mais pourquoi ces dons dans trois églises catholiques ? "Peut-être qu'autrefois j'ai pensé du mal des catholiques. A cause des cous sales et de choses du même genre". Que pense-t-elle aujourd'hui des catholiques ? "Je ne sais pas justement... Les catholiques me fatiguent. Si je suis souvent si fatiguée, c'est sûrement aussi à cause des catholiques... Leurs miracles me fatiguent. Comment expliquer cela ? Si vous avez la foi, vous pourrez transporter des montagnes. A-t-on jamais entendu qu'un protestant ait transporté des montagnes ? Moi en tout cas je n'en ai pas connaissance". Et il y a les miracles catholiques : Lourdes, des guérisons de malades, des saints... "Dernièrement, quand j'ai ouvert la Bible exceptionnellement, je suis tombée sur cette foi qui transporte les montagnes et j'ai dû penser : en tout cas cette foi a disparu chez les protestants". C'est pour cela qu'elle a donné l'argent dans trois églises catholiques.

 

La danse et la foi

Après le petit déjeuner à la Waldau, Adrienne travaille encore jusqu'à neuf heures et c'est fini pour la journée. Le soir, c'est autre chose. "Nous dansons comme des fous. Chez les de Quervain, il y a eu trois bals au début des vacances. Hélène et moi, nous y fûmes à chaque fois, nous y avons passé la nuit. C'était amusant. J'apprends aussi l'anglais. Il y a là une foule d'Anglais... J'aime terriblement danser... Ces trois premières semaines, j'ai dansé cinq fois la moitié de la nuit. Et alors on se demande : peut-on utiliser tant de temps à danser ?... Est-ce que je ne devrais pas plutôt prier ces soirs-là". Et il arrive une fois de plus ce qui devait arriver : un jeune médecin est follement amoureux d'Adrienne. "Il m'a apporté des roses comme personne encore ne m'en a apporté. Et il est encore joli. A vingt-deux ans, il serait peut-être bientôt temps qu'on pense à avoir des enfants... On dit que je suis très fatiguée, on ne cesse de m'envoyer d'un docteur à l'autre, je dois beaucoup dormir, j'ai mauvais mine. Mais on me permet de danser. Parce que je dois dormir, je prie rarement durant la nuit. Je danse d'autant plus... De temps en temps je pense : je suis joyeuse et je danse. Et de temps en temps je pense que j'aurai une vie difficile... Je ris quelque part, naturellement. Mais si on sait cela, ne devrait-on pas prendre des moments tranquilles comme maintenant à la Waldau pour plus de recueillement ?" Mais elle n'a pas d'argent, elle ne peut pas être ailleurs qu'à la Waldau, elle aimerait quand même bien être quelque part – huit jours peut-être – où elle ne ferait que prier. "Qu'est-ce que la foi au fond ? C'est quand même une force. Et si on n'a pas cette force, on vit néanmoins très bien. Alors quoi ? On vit alors d'un semblant de force. Je ne cesse de penser à beaucoup de gens.

 

Quand je prie maintenant, c'est triste parce que je le fais comme un devoir et non plus comme un amour. C'est comme si j’étais mariée à un vieil homme convenable ; il serait devenu vieux tout d'un coup et il ne comprend plus ce que je lui dis. Ou bien suis-je vieille ? Est-ce qu'on est vieille à vingt-et-un ans ? Enfin j'approche maintenant de vingt-deux... C'est une sorte de fidélité... Comme si le vieil homme avait été jeune autrefois et qu'il m'aurait voué sa jeunesse et je dois néanmoins être gentille avec lui. C'est devenu un devoir, ce n’est plus un plaisir... A la vérité, je ne peux pas vivre sans plaisir. Mais justement j'ai peur ; si la prière est maintenant un devoir qu'on accomplit en quelque sorte, c'est qu'il y a quand même quelque chose de faux en moi. Je sais bien que le Bon Dieu n'est pas devenu plus vieux qu'il y a cinq ans. Et pourtant je le traite ainsi. Et alors je pense – c'est très triste ce que je pense de temps en temps – qu'on pourrait fuir le vieil homme. Mais cela, je ne le veux pas". A cette époque, Adrienne ne lit plus du tout la Bible. "Parce que je n'y comprends plus rien de rien... De temps en temps je regarde les images dans l'histoire biblique. Tante Jeanne en a de ravissantes. Mais ce n'est plus tout à fait de mon âge" (G 114-118 ; F 253).

 

Le tour à vélo

"Puis j'ai fait un grand tour en vélo. Je suis partie pour trois semaines. Qu'ils me l'aient permis, c’est déjà beaucoup. Mon oncle était follement agité du fait que je voulais partir seule. Il avait peur, comme si j'étais un caneton qu'il avait élevé laborieusement sous ses ailes. Finalement il a accepté quand même". Un matin, de bonne heure, elle enfourcha son vélo. "J'avais solidement fixé sur la roue arrière un panier japonais avec toutes mes affaires. Par dessus il y avait une gourde. Mon oncle m'accompagna jusqu'à la porte du jardin qui d'ordinaire à cette heure était encore fermée ; il était un peu inquiet, craignant que je me fatigue ou ne commette quelque bêtise. Je lui promis d'être prudente et d'écrire souvent. Ce début de voyage reste pour moi inoubliable ; la journée était déjà chaude, mais la ville encore déserte lorsque je franchis le;pont de la gare. Peu après la gare commençait la route de Morat, merveilleusement bonne, avec de splendides paysages ; j'étais si enthousiasmée que je chantais parfois très fort. Il me semblait qu'il n'y avait pas de plus grand bonheur que de rouler en vélo dans l'enchantement de ce monde matinal. J’étais en si bonne forme, de si bonne humeur que j'allai sans m'arrêter jusqu'à Saint-Loup".

 

Saint-Loup

"L'arrivée fut pour moi pareille à un retour en famille ; comme j’aimais de me retrouver dans cette maison à la fois tant aimée et redoutée ! J'allais et venais, parlant aux sœurs que je connaissais". Puis Adrienne se rendit à la chapelle, elle resta longtemps assise à la petite tribune. Elle dut vaincre la tentation de s'endormir là, mais elle comprit qu'elle ne devait dormir sous aucun prétexte : "Il me fallait réfléchir et prier. La prière dans une chapelle m'était devenue étrangère et la paix ne voulait pas se faire en moi. J'avais en ce moment même le sentiment très net, fondamental, d'avoir à présent, sur-le-champ et de toute urgence quelque chose à comprendre ; quelque chose se révélait qu'il fallait saisir immédiatement. Je me dis que dans cette chapelle on devrait prier à genoux, mais il n'y avait aucune possibilité de le faire. Puis il me vint à l'esprit que Saint-Loup devrait être catholique. Je faillis éclater de rire à cette idée, car c'était à la fois comme une libération de l'angoisse qui m'accablait toujours pour tout ce qui concernait Saint-Loup, et en même temps une absurdité. Que savais-je donc du catholicisme, du service catholique ? La version catholique de Saint-Loup serait un couvent avec une obéissance totale, un dévouement sans relâche. Et avec la Mère de Dieu, qui fait absolument partie d'un couvent. A cet instant, le souvenir de ma vison de la Mère de Dieu dans ma petite chambre à coucher de La Chaux-de-Fonds me revint de façon très vive. Oui, la Mère de Dieu !... Je me mis à prier, essayant peut-être de la prier elle aussi. Finalement je me calmai. La tribune se remplissait, c'était l'heure de la prière du soir". La prière et les chants et les lectures bibliques durèrent longtemps.

 

Plus la prière traînait en longueur, plus Adrienne se sentait vide. "Il me semblait qu'un gouffre profond s'ouvrait à une profondeur presque monstrueuse entre ce qui se déroulait ici et la réalité. Il n'y avait de réel que l'existence de Dieu seul, tout le reste n'existant que par lui. C'était presque comme si ce que je considérais d'ordinaire comme un obstacle inconnu devenait palpable ; il consistait dans le fait que d'une certaine manière nous négligions Dieu, en faisions un autre Dieu et l'empêchions de s'approcher de nous ; c'était notre non-vouloir qui était l'obstacle ; peut-être était-ce souvent comme ici où l'on pouvait supposer qu'il y avait une somme énorme de bonne volonté : bien plus un manque de compréhension et d'attention qu'un manque de bonne volonté. Mais où se trouvait-elle cette vraie volonté liée à la compréhension ?" (F 227-230 ; G 116).

 

Après la prière il y eut le souper. "Ce fut très gentil, agréable et sans contrainte. L'atmosphère de la chapelle avait disparu à l'arrière-plan et mon humeur subit le même revirement... Je participai avec entrain aux joyeux bavardages et passai une soirée très agréable et détendue... Le lendemain matin, je pris seule mon petit déjeuner car je voulais me mettre en route très tôt".

 

Madeleine

"De Saint-Loup j'ai été à Genève. Qu'est-ce qu'on peut avoir soif quand on fait du vélo ! Mais quand on est dans cet état – de la soif par exemple – on pense à tous ceux qui sont dans le même état... Il y a eu quelqu'un qui a eu très soif sur la croix. Naturellement je ne peux quand même pas tout le temps descendre de vélo pour boire... Et je ne mange que le soir. Je suis trop pauvre pour prendre un repas dans une auberge. Le soir, je suis toujours chez des gens... Le soir j'arrivai chez Madeleine ; elle habitait dans la banlieue genevoise dans une très jolie maison quelque peu délabrée". Elle était maintenant mariée. "C'était toujours la même chose avec Madeleine quand nous nous retrouvions, il n'y avait absolument rien de changé, aucun silence ne pouvait troubler notre amitié et la conversation simplement continuait (F 230-233 ; G 117-119).

 

Pauline Lacroix

Le lendemain, Adrienne continue sa route. Vers midi, elle atteint le col de Saint-Cergues. "Tout était si beau que je me laissai empoigner par le paysage. A Saint-Cergues, je me reposai sous les sapins, au sommet du col. Là, on n'avait déjà plus la vue sur le lac, mais c’était pourtant magnifique, tranquille. Après avoir passé rapidement la douane on arrivait à Bois-d'Amont, dans le Jura français. C'est là que se trouvait Pauline Lacroix, la sœur de Jeanne, que j'avais connue à Leysin. Nous sommes toujours restées amies. En hiver, elle faisait du travail social à Paris ; en été, elle tenait un home d'enfants" : elle prenait quarante petits Parisiens en même temps, gratuitement, dans une maison appartenant à sa famille. Pauline avait invité Adrienne pour tout l'été, elle n'y resta qu'une dizaine de jours. Les conversations entre les deux amies se faisaient quand les enfants se reposaient, elles manquaient de suite, mais elles "étaient pourtant essentielles à bien des égards... Pauline dit que j'ai un signe. Lequel ? La plaie à la poitrine ? Mais Pauline n'a jamais vu ça. Ça me fatigue".

 

Pauline lui dit un jour "presque en s'emportant qu'elle attendait toujours que je décide de ma vie. Tout d'abord je ne compris pas et lui dis que cela était fait, que j'avais irrévocablement choisi la profession médicale. Elle me répondit qu'il ne s'agissait par du tout de cela mais du catholicisme. Je tombai des nues : je n'y avais jamais pensé sérieusement, vraiment jamais pensé du tout. Ce fut au tour de Pauline d'être étonnée : je ne faisais guère autre chose dans la vie que de tourner autour de la question. Je reconnus que tout ce qui concernait la foi me touchait, mais que c'était plutôt comme si je m'éloignais toujours plus du protestantisme sans qu'aucune autre voie apparaisse ; jusqu'à présent tout ressemblait à un très lent développement, à une naissance, à une transformation. Mais le catholicisme ? Non, sûrement pas. Pauline secoua la tête. 'Bien sûr, si vraiment vous ne voulez pas', et plus doucement : 'J'ai peut-être parlé trop tôt, je manque de patience'... Je lui promis très sérieusement de ne rien refuser de ce qui pourrait se présenter, sans l'avoir examiné dans la prière. Ce qu'il y eut d'extraordinaire, c'est que cette conversation fut comme la confirmation que j'avais un engagement à prendre, sans pour cela m'inquiéter. Je savais très bien que je devais faire ce que Dieu voulait et ma disponibilité s'en trouva élargie, mais à coup sûr je n'ai pas du tout pensé à une conversion, à cette époque. Elle aurait été pour moi un élargissement, une sorte de contact permanent avec Dieu, qui ne pouvait se produire que dans une conversion.

 

Nous ne parlâmes plus de cela, mais encore beaucoup de l'amour du Christ et de l'amour des hommes entre eux, de leur faim d'amour, du sens de notre vie, tout cela d'une façon un peu interconfessionnelle. Je crois que Pauline était très intelligente ; c'est elle qui me fit comprendre que les catholiques pouvaient être capables de donner véritablement leur vie. Je crois que jusqu'ici j'avais pensé qu'ils en étaient encore plus empêchés que les protestants... J'estimais que la confession à laquelle on appartenait était un don. On est ce qu'on est, et on doit l'être aussi bien que possible. Dieu n'exige pas de choix ; il fallait se développer là où l'on se trouvait, mais dans quelle direction ? En Dieu, naturellement. J'étais absolument consciente d'une chose : j'étais une très mauvaise protestante. Et brusquement : peut-être même ne suis-je pas du tout protestante. Mais je veux Dieu et il ne me lâchera pas. Le soir, j'aurais aimé parler encore une fois de tout cela avec Pauline, mais comme elle n'en dit rien, je me tus également...

 

Un jour, Pauline m'accompagna au bord du ruisseau et m'apprit à attraper des écrevisses ; je trouvai cela amusant et j'en rapportais des marmites pleines qu'elle cuisait elle-même ; nous les mangions tard le soir en buvant du vin ; ce vin, je le trouvai atroce. Je repartis une dizaine de jours plus tard ; Pauline aurait aimé me garder, mais j'avais encore toutes sortes de projets et au loin le premier examen me faisait signe. J'y pensais sans grand plaisir" (F 234-237 ; G 119-120).

 

De Bois d'Amont à Leysin

En descendant le col de Saint-Cergues, les freins lâchèrent tout à coup. "Ce fut un trajet épique, tout à fait épouvantable, je dus prendre tous mes virages à l'aveuglette, au petit bonheur". Et elle arrive exténuée à Givrins chez une tante et un vieil oncle, Olivier von Speyr. "Le soir, à la lumière de la bougie, une fois couchée dans ma chambre, je repensai à cette folle descente du col. C'était au fond extraordinaire qu'elle se soit passée sans accident. Il me fallut reconnaître que de toute évidence je n'aurais pas aimé mourir maintenant. Je promis timidement au Bon Dieu d'être désormais plus reconnaissante pour cette vie qu'il m'avait en quelque sorte donnée une nouvelle fois". Comme il n'y avait personne à Givrins pour réparer la bicyclette, Adrienne se rendit à Nyon par une route en pente très douce. Elle déposa son vélo dans un atelier et se rendit chez des cousins. (Pour Adrienne, il y avait partout des parents et des cousins et des connaissances et des amis et des amies!).

 

Le lendemain, elle longea le lac, et il faisait tout à fait nuit quand elle atteignit l'Etivaz où sa sœur Hélène s'occupait d'une colonie de vacances. Le souper avec les enfants était terminé depuis longtemps, il n'y avait plus rien à manger : Adrienne n'avait pas averti de son arrivée tardive. Mais Hélène fit à sa sœur "en un tournemain quelque chose de délicieux à l'aide des myrtilles qu'elle avait cueillies avec les enfants", et les deux sœurs passèrent encore ensemble un moment très agréable. "J'admirai avec quel soin et quel sens pratique elle avait organisé toute la maison. Mais lorsque je lui dis que le lendemain je continuais sur Leysin, elle fut toute triste, inconsolable. Hélène avait pensé que j'y allais pour huit jours". Adrienne ne s’était pas attendue à ce que sa sœur se réjouisse de son arrivée. "Ce fut dommage que je l'aie déçue justement l'unique fois où elle s'était réjouie de me voir. Elle s'ennuie plutôt là-haut. Mais elle était si différente que d'habitude, Hélène. Heureuse, libre, contente. A vrai dire, ce n'est qu'après mon départ que j'ai mesuré l'étendue de sa déception. Et j'ai pensé : si elle était heureuse maintenant, nous aurions pu peut-être réparer beaucoup de choses ensemble. A la maison, nous vivions bien côte à côte, mais nos chemins semblaient n'avoir presque rien de commun et j'ai souvent pensé plus tard qu'un séjour à l'Etivaz aurait pu servir à resserrer les liens entre nous et faire naître une intimité impossible à Bâle... A Bâle, on a toujours l'impression qu'on ne l'intéresse pas". Mais il n'était pas possible de remettre la visite à Leysin (F 237-238 ; G 121).

 

Leysin

A Leysin, elle retrouve sœur Emilie qui avait fait de son bureau "une très jolie chambre" pour Adrienne. Elle rend visite à des amis et connaissances et passe des heures en compagnie de sœur Emilie. "Nous parlions beaucoup de Dieu et de la foi, des possibilités de passer sa vie dans la foi, de manière que ce soit davantage la foi que la vie elle-même qui puisse mûrir des fruits". Adrienne revit aussi son "cher médecin, la doctoresse Alexandrowska", mais sœur Emilie n'appréciait pas les visites d'Adrienne chez elle parce qu'elle n'aimait pas la savoir chez des incroyants. Non loin du chalet Espérance, il y avait une maison pour filles tenue par des sœurs catholiques. En quittant Leysin où elle était restée une semaine, Adrienne a rencontré une sœur catholique et elle lui a donné là rapidement le reste de l'aumône, comme en passant. Pour les religieuses. Et elle réfléchit : "Qu'est-ce que c'est que la virginité ? Quelque chose d’éternellement jeune ? Quelque chose qu'il n'y a pas dans le protestantisme ?" (F 238- 240 ; G 120).

 

Les examens

De Leysin, Adrienne passa par Lausanne pour rendre visite à divers parents, puis ce fut le dernier jour du voyage. Après un passage par la Waldau, où elle prépare un peu ses examens, elle regagne Bâle et sa mansarde où elle n'a que fort peu travaillé. Elle se sent mal préparée pour les examens : "Chimie et zoologie : je suis prête. Physique : aucune idée. Botanique : ça se présente mal". Les examens eurent lieu les derniers jours de septembre. "Après quatre fois vingt minutes d'examens, à la fin de la dernière branche, on me glissa le diplôme dans les mains ; je n'osais pas le regarder, mais on me dit, je crois bien que c'était le président, qu'après les bons résultats semestriels, on aurait attendu davantage et aimé me donner de meilleures notes ; je ne faisais manifestement pas partie de ces gens qui fournissaient leur maximum aux examens ; je devais tout de même être contente, car en fin de compte j'avais réussi. Je finis par risquer un œil sure le papier déplié et dis tout étonnée : 'J'ai donc vraiment réussi ? C'est très aimable à vous'. Ce qui fut suivi de grands éclats de rire. Je me sauvai aussi vite que je pus, ayant un peu honte de ma remarque et attendis avec les autres un étudiant qui avait échoué".

 

Adrienne passa chez elle les derniers jours de vacances, "jouissant beaucoup de ne rien faire ; de la fenêtre de ma mansarde, le ciel paraissait particulièrement bleu, franchement séduisant même ; à présent j'avais le temps de le regarder et aussi de prier. Bien que précisément mes examens m'aient fait voir très clairement les lacunes de mes connaissances propédeutiques, je n'éprouvai pas le moindre besoin de les combler ; j'avais au contraire besoin d'être avec Dieu et de me reposer en lui" (F 240-243 ; G 123-124).

 

4. Quatrième semestre (Hiver 1924-1925)

 

Les études

"La vie d'étudiant étant maintenant chose bien établie, nous n'avions rien de très sensationnel à attendre d'un début de semestre". Adrienne attend avec impatience les deuxièmes épreuves de propédeutique, mais comme elle a derrière elle les premiers examens, ses études "prenaient tout de même figure et forme". Bien que voyant combien de choses elle ignorait encore dans la salle de dissection, elle s'inscrit une nouvelle fois, "comme un luxe" en zoologie. "Je m'y rendais après la salle de dissection et analysais au microscope des préparations faites par moi-même, y prenant le plus grand plaisir". Le recteur de l'école supérieure des filles lui avait proposé plusieurs fois de se spécialiser en sciences naturelles pour aller enseigner chez lui. "Mais la médecine était pour moi si essentielle que je n'eus pas un instant d’hésitation ; tout au plus envisageais-je de poursuivre la zoologie comme un luxe, pour continuer d'avoir cette sorte de détente et de joie".

 

Fracture de la jambe

A la fin de la première semaine du semestre, un vendredi soir, alors qu'elle se trouvait en zoologie, en allant chercher quelque chose dans la pièce à côté, Adrienne glissa, se releva à grand-peine et regagna sa place en boitant. "Je ne savais pas qu'un pied pouvait faire si mal. Puis je suis retournée au microscope et chaque fois que je regardais dans le microscope, je voyais tout noir. Je pensais que j'avais mal réglé la petite lampe. Puis Zschokke est arrivé et il a parlé un peu avec moi du travail. 'Mais vous avez mauvaise mine, qu'est-ce qui vous arrive ?' - 'Rien de particulier'. - Lui : 'Je crois quand même que vous n'êtes pas bien'. - Moi : 'Non, non'. Je suis restée assise. Puis j'ai appelé Obermaier (un ami de Portmann). 'Je me suis foulé le pied et je crois que je dois me le faire bander. Mais les pharmacies sont maintenant fermées. Il est sept heures. Je vais vite aller à l'hôpital, mais je n'ose pas descendre tout le Rheinsprung toute seule'. Pour l'escalier de l’université, il m'a aidé. Il voulait me prendre le bras, mais je ne veux pas de papotages. Puis au Rheinsprung nous avons pris le tram jusqu’à la Totentanz. Quand je suis descendue, je l'ai pris par le cou et je n'ai plus pensé aux papotages, je n'y ai plus pensé du tout. Puis nous sommes allés voir sœur Bea, elle est sympathique, je l'aime bien. Obermaier a attendu dans la salle d'attente. Sœur Bea se refusa à faire quelque chose avant l'arrivée du chirurgien.

 

Quand le médecin arriva, il exigea une radio". Comme la salle de radiographie se trouvait de l'autre côté de l'hôpital et qu'Adrienne avoua qu'il lui était impossible d'aller si loin, elle fut interrompue par un grand éclat de rire : "Je n'allais pas pouvoir me tenir longtemps sur cette jambe". On la mit sur une civière. Ce fut un long trajet par les couloirs voûtés de la cave. Malgré tout, elle était "heureuse d'être enfin à l'hôpital. Il me semblait de toute façon avoir fait un premier pas ; j'oubliais presque que j'étais ici en tant que malade sur une civière". La radio révéla une fracture du tibia et du péroné. "Et il ne fallait pas songer à réduire tout de suite la fracture à cause de l'importance de l'enflure ; c'est pourquoi on m’engagea à rester à l'hôpital. D'un côté cela m'inquiétait un peu ; finie la liberté à laquelle je tenais tant ; mais d'autre part qu'allait-il en rester si je ne pouvais absolument pas me tenir debout ? Après une brève hésitation, je me décidai pour l'hôpital". On voulait lui faire une piqûre de morphine, elle s'y est opposée "comme le diable". Pourquoi ne voulait-elle pas de piqûre ? "Pour des raisons scientifiques". Le vrai motif, elle ne pouvait quand même pas le donner : "Je suis quand même étudiante et j'ai le droit de savoir ce qu'est la douleur. J'ai pensé tout à coup à tous ceux qui sont déposés à l'hôpital et qui ne savent pas que c'est un temps pour le Seigneur".

 

On l'emmène jusqu'à la chirurgie des femmes à la chambre 24, qui était vide. "Quand on me laissa enfin seule, la jambe posée sur de nombreux coussins de sable, je crois que la première chose que je fis fut de sangloter, et même très fort. Il me sembla soudain que le sol me manquait, peut-être ne pourrais-je plus jamais marcher ; je me sentais en quelque sorte livrée à l'anonymat de cet hôpital pourtant si ardemment désiré, aux jeunes sœurs et surtout à ma propre immobilité". Le soir même, elle reçoit la visite de sa mère et du Docteur Meyer-Altweg, un ami de son père qui, en tant que médecin, pouvait entrer à l'hôpital n'importe quand ; malgré l'heure tardive, il avait emmené avec lui la mère d'Adrienne. Elle passa ensuite une très bonne nuit.

 

Une nuit à l'hôpital

"Le soir suivant, je vis pour la première fois le médecin-chef, le Professeur Hotz ; c'était un homme très bon, très proche, avec lequel je me sentis tout de suite en confiance. Tout d'abord il me taquina d'avoir continué à marcher avec une jambe cassée, il n'avait encore jamais rien vu de pareil. Puis il ordonna toutes sortes de choses, une piqûre de morphine, une bande plâtrée et surélever la jambe". Cette nuit-là, elle eut pour la première fois "des souffrances intolérables qui commencèrent vers minuit ; quand il me sembla ne plus pouvoir les supporter, je sonnai, mais personne ne vint ; je continuai de sonner régulièrement à peu près toutes les demi-heures, sans résultat ; vers le matin, je me mis à gémir ouvertement, assez fort ; dans la chambre d'à côté, des malades sonnaient aussi, mais avec davantage de succès que moi".

 

A quatre heures est arrivée la garde de nuit qui lui dit : 'Oui, oui, bien, ce n'est rien !' "On avait oublié de brancher ma sonnette. Je lui dis que j'avais des douleurs terribles dans la plante du pied, ce qui lui sembla incompréhensible ; elle me donna un reste de poudre inefficace, en m’exhortant à la patience : 'Oui, oui, bien, ce n'est rien !' Finalement, vers six heures, je pus la décider à faire venir le médecin. Après m'avoir examinée, il alla chercher d'un bond des ciseaux à plâtre et écarta le bandage ; il avait été appliqué si serré que toute la plante du pied était noire et froide ; elle se remit an cours de journée et moi avec... Le Professeur Hotz est arrivé parce qu'ils ne savaient pas s'ils devaient m'amputer le pied. Lui : Encore une heure, deux au maximum, et il n'y aurait plus rien eu à faire. Je suis maintenant soignée par Hotz et je suis passée dans les 'cas graves'. Il vient tout le temps. Il dit que j'aurais simplement dû crier comme si on m'écorchait. Et tous ont reçu un blâme. Je lui ai dit : Donnez-moi le même blâme pour m'être cassé la jambe. Maintenant, il vient toujours fumer sa cigarette avant une opération.

 

Et c'est alors qu'a commencé une grande amitié avec Hotz et, dans le service, j'ai été bien dorlotée. Tout cela fut pour moi une véritable expérience ; je n'avais pas su jusqu'ici que la souffrance pouvait atteindre une telle intensité ni non plus qu'il était toujours possible au médecin de commettre une erreur. Mais l'impression la plus durable que j'en gardai fut peut-être de découvrir l'attitude du personnel vis-à-vis de la souffrance : à force d’entendre, comme les sœurs, tant de plaintes, on devient insensible et alors souvent incapable de mesurer l'authenticité et l'intensité des douleurs".

 

Heusser

"Le dimanche, vers la fin de la matinée, le Docteur Heusser apparut, comme il dit, en visite officielle ; il ne lui manquait que le haut-de-forme ; il voulait connaître la jeune fille qui avait continuer de marcher avec une jambe cassée. Nous fûmes tout de suite comme de vieux amis. Par la suite, il vint toujours chez moi entre ses opérations, pour fumer une cigarette ou me parler de ses études, des événements quotidiens de l'hôpital". Heusser offrait à Adrienne quantité de gâteries qu’ils mangeaient ensemble. Et un beau jour il a demandé à Adrienne si elle voulait se marier avec lui. Se marier avec lui ? "Non! Je crois qu'il est très volage. Sympathique, mais on ne peut pas le prendre tout à fait au sérieux".

 

Et Adrienne s’analyse alors un peu elle-même : "Je pourrais dire oui à Heusser ou à Portmann que j'aime bien (on nous tient un peu pour fiancés maintenant, Portmann et moi). Donc tous me demandent quelque chose. Bon ! J'aimerais bien donner quelque chose à chacun. Et je vois maintenant que ce que les gens demandent est de deux sortes, mais non pas comme la droite et la gauche, mais une chose précise. Mais je voudrais tout donner absolument, et je ne sais pas ce qu'est le tout. Et c'est pourquoi je fais ostensiblement comme si je savais ce qu'est le tout. Bien que je ne le sache pas... J'ai un caractère extraordinairement égal. Je n'ai pas d'humeurs. Légèrement exubérante, mais pas lunatique. Parce que je ne me prends pas au tragique au fond" (F 246-247 ; G 125-130).

 

La vie à l'hôpital

"A l'hôpital, les premiers jours, j'eus énormément de visites et je fus incroyablement gâtée. Obermaier et Portmann viennent constamment. Il m'ont apporté 'Three men in a boat'. Un peu stupide. Et Georgine Gerhard et Pauline Müller... Et les amis d'études, aussi les filles. J'en ai souvent vingt ou trente autour de mon lit. Et des fleurs ! Si j'étais une cantatrice d'opéra, ça ne pourrait pas être plus beau. Et pour avaler le chocolat, il y a longtemps que je n'y arrive plus. Et des liseuses et des bas et du linge et des livres. Chaque soir on fait un paquet de mes cadeaux. Les livres, je vais les garder, mais les autres choses, je les donne à côté, dans la troisième classe (Adrienne était dans la deuxième). Ce sont presque toutes des femmes pauvres.

 

Puis il se produisit, dans le cours de mes journées, un changement merveilleux. Pendant que j’étais occupée à lire un peu d'anatomie sans aucun enthousiasme, Hotz vint me rendre visite et me fit ex abrupto la proposition tout à fait inattendue de m'initier un peu à la chirurgie. On m'amènerait chaque matin à la salle d'opération et on verrait bien sur place ce qu'on pourrait faire. J’eus peine à attendre le lendemain matin ; à présent l'hôpital s’ouvrait, et pour ainsi dire dans son cœur. La période qui suivit compte parmi les plus belles et les plus riches de ma vie ; elle dura deux semaines, jusqu'à ce que je sache assez bien marcher avec mon plâtre pour au moins retourner à la salle de dissection.

 

Le premier matin, on me conduisit donc sur une civière à la salle d'opération et le Professeur Hotz m'installa tout près de lui, de manière à ce que le champ opératoire me fût bien visible. Pendant qu'il opérait, il m’expliquait tout ce qui touchait à l'anatomie, s'assurant toujours que j'avais vraiment compris, me posant des questions auxquelles je devais répondre devant les sœurs et les internes ; mes connaissances faisaient souvent totalement défaut ou mieux, c'était le gouffre béant de mon ignorance qui s'ouvrait. Il veut que j'étudie la chirurgie. Je voudrais bien, mais je ne lui ai pas promis tout à fait. Cette sorte de jeu anatomique fut certainement un enrichissement scientifique, mais le côté humain eut encore bien plus d'importance. Je voyais Hotz en contact avec les hommes, avec les malades, avec ceux qui, éveillés, anxieux, attendaient dans l'antichambre, avec ceux qu'on devait opérer sans narcose et qu’il n’oubliait jamais d'encourager pendant son travail, et aussi avec ceux qui étaient endormis, sur lesquels il pratiquait de grandes ou de petites interventions, mais sans jamais se départir dans toute son attitude du respect dû à ce semblable qui lui était confié ; c'est lui qui m'a fait comprendre ce qu'est un médecin profondément croyant. Je lui dois la plus grande partie de ce que j'essaie de faire dans ma profession. Je voyais aussi sa manière de traiter les internes et les sœurs ; il était capable de s'impatienter, surtout devant une bêtise manifeste, mais ne se montrait jamais blessant ; il ne se comportait jamais comme un dieu, mais toujours, au contraire, comme un homme de devoir. Un mot trop vif lui échappait-il, ce qui était extrêmement rare, il ne craignait pas de se reprendre en s'excusant devant tous – l'ayant aussi prononcé devant tous – avec la simplicité et l'humour qui le caractérisaient". Hotz voulait qu'Adrienne ne travaille que le matin. "L'après-midi, quand les visites sont enfin parties, je dois lire pour moi, pas des choses concernant la médecine. Il dit que c'est un grand danger pour un médecin de ne lire toujours que ce qui concerne la médecine. On doit avoir deux compétences. Il joue du violon. Il sait que j'ai joué du piano".

 

"A la salle d'opération, je fis aussi la connaissance de la propre sœur du Professeur Hotz, la chère sœur Hedi, qui était infirmière en chef à la salle d'opération. Sœur Hedi avait donc délibérément assumé d'être la subalterne de son frère ; jamais elle ne faillit à son rôle, ne se comportant avec lui à l'hôpital, malgré toute son intimité et son attachement, que comme avec son chef. Leurs rapports ne me semblaient pas sans analogie avec ceux du Seigneur et de ses disciples ; il régnait en plus un tel esprit d'amour et de dévouement dans la salle d’opération qu'on s'y sentait dans une atmosphère continuelle de prière et de charité chrétienne. Tout cela me paraissait à la fois simple et allant de soi, mais justement à cause de cela très mystérieux. Je passais plusieurs heures de la matinée à la salle d'opération et une bonne partie de l'après-midi avec les sœurs dans cette salle, elles m'apprenaient à confectionner les pansements et les tampons les plus divers" (F243-248 ; G 124-126).

 

L'aumônier

"A l'hôpital, je vis aussi un curé du voisinage, qui était l'aumônier de l'hôpital ; ce fut ma première rencontre avec un ecclésiastique catholique. C'était un jésuite qu'on appelait le curé Schnyder. Je me sentais très attirée par ce qu'il représentait, c’est-à-dire que je supposais qu'il savait une foule de choses que j'aurais aussi aimé connaître. Il me rendit visite assidûment, mais il n'aime pas parler du catholicisme ; la conversation déviait toujours au moment décisif ; il devenait soudain affreusement rabâcheur et on ne pouvait plus rien en tirer, si ce n'est des yeux levés au ciel et des généralités sur la beauté du catholicisme, mais jamais un vrai renseignement, jamais quoi que ce soit d'important. Pourtant je l’aimais bien et me réjouissais de sa venue, me proposant toujours d'essayer de le mettre la fois suivante sur un vrai sujet ; je n'y réussis jamais. Il a toujours dit : 'Oui, oui, bon ! Vous êtes une fille courageuse'. Finalement ça m'a énervée, j'ai quand même vingt-deux ans. Il a toujours regardé mes livres. J'ai dû dire exactement qui j’étais. Lui : 'Ah ! De cette famille aristocratique !' Pour moi, un curé a une auréole. Et c'est la première fois que je vois un curé. En tout cas, je n'ai encore parlé avec aucun. Il parle comme s'il venait d'avaler un petit pot de vaseline. Il a dit qu'il irait me rendre visite à la maison quand je serai rentrée. Mais on ne peut simplement pas parler avec lui. Il parle souvent du Bon Dieu. Mais on sent toujours la vaseline dans ce qu'il dit. 'Notre Seigneur est si bon'. J'aurais voulu lui dire : 'Aussi bon que la vaseline'. Je ne le hais pas. Il est terriblement bête et il se donne de l'importance, mais c'est un curé".

 

Prière à l'hôpital

"Quand je prie dans mon lit (à l'hôpital), je fais toujours une croix sur la paume de mes mains. Parce que la croix, c'est le signe du Seigneur ; je ne fais cela que depuis que je suis à l'hôpital". Comment prie-t-elle ? "Père très bon, cela fait presque trois semaines que tu m'as mise au lit, un temps qui devrait t'appartenir. Un temps qui pour moi fut très riche parce que j'ai appris à connaître vraiment les souffrances, parce que j'ai vu beaucoup de gens qui souffraient et parce que j'ai vu avec le Professeur Hotz comment on exerce la profession de médecin telle que je l'envisage. Extérieurement, je suis peut-être restée la même. Je suis toujours la Spierli que tu connais, qui passe à travers tout, pétulante et contente, avec l’espérance incroyable que tu lui donneras un jour le tout qu'elle désire vivement. Et pourtant, Père, je vois toujours mieux qu'il me manque l'obéissance. Je reste pétulante quand je devrais être humble. Je console et je donne des conseils quand je suis incertaine. J'apprends et je cherche à comprendre quand je ne sais pas très bien ce qu'il y a à comprendre parce que, au fond, je sais toujours moins ce que tu veux de moi. Et il me semble que je ne pourrais comprendre tout cela que dans une communauté qui m'apprendrait en premier lieu l'obéissance. Une communauté aussi qui en premier lieu enlèverait de moi tout ce qui n'a pas vraiment un désir ardent de toi. Père, je te le demande, apprends-moi à obéir. Et apprends-moi à être humble. Et apprends-moi à te chercher en tout ce que je vis. Mais à ne pas te chercher seule, à ne pas vouloir te goûter toute seule, mais à te chercher dans une communauté d'obéissants pour donner à une communauté d'obéissants de te goûter. Père, sois avec tout l'hôpital, sois avec tous les malades, avec toutes les infirmières, avec tous les médecins, et enfin n’oublie pas non plus d'être avec ta Spierli. Amen" (G 131).

 

Retour à la maison

Au bout de trois semaines à l'hôpital Adrienne put rentrer chez elle. "C'est dur parce que, à l'hôpital, tout m'a souri en quelque sorte. J'étais l'enfant gâté de tout l'hôpital. Tous étaient gentils avec moi... Le plâtre allait bien et je marchais très convenablement avec une canne. Maman a dit qu'elle pouvait m’envoyer un taxi pour rentrer à la maison, mais elle a dit cela de si mauvaise grâce que j'ai dit : Non, non, je rentre avec le tram". En fait le retour à la maison fut quand même assez laborieux avec canne et valise. Son tram passa devant la librairie évangélique ; il y avait en vitrine une grande pancarte avec des lettres lumineuses : Seigneur, reste avec nous, car le soir tombe. "Oui, vraiment, ce n'est pas seulement novembre et six heures du soir, mais dans mon âme aussi il faisait sombre... Ce verset convenait fort bien à mon humeur du moment ; je ne cessais de me le réciter à voix basse et l'avais encore sur les lèvres en arrivant à la maison. Je suis arrivée totalement épuisée au premier étage où se trouve la famille. A l'hôpital, je me sentais très bien. Maintenant j’étais comme une vraie malade et totalement handicapée... Et maman est très mécontente, elle a terriblement peur que je puisse boiter toute ma vie. Elle en a déjà assez avec Willy. Je fus donc mal reçue". Adrienne se met au lit après avoir grimpé péniblement les escaliers ; sa mansarde n'était pas chauffée "naturellement", mais elle n'avait plus de force. Elle voulut dormir mais le sommeil n'est pas venu. "Puis tout d'un coup j'ai eu peur. J'aurais voulu appeler. Et puis j'ai pensé que peut-être ce que Dieu voulait, c'était que je reste pour toujours une estropiée. Et que j'aurais éternellement froid, et que j'aurais toujours des douleurs à la jambe... Et que je ne serais jamais nulle part chez moi. Et alors j'ai prié comme une folle. Toujours seulement : Oui ! Oui ! De temps en temps, c'était très facile, comme pour faire un essai : Oui ! Et de temps en temps, ce fut avec allégresse : Oui ! Certainement ! Volontiers ! Et de temps en temps, j'avais à nouveau peur.... Quand on dit 'tout', on ne sait pas ce qu'est ce tout. Mais on ne veut décider en aucun cas. Dieu seul le saura, je pense" (F 249-250 ; G 126-133).

 

Dans les jours qui suivirent, les pensées d'Adrienne allaient souvent à l'hôpital, aux expériences qu'elle y avait faites, aux nombreux malades qu'elle ne connaissait que par la salle d'opération et surtout "à ces deux sources de charité apparemment inépuisables : le Professeur Hotz et sœur Hedi. Ils me semblaient posséder un mystère tout à fait incroyable auquel j'aurais voulu qu'ils m'aient entièrement initiée ; je comprenais pourtant, mais très confusément encore, que ce mystère ne pouvait se transmettre par une recette, mais qu'il émanait continuellement d'eux. L'idée de devoir attendre encore longtemps avant de reprendre une activité personnelle était difficile à supporter, mais d'autre part j'avais eu vraiment de la chance de pouvoir participer à beaucoup de choses et devais en être reconnaissante".

 

Trois jours après son retour à la maison, Adrienne est retournée à l'université, en salle de dissection, mais seulement l'après-midi. Ses deux amis, Wilhelm et Sutermeister, vont la chercher à l'arrêt du tram et l'accompagnent. "C'est le dernier semestre de dissection et je ne suis pas précisément très calée. Ludwig est terriblement sympathique. Je prépare des cerveaux et des fœtus. Je peux faire cela assise. Il m'a donné deux tabourets et je peux y mettre ma jambe en position haute. Il bondit tout le temps quand j'ai besoin de quelque chose, il vient sans cesse voir si j'ai tout. Il m'aiguise même mes scalpels... J'aurais passionnément aimé savoir aussi comment avaient vécu mes cadavres , où se trouvait maintenant leur âme ; tout cela me paraissait encore plus important que l'anatomie, bien que je susse, en faisant cette constatation, que j'avais tort et que dans l'immédiat il ne me restait rien d'autre à faire que de travailler avec le moins de digressions possibles" (F 250-251 ; G 133-134).

 

Fin du semestre

Dès avant Noël, la jambe était rétablie et Adrienne put recommencer à faire du vélo. Pour Noël, elle va à la Waldau. Son oncle, âgé de 72 ans songe à sa retraite.

 

A la fin du semestre, "il y eut de nouveau une fête de Zschokke et un bal de professeurs, mais cette fois, heureusement, avec le Professeur Fichter et sans demande en mariage intempestive". Ensuite, pour la première fois de sa vie, elle organisa elle-même une fête "à la maison", en se faisant aider par sa sœur Hélène pour les préparatifs. "J'invitais à ma soirée les internes de l'hôpital ; je ne sais plus quelles jeunes filles étaient là, je me souviens seulement que nous étions dix couples et que la gaieté alla en augmentant ; nous dansâmes jusqu'au matin". Puis vacances de printemps à la Waldau (F 251-253).

 

5. Cinquième semestre (Été 1925)

 

Et le Bon Dieu dans tout ça ?

Le semestre qui commence va se terminer par les deuxièmes examens. Quelque chose préoccupe Adrienne, quelque chose dont elle n'a parlé à personne : "Je m'énerve terriblement... à cause du Bon Dieu et à cause des hommes et à cause de moi. Je dis maintenant depuis presque vingt ans que le Bon Dieu est autrement. Et alors je ne sais pas du tout qui sont les hommes qui savent comment est le Bon Dieu. Il y a des moments où je pense : peut-être quelques protestants, quelques catholiques, quelques Juifs ; cela supposerait alors que la vérité serait en eux et pas en Dieu. Elle ne peut quand même pas être en même temps en eux et en Dieu. Mais comment, s'ils sont sur des terrains totalement différents, et que chacun affirme qu'il possède la vérité. C'est alors au fond que l'image de la vérité est plus forte en eux qu'en Dieu. En Dieu, une vérité relative qui ne serait absolue qu'en moi... Je ne le crois pas bien sûr, mais cela apparaît comme ça maintenant. Et c'est très énervant. Et je m'énerve aussi à cause des hommes parce qu'ils se rassemblent d'une certaine manière dans des religions et quelques-uns font réellement quelque chose, les autres sont simplement entraînés avec eux. Et je m’énerve aussi à cause de moi parce que je suis en quelque sorte dehors. En dehors de quoi, je ne sais pas. Devant une porte qu'on devrait ouvrir pour voir à quoi ressemble cette autre chose. Et je ne trouve pas la porte. Et ainsi je ne travaille pas comme il faut. Penser. Prier un peu" (G 136).

 

Comment prie-t-elle ? Comme ceci par exemple : "Mon Dieu, je voudrais connaître ta vérité. Seulement ta vérité et rien d'autre ! Afin que je puisse servir ta vérité en vérité. C'est pourquoi je te le demande, enlève de moi tout ce qui n'est pas à toi, ce qui n'est pas vrai, ce qui n'est pas compatible avec ta vérité. Je te le demande : montre-moi qui tu es. Montre-moi, dans l'idée que je me fais de toi, ce qui est vrai et ce qui ne l'est pas. Ne te lasse pas de tout me montrer de telle sorte que je sois sûre que tu es le vrai Dieu et comment tu es le vrai Dieu. J'ai besoin de cette vérité non seulement pour moi, j'en ai besoin pour tous ceux qui viennent, et pour tous ceux qui s'en vont, et pour tous ceux que je connais, et pour tous ceux que je ne connais pas. Je voudrais avoir cette vérité afin que la vérité du monde devienne ta vérité. Oh ! Je t'en prie, montre-moi comment tu es autrement et révèle-moi cet autrement jusqu’à ce que ce soit la vérité de manière irrévocable comme tu es véritablement. Amen" (G 141).

 

Elle trouve que tout est si tard dans sa vie, tout. "Dieu est tard. Et la profession est tard. Quand j'aurai terminé, j'aurai vingt-six ans. J'ai déjà vingt-deux ans et demi maintenant. Après cela, je dois encore être interne... Et Dieu sait quoi encore. Et quand je pourrai réellement aider, je serai une grand-mère" (G 142).

 

Les amis

"J'ai une quantité d'amis ; presque chaque semaine je pourrais me marier avec l'un d'entre eux" (G 137). Peter Schnyder, un jeune médecin de la Waldau, est follement amoureux d'Adrienne, il lui a apporté des roses comme personne encore ne lui en a apporté et Adrienne lui a fait comprendre qu'il ne devait rien espérer d'elle. Et voilà que Schnyder est venu à nouveau lui rendre visite. "J'ai eu de terribles battements de coeur quand on m'a dit que Schnyder était au salon... Il a dit qu'il était venu voir si j'avais changé d'avis. Moi : Non, non. Je l'aime bien, mais il est mou comme du beurre, je n'aime pas ça chez les hommes... Et c'est quand même énervant que tant d'hommes me demandent en mariage". D'autre part elle a comme un scrupule de conscience : "Est-ce qu'on ne fait pas du tort aux gens quand il sont tellement amoureux et qu'on ne veut pas ?" (G 140-143).

 

Les études

"Le travail ne fut pas très agréable cet été-là". Adrienne n'avait presque plus de cours parce qu'elle les avait déjà presque tous eus précédemment. Elle n'a qu’un cours le matin à onze heures : la physiologie chimique. Elle quittait sa maison le matin avant sept heures et se rendait à la bibliothèque pour y lire des livres de physiologie, de chimie physiologique et d'anatomie. "Tout se lit comme un roman, mais il en reste très peu dans ma mémoire. Je ne sais absolument rien... Je croyais toujours comprendre quelque chose, saisir un fil conducteur qui n'existait pas, tout n'était que temps perdu". L'après-midi, chez elle, elle travaillait deux heures au microscope. Elle allait aussi dans les salles de démonstration d’anatomie "où nous avions à notre disposition des squelettes et des parties de squelettes. L'air y était lourd de fumée, car de nombreux étudiants polonais tout excités discutaient ensemble et à voix haute des préparations". Elle donnait toujours aussi beaucoup de leçons particulières et elle était accablée de fatigue (F 253-254 ; G 141-142).

 

Elle soupirait sans cesse après l'hôpital, les malades. "Je voulais être médecin. Ma raison me faisait clairement comprendre que c’était là l'unique chemin et je tâchai de me consoler. Dans très peu de mois, ce serait l'examen et alors on verrait bien. Je ne croyais plus au succès, mais il ne me vint pas à l'idée de changer ma méthode de travail". Les dimanches après-midi, elle allait souvent à l'hôpital voir la sœur Hedi Hotz. "Dans le petit local près de la salle d'opération, je me sentais heureuse, libérée, reprenant courage pour la semaine et fabriquant des masses de tampons ; parfois – assez rarement - je rencontrais dans le corridor une sœur avec un lit de malade et je pouvais l'aider à le pousser jusqu'à la salle du malade ou à la salle d'opération ; c'étaient les points culminants de mon existence, je m'en nourrissais régulièrement et la question resurgissait de savoir s’il n'aurait pas été plus raisonnable d’abandonner ces études pour lesquelles je ne valais rien et devenir garde-malades ou infirmière psychiatrique. Je n'en parlais naturellement à personne". Mais elle savait en elle-même que ces deux choses n'étaient qu'une tentation.

 

Elle rencontrait rarement ses camarades : ils étaient très occupés par la préparation de leur examens et préféraient travailler chez eux plutôt qu'à la salle de lecture. "Nous nous posions parfois mutuellement des questions d'examens auxquelles je ne savais que rarement répondre... Je dus me rendre à l'évidence : il n'y avait rien d'autre à faire qu'à persévérer, s'acharner autant que possible à l'étude de l'anatomie du système nerveux et à l'embryologie... Avec le Bon Dieu aussi c'était souvent difficile ; je m'étais laissée aller à une prière toute machinale et j'aurais eu un besoin urgent d'aide". Adrienne n'en parlait jamais à son amie Georgine (F 253-255).

 

Vacances

"Subitement ce furent les vacances, mais j'étais angoissée par la proximité des examens. J'allai d'abord à La Chaux-de-Fonds chez tante Marguerite. Je me sentais très proche d'elle ; à vrai dire nous ne parlions jamais de choses bien sérieuses, mais elle avait le don de prendre part à tout, presque sans paroles et tout à fait naturellement ; elle semblait toujours savoir très exactement comment nous entourer, trouvant au moment propice le mot – ou le silence – qu'il fallait". La tante Marguerite ne croit à rien. "Elle respecte la foi des gens s'ils vivent selon leur foi. Mais elle-même ne croit à rien et, d'une certaine manière, je suis plus à l'aise avec des gens qui ne croient à rien, mais qui sont quand même ouverts dans une certaine mesure, qu'avec ceux qui sont engagés, mais avec qui on a l'impression que tout est autrement" (F 255 ; G 144).

 

De La Chaux-de-Fonds, Adrienne va à Klosters chez son amie Georgine qui l'a invitée. "A Klosters, Georgine m'attendait au train, cordiale et affectueuse ; moi avec ma valise, elle avec un bidon plein de lait ; ravies de bavarder ensemble, nous gagnâmes le 'Naz'. C'était le chalet qu'elle louait presque chaque année ; il fallait marcher à peu près une demi-heure le long d'un ravissant chemin légèrement en pente. La maison était toute seule dans une clairière et très gentiment installée. Au Naz, une ambiance de vacances régnait du matin au soir", mais cela n'empêchait pas Adrienne de travailler chaque jour quelques heures pour les examens, et cette fois avec facilité. "Tout me semblait maintenant cohérent, logique, facile à retenir. Je crois que je suis redevable à cette époque du peu de connaissances dont je fis preuve à l'examen. Je pensais une fois de plus qu'étudier sous des sapins était la seule chose vraie". Et puis, au Naz, il y a les conversations avec Georgine qui est "protestante et très, très croyante. Elle dit toujours qu'avec moi on ne sait jamais 'où Dieu se muche'. Elle dit que j'ai une obsession de Dieu. Au lieu que j'en suis contente tout simplement". Adrienne resta deux semaines chez son amie. "A vrai dire, ce sont des vacances super dans un chalet de luxe. Et Georgine, qui d'habitude dépense peu, dépense beaucoup ici pour ses hôtes", parce qu'Adrienne n'était pas la seule invitée. Adrienne partit ensuite pour la Waldau. Elle n'y resta que huit jours, occupée surtout à préparer ses examens (F 256-258 ; G 143-145).

 

Cinéma

Rentrée à Bâle, Adrienne additionnait "des centaines et des milliers de pages" qu'elle divisait par les quelque trente jours qui la séparaient encore des examens, mais elle dut reconnaître à sa grande honte que cela n'irait jamais. "J'en fus si bouleversée que j’étudiai encore moins qu'avant. Jamais je ne suis allée aussi souvent au cinéma qu'à cette époque ; j'y allai presque chaque jour, parfois même à deux reprises, de sorte qu'une fois ou l'autre, peu avant le changement de programme, il m'arriva de me trouver perplexe, ayant déjà vu tous les films possibles et aucun ne méritant d'être revu. J'aimais surtout les dessins animés et aussi les grandes réceptions avec les belles robes de bal ; sinon je m'ennuyais un peu, mais les films me captivaient tout de même assez pour me faire oublier, le temps de leur durée, les frayeurs des futurs examens". A la maison, toute sa famille imaginait qu'elle réussirait, ce qui ne contribuait pas à tranquilliser Adrienne, "car j'avais peine à imaginer comment ils accueilleraient la fatale nouvelle. Mais j'évitais surtout de me demander ce qu'il adviendrait alors de moi, c'était comme le bord d'un trou noir" (F 258-259).

 

Examens

Les examens pratiques commencèrent début septembre ; les examens oraux suivirent une dizaine de jours plus tard. "Les trois examens oraux eurent lieu les uns après les autres un après-midi à cinq heures... J'ai su péniblement quelques petites choses. Et quelques autres que je n'ai pas sues. Je fus extrêmement surprise d'apprendre à la fin que j'avais néanmoins réussi, même si c'était avec le minimum. J’étais tellement persuadée d'avoir raté que j'eus d'abord peine à le croire... En rentrant à la maison, je me disais de temps en temps : j'ai l'examen en poche. Mais ce soir-là, cela ne devint pas pour moi une réalité. Lorsque je priai plus tard dans ma chambre, je remerciai le Bon Dieu de son cadeau, mais malgré mes remerciements, ce cadeau n'était pas encore vraiment mien. Ce n'est que le lendemain matin, en me réveillant affreusement tard, que tout devint bien réel et que je fus remplie d'une joie folle. Je savais qu'à présent j'en avais fini avec ces études difficiles ; c'était au tour du malade, de la clinique ; j'allais être médecin, j'allais enfin vivre. C'était incroyablement merveilleux et jusqu'au début du semestre, je vécus en pleine joie, une joie immense et légère" (F259-261 ; G 146).

 

"Si je pensais parfois aux difficultés que j'avais avec la foi, il me semblait que maintenant elles devraient prendre fin, car il fallait que je sache très clairement comment aider ceux qui souffrent, et cela bien sûr ne pouvait se faire qu'en Dieu. Je priais beaucoup, intensément, et ne me sentais pas inquiète. Il est vrai que de temps en temps, il me paraissait un peu curieux qu'un examen réussi – et encore de justesse – signifiât un tel bouleversement dans ma vie. Et pourtant cet examen inaugurait une nouvelle période" (F 261).

 

6. Sixième semestre (Hiver 1925-1926)

 

Les professeurs

"Arriva enfin le premier jour du semestre, si ardemment attendu. Je n'oublierai jamais la première matinée. Je me suis follement réjoui des cours cliniques. Là, nous ne sommes que très peu de Suisses, peut-être cinq ou sept, et vingt juifs polonais. Ils forment un clan à eux. C’était comme ça déjà auparavant. Maintenant pour le premier semestre clinique, ils voulaient simplement occuper les premiers bancs. Et nous aurions dû nous asseoir derrière. J'ai vu cela et j'ai demandé aux autres si nous devions simplement nous laisser faire. Car à la fin ils ne doivent pas passer les mêmes examens que nous. J'ai donc fait quelque chose d’effronté. Wilhelm, Sutermeister et moi, nous sommes allés au premier banc et nous avons dit : Pardon ! Je voudrais cette place. Finalement tout le premier banc fut occupé par les sept Suisses. Ils furent éberlués... Pardon, je ne savais pas... Mais naturellement c'était une mauvaise idée de moi.

 

La première clinique était avec Hotz. Il entre un peu avant le début, me voit dans l'amphithéâtre et dit à voix basse : 'Comme ça, Spierli, vous allez maintenant avoir des sueurs froides avec moi'. Puis il s'est éloigné avec une mine sérieuse. Enfin, à huit heures un quart, il arriva avec sa liste et il lut laborieusement : Mlle von Speyr, vous prendrez l’anamnèse ; pour cela, parlez tout naturellement avec la femme, je sais que vous n'avez pas encore exercé et que vous poserez peut-être des questions stupides. Que voyez-vous ? Moi : Je vois qu'elle a deux doigts brûlés. Bien. Pourquoi arrivez-vous au diagnostic 'brûlés'. Nous avons donc parlé un peu là-dessus. Lui : Quelle est la première question que vous voulez poser à cette femme ? Moi : Est-ce que cela vous a fait fort mal ? Hotz (à part lui) : Oh ! Spierli, c’est bien vous ! Moi : Est-ce que cela vous a fait fort mal quand vous vous êtes brûlée ? Où vous êtes-vous brûlée. La femme : 'Je ne sais pas'. Je suis plutôt réduite à quia. Me vient alors une idée géniale : Puis-je la toucher ? Hotz : Oui. J'ai caressé légèrement les doigts. Elle : Non, ça ne me fait pas mal. Hotz : Plus fort ! Sinon... Je lève le bras et je vois une cicatrice sous le bras. Moi : L'affaire est en rapport avec la cicatrice. Elle a dû se couper les nerfs sensitifs, elle n'a donc rien senti quand elle s'est brûlée. Hotz devint alors très aimable : Oui, vous ferez de bons diagnostics" (F 261-262 ; G 148).

 

"Hotz nous donnait tout l'hiver trois cours par semaine ; il nous mettait en contact avec de nombreux problèmes chirurgicaux, et le centre de toute sa chirurgie, c'était toujours l'homme vivant, réclamant de l'aide. Son salut, quand il entrait dans la salle, s'adressait toujours en premier lieu au malade. Et Hotz ne créait jamais cette atmosphère avec des mots tout faits ; tout était spontané, naturel, compréhensible ; on aurait dit un don et un accueil réciproques, et c'est bien ce que c’était. Le malade parti, Hotz parlait parfois de la nécessité de ce rapport , assurant même être le plus comblé des deux, parce que le malade lui donnait la confiance dont il avait besoin pour travailler, puisant chaque jour en elle une force nouvelle. Et nous apprenions, nous aussi, à nous conduire avec les malades, nous réjouissant toutes les fois que nous pouvions expérimenter nos capacités de diagnostic, qui se développaient lentement".

 

Le deuxième cours clinique était avec Staehelin. Sa manière de faire était toute différente de celle de Hotz. "Staehelin est moins logique". Sa méthode n'était pas favorable pour des débutants. "C'est seulement dans les semestres plus avancés qu'on commençait à apprécier Staehelin, à pressentir, puis finalement à découvrir en lui son caractère absolument intègre et le grand savant qu'il était". Dans les autres cours cliniques, Adrienne ne doit pas "exercer" parce que ce sont des cours pour des cliniciens qui sont déjà plus avancés. Elle va aussi chez Labhardt "bien que d'habitude on ne va chez lui qu'au troisième semestre... Au cours de tuberculose, j'ai vu une dame du nom de Jeanneret et, en recueillant son anamnèse, je me suis aperçue qu'elle était très seule, je vais donc aller un jour la voir avec une petite fleur" (F 263 ; G 149).

 

"Curieux! On court d'une salle de cours à l'autre toute la journée. Le matin, ça ne dure chaque fois qu'une heure... On ne sait jamais ce qui va arriver... Un corps vivant, c'est quand même une boîte à surprises" (G 151). "Nous exerçons maintenant en chirurgie et en médecine, puis en gynécologie et en obstétrique. Et à la polyclinique chirurgicale. Avec Gigon j'apprends à ausculter et à percuter. Il a fait venir des gens, des chômeurs, il les met dans une cellule et nous devons les examiner" (G 151).

 

Et puis bien sûr il y a toujours les plaisanteries grossières des étudiants, mais pas devant Adrienne. "Récemment il y en a un qui a dit quelque chose que je n'ai pas compris, mais il a reçu de Wilhelm une gifle vigoureuse : On ne parle pas comme ça devant notre demoiselle" (G 151).

 

Une grande scène

"Je suis peu à la maison. Maman est souvent en rage contre moi. Elle dit que je suis toujours plus impossible parce que je porte toujours de vieilles robes. C'est l'une des raisons aussi de sa colère. L'une de celles que je connais. Récemment elle m'a envoyée promener dans l'escalier, et elle a lancé ensuite mon manteau et mon chapeau qui ont atterri au rez-de-chaussée avant que j'y sois. J'avais donné une réponse effrontée. C’était toute une histoire. Au cours clinique avec Hotz, il avait montré un homme qui était sur le point de mourir. C’était un accident, il était tombé d'un échafaudage et il avait les jambes fracturées et aussi le crâne... J'ai raconté cela à la maison : curieux de penser qu'on va à son travail, on commence à huit heures, et à huit heures et demie on se retrouve inconscient chez Hotz et on va mourir inconscient. Et sa dernière pensée n’était peut-être pas des plus belles. On devrait quand même penser davantage à la mort. J'avais en tête la rencontre avec Dieu. On devrait quand même vivre de telle sorte qu'à aucun moment on ait à craindre de paraître devant Dieu. Alors maman a dit : Ha ! Ha ! Tu penses à moi, tu espères être débarrassée de moi et tu penses que je devrais penser davantage à la mort. Je réponds : Oui, je le dis pour toi, pour moi, pour nous tous. (Je n'aurais pas eu besoin de dire ça). C'est alors qu'est arrivé le malheur. Souvent je ne sais pas ce qu'il faut ou ce qu'il ne faut pas pour l'irriter. Elle a dit que je devais sortir de la maison et ne plus jamais y revenir. L'après-midi, Adrienne a ses cours en dissection et en obstétrique. Quand elle est rentrée le soir à la maison, la colère était passée, et Theddy m'a dit qu'elle avait eu terriblement peur que je ne revienne plus. Et ce sont des scènes qui se produisent de temps en temps (G 152-153).

 

Un petit miracle

Puis "il s'est produit un miracle". Une cousine d'Adrienne, Sophie Bernoulli, lui a fait un cadeau magnifique. Cette cousine ne savait pas que l'oncle d'Adrienne ne payait pas ses études. Désormais la cousine va lui payer le nécessaire. "Elle ne veut pas que je continue à donner des leçons particulières. Elle s'est laissé dire que les frais d'inscription à l'université faisaient environ 250 francs par semestre... Elle voudrait que je prenne quelques jours de vacances... Elle ne voulait pas de merci". Et le cadeau de la cousine dépassait et de loin le montant des frais d'inscription à l’université. De plus la cousine était prête à payer à Adrienne des leçons de piano. Mais Adrienne ne veut pas : elle doit "avoir du temps pour flâner", c'est-à-dire au fond visiter les malades qu'elle a connus dans l'exercice de la médecine, penser à Dieu, aux hommes, penser à l'amour, "comme ça" (G 153).

 

Et le Bon Dieu dans tout ça ?

C'est peut-être déjà une prière que de penser à Dieu, non ? "Le Bon Dieu est comme brisé en mille morceaux, et un morceau de lui serait en chaque personne à qui j'ai à faire. Et pour pouvoir parler de lui, peut-être devrait-on pouvoir rassembler les morceaux et en même temps être de telle manière vis-à-vis des personnes qu'elles soient heureuses en Dieu. Qu'elles ressentent que de voir Dieu serait une bénédiction et une dignité. Il y a des gens qui sont sûrs de croire, qui sont sûrs que leur foi est juste et qui sont convaincus que Dieu les exauce. 'Exauce' : cela ne veut pas dire qu'il fait tout ce qu'ils voudraient. Mais qu'il entend leurs prières et les reçoit dans sa grâce. Ils constituent une communauté de croyants. Et alors je me glisse un peu parmi eux. Je dis au Bon Dieu : tu entends tous ceux qui croient. Permets que je joigne simplement ma voix aux leurs. Et si tu n'entends peut-être plus ma voix isolée parce qu'elle est recouverte, tu entends peut-être celle des autres et tu sais que ma voix recouverte se trouve parmi elles. Est-ce qu'on peut appeler ça prière ? En faisant cela, on laisse un peu prier les autres. Mais quand on entre dans une communauté, on devrait quand même y apporter du sien". Est-ce que Dieu lui donne de la joie ? "De la joie ? De la joie ? J'aurais de la joie si je le connaissais". Pour Noël, Adrienne est invitée à beaucoup de célébrations de Noël : à l'hôpital des femmes, en salle d'opération, à la clinique médicale. C'était le 23. "Le 24, nous fêtons Noël à la maison.... Les catholiques ont maintenant leur messe de minuit . J'aurais terriblement aimé y aller. Je n'y ai encore jamais été. Je l'ai dit à maman, et elle : si je veux, je peux aller à la cathédrale (protestante). Je n'y ai pas pensé (G 150. 154-156).

 

L'hôpital

Le grand bonheur d'Adrienne, c’était l'hôpital. "Je parcourais, comme si souvent, les nombreux escaliers et corridors, respirant l'odeur si différenciée des divers services ; tantôt je tenais une porte ouverte, tantôt j'aidais à en fermer une autre ; je croisais des malades, des sœurs, des chaises roulantes et des gens avec des fleurs ; je rencontrai un cercueil ou une fille de cuisine avec une marmite de soupe bouillante ; tout cela faisait partie de la vie de l'hôpital et celui-ci était vraiment ma patrie, ma patrie que j'avais perdue autrefois quand j'étais enfant, que j'avais peut-être même perdue plusieurs fois et que je retrouvais enfin pour toujours. Maintenant, lorsque je pensais à l'avenir, je le voyais se passer tout entier dans un hôpital" (F 264).

 

"Dès le premier semestre, je suivis le cours clinique à l'hôpital des femmes. Le Professeur Labhardt était extrêmement clair. C'était très sécurisant pour les étudiants. Peut-être l'obstétrique se prête-t-elle particulièrement bien à cette manière de décider à partir des nombreux symptômes ; en tout cas, cela vous donne, en cas d'urgence, une sorte de certitude aveugle, comme si cela ne pouvait être juste que de cette façon et que ce serait absolument faux autrement". Au bout de quelques semaines, Adrienne dut assister pour la première fois à une naissance, en spectatrice naturellement. "Autrefois les choses se passaient de la façon suivante : les filles-mères étaient admises gratuitement dans le service quelques semaines avant l'accouchement, mais elles devaient alors se tenir à la disposition des étudiants pour être examinées ; il leur fallait aussi accoucher en présence de quatre étudiants. Cette première naissance me fit une très grande impression ; moins peut-être à cause des douleurs que la mère avait à supporter qu'en raison de la détresse où elle se trouvait pendant l'accouchement ; elle ne pouvait rien faire ni pour ni contre ; il me semblait aussi que notre présence augmentait encore cette détresse et nous étions nous-mêmes tout aussi impuissants. De plus, le fait d'exposer ainsi une fille-mère me faisait mal, je pensais que cela ne pouvait qu'accroître sa misère. Je cherchai donc un peu à la consoler après la naissance de sa petite fille et lui tricotai une brassière les jours suivants ; je me sentais liée à elle et éprouvais en même temps une certaine reconnaissance. Je restai longtemps en relation avec elle " (F 265).

 

"Nous comptions aussi parmi nos professeurs deux savants remarquables qui étaient aussi de véritables maître du langage : Doerr et Roessle. Chez Doerr, nous avions la bactériologie et l'hygiène ; il assaisonnait ses cours d'un humour savoureux et nous nous réjouissions d'une heure à l'autre. Roessle avait moins d'humour, il était peut-être plutôt sec, mais on sentait son intelligence dans tout ce qu'il disait et on était subjugué par sa personnalité de chercheur" (F 265).

 

Les malades

La vraie vie d'Adrienne était maintenant à l'hôpital avec les malades . "Beaucoup cherchaient un conseil, demandaient un entretien, croyant souvent que j'étais déjà un docteur diplômé. Pour les gens, on est mademoiselle le docteur ; les médecins m'appellent aussi comme ça parce que c'est mieux pour les patients. Les malades faisaient alors appel à une expérience qui n'existait pas et ils me mettaient dans l'embarras... Il y a beaucoup de choses qu'on ne comprend pas. Pour les relations avec les hommes. J'essaie toujours d'en apprendre un peu, parce que là je ne sais rien. De temps à autre je fais des réponses complètement stupides. Il y en a une qui dit : C'est horrible, j'ai un mari qui veut m'avoir chaque nuit. Moi : Si vous l'avez épousé, c'est sans doute pour que vous l'ayez tout le temps. Elle m'a regardée bêtement et les autres ont ri... Très souvent je n'étais pas à la hauteur des questions posées, et en général je ne comprenais que vaguement de quoi il s'agissait réellement. Aussi avais-je coutume d'avouer, dès la première phrase, que je n'étais qu'une étudiante. Mais beaucoup ne se laissaient pas décourager pour autant et il fallait discuter. Je crois que les malades étaient avant tout désireuses de parler avec une femme, une femme qui, ancrée en quelque sorte dans la vie de l’hôpital, vivait à une certaine distance du milieu quotidien et était pas conséquent appelée à les aider. Très souvent, justement à cause de cet éloignement de chez elles qui leur était imposé, elles semblaient enclines à s'occuper de leurs problèmes autrement que d'habitude. Le problème de la mort s'était aussi posé à elles de temps en temps, remettant en question tout ce qui s'était passé jusque-là. Souvent une préoccupation religieuse transparaissait, mais elles préféraient parler à une laïque. A cette époque il y avait à l'hôpital deux aumôniers : un protestant, âgé, infirme, qui lisait à haute voix devant chaque lit un passage du Nouveau Testament, mais ne voulait pas se mêler des questions personnelles, et le prêtre catholique que j'avais rencontré quand je m'étais cassé la jambe ; il avait pour chaque question une réponse toute prête ; il était si indiciblement bête que tous se moquaient également de lui, les croyants comme les incroyants" (F 266-267 ; G 170).

 

"Les catholiques doivent tous recevoir les derniers sacrements avant de mourir. De temps en temps on doit préparer les gens pour qu'ils permettent au prêtre de venir. Si on voit que quelqu'un est très mal, je demande à la sœur si cette personne est catholique, souvent cela ne se trouve pas dans l'histoire de la malade. On va donc trouver les gens eux-mêmes et on parle avec eux jusqu'à ce qu'ils soient d'accord. Les catholiques croient que c'est une manière d'ouvrir à l'âme les portes du ciel. Je pense que c'est sympathique la manière dont ils accompagnent les gens. Quand on va recevoir les derniers sacrements, on se confesse d'abord. C'est ce qui me plaît toujours le plus dans le catholicisme parce que je crois que l'obligation de se confesser est comme un petit rappel que nous sommes toujours accompagnés : je devrais réellement commettre moins de péchés. Et si les catholiques peuvent tenir pour vrai qu'après la confession on est tout propre, cela doit être incroyablement beau" (G 170-171).

 

Les diagnostics

Dans le cadre des cours, des malades étaient confiés aux étudiants pour qu'ils essaient d’établir des diagnostics. "Chaque fois on nous en confiait un. On parlait avec eux et on en arrivait parfois à des conversations déconcertantes pour lesquelles je n'étais pas préparée. Il me semblait que Dieu seul pourrait suppléer à mon insuffisance en assumant toute la direction de l'entretien. Je pensais que je devrais prier beaucoup plus, confier à Dieu tous les désirs que je découvrais et qu'alors il pourrait agir malgré mon ignorance et mes hésitations. Je commençai donc à prier longtemps, soir après soir, lui expliquant tout d'abord le plus souvent les cas, lui montrant pour ainsi dire du doigt mes difficultés, jusqu'à ce qu'un beau jour, mi-honteuse, mi-amusée, je m'aperçusse que j'avais mis en quelque sorte des limites humaines aux capacités de Dieu, m'imaginant qu'il avait besoin de mes explications pour réussir. Dès lors, je supprimai dans ma prière mes indications et elle devint davantage une conversation avec Dieu où je lui abandonnai partout la direction, l'adorant en le contemplant. Il me sembla alors vraiment que bien souvent c’était lui qui dirigeait mes conversations avec les malades, faisant un peu de moi son porte-parole ; ainsi je pus parfois aider d'un conseil. Il était pour moi de plus en plus évident que Dieu assigne les jours de maladie à ceux qui en sont frappés pour que ces jours soient des jours de recueillement intérieur ; ils devraient mieux reconnaître ce qui d'ordinaire n'allait pas en eux et, grâce à la distance imposée par leur séjour à l'hôpital, embrasser d'un seul coup d’œil leur vie quotidienne, apprendre à voir plus exactement leurs difficultés et devenir ainsi capables de les maîtriser. Mais pour cela le dialogue est important et c'est pourquoi le médecin devrait être aussi un homme de prière, ayant toujours en réserve mille possibilités d'aide. Ce côté de la profession me rendait très heureuse ; c'était aussi l'occasion de mieux comprendre l'homme, ce qui ouvrait par la suite davantage la voie au dialogue et à la thérapeutique ; la révélation de la nature intime du malade établissait soudain un nouveau rapport entre les symptômes et les différentes causes de la maladie, qu'il fallait alors utiliser de façon nouvelle" (F 267-268).

 

Les piqûres et autres interventions

Les étudiants avaient aussi un cours de technique médicale dans lequel ils devaient pratiquer diverses petites interventions, par exemple des piqûres. "Lorsque je dus faire ma première piqûre, je n'eus pas le courage de piquer ainsi tout simplement quelqu’un d'étranger ; j'étais trop maladroite. J'allai donc tout d'abord dans une chambre voisine et me piquai la jambe... J'eus dès lors le courage de m'approcher des malades avec une seringue. Il y avait à ce cours toute une série d'interventions avec lesquelles nous devions nous familiariser, et avec le temps je les accomplissais toujours plus joyeusement" (F 268).

 

Le Professeur Neergard

"En soi le Professeur Neergard – qui est interne de Rudolf Staehelin - ne nous était ni sympathique ni antipathique. Sa vanité nous faisait un peu sourire. Il faisait toujours précéder le cours pratique d'une introduction dans laquelle il n'expliquait pas seulement les prochaines interventions, mais traitait aussi une question morale. L'une d'elles revenait toujours : le médecin était responsable de ce qu'il faisait, il devait avant chaque injection s'assurer scrupuleusement que la bouteille ou l'ampoule était bien remplie du bon médicament ; personne ne pouvait le décharger de cette responsabilité. Ce contrôle faisait précisément partie de ses devoirs" (F 268-269).

 

"Nous sommes environ trente au cours". Un lundi, Neergard avait chargé Adrienne d'un programme assez important. "Il était entre autres prévu que je viderais un abcès du poumon dans l'amphithéâtre, mais auparavant j'avais à m'occuper dans différentes salles d'interventions plus bénignes. Lorsque j'entrais dans l'amphithéâtre, encore tout essoufflée d'avoir couru un peu partout, les étudiants étaient déjà réunis et le malade étendu ; Neergard me dit qu'il voulait juste faire lui-même la piqûre pour l'anesthésie locale, car cela ne présentait aucun intérêt, et qu'ensuite je pourrais continuer. Il avait dans la main la seringue pleine et il piqua ; au même instant je vis le malade pâlir, se dresser sur son lit, puis retomber mort. Ce fut un spectacle affreux ; tout se passa si brusquement qu'au premier moment on se regarda sans vraiment comprendre. Neergard lui avait administré de la cocaïne au lieu de la novocaïne, une dose qui en quelques secondes avait provoqué la mort. Neergard a toujours dit que le médecin portait seul la responsabilité de ce qu'il injecte ; il ne peut pas dire qu'il pense autrement" (F 269 ; G 157).

 

"Neergard a tout de suite renvoyé tous les étudiants. Tous partirent sauf moi. J'ai remercié Dieu quelque part de ne pas avoir fait l'anesthésie. Neergard me demande pourquoi je ne m'en vais pas. Moi : Je veux voir ce qui va se passer ; finalement je ne suis pas tout à fait étrangère à l'affaire. Neergard fait alors venir Staehelin et il dit devant moi qu'il n'y peut rien : la sœur Marie, cette cruche, etc." Différents professeurs et internes se précipitèrent dans la salle les uns après les autres. Adrienne rejoignit les autres étudiants dans l'antichambre et quelqu'un vint leur dire qu'un accident venait d'avoir lieu, que nous devions tranquillement rentrer chez nous. Cela me sembla parfaitement injuste et je refusai d'une voix haute et décidée, au nom de tous, bien que nous ne nous fussions pas concertés. On poussa dehors le lit avec le mort recouvert d'un drap. Le Professeur Staehelin vint expliquer aux étudiants que Neergard avait injecté par erreur un faux liquide, une dose mortelle de cocaïne à la place de la novocaïne prévue. La mort était survenue si rapidement que les antidotes utilisés n'avaient produit aucun effet" (F 269-270 ; G 158).

 

"L'après-midi je n'ai pas eu le courage d'aller aux cours. Tuer simplement comme ça un homme! Et j'ai choisi une profession où ça peut se produire. Nous venions d’expérimenter de façon tragique ce que pouvait aussi signifier être médecin. J’étais complètement bouleversée, ne comprenant plus quel sens pouvait encore avoir cette profession si ardemment désirée. A présent, j'aurais préféré enseigner ou devenir femme de ménage, n'importe quoi, mais plus médecin. Jusqu'ici, tout ce que j'avais appris, les choses faciles comme les difficiles n'avaient fait que me fortifier dans ma profession. Maintenant c'était fini et il me sembla que c'était pour toujours". Adrienne voulut rester seule, sans même en parler avec Sutermeister. "Il était impossible de parler, impossible de faire autre chose que d'être désespérée. J'errai longtemps dans les rues, tout à tour dans des quartiers animés ou déserts... Tout était sans espoir. A quoi bon étudier si on en arrivait à tuer des hommes par pure négligence, une négligence toutefois tellement humaine ? Jusqu'à présent, j'avais toujours été heureuse d'avoir des responsabilités. Maintenant je n'avais plus qu'une idée : laisser tomber ce jeu dangereux. Récemment celui qui était tombé de l'échafaudage, et maintenant celui qui se fait tuer par le médecin... La mort si proche. Ce n'est pas ma mort maintenant qui est importante, le Bon Dieu s'en occupera bien. Mais les autres ! Mais comment se fait-il que j'aie peur pour les autres et pas pour moi? Là où d'autre part on doit quand même toujours se considérer comme le plus grand des pécheurs. Où est la cohérence dans tout cela ? De temps à autre, la question de Dieu resurgissait timidement, mais elle n'avait pas la force d'apporter la lumière dans la nuit de mon désespoir" (F 270 ; G 158).

 

Finalement Adrienne se retrouve devant la porte de son amie Pauline Müller. Elle lui raconte tout ce qui s'est passé. "Pauline fit alors quelque chose de tout à fait extraordinaire ; elle descendit à la cave chercher une toute petite bouteille de champagne que nous bûmes ensemble, lentement ; notre conversation n'en fut pas plus animée ; néanmoins je me calmai, bien que j'en eusse à peine bu un verre. La bizarrerie de cette folie de champagne au milieu de la journée, après l'épuisement de ma longue promenade, la présence de mon amie, tout contribua à faire disparaître ou tout au moins à atténuer mon affreuse tension intérieure. Bien sûr, la douleur et mon désespoir ne s'étaient pas envolés, mais je commençais de pressentir que cet effroi n'était pas définitif, que je le vaincrais. Comment ? Cela m’échappait encore complètement" (F 271).

 

Le lendemain, Adrienne et ses amis allèrent par exception au principal cours clinique du Professeur Staehelin ; tous les internes s'y trouvaient aussi. Et Staehelin parla du cas de la veille ; "il le fit à sa façon, maladroitement", et ramena toute l'affaire à un accident de service ; il ne fut pas question d'éthique médicale. Staehelin et Neergard dirent aux étudiants qu'ils devaient se taire sur l'affaire, que c'était un secret médical, qu'ils n'avaient pas le droit d'en parler en dehors de l'hôpital. "C'est vraiment un malheur". Ça, Adrienne peut le comprendre, "mais que Neergard rejette sur l'infirmière la responsabilité qu'il préconise toujours, je trouve ça parfaitement dégoûtant". Il y aura un procès et les personnes directement concernées qui se trouvaient au premier banc et Mlle von Speyr seront convoquées comme témoins. "Et chacun devra dire dans ce cas que le médecin n'est pas responsable. Je me suis levée devant tous et j'ai dit : Monsieur Neergard, ce que je vais déclarer, ce ne sera pas ça du tout. Mais je dirai exactement ce qui est à dire dans un cas de ce genre selon votre propre enseignement. J’étais follement agacée, mais enfin j'ai osé. Naturellement il s'est mis en colère et il a dit : J'aurai encore à vous parler. Moi : C'est tout à fait inutile, je ne veux plus échanger un mot avec vous... Par hasard Wilhelm et Sutermeister n'étaient pas au premier rang ; ils disent qu'ils feront exactement comme moi. D'autre disent : on dépend quand même de lui parce que c'est avec lui qu'on devra passer l'examen ; ils n'attachent pas d'importance à ce qu'il soit condamné. Moi : Moi non plus, mais il doit savoir que je le considère comme une espèce de cochon". Puis Adrienne, Wilhelm et Sutermeister décidèrent de ne plus aller au cours de Neergard (F 271-273 ; G 158-159).

 

Quelques semaines plus tard Adrienne dut se présenter comme témoin devant le magistrat instructeur. Wilhelm et Sutermeister aussi furent convoqués. Neergard fut acquitté, mais Staehelin l'a mis à la porte. L'infirmière reçut d'abord quelque chose sous conditions, mais elle fut ensuite acquittée. Neergard a cherché à revoir Adrienne. "Il m'a attendu à tous les coins de l'hôpital, mais je n'ai jamais voulu. Finalement plus personne n'est allé à ses cours". En fait, avec ses amis, elle a tout fait pour dissuader les autres étudiants de suivre encore des cours de Neergard. Il a essayé de lancer d'autres cours, mais sans succès, et finalement il a quitté Bâle (F 285 ; G 160-161).

 

Médecins et patients

"Il y avait encore pour moi quelque chose d'autre dont il était difficile de parler avec des camarades parce que moi-même n'y voyais pas très clair, bien que j'en fusse accablée. Si nous, les médecins, devions être les témoins de la vie et de la mort, de la naissance et du trépas, si un rôle important, voire même déterminant du point de vue humain, nous était parfois dévolu, le malade et son entourage devaient alors pouvoir compter entièrement sur nous, non seulement sur notre science mais aussi sur notre être. Nous devrions nous tenir là avec une certaine transparence, une limpidité et une pureté totales, avoir une sorte de sincérité qu’aucune contradiction intérieure ne saurait ternir. Je ne pensais pas que nous pourrions jamais acquérir une certitude personnelle de cette disponibilité profonde, de ce détachement à l'égard de nos péchés, mais je croyais pourtant que nous devrions constamment y aspirer. Il me semblait aussi que le fait d'être souvent appelés à entendre les confessions des malades, l'aveu de leurs fautes, d'être ainsi mis en contact avec tous les problèmes du péché devrait nous amener nous-mêmes à confesser nos propres fautes. Certes, je le faisais assez souvent devant Dieu, mais cela ne me suffisait plus. Je commençais très sérieusement à soupirer après la confession dont je n'attendais pas seulement une action purifiante en moi et pour moi, mais aussi – et cela presque avant tout - un effet profond sur les rapports humains avec les malades : il ne serait plus possible de couper au couteau ni même peut-être de distinguer la part de faute qui revient aux autres et celle qui me revient. Mais vraiment personne dans mon entourage ne semblait être catholique, et je n'avais aucune possibilité d'en discuter" (F 273-274).

 

La fin du semestre

"Durant ce premier semestre clinique, nous apprîmes naturellement une foule de choses et avant tout les phénomènes habituels des maladies, pour découvrir dans quelle direction il fallait continuer nos investigations. Nous lisions aussi toute espèce de traités et d'introductions aux différents domaines de la médecine. Mais le sommet, ce qui était vraiment déterminant, restait la rencontre avec le malade en tant qu'homme. C'était un peu comme si tout le reste passait à côté ; ceci en faisait bien partie, mais n'était jamais l'essentiel" (F 274-275).

 

"Le dernier jour du semestre, nous allions, avec notre carnet d'étudiant, d'un professeur à l'autre pour recueillir les signatures nécessaires. Hotz était assis dans l'antichambre, derrière une petite table à pansements ; après avoir signé, il regardait chaque fois la couverture du carnet pour voir à qui il appartenait. Quand ce fut mon tour, il me dit : Spierli, j'ai encore un mot à vous dire". Adrienne est légèrement inquiète tout en regardant Hotz continuer à signer. "Il était assis avec sa blouse blanche de médecin, l'air un peu absent. Lorsqu'il eut fini, il se leva et s'approcha de moi : Il faut que vous me promettiez quelque chose. Je le regarde. Lui : Je voudrais votre consentement avant que je vous dise de quoi il s'agit. Moi : Oui, oui, bien, il peut l'avoir. J'étais légèrement angoissée, de quoi pouvait-il s'agir ? Puis il ajouta : Vous devez me promettre que vous ne serez jamais infidèle à la médecine, quoi qu'il arrive. Je fus alors un peu effrayée et j'ai dit : Je n'ai pas l'intention d'être infidèle. Lui : Non, mais il se pourrait qu'on essaie de vous en détourner. Et vous n'avez pas le droit de vous en laisser détourner. Et deuxièmement, vous devez me promettre de rester toujours comme vous êtes. J'ai ri : Je ne peux quand même pas promettre ça ! Lui : Vous pouvez au moins penser que votre professeur le souhaite. Et si un jour quelque chose arrivait qui pourrait vous changer, vous y cramponner fermement et penser : je n'ai pas le droit de changer. Et moi de répondre à voix basse, embarrassée : C'est bien ce que je veux. Lui : Ça ne me suffit pas tout à fait, j'ai besoin d'une promesse ; voyez-vous, certains jours on se lasse ; j'ai remarqué combien l'affaire Neergard vous a bouleversée, mais je ne voulais pas m'en mêler ; cela aussi, on doit le supporter, complètement et presque dans l'abandon. Mais d'autres déceptions viendront et brusquement vous tournerez le dos à la profession, peut-être pour épouser le premier venu, que vous prendrez parce qu'il vous l'aura demandé juste le jour où vous serez découragée. Promettez-moi donc de rester aussi fidèle à la profession que vous l'êtes maintenant. Je promis. J'étais un peu impressionnée, mais pas au point d'oublier une autre requête, aussi je continuai : Cet été, je voudrais prendre du service à la clinique. Hotz regardait au loin, comme à travers la caisse à instruments, presque comme s'il n'avait pas entendu. Je fus effrayée de ma propre audace, mais c'était trop tard, je ne pouvais pas me reprendre. Il me dit alors : Oui, c'est entendu, mais n'oubliez pas votre promesse. Il s'est ensuite levé, me tendit la main, garda la mienne un moment dans la sienne en disant très doucement : Rester courageux, c'est justement être fidèle ; j'ai votre promesse. Et je suis partie avec le sentiment d'avoir vécu un instant très solennel, un sentiment moitié dans le ventre, moitié dans le cœur. Je ne le revis jamais" (F 275 ; G 161-162).

 

Des vacances à la Waldau

Après ce premier semestre clinique, vinrent les vacances : à la Waldau comme il se doit. "Ce furent des vacances tout à fait délicieuses ; j'avais beaucoup de traités de médecine à lire parce que je voulais pratiquer chez Labhardt au semestre suivant et qu'en été commençait mon travail à la clinique. Tout ce que je lisais me paraissait plein de sens, pénétrait en moi de quelque façon, s'adaptait à ce que j'avais appris en hiver en l'élargissant. Vers le soir, j'allais souvent en vélo à Bolligen, dans la région du Bantiger et dans les vallées avoisinantes. C'était un début de printemps très doux ; il était agréable de pédaler puis de s'arrêter n'importe où pour regarder l'animation des villages ou avoir une vue sur la contrée".

 

"Je me rendis un dimanche à l'église de la Waldau. Ce ne fut pas une expérience heureuse. Je me sentis complètement dépaysée. Le pasteur Henzi était un homme d'un certain âge, aimable et bienveillant ; il me paraissait ne pas avoir la force d'extraire de la Parole tout son sens. Après le prêche, je fis les cent pas avec lui... Et soudain il m'apparut que de toute évidence le protestantisme était le contraire d'une promesse, qu'il était une sorte de recul. Il y subsistait bien quelque chose de l'accomplissement, mais quelque chose qui était comme détaché de l'arrière-plan voulu par Dieu ; la parole était suspendue en l'air, coupée de son union avec Dieu".

 

"Il se fit que, le même jour, je rencontrai dans un corridor un prêtre et que je vis comment une infirmière – pas une malade – s’agenouillait sur son passage. Je lui demandai ensuite pourquoi elle l'avait fait. Elle me répondit qu'il portait le Seigneur. Cela me sembla une fois de plus très étrange, mais je ne pouvais en demander davantage ; et de même que le prêtre portait le Seigneur, je portai aussi en moi les paroles de la garde-malades ; de temps en temps je les répétais comme quelque chose d'important, un peu timidement, mais pourtant dans la joie. C'était comme si l'on pouvait frapper à ces mots ; ils étaient là, faisant écho, même s'ils n'avaient pas encore de ton propre. Je ne les ressentais pas comme une inquiétude, mais plutôt comme une exhortation légère, amicale et bienveillante à prier davantage, peut-être même à prier pour mieux comprendre" (F 276-278).

 

7. Septième semestre (Été 1926)

 

La mort du professeur Hotz

Retour à Bâle. "Bien que j'aie toujours préféré vivre à la Waldau plutôt qu'à Bâle, il y avait quelque chose qui rendait au printemps mon départ plus facile. A Bâle, toute la végétation avait quelques semaines d'avance, peut-être bien trois semaines, sur Berne ; c'était chaque fois une joie de constater la différence".

 

"Mais cette fois, un gros souci pesait sur la salle d'opération ; le Professeur Hotz était tombé malade à Vienne, il souffrait d'une perforation d'estomac extrêmement grave ; une opération immédiate – c'était la troisième – ne put apporter aucune amélioration importante à son état. Les nouvelles étaient tantôt pleines d'espoir, tantôt de nouveau décevantes. Il me semblait que son absence avait rendu la vie beaucoup plus terne, beaucoup plus ordinaire. Ses médecins-chefs se donnaient la plus grande peine pour le remplacer, mais le maître avec sa bonté et sa nature stimulante nous manquait beaucoup. La chirurgie parut perdre de son intérêt, et ce défaut gagna les autres branches. Pour celles-ci, cela venait du fait que notre réflexion médicale commençait lentement à s'ordonner et les diagnostics à se grouper sagement" (F 279-280).

 

"Sur son désir, on avait ramené Hotz en Suisse. Quand je sus qu'il était là, je me réjouis. Mais au visage de sa sœur, je devinai combien il allait mal. Il était à la clinique Andlauer. Je préparais pour Hotz de petites gelées d'oranges et de citrons, et j’étais remplie de fierté en apprenant qu'il en prenait chaque fois un peu. Et il en voudrait une chaque jour. Et il dit toujours qu'on ne doit pas oublier de remercier la Spierli. Mais personne ne peut lui rendre visite, même pas ses enfants. Uniquement sa femme et sœur Hedi, mais elles aussi très brièvement. Il mourut au début de juin, après de terribles souffrances, mais on raconta qu'il avait été très bien jusqu'au bout et avait aussi conservé tout son humour. La nouvelle de sa mort ne fut pas, bien sûr, une surprise pour moi, mais elle m'atteignit pourtant très profondément. C'est pour moi très dur. Je lui dois tant. Je l'ai beaucoup aimé". Les étudiants se concertent et décident d'organiser une collecte pour une couronne de fleurs. "Nous avons recueilli près de trois cents francs pour la couronne. Ce fut une couronne avec uniquement, uniquement, uniquement des roses rouges. On les a fait venir exprès de Hollande par avion. Il y avait presque cinq cents roses. C'est moi qui ai eu cette idée. C'est aussi ce que je préférerais quand je serai morte. Blanc fait quand même un peu triste. Des roses blanches, je les trouve jolies sur un bureau. Quand on peut leur prêter un peu de sa propre vie" (F 281-282 ; G 163. 166-168).

 

Au début du semestre il y a eu élection du bureau pour l'association des étudiants en formation clinique : trois au bureau principal, deux au bureau adjoint. Adrienne est la seule fille au bureau principal. L'impression que cela lui fait ? "Je ne prends pas ça au tragique. Mais on peut quand même faire quelque chose. On peut décider des choses et ensuite les faire passer... Des choses utiles sont adoptées pour les cours et pour les démonstrations, pour les dates d'examens et des histoires d'aides-internes" (G 162-163).

 

Encore une demande en mariage

Au cours du trimestre arrive, pour suivre les cours, un Suisse romand. Adrienne raconte : "Il était grand et bien bâti. La première fois qu'il est entré dans la clinique médicale, j'ai pensé : Mon Dieu qu'il est beau, ce type ! Après le cours, il vint vers moi comme si nous étions de vieilles connaissances et m'accompagna en pathologie ; nous nous assîmes l'un à côté de l'autre. Puis il s'est assis quelque part dans l'amphithéâtre et il a mis ses jambes sur la table. Pas trace de retenue". Cet étudiant s'appelait Guénin. Quelque temps plus tard, en rentrant chez elle, la bonne annonce à Adrienne "qu'un long monsieur avec une serviette sous le bras l'avait réclamée avec insistance". Adrienne étant alors absente, ce monsieur était revenu alors qu'Adrienne prenait le café dans la chambre bleue avec sa mère et sa tante Marguerite . "La bonne surgit tout à coup et me dit  que le monsieur qui était venu pour moi était au salon. J'allai et trouvai Guénin, mon beau camarade. Il était là, plutôt couché sur le sofa qu'assis, ses jambes croisées allongées sur le bord du canapé empire ; il fumait une cigarette sans aucune gêne, exactement comme s'il avait été seul et chez lui. Il me tendit la main sans se lever. La situation était des plus bizarres ; je sentis qu'il se préparait quelque chose de tout à fait inhabituel et en fus inquiète. Il me dit, apparemment tout à fait sûr de son affaire, qu'il venait me demander si nous voulions nous marier juste au début des vacances ou un peu plus tard. C’était moi maintenant qui avais de la peine à contenir ma voix ; je répondis aussi calmement que possible qu'il n'était pas le moins du monde question de mariage ; premièrement je ne voulais pas du tout me marier et deuxièmement, si cela devait arriver, ce ne serait sûrement pas avec lui. Il ne se laissa pas décontenancer. Il savait ce qu'il savait et cela lui suffisait ; je ne devais pas faire taire mon cœur, il était heureux de mon amour, mais il avait pensé que j’étais assez intelligente pour dire oui, sans plus ; car il était absolument évident que je l'aimais autant qu'il m'aimait. Rien n'y fit, sa conviction était inébranlable. Lorsque finalement je le jetai dehors plus ou moins violemment, il me promit avec le plus grand naturel de revenir le soir. Il avait choisi ce jour-là pour nos fiançailles et nul autre, parce que ce matin, quand il ne put me découvrir nulle part au cours de Staehelin, il lui était apparu plus clairement que jamais qu'il m'aimait et qu'il ne pouvait plus supporter de ne pas savoir où je me trouvais. Je lui défendis de revenir le soir tout en sachant que, malgré l'énergie de mon interdiction, je n'avais aucune chance de succès. Il était si sûr de lui que mes paroles ne firent sur lui aucun effet, elles semblaient perdre toute substance en cours de route, il ne les entendait pas et je ne ne savais même pas s'il en percevait le son". Quand Adrienne retourna dans la chambre bleue, on lui demanda ce qui se passait. "J'étais encore si bouleversée que j'eus de la peine à expliquer qu'on m'avait demandé ma main. Maman manifesta aussitôt beaucoup d'intérêt pour cette histoire". Madame von Speyr voulut en savoir beaucoup plus sur ce Guénin : il "paraissait être en tout point exactement le gendre qu'elle souhaitait. Son père est directeur de banque à Delsberg. Elle : C'est quand même une chance incroyable! Elle semblait enchantée, se réjouissait de faire sa connaissance, admirant par avance sa ténacité". Le soir, pour éviter Guénin, Adrienne alla chez son amie Georgine, et c'est madame von Speyr qui reçut Guénin. "Quand il fut tard, je téléphonai pour savoir s'il était parti. Il l’était, je rentrai donc. Maman l'avait trouvé très sympathique et agréable, elle avait convenu avec lui de rendre visite à ses parents, à Delsberg, un de ces prochains jours". Madame von Speyr se rendit effectivement à Delsberg. "Elle en revint enchantée ; la famille était charmante, prêtre à m'accueillir comme belle-fille et même à attendre aussi longtemps qu'il le faudrait, jusqu'à ce que je donne enfin mon consentement... Maman était inépuisable sur les détails relatifs à sa visite ; j'appris comment était l'argenterie et les tartelettes ; le tablier blanc de la domestique et la moustache du beau-père ne pouvaient manquer de m'impressionner. Maman avait emmené une photo de moi. Et tous avaient trouvé que j'étais charmante, charmante. Et ils se réjouissaient pour leur René d'un si beau parti. Maman a dit : Oui, elle est encore un peu jeune et un peu dissipée, mais très raisonnable et ce succès lui monte un peu la tête, n'est-ce pas ? C'est ainsi qu'ils ont quasi célébré mes fiançailles sans moi. Je lui dis : En tout état de cause, il n'en est pas question". Guénin a continué à poursuivre Adrienne périodiquement pendant des années, lui créant encore des difficultés à l'époque de son mariage. Plus tard, il fut interné à plusieurs reprises dans des asiles d'aliénés, il eut une crise religieuse, il offrit à Adrienne un Nouveau Testament, il deviendra communiste en Espagne, exerça la profession de médecin, fut envoyé en prison à plusieurs reprises (F280. 286-288. 299 ; G164-165).

 

Aide-interne en chirurgie

Après les funérailles du Professeur Hotz, "la vie quotidienne nous reprit très vite". En attendant que le successeur du professeur Hotz fût choisi, "Merke et Heusser se partagèrent la clinique chirurgicale. Leur façon d'enseigner, résolument différente et pas encore formée par la moindre expérience, correspondait tout à fait à ce qu'ils étaient... Le temps passait ; mon poste d'aide-interne en chirurgie commençait le 1er juillet (le semestre ne va que jusqu'en août, mais je suis engagée pour dix semaines). J'avais pris la ferme résolution de travailler comme s'il n'y avait rien d'inquiétant dans l'air, et je me réjouissais de ce travail. Il me captiva véritablement dès la première seconde et toutes les questions, tous les problèmes de travail m'accaparèrent entièrement. Il y avait énormément à faire, tellement qu'on n'en avait jamais fini sans que pour cela cela donnât lieu à quelque agitation ; le travail au contraire était joyeux, paisible. Je fus attribuée à un certain docteur Theodor Huber qui était à la première division des femmes ; il s'agissait d'une quarantaine de cas chirurgicaux qui changeaient très souvent, car c'étaient surtout des cas opératoires. Toute la matinée se passait en salle d'opération ; comme il n'y avait à cette époque qu'une salle en service (l'autre était en réparation), le programme commençait très tôt. La plupart du temps, il y avait déjà une intervention à cinq heures ou à cinq heures et demie ; les plus jeunes, dont je faisais naturellement partie, avaient le bonheur d'assister aux opérations les plus matinales. Il y avait bien sûr infiniment à voir et à apprendre. Toute ma famille était en vacances, j’habitais seule à la Sevogelplatz. Le matin, je me levais vers quatre heures et me rendais habituellement à pied à l'hôpital ; cela faisait une bonne demi-heure de trajet... Dans la salle d'opération, on s'affairait déjà ; les sœurs lavaient et préparaient les instruments ; dans le couloir, un lit vide dont l'occupant avait déjà été endormi dans la petite pièce adjacente. Les opérations sont faites par les médecins internes et les médecins-chefs. Mon travail consistait surtout à tenir ouvert au chirurgien le champ opératoire avec de grosses pinces, et à éponger le sang. Parfois se présentaient de petites besognes spéciales comme une narcose, une anesthésie locale, une couture, un pansement ; chacune d'elles me faisait clairement ressentir que la profession devenait sérieuse, toujours plus irrévocable et sans retour possible" (F 284-285 ; 289-290 ; G 169).

 

"Au bout d'une semaine environ, j'assistai pour la première fois à l'ablation d'un goitre par le docteur Merke qui, au début, m’inspirait pas mal de crainte. Il incarnait pour moi le type même du chirurgien, audacieux, toujours calme et réfléchi. Ce type est d'une sobriété inouïe. Il me plaît beaucoup maintenant. Il ne s’énerve pas le moins du monde. Il opère comme on coud une robe, de point en point. Si on ne voit pas quelque chose, il vous l'explique d'une voix paisible. Pas le moindre théâtre. Je crois que je n'ai plus peur du tout de lui maintenant. Il m'en impose énormément. Je ne pus dormir de la nuit, tant j'étais excitée ; j'avais peur de ne pas placer convenablement les agrafes, de ne pas étancher le sang assez vite, de ne pouvoir en aucune façon satisfaire à ma tâche devant ce maître, et par-dessus le marché de causer peut-être du tort au malade". Pendant qu'Adrienne se lavait les mains avant l'opération, "Merke entra et me donna des indications sur ce que j'aurais à faire, de cette manière calme et objective qui était la sienne. Au cours de l'intervention, il continua ses explications, bavardant entre-temps un peu avec la malade, et il me sembla que cette conversation nous unissait tous dans un travail commun. Ma peur s'était envolée depuis longtemps, seule subsistait en moi une grande confiance et une nouvelle sorte d'engagement qui affermissaient en moi le sentiment de ma responsabilité pour tout ce qui arrivait au malade. A partir de ce jour, j'assistai Merke presque quotidiennement et chaque opération constituait d'une certaine façon un moment fort dont je me réjouissais chaque fois énormément" (F 290-291 ; G 171).

 

"Autre moment fort, la petite visite privée supplémentaire que je faisais seule le soir, avant de regagner la maison, allant d'un lit à l'autre. Il ne s'agissait plus du tout de chirurgie, mais de contact humain. Quelques malades avaient grand besoin de parler de toutes sortes de choses, de leurs soucis, de leurs joies, de leur vie à la maison, de ce qu'ils attendaient de leur séjour à l'hôpital. Pour beaucoup, cette période semblait être une coupure dans leur vie : ils voulaient en tirer un enseignement qui plus tard pourrait les soutenir et leur ouvrir de nouvelles perspectives sur leur vie quotidienne et ses exigences. Pour beaucoup, ce séjour à l'hôpital était un événement qui leur apportait quelque chose d’encore indéfinissable ; c'était la première prise de contact avec une vie formée d'autres valeurs que celles, bien établies, de leur foyer ; pour le moment celles-ci paraissaient écartées, mais pourtant – ils le pressentaient déjà maintenant – elles reprendraient bien vite leur place fixe. Quelques-uns s'étonnaient que ces valeurs ne résistent pas, avec le recul, à un premier examen apparemment plus sérieux. D'autres en prenaient conscience seulement à ce moment-là. De toute évidence, l'accident ou la maladie, puis la peur non négligeable de l'opération, le tourment des souffrances, l'humiliation des traitements, la gentillesse des garde-malades, la brusquerie ou la bonté des médecins, le dépaysement de ce séjour parmi des étrangers, la lente adaptation à ce nouveau milieu, à des habitudes jusqu'alors inconnues, tout contribuait à ôter au sol sa solidité première. De nouvelles idées, de nouvelles possibilités surgissaient. La caractère de chacun, ce qui en constituait le fond, ne tardait pas à se manifester partout et nous, qui faisions partie de l'hôpital, avions souvent l'occasion d'intervenir et d'aider un peu à y voir clair" (F 291).

 

"Pour autant que je me souvienne, j'ai peu prié à cette époque ; lorsque j'avais du temps pour réfléchir, je pensais surtout aux problèmes formulés ou non des malades et cherchais à en venir à bout en les transposant dans des rapports plus vastes, débouchant de quelque façon en Dieu. Toute la journée, j'adressais à Dieu d'innombrables prières courtes et ferventes, mais ne pratiquais ni la contemplation ni la prière suivie. Dieu ne m'était pas étranger, mais il était à peine ou pas du tout question de m'approcher plus près de lui ou de mieux le comprendre. Merke était catholique. Cela faisait parfois monter en moi une sorte d'interrogation" (F 294).

 

Une nuit aux urgences

L'été de 1926 fut un été très chaud avec de fréquents orages. "Le premier août fut lourd et pénible ; on opérait dans la petite salle d’opération parce qu'on aménageait la grande pendant les vacances d'été ; il y faisait particulièrement chaud, la ventilation ne marchait pas et l'espace manquait". Il y avait en ville d’innombrables fêtes cet été-là. "Il y avait une exposition nautique et dans le Petit-Bâle un bateau avec bar et dancing. Les internes y allaient, racontant avec enthousiasme comment ils y passaient leurs soirées. Cela ne me tentait pas. Ce premier août, alors que la salle d'opération était le plus étouffante et que personne ne semblait travailler avec un plaisir particulier, Merke surgit soudain ; il se fit que nous nous trouvâmes seuls un instant, tandis que nous nous lavions les mains. Puis il me dit presque incidemment : ce soir, tous veulent aller sur le bateau ; je pense que vous et moi pourrions assumer seuls la garde. Il ne se passera peut-être rien, on ne sait pas. Je pense ne m'être jamais sentie aussi adulte de toute ma vie qu'en entendant ces mots. J'avais peur – qu'est-ce que tout cela allait bien pouvoir donner ? - mais me sentais honorée, comme si je comprenais déjà quelque chose à la chirurgie, et surtout j'aurais aimé pousser des crois de joie. Mais ma nouvelle dignité, ainsi que le lieu, me l'interdisaient. Ce n'est que lorsque Merke me demanda : Etes-vous d'accord ? Que je murmurai un oui presque indifférent. Mais c'était un oui lourd de signification, ayant un sens durable qui m'engageait pour toujours. Peut-être un maître ne sait-il jamais combien il engage son disciple" (F 297-298 ; G 172).
 

Ici s'arrêtent les "Fragments autobiographiques". Le P. Balthasar note à la page 299 : "C'est sans doute par lassitude qu'Adrienne abandonna la plume... A la fin de ce récit, Adrienne n'a que vingt-quatre ans et elle devait mourir à soixante-cinq ; nous sommes encore bien loin des tournants décisifs de sa vie, de sa conversion au catholicisme, qui devait combler la recherche passionnée, désespérée, qu'elle nous a décrite". Ce qui suit de la vie d'Adrienne, provient donc uniquement de "Geheimnis der Jugend" ("Mystère de la jeunesse").
 

Une nuit aux urgences (suite)

Le soir, pour huit heures, tous étaient partis "parce qu'ils voulaient aussi souper sur le bateau. A 8 H 05, on apporte le premier cas que je n’oublierai jamais de ma vie. Une femme avec une perforation de la vésicule biliaire, ce qui est très rare. Ensuite nous avons opéré depuis huit heures dix le soir jusqu'à quatre heures du matin. Une urgence après l'autre. A quatre heures, nous sommes allés dans la salle des internes où je ne vais jamais d'habitude. Lui : Bon ! D'abord se refaire. Et il va servir. Du vin, je ne vais pas vous en donner parce que vous êtes trop fatiguée. Il a donc fait un mélange de sirop et d'un peu de schnaps, et du pain beurré avec du jambon. J'ai mangé comme une enragée après huit heures d'opération. Puis nous sommes repassés par l'hôpital. 'Quand on a des cas aussi graves, on ne va jamais au lit sans les revoir encore auparavant'. Il ne voulut pas prendre de taxi afin qu'il puisse mieux dormir. Il m'a accompagnée jusqu'à la Sevogelplatz. Il ne voulait pas me laisser seule : Nous sommes maintenant solidaires, je ne laisse jamais en plan une jeune fille au milieu de la nuit. Et avant huit heures je ne veux pas vous voir à l'hôpital. Et lui ? Il doit y être à nouveau à six heures" (G 172-173).

 

Et le Bon Dieu dans tout ça ?

Elle fait des oraisons jaculatoires... Mais il y a une foule de choses qui lui semblent curieuses, par exemple : "Qu'est-ce que la grâce ? Et puis il y a quand même un tas de morts à l'hôpital. Et un tas de souffrances. Un tas de séparations et aussi de souffrances physiques. Et pourtant ce n'est pas un lieu triste. Parce qu'il y a autre chose. J'ai pensé que c'était peut-être la grâce. Merke a dit : Quand on opère quelqu'un, on doit ensuite aller le voir. Le chirurgien a une responsabilité. Et j'ai pensé : parce que je suis à l'hôpital, j'ai aussi ma responsabilité. Pas seulement parce que je suis à l'hôpital sur mes deux jambes, mais parce que j'ai dans le cœur un mystère qui est très vivant, qui est grouillant de vie. Le soir, avec la responsabilité que j'ai (parce que j'ai quelque chose dans le cœur) , je passe souvent dans les salles très doucement et je ne réveille personne. Mais ceux qui ne peuvent pas dormir et ceux qui souffrent, je les tranquillise. Ils aiment ça. Je vais dans mon service auprès de ceux qui viennent d'être opérés et auprès des vieux qui sont plus ou moins agités, et auprès de ceux qui sont gravement malades, et beaucoup disent qu'à partir de ce moment-là ils ont été tranquilles. A l'un on donne un peu la main, ou bien on la met toute fraîche sur le front, à un autre on donne une goutte de thé... L'amour a beaucoup plus d'effet la nuit que le jour. Le jour, les autres sont là. La nuit, ne sont éveillés que ceux qui ont besoin d’amour. Il se crée ainsi une communauté de ceux qui ont besoin et de ceux qui savent. C'est vers minuit que je fais mon tour. Il n'y a que le samedi que je rentre à la maison. Sinon, tous les jours depuis que je sais qu'on doit, qu'on en est capable. Peut-être le sais-je depuis le 2 août. Merke me l'a montré alors. Il y a comme ça des choses qu'on sait tout d'un coup. 'Le chirurgien a sa responsabilité'. Et je pense que chacun a sa responsabilité. De temps en temps c'est un peu angoissant. C'est comme un voyage dont on ne sait pas où il finit. Les premiers coups d'aviron, on les trouve beaux, mais plus tard, un jour, on sera peut-être mortellement fatigué. En passant dans les salles, je prie un peu. Je demande au Bon Dieu de bien vouloir aider ici, de donner un instant de sommeil à cette pauvre femme, de donner à cette autre quelques bonnes pensées, ou bien de montrer à celle-ci qu'il y a de l’amour dans le monde, que l'existence a un sens... Nous avons une patiente qui a un cancer du sein, elle a comme une cuirasse qui écrase pour ainsi dire de l'extérieur sa cage thoracique. C'est très angoissant parce qu'on n'a plus d'air et qu'on souffre terriblement. J'ai dit un jour au Bon Dieu que si un jour il voulait avoir de moi quelque chose comme ça, simplement comme cadeau, il peut l'avoir. Mais aussitôt j'ai dû rire un peu parce que j'ai pensé que j'étais quand même téméraire. Je ne peux pas dire que c'est dangereux. Mais il pourrait tout d'un coup me prendre au sérieux. Pour que ce soit un authentique cadeau, on devrait le porter convenablement. Il ne s'agirait pas de se plaindre toute la journée. On devrait avoir de la tenue... La nuit, je suis celle qui passe très doucement dans les salles ; dans les salles sérieuses, je sais dire des mots sérieux ; et dans les salles où ils n'ont rien si ce n'est des trucs ordinaires, là je ris beaucoup" (G 173-175).

 

Distribuer du soleil

"Au fond, je vais bien et au fond, je suis triste. Comment expliquer ça ? Je vais bien parce que je suis heureuse à l'hôpital. J'aime bien les patients, je m'entends très bien avec tout le monde. Les gens m'aiment bien. Est-ce que ça ne paraît pas un peu bête de dire que c'est toujours un peu la fête quand je suis là ? Et à part ça, nous avons toujours beaucoup de travail, et il se passe beaucoup de choses tristes, on voit beaucoup de tragédies. Et pourtant on sait qu'on fait quelque chose à quoi on est destiné. Et de temps en temps c'est comme si on avait un très, très, grand panier à linge plein de soleil et qu'on pouvait distribuer ce soleil. Et c'est triste parce que je sais que le Bon Dieu pense au fond à beaucoup plus qu'à un panier à linge". Et Adrienne se sent divisée. "A la maison, maman n'est pas contente de moi. A l'hôpital, les gens sont contents d'une manière ou d'une autre et ils me trouvent drôle et font comme s'ils recevaient quelque chose. Et maman est triste à cause de moi. Elle me voit donc autrement que les gens à l'hôpital. Je suis donc peut-être deux personnes différentes (G 175-176).

 

Un bal de plus

"Dimanche j'ai été invitée à un bal. Chez des gens que je trouve assez ennuyeux. Je n'avais pas la moindre envie de sortir de mon hôpital pour aller au bal. Mais pour finir, j'ai accepté, à condition que je puisse aller à l'hôpital entre temps. C'était une soirée dansante à partir de trois heures... J'ai donc follement dansé toute l'après-midi. Puis tout d'un coup je me suis sauvée rapidement pour une visite à l'hôpital, très brève, en voiture à l'aller et au retour". Tout le monde a ensuite été invité à souper. "Et ensuite j'ai vraiment dansé jusqu'à trois heures du matin... La danse m'a fait terriblement plaisir". Ces dernières années, Adrienne n'avait plus dansé beaucoup ; et après ce bal elle se demande si ce n'était pas une faute de danser ; tout d'un coup elle a pensé qu'elle pourrait mener une vie de ce genre. "S'allier à des gens médiocres et danser avec eux toute la vie". Et le plus gênant, c'est que justement elle en aurait eu envie. Se marier avec quelqu'un comme ça et "le principal plaisir serait de danser deux fois par semaine. Mais de temps en temps je me demande justement si tout ça, avec le Bon Dieu, ce ne sont pas simplement des bêtises" (G 176-177).

 

Vacances de septembre 1926

Le 15 septembre, Adrienne part en vacances pour quinze jours. Pendant ces vacances, elle veut surtout dormir. Elle va d'abord à Bois d'Amont, chez son amie Pauline qui est catholique, puis à Genève chez son amie Madeleine ; et Madeleine demande à Adrienne si elle sait encore qu'elle doit entrer dans un monastère : c'est ce que Madeleine lui avait déjà dit dans le passé. Réflexion d'Adrienne : "Mais moi entrer dans un monastère ! Je ne sais même pas ce qu'est un monastère". Madeleine le sait parce qu'elle a souvent été en Italie avec son mari. Adrienne lui objecte qu'elle est protestante. Mais "Madeleine dit que je ne suis pas du tout protestante. Tu es, dit-elle, en quelque sorte à la disposition du Bon Dieu". Puis Adrienne part pour la Waldau. Là, elle se fait une robe d’hiver tandis que sa sœur Hélène lui fait un manteau "avec un vieux manteau de maman. Vert foncé. Je n'aime pas bien pour un manteau, mais tant pis" (G 177-179).

 

8. Huitième semestre (Hiver 1926-1927)

 

Reprise des cours

Le 1er octobre elle a des cours à suivre avec Ruedi Staehelin. "Cela m'est terriblement dur de quitter la chirurgie. J'ai l'impression que ça me plaira beaucoup moins en médecine". Mais elle est rémunérée : cinquante francs par mois. C'est beaucoup, trouve-t-elle, et sa cousine lui donne à nouveau un chèque. Elle trouve que dans certains services elle n'apprend rien. L'après-midi, elle fait des analyses de sang au laboratoire, elle y apprend à étudier au microscope. Le soir, elle travaille pour Merke, mais seulement trois soirs par semaine en général. Adrienne prend deux jours pour aller fêter à la Waldau les soixante ans de sa tante Jeanne. Après coup, Adrienne réfléchit aux soixante ans de sa tante. "J'ai pensé que ma tante était si gaie parce que peut-être elle ne pense pas du tout qu'elle va bientôt mourir. J'ai pensé alors que chaque jour je voudrais être prête à mourir" (G 179-184).

 

Et le Bon Dieu dans tout ça ?

"Maintenant je vois beaucoup de gens qui meurent très lentement. Des cardiaques surtout, des tuberculeux aussi. On voit comment, pour quelqu'un, ça va de plus en plus mal, très lentement. On peut imaginer qu'ils sont de plus en plus dans la main de Dieu, peut-être qu'auparavant déjà ils étaient aussi solidement dans la main de Dieu, mais on ne le voyait pas très clairement ; maintenant on le voit ; plus ça va mal pour eux, plus visible est la main de Dieu. Il leur donne encore un délai, mais il leur envoie cette maladie pour qu'ils le remarquent. J'essaie toujours de me rendre compte très prudemment s'ils ont conscience de la gravité de leur état. Je n'ai pas le droit d'aborder moi-même le sujet. Je dois toujours l'amener par des détours. Et alors je leur raconte des histoires du Bon Dieu. Par exemple, le Bon Dieu a pensé maintenant que mademoiselle Müller est une bonne couturière et il voudrait faire d'elle maintenant une bonne couturière dans le ciel parce qu'il a décidé de ne plus vouloir être plus longtemps sans elle. Il décide d'un jour, mais il ne lui dit plus rien. 'Si j'allais chercher mademoiselle Müller très, très brusquement, elle serait quand même très étonnée. C'est pourquoi je dois aller la chercher tout doucement pour qu'elle ait le temps de s'habituer. Que pendant un certain temps elle ait un peu des battements de cœur et qu'elle ne soit plus en état de coudre comme il faut et qu'il lui vienne à l'esprit qu'elle pourrait bien être malade et qu'elle aille chez le docteur et que celui-ci prend une mine sérieuse et dise : Ecoutez, mademoiselle Müller, maintenant vous devriez quand même aller un peu à l'hôpital. Et alors elle est surprise et elle pense : de quoi s'agit-il ? Maintenant je suis couchée à l'hôpital, je ne peux plus coudre, je ne vais pas très bien, et finalement j'ai soixante-treize ans, peut-être que le Bon Dieu a frappé un peu à ma porte'. Et alors je regarde si elle rit et si on peut continuer à raconter... Et peut-être que maintenant ce ne sont plus les clients qui sont importants, mais le Bon Dieu. Et c'est justement ce que le Bon Dieu avait voulu : qu'elle commence à ne plus voir ses journées comme des journées de machine à coudre mais comme des journées du Bon Dieu". C'est ainsi qu'Adrienne invente des histoires très simples sur le Bon Dieu. "On ne peut pas faire la même chose avec tout le monde... On n'a pas idée comme le Bon Dieu peut être simple. Je le vois auprès des mourants" (G 184-185).

 

Comment elle prie elle-même ? "De temps en temps je parle vraiment avec lui. Ce n'est pas une prière. C'est lui parler. Dans la prière, on ne sait jamais ce que pense le Bon Dieu. Quand on lui parle, on le sait. Supposons que je doive parler avec mademoiselle Müller et que je sache tout d'un coup : cela doit se faire maintenant, alors je n'ai pas le temps d'y aller par quatre chemins avec le Bon Dieu. Mais quand je pense : il faut que je parle demain avec mademoiselle Müller, alors je m'installe auprès du Bon Dieu et je dis : N'es-tu pas aussi d'avis qu'on pourrait maintenant commencer petit à petit à parler avec elle ? Ne trouves-tu pas non plus que tu es resté assez longtemps caché et que tu pourrais montrer maintenant une partie de ta grandeur ? Alors on sent au plus profond de soi comment le Bon Dieu dit 'Oui, oui' ou 'Hem, hem'. Et puis on écoute justement et on cause avec lui jusqu'à ce que l'affaire soit claire" (G 185-186).

 

Noël

Puis arrive Noël. Adrienne a trois jours de congé pour Noël et deux pour la nouvelle année. "Pourquoi est-on si plein de désirs à Noël ? Chaque année, la nuit de Noël, je ne peux pas dormir. Je suis toujours un peu déçue. Comme si on avait attendu un cadeau énorme et on est servi avec cinq centimes. Comme si on pensait : il y a quelqu'un qui m'aime, il pense depuis des semaines à la manière de me faire plaisir et aujourd'hui il fait un visage très mystérieux et puis il dit tout d'un coup : Oh ! Je l'ai maintenant oublié". Pour la nouvelle année, Adrienne va à la Waldau. "La veille du jour de l'an, à la Saint-Sylvestre, il y a un bal chez les patients dans l'Althaus. Ce fut sympathique, nous avons dansé" (G 187-188).

 

De retour à Bâle, Adrienne fête Noël avec un peu de retard, toute seule dans sa chambre. Elle a fait "quelque chose comme une célébration avec le Bon Dieu". Elle a allumé le petit arbre, elle s'est assise et elle voulait se confesser. "Je n'ai pas pu le faire comme ça en restant assise et je me suis mise à genoux par terre. Et au moment où je voulais tout dire, je n'ai plus rien su. Combien de péchés peut avoir une personne normale comme ça ? Je m'étais préparée en balayant ma chambre et en la chauffant. Impatience par exemple... Et que ça me fait un peu plaisir que les patients pensent que je suis le vrai médecin. Que j'aime peut-être vraiment bien qu'on m'adore un peu.. Une demi-douzaine de choses comme ça. Et je voulais alors les confesser. Et quand j'ai voulu le dire, je n'ai plus rien trouvé... Et j'ai compris que le Bon Dieu veut simplement maintenant qu'on se réjouisse de son enfant. Puis j'ai imaginé comment la Mère de Dieu tient son enfant sus ses genoux et prie ; mais peut-être ne prie-t-elle pas, elle lui chante plutôt, des berceuses comme ça, pour qu'il s'endorme et soit heureux. Et cela est aussi une prière, je ne le savais pas du tout... J'ai donc un peu chanté, plus avec l'âme qu'avec la voix, mais il me sembla que je n'étais pas particulièrement seule... Ce fut une célébration de Noël comme ça" (G 188-189).

 

Sentir Dieu ?

Adrienne était seule chez elle, sa maman n'était pas là ni ses frères ni sa sœur. Elle a pris terriblement froid, elle a toussé "à faire pleurer le Bon Dieu". Un médecin l'examine et pense tuberculose. En fait, c'était une bronchite aiguë, elle est restée au lit pendant quatre jours dans son ancien service. "Je n'ai pas eu peur du tout, je n'ai jamais pensé que j'avais la tuberculose. J'ai seulement pensé au Bon Dieu durant ces cinq journées. Je ne l'ai pas fait intentionnellement. Simplement, pendant quelques jours, je n'ai vécu qu'avec Dieu. Un peu prié et entre deux pensé à lui". Mais elle se demande si ce n'est pas son péché qui l'empêche "de sentir le Bon Dieu totalement. Il y a pourtant des gens qui sentent le Bon Dieu. Je ne veux pas dire sentir avec les sens ; comment dire ? Ils s'approchent de lui parce qu'ils font exactement ce qu'il veut. Et il y a les autres. Dont je fais partie... Et si l'on faisait ce qu'il veut totalement, totalement, totalement, est-ce qu'on le sentirait ? Il se pourrait que Dieu ne veut pas qu'on le sente ; ce serait un peu comme s'il voulait qu'on soit aveugle. Dans ce cas-là le Bon Dieu le dirait quand même auparavant, non ? Si on lui disait que le Bon Dieu veut qu'elle soit aveugle, il y aurait sans doute des moments où elle chercherait l'adresse d'un bon oculiste. Est-ce que ce serait mesquin ?" (G 189-191).

 

Vacances à la Waldau

"Les six mois à l'hôpital sont maintenant passés. Je vais à la Waldau". Elle aime beaucoup travailler, mais elle se demande si elle ne devrait pas arrêter un semestre pour faire de la philosophie et de la théologie. "Je voudrais mieux comprendre les autres, mieux comprendre aussi l'état de maladie, et apprendre aussi à connaître certaines nécessités de Dieu et des hommes que, pour le moment , je ne fais que deviner. Je sens qu'il y a là un grand pot avec dedans un tas de vérités... On devrait un jour aller voir tout ce qu'il y a là. Plus tard, je n'aurai plus le courage. Je me suis interrogée sérieusement... Du Bon Dieu, je ne sais presque rien. Et du désir de Dieu qu'ont les gens, je ne sais presque rien non plus. Et du désir que Dieu a des hommes, je ne sais rien non plus".

 

Adrienne vient de lire un livre : "La confession d'un médecin". "Ce n'est pas un bon livre. C'est un médecin qui commence à pratiquer la médecine et qui fait quelques fautes grossières si bien qu'il est épouvanté et qu'il arrête. Il a l'impression que c'est un crime au fond pour lui d'être devenu médecin. Pour moi, c'est différent : je comprends toujours mieux le bien-fondé de mes études ; je dois devenir médecin, mais plus je le vois et plus je saisis l'exigence et la profession, moins je comprends le pourquoi".

 

"Ces vacances sont très bizarres. Je m'entends toujours mieux avec mon oncle et ma tante. Je ne peux plus imaginer un monde sans eux. Et pourtant j'épouvante toujours un peu mon oncle. Il m'a dit récemment qu'il avait craint que je fasse ces études par curiosité, que j'avais pris la profession qui répondait à la plupart des questions. Maintenant il voit très bien qu'il n'en est rien. Mais il voit tout aussi clairement qu'il ne connaît pas la vraie raison. Il dit quelque chose comme ça de tout à fait charmant. Mais si je lui disais que j'arrête, il dirait : Je m'y suis toujours attendu ; et ça le soulagerait".

 

Le 1er mai, Adrienne va à Zurich avec Marti Luginbühl - le médecin dont elle est l'interne - pour rendre visite à mademoiselle le docteur Baltischwiler, chirurgienne à l'école d'infirmières. Celle-ci aimerait bien qu'Adrienne devienne chirurgienne pour la remplacer plus tard (G 191-193).

 

9. Neuvième semestre (Été 1927)

 

Les cours

"Maintenant, c'est un nouveau semestre. On pratique dans tous les coins. Maintenant on n'a plus rien à faire dans le service, on y est tout à fait étranger. Beaucoup de cours. Avec Labhardt et Ludwig et Henschen, avec Ruedi Staehelin, avec Oppikofer, avec Werthemann et avec Roessle. C'est beaucoup, mais ça va quand même. Je fais partie des gens qui suivent toujours, seulement on ne demande pas comment. Naturellement je dois beaucoup turbiner. Il ne me reste pas beaucoup de temps. Toujours des cours jusqu'à sept heures du soir. Souper à la maison à huit heures. Et ensuite chaque soir on doit encore lire deux ou trois heures : chirurgie, médecine et maladies particulières à la femme. De gros bouquins. On doit se préparer. J'ai fait un travail pour le petit cercle clinique sur la transfusion de sang, cela aussi a pris du temps. Et puis quelque fois le soir avec Merke. Et de temps en temps je vois encore les sœurs de chirurgie et de médecine". Elle a toujours les mêmes amis : Wilhelm et Sutermeister, et Rast et Rössiger et Jenny. "Pour aller d'un cours à l'autre aussi nous sommes toujours ensemble" (G194-195).

 

Et le Bon Dieu dans tout ça ?

"Dieu : on peut l'emmener partout avec soi... comme une question... De temps à autre je désespère de lui... De temps en temps c'est comme si j'étais aux petits soins avec lui... D'un homme qui aime beaucoup sa femme, on dit bien qu'il est aux petits soins avec elle. Avec le Bon Dieu, ce n'est pas la même chose. Le mari explique tout à sa femme et, avec le Bon Dieu, j'aimerais bien tout lui expliquer. Et donc je suis pour ainsi dire aux petits soins avec lui pour qu'il fasse avec moi ce qui est à faire. Il y a là un étudiant qui ne croit plus, là une femme malade. Bon ! J'emmène le Bon Dieu avec moi ; qu'il veuille bien rendre la foi à cet étudiant ou aider cette femme.". Elle pense que Dieu peut se servir 'un peu' d'elle. Lors d'une opération, on ne peut éviter aux gens de souffrir. Quand je fais une injection difficile, je pense qu'il faut bien que j'enfonce l'aiguille. Il y a quelque chose de très imparfait dans la médecine : le fait qu'on ne puisse pas prendre sur soi ce qui incombe de souffrances aux autres. Et pourtant il y a quelque chose qu'on peut prendre sur soi ; on peut si bien se donner du mal avec les patients que quelque chose en retombe sur le médecin. Et avec le Bon Dieu c'est possible dans une mesure beaucoup plus grande encore sans qu'on puisse préciser exactement".

Adrienne ne prie pas beaucoup en ce moment. "Peut-être une fois un Notre Père, chaque jour deux ou trois. Et de plus quelques prières que j'invente moi-même. Mais maintenant justement, je parle peu dans ma prière. Souvent pas du tout. Comment dire ça ? Quand mon père vivait encore et que j’étais une toute petite fille, souvent, comme tout d'un coup, il m'arrivait de languir de lui. Il était dans sa chambre, occupé à lire ou bien il faisait des comptes ou autre chose. Alors j'entrais, toute seule, il y était habitué et il ne disait rien. Et je restais là simplement. Sans parler parce qu'il était occupé. C'est ainsi que je pense souvent : je m'approche un peu du Bon Dieu, tout doucement. Je ne veux pas le déranger, seulement être un peu avec lui. Parce que je me languis de lui" G 195-196).

 

Portmann

"Toujours dans le même semestre, un tas d'affaires compliquées. Avec des hommes. Merke, Portmann". "De temps en temps on a des conversations, on sait exactement ce qu'on dit, je vois très clairement que chaque parole que je dois dire m'est inspirée. Mais ce n'est qu'après coup qu'on comprend qu'il s'est passé quelque chose de décisif. On a certes voulu dire quelque chose de décisif, mais au moment de la conversation, on ne l'a pas vécu comme quelque chose de décisif". Adrienne est partie avec Portmann se promener le long du Rhin. "Nous sommes amis depuis l'année 23 et, dans cette amitié, nous avons pensé tous les deux, chacun de notre côté, que cela pourrait peut-être finir par un mariage. Nous avions eu ensemble de bons moments, mais qui étaient tous très intellectuels. C'était comme si chacun s'approchait de l'autre par ce qu'il avait dans l'esprit. Peut-être y avait-il aussi pas mal d'ambition dans l'ensemble, une sorte d'ambition enfantine. Nous étions toujours heureux quand nous avions trouvé quelque chose, découvert quelque chose et que nous l'avions partagé ensemble. Lui surtout avait toujours fortement le besoin de montrer où il en était. Et de temps en temps on sentait comment il était proche maintenant de la question de savoir si c’était maintenant pour la vie. Je ne lui ai jamais laissé poser la question. Maintenant il est grand temps de lui dire : il n'en est pas question. Nous nous promenons le long du Rhin, il parle de son travail, moi de la médecine ; il pense déjà absolument à une chaire de professeur. Naturellement je pense aussi un peu à quelque chose de ce genre, il y a un certain nombre de mes professeurs qui veulent absolument m'orienter vers une carrière académique. Mais on ne fait pas un mariage avec deux professeurs... Il y a un mystère dans ma vie et je ne peux pas y toucher. Tant qu'existe le mystère et qu'il est comme un voile autour du mystère du mariage, je n'ai pas le droit de l'enlever pour voir ce qu'il y a derrière". Plus tard, les relations d'Adrienne avec Portmann sont devenues rares, il est peu souvent à Bâle. "Nous n'avons pas à gommer ce qui a été" (G 196-198).

 

Merke

Et puis l'histoire avec Franz Merke, plus tard professeur de chirurgie. "J'aime Merke autrement bien que Portmann. Jusqu'à présent j'aurais peut-être dit : Portmann est celui qui m'aime et Merke est celui que j'aime. Si on peut dire. Donc il m'en impose de manière incroyable. Mais d'autre part il a besoin d'une femme. Il a besoin d'amour. Il a besoin de quelqu’un qui l'attend, qui est à la maison quand il rentre fatigué, avec qui il peut parler de ses soucis et de ce qui l'intéresse. Il a besoin au fond de se donner lui-même et il a besoin d'enfants. Et toute la question est de savoir si on ne devrait pas lui donner tout cela. On pourrait travailler ensemble. Nous travaillons très bien ensemble. Je peux très bien m'adapter à sa manière. Nous avons un rythme de travail qui peut très bien s'accorder. Et de plus il n'y a pas la moindre jalousie. Naturellement il est plus âgé et il a un autre développement que moi. Mais si j'ai un jour une idée qui est juste quelque part, il ne se présente pas du tout comme celui qui l'aurait eue lui-même. Je ne sais pas : si nous avions des enfants et un ménage, peut-être que je n'exercerais pas la médecine, mais que je travaillerais avec lui, et je crois que ça pourrait aller". Est-ce que cette perspective l'attire ? "C'est un peu difficile à dire. Il y a peut-être le même mystère qui fait obstacle. Il y a toujours le mystère avec le Bon Dieu. Merke est catholique. Je sais que cela signifie quelque chose pour lui, qu'il croit vraiment. Je serais très heureuse de pouvoir me marier avec un catholique. Parce que je crois que c'est l'unique forme possible de christianisme. Ce serait très beau aussi d'arriver au catholicisme par son mari. Et pourtant je ne désire pas aller voir un curé demain pour parler avec lui". Adrienne et Merke restèrent de très bons amis, mais cela n'alla pas plus loin (G 198-200).

 

Le travail

Adrienne a toujours beaucoup à lire pour la médecine et la psychiatrie. Tout l'intéresse. "La recherche est intéressante. Et les rapports entre l'anatomie du cerveau, la physiologie du cerveau et les maladies du cerveau : très captivant. Puis je travaille beaucoup au microscope, je dessine, je m'applique à la pathologie. C'est simplement beaucoup de travail, beaucoup de préparations, aller souvent dans le service pour vérifier ce que deviennent les cas. On parle des patients, de la profession, des cas. On parle métier. Nous sommes maintenant dans la période où l'on voit un tas de problèmes de médecine".

 

En juin 1927, Adrienne va à l’hôpital pour enfants comme aide-interne. C'est le pédiatre Wieland qui l'a demandée. "En soi, la pédiatrie ne m'intéresse pas beaucoup, mais j'ai dit oui parce qu'il est très bon d'y fourrer un jour son nez. J'ai eu des enfants extraordinairement gentils. Ils étaient en partie gravement malades, enlevés à leur famille ; les parents se rongeaient de chagrin chez eux et ils ne pouvaient que rendre peu de visites à leurs enfants. On voudrait bien pouvoir leur donner davantage de droits de visite. J'aime tant les enfants. C'est si charmant : de temps en temps les enfants ont un peu peur de vous parce qu'on a une cuiller en main pour regarder dans leur gorge, ou une piqûre. Mais on peut leur dire tant de choses et finalement il n'y en a que peu qui pleurent. Mais ce fut fatigant. La plupart du temps au travail à six heures du matin et on n'était jamais seul avant onze heures du soir". En fait Adrienne recevait beaucoup de visites de diaconesses du service de l'hôpital. "Elles ont toutes mal à l'âme, ces diaconesses. Alors on leur parle un peu du Bon Dieu. Je me demande si beaucoup ne devraient pas attendre une parole du Bon Dieu".

 

La mère d'Adrienne commence à se réjouir de ce que les études de sa fille se terminent dans un an et demi. "Ça la flatte un peu. Elle a une telle foi dans la médecine. Pas en ma médecine, mais au titre de docteur" (G 200. 203-204).

 

Toujours la question de Dieu

"La nuit, quand je suis dans ma chambre et que je prie, c'est souvent comme si toute la journée avait été un rêve. Et comme si tout le sérieux et aussi la tristesse - mais une tristesse qui est vraie et qui a un sens – ne seraient à trouver qu'en Dieu. Le soir, on voit aussi tout ce qui a été surmonté au cours de la journée, comment était limité tout ce qu'on a fait naturellement, tout ce qu'on a dit joyeusement, tout ce qu'on a ressenti avec joie ; et quand on est seul avec Dieu et que les limites tombent, la joie aussi se volatilise, on voit le sérieux de ce que Dieu demande et on lui fait sérieusement une promesse et on ne peut quand même jamais formuler la promesse parce que c'est comme lui donner carte blanche. On sait qu'il veut quelque chose, mais on ne sait pas quoi. Et chaque fois qu’après la prière on dit à la fin : 'Et tout', avec ce 'tout' on pense à ce qu'on ne voit pas, à ce qu'il sait, à ce qu'il voudrait en quelque sorte. On lui promet cela, un peu comme la promesse que fait une fiancée à son fiancé pour la vie, et elle ne sait pas au juste ce que sera cette vie, elle se remet seulement entre ses mains. En tout cas ce sera quelque chose de très différent de sa vie actuelle. Et pourtant on ne peut pas promettre seulement lorsque Dieu a déjà montré ce qu'il veut, on doit promettre avant. De même que la fiancée fait sa promesse à son fiancé avant qu'elle en ait fait l'expérience" (G200-202).

 

Pour un bilan de ces années de médecine (1923-1927)

C'est une quantité de travail, d'expériences, de rencontres.

1. Une personnalité riche, aux multiples facettes, qui séduit nombre d'étudiants et de professeurs. Qui va en brosser le portrait ?

2. La médecine : le dessein se concrétise, c'est le grand bonheur.

3. Dieu : c'est l'éternelle question. Toujours présent et toujours caché. Qui est-il ? Que veut-il d'elle ?
 

Tous les détails rapportés dans les deux autobiographies d'Adrienne n'ont pas été reproduits ici. L'essentiel provient des "Fragments autobiographiques", p. 201-299 et de "Geheimnis der Jugend", p. 97-204. Dans "Adrienne von Speyr et sa mission théologique" (p. 22), le Père Balthasar évoque brièvement toutes ces années d'études.


 

VI. Mariage (juillet-septembre 1927)

 

1. San Bernardino

Adrienne va partir en vacances vers le 10 juillet. Sa cousine Bernoulli lui a donné un chèque daté du 10 juillet pour qu'elle soit sûre qu'Adrienne ne l'emploie pas autrement. "Je peux partir en vacances avec 500 francs. Le monde entier m'est ouvert. Et je dois prendre des vacances, je n'ai pas le droit d'utiliser l'argent autrement. Je vais aller à l'office de tourisme chercher des prospectus et voir. Je préférerais aller dans les montagnes, n'importe où... Il faut aussi un lac parce que c'est plus beau. Depuis mon enfance, je n'ai plus vu de vraies montagnes" (G 203). "A San Bernardino, il y a un lac et des montagnes et un tas de promenades... J'ai écrit à un hôtel. Cela coûte quinze francs par jour". Elle va donc prendre des vacances, mais elle voudrait en même temps passer la moitié de la journée à travailler pour l'examen d’État l'année suivante. San Bernardino, dans le canton des Grisons, à 1600 mètres d'altitude.

 

2. L'hôtel

Elle part de Bâle en car, "rien qu'avec des Bâlois que je ne connaissais pas le moins du monde". Elle avait emmené son vélo. "A l'hôtel, ils m’avaient promis une chambre merveilleuse, mais maintenant j'ai un réduit affreux. Et à vrai dire il fait terriblement froid. A l'hôtel, je ne connais personne. C'est pour moi un peu sinistre". Elle n'est qu'à cinq mètres d'une petite chapelle. "Chaque matin, ça sonne à cinq heures. Je vais y aller un jour. Je me suis acheté deux robes, deux d'un coup. Le premier soir, j'ai mis la plus belle et je suis entrée toute seule dans la grande salle à manger. Quelque part j'ai eu une table pour moi toute seule. Et bien que beaucoup parlent le dialecte bâlois, je ne connais personne. Je ne sais pas comment on va faire. Est-ce qu'on va faire connaissance avec les gens ? Je ne sais pas du tout ce qu'ils pensent".

 

Le lendemain de son arrivée, Adrienne est allée se promener. "Des promenades intéressantes. On doit constamment sauter par-dessus des ruisseaux. Et pour la première fois de ma vie, j'ai vu des marmottes. Ça m'a aussi donné des pensées amusantes au sujet du Bon Dieu. Il est justement là aussi auprès des bêtes que personne ne voit. Et tout d'un coup arrive quelqu'un et il les voit. Ce sont des bêtes pleines d'humour. Et il faut aussi de l'humour pour les créer... Tout est encore étranger, mais ce fut une belle promenade" (G 205-206).

 

3. Le Moltone

Quelques jours plus tard, Adrienne connaît tout l'hôtel. Elle était montée au Moltone. "Tout droit là-haut, en longeant la petite chapelle, simplement sur le mont devant ma fenêtre. J'ai mis des brodequins de montagne comme toujours et pris un bâton ferré comme toujours. De plus, j'avais mis ma robe rose ; je n'avais rien pris pour manger. J'avais estimé à vue : deux heures jusqu'en haut. Puis tout se passa d'une manière assez différente. Premièrement, c'est un mont dangereux, ce que je ne savais pas. C'est pourquoi tout l'hôtel s'est terriblement agité, et c''est ainsi que j'ai fait connaissance avec tout le monde. Une fois j'ai glissé en bas d'un rocher, ce qui ne m'a pas fait grand-chose. D'en bas, cela ne semblait pas dangereux, mais justement on ne voyait pas le plus haut sommet. De temps en temps, on devait bien regarder pour savoir comment continuer, mais ça allait toujours. Et là-haut, c'était plein de marmottes, sûrement quarante. Avec un gardien sur un rocher, qui était terriblement amusant. Une fois, dans l'escalade, il m'a fait monter huit mètres au moins tout à fait à la verticale. Je me suis écorché les mains. Et je me suis trouvée alors à un endroit tout à fait stupide. Mais ensuite je ne l'ai trouvé que passionnant, un peu dangereux sans doute, on devait justement faire attention. Ça a toujours été. Jusqu'alors je n'avais jamais connu des éboulis et je ne savais pas ce que c'était. Et partout des crevasses dans la pierre. Quand je suis arrivée en bas, tout l'hôtel était réuni. Quelqu'un m'avait découvert avec une longue-vue, sans me reconnaître. Une femme en danger ! Alors quelques personnes avaient passé l'après-midi à me regarder avec la longue-vue et ils ne savaient pas s'ils devaient envoyer ou non une équipe de sauvetage. Dieu merci, ils ne l'ont pas fait, car c'est une affaire qui coûte cher" (G 206-207).

 

"Alors les gens se sont présentés, ou bien pas". Il y a là un avocat, Wieland, qui est aussi colonel, il est là avec sa femme et ses deux fils. Quand Adrienne s'est présentée, on lui a dit "que tous savaient depuis longtemps qui j'étais. Le colonel a voulu parler un moment avec moi. Il m'a passé un savon. Sympathique et pourtant insistant. Manifestement, je n'avais aucune idée des montagnes ; on n'a jamais le droit d'entreprendre quelque chose sans s'informer ; le Moltone est connu comme dangereux. Il veut bien m'accompagner si je veux. Moi : Je préfère aller seule. J'aimerais bien être seule, on peut alors mieux penser. Lui : Il est d'accord, mais je dois lui dire quand même chaque jour où je vais. Là-dessus il m'a invitée à déguster une bouteille de champagne avec sa femme et ses enfants" (G 207).

 

4. Une soirée dansante

Le jour où Adrienne est montée au Moltone, est arrivé le Professeur Iselin de Bâle. "Il a réuni pour danser un certain nombre de Bâlois qui sont ici. Un tas de gens très sympathiques pour une part". Il y avait donc Iselin et sa femme, Oeri (rédacteur en chef des Basler Nachrichten) avec sa femme et ses enfants, le peintre Pellegrini (peintre bâlois connu) et aussi Dürr (professeur d'histoire à l'université de Bâle) qu'Adrienne ne connaissait pas, même pas de nom. "On a dansé et parlé tant et plus, ce fut follement gai. Les Wieland aussi étaient là. Uniquement des gens qui ont une certaine vie. Je ne peux pas dire qu'ils sont proches de Dieu, mais ils veulent quelque chose et ils sont intelligents et amusants... Wieland a raconté l'histoire du Moltone. Vue du bon côté. Alors j'ai été un peu... je ne sais pas... le centre. Tous furent très gentils, surtout les messieurs. Entre les danses, Oeri et Dürr furent d'avis que nous pourrions parler un peu de choses sérieuses. Cela dura jusqu'à trois heures du matin. Je me suis couchée avec l'impression d'avoir passé une soirée sympathique... Pellegrini m'a invitée à monter au Muccia avec lui l'un de ces prochains jours. Ce serait mon premier quatre mille mètres" (G 208).

 

5. Emil Dürr

"Le matin, peu après huit heures, on frappe à ma porte. Je n'avais pas fermé ; je dis d'entrer, c'était la petite fille des Pellegrini. D'une manière très grave, elle dit : Le Professeur Dürr est en bas et il fait demander quand je vais descendre, il aimerait bien aller se promener avec moi. Ça m'a agacée. Pendant les vacances, si je vais au lit à trois heures du matin, je ne vais quand même pas aller me promener à huit heures du matin. Donc je lui dis que je n'y vais pas. J'ai autre chose à faire ce matin. Et à vrai dire je voulais dormir. Et j'essaie toujours de dormir et je ne peux plus ; ce Dürr est quand même un type curieux ; je me lève donc avec l'intention de sortir pour la journée. Je sonne afin de commander un panier repas. Et le petit déjeuner aussi, tout de suite. Je descends, je prends mon petit déjeuner, j'emporte mon panier repas. Le premier que je rencontre, c'est Dürr. Il avait bien pensé que je me montrerais. Et ça m'a à nouveau agacée. 'Oh ! Je vois que vous avez un sac à dos. Où allez-vous,' Moi : 'Où allez-vous ?' Lui : il avait pensé monter au Zucchero. Moi : Très bien ! Je monte à l'Uccello. Lui : Alors il peut finalement monter aussi à l'Uccello. Et si j'étais sympathique, j'attendrais un quart d'heure, le temps qu'il prenne son panier repas. La veille déjà il m'avait dit qu'il avait deux petits garçons. Je lui demande : Que faites-vous des garçons aujourd'hui ? Lui : Ils sont avec la gouvernante. Moi : Je préfère aller me promener toute seule, j'ai aussi emmené un livre et je vais lire. Alors il a demandé très humblement : Puis-je au moins vous accompagner un bout de chemin ? Je lui ai dit : Pas plus d'une demi-heure, ensuite je veux être seule. Il regarda sa montre et dit : Bon ! Une demi-heure. Nous sommes donc partis. Il fut extrêmement sympathique. Si auparavant il n'avait pas été aussi pressant, je l'aurais trouvé très bien". Au bout d'une demi-heure, Adrienne continua toute seule. Quand elle eut marché un bon bout de chemin plus haut, longtemps après, peut-être une demi-heure ou plus, elle se retourne et voit Dürr assis à la même place, la tête cachée dans ses mains. Adrienne n'a pas continué longtemps sa marche, elle a pris le repas qu'elle avait emmené, est redescendue et pour une heure elle était de retour à l'hôtel. Dans sa chambre, elle a prié "comme une folle. "J'ai supplié le Bon Dieu de bien vouloir donner à Dürr une femme pour son chemin de vie".

 

A trois heures, Adrienne va prendre le thé au jardin. "Et pendant que je prenais le thé au jardin, Dürr est revenu". Et il a invité Adrienne à aller jouer aux boules avec Pellegrini dans un café des environs. Adrienne s'en voulait un peu d'avoir largué rapidement Dürr dans la matinée et elle accepta d'aller jouer aux boules pour "réparer" ce qui s'était passé le matin. "Et finalement j'aime bien aussi jouer aux boules, et on ne peut pas le faire tout seul". Dürr était là avec ses deux fils, "deux petits garçons qui ont bu de la limonade rose... En jouant, j'avais toujours l'impression que Dürr trichait un peu pour que mes boules soient les mieux placées. J'en fus à moitié agacée ; d'un côté, je trouvai ça touchant, et d'un autre côté je pensai : tu t'imagines sans doute quelque chose et tu es bête. Puis nous sommes rentrés tous ensemble à l'hôtel". Dürr et Pellegrini logent dans un autre hôtel. En quittant Adrienne, Pellegrini lui propose d'aller la chercher après le souper pour une petite promenade et terminer dans un café sympathique et danser, mais Adrienne n'a pas envie de danser tous les soirs. Après le souper, Pellegrini est bien là, mais tout de suite madame Oeri prend Adrienne par le bras et l’emmène pour une conversation seule à seule. Madame Oeri propose à Adrienne de se rapprocher un peu de la famille Oeri ; elle pense qu'Adrienne doit se sentir bien seule. Réponse d'Adrienne d'une manière bien tiède : "Oui,... peut-être... de temps en temps". Madame Oeri : "Cela vous plaît ? Etes-vous heureuse ? Alors j'ai éclaté : Non. Je ne suis pas heureuse. Votre ami Dürr me fait la cour, ça me répugne. Je ne suis là que pour très peu de temps et je ne peux pas faire ce que je veux. Tout le temps, on dispose de moi". Oeri lui-même confirmera à Adrienne que son ami Dürr était follement amoureux d'elle. Réaction d'Adrienne : "Qu'est-ce que c'est que ce type qui a maintenant quarante-quatre ans et qui tombe amoureux comme ça tout de suite le premier jour ! Est-ce que chaque fois qu'il est en vacances il en trouve une dont il s'amourache ?" Non, c'est la première fois, lui dit Oeri. "Cela fait quatre ans qu'ils vont maintenant ensemble en vacances et ça n'est encore jamais arrivé. Et puis il a reçu de Dürr la mission de me demander si je voulais me marier avec lui. Et tout cela le même jour ! Moi : Il n'en est pas question, et pas du tout"... Ce fut une étrange soirée. J'étais affreusement de mauvaise humeur, écœurée, dégoûtée de moi et de la vie. D'autre part je trouvais Dürr émouvant et Oeri très raisonnable dans ce qu'il disait" (G 208-212).

 

Oeri lui demande ensuite si elle refuserait absolument d'aller se promener avec lui si Dürr l'accompagnait. Adrienne : "Non, bien sûr que non. Mais ils ne doivent pas toutes les cinq minutes provoquer des situations dans lesquelles je me retrouve seule avec Dürr". Le lendemain matin, dès cinq heures, Adrienne va vers Campo de Fiori. Quand elle revient pour midi, elle trouve un mot d'Oeri à la porte de sa chambre ; il l’invite à les accompagner l'après-midi pour chercher tous ensemble des champignons le long de la Moësa. "Je les accompagne. Dürr est là avec ses enfants, et pendant un moment nous fûmes seuls à quatre dans la forêt. Là, nous nous sommes occupés davantage des enfants d'une certaine manière. Plus tard nous avons retrouvé les Oeri. Dürr demande ensuite : Est-ce qu'il peut parler avec moi ? Moi : Oui. Mais j'ai toujours peur de parler avec lui. Lui : Il y a maintenant deux jours que je vous connais et je ne voudrais pas que vous ne me connaissiez que par les Oeri. Je voudrais vous demander si vous voulez devenir ma femme, il n'est pas nécessaire que vous me répondiez maintenant. Je vous aime beaucoup et je sais que non seulement vous me rendriez heureux, mais aussi que vous seriez une bonne mère pour mes enfants. J'ai dit : Non, je ne peux pas l'imaginer".

 

Le 1er août, les estivants ont coutume de faire une fête avec des lampions ; c'est Dürr qui prépare la fête avec les Oeri. Dürr y invite bien sûr Adrienne, qui ne refuse pas. Le 2 août Adrienne monte au Muccia avec Pellegrini et une demoiselle qui était médecin à Bâle. "Ce ne fut pas mal. Nous avons dû bien marcher. En route à quatre heurs du matin et marché comme des sauvages, à travers beaucoup d'éboulis". Cent mètres avant le but, Adrienne s'est sentie mal. C'était son premier quatre mille mètres, mais elle n'a pas pu franchir les derniers cent mètres. "Pour la descente, ce fut excellent, même si j'étais très fatiguée. Ce fut une belle journée... Mais j'ai pris une grande décision dans la montagne : je m'en vais. Je vais à la Waldau. Je vais partir dans deux jours afin qu'il n'y ait pas de scandale". Elle annonce à Dürr qu'elle partait. "Lui : Est-ce qu'il peut me rendre visite à la Waldau ? Et est-ce que je pars à cause de lui ? Moi : Mon argent s'épuise". Mais où est passé tout son argent ? Elle avait cinq cents francs au départ. Elle a été là dix jours à quinze francs de la pension ; de plus les autres dépenses, cela fait environ deux cents francs. Elle a encore cinquante francs maintenant. Le reste de l'argent ? Elle a mis deux cents francs dans la petite chapelle. "Pas par générosité. Simplement pour prendre la décision de partir. Après, c'est irrévocable". Et puis le prêtre paraît si pauvre. "Il en aura peut-être besoin pour lui ou bien il le donnera aux pauvres". Quand Adrienne a dit à Dürr qu'elle n'avait plus d'argent, il était tout prêt à l'inviter ; personne ne le saurait. Elle : "Il n'en est pas question" (G 213-216).

 

6. La Waldau

"Grand départ. Je suis partie le matin vers dix heures. Oeri et Pellegrini et les Wieland étaient là, et Dürr avec ses enfants, même la gouvernante, mais elle me déteste. Parce que, naturellement, elle connaît aussi l'histoire. Et tous m'aident à attacher ma petite valise sur mon vélo, tous m'accompagnent jusqu'au belvédère, jusqu'où j'ai dû pousser". Des kilomètres à vélo, une nuit à l'hôtel, le train et enfin la Waldau où elle aurait dû arriver une semaine plus tard. Là, tous lui demandent bien sûr pourquoi elle était déjà là. Sa sœur Hélène a ses hypothèses, l'oncle a les siennes. Finalement la tante Jeanne tire la conclusion :"Nous saurons un jour la raison, nous n'avons pas besoin de nous casser la tête à l'avance" (G 216-218).

 

A la Waldau, Adrienne pensait être au calme pour réfléchir un peu à ce qu'elle doit faire maintenant. "Car je ne sais pas où j'en suis. S'il n'y avait pas les enfants, je dirais certainement non. Mais les enfants semblent toujours l'exiger. Et pourtant je trouve cela totalement dément". Elle est très à l'aise avec son oncle. "Il m'a pardonné mes études de médecine ; tout est bien. C'est pourquoi j'ai pensé que je pourrais parler un jour avec lui". L'oncle se montre tout disponible pour un entretien ; il l'invite donc dans son bureau. "Ecoute, je ne sais pas ce que je dois faire. Il y a quelqu'un qui voudrait se marier avec moi. Il rit et dit : Ainsi tu en arrives aussi un jour à ce thème. Quelle place a-t-il sur ta liste ? Un peu moqueur comme ça. De Bâle et de Berne et de toutes les villes où ma nièce va se promener, on m'informe toujours qu'elle aurait pu en avoir tant et plus, et qu'elle a refusé. Moi : Et tu crois tout ça ? Lui : Tant qu'on ne parle pas avec moi, il faut bien que je le croie. Mais sa moquerie avait quelque chose d'aimable, de paternel. Moi : Cette fois-ci, c'est différent. Je dois donner une réponse bientôt. J'ai l'impression que c'est pour lui une nécessité de se marier parce qu'il a des enfants. Lui : Pour les autres, tu n'as pas trouvé de raison de te presser. Cette fois-ci, tu sembles vouloir toi-même terminer bientôt l'affaire. Moi : Oui, en soi". Puis Adrienne explique un peu plus la situation ; elle a trouvé Dürr follement amoureux et il s'est comporté d'une manière très stupide. "Il a vingt ans de plus que moi et il a deux enfants. Mon oncle : Mon Dieu, des enfants ! Moi : Pourquoi dis-tu cela ? Lui : Au fond il a toujours pensé que la vie pour moi serait plus simple sans enfants. Je suis presque trop maternelle, il a peur que je me laisse dévorer par le soin des enfants. Et il croit que j'ai quelque chose que je dois garder... Je suis comme un œuf qui n'a pas de vraie coquille. Les gens peuvent très facilement abuser de moi. Et il a toujours vu tant de joie dans ma vie bien que les circonstances aient été réellement défavorables... Puis il a craint aussi que mes patients abuseraient de moi. Moi : Ce n'est pas précisément en ma faveur, ce que tu me présentes là. Lui : Il ne s'agit pas de ça, c'est simplement ce que comprend un vieil oncle. Et les vieux oncles sont toujours d'une certaine manière amoureux de leurs nièces et ils voudraient être aux petits soins avec elles. Moi : Il s'appelle Dürr. Lui : Tiens ! Il vient de lire le premier tome de son histoire de la Suisse, c'est vraiment un ouvrage remarquable". Et le vieil oncle voudrait bien en parler un jour avec Oeri. Le soir même il a téléphoné à Oeri. Dernière question du vieil oncle : est-ce qu'Adrienne en a parlé à sa mère ? Est-ce qu'elle sait déjà quelque chose ? Adrienne : Non. "Lui : Ce serait plus raisonnable que tu le lui dises" (G 219-221).

 

7. Visite d'Emil Dürr à la Waldau

La mère d'Adrienne était à Berne chez les de Quervain, qui l'avaient invitée à souper. Le vieil oncle a été la chercher. Adrienne raconte : "J'étais très ennuyée de devoir lui en parler. Je le lui ai dit en une phrase : J'en ai un qui veut absolument se marier avec moi, et ce ne sera pas très facile de lui donner une réponse négative, il a vingt ans de plus que moi et il amène avec lui deux enfants. Maman s'est presque sentie mal, elle a tout juste encore eu la force de dire : Quelle horreur ! Pour l'amour de Dieu, pourquoi je ne prends pas Portmann... C'est simplement stupide de se marier avec un vieil homme qui a deux enfants". Puis Oeri est venu, il a été longtemps avec l'oncle, et ensuite il a raconté à Adrienne le contenu de cet entretien. Adrienne est allée dans sa chambre, elle a prié longtemps. "Mais après, je n'étais pas moins troublée qu'avant, bien que je sois restée une heure avec le Bon Dieu". Le dernier facteur passe à huit heures du soir et Adrienne avait promis à Oeri d'envoyer un petit mot à Dürr : "Je vous attends samedi prochain, votre train arrive à telle heure. Prenez le tram jusqu'au Breitenrain, je serai là. Et il ne doit pas rester pour le repas même si on l'invite. Il y a encore un train avant six heures avec lequel il peut rentrer à Bâle. Parce que, au bout de deux heures, j'aurai certainement dit le maximum de ce que j'ai à dire. Je vais le chercher comme convenu. J'ai été terriblement effrayée quand je l'ai vu. Il est indiciblement laid. Il a en quelque sorte des yeux fidèles qui regardent avec toute cette laideur. Et puis j'ai horreur des moustaches... Nous nous sommes promenés et nous avons parlé de choses intéressantes. De l'université, des cours". L'oncle s'entretient avec Dürr pendant vingt minutes. Quand ils revinrent, "on avait l'impression qu'ils étaient déjà parents. J'ai parlé encore un moment avec lui dans le jardin. - Quand puis-je revenir ? - Je vous écrirai. - Je ne peux donc pas emporter une promesse ? - Non - Vous ne m'aimez pas du tout ? - Je ne sais pas". Puis l'oncle est arrivé et ils sont partis. "Je suis montée dans ma chambre et j'ai pleuré tant que j'ai pu, et j'ai eu une mauvaise conscience, tout à fait horrible. Que j'aie pu le laisser partir bredouille. Je ne lui ai absolument rien donné, absolument rien. Et il aurait tellement aimé souper ici. J'étais en rage contre moi. Car on ne joue quand même pas comme ça avec un homme. Et je ne veux pas du tout jouer. Et je joue quand même" (G 221-227).

 

8. Fiançailles

Adrienne est remplie de doutes. "Au fond, je ne veux pas. A côté de cela, il y a quelque chose qui parle en sa faveur : les enfants et lui-même". Mais comment être médecin, mère de ces enfants et épouse de Dürr, sans compter les obligations mondaines ? Et d'autre part ce mystère qui est en elle et qui veut dire une vie pour les autres. "Si je me marie, ma vie sera si pleine que je n'aurai plus le temps de m'occuper des autres comme il faut. Peut-être est-ce lâcheté de fuir de la sorte. Mais si Dieu le veut, encore une fois ce n'est pas de la lâcheté. Enfin, je n'en sors pas". Dürr lui écrit "des lettres interminables" auxquelles elle ne répond pas. Et d'autre part "je ne peux pas le laisser languir éternellement". Il devait aller à la Waldau un dimanche ; Adrienne va le chercher au tram encore une fois. "Sur le chemin de la maison, nous avons fait un détour. Par la forêt. Et dans la forêt, il a commencé à pleurer. Et moi, je ne supporte pas ça. Un homme ne peut quand même pas pleurer à cause de moi. Il dit : Si je ne peux pas me marier avec lui, il voudrait pouvoir garder quand même mon amitié. Mais il ne comprend pas pourquoi je ne suis pas mariée depuis des années. Et ainsi il a pensé que j'étais peut-être restée libre pour lui. Il m'aime très prodigieusement et il pense que ses enfants m'aimeront bien... Le tout d'une manière si douloureuse. J'ai terriblement pitié de lui" (G 228-229).

 

Adrienne rentre à Bâle. "J'étais terriblement malheureuse quand je suis rentrée à la maison". Adrienne et Dürr se promènent ensemble dans les rues de Bâle. "Arrive toujours un moment où je ne pense plus que je dois me marier avec lui. Alors je suis à nouveau normale, je peux parler avec lui de tous les sujets possibles. Et quand on parle comme ça, il est chaque fois tout à fait sympathique". Ça a continué comme ça toute la semaine : téléphone et promenade ensemble. Et finalement, "dans la rue Hardstrasse, j'ai dit oui. Et Dürr : Ça vous semble plus dur de me dire oui que de passer un examen, n'est-ce pas ? Moi : Certainement, mais je le dis quand même. C'est oui. Lui : Il faudrait que nous mariions le plus vite possible afin que nous soyons de retour pour le début du semestre. Est-ce que je préférerais aller à Paris ou en Italie ? Moi : Je préférerais l'Italie, mais à la mer. Parce que je pensais qu'on pourrait encore faire des promenades et penser à Dieu. Mais j'aurais aimé aussi aller à Paris, que je ne connais pas. Je ne suis encore jamais sortie de Suisse. Puis nous sommes rentrés à la maison et nous l'avons dit à maman et elle l'a invité pour le souper. Puis nous sommes retournés en ville pour acheter des bagues. Et puis nous avons acheté des faire-part et ramené des enveloppes Ça va très vite. Toute la machine est en route. Maman est ravie. Et c'est bien vrai qu'il a des qualités. Je lui avais suggéré, à Dürr, de se marier avec maman ou avec Pauline Müller ou avec Hélène, mais sans succès. Pour lui, maman est trop âgée, et pourtant elle n'a que sept ou huit ans de plus que lui. Ça n'aurait pas été mal" (G 229-231).

 

9. Mariage

Le mariage civil doit avoir lieu le 17 septembre, et le mariage religieux le 3 octobre. Quand Dürr avait annoncé la nouvelle à ses enfants, Noldi (= Arnold) avait dit : "C'est tellement un amour que j'ai pensé que j'allais me marier avec elle". Le samedi, ils ont été au zoo avec les enfants. "Je trouve les enfants gentils et sympathiques. Noldi est très drôle. Il est comme je m’étais imaginé les enfants que j'aurais voulu avoir". Le petit frère, c'est Niggi (= Nikolaus). Adrienne est allée voir l'habitation de Dürr, place de la cathédrale (Münsterplatz). "Dürr en est terriblement fier". Adrienne réfléchit toujours beaucoup à son avenir : "Je n'ai pas l'impression de faire ce que Dieu veut. Et pourtant je ferais encore moins ce que Dieu veut si je ne me mariais pas maintenant. Si j’étais tout à fait dans la volonté de Dieu, mon corps aussi serait tout à fait dans la volonté de Dieu. Mais quelque chose se hérisse en moi. Et en même temps je sais que ce ne serait pas généreux de ma part si je montrais à Emil que je me hérisse".

 

"A côté de mon grand souci, j'ai quelques petites joies. Par exemple je reçois énormément de fleurs. Toute la Sevogel est pleine de fleurs. Et je reçois aussi des quantités de cadeaux que je trouve sympathiques". Mais elle a toujours l'impression de contracter mariage de manière forcée en quelque sorte. Dürr et elle reçoivent beaucoup d'invitations : "Nous courons d'un lieu à l'autre... J'ai fait la connaissance d'un tas de professeurs. Naturellement je ne peux rien faire, il n'est pas question d'études". Ils sont allés aussi à la Waldau pour les soixante-quinze ans de l'oncle d'Adrienne. "Je lui ai dit : Je veux me marier à la Waldau. Il en fut saisi d'une véritable épouvante. Moi : C'est à prendre ou à laisser. Je ne veux me marier nulle part ailleurs. Lui : Que dois-je faire alors avec les patients ? Moi : Une fête. Lui : Il faut qu'il laisse passer une nuit là-dessus. Moi : Cher oncle, c'est décidé ! Lui : Bon ! Il veut bien céder une dernière fois à mon esprit buté" (G 231-234).

 

"La mairie ne m'a pas fait la moindre impression, car j’étais vendue à l'avance. La veille, Emil m'a dit tout d'un coup : si je veux renoncer, je peux très bien le faire. Et si je veux me marier avec lui sans devenir sa femme, il est aussi d'accord. Il me promet qu'il ne fera usage d'aucun droit s'il en était ainsi décidé. Moi : Il n'est est pas question. Mais je suis effrayée de ce qu'il voie en moi si profondément. Je pensais qu'il n'avait rien remarqué. J'ai dit que je voulais être pour lui une véritable épouse... Mais je me suis presque sentie mal quand je lui ai dit cela. D'autre part je ne pouvais pas parler autrement. Et je me suis prise d’affection pour lui quand il m'a parlé de la sorte. C'est un homme qui est bon" (G 234).

 

La nuit précédent le mariage, "j'ai prié, j'ai prié en pleurant et j'ai pleuré en priant. Le Bon Dieu, je ne sais pas s'il existe encore. Je pense que les martyrs ne savaient peut-être pas non plus où il était. Mais ils savaient du moins pour quoi ils mouraient. Il y a peut-être aussi des martyrs qui sont en quelque sorte pris dans l'engrenage, ils ont simplement été pris avec les autres, sans possibilité d'en sortir. S'ils l’avaient su à l'avance, leur foi n'aurait peut-être pas été assez forte pour les conduire jusque-là. D'une certaine manière, je leur ressemble". Le mariage religieux fut célébré dans l'église de la Waldau. "Et puis on fut marié devant Dieu et devant les hommes". Puis retour à la maison pour le repas. Après le repas de noces, il y eut un bal, évidemment. Il y avait là environ sept-cents patients. "J'ai dansé avec mes plus vieux amis, et ça a très bien marché. Quatre ou cinq seulement en tout ont crié, et deux ont eu une crise d'épilepsie. J'y suis tout à fait habituée ; on s'éloigne simplement un peu et on les cajole. Emile a dit qu'il comprenait maintenant quelque chose de plus de mon monde".

 

10. Voyage de noces

"Le lendemain nous sommes partis pour l'Italie". A Stresa, puis Sestri, puis La Spezia, San Fruttuoso, Portovenere, Pise. A Pise, Adrienne et son mari prennent un café place de la cathédrale ; tout autour d'eux il n'y avait que des étudiants en médecine. Adrienne aurait préféré rester avec eux et continuer à étudier avec eux. Ensuite Florence. "Si c'était beau ! Des galeries où cent tableaux vous enchantent. Il y en a tellement justement qui m’enchantent, souvent aussi des tableaux de second ordre. Une madone de Filippino Lippi... Et les églises ! Et la vie des gens ! J'aime surtout flâner dans la ville et tout d'un coup on voit quelque chose : un encorbellement, un clocher, une perspective. Et les églises ne sont pas différente des maisons ; seulement au lieu d'y vivre chez soi, on y vit chez le Bon Dieu. Et les habits que portent les prêtres pour les litanies ou les prières. Les litanies me parlent au fond plus que la messe, car celle-ci, je ne la comprends pas, mais je peux très bien comprendre qu'on invoque un saint après l'autre si on a un souci, et chacun d'eux va ensuite au Bon Dieu avec mon petit panier". Puis il a fallu rentrer à Bâle parce que le semestre commence. "Nous sommes donc restés jusqu'à minuit sur la place de la Signoria à manger des glaces. Puis le train. Le train avant nous avait déraillé ; nous dûmes donc passer par Bologne au lieu de passer par Gênes. Nous aurions voulu prendre le train qui a déraillé ; il y a eu un tas de morts. Tout le monde était terriblement excité... Au lieu d'arriver à Bâle à midi, nous y sommes arrivés le soir à huit heures. Maman était à la gare" (G 234-238).


 

VII. Madame Dürr – von Speyr (1927-1936)


 

1. Dixième semestre des études de médecine (Hiver 1927-1928)

Adrienne s'installe place de la cathédrale. La vie est assez chargée à ce retour de vacances. Une femme de chambre et une cuisinière seront bien utiles. Le jour de la reprise des cours, elle part à sept heures du matin pour faire les courses au marché avec les garçons. "Ils m'accompagnent jusqu'à ma première heure de cours à la polyclinique, puis ils rentrent à la maison avec madame Hutte. A dix heures, je suis de retour ; arrive alors justement la nouvelle cuisinière. C'est ainsi que ma nouvelle vie a commencé. En plus des études, beaucoup de couture, les garçons, Emil, le ménage et, le soir, nous sommes souvent invités. Je ne trouve plus le temps de faire ce que je faisais avant. Je ne peux plus travailler avec Merke, naturellement" (G 239-240).

 

Adrienne est remplie de pensées dans sa nouvelle vie. "Je suis très accablée parce que j'ai très souvent l'impression que je n'aurais pas dû me marier. Mais avec Emil et les enfants, ça va bien. Il est très touchant. Mais je ne me sens pas assez près de lui. Intérieurement, je suis avec lui comme avec quelqu'un qui m'est totalement étranger. Nous avons des moments très sympathiques, il m'explique beaucoup de choses et nous avons souvent des moments où l'on est très bien ensemble et cela nous fait plaisir. Mais ça ne dure pas. Avec les garçons, je m'entends très bien. La première matinée avec les étudiants, j'avais l'impression de les avoir en quelque sorte trahis, d'avoir changé de camp. Mais ensuite nous sommes quand même redevenus amis comme auparavant. Naturellement mes études se poursuivent dans des conditions plus difficiles" (G 240).

 

Et le Bon Dieu dans tout ça ?

Emil dit à Adrienne qu'elle est pour lui un cadeau du Bon Dieu. Elle lui demande si ce n'est pas une parole en l'air. Lui : "Non, il le sent absolument". Ensemble ils parlent de Dieu, de l'amour de Dieu pour les hommes, de la Providence de Dieu, etc. Elle pense "qu'on est créé avant tout pour le Bon Dieu et ensuite seulement pour les autres. Et qu'on est créé pour ce que Dieu veut et non pour ce que je veux". C'est cela qu'elle entend par pureté. (G 241).

 

Premier Noël, place de la cathédrale

Le grand-père des garçons leur donne toujours de l'argent pour Noël. "J'ai pris mon courage à deux mains pour lui dire : ce serait plus sympathique qu'on puisse une fois dépenser l'argent au lieu de le mettre toujours sur le livret de caisse d'épargne. Il fut tout de suite d'accord et j'ai voulu acheter un train. J'ai donc été à Métro et j'en ai acheté un, pas très grand ; j'ai pensé qu'on pourrait le compléter les années suivantes. Une locomotive et deux wagons et, avec le reste de l'argent, des rails et des aiguillages. Un rail coûte cinquante centimes et j'en ai acheté pour environ cent francs... Le matin de Noël, nous avons déjeuné tous ensemble à dix heures, puis Emil est parti se promener avec les garçons ; pendant ce temps, j'ai préparé Noël, j'avais encore beaucoup à faire pour assembler les deux cents rails, je suis restée toute la journée sur le ventre... Il sont rentrés à la maison à cinq heures, j'ai allumé l'arbre et ce fut très sympathique. Un Noël pour enfants. Ce qu'ils ont été heureux ! Et Theddy était si excité de plaisir qu'il ne voulait presque pas laisser les garçons jouer. Car la Sevogel aussi était là... Et à cause de la joie des enfants, ce fut peut-être le Noël qui fut le plus satisfaisant, également pour moi. Mais ne disparaît pas pour autant la pensée qu'au fond Noël, c'est autre chose. Je me suis demandé un instant si je ne devais pas lire l'histoire de Noël aux enfants qui étaient au lit... La vie est très difficile, je ne le pense pas pour moi seulement, mais pour nous tous. Pour Emil, pour maman, pour les garçons, pour nous tous. Nous sommes tous en quelque sorte à côté de la vérité. J'aimerais bien un jour sauter à pieds joints dans la vérité" (G 242-243).

 

Janvier 1928

"Beaucoup de travail. Les études, le ménage, les enfants. Un week-end, nous sommes allés Emile et moi dans la Forêt Noire. C'est une petite pension, horrible en soi, mais dans un paysage paisible de toute beauté... Il est très intéressant qu'Emil ait les mêmes trimestres que moi. Nous sommes ainsi tous les deux à l'université, chacun à sa manière. Il est très heureux de mes études de médecine, plus que de son histoire. Son amour dépasse tellement les bornes qu'il trouve tout comme il faut. Et il aime beaucoup qu'on invite des gens. Naturellement les gens que nous invitons sont beaucoup plus âgés que moi. Ce sont surtout des professeurs, la plupart de l'âge d'Emil, donc vingt ans de plus que moi. De temps en temps j'invite aussi des étudiants, les miens. Ils ne m'en veulent pas du tout, nous sommes ensemble comme toujours " (G 243-244).

 

Vacances de printemps

Aux vacances de printemps, Adrienne et son mari vont au lac de Constance. Ils voient ou visitent un tas de châteaux et d'églises du côté de l'Allemagne. "Les églises baroques sont très belles... Parce qu'elles sont une expression de l'amour de Dieu, un amour un peu exalté. J'aimerais bien aussi être tout feu tout flamme en quelque sorte dans l'amour de Dieu. Mais auparavant je devrais mettre en ordre beaucoup de choses... Les églises romanes ou gothiques me sont beaucoup plus compréhensibles, mais le baroque est tellement drôle, tellement joyeux. Je ne savais pas cela jusqu'à présent". Elle a pu parler aussi du Bon Dieu avec Emil. "Maintenant cela m'est devenu naturel d'être avec lui. En Italie, il était encore très étranger. Maintenant je peux lui parler de tout ce qui me passe par la tête, bien qu'il y ait beaucoup de choses qui ne sont pas claires". Adrienne est allée ensuite à la Waldau pour huit jours avec les enfants (G 244-245).

 

Fin du dernier semestre d'études

Le semestre d'études se termine. Adrienne tire un bilan. "Le dernier semestre est terminé. Quand on commence les études, cela paraît une éternité. Et puis ça passe rapidement. Naturellement j'aurais dû bosser beaucoup plus. J'ai encore pratiqué dans toutes les cliniques. Mais ne parlons pas de l'examen. Je le trouve épouvantable, je ne suis pas une bête d'examen. Je me verrais très bien échouer. Il y a un tas de choses que je ne sais pas. Si on me demande de pratiquer, tout va bien, même si tout le savoir nécessaire n'est pas là. Je ne me laisse pas ébranler. Et puis il y a la relation humaine au Professeur et la relation humaine au patient... Je n'ai pas lu précisément beaucoup de choses. Des manuels, mais pas énormément. Il y a des choses dont je n'ai aucune idée. Les maladies de la peau par exemple. Comment sont ces pustules et à quoi sont-elles liées, c'est pour moi un mystère. Les yeux, les oreilles : aucune idée. Quand, avec quelqu'un, je dois crier horriblement, je pense qu'il doit être dur d'oreille" (G 245-246).

 

2 . Vacances d'été et examen final en octobre-novembre 1928

Durant les vacances d'été, au lac de Joux avec Theddy et un ami d'Emil, qui est médecin et qui vient de perdre sa femme ; cet ami a trois petits enfants, "des petits bouts exquis". "Nous allons souvent nous baigner et, avant cela, on doit allumer de grands feux à cause des taons qui sont nombreux. Theddy joue au chasseur avec les garçons, mais aussi avec Emil". Durant ces vacances, Adrienne ne perd pas de vue l'examen. Elle se sent très bien, mais elle se dit encore :"Je n'aurais jamais dû me marier". Elle aime bien Emil, mais "comme on aime un bon ami. Et je vois que je peux être quelque chose pour lui. Mais il y a encore un tas de choses qui ne sont pas comme elles devraient être" (G 246).

 

Examen final

Puis arrive en octobre la moitié pratique de l'examen. "Ça s'est très bien déroulé, j'ai eu de la chance partout. De temps en temps d'une manière effrontée". Quinze jours plus tard, c'est la théorie. "Phase intermédiaire horrible et disons trente mille pages qu'on devrait absolument lire. Emil ne s'en fait pas le moins du monde. Et mon oncle m'écrit une carte : S’inquiéter ne sert à rien". Arrive l'examen. Résultat : "Pas particulièrement glorieux. Mais j'ai réussi". Elle doit maintenant faire sa période d'interne et une thèse de doctorat (G 247-249).

 

Noël

"Et maintenant je fais à nouveau des préparatifs de Noël. Au fond, chaque année il me faudrait un mois pour cela. J'achète une gare, un tunnel, un pont, un signal, des aiguillages qui sonnent quand le train passe, et encore des rails. Liquidé deux cents francs en une demi-heure. Puis je fais de la couture pour mon oncle et pour maman, et je sors beaucoup avec les enfants quand il commence à faire nuit. Tout est tellement l'atmosphère de Noël ; on a tellement aimé cela quand on était enfant... Noël fut sympathique comme l'année dernière". Elle a raconté aux garçons l'histoire de Noël dans leur chambre.

 

Et le Bon Dieu dans tout ça ?

Pourrait-elle vivre sans Dieu ? Essayer de vivre sans Dieu ? Elle trouve que chaque réponse est toujours si fausse. "Je suis fermement persuadée qu'il est tout autre que ce que je pense. Et je suis persuadée qu'il est encore beaucoup plus différent de ce que les gens pensent. On devrait donc dire : Je vais au moins essayer de le servir dans ses créatures... Et pour le moment le laisser tranquille, ce ne serait plus cette éternelle inquiétude. Tout serait alors moins faux, peut-être. Il y a des moments où je suis tout à fait désespérée. Souvent, quand je suis seule, je prends ma tête dans les mains et je doute de tout. Et prier, justement, justement, c'est terriblement difficile. Très souvent c'est comme un devoir. Et dès que c'est comme ça, ça perd tout sens... Je prie chaque jour, certes, mais quand je me rappelle mon enfance ou certaines années de ma jeunesse, où chaque minute au fond était un cadeau de Dieu, ou du moins une relation avec lui, tout cela semble comme effacé... De temps en temps un point lumineux... quand quelque chose m'arrive. Je peux défendre Dieu mordicus devant les gens quand on en vient à parler de lui. Et chaque fois il y a en suite le moment où on a la paix. Mais reviennent ensuite d'autres moments où on est désespéré. J'ai dit quelque chose de Dieu à l'un ou à l'autre, mais je n'ai pas pu lui donner le dernier argument parce que je ne le possède pas, et j'aurais sans doute mieux fait de me taire et de laisser parler quelqu'un qui est calé. Naturellement je sens encore que si je ne laissais plus aucun espace à Dieu dans ma vie, tout serait encore plus étriqué et vraisemblablement encore plus faux... Je crois que la plénitude existe, mais je ne sais pas où elle est" (G 249-250).

 

"Parfois, quand je suis à l'hôpital et que je vois un lit par une porte ouverte et qu'une malade s'y trouve, ou bien aussi quand on trouve un lit vide dans le couloir, cela me saisit : Ah ! Si on pouvait être, pour celui qui est là alité ou pour le prochain qui s'y trouvera, ce que Dieu voudrait, ce qu'on devrait être pour chaque personne! Et si on pouvait à partir de là enflammer tout l'hôpital pour que chacun devienne plus confiant en Dieu, les mourants comme ceux qui sont presque rétablis... Je voudrais écrire sur l'amour. Et quand on écrit, on doit rendre raison à soi-même très, très exactement de ce qu'on pense. Mais on devrait d'abord brûler mieux soi-même. Je pense de temps en temps que je serais apte à brûler" (G 250-251).

 

3. Les années 1929-1931

Emil se lève toujours de très bonne heure, à quatre heures au plus tard. Au début de janvier 1929, il va trouver Adrienne à sept heures du matin . "Il m'a dit que je ne devais pas comprendre de travers ce qu'il allait me dire. Il a promis qu'il ne voulait mettre aucune entrave à ma profession. J'avais dit que je voulais absolument être médecin. Il y a maintenant six semaines que l'examen est passé et il voit que rien encore n'a commencé ; cette situation lui plaît beaucoup, mais il se considérerait comme malhonnête s'il n'attirait pas mon attention sur le fait qu'il faut maintenant mettre quelque chose en route. Je lui ai dit : Oui, oui, j'ai l'intention d'aller voir Labhardt avant d'aller voir Henschen... mais j'ai une foule de choses intérieures qui m'occupent et pour lesquelles j'ai simplement besoin de temps. Lui : Il ne veut aucunement me presser". Ce qui fut désagréable pour Adrienne c'est que toute la journée elle a essayé de prier longuement, "de tout étaler devant Dieu, surtout cette inquiétude, ce sentiment de ne pas être dans la vérité". Mais elle avait l'impression "que tout devenait toujours plus douteux". Finalement elle ne pouvait plus que balbutier : "Seigneur, reste avec nous" (G 251).

 

L'hôpital des femmes

Quand Adrienne s'est présentée à Labhardt, il l'a embauchée tout de suite. "Il m'a promis monts et merveilles si j'allais chez lui. Tant que j'ai le pavillon, je peux rester à la maison et y prendre mes repas. C'est seulement en cas de besoin dans son propre service que je devrais rester à l'hôpital. Mais ce qu'il ne m'a pas dit, c'est qu'on a continuellement des urgences, abstraction faite du samedi et du dimanche. Si une fois j'étais libre et que je voulais alors passer la nuit à la maison, une demi-heure plus tard déjà on venait me chercher. Alors j'ai abandonné. Mais c'est très intéressant de travailler au pavillon. Une foule de vieilles femmes qui approchent de la mort. On apprend beaucoup à voir la mort et à parler avec les malades de la vie et de la mort... Je suis peut-être encore un peu jeune et inexpérimentée, mais j'essaie, là où ça va, de les libérer de l'angoisse, de leur montrer quelque chose de l'amour de Dieu, de leur inspirer une certaine gratitude pour leur existence. Elles ont connu aussi une foule de choses qui étaient belles, et maintenant elles vont passer à une vie qui sera encore beaucoup plus belle. Elles doivent emporter avec reconnaissance ce qu'elles ont reçu".

 

Mais là, Adrienne a un gros problème. "Chez les catholiques, les gens sont préparés à la mort ; le curé vient un jour et alors on sait que l'heure a sonné. Pas chez nous (les protestants). Le problème est de savoir dans quelle mesure nous, médecins, nous pouvons faire ce que fait le curé pour les catholiques. Et l'autre problème : dans quelle mesure avons-nous le droit de nous attacher les gens ? Qu'ils s'attachent un peu à nous, on ne doit pas l'éviter afin qu'ils n'aient pas l'impression qu'on leur dit quelque chose sans les soutenir vraiment. Il y a aussi tous ceux qui n'ont pas l'habitude de penser à Dieu, mais cela les soulage si quelqu'un leur apprend à penser à Dieu" (G 252).

 

"Humainement, j'ai appris un tas de choses au pavillon. C'est un très gros service, j'ai environ cinquante lits : la plupart, des malades chroniques. Et on doit être toute la journée à leur disposition. J'ai eu le pavillon pendant trois mois , ensuite je suis arrivée aux 'naissances'. Là, je suis en sempiternel combat avec les sages-femmes parce qu'elles enguirlandent très souvent les femmes. Je ne peux pas supporter ça. Je leur ai simplement interdit de les enguirlander. Mais on peut à peine tourner le dos... Naturellement elles sont agacées parce que les gens se conduisent mal. Une femme crie, une sage-femme rouspète, toutes les femmes crient, toutes les sages-femmes rouspètent. Et on est dans un véritable enfer. On peut rétablir la paix, mais il faut une très bonne résistance nerveuse. Ici, on apprend autre chose qu'au pavillon : la maîtrise de soi... Théoriquement ça va très bien... On apprend aussi à travailler rapidement. Une fois, j'ai été de service trois semaines jour et nuit, sans interruption. Entre deux, on pouvait quand même dormir une heure ou deux. On apprend à s'en tirer avec des bribes de sommeil". Il est arrivé à Adrienne d'avoir dix-sept naissances en une nuit, et cela à un moment où elle était seule, et le lendemain elle n'a pas eu le temps de dormir. Conclusion d'Adrienne : "J'ai beaucoup aimé être à l'hôpital des femmes". Elle a eu très fort le sentiment qu'elle devait avoir davantage le souci que les autres aient une relation avec Dieu. "Personne ne devrait venir dans mon service sans que quelque chose change dans sa relation à Dieu" (G 252-254).

 

Porquerolles

"A Porquerolles pour les vacances d'été... Ça me plaît beaucoup. On peut regarder sans fin la mer. Le matin, assez tôt, petit déjeuner, puis nous allons sur la plage avec notre attirail et nous restons jusqu'à midi et demi ; nous nous baignons plusieurs fois. Les enfants font des tas de sable... Emil nage beaucoup plus vite que moi et il lit beaucoup, sous un pin. Je pense surtout à Dieu. Je pense surtout à sa grandeur, à l'infini, à la vie éternelle. La mer est une image de la vie éternelle. Elle ne coule pas, elle s'étend toujours plus loin de tous côtés. Elle est toujours différente et pourtant toujours belle et toujours plénitude". Ou bien "on court dans la pinède ou dans le maquis, et c'est rempli de Dieu, d'une plénitude de Dieu, qu'on ne peut pas saisir, mais par laquelle on est toujours davantage entraîné dans la prière et par laquelle on sait qu'on peut justement s'y reposer, mais qu'on doit ensuite revenir au quotidien quand il s'agit à nouveau du travail". A côté de la pension, il y avait une église catholique. Adrienne n'y est pas entrée. Cette église était très petite. "Il me semblait qu'elle était trop petite pour le Dieu impressionnant de Porquerolles". Elle sait que, chez les catholiques, toute l’Église est aussi un vaste édifice : il y a là une autorité. "J'ai pensé que j'aimerais aussi vivre avec une autorité, mais peut-être que je la voyais trop peu dans le petit édifice. J'ai pensé que je devais être d'abord introduite par le Bon Dieu dans la grande Eglise et qu'ensuite seulement je pourrais entrer dans une église si petite". A part ça, au bord de la mer, elle lit un peu, brode aussi un peu. "Et de temps en temps nous faisons du canotage" (G 254-255).

 

Fin septembre, en quittant Porquerolles, encore huit jours en Provence, puis retour à Bâle. Elle reçoit tout de suite un service en chirurgie. Le 24 décembre, elle va fêter Noël chez sa mère avec son mari et les enfants. Le lendemain, pour la troisième fois, elle monte le fameux train avec de nouvelles pièces. "Et maintenant, à Noël, je languis de Dieu. Il y a une messe de minuit, on entend sonner les cloches. Je voudrais faire partie de ceux pour qui sonnent les cloches" (G 256).

 

Heiligenschwendi

On appelle Adrienne au sanatorium de Heiligenschwendi (au-dessus de Thoune) où l'on cherchait d'urgence un interne. Adrienne y reçoit le service des femmes et des enfants. "Un travail intéressant. A sept heures, on fait la visite du service, puis toutes les opérations et la pharmacie. Je fais cela toute seule. Et les recherches en laboratoire. Jusqu’à midi ou midi et demi, on bosse sans arrêt. On peut tout organiser soi-même comme on veut. Puis on mange à ce qu'on appelle la table des médecins au milieu des tables des patients. C'est bon et copieux. L'après-midi on rend visite aux entrées du matin, on passe les radios, on met de l'ordre. Vers quatre heures on est libre". A six heures et demie, elle fait les contre-visites et à sept heures et quart elle est prête pour le souper. Pour Pâques, Emil est venu avec Noldi pour huit jours. "Ils ont pris une petite pension à proximité". Adrienne s'est engagée à Heiligenschwendi pour trois mois. Le directeur voudrait qu'elle reste. Elle ne peut pas y rester à cause d'Emil. Emil lui dit : "Reste tant que tu apprends quelque chose et que cela te plaît". Mais Adrienne trouve que ce n'est pas tout à fait juste : elle est quand même mariée ! Finalement elle est restée jusqu'aux environs du 10 juin (G 258-259).

 

Thoune et les Diablerets

Adrienne fait ensuite un remplacement à Thoune, puis aux Diablerets. "Les Diablerets sont terriblement étendus ; pour chaque affaire on doit faire une course en montagne. C'est très beau et j'ai un bon coeur. Mais c'est quand même une impression étrange que, pour une patiente, il faille sacrifier toute une journée. Il est vrai qu'ils ne nous appellent que s'il y a vraiment quelque chose. Il arrive qu'on fasse un bout de chemin avec une carriole quand on en trouve une. Et consultations à toute heure du jour et de la nuit. Pas une très grande clientèle. Entre temps on peut bien prier. Et les paysans trouvent sympathiques d'avoir une femme comme médecin. On est un peu la sorcière, la bonne sorcière en quelque sorte".

 

"Pendant les déplacements, j'ai dû souvent penser au Seigneur : comment il traversait la campagne ; et je pensais : je prends ce chemin parce que là, à un coin de rue, il y a un aveugle qui est assis et qui m'attend. Et on essaie d'imiter un peu le Seigneur. Et lui aussi a pris son temps. Mais il était tout le temps avec le Père"(G 261-262).

 

Puis des vacances avec Emil à Caslano : "Un peu de lecture, un peu de tricot, un peu regarder le Bon Dieu. Le plus souvent Emil travaille aussi dans le jardin. Après le dîner, le traditionnel jeu de jass (jeu de cartes répandu en Suisse) avec la propriétaire. A partir de quatre heures nous allons nous promener. Ce fut très sympathique d'être ensemble et nous pûmes parler de tout. Et ce calme !" (G 263)

 

Fausses couches

Adrienne a fait trois fausses couches. Le P. Balthasar note que ce fut chaque fois par excès de fatigue (I 28). "Je suis toujours affreusement triste parce que chaque fois j'étais tellement heureuse". Et après cela elle pense que les enfants qu'elle aurait pu avoir "sont peut-être beaucoup mieux choyés auprès du Bon Dieu... Il y a des moments où je pense que j'aurai une vie extrêmement difficile et la vie que j'aurai à transmettre sera aussi une vie extrêmement difficile... Si j'avais eu ces enfants, ils auraient peut-être hérité de moi la certitude que tout est autrement sans savoir ce qu'on a fait de travers". Et elle pense : "Au carrefour Emil, j’ai pris la mauvaise voie, mais à quel endroit commence ce qui est faux ? C'est ça le tourment qui me fait penser que pour mes enfants c'est mieux comme ça, bien qu'à chaque fois je sois très triste" (G 264).

 

La thèse

Adrienne passe sa thèse, elle n'en dit pas grand-chose. "Ce fut plutôt une blague. J'ai terminé la thèse de doctorat ; c’était si ennuyeux que je l'ai bâclée en une nuit. Emil est allé se coucher, tous sont allés se coucher ; je me suis assise à ma machine à écrire et le matin, à sept heures pile j'avais fini. Puis je l'ai portée à Labhardt. Puis l'examen. Nous étions six" (G 265-266).

 

Le cabinet médical

Adrienne cherche alors un local qui lui servirait de cabinet médical. Elle en trouve un dans la Eisengasse. Elle va commencer aux environs du 15 avril (1931) après des vacances avec Emil ; les enfants étaient invités chez des parents. "De temps en temps j'ai des battements de cœur quand je pense déjà à la pratique... A cause de tout ce que les gens nous racontent. Déjà à l’hôpital ils me racontaient beaucoup de choses. Et maintenant ils vont en déballer encore beaucoup plus... Et pour ça on devrait être soi-même tout à fait en ordre". Si une femme vient dire : J'attends un enfant illégitime ; et une autre : Je ne supporte plus mon mari, "que dois-je faire quand j'ai l'impression que je ne suis pas à la hauteur ?" Réflexion d'Adrienne : "Si je connaissais un bon curé, j'irais un jour le voir pour parler avec lui" (G 266).

 

4. Les années 1931-1933

Dans les débuts de l'exercice de la médecine, Adrienne a surtout des demandes d'avortement. Un au moins tous les jours, parfois plusieurs par jour. "On parle avec tous ces gens, on apprend à les connaître, on voit leurs difficultés autrement qu'en théorie". Il y a des gens qui ne veulent pas parler, il y a ceux qui veulent réfléchir, un certain nombre se décide contre l'avortement. "Il y en a peu avec lesquels on ne réussit pas du tout. Aux autres, on essaie d’expliquer quelque chose du sens de la vie. Que le Bon Dieu nous donne la vie comme un cadeau et qu'il s'attend qu’on gère notre propre vie comme celle de l'enfant attendu comme un cadeau, selon ses vues. Qu'on sait constamment qu'on vit en relation avec lui. Et sans doute m'offre-t-il la vie de l'enfant, mais surtout il offre la vie à l'enfant si bien que je n'ai pas le droit d'en disposer. Lui seul a ce droit ; ce qui m'est confié, c'est de le garder. C'est sa manière à lui de prendre soin de nous ; il nous donne une fonction de providence. Ça semble théorique, mais quand on a devant soi une femme enceinte, on peut le dire d'une manière très simple et très concrète. Et même si certains ne veulent rien savoir de Dieu, on peut parler du respect de la vie, de la vie de l'enfant exactement comme de sa propre vie" (G 269).

 

Conférences

Adrienne donne aussi quelques conférences sur les questions du mariage, sur l'enfant et sa mère, sur l'éducation sexuelle. "Et il y vient des gens qui n'ont jamais entendu parler de ces choses". Chaque fois Adrienne essaie de parler aussi un peu de Dieu. "La plupart du temps, il s'agit d'affaires pratiques. Par exemple, comment puis-je faire l'éducation sexuelle de mon enfant avant qu'il en soit informé dans la rue ? Que peut et doit dire une mère à ses enfants sur les questions sexuelles ?" On l'invite un jour dans un foyer de jeunes filles de seize à dix-huit ans pour leur parler des relations sexuelles et de la maternité. Après la conférence, la directrice de ce foyer informe Adrienne que, parmi ces filles, deux avaient un enfant de leur propre père, deux autres aussi étaient déjà mères : l'une d'un enfant, l'autre de deux. La directrice ne croit pas qu'il y ait parmi ces filles une seule qui n'ait pas encore eu de relations sexuelles (G 270).

 

Vacances

En septembre 1931, "nous sommes partis à Porquerolles avec les Oeri ; ils avaient avec eux leurs six enfants, en plus nous deux, Dieter Berth, deux sœurs de la secrétaire de mon oncle et beaucoup de connaissances. Un tourbillon de gens. Ce qui était beau aussi d'une certaine manière. Parce qu'on a pu avoir quelques bonnes conversations. Un jour j'ai parlé longtemps du Bon Dieu avec Emil. Oeri a une foi très solide ; il a la foi telle qu'elle est présentée dans l’Église protestante. Pas de problèmes. Emil lui dit toujours qu'il devrait en parler un jour avec moi, mais il ne veut pas". A Porquerolles, Adrienne a aussi le temps de réfléchir. (On se dit à part soi : il faut toujours qu'elle réfléchisse!). "Quand à Porquerolles, je réfléchissais à toute ma pratique de la médecine, il me semblait quand même que j'avais essayé de ne pas mener les entretiens au plan humain mais en Dieu. Mais pour pouvoir le faire tout à fait, je devrais être totalement en Dieu et pour que je sois totalement en Dieu il devrait se passer quelque chose. Mais quoi ? J'ai l'impression que de temps en temps dans ma vie le ciel s'est ouvert. Quelque chose de très sûr s'est montré qui venait de Dieu. Mais je n'ai pas la possibilité de rester dedans totalement" (G 270-271).

 

Retour à Bâle

Les consultations et Noël et le montage du train. Et toujours l'impression qu'il "reste pourtant un obscur malentendu entre moi et le Bon Dieu". Si elle doit devenir catholique, elle n'a rien contre cette obligation si c'est la volonté de Dieu (G 273-274).

 

Caslano

Mai 1932. A Caslano. "Tout l'hiver j'ai eu beaucoup de conférences ; les consultations sont peu à peu plus nombreuses : naissances, petites opérations, toutes sortes de maladies". Pendant tout l'été, Adrienne eut beaucoup à faire.

 

Pneumonie

En avril 1933, Adrienne est atteinte d'une double pneumonie ; il ne lui restait plus qu'un petit morceau de poumon pour respirer. Elle ne fait pas confiance à une doctoresse qu'elle connaissait bien et qu'elle a fait venir chez elle, elle fait appel au professeur Ruedi Staehelin qui confirme le diagnostic de la doctoresse. Adrienne demande à Staehelin si elle va s'en sortir ou non. "Lui : Je ne crois pas que vous en sortirez. Si rien de particulier ne se passe, il me donne encore deux jours environ". Il veut lutter contre la maladie, mais il ne croit pas réussir. Arrive Emil ; Staehelin lui dit très nettement que c'est une affaire sérieuse et qu'on ne doit laisser Adrienne seule à aucun moment, surtout pas la nuit. On fait venir une infirmière de nuit. Le soir, cette infirmière dit à Emil devant Adrienne : "Vous pouvez dormir tranquille ; quand ce sera la fin pour madame le Professeur, j'irais vous réveiller". Le lendemain matin, Emil a eu toutes les peines du monde à mettre dehors cette infirmière qu'Adrienne ne voulait plus voir. Au bout de quelques jours, Adrienne revient doucement à la vie. Comme toujours elle réfléchit. "Je pensais que si je pouvais mourir maintenant, je pourrais alors voir de quelle manière Dieu est autrement et alors tout mon tourment serait terminé. Et maintenant va savoir tout ce que l'existence va encore m'offrir. On ne sait jamais ce qui nous attend encore. C’était pour moi parfaitement naturel de mourir. Quand j'étais malade, nous avions du temps l'un pour l'autre, le Bon Dieu et moi. Je ne sais pas si on appelle ça prière. Je veux dire : je pouvais être heureuse avec lui".

 

Adrienne est encore loin d'être rétablie quand elle et son mari partent pour des vacances à Alassio en Italie. Là-bas, tous les gens sont catholiques. Tout près de leur hôtel, il y a une chapelle. "Emil dit qu'il ne sait pas encore quelle confession est la bonne. S'il y en a une d'ailleurs qui est bonne. Mais il sait avec certitude maintenant qu'il y a un Dieu qui nous exauce. Moi : Est-ce que nous irions un jour à la chapelle pour remercier de ce que nous soyons à nouveau ensemble ? Lui : Oui, il veut bien. La première fois, ce fut comme un événement ; ensuite nous y sommes allés chaque jour". Les vacances se prolongent, la santé d'Adrienne s’améliore de jour en jour. "Maintenant nous faisons de grandes promenades et nous visitons toutes les petites villes aux alentours... Nous louons souvent une petite calèche pour toute la journée, avec un cocher qu'on peut amener facilement à bavarder ; il connaît les gens et leurs usages, et il en parle sans arrêt, nous transporte dans cette vie. Je l'écoute volontiers, parce que j'aime les gens". Au retour, un petit séjour à Turin, puis à la Waldau où Adrienne reste encore quelque temps pour se remettre complètement (G 274-283).

 

Adrienne croit fort maintenant qu'elle et son mari deviendront catholiques. "Il connaît un tas de choses que je ne connais pas. S'il devient catholique, cela voudra dire qu'il sait exactement ce qu'il fait. D'une manière historique en quelque sorte. Naturellement, je n'ai aucune idée de tout cela. En tout cas, il est maintenant convaincu que si une confession est vraie, ce doit être elle... Il ne prie pas encore, mais ça vient" (G 284).

 

Retour à Bâle

Il est temps de reprendre les enfants et d'aller voir au cabinet médical. "Maintenant c'est à nouveau le grand train de vie. Nous sommes énormément invités (souvent chez des professeurs, évidemment). Et naturellement ils viennent aussi chez nous. J'aimerais tout autant être seule ou avec Emil. Mais cela peut être aussi très intéressant à l'occasion. Il y a parfois de bonnes conversations. Pour les consultations, la plupart du temps je vois maintenant des 'petites gens'. Et c'est bien. C'est franchement reposant de revoir un jour des gens qui vivent simplement, qui ont des idées" (G 284).

 

L'oncle la la Waldau prend sa retraite, il s'installe à Bâle avec la tante Jeanne. "Mon oncle et Emil s'entendent merveilleusement bien ensemble ; Emil passe un petit moment chez lui presque chaque soir rien que pour le fait qu'il est dur pour mon oncle d'être sans travail. Il corrige aussi des épreuves d'imprimerie pour Emil et il fait aussi d'autres petites choses de ce genre" (G 287).

 

Noël

Comme toujours le célèbre train. L'arbre. "A minuit, j'ai peut-être moins pensé à la messe qu'autrefois, mais davantage à l'enfant qui vient au monde et à sa mère qui est auprès de lui. Et que, pour Dieu le Père et l'Esprit Saint, ce doit avoir été quelque chose de singulier de voir devant eux le Fils éternel devenu un enfant. L'Esprit dit au Père : Tu vois maintenant, j'ai accompli ce que tu m'avais demandé de faire. Le Père est heureux, mais il a aussi des scrupules ; c'est quand même une exigence pour le Fils, toute cette aventure. Et donc de manière indirecte pour lui aussi et pour l'Esprit... Quand je fais des accouchements, c'est quand même toujours la naissance d'un enfant qui portera, avec ses propres traits de caractère, ceux aussi de son père. Et l'Esprit Saint me semble être celui qui a mis en relation le Père et la Mère. Quand des parents se sont mariés avec une foi vivante, c'est l'Esprit Saint qui a conclu le mariage, non ? Le père humain est quelque chose de très curieux : il y a d'un côté cette créature qui attend dans les couloirs en faisant les cent pas, et d'autre part quelque chose de tout différent qui ne peut se déployer que dans l'enfant. Au cours de l'accouchement, souvent il perd quand même un peu contenance, il transmet pour ainsi dire sa contenance à l'enfant ; l'enfant par contre crie avec une merveilleuse détermination. Et ce n'est que lorsque le Père voit cette conscience de son Fils, le Seigneur, qu'il retrouve sa contenance et se voit un peu comme l'auteur de toutes choses. Et pour le Père éternel, la naissance de son Fils dure au fond de Noël à la résurrection, car celle-ci, c'est quand même le moment où on lui met l'enfant dans les bras" (G 284-285).

 

Le pressentiment

Dès 1933 Adrienne a eu comme le pressentiment de la mort prochaine de son mari. "Auparavant déjà, j'étais toujours un peu anxieuse parce qu'il a vingt ans de plus que moi. Il a maintenant quarante-neuf ans... Pendant les vacances (à Caslano), il suffit qu'Emil entreprenne quelque chose avec les garçons, et quand ils rentrent à la maison et que je ne vois d'abord que les garçons et pas encore Emil, je suis saisie d'effroi. Je me dispute aussi terriblement avec Dieu pour cela. Et je lui offre des choses". Elle a l'impression que Dieu veut d'elle une réponse. "Je n'avais pas précisément le sentiment que si je disais oui à Dieu je précipiterais par là la mort d'Emil, mais il y avait quand même quelque chose dans ce sens. Je ne veux pas donner cette réponse et je devrais quand même la donner. Tout d'un coup, dans la courbe d'un viaduc, je me suis dit : maintenant je dois la donner... A cet instant j'ai essayé de dire sans réserve : Que ta volonté soit faite. Alors j'ai trouvé la paix, comme une prière. Et j'ai pu recommencer à parler avec Emil d'une manière naturelle, et à être toute naturelle avec Dieu et avec Emil et avec les enfants. Avant le oui, je pouvais à peine parler de la mort avec Emil ; maintenant c'est très facile, bien que je ne dise rien naturellement de ce qui le concerne. Quelque part j'ai l'impression qu'il m'a été donné une deuxième fois. Mais je sais que cela peut être dans cinq minutes ou dans un an. Ma certitude que ce sera bientôt n'a pas diminué" (G 286-287).

 

Automne 1933

Vacances à la mer en Italie avec Emil. Adrienne est très fatiguée, elle est presque toute la journée allongée au bord de l'eau. "Emil va souvent à Rimini, il étudie quantité de choses dans les églises. Il y a un horrible petit train ; deux fois il est rentré avec un gros retard. Les deux fois, j'ai eu une terrible angoisse. J'ai pensé : maintenant ! Avec Emil, elle a des conversations interminables sur le Bon Dieu et le catholicisme. Maintenant il croit fermement en Dieu. Mais il ne peut pas encore prier. Il a pour Dieu respect et considération. Il pense que l'amour vrai de Dieu ne peut être donné qu'à un catholique. "Il dit : Les hommes ont abîmé énormément de choses dans l’Église. Mais il pense toujours qu'il est possible de revenir à une seule Eglise à partir de toutes ces ramifications et de toutes ces pratiques diverses. A vrai dire, dans l’Église catholique aussi beaucoup de choses sont corrompues, ce n'est pas par hasard que beaucoup ont fait défection. Et parce que ceux qui restent se raidissent sur certaines choses, elle se ruine plus encore. Je ne sais pas à quoi il faisait allusion". A Rimini et à Riccione, Adrienne et Emil sont allés plusieurs fois à l'église, ils font maintenant le signe de croix avec de l'eau bénite en entrant. "Puis nous avons visité Ravenne. Magnifique. Je devais toujours penser à l'authenticité de la foi de ces hommes, comment chaque petite pierre avait été posée dans la foi, dans la prière"(G 287-290).

 

5. La mort d'Emil (12 février 1934)

 

L'accident

"Ce jour-là, j'étais terriblement inquiète. J'ai eu une grande crainte pour l'après-midi. Quand je me suis levée pour aller au cabinet médical, Emil s'est levé aussi, il m'a embrassée pour prendre congé et il a dit qu'il serait heureux quand le soir serait venu : nous serons alors à nouveau ensemble. C'est ce qu'il y a de si beau dans notre vie : on ne cesse d'être à nouveau heureux, on ne fait qu'être heureux. Cela m'a beaucoup émue qu'il m'ait dit cela". Adrienne commence les consultations. Vers deux heurs un quart, elle reçoit un coup de téléphone. "Je dis aussitôt : Emil est mort". On lui répond : "Pour l'amour de Dieu, non, mais il a eu un petit accident et on l'a transporté à l'hôpital Sainte-Claire". Emil était tombé d’un tramway dans une courbe. Adrienne se précipite à l'hôpital. La radiographie montre une fracture du crâne. Le Professeur Merke se montre rassurant : il dit à Adrienne qu'il est rempli d'espoir. Adrienne accompagne son mari dans sa chambre. "Parfois je lui donne la main et je la caresse. Mais on ne voit pas qu'il est conscient". Le soir, Merke conseille à Adrienne de rentrer chez elle : elle aura encore besoin de forces.

 

La mort d'Emil

Le lendemain dimanche, Adrienne est auprès d'Emil dès le matin. "Et entre deux, j'ai été à la chapelle. Je ne supportais pas la pensée que je devais le donner maintenant. Merke ne cessait de me répéter : Vraiment ça ira bien. Il sera deux ou trois jours sans connaissance, mais la conscience n'est pas partie très loin". Pour le dîner, Adrienne est chez son oncle comme toujours le dimanche, mais elle n'a rien pu manger. Retour à l'hôpital. "Merke vient de temps en temps, je ne crois plus rien de ce qu'il me dit. Et à la chapelle : je promets tout à Dieu si seulement il me le laisse. Elle redit sans cesse le Notre Père". Et elle demande aux sœurs qu'elle connaît de l'aider en priant. Le soir elle prend contact avec les enfants qui auraient pu se croire abandonnés : elle passe voir Niggi qui est chez des amis à Bâle et elle téléphone à Noldi à La Chaux-de-Fonds. Elle suggère à Merke d'appeler de Quervain qui arrive à dix heures. Pendant que Merke et de Quervain examinent Emil, Adrienne est restée dehors, elle ne pouvait pas supporter cela. "Quand Merke sortit, il dit que l'affaire s'était de fait aggravée : on doit l'opérer. De Quervain me demande si j'ai le courage de perdre mon mari sur la table d'opération. Sans opération, aucune chance ; avec opération, une chance sur cent. Moi : Alors, il faut l'opérer. Lui : Je pourrais me faire des reproches toute ma vie. Moi : On doit risquer. Lui : C'est aussi mon avis. Ils l'ont donc opéré pendant deux heures et, à une heure, ils vinrent m'annoncer qu'il était mort" (G 290-292).

 

Les funérailles

Adrienne passe la nuit chez sa mère. "Maman ne voulait pas que je sois seule chez moi". Dès sept heures le lendemain, Adrienne est Place de la cathédrale. Les Büchi et Oeri sont là. Il y a un tas de choses à régler. Puis dès la fin de la matinée commencent les visites. Dans l'après-midi une délégation de l'Université, une autre du gouvernement, une autre du Grand Conseil (Emil était député libéral au Grand Conseil depuis 1920). "Je devais rester là pour les recevoir. C'était de plus en plus l'obscurité et l'hébétude. Je pensais : maintenant il faut que je prépare tout pour que l'enterrement soit correct. Et après, il faut aussi que je continue, car je ne pourrai plus rien faire, ni élever les garçons, ni vivre seule, ni non plus prier. C'était horrible de penser à tous les Notre Père que j'avais dits ces derniers jours et qui étaient tous faux. Au fond, j'avais pensé : Que ma volonté soit faite. J'ai pensé sérieusement à me suicider. Mettre tout en ordre et puis m'en aller. Je ne pouvais plus rien y voir. Il n'y avait plus là qu'une seule pensée : m'en aller". Le soir, quand les visites sont finies, Adrienne se met à écrire les adresses pour les faire-part. A neuf heurs moins le quart, la bonne lui annonce encore une visite. "Je fus très étonnée que quelqu'un vienne encore. C'était Merke. Il n'avait pas voulu que je sois seule le soir, il était donc venu un instant. C'était très étrange parce que j'avais pensé m'en aller maintenant, quand j'aurais tout fini. La première chose que j'ai demandée à Merke : Est-ce que vous croyez vraiment en Dieu ? Etes-vous vraiment catholique ? Lui : Oui, je crois en Dieu, la vie tout entière n'aurait aucun sens autrement. Tout ce que nous ferions ou que nous ne ferions pas serait totalement dépourvu de sens. Il commença alors à parler de la mort de son père, et comment sa mère était restée seule, et qu'elle avait aussi deux garçons, et que les deux s'en étaient sortis, et qu'il était convaincu que ce n'était pas seulement dû aux qualités de sa mère mais aussi à l'aide que le Bon Dieu lui avait apportée. J’étais très impressionnée que quelqu'un en chair et en os à côté de moi croie en Dieu. Je ne peux pas dire que ce fut plus clair en moi. Mais quelque chose avait changé. Tout d'abord je ne changeai rien à ma décision précédente. Alors Merke me demanda si j'avais vu Emil. Moi : Non. Lui : Demain matin on ne pourra pas le voir, on pourra le voir dans l'après-midi ; il voulait aussi aller avec moi au Hörnli (le cimetière). Il allait encore m'appeler auparavant. A sept heures. Il dit ensuite d'une manière étrangement insistante : Et vous viendrez au téléphone. Moi : Oui. Lui : Vous et personne d'autre ne répondra. Moi : Oui. Lui : Vous comprenez donc que c'est une promesse que demain matin vous viendrez au téléphone. Moi : Oui. Ce n'est que lorsqu'il fut parti que je compris. J'ai été m’asseoir un moment auprès des enfants qui dormaient. Dans l'obscurité". Le lendemain, il est sept heurs quand Merke téléphone à Adrienne. Ensuite il est allé la chercher. "D'abord pour aller voir Emil. Là, il a prié. Silencieusement, mais on voyait ses lèvres remuer. Je ne pouvais pas prier. Ensuite nous sommes allés chercher une place (au cimetière). Moi : Peu importe où. Lui : Non, on doit faire les choses avec amour. Quelque part, près du petit bois, il y avait une place que Merke trouva convenable. Emil aimait se promener dans la forêt quand il avait un problème, et maintenant il reposerait simplement à la lisière d'un petit bois". Deux jours de suite Merke a laissé tomber ses consultations (G 292-293).

 

"Le lendemain mercredi eut lieu l'enterrement. Ce fut dur. Un cauchemar. A l'église, on m'a placée de telle sorte que j'aie devant moi toute l'assemblée. Ce fut horrible. Ensuite de l'église au cimetière de Hörnli. J'y suis allée en voiture avec Merke et les deux garçons. Merke m'a aussi accompagnée pour l'enterrement. Il a pour ainsi dire tout pris en main".

 

Prier ? "Je ne peux pas prier. Rien. Ce n'est pas une prière si on dit : que ta volonté soit faite, et qu'on pense : que ma volonté soit faite. Ça ne va pas. On pense à Dieu comme dans une obsession, mais on ne trouve pas le chemin qui mène à lui. Et ça a continué comme ça" (G 293-294).

 

Paris

Adrienne est ensuite allée à Paris. Elle voulait être seule. Ce qu'elle fait à Paris ? "J'attends... Dieu peut-être. Je vais presque chaque matin à la messe et, la plupart du temps, je reste à l'église toute la matinée. Je ne peux pas prier... J'attends. Comme dans une salle d'attente. Et quand le temps est passé, je pars. De temps en temps je reste à genoux pendant des heures. Je vais toujours à Notre-Dame le matin. L'après-midi dans une autre église. A l'occasion je me promène un peu ça et là, je contemple quelque chose dans une église. L'après-midi, je vais parfois aussi à Villejuif, à l'Institut du cancer. Et je suis allée dans différents hôpitaux et j’ai vu Lenormant opérer. A l'occasion aussi le soir, au théâtre. On est aussi bien là qu'ailleurs. Paris était vide. Et l'espérance sans visage. Six semaines. Pendant des heures je me suis promenée le long de la Seine, j'ai regardé les gens et les magasins, dans l’atmosphère des premiers jours du printemps. Plus aucun ressort pour vouloir quelque chose. Quand il y avait de belles journées, assise pendant des heures dans un café, dehors. Rien ne m'attire à Bâle à part les garçons mais, pour le moment, les deux sont en bonnes mains" (G 294-296).

 

Retour à Bâle.

Elle se demande si elle ne doit pas devenir chirurgien. Elle pourrait se permettre d'abandonner un temps les consultations et suivre une formation pendant quelques années. "Mais à cause des enfants, c'est un gros problème". Elle décide de ne rien décider. Pour le moment, elle reprend les consultations (G 295-296). Incidemment, on apprend plus tard qu'Adrienne a une voiture depuis l'automne 34, sa "chère rosemarie" (G 305).

 

6. Werner Kaegi

 

Durant l'été apparaissent Werner Kaegi et en outre le docteur Boner, l'instituteur privé des garçons. Werner Kaegi (1901-1979) succédera à Emil Dürr comme professeur d'histoire à l'Université de Bâle ; tout comme Boner, il avait passé son doctorat avec Dürr. Huit jours avant la mort d'Emil, à la dernière session de la Faculté, Werner avait été présenté comme chargé de cours. Et Emil avait demandé à Adrienne de prendre soin de lui. Après les cours aux garçons, Boner "pensait toujours devoir rester une demi-heure" pour parler avec Adrienne. Werner assura plus tard à Adrienne que Borner aussi était épris d'elle. De son côté, Adrienne trouvait Boner beaucoup trop jeune, "et il n'a jamais rien dit". Werner aida à ranger la bibliothèque d'Emil, il venait pour cela à peu près chaque semaine, et souvent aussi il restait pour le souper. Au bout de quelque temps, il demandait toujours : "Puis-je revenir demain ?" Au fond, Adrienne aime bien qu'il soit chez elle. "J'ai passé des soirées sympathiques avec lui, nous avons parlé de mille choses et, curieusement, il croit en Dieu absolument, foncièrement. Et moi, depuis la mort d'Emil, je ne sais plus bien si je crois en Dieu. Je ne peux plus dire le Notre Père, tout est si creux, et je prie mal autre chose. Cela me touche qu'il croie en Dieu bien que du reste il n'ait aucune confession. Il va sans doute à l'église protestante, mais d'après sa nature il n'y est pas. Il parle beaucoup de Dieu, je ne peux lui répondre que peu de choses parce que je ne sais plus... Et tout est si pénible". Werner a offert un jour à Adrienne Le vrai visage du catholicisme de Karl Adam (G 296-297. 301).

 

"J'avais l'impression, d'une manière tout à fait impersonnelle, qu'il avait besoin de quelqu'un, d'une femme. Et il veut le bien, mais il est si peu sûr dans la vie. L'idée ne m'est pas venue qu'il aurait besoin de moi comme femme. Je me suis vue plutôt comme protectrice, parce que cela fait déjà sept ans maintenant que je suis en relation avec l'Université et que je connais les gens et aussi les ficelles". Un soir de plus où Werner était allé souper chez Adrienne, les enfants étaient là aussi. "Il fut très gentil avec eux. Puis les enfants sont partis avec la bonne, nous nous sommes encore entretenus un moment". Tout d'un coup il a embrassé Adrienne. Elle fut si étonnée qu'elle n'a pas du tout réagi : ni baiser, ni gifle. "Je crois qu'il s'était représenté ce baiser comme l'introduction à une affaire plus difficile". Il s'est alors expliqué.

 

Jusqu'à ce soir-là, Adrienne n'avait jamais pensé à Werner comme à un mari possible. Ensuite ils se sont fiancés (10 septembre 1934). Adrienne estime qu'elle a "toujours besoin de beaucoup de temps quand il y a de tels changements. Elle n'avait jamais pensé à se remarier. "Je voyais ma tâche auprès des enfants et au cabinet médical. Je portais toujours en moi la question de la chirurgie. Et comme j’étais beaucoup invitée et que je recevais beaucoup de visites, je pensais qu'il y avait encore des possibilités d'agir. Peut-être n'ai-je pas suffisamment pensé au fait que depuis la mort d'Emil je me trouvais dans une solitude terrible parce que je ne pouvais pas prier. Naturellement, je ne me suis pas mariée à cause de la solitude, certainement pas. Il avait besoin d'une femme. Et s'il m'aime, pourquoi ne devrait-il pas m'avoir ? Et puis il y a les enfants qui sont là et il les aime bien" (G 296-299).

 

L'Italie

Adrienne part en vacances en Italie, à Sorrente, avec Niggi ; Noldi, lui, est invité à Paris par son oncle pour les vacances d'automne. (On apprend par hasard qu'en 1929-1930 Niggi avait 9 ans, il est donc né aux environs de 1920 ; Noldi, le frère aîné doit avoir un an ou deux de plus que Niggi). "Sorrente. Sans doute le lieu le plus beau où je suis jamais allée. Encore une fois je suis à la mer... La plupart du temps, on descend le matin pour se baigner et prendre un bain de soleil, et on revient pour le dîner... On a du temps. Niggi va pêcher avec les pêcheurs dès cinq heures du matin. Il revient me retrouver à neuf heures et nous descendons ensemble". De là, elle écrit beaucoup à Werner. "Et d'une certaine manière, je suis très heureuse rien que de penser à lui et à ma tâche. Je lui ai écrit une longue lettre sur les enfants ; je lui disais : Télégraphie-moi tout de suite pour me dire si réellement tu peux être le père de ces enfants" (G299-300).

 

Adrienne est partie ensuite pour Rome. "A Saint-Pierre j'ai d'abord découvert la pietà. Tout d'abord elle fut tout. Et longtemps après seulement Saint-Pierre. Elle a tout donné... Et néanmoins cela continue. Ce serait follement bon de pouvoir un jour prier à nouveau. Et puis ces quantités de gens qui viennent à l'église et même si, souvent, ils ne prient qu'avec les lèvres, leur intention est quand même bonne. Et j'en suis exclue parce que je ne peux plus prier du tout. Je ne peux que penser à Dieu" . Elle meurt du désir de prier, mais elle ne peut quand même pas mentir au Bon Dieu... "Si seulement je pouvais recommencer à prier ! J'aimerais terriblement recommencer à prier. Un jour, j'ai eu une conversation avec le pasteur Moppert, il m'a conseillé de dire d'autres choses que le Notre Père. Je l'ai fait un peu, mais avec une affreuse mauvaise conscience. Il y a comme un vide, une absence de Dieu, presque comme si Dieu n'existait pas" (G 300-301).

 

La vie quotidienne

Les mois s'écoulent, et les rencontres et les visites et le travail et les vacances. "Le père de Werner est pasteur protestant, un homme très droit". Au printemps 1935, Adrienne passe dix jours chez les parents de Werner. "Ce fut charmant. Je me suis fort attachée à ses parents. Une sorte de noblesse paysanne, terriblement agréable et correcte".

 

Vacances à Caslano avec les garçons, puis à Venise et à Riccione. En automne avec les garçons à Céligny près de Coppet pour deux semaines. Plus tard en Angleterre avec deux amies : le docteur Nüscheler et sa sœur. "Le dimanche, à l'abbaye de Westminster ; j'ai trouvé cela merveilleusement beau". Adrienne dit à son amie : "Vous savez, je préfère quand même quelque chose de tout à fait catholique plutôt que cette chose entre deux". Dans cette église, Adrienne a su à nouveau tout d'un coup qu'elle devait devenir catholique.

 

Notre-Dame à Paris

Au retour, Adrienne et ses amies passent quelques jours à Paris. Adrienne retourne à Notre-Dame. "La première fois où j'y suis retournée, j'ai dû pleurer dans un coin. Et j'avais l'impression que maintenant ça avançait en quelque sorte... J'attends encore toujours, mais au moins je sais à nouveau que Dieu est présent ici. Et la lampe du Saint-Sacrement est toujours la même. Autrefois je pensais : ici je dois attendre et attendre. Et cette fois-ci, c'est le Bon Dieu qui m'attend". Elle est persuadée qu'il n'y a qu'une vérité. "Et je pense qu'elle se trouve dans le catholicisme. Mais pas dans les personnes qui sont catholiques, mais dans la foi, en Dieu.". Il y a tout ce qui pullule à Notre-Dame : des prélats et des princes de l’Église, "et je ne sais quoi encore". "On a l'impression qu'ils possèdent la vérité mais qu'ils ne lui laissent pas de place dans leur vie. Mais Dieu pourtant est là... J'ai pleuré à Notre-Dame. Parce qu'il y a vraiment la possibilité que Dieu soit là. C'est comme s'il rayonnait à partir de l'autel. Je ne peux pas indiquer un point. Je sais seulement qu'il remplit toute l’Église. C'est presque comme si on avait entièrement rempli d'air ses poumons. Et on a alors quelque chose qu'on peut transmettre. C'est le Père surtout qui me dit quelque chose. J'ai l'impression qu'il attend. Et il décidera. Et si ce n'est pas effronté : je dois pour ainsi dire m'expliquer avec lui. Me laisser cueillir par lui. Et j'imagine qu'ensuite le Père me fera le don de son Fils". Comment exprimer sa prière alors ? "Adorer plus que prier. Comme si on regardait une lumière et qu'on se laissait remplir par elle. Et la lumière est beaucoup plus forte que mon obscurité. Si on laisse la lumière nous inonder, on ne peut pas dire après : cette obscurité-là, c'est moi ; car tout est dans la lumière et on est soi-même emporté. Quand on adore, on ne peut pas en même temps penser à soi. L'essentiel seulement, c'est que Dieu existe". Mais reste le problème du Notre Père qu'elle ne peut plus dire. "Je devrais savoir ce qu'il en est du Notre Père parce que quand on se laisse remplir par la lumière, c'est seulement un travail de la lumière. Et alors on devrait quand même pouvoir dire le Notre Père" (G 301-305).


 

VIII. Madame Kaegi – von Speyr (1936-1940)


 

1. Mariage (Février 1936)

 

Pour se remarier Adrienne a voulu attendre que deux ans se soient écoulés depuis la mort d’Emil. La question pour elle est de savoir si les caractères peuvent se supporter. « Il est certain que Werner est souvent malheureux. Il a ses écorchures, surtout quand il est seul… Mais on garde simplement sa décision ». Le 28 février 1936, mariage civil. « Mon oncle et Oeri sont les témoins ». Le 29, mariage religieux en l’église Sainte-Marguerite. « A deux heures, nous fûmes mariés par le beau-père qui se donne beaucoup de mal pour faire une bonne allocution ». Pendant le repas qui suivit, il y eut un tas de discours. « Le beau-père en tint un sympathique sur l’épouse, mon oncle parla pour la dernière fois en public pour souhaiter à Werner la bienvenue dans la famille. Les garçons avaient préparé des couplets humoristiques super » (G 305). Le P. Balthasar note que le mariage ne fut pas consommé, si bien qu’Adrienne pourra faire plus tard le vœu de virginité (I 24-25).

 

Puis ce fut le voyage de noces en Espagne. « Tout le voyage fut bon et joyeux. Avec Werner, des conversations sympathiques. Du catholicisme, on en a vu si peu que pas… Les chauffeurs de taxi qui nous montraient les églises nous disaient toujours : il y a sans doute encore des églises en Espagne, mais ce sont des musées. Plus personne ne croit à ce bazar. Il n’y avait personne dans les églises ». Dix jours plus tard, la guerre civile éclatait en Espagne (G 306-307).

 

2. Automne 1936

Vacances à Rome et Sorrente. « Quand j’ai vu Saint-Pierre le premier matin, je me suis demandé s’il était possible que la vérité fût là. J’ai marché en ville, j’ai rencontré des religieuses et j’ai pensé que c’était possible. Mais ensuite, dans les églises, j’en suis quand même revenue. Je voyais surtout le clergé et moins les fidèles et les laïcs. Les prêtres s’affairaient, mais ils n’étaient pas avec Dieu ». La conversation avec le pasteur Moppert continuait à faire ses effets : il lui avait conseillé d’éviter le Notre Père. « Je craignais de le dire pare que je ne voulais pas être fausse. Mais justement il n’y a pas moyen de remplacer le Notre Père et aucune prière ne voulait sonner juste. J’ai pensé que je n’avais pas confiance en Dieu si je ne pouvais pas dire la prière de son Fils. Je me construis ma propre religion, qui n’a de valeur que pour moi et c’est pourquoi d’emblée elle doit être fausse ». Les garçons ont fait une partie du voyage tout seuls. « Durant ces vacances, j’ai beaucoup pensé à Dieu, les hommes pouvaient très bien s’oublier. La grandeur de Dieu me semble tellement moins méconnaissable que dans un quotidien fort chargé. On voit qu’il est le point de repos… Il y avait sans doute des instants de très grande plénitude, on se trouvait devant une porte qui était tout près, tout près de s’ouvrir. Et pourtant la porte ne s’ouvrait pas » (G 307-308).

 

Un jour à Bâle, Adrienne « fait un effort sur elle-même » et elle décide de parler avec un prêtre (qui deviendrait un jour évêque de Bâle). « Je lui ai téléphoné, il fut très courtois, mais j’ai eu l’impression que ce n’était pas l’homme avec qui je pourrais avancer. C’était durant l’automne 1936. J’ai donc pensé que ce n’était pas le chemin ».

 

« Au cabinet médical, les histoires de ménage m’ont donné de plus en plus de souci ; mon irritation contre le protestantisme s’est accrue quand j’ai vu la facilité avec laquelle il permettait les divorces, si bien que le même pasteur marie à nouveau la même personne à peu d’intervalle… J’avais l’impression que la foi de l’Église catholique constituait un rempart plus solide que le protestantisme contre toutes sortes d’immoralité » (G 308).

 

3. Les années 1937-1938

« A l’automne 1937, nous sommes allés à Porquerolles, au printemps 38 à Braunwald et en automne à Montana et Riccione. En 38, ce fut l’affaire de la Tchécoslovaquie. Je n’en pouvais presque plus : la situation du monde, la religion, tout était confus, moi-même qui ne me décidais pas clairement, ça ne pouvait pas continuer comme ça. Je ne savais pas de manière sûre que la décision que je devais prendre s’appelait le catholicisme. Mais je voulais savoir ce que Dieu voulait exactement de moi  » (G 309).

 

« Puis vint la mort de mon beau-père, à la fin du printemps 38 ; j’ai été auprès de lui pour ses derniers jours avec une étrange impression : ici meurt le pasteur d’une paroisse, celle-ci se tient respectueusement à distance, elle le laisse mourir seul : il n’y a pas d ‘Église qui l’accompagne. Je n’avais encore jamais ressenti aussi fort qu’à ce moment-là que les protestants n’ont pas d’Eglise. Le nouveau pasteur, qui était là depuis quelques années, se comportait de manière très sympathique vis-à-vis de mon beau-père, mais il n’avait pas de rapport avec la mort. En pensant à ma propre mort, ça m’a plongée dans une espèce de panique. Aucune continuité n’est établie entre la vie terrestre et Dieu. On ne voit pas la fécondité de la vie qui est rassemblée et qui est apportée à Dieu. Cette atmosphère de panique m’est restée d’une certaine manière jusqu’en mai 1940″ (G309).

 

« En automne 38 nous étions à Montana ; puis il y a eu Munich et nous sommes rentrés à Bâle ; j’ai cru être mobilisée, puis vint le soulagement : pas de guerre encore cette fois-ci. Mais vis-à-vis de Dieu je me demandais : est-ce encore une fois un délai pour que je puisse m’occuper de lui plus sérieusement ? Ou bien suis-je déjà si embourbée qu’il n’existe plus de chemin vers Dieu ? Que puis-je entreprendre ? Est-ce que Dieu interviendra un jour dans ma vie ? C’est un tourment continuel » (G 309).

 

Maintenant c’est à partir de ses consultations qu’Adrienne voit combien la confession est nécessaire. « Non plus tellement : je devrais absolument me confesser maintenant, tout de suite. Mais : je devrais absolument connaître la confession pour pouvoir aider. Parce que je ne la connais pas, je ne peux pas transmettre la lumière. Je devrais pouvoir montrer à mes patients la lumière de Dieu et, pour cela, je n’ai pas moi-même la lumière » (G 310).

 

4. L’année 1939

Durant l’été 39, à Zinal… Adrienne est souvent tourmentée à cause du Bon Dieu parce qu’elle ne sait jamais si elle doit entreprendre quelque chose pour arracher une décision ou si elle doit simplement attendre. « Il y a des moments où je pense que je dois devenir catholique, ou du moins que je dois apprendre à connaître le catholicisme afin que je voie clairement si c’est ça ou non… Je ne connais personne avec qui je pourrais en parler. Quand j’en glisse un mot à Merke, il répond : Ah ! Ça vous intéresse ? Mais il ne me dit rien… Je voudrais arriver à la vérité. Et faire ce que Dieu veut. Et ne mettre nulle part de blocage. Je voudrais être de ceux qui peuvent être dans la véritable Église du Seigneur. Et je voudrais être de ceux qui obéissent au Seigneur comme il a obéi au Père… pour ainsi dire. Et je voudrais que rien de personnel ne m’empêche de prendre la décision que Dieu attend de moi. Au cas où je devrais devenir catholique, je voudrais ne m’en laisser empêcher par aucun motif de famille, de bienséance. Mais est-ce que tout cela veut dire que je voudrais devenir catholique, je ne le sais pas ». Elle voudrait pouvoir dire sincèrement : Que ta volonté soit faite. « J’ai toujours l’impression que tout dépend de cela… S’il veut absolument que nous fassions sa volonté, il se fera connaître aussi de nous d’une manière différente et nouvelle. Mais tout cela est un terrible tourment que je porte en moi d’année en année ; je voudrais souvent l’oublier, mais justement il en devient ainsi plus lancinant encore. Chercher à oublier ou essayer de tirer les choses au clair ne fait qu’agrandir la plaie ».

 

Il y a deux ans, Adrienne a assisté à une ordination épiscopale. Cela lui a fait « une impression monstre ». « On avait le sentiment qu’ici se trouvait la tradition la plus ancienne, et même si bien de aspects extérieurs de la cérémonie n’étaient pas de mon goût, le cœur était absolument juste ; ici le Seigneur est mis en relation avec l’humanité et on voudrait participer à cette unité. Et d’autre part quand on veut si fort y participer, on a toujours peur que ce qui est personnel puisse être prédominant. On devrait pouvoir s’effacer totalement pour qu’il n’y ait plus que Dieu en nous et qu’il rayonne par nous. Je ne voudrais pas être conduite par quelque réflexion subjective sur un chemin qui objectivement ne serait pas le chemin de Dieu. Je voudrais que toute ma subjectivité provienne foncièrement de l’objectivité de Dieu » (G 310-312).

 

5. L’année 1940

En avril 1940, Adrienne a été hospitalisée six semaines à l’hôpital Sainte-Claire « pour une affaire assez méchante au cœur ». Elle a l’impression en partie « que les religieuses qui sont là sont absolument heureuses, ouvertes, dans la vérité… Habituellement le prêtre vient chaque semaine voir le malade. Je l’ai attendu impatiemment. J’ai espéré que j’aurais le temps de parler avec lui. Il me donnerait une initiation, et je pourrais ensuite envisager les choses. Mais personne n’est venu. Après coup, j’ai appris que Gigon lui avait interdit de me rendre visite parce qu’il avait peur que je devienne catholique… Quand je suis arrivée à l’hôpital, j’ai dit au bureau qu’on ne devait pas m’inscrire comme protestante, en tout cas pas sur la liste de ceux à qui le pasteur protestant rend visite. Et comme Gigon a dit la même chose au prêtre catholique, je suis restée sans visite. (Elle attend toujours). J’ai l’impression que cette attente devient peu à peu mon sort. Je ne pourrai pas attendre éternellement, toute ma vie » (G312).

 

Le temps d’attente qui semblait infiniment long prit fin pour Adrienne durant l’été 1940 quand elle reçut du P. Balthasar un enseignement pour convertis. Dans sa postface à Geheimnis der Jugend (Mystère de la jeunesse), le P. Balthasar raconte : « Ce fut un enseignement dont le déroulement fut très étrange : j’avais constamment l’impression qu’il suffisait d’esquisser légèrement la plupart des choses et aussitôt s’ouvrait, comme par un ressort intérieur, une compréhension pleine et même débordante ; on ouvre une porte et on ne soupçonne pas que c’est une écluse derrière laquelle s’étaient accumulées d’énormes masses d’eau qui se déversent alors ».

 

« La première rencontre, place de la cathédrale, fut peu heureuse, la conversation languissante. Adrienne commença à parler des avortements à l’hôpital des femmes : je n’avais pas grand-chose à en dire. Quelques semaines plus tard, je lui ai un jour téléphoné et je fus invité le soir même. La conversation tourna autour de Claudel et de Péguy que j’étais occupé à traduire. Adrienne prit son courage à deux mains et me dit : Je ne sais pas si je ne devrais pas devenir catholique. Je fus peu intéressé à la chose, mais je lui ai donné des indications pour la prière. Nous avons parlé aussi du Notre Père et de ‘Que ta volonté soit faite’ ; quand je lui eus dit qu’elle devait dire ces mots dans la foi et la confiance, comme un enfant, sans réfléchir à ses réticences éventuelles, toute résistance disparut aussitôt. Les mois qui suivirent, jusqu’à sa conversion le 1er novembre, furent un unique flux de prière, souvent si envoûtant qu’Adrienne était à peine capable de sortir dans la rue ».

 

« Après trois ou quatre conversations, elle fut totalement sûre de son affaire. Je lui donnai de la matière pour sa méditation ; il apparut que jusque-là elle ne fréquentait guère la Bible ; à l’époque où elle était étudiante, elle avait lu une fois tout le Nouveau Testament et des morceaux choisis de l’Ancien ; pas plus, c’était comme un domaine réservé. Un jour, je lui ai demandé de réfléchir aux péchés de sa vie passée, ce qui correspond à la première semaine des Exercices. Elle me dit plus tard qu’elle était restée assise pendant deux heures, extrêmement perplexe, et qu’elle avait essayé de trouver quelque chose. Pour chaque péché possible, elle avait pensé : oui, je pourrais aussi l’avoir commis, qui sait ?… Nulle part elle ne put déterminer les clairs contours de péchés commis et, en même temps, elle ne pouvait se distancer d’aucun péché (justement pour cela sans doute) ».

 

Pour les vacances, Adrienne va à Gunten et à Wengernalp, le P. Balthasar à Gletsch. Après les vacances, elle annonça au P. Balthasar « qu’elle était toute prête ; je fixai la date du 1er novembre ; cela lui sembla infiniment loin. A la même époque fut préparée la conversion d’Albert Béguin. Je voulais aller le voir pour des questions concernant Claudel. Il fut baptisé deux semaines après Adrienne, le 15 novembre. Adrienne fut sa marraine » (G 314-315 ; A 24-25).

(NdT. Albert Béguin est originaire de La Chaux-de-Fonds comme Adrienne. De 1937 à 1946, il occupa la chaire de littérature française à l’Université de Bâle. A la mort d’Emmanuel Mounier, en 1950, il assuma jusqu’à sa mort la direction de la revue « Esprit »).


 

Pour un bilan de ces trente-huit années de « Préparations »

 

1. La personnalité d’Adrienne : qui va s’y essayer ?

2. La recherche de Dieu.

Quelle est son idée de Dieu, son image de Dieu ? Qui est Dieu pour elle, de son enfance à ses 38 ans ? Pourquoi une si longue attente ? Elle est à la recherche de Dieu et elle est déjà avec lui, guidée par lui sans le savoir. Ce qu’elle-même vit pendant toutes ces années comme une ignorance de Dieu est, pour le lecteur, rempli de sa présence.

 

En 1940, par le hasard de Dieu, elle rencontre Hans Urs von Balthasar qui était aumônier d’étudiants à Bâle depuis le début de l’année et qui allait devenir l’un des plus grands théologiens catholiques du XXe siècle. Auparavant, elle avait eu des contacts avec quelques prêtres : l’aumônier de l’hôpital, un curé de Bâle (au téléphone), contacts qui l’avaient toujours déçue.

 

1940 : Adrienne a 38 ans. Les bases, les fondements sont là. Enfance, années de lycée, années de maladie, baccalauréat après avoir rattrapé à toute vitesse le temps perdu du fait de ses années de maladie, études de médecine, mariage avec Emil, exercice de sa profession de médecin, mort d’Emil et désespoir, mariage avec Werner. Trente-huit ans de rencontres et d’expériences les plus diverses. 1940 : dénouement et ouverture sur autre chose, une autre vie va commencer.

 

On pourra un jour entreprendre une édition et une étude synoptiques des deux autobiographies d’Adrienne de 1902 à 1926.


 

TABLEAU CHRONOLOGIQUE (G 317-318)

 

1902 20 septembre. Naissance à La Chaux-de-Fonds, Place de l’Hôtel de ville

1908 Automne. Commencement de l’école maternelle chez Mlle Robert, rue de la Promenade

1908 Noël. Rencontre de saint Ignace

1910 Printemps. École primaire (collège de la Promenade)

1914 Printemps. Lycée

1916 Printemps. École supérieure des jeunes filles

1917 Printemps. Lycée

Novembre. Vision de la Mère de Dieu

1918 9 février. Mort du père, surcharge de travaux ménagers, tuberculose

1er juillet – 1er octobre. Sanatorium de Langenbruck

Octobre. Séjour à Leysin (jusqu’au début de juillet 1920)

1920 1er octobre – Mi-décembre. Saint-Loup. Commencement d’un cours de soins infirmiers

1921 Août. La Waldau, près de Berne

15 août. Entrée à l’école supérieure de jeunes filles de Bâle

1923 Printemps. Baccalauréat, début des études de médecine

1924 Été. Le tour en vélo

Automne. 1er examen de propédeutique. La jambe cassée

1925 Septembre-octobre. 2e examen de propédeutique

1926 Vacances d’été et semestre d’hiver. Sous-assistante en chirurgie et médecine à l’hôpital fédéral

1927 Juin. Hôpital pour enfants

Juillet. Vacances à San Bernardino

Septembre. Mariage avec Emil Dürr

1928 Automne. Examen d’État

1929-1930. Hôpital des femmes, Heiligenschwendi, Thoune, Les Diablerets

1931 15 avril. Ouverture du cabinet médical, 5 Eisengasse, Bâle

1933 Avril. Pneumonie

1934 12 février. Mort d’Emil

1936 29 février. Mariage avec Werner Kaegi

1940 Avril. Rencontre de Hans Urs von Balthasar

1er novembre. Entrée dans l’Eglise catholique


 

TABLE DES MATIÈRES DE LA PREMIÈRE PARTIE : LES PRÉPARATIONS (1902-1940)

 

I. L’enfance (1902-1913)

1. La famille d’Adrienne

2. Les enfants

3. Monsieur von Speyr

4. La grand-mère

5. L’ange

6. La rencontre avec saint Ignace

7. L’école primaire

8. L’école du dimanche

9. La Waldau

10. Les deux dernières années d’école primaire

11. L’opération à Bâle

Pour un bilan de cette enfance

 

II. Les années de lycée (1914-1918)

1. La première année

2. Une randonnée dans les Alpes

3. Retour au lycée après les vacances

4. La deuxième année de lycée. Le pasteur Junod

5. L’école supérieure des jeunes filles. Madeleine (1916)

6. Retour au lycée (printemps 1917)

7. La vision de Marie (novembre 1917)

8. La mort de monsieur von Speyr (9 février 1918)

Pour un bilan des années de lycée

 

III. Entre les mains des médecins (1918-1921)

1. Les débuts de la maladie

2. Leysin (octobre 1918- juillet 1920)

3. Un congé dans la plaine (1919)

4. Le retour à Leysin (1919)

5. Saint-Loup (du 1er octobre à la mi-décembre 1920)

6. La Waldau (mi-décembre 1920 – 15 août 1921)

Pour un bilan de ces trois années entre les mains des médecins

 

IV. Bâle. L’école supérieure de jeunes filles (août 1921 – avril 1923)

1. Bâle

2. L’école

3. Le pont de chemin de fer

4. La vie mondaine

5. La philosophie

6. Vacances à la Waldau

7. Grand-mère à vingt ans

8. Bethli

9. Le vieux coucou

10. Toujours la question de Dieu

11. La musique et le chant

12. L’église du Saint-Esprit

13. Noël

14. La musique à longs traits

15. Le baccalauréat (printemps 1923)

16. Les trois filles

17. La vieille femme

18. Le journal brûlé

19. Mariastein

Pour un bilan des deux années à l’école supérieure de jeunes filles

 

V. Etudiante en médecine (été 1923 – 1927)

1. Premier semestre (De Pâques à octobre 1923)

2. Deuxième semestre (Hiver 1923-1924)

3. Troisième semestre (Été 1924)

4. Quatrième semestre (Hiver 1924-1925)

5. Cinquième semestre (Été 1925)

6. Sixième semestre (Hiver 1925-1926).

7. Septième semestre (Été 1926)

8. Huitième semestre (Hiver 1926-1927)

9. Neuvième semestre (Été 1927)

Pour un bilan de ces années de médecine

 

VI. Mariage (juillet – septembre 1927)

1. San Bernardino

2. L’hôtel

3. Le Moltone

4. Une soirée dansante

5. Emil Dürr

6. La Waldau

7. Visite d’Emil Dürr à la Waldau

8. Fiançailles

9. Mariage

10. Voyage de noces

 

VII. Madame Dürr – von Speyr (1927-1936)

1. Dixième semestre des études de médecine (Hiver 1927-1928)

2. Vacances d’été et examen final en octobre-novembre 1928

3. Les années 1929-1931

4. Les années 1931-1933

5. La mort d’Emil (12 février 1934)

6. Werner Kaegi (1934-1936)

 

VIII. Madame Kaegi – von Speyr (1936-1940)

1. Mariage (février 1936)

2. Automne 1936

3. Les années 1937-1938

4. L’année 1939

5. L’année 1940

 

Pour un bilan de ces trente-huit années de « Préparations »


 

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DEUXIÈME PARTIE . LA MISSION (1940-1967)


 

« Aussitôt après sa conversion, c’est une véritable cataracte de grâces mystiques qui commence à déferler sur Adrienne von Speyr, et, dans cette tempête, apparemment livrée au hasard, elle se sent projetée dans toutes les directions à la fois : ravie en Dieu, loin de toute prière vocale et de toute méditation organisée, elle part soudain vers de nouvelles découvertes, vers un nouvel amour, face à de nouvelles décisions ». Ces lignes de Hans Urs von Balthasar (Adrienne von Speyr et sa mission théologique, p. 26) nous introduisent à son « Journal » (trois volumes et quelque 1300 pages, publiés avec l’autorisation du Saint-Siège).

 

« Le principal réside dans le surnaturel; les récits concernant les événements terrestres (exercice de la médecine, visites, nombre de difficultés avec des personnes, vacances occasionnelles) ne sont notés que pour montrer le bon sens vigoureux avec lequel Adrienne savait affronter le quotidien. Mais intérieurement elle est ballottée entre de longs temps d’abandon de Dieu (et cela jusqu’à la mort difficile qu’elle avait demandée elle-même, par laquelle elle voulait expier au profit du royaume de Dieu et pour certaines personnes) et une existence dans le ciel, parmi les saints, surtout Marie, avec lesquels elle a des rapports d’une familiarité presque inconcevable. Dans les expériences d’abandon, lui est retiré le sens de ces états; quand elle émerge du “trou” (comme elle l’appelle) et qu’elle en comprend la fécondité, elle demande souvent à Dieu de pouvoir y retourner de nouveau. Tous les événements et les états décrits dans ce journal sont remplis à ras bords d’un contenu théologique et spirituel » (Jaquette des trois tomes du « Journal »).

 

Le tome 1 du « Journal » va du 1er novembre 1940 au 30 avril 1944 ; le tome 2, de mai 1944 à Noël 1948 ; le tome 3 du 20 janvier 1949 au 17 septembre 1967.

 

Le tome premier du « Journal » porte comme sous-titre : « Exercices préparatoires » (« Einübungen »). (Encore une préparation après trente-huit ans de préparations !) Le deuxième tome du « Journal » porte comme sous-titre : « Le temps des grandes dictées » ; le tome troisième : « Les dernières années ».

 

Il serait intéressant et utile de parcourir ici les préfaces du P. Balthasar pour chacun des tomes du « Journal ». Cela pourra se faire un jour. Pour le moment – pour ne pas allonger cette introduction – entrer simplement dans le »Journal » ; y entrer, c’est s’approcher de la cataracte, c’est s’approcher d’un buisson ardent.


 

1940-1941

 

Pour la période qui va du 1er novembre 1940 au 31 décembre 1941, le « Journal » du P. Balthasar couvre 155 pages (Erde und Himmel I, p. 11-166) N’en est retenu ici que l’essentiel. Pour ces quatorze premiers mois d’Adrienne dans le catholicisme, nous suivrons le P. Balthasar pas à pas.

 

1er novembre 1940 – Le jour de son baptême, le 1er novembre 1940, à la consécration de la messe, Adrienne a pour la première fois un fort sentiment de la présence du Christ. La communion – la première de sa vie – est belle, mais elle ne laisse encore presque rien pressentir de ce que les suivantes devaient lui apprendre.

 

Après quelques jours où elle communie, la prière active cesse après la communion. Selon ses expressions, elle est « liée » et « conduite » dans la prière. Elle est incapable de formuler des mots, elle est plutôt introduite dans une présence et elle s’y livre. Cela continuera ainsi.

 

Marie – Elle ne peut pas encore avoir de relations avec la Mère de Dieu et les saints. Il lui manque l’accès au monde de Marie et des saints en général. Elle demande au P. Balthasar ce qu’elle doit faire. Le Père Balthasar la renvoie à la prière. Le soir, alors qu’elle est au lit, elle a pour la première fois le sentiment d’une présence dans sa chambre à coucher. Elle sait immédiatement aussi que c’est la présence de Marie. Plus tard, elle a souvent dit au P. Balthasar être étonnée que des saints qu’elle ne connaît pas peuvent se faire connaître sans un mot d’explication. Elle voit Marie aussi, mais sans qu’elle puisse plus tard en donner une description précise. Elle n’est pas effrayée par cette apparition. Elle explique que les apparitions ont toujours une manière étrangement naturelle de s’intégrer dans le cadre du quotidien, si bien qu’on les reçoit comme quelque chose qui va presque de soi malgré un profond étonnement. Marie portait une sorte de tablier avec une bordure de franges. Elle tend ce tablier à Adrienne et elle lui demande si elle veut l’aider à tresser les franges par trois. Adrienne répond qu’elle n’en est pas capable, elle n’a jamais essayé. Alors Marie : elle pourra bien le faire, elle n’a qu’à essayer. Adrienne essaie et réussit. Le lendemain matin, pour s’assurer que tout cela n’était pas un rêve, elle essaie à nouveau à un vêtement et elle y réussit, bien qu’auparavant elle n’ait pas pu le faire.

 

C’est huit jours plus tard qu’Adrienne raconte cette histoire au P. Balthasar. Il lui est très dur d’en parler. Elle s’y refuse longtemps, une honte insurmontable l’en empêche. « N’avez-vous jamais eu le soupçon que je pourrais être folle de temps en temps ? », commença-t-elle par dire. Elle avouera un jour au P. Balthasar que, dans le cas où il aurait considéré sa vision comme une illusion, elle ne l’aurait pas cru, parce que rien ne pouvait dépasser l’évidence de cette présence. Cette première apparition n’avait été pour ainsi dire qu’une première approche, dira-t-elle plus tard. A la fin, Marie lui avait mis la main sur son avant-bras, et elle s’était endormie avec un sentiment de bonheur indescriptible. Dès lors Adrienne voit souvent la Mère de Dieu. Marie se donne à elle maintenant d’une manière beaucoup plus intérieure que la première fois. Elle apparaît aussi accompagnée souvent de saints.

 

Offrir - Adrienne se sent malheureuse de ce qu’elle ait si peu à offrir à Dieu pour ses grâces surabondantes. Comme l’être humain est capable de peu de choses ! Il ne peut même pas jeûner trois jours ! Un soir, au lit, cette pensée l’a vaguement effleurée. Le lendemain, par hasard, elle arrive trop tard pour le dîner, elle n’a pas faim et donc ne mange pas. Le soir non plus elle ne mange pas. Ce n’est que le deuxième jour qu’elle saisit le rapport entre cette absence d’appétit et ce désir. Elle ne mange pas jusqu’au soir du troisième jour sans qu’elle soit touchée par un sentiment de faim ou de faiblesse. Comme elle arrive souvent trop tard à table et qu’elle mange peu à l’ordinaire, son jeûne n’est pas remarqué. Ce n’est que le soir du troisième jour que son mari lui demande accessoirement si vraiment elle ne mange plus rien. Elle répond qu’aujourd’hui justement elle n’avait pas vraiment faim. Le matin du quatrième jour, le sentiment normal de la faim lui revient, mais sans rien d’excessif.

 

L’inconnu – Un jour, place de la cathédrale, alors qu’elle s’approche de sa maison, un inconnu l’aborde. Il lui demande s’il pourrait lui baiser les pieds. Elle le regarde, mortellement effrayée et embarrassée, et lui demande pourquoi. Lui : « Parce qu’on ne rencontre habituellement de telles personnes que dans les légendes ». Quelque chose en lui rayonnait. Dans son trouble, Adrienne ne peut que dire : « Nous allons nous serrer la main » ; elle le fait et s’en va rapidement. L’épisode lui sort complètement de la mémoire, elle s’en souvient par hasard deux semaines plus tard et le raconte alors au P. Balthasar.

 

Les anges – Un soir, Adrienne prie selon son habitude à genoux au pied de son lit. En se relevant, elle voit dans le miroir en face que deux anges se tiennent derrière elle. Deux jours plus tard, elle voit les mêmes anges derrière le P. Balthasar à l’autel pendant la messe. Cela se reproduit plusieurs jours de suite.

 

La prière – Bien que, depuis sa conversion, Adrienne continue son travail professionnel aussi consciencieusement qu’auparavant, la prière est maintenant sa nouvelle grande joie. Elle prie des nuits entières au pied de son lit, à genoux. Bien qu’elle reste alors absolument sans sommeil, le lendemain matin elle n’est pas plus fatiguée que d’habitude. Le P. Balthasar l’exhorte à la prudence, il lui permet une heure de prière dans la nuit hors du lit : c’est l’hiver et la chambre d’Adrienne n’est pas chauffée ; Adrienne obéit, mais ce n’est pas de bon cœur. Plus tard, le P. Balthasar lui donne un peu plus de latitude, selon son état de santé. Elle apprend aussi à prier au lit aussi bien qu’à genoux.

 

La place de la cathédrale – Il lui vient de plus en plus le sentiment qu’on pourrait réussir tout ce qu’on entreprend. Marchant place de la cathédrale, elle a un jour la certitude intérieure qu’on pourrait faire des « choses folles ». Ce ne devrait pas être difficile de déplacer toute la place de la cathédrale à Muttenz, dans la banlieue de Bâle. On sait souvent exactement qu’on arrive dans ses actes à une limite : si on avait assez de courage pour continuer un peu son chemin, on atteindrait ces possibilités. Mais on est simplement angoissé. Dieu cherche toujours des personnes qui, au moment décisif, ne connaissent pas l’angoisse. Quand elle raconte au P. Balthasar l’exemple de la place de la cathédrale, il lui dit qu’il y a quelque chose de ce genre dans l’évangile : transporter des montagnes. Cela l’épouvante et elle fait signe que non. Non, c’est quelque chose de tout autre.

 

La bénédiction – Un soir, nous causons ensemble longuement. Habituellement, pour terminer ces conversations, je lui donnais une bénédiction avant de la quitter. Cette fois-là, elle est particulièrement de bonne humeur et elle dit à la fin : Bon ! Et maintenant encore une bénédiction ! Je la lui donne et rentre chez moi. Après cela, une fois couchée, elle se reproche d’avoir encore une fois été sans gêne (elle trouve toujours qu’elle a un toupet affreusement insolent). Elle répète à mi-voix pour elle-même : Bon ! Et maintenant je reçois encore une bénédiction ! A ces mots, il y a tout à coup dans sa chambre une troupe innombrable d’anges et de saints. Et parmi eux, pour la première fois, elle Le voit. Un peu derrière lui se tient la Mère de Dieu. Alors il lui donne lui-même la bénédiction en disant : Benedictio Dei omnipotentis Patris descendat super te et maneat semper. Manquent les mots : Et Filii et Spiritus Sancti. Puis il pose sa main sur son avant-bras, comme la Mère l’avait fait auparavant, et elle s’endort aussitôt.

 

La solidarité – L’une de ses premières visions intérieures, spirituelles pour ainsi dire, avait le contenu suivant : elle avait reçu une vue intérieure profonde, qu’elle ne peut préciser davantage, sur l’état incertain des âmes humaines ; elle avait vu comment les unes s’efforcent de monter, les autres de descendre, tandis que d’autres sont dans l’incertitude. Cela avait été une expérience effrayante qui s’était répétée plusieurs fois et qui avait allumé en elle le désir brûlant d’aider les âmes dans leur combat et de les faire aboutir vers le haut. Déjà dans l’enseignement que je lui donnais lors de sa conversion, j’avais expressément souligné que la marque distinctive du catholicisme était la solidarité : le Christ s’est substitué à tous, et ses membres suppléent les uns pour les autres. Maintenant elle recevait une expérience directe, vécue, de cette solidarité. Et d’abord comme une solidarité dans la faute. Elle s’était souvent plainte auparavant de ce qu’elle ne montrait pas un vrai repentir de ses péchés, qu’elle ne savait pas non plus très bien ce qu’elle avait commis comme péchés durant sa vie. J’avais toujours essayé autrefois de lui montrer qu’il s’agissait moins de détecter des fautes précises que de l’expérience d’un état général de sa personne, de la totale absence de limpidité dans lequel toute notre vie est plongée comme dans une atmosphère. Je l’avais exhortée à demander, avec humilité et une certaine réserve, de connaître son propre état. Tandis que depuis ce temps-là elle devenait de plus en plus consciente de sa culpabilité et de sa faiblesse intimes, elle apprenait en même temps le caractère mystérieusement social de toute faute humaine. C’était sa propre faute et cependant ce n’était pas la sienne ; sa faute passait à travers toutes les autres. Elle se sent solidaire de tout péché qui est commis. Plus tard, elle me demandera : si quelqu’un (par impossible) n’avait jamais commis de péché, devrait-il quand même se confesser ? Je commençai par lui dire que non. Elle explique ensuite plus en détail : il se fait qu’elle est concernée par tout meurtre et tout adultère qui se produit n’importe où dans le monde. Elle sait très exactement qu’il y a une relation. Et elle-même, en ce qui la concerne, est prête à tout péché, et c’est toujours un miracle de la grâce de Dieu qu’elle en reste préservée.

 

Le refus de Dieu – En recevant cette perception de la solidarité du péché, elle comprit aussi que le vrai péché ne se trouve pas, la plupart du temps, là où on le cherche. Il ne se trouve certainement pas dans les dix commandements. Ce qu’on appelle des crimes, souvent ce ne sont pas des crimes ; par contre un refus de Dieu, intérieur et tout à fait caché, est beaucoup plus terrible et plus nuisible que tout le reste.

 

L’énorme devoir – Elle sent toujours très fort un « énorme devoir » à l’égard des hommes qui s’accrochent à elle en bandes, surtout depuis sa conversion. Et elle se sent en même temps disposée à tout entreprendre et à tout porter de ce qui pourrait lui être imposé. Qu’elle soit devenue quelque chose à utiliser, que d’une manière générale on puisse accomplir quelque chose de foncièrement utile, ne fût-ce qu’en supportant et en souffrant, c’est ce qu’il y a d’inouï et de gratifiant dans le catholicisme. Elle ne peut assez remercier le P. Balthasar de lui avoir ouvert une voie où l’on « peut quelque chose ».

 

Les funérailles – Elle me charge avec insistance, lors de ses funérailles (car naturellement elle mourra avant moi !), de dire à ceux qui seront là quelque chose de juste. Car il y aura certainement beaucoup de monde et on devrait saisir l’occasion ; il y a beaucoup de gens qu’on ne pourra plus atteindre plus tard. Il est d’usage de louer les défunts ; je ne devrais pas faire cela. Je devrais louer la bonté de Dieu, célébrer sa miséricorde qui avait agi ainsi envers elle. Les gens devraient sentir ce à quoi il leur est permis d’avoir part.

 

Une cicatrice – Il y a deux jours, c’était l’affaire de la bénédiction que le Christ lui avait donnée. Elle complète maintenant la description de cet événement par un trait qu’une vive appréhension l’avait empêchée de raconter. Au début, elle n’avait pas vu vraiment le Seigneur ; c’est pendant la bénédiction qu’elle aperçut sa main. Elle sut alors avec une absolue certitude que c’était le Christ lui-même. En posant sa main sur son avant-bras, il dit pour finir : « Requiescas in pace ». A cet instant, comme une douleur indicible dans la poitrine la saisit, la traversa, d’en bas à droite vers le haut à gauche. Sur cette douleur, elle s’était endormie immédiatement et s’était reposée huit heures de suite, ce qui ne lui arrivait plus guère. Le lendemain, elle sent au cœur une autre sorte de douleur bien que, du fait de ses maladies de cœur, elle connût déjà à peu près toutes les variations de douleurs et de crises cardiaques. C’est une douleur du côté droit du cœur qu’elle me décrira plus tard plus précisément. En même temps, elle ressent ce jour-là à l’extérieur, sur la poitrine, une sorte de brûlure à un certain endroit , mais elle n’y fait pas attention et ne cherche pas à savoir ce que cela peut être. Le troisième jour enfin, comme la douleur externe dure toujours, elle examine l’endroit et trouve sous le sein droit une cicatrice fraîchement fermée, recouverte d’une mince peau rougeâtre. La cicatrice fait mal au toucher. Elle s’en étonne, ne peut se l’expliquer et n’y réfléchit pas non plus très longtemps

 

Une présence – Le soir du 25 mars peut-être, un ange apparaît auprès de son lit tandis que tout à l’arrière-plan elle voit Marie. L’ange lui annonce – sans paroles, mais avec une insistance qu’elle ne pouvait pas ne pas saisir – qu’après sa mort elle serait impuissante, comme elle le craignait, à aider les personnes qui lui tiennent à cœur, mais qu’elle pourrait avoir auprès d’eux une sorte de présence invisible. Cette présence lui est montrée sous l’image que la nuit elle pourrait pour ainsi dire mettre la main sur l’épaule de ses amis et dire : « Je suis encore là ».

 

Cela va bientôt commencer – Le soir suivant, le même ange lui apparaît tandis que la Mère de Dieu se tient de nouveau à l’arrière-plan. L’ange s’approche du bord du lit et dit fermement et avec insistance : « Cela va bientôt commencer ». Elle doit être prête. Elle ne sait pas ce qui va commencer. Mais elle n’a aucune angoisse, elle se sent intérieurement prête à tout porter.

 

De la folie ? – De temps en temps lui vient la pensée, d’un point de vue médical, que tout cela est pure folie. Il y a un an, si elle avait eu une patiente qui lui aurait raconté de telles histoires, elle l’aurait sans doute envoyée immédiatement à l’hôpital psychiatrique. Dans le passé, elle n’a jamais réfléchi à la mystique, elle ne s’est jamais demandé s’il y avait une mystique « authentique » ou non. Aujourd’hui elle sait au plus intime d’elle-même que tout est juste tel que c’est. Elle a aussi appris d’expérience que la puissance qui l’accapare à certains moments a une force tellement douce qu’elle ne pourrait pas résister même si elle le voulait. Et si les apparitions et les auditions n’ont souvent pas toutes le même degré de réalité (quelques-unes ont une présence absolue, d’autres sont davantage comme les images projetées d’une présence), elle sait cependant toujours aussi indiquer le degré de réalité que possèdent les choses. Pour Adrienne, qui est largement ignorante de l’histoire de la sainteté chrétienne, les phénomènes mystiques dont elle fait l’expérience, que le ciel lui impose en quelque sorte, ne peuvent s’expliquer que de manière humaine : c’est une pathologie qui est du domaine de la psychiatrie.

 

Un mariage – Le frère d’Adrienne va se marier à une catholique. Il n’a pas été possible de convaincre les personnes concernées de célébrer un mariage catholique ; le mariage mixte fut donc célébré dans la cathédrale protestante. La famille a pourtant décidé que la fête devait avoir lieu chez la « catholique Adrienne ». Elle doit même faire le discours à table étant donné que son mari a un empêchement, il ne pourra pas être là pour le repas. Elle commença par être inquiète sur la manière dont tout cela allait se passer. La nuit, elle compose son discours ; elle sait que cela ira bien. Adrienne participe à la célébration du mariage à la cathédrale et, lors du repas, elle prononce son discours qui touche jusqu’aux larmes nombre de personnes présentes et dégage pour l’ensemble de la famille, momentanément du moins, l’atmosphère qui s’était troublée à cause de sa conversion. Adrienne avait tenu son discours en dialecte bâlois. Deux jours plus tard, sa mère, qui avait été particulièrement charmée par le discours, dit à son autre fille : « Comme Adrienne a bien parlé et comme sa diction française est distinguée ! » Sa mère ne comprend pas le dialecte bâlois. Sa fille essaie de lui faire comprendre qu’elle se trompe, elles se disputent un moment pour savoir en quelle langue le discours a été prononcé; finalement elles appellent Adrienne pour en avoir le cœur net. « Naturellement c’était en dialecte bâlois ! » La mère d’Adrienne en reste baba, mais elle semble avoir ensuite oublié l’incident.

 

27 mars 1941 – Depuis longtemps, elle se réveille chaque matin vers huit heures moins vingt, c’est-à-dire au moment de la communion de ma messe, et elle voit deux anges derrière le P. Balthasar. Celui-ci lui demande le sens qu’auraient ces deux anges. Elle dit qu’ils sont sans doute chargés de tout accomplir avec le prêtre et de compléter ce qu’il fait liturgiquement. Le 27 mars, Adrienne se réveille quatre minutes plus tard que d’habitude. De fait la messe de carême ce jour-là avait duré plus longtemps d’autant de minutes.

 

Les saints – Quand elle entre maintenant le soir dans sa chambre à coucher, elle a le sentiment d’entrer dans un lieu qui est rempli d’êtres, d’une présence innombrable. Elle doit comme se frayer un passage à travers sa chambre, elle doit « s’insérer » dans un chœur, dans une communauté. Elle voit surtout des saints maintenant. Il y en a beaucoup qu’elle ne connaît pas, surtout quand ils apparaissent en groupes plus importants. Pour d’autres par contre, elle est tout à fait sûre de leur identité. « Je suis par exemple tout à fait sûre que j’ai vu sainte Cécile », dit-elle. A quoi elle les reconnaît ? Elle ne sait pas. Mais cela ne trouble pas sa certitude.

 

Les stigmates – Auparavant elle ne s’était jamais intéressée à la mystique et maintenant non plus au fond. Elle n’avait jamais non plus fait attention à la stigmatisation, elle connaissait à peine l’existence de choses de ce genre. Si bien que dans les premiers jours jusqu’au moment où elle rapporte les événements au P. Balthasar, elle n’avait vu aucun rapport entre la plaie et son sens profond. Surtout aucun rapport entre sa plaie et la blessure du côté du Christ. Mais quand le P. Balthasar lui expliqua le rapport, elle le comprit aussitôt et, pour elle, ce fut comme si la chose ne pouvait pas avoir d’autre sens que celui-là. C’était une simple évidence. La douleur de la nouvelle plaie s’ajoute aux douleurs cardiaques habituelles comme quelque chose de tout nouveau qu’on ne peut pas comparer aux autres. Comment la décrire ? Si ce n’était pas un peu sentimental, dit-elle, je dirais que c’est une douleur d’amour, une douleur suave.

 

Elle a du mal à intégrer les nouvelles choses dans son univers de pensée très sobrement médical. Deux mondes totalement différents se trouvent l’un à côté de l’autre dans sa conscience. D’où le besoin impérieux d’en parler pour comprendre d’une certaine manière ce qui se passe vraiment. Et l’apaisement, quand ce qui lui était totalement inconnu lui est montré comme quelque chose qui se comprend dans l’Église catholique et qui s’est souvent produit. Elle se sent alors comme « intégrée » dans un monde qu’elle ne connaissait pas auparavant et dont elle fait maintenant partie. « Quand elle me rapportait une nouvelle expérience, souvent j’ai ouvert un livre, par exemple les règles pour le discernement des esprits dans le petit livre des Exercices ou un passage de Lallemant, de Surin ou de Jean de la croix ». Chaque fois la même joie quand se retrouvait l’harmonie préétablie : ce qui médicalement est inconcevable se trouve dans la tradition ecclésiale. C’est pourquoi elle n’éprouve aucune difficulté à s’ouvrir ; elle reconnaît tellement l’absolue nécessité de cette soumission et d’un jugement officiel qu’elle en tire sa paix, quelle que soit l’évidence propre que peuvent porter en elles les expériences, et elle est convaincue que rien d’anormal n’est là en jeu bien que ces expériences ne soient pas explicables au plan psychologique ou psychiatrique. Elle dit un jour paradoxalement : même si Adrienne en tant que médecin s’envoyait elle-même à l’hôpital psychiatrique, Adrienne la catholique saurait cependant que ce diagnostic serait un pur non-sens.

 

Saint Ignace – « Je connais encore si mal les saints », dit-elle un jour au P. Balthasar. « Indiquez-moi un saint à qui je pourrais m’adresser ». Le P. Balthasar lui indiqua saint Ignace et la petite Thérèse. Quelques jours après – durant la nuit elle avait prié saint Ignace -, elle raconta que saint Ignace lui était déjà apparu plusieurs fois. Elle ne l’avait pas vu assez nettement pour pouvoir le décrire en détail. Toujours est-il qu’elle l’avait aussitôt reconnu, il n’y avait pas de doute. Il portait un manteau brun foncé qui n’était pas très long. Il avait des yeux « noirs foncés » (elle rit du pléonasme, mais c’était comme ça !). Et il était vraiment petit de taille. (Elle n’a jamais rien lu sur la personne du saint, ni entendu parler de lui). Elle l’a alors prié de l’aider et de la soutenir quand elle a des entretiens difficiles avec des personnes et quand souvent elle ne sait plus que dire. Ignace répondit que souvent il avait été présent et qu’il l’avait soutenue. Elle trouva ces mots très vrais et elle avait le sentiment qu’au fond elle avait toujours eu conscience de sa présence sans y porter expressément attention.

 

Le P. Balthasar donna à lire à Adrienne les lettres de saint Ignace. Elle trouva qu’elle n’avait jamais rien lu de plus magnifique. « Aucun autre livre que je lui prêtai avant ou après, même pas sainte Thérèse, ne fit sur elle autant d’impression, et de loin, que ces lettres ». Elle voulait les traduire en français, les mettre entre toutes les mains, parce qu’on possède là enfin quelque chose de très grand et qu’on reçoit en même temps des éclaircissements sur la véritable idée des jésuites.

 

La profession – Elle n’a rien changé de sa vie extérieure sauf que peut-être elle s’applique d’une manière encore plus soutenue qu’auparavant à sa profession de médecin. Beaucoup de gens, surtout des milieux universitaires, sont frappés intérieurement par sa conversion et viennent la voir pour parler de questions religieuses. Elle est disponible pour tous, elle a toujours le temps. Elle a mille et une affaires en ville, dans les maisons des malades, dans les cliniques, les hôpitaux, et elle accomplit tout malgré un état de santé toujours plus mauvais – il lui arrive d’avoir une syncope n’importe où – avec la plus grande exactitude et l’élan et la bonne humeur que tous lui connaissent. Dans ses consultations, elle acquiert une relation tout à fait particulières avec ses patients catholiques. Elle se sent en quelque sorte comme leur mère, ils sont plus proches d’elle.

 

Les anges – Vendredi 28 mars. Aujourd’hui pour la première fois, les anges lui apparaissent dans sa pièce du bas. Après midi, elle avait soigné son mari qui ne se sentait pas bien, et elle était heureuse de pouvoir se reposer un peu le soir. C’est alors que les anges arrivèrent. « Que s’est-il alors passé ? », demande le P. Balthasar. Réponse : « Nous avons simplement été ensemble joyeusement ». Elle a coutume d’exprimer des choses tendres de préférence avec une certaine désinvolture parce qu’on ne peut pas bien le faire autrement.

 

Les pâquerettes – Elle a beaucoup de souci parce que, en raison des grâces qu’elle a reçues, je pourrais en quelque sorte avoir d’elle une trop bonne opinion. Je ne dois pas croire qu’elle est devenue quelque chose de particulier. Elle est angoissée à l’idée que de l’extérieur on pourrait la comparer à des saintes dans la vie desquelles on trouve des choses semblables. A ces mots, elle me fixe, pleine d’angoisse. Je dis que Dieu n’a pas toujours besoin de mettre sur la table des roses de Schira, il peut aussi à l’occasion cueillir une pâquerette le long du chemin et la garder en main un bout de temps si cela lui fait plaisir. Elle rit, soulagée : on appelle pâquerettes les filles qui au bal ne trouvent pas de partenaires et font tapisserie toutes seules le long des murs.

 

En me quittant, elle va directement à l’hôpital Sainte-Claire pour rendre visite à des malades. A la porte, Sœur Minna l’arrête ; depuis longtemps elle voulait lui faire un cadeau, mais elle ne trouvait rien de convenable. Cette fois-ci elle arrive rayonnante : « Aujourd’hui j’ai quelque chose pour vous, c’est-à-dire si vous voulez ». C’était un gros bouquet de pâquerettes. Et la Sœur ajoute comme pour s’excuser : « Vous savez, docteur, le Bon Dieu aime bien aussi les pâquerettes ! Pas seulement les belles fleurs. Adrienne dit que cela lui a coupé le souffle ».

 

Le cœur – Alors qu’auparavant on devait toujours craindre qu’elle ne succombe à une crise cardiaque, depuis la nouvelle plaie je suis rassuré. Elle me demande un jour si elle ne devrait pas recevoir l’onction des malades. Je lui dis que non. Elle affirme qu’en ce qui concerne son cœur la science médicale n’y peut rien. Aucun diagnostic n’est plus réellement possible. Le même après-midi, elle doit subir un examen médical à l’hôpital Sainte-Claire. A la fin, la Sœur lui dit : « Vous savez, docteur, avec votre cœur le Bon Dieu fera ce qu’il voudra ».

 

L’essence – L’essence est toujours plus rare. Adrienne se trouve au nombre des quelques médecins qui reçoivent encore une petite ration. Elle ne peut pas aller à pied et elle est donc à la merci de sa voiture. Je m’étonne qu’avec ses vingt-cinq litres elle puisse toujours être en route, et d’autres gens aussi lui demandent comment elle fait. L’aiguille de son réservoir d’essence marque imperturbablement « à moitié plein ». Quand le P. Balthasar lui demande comment elle se débrouille avec son essence, elle rit et dit que désormais elle ne dira plus jamais où elle se fournit en essence. Le P. Balthasar insiste et elle dit seulement qu’elle n’en reçoit plus. Elle cherche à minimiser le tout et à le prendre comme la joyeuse aventure d’un conte de fées. Mais un autre bref entretien avec le P. Balthasar laisse cependant percevoir qu’elle comprend sans doute de quoi il s’agit en vérité. Mais elle a une répulsion absolue à prononcer le mot miracle.

 

Elle dit que beaucoup de choses qui paraissent tenir du miracle sont à expliquer de manière naturelle. Par exemple, elle a possédé autrefois certains dons de savoir des choses qu’habituellement on ne peut pas savoir. Ainsi un jour on lui a volé une bicyclette. Quand le policier qui faisait l’enquête lui demanda si elle savait qui l’avait dérobé, elle répondit qu’elle le savait : c’était un tel, il ressemble à ceci et cela, et le vélo se trouvait à tel endroit. Elle n’avait jamais vu l’homme et ne savait pas du tout qui c’était. Mais ses indications s’avérèrent exactes.

 

Le P. Balthasar lui explique que naturellement certaines dispositions peuvent exister comme base. Il en est ainsi dans la plupart des cas ; surtout pour la stigmatisation, l’inédie, la bilocation, etc. Mais il est encore plus évident que tout cela n’est encore justement qu’une base et que la grâce qui s’y rattache n’est elle-même aucunement « nature ». Elle acquiesce totalement, on sait même très bien où l’un cesse et où l’autre commence.

 

L’ange – La veille au soir, fortes crises cardiaques. Elle souffre beaucoup alors qu’elle est au lit. Elle dit alors à mi-voix pour elle-même, dans un certain sentiment d’abandon : « Voyons, on est bien seule ici ! » Alors un ange se tient auprès de son lit, il lui prend la main et dit à peu près ceci : « Que penses-tu donc ! » Les douleurs ne s’en vont pas, mais elles sont transformées.

 

Le oui – Après des heures de soirée pénibles avec des entretiens franchement désagréables, elle voudrait un peu se reposer pour se recueillir. Elle perçoit alors, très clairement audible, une voix (mais elle ne voit rien) : est-elle prête à renoncer à tout ? La voix et son exigence se font d’abord toutes simples, comme n’engageant à rien. Puis la même exigence se répète et se fait de plus en plus pressante. Et la question se précise et présente différentes choses : est-ce qu’elle est prête à perdre ses fils (qu’elle aime avec beaucoup de tendresse), son mari, finalement sa profession, ses meilleurs amis, son honneur? Elle dit toujours oui, mais elle en arrive à une telle extrémité qu’elle commence (comme elle le dira plus tard) à pleurer comme une madeleine. Finalement une dernière question la harcèle, incessamment répétée : « Est-ce qu’elle est réellement et sérieusement d’accord avec tout cela ? » En tremblant, mais avec fermeté, elle répond oui. Alors finalement une grande consolation la saisit. Quand elle raconte ce qui s’est passé, elle ajoute qu’elle s’était crue à un examen. Toutes les matières étaient passées bien qu’on ne l’ait pas interrogée sur tout. Finalement on ne fera usage dans la vie que d’une matière et il est probable que ne lui sera demandé qu’un seul des sacrifices qu’on lui a présentés ou quelque chose de tout autre qui n’a pas été abordé. Mais elle a compris en même temps que l’examen sur l’ensemble est nécessaire et qu’on doit dire oui partout.

 

La Suisse – Depuis quelque temps, elle prie beaucoup pour la Suisse. Elle me le dit le soir même où je voulais le lui suggérer. Car je considère cette prière comme l’un de ses devoirs qui aboutiront certainement à quelques conversions personnelles. Elle ne veut pas prier pour que la Suisse soit épargnée par la guerre. C’est l’affaire de Dieu d’en disposer. Peut-être que pour la Suisse la guerre est meilleure que la paix. Mais ce qui lui tient à cœur, c’est qu’à l’heure du danger et de la décision, chaque Suisse se montre à la hauteur de la situation et ne soit pas un défaitiste. Elle est elle-même une fervente patriote. Elle dit un jour en plaisantant qu’elle voudrait avoir un piano uniquement pour pouvoir le jeter par la fenêtre en cas d’invasion si, en bas, les nazis voulaient entrer chez elle.

 

La plaie du cœur – Encore la plaie du cœur : la douleur qu’elle avait ressentie quand elle l’avait reçue était vraiment une perforation, un coup de droite à gauche. Tout d’abord la plaie reste fermée, ne saigne pas. Mas le « canal » du cœur à la plaie extérieure peut très souvent faire très mal. Il y a une douleur qui passe dedans comme si l’on tirait une fermeture éclair. Il y a une quantité de possibilités de douleurs ; on peut jouer de cette douleur comme d’un instrument.

 

La solidarité – Elle sent toujours plus fortement la solidarité dans la faute, et que le péché des autres la concerne personnellement et intérieurement. Nous parlons longuement de la morale catholique officielle comme favorisant un individualisme pratique qui s’oppose au caractère profondément social du catholicisme. Mais nous sommes tout à fait d’accord qu’il y a une responsabilité personnelle et une liberté personnelle de la volonté. Là-dessus il est question de Dostoïevski (du starets Zosime et de la jeune Lise des « Frères Karamazov ») et du « Cantique de Palmyre » dans les « Conversations » de Claudel.

 

Du 30 mars au 7 avril 1941 - Le P. Balthasar est absent de Bâle. Durant ce temps, il reçoit d'Adrienne quelques lettres dont voici des extraits.

 

Lettre du 30 mars 1941 - La nuit dernière, s'est répété presque exactement ce qui s'était produit l'avant-dernière nuit ; seulement l'ange, que j'ai vu cette foi-ci, fut encore plus pressant si possible dans ses exigences ; c'est-à-dire qu'il me montra les mêmes scénarios de ce qui pouvait m'arriver, avec des contours plus précis ; mais il insista beaucoup plus fort que la première fois sur le caractère inconditionnel de l’acceptation, de l'obéissance ; quand ce sera accepté, il ne pourra plus y avoir la moindre possibilité de retour. Ainsi si le premier pas est fait volontairement et en pleine obéissance, tous les suivants qui viendront logiquement après ce premier pas, mais qui peuvent devenir toujours plus difficiles, qui peuvent même s’intensifier tellement que même la mort la plus horrible en vienne à être considérée comme facile, tous les suivants seront non seulement accueillis mais aussi supportés volontairement. La réponse ne se fit pas attendre, c'est-à-dire que je dis oui, bien sûr ; mais cela voulait dire qu'il fallait encore y réfléchir presque comme à loisir, et la réponse ultime, engageant pour toujours, serait à donner en temps voulu.

 

Je vois mieux que jamais que tout cela est infiniment sérieux et astreignant, mais cependant c'est comme si Dieu m'avait encore davantage fait don de sa présence, justement aujourd’hui, et je sens combien le oui que j'avais donné dans les larmes durant la nuit de vendredi s'est transformé en un oui véritablement joyeux. Mon cher ami, je vous le demande très fort, voulez-vous prier pour que je ne manque pas de courage durant les temps difficiles qui pourraient venir.

 

Tard dans la nuit, vers le petit jour, la Mère de Dieu vint elle-même, tout doucement, avec simplement un charmant sourire, comme si rien ne s'était passé, exactement comme elle était les dernières fois. Elle me suggéra de m'occuper de jeunes filles ; il y a là en germe tant de vocations qu'on devrait aider à se développer. (On peut noter ici que la première mention du futur institut séculier date de la fin mars 1941, cinq mois environ après l'entrée d’Adrienne dans l’Église catholique).

Et la plus grande partie de ce dimanche mouillé, je ne l'ai pas passé à lire comme j'en avais le projet, je l'ai passé à remercier et à réfléchir. Car apparaît peut-être maintenant une deuxième partie du programme immédiat après que le premier point a été expliqué depuis décembre avec la vision qui revenait sans cesse de l'homme qui tendait vers le mal et vers le bien.

 

Lettre du 31 mars 1941 - Il n'est arrivé rien de plus, et cependant toute cette nuit – également dans le sommeil – fut comme une unique grande prière, avec beaucoup de présence, même si elle était invisible. Et aujourd’hui j'ai eu tout le temps beaucoup à faire ; il y eut beaucoup de monde à la consultation et j'avais de la peine à garder toute la tête à mon affaire ; je dus me faire violence pour ne pas passer toute la journée à genoux, c'est ce que j'aurais préféré faire aujourd'hui.

 

Lettre du 1er avril 1941 - J'écris sur du papier que je devais utiliser pour les comptes des caisses de maladie ; c'est aujourd’hui le changement de trimestre et, à la fin de la consultation, mon bureau est plein de fiches compliquées qui doivent être étudiées ; je suis en fait un peu épuisée à essayer de me plonger dans le quotidien alors que je suis tout à fait ailleurs, et je pense que vous seriez content que je prenne un peu de joie à vous écrire un instant ; ensuite il faudra retourner réellement au travail ; à cinq heures commence le nouveau cours à l'école maternelle, à six heures nouvelle consultation, et après cela vient encore l'hôpital.

 

Hier soir, après l'entretien avec Werner, je suis restée seule un moment, plongée en quelque sorte dans une prière "conduite", puis je rangeai encore quelques affaires et j'allai dans le couloir quand, tout à coup, je vis un ange tout petit juste derrière moi à droite, qui m'accompagnait ; j'en fus un peu ébahie ; comme quand on tressaille légèrement, mais lui me dit qu'il pourrait maintenant être toujours auprès de moi ; je ne l'ai vu comme il faut qu'un instant, mais ce fut encore une fois une nuit comme une prière et j'ai honte que des bagatelles comme la reprise de la maternelle me fasse soupirer. Mais le cœur, le vieux, le vrai, se fait méchamment remarquer, les crises ne sont pas très fortes, mais très rapprochées.

 

Les filles de la Mère de Dieu? Des jeunes filles en général; je ne sais pas. Je pense que maintenant je dois vraiment apprendre à connaître les ordres féminins, les différentes sortes de monastères, les associations de jeunes filles et les associations mariales, et tout ce dont je n'ai aucune idée; d'abord uniquement à titre d'information et sans m'y engager; mais bientôt sans doute en un sens actif d'une manière ou d'une autre, dont je n'ai pour le moment aucune idée. - Bon, maintenant je dois m'occuper des affaires des caisses de maladie.

 

Mardi soir 1er avril 1941 - Malgré l'heure tardive je veux encore écrire quelques mots avant tout pour dire que j'ai maintenant retrouvé le chemin du quotidien, c'est-à-dire que je peux à nouveau me concentrer vraiment sur ce qui est nécessaire, et votre lettre m'y a beaucoup aidé. Pour ce qui peut arriver maintenant, je n'ai vraiment aucune angoisse; je me sens si protégée, si entourée de la présence divine que je ne puis que remercier et je suis prête.

 

Après "prête" devait venir la conclusion de la phrase, mais deux anges sont alors venus, grands et blancs, et ils emportèrent la réponse qu'ils n'avaient pas attendue dans la nuit de dimanche. Maintenant c'en est définitivement fait de ce qu'on appelle la liberté. L'endroit précis au coeur me fait encore plus mal. Je suis heureuse, je remercie Dieu pour le don et je veux essayer de "ne rien refuser et de ne rien laisser tomber", comme vous l'avez écrit en décembre.

Le médecin Adrienne est un peu étonné, mais elle aussi veut vraiment essayer de faire face comme l'humaine Adrienne doit le faire. Un "devoir" dans le bon sens du terme, qui est plutôt une autorisation.

 

Bâle, le 2 avril 1941 - Je suis volontiers votre conseil vaille que vaille et vis au jour le jour, mais je ne peux pas ou je ne peux que difficilement m'adonner à autre chose qu'au nécessaire : consultation et changement de trimestre, les personnes et les affaires qui me sont confiées d'une manière ou d'une autre. Quand j'ai un moment pour moi, il m'est donné quelque chose sur quoi réfléchir d'une manière plus passive qu'active; je prends en main un point de croix ou un autre travail manuel et les pensées vont se promener, doucement conduites en quelque sorte.

 

En ce qui concerne l'entrée, je ne sais pas si elle doit avoir lieu maintenant ou dans des années ou bien non; je ne sais qu'une chose, c'est qu'est exigé maintenant de manière pressante que je sois prête à m'engager, et pour cela je rends grâce. Quoi qu'il arrive, ne pensez jamais, je vous en prie, à quelque responsabilité terrible. Mon bonheur à vrai dire si profondément ressenti ne peut pas être payé assez cher; je suis vraiment prête à tout sacrifice et je prie uniquement pour que je puisse l'offrir aussi comme il faut.

 

Hier ou, pour mieux dire, cette nuit, car la nuit n'a commencé réellement que vers le matin, il ne s'est plus passé grand-chose après que j'eus fini de vous écrire; j'ai vu trois fois des anges dans la chambre, mais davantage comme une vision, une fois dans une lumière d'un rouge merveilleux. Ils ne semblaient pas se soucier de moi.

 

Le 3 avril 1941 - "Hier soir j'étais avec ma mère pour le souper; il n'a pas été question du tout de ce qui pourrait avoir un sens quelconque. Après cela je voulus encore faire un saut à l'hôpital". Vers cinq heures de l'après-midi, Adrienne commence à lire la première partie du roman de Madame W. "J'étais curieuse d'en prendre connaissance car elle est l'une de mes patientes depuis très longtemps. Je ne pourrais sans doute jamais mieux écrire, mais je serais quand même capable de lire beaucoup mieux. Puis j'écrivis encore quelques lettres plus ou moins 'apostoliques' pour finalement me mettre à prier de nouveau pour la première fois au pied de mon lit; quand je levai les yeux à la fin, les deux anges étaient là à nouveau, à genoux derrière moi, se relevant en même temps que moi; je ne les vis qu'un court instant, mais c'était quelque chose de si naturel que je n'ai même pas eu le léger tressaillement habituel; c'était comme si cela avait toujours été ainsi et cependant infiniment bon. - Puis très peu de sommeil seulement... qui fut presque comme une prière conduite.

 

Puis la communion. Un ouvrier emporta de la chapelle la statue du Christ qui se trouvait devant moi. Quand je levai les yeux après la prière, la statue du Christ n'était plus là; il y avait là, d'une certaine manière en réduction, un ange et saint Ignace; très loin, à l'arrière-plan, la Mère de Dieu. Et saint Ignace, que je voyais aujourd'hui pour la troisième fois, m'exhorta à recommencer à lire un peu. Avec raison, car depuis que j'ai vécu tant de choses, je n'ai plus rien lu de raisonnable; vraisemblablement trop 'creusé des sabots' (en français dans le texte allemand) entre la prière et l'obéissance. En rendant grâce, je vais me donner un peu de mal sur ce point. Car je pourrais très bien consacrer au moins une demi-heure par jour à l'un ou l'autre 'complément de formation'.

 

La consultation a apporté quelques appels téléphoniques remarquables, avec demande d'aide de nature spirituelle.

 

Pour vos cours, je prie de tout coeur, et je m'invente de petits sacrifices, malgré mon peu de talent pour ce genre de choses. Voyez-vous, auparavant, c'est-à-dire il y a quelques années, je me donnais de vigoureuses gifles quand je voulais me punir pour une chose ou l'autre; maintenant je n'en suis plus capable. Mais vous dites : 'Ne faire que ce qui vient naturellement à l'esprit'. Bon! Ce que je vis personnellement est entièrement et réellement dans la main de Dieu, je puis le dire aussi objectivement qu'on peut l'être vis-à-vis de soi-même. C'est pour moi un tel cadeau, infiniment grand, immérité, et je ne fais vraiment rien pour cela! Peut-être avant tout parce que je suis à chaque fois tout à fait inondée et tellement comblée qu'il n'y a plus aucune place pour aucun souhait.

L'absence d'angoisse et d'inquiétude s'explique peut-être aussi simplement par là : tout simplement pas de place!... Merci, ah! vraiment, pour la bénédiction. Merci pour votre aide. Merci pour votre amitié. Merci pour l'an dernier avec le 1er novembre. Merci pour cette année avec ces dernières semaines incroyables. Merci pour toute votre aide, et avant tout je remercie Dieu, aussi profondément que je le peux, et si l'engagement peut être réel, entier, je rendrai grâce à Dieu éternellement. Et si cette lettre devait être la dernière - je suis tellement mal en point - , sachez ce qu'il en est de la fenêtre de la chapelle".

 

Le 3 avril 1941 à 11 heures du soir - Ma dernière lettre, je ne savais pas du tout si ce ne serait pas la dernière bien que j'y parle de saint Ignace et de ses demandes; aussi contradictoire que cela puisse paraître, je dois pourtant dire que c'est cependant en quelque sorte exact, car je ne sais pas du tout s'il ne m'est demandé que d'être disponible, même éventuellement disponible pour une mort tout à fait soudaine, presque non sentie, avec interruption d'éventuels travaux à peine commencés, etc. Mais cette incertitude n'est en aucune manière source d'angoisse ou de préoccupation, elle est là simplement presque comme partie intégrante de tout le bonheur. Je disais que j'allais vraiment mal; c'était quelque chose de nouveau, quelque chose qui affaiblit, qui vide, que je ne peux vraiment pas décrire avec plus de précision : la plaie saignait un peu, pas fort, et je pensai ce matin de bonne heure qu'on ne la verrait bientôt plus.

 

De temps en temps, pour une cause ou pour une autre, j'aimerais bien allumer un cierge dans une église, mais je ne sais pas comment faire. Pouvez-vous un jour me l'expliquer ? La vision de ce matin ne cesse de m'accompagner; je veux cependant encore faire quelque chose puisque j'ai encore des forces en réserve, maintenant tout de suite. Puis je porterai encore cette lettre à la poste.

 

Le 4 avril 1941  - Un grand merci pour votre si bonne lettre qui n'est arrivée ici que ce soir; maintenant, pendant que je réponds, vous êtes déjà couché pour la première nuit de la retraite. Je prie beaucoup pour la fécondité de ces journées; quel bien vous pouvez semer! Je participe autant que je peux, mais j'envie au fond les vrais participants.

 

Hier soir je me suis agenouillée au pied de mon lit et, en me relevant, j'ai vu à nouveau les deux anges; quand je dis "hier soir", cela veut dire "ce matin de bonne heure", vers trois heures, car je ne me suis couchée qu'à cette heure-là; avant cela j'ai lu un peu, et j'avais aussi beaucoup à recevoir, quelque chose qu'on ne peut pas décrire davantage, comme lorsque simplement il y a là beaucoup de "présence", et qui conduit les pensées, à vrai dire uniquement sur de petites choses qui pourront peut-être un jour être rassemblées pour former une mosaïque. Mais l'assemblage des pierres, dans ce genre d'acte, se produit presque comme par hasard; le mot prier ou méditer n'est pas tout à fait approprié.

 

Büchi (un ami) a mangé avec nous ce midi et il a trouvé que mon catholicisme, à proprement parler l'effet du catholicisme sur moi, est quand même quelque chose de positif; il souhaitait en savoir davantage.

 

Puis la consultation; un certain nombre de gens vraiment mal en point. Est-ce qu'on peut réellement les aider? Souvent ce n'est pas clair.

 

Ensuite l'hôpital Sainte-Claire. Avec deux Sœurs qui ne l'ont pas facile, parlé de toutes sortes de choses essentielles. Puis pour moi quelque chose de difficile : une Sœur, dont je ne savais pas qu'elle avait été là, me raconta avec beaucoup de larmes les dernières minutes d'Emil. Personne ne m'en avait encore parlé; c'était tellement torturant à entendre, et pourtant à travers tout cela se fit jour un véritable merci.

 

Puis une demi-heure pour moi seule, c'est-à-dire pour Dieu, sans activité. Puis consultation. "Et voilà". Un jour comme un autre, et si rempli de présence et de grâce que ce fut en tout cas un jour de fête. Comment pourrait-on jamais assez en rendre grâce. Et dans tout cela et sans cesse quelque chose qui me remplit tellement : "Que ta volonté soit faite", c'est là que mon bonheur a commencé quand vous m'avez dit avec tant d'audace : "Naturellement le Notre Père, en entier naturellement, c'est le seul début possible". Et aujourd'hui on me parle du dernier pouls d'Emil, comment il s'est senti et le bruit qu'ont fait les instruments chirurgicaux et comment cela fut sinistre avec une quantité de détails objectifs tout petits et précis, et en tout cela chante en moi : "Que ta volonté soit faite", et ce fut vraiment bon ainsi. Si seulement je pouvais vous le faire comprendre. Ce qui est pour moi la plus sinistre des images, et en même temps cette présence de Dieu me rendant incroyablement heureuse.

 

Je relis votre lettre. Je commence par la fin. Si le crucifix Renaissance est pour la chambre à coucher, encore un pour le cabinet de consultation. Pouvez-vous en faire envoyer deux pour voir? Ce serait très beau... Toutes les visites "objectives" de la chambre à coucher doivent quand même avoir un crucifix, et je le voudrais aussi pour moi.

 

Et puis le reste de votre lettre. Un grand merci pour tout cela. Oui, vous devez avoir grandement raison; se proposer et porter est la plus belle profession. Je ne vais jamais l'oublier. Vous voyez, vous donnez toujours un si beau sens à ce que je vis; vous le comprenez tellement mieux que moi et il est pour moi tout à fait vrai que votre direction donne à ce que je vis une plénitude de sens et de grâce.

 

Le 5 avril 1941 - Comme j'ai écrit chaque jour, je veux au moins commencer aujourd'hui ma lettre que vous ne pourrez recevoir que lundi. La nuit dernière a été bonne, avec beaucoup de prière; une pensée m'accompagnait pour ainsi dire toujours : Trinité. Pourquoi cela justement, je ne sais pas. C'était pour moi comme si j'en faisais l'expérience comme on expérimente et qu'on comprend quelque chose; auparavant il n'y avait pas de problème car depuis quelques mois cela me semblait tout à fait clair, non pas théologiquement clair peut-être, pas spéculativement non plus, mais simplement clair sans grandes considérations; et maintenant beaucoup a été compris d'une certaine manière, je voudrais presque dire "vécu personnellement à l'intérieur"; le "personnellement", vous ne devez pas le comprendre comme si j'y avais part, même de la manière la plus éloignée; pour moi "personnellement", impossible autrement que comme ceci : Dieu ne peut être compris autrement que comme Fils et Père et en même temps Esprit Saint, tout à la fois dans l'unité et la multiplicité, "découlant l'un de l'autre et formant un tout indissoluble". Pour moi c'est clair comme le jour à travers mes difficultés d'expression et leur maladresse, "impossible à rendre, même pour vous". Bien que je sache que je suis incapable de vous décrire cette expérience, je devais quand même essayer de le faire pour que vous sachiez ce qui se passe.

 

Et puis des heures mouvementées avant le voyage à Olten (pour les funérailles de sa belle-mère); quelques cas difficiles, médicaux, et une communion incroyable, "présence ressentie et acceptée" en quelque sorte "jusqu'au bout".

 

L'enterrement de ma belle-mère fut quelque chose de très remarquable; un vieux pasteur tout sec qui semblait n'avoir aucune idée de Dieu, ne parla pas une seule fois de lui pendant tout le service - à part la prière finale - mais construisit le tout comme une apologie d'Emil. Émouvant pour moi en quelque sorte, comme une suite des descriptions de la Sœur hier, et cependant cela avait quelque chose de presque païen. Dans l'ensemble, à la fin de cette semaine, je suis bien fatiguée parce que j'ai l'impression que je suis un cocktail, secouée sans fin. Ce n'est pas une plainte. Car vous savez que je suis heureuse et je remercie Dieu de ce que ces journées soient aussi pour vous pleines de grâces.

 

Dimanche après-midi. Il y a une naissance en route à la clinique Saint-Joseph; une femme d'un certain âge, premier enfant, très grand, bassin de la mère trop étroit; travail de l'enfantement : faible. S'annonce en tout cas pour après minuit. Et je ne peux pas dire : pensez-y, car vraisemblablement ce sera fini quand cette lettre sera entre vos mains.

 

Beaucoup d'affaires et de petites affaires pour un dimanche; et dans tout cela, à différentes reprises, des anges; tout à l'heure j'avais justement le sentiment que je devais faire attention pour passer au milieu d'eux.

 

Je me réjouis beaucoup de l'approche de mardi soir; j'ai besoin d'un bon coup de peigne après ces dix jours. Cela me fait de la peine que je ne puisse pas mieux vous informer, mais c'est justement pour moi aussi tellement peu clair, tellement en dehors de tout chemin tracé. J'ai lu cent pages de sainte Thérèse (Thérèse d'Avila). Cela, sur votre ordre. C'est beau, mais je suis actuellement comme une éponge totalement imbibée, il y a tant de choses qui sont imprimées sans lettres, que pour la lecture il y a très peu de don d'assimilation.

 

Nuit du dimanche 6 avril 1941 - Ça a commencé à l'église; le Christ à côté de l'autel de la Vierge était comme vivant, il indiquait son coeur; et quand je détournais de lui mon regard, il y avait en lui comme un léger mouvement qui rappelait sur lui mon attention, sans cesse, non par contrainte, ni contre nature, ni d'une manière importune; c'était simplement comme ça, sans fatigue pour moi, mais comme allant de soi. - A la maison, Il fut là tout à coup, sans préavis, tout près de mon bureau et je voulus poser la question : "Comment ce sera?", mais je ne dis rien car il dit à peu près ceci : "J'ai souffert davantage ; la plus grande brusque déchirure est à supporter car il n'y a pas de solitude là où je suis, et dans mon coeur tant de choses se trouvent enfermées". A ce moment-là, il indiqua son coeur, comme à l'église; le tout ne dura que la fraction d'un instant; et quand il disparut, je vis à nouveau la Mère de Dieu comme à une certaine distance. - Et disparaît le sentiment de très grande lassitude, de ne plus se trouver soi-même - dans le plus profond bonheur -, le sentiment de l'éparpillement. Maintenant je ne suis plus seulement heureuse, je suis en quelque sorte "égalisée", revenue à l'équilibre. Difficile à décrire. Mais je sais que vous comprendrez cela aussi.

 

Les notes du P. Balthasar concernant la semaine de la Passion et la semaine sainte, de 1941 à 1965, il les a détachées de son "Journal" pour les rassembler en un volume spécial : "Kreuz und Hölle" I (plus de quatre cents pages). Pour l'année 1941: "Kreuz und Hölle" I, p. 17-37. Il n'est pas possible de reproduire ici ne fût-ce que l'essentiel de ce volume. Le P. Balthasar ("Adrienne von Speyr et sa mission théologique", p. 28) résume comme suit ces périodes de la vie d'Adrienne. "Ces 'passions' se terminaient par la grande expérience du samedi saint, caractéristique d'Adrienne. Elles découvraient chaque année de nouveaux 'paysages' théologiques. Le plus habituellement, il ne s'agissait pas tant de revivre les scènes historiques de la Passion à Jérusalem, que d'éprouver les états d'âme de Jésus, dans leur plénitude et leur inimaginable diversité. C'était comme si des cartes géographiques de la souffrance se dessinaient, qui n'avaient jusque-là que trop de taches blanches, de régions inexplorées, à tel point qu’Adrienne, au cours de pauses et après coup, était capable de décrire clairement les étapes de son expérience".

Le P. Balthasar passa la semaine de Pâques 1941 à Sion où il reçut plusieurs lettres d'Adrienne. En voici des extraits.

 

Samedi saint 12 avril 1941 - (N.B. Pour comprendre un peu les deux extraits de lettre de ce samedi saint, avoir à l'esprit qu'Adrienne vit encore dans l'expérience de la descente aux enfers : elle est elle-même et elle ne l'est pas, elle est comme séparée de tout et d'elle-même). Au cabinet de consultation, ce samedi saint; il n'y a personne. Mon cher ami. Très lentement, absolument sans joie, mais pas du tout d'une manière conventionnelle, monte en moi la première prière spontanée : O Seigneur, quand tu m'auras rendu de participer au péché, à la joie et à la souffrance, donne-moi, donne-moi de porter à nouveau; donne-moi de porter ce que tu veux et autant que tu veux, mais donne-moi de porter. - Voyez-vous, mon cher ami, quand j'étais auprès de vous avant trois heures, j'avais le sentiment que le plus dur aujourd'hui était de ne plus avoir part au péché (plus encore celui des autres que le mien) et maintenant je sais que l'insupportable est sans doute que là où je suis il n'est plus question du tout de porter; tout est si incroyablement vide, il n'est plus possible de porter là quelque chose, comprenez-vous? Maintenant où tout est état, où tout est marqué par la passivité absolue, sans le moindre soupçon de lutte - car dans le combat l'âme conduit encore la raison -, je pense que le manque de solidarité dans le péché et dans la joie, mais également le manque de tâche à accomplir, étaient là dès le début; mais je ne l'ai compris que lentement, parce que me manquait toute connaissance d'un tel vide, et les contours de ce qui manquait ne se cristallisent justement que lentement. Cela inclurait un tragique infini si je ne savais par vos paroles que l'aujourd'hui n'est qu'un passage - et ma raison n'a encore jamais été trompée par vous; alors pourquoi le serait-elle maintenant? Et comme il y aura un réveil, vous me le promettiez du moins, je prends l'audace de prier au moins que la charge me soit rendue.

 

Nuit de samedi 11 H 30 - Si maintenant encore j'écris, pour ainsi dire dans une lassitude insupportable, c'est pour que vous receviez encore une idée de cette journée; est-ce que demain je pourrai encore sentir aujourd'hui? Je ne le sais pas; c'est pourquoi je vais essayer de le décrire. - Pour le dîner, Mlle de G.; conversation sur la politique, interrompue par d'innombrables coups de téléphone. A un certain moment, elle me dit qu'elle aurait voulu utiliser notre tête-à-tête pour parler religion; j'étais incapable d'en saisir l'occasion, car qu'aurais-je à donner aujourd'hui? - A l'heure de la consultation, je vous ai écrit quelques lignes, puis quelques femmes sont venues; rien de particulier. Puis arriva ma mère, inattendue; elle me couvrit de reproches au sujet des points de vêtements (c'est-à-dire des tickets de rationnement), j'étais trop indifférente pour m'en émouvoir.

 

Puis quatre visites chez des malades, puis l'hôpital Sainte-Claire et l'inévitable injection de camphre; Sœur Annuntiata me raconta beaucoup de choses sur la Passion et me pressa très fort de venir le soir du jour de Pâques, car les chants appris par elle étaient si beaux. Nous allâmes voir le Père B. pour lui demander la communion pour moi la semaine prochaine parce que le Père M. va à Sion. J'étais incapable de parler de communion. Sœur Annuntiata lui expliqua la chose ; le Père trouva la fréquence incompréhensible, du moins m'a-t-il semblé. Mon amie expliqua la chose aussi bien qu'elle le put, mais je ne cessai de penser que je ne peux pas comprendre comment je pourrais m'éveiller de nouveau à la joie; qu'il fasse avec la communion comme il veut, je suis incapable de me battre pour cela dans mon état actuel. Mais finalement tout s'arrangea. Puis encore une longue conversation avec la Sœur sur ce qui m'est vraiment arrivé; c'était horrible de ne rien dire parce que je pensais que peut-être les paroles me rendraient accès aux autres. Je me tus. - A la maison m'attendait une infirmière, fille de pasteur, qui me raconta une épouvantable histoire d'amour; elle sanglotait à faire pitié, je trouvais le tout effrayant, en quelque sorte théoriquement effrayant, mais j'étais incapable de trouver un seul mot de consolation. Puis ma mère fit de nouveau irruption. Elle dit tout ce qu'elle n'aurait justement pas dû dire aujourd'hui. - Puis la fête de la résurrection. C'était pour moi un tel tourment que je regrettai une fois encore la promesse faite à la Sœur; je savais que pour le moment je ne pouvais ni comprendre ni souffrir d'une manière ou d'une autre. Plus fatiguée que jamais, je rentre à la maison tout à fait épuisée; devant la porte, il y avait Madame S., elle m'avait attendue toute la journée, elle était si contente de m'avoir maintenant et elle est restée de 9 H 30 à 11 H 30; elle n'a cessé de parler; j'étais à plusieurs lieues de distances et le plus beau était qu'elle ne cessait de dire qu'il était si consolant de parler avec moi. - Et pensez qu'il m'était dur de me taire, que je n'ai jamais eu le besoin de raconter quoi que ce soit à Madame S., qu'aujourd'hui j'aurais souhaité lui montrer le tourbillon qui m'assaille, car il est dur de vivre tout cela sans un secours humain. O Dieu, donne-moi de porter à nouveau!

 

Pâques 1941 - Dimanche après-midi 4 H - "Loué soit Jésus Christ dans l'éternité. Amen. Je ne puis commencer autrement que par ce cri car il contient tout, et même si je vous écrivais une lettre très longue et encore plus longue, je ne pourrais pas mieux tout résumer. - Vous êtes donc totalement libéré. Le sentez-vous? Dites oui, car il n'est pas possible que vous ne le sentiez pas complètement aujourd'hui; et moi aussi je suis libérée, à vrai dire d'une manière tout à fait inespérée et sans l'avoir voulu; cela rend heureux, mais il est encore beaucoup plus beau et plus comblant de savoir que tout a été reçu pour vous et pour d'autres - que Dieu lui-même détermine et déterminera aussi à l'avenir - et que, par grâce, j'ai aussi été emportée. - Au sujet d'hier, il y a encore beaucoup à dire : ce sera pour plus tard; aujourd'hui j'en suis encore incapable, surtout pas maintenant justement. Je ne peux encore rien mettre en ordre, je veux simplement vous rapporter les événements, en quelque sorte d'une manière chronologique, et cependant davantage comme ils me viennent à l'esprit. - Le bonheur qui est en moi n'a pas été là tout d'un coup, il est né presque prudemment, et il ne cesse de croître; je sais qu'il va prendre encore plus de clarté et plus de force de pénétration pour parvenir jusqu'aux autres. - Vers une heure, j'ai été me coucher sans prendre de livre; sur ma table de nuit il y avait les deux images que vous m'aviez apportées; j'essayais de les regarder, je ne pouvais pas, elles n'appartenaient pas à mon monde. Le crucifix au mur n'était pas à contempler, il n'était pas hostile à proprement parler, mais en tout cas pas exaltant; il n'appartenait pas à mon monde. - Je ne pouvais pas non plus prier; c'est-à-dire que je répétais la prière de l'après-midi et j'ajoutais à peu près ceci : Mon Dieu, si tu peux bénir, alors je t'en prie, bénis tous ceux pour lesquels je te prie d'habitude. Mais tout cela n'allait pas de soi, cela devait être extorqué, et au milieu de tout cela des visions, "des horreurs entassées, trop horribles pour être contemplées et trop étrangères pour être vécues". Puis vint pour moi un état de demi-sommeil tandis que beaucoup de choses encore étaient perçues, mais comme avec autant d'indifférence que durant la journée, mais aussi plus loin. - Vers quatre heures, je vis tout à coup un mouvement dans la chambre, c'était comme si l'obscurité se mouvait et l'odeur de cadavre fut là avec une grande violence, beaucoup plus forte que le jour précédent, si vous voulez, presque insupportable, presque plus encore par sa soudaineté que par sa pénétration, et elle disparut au bout de deux ou trois minutes. L'étrange en fait n'était pas l'odeur par elle-même, mais bien plus qu'elle ait simplement été là pour manifester qu'elle disparaissait; et plus elle disparaissait, plus la chambre se remplissait en quelque sorte de "présence". Puis je fus tout à fait éveillée et étrangère à moi-même, étonnée qu'il y eut encore en somme une présence, et très lentement grandit en moi un sentiment qui me sembla nouveau et qui avait pourtant beaucoup de ressemblance avec ce que j'avais déjà expérimenté, quelque chose comme le bonheur; je ne pouvais pas le saisir tout à fait, j'hésitais en quelque sorte intérieurement à le reconnaître. Et puis la vie entra dans la chambre, du réel; des anges étaient là, et puis au bord du lit, tout près, le grand ange, celui de l'Annonce. Son visage n'était plus du tout sévère comme lors de l'examen. Il disait : Ce qui avait justement été prévu pour le moment est maintenant accompli. Je devrais me souvenir plus tard que le moment présent, même si je ne peux pas le comprendre, a été le plus grand don, et la mission qui pouvait maintenant m'être confiée n'est pas seulement difficile, elle est belle aussi. Il y a maintenant quatre points à remarquer : la vision avec des humains qui tendaient vers le haut et ceux qui se précipitaient vers le bas, les jeunes filles, la patrie et les prêtres, jusqu'au plus haut dignitaire... Puis Lui fut présent, il posa trois doigts aux trois endroits de mon front et dit avec un geste de bénédiction de la main droite : "Je suis en toi et avec toi". - Puis tous disparurent; il resta dans la chambre une incroyable présence, je m'agenouillai au pied de mon lit... Quatre heures sonnèrent quand je me remis au lit; je dormis jusqu'à six heures environ, je me réveillais au bruit des chorals de Pâques à la tour de la cathédrale; le premier était : Te Deum laudamus; j'écoutai et alors commença en moi la véritable action de grâce, l'allégresse et un peu de compréhension; et je pus à nouveau prier, prier vraiment, comme c'était ma joie auparavant, et je prie encore maintenant, même si c'est la plume à la main, et j'avais de nouveau une mission, il m'était permis à nouveau d'aimer. Je ne sais pas comment ces trois derniers jours resteront en moi, mais le nouveau réveil d'aujourd'hui restera inoubliable, je crois. - Je dormis encore jusque vers neuf heures; je me levai malgré un coeur des plus pitoyables, Madame S. vint me chercher, et nous allâmes à la messe à l'église Sainte-Claire. Au Gloria, j'entendis la voix des anges : le cadeau pour l'ami était accordé, d'autres aussi étaient aidés, la disponibilité devait demeurer. - Combien vous aviez raison de me dire qu'on devait faire tout ce qui nous venait à l'esprit; je pense - presque avec fierté - que mon cadeau pourrait se laisser voir! (Ah! encore une fois cette effrontée d'Adrienne!). - En écrivant au sujet de cette "effrontée d'Adrienne", j'ai remarqué tout à coup que j'avais une faim de loup, car il y avait longtemps que... A la cuisine, j'ai trouvé des œufs de Pâques et je les ai gobés car je suis absolument seule, et cependant vraiment entourée de présence et de bonheur, et je veux vous remercier pour le 1er novembre.

 

Je fais maintenant une pause dans cette lettre bien que j'aie encore infiniment à dire, mais je suis bien fatiguée de toutes ces peines; pour quelques jours je dois en venir à une certaine forme de repos - repos physique - pour pouvoir continuer. Car maintenant seulement cela se dénoue. Combien je m'en réjouis! La vie qui me reste encore m'est doublement donnée et précieuse pour moi car elle ne m'appartient plus. Quel bonheur c'est d'être catholique ! - 7 heures. Je ne suis pas encore capable de faire grand-chose de raisonnable, car le bonheur se fait toujours plus grand... Mon cher ami, quand vous serez là, nous devrons parler une fois sérieusement... - Dans cette longue journée, je n'ai rien fait d'autre que prier et vous écrire; et pourtant comme elle a passé vite... - Une chose encore pour ce matin de bonne heure; l'ange a dit aussi : "Tout a été accompli dans l'amour; l'ami, les autres et toi, vous avez été libérés par ton amour pour le Christ et pour les hommes et pour l'ami, mais aussi par l'amour de l'ami pour le Christ, et par l'amour du Christ pour toi, pour l'ami et pour les hommes". A peu près comme ça; il me semble qu'il utilisait moins de mots, mais le sens était tellement celui-là que je peux difficilement le rendre autrement. - Ma lettre est peut-être très incohérente mais une joie forte m'habite toujours. J'aurai besoin de jours et peut-être de mois pour en faire le tour en quelque sorte, mais le bonheur est en moi, je remercie Dieu et Jésus et la Sainte Vierge et la petite Thérèse - elle me devient très chère - et aussi saint Ignace, et encore beaucoup d'autres, et omnibus sanctis, et tibi Pater".

 

Lundi matin 1 H (14 avril 1941) - Je viens de lire dans la feuille paroissiale : l'humiliation de la confession est sans aucun doute un sacrifice. C'est le doyen qui écrit cela et cela m'est incompréhensible. Ce sont mes péchés qui sont humiliants et non la confession. - Il y aurait encore beaucoup à dire sur les péchés. Je me plaignais récemment de ce que plus je vais, plus j'avais part à tous les péchés du monde. Aujourd'hui après l'horrible délivrance hier de tous les péchés de mon prochain, c'est presque une libération d'y avoir part à nouveau - si paradoxal que cela puisse paraître -, peut-être aussi parce qu'il est possible d'aider à porter. Je ne saisis pas encore tout exactement.

 

Lundi après-midi, presque 5 heures - Une nuit entière de sommeil, peut-être avec des rêves, mais avec des rêves qui étaient comme une grande prière; de temps en temps un très court réveil causé physiquement par un arrêt du cœur, moralement par l'impossibilité de saisir tant de bonheur. - Rien d'objectif ne s'est passé depuis hier. Après la communion, j'avais le sentiment qu'on pouvait demander infiniment plus dans la prière, et je le fis. - Avec le temps vous devriez, s'il vous plaît, m'enseigner un peu de théologie, car pour le moment il m'est difficile de parler du catholicisme; jusqu'à présent je pouvais toujours avancer avec ce que j'ai vécu quand je n'en savais pas plus. Maintenant il doit rester beaucoup de profonds mystères, et alors, pour mes réponses, je voudrais avoir davantage de cordes à mon arc pour ne pas m'empêtrer tout d'un coup dans l'inexplicable. - Je craignais que la nuit signifiât une coupure par rapport à hier; elle n'a apporté qu'une intensification; c'est incroyablement beau, je ne fais que planer; de temps en temps je dois vraiment taper du pied par terre pour reprendre contact avec le sol. (Cela ne doit pas être pris pour de l'orgueil, mais c'est à peu près vrai). Physiquement, cela va tout juste ; même pour un coeur sain, cela aurait sans doute été beaucoup ; moralement je suis extrêmement heureuse même si je suis encore meurtrie, mais maintenant de joie. Et cela me remplit aussi de bonheur de penser que vous m'avez tant aidée à porter cette nuit-là. - Prier à proprement parler, je ne puis encore le faire que très peu; tout est plutôt une prière conduite, presque comme en rêve, tout est présence qui m'accompagne, que je ne puis que laisser faire sans y faire quelque chose. Seules les prières "promises", les deux Angelus, je les ai balbutiées aujourd'hui d'une certaine manière avec peine. Sinon rien que de l'étonnement et laisser faire. Je me suis longuement appuyée au parapet de la terrasse, simplement étonnée. Absolument aucune activité.

 

Le 15 avril 1941 - Une chapelle pleine de présence. Communion. Suscipe, Domine, universam meam libertatem : j'avais appris cela cette nuit; a été dit souvent, sans doute pas toujours avec la même facilité. Vous savez, je suis submergée de bonheur, et de tant de choses; je me sens plus qu'indigne et j'exulte. - Vous savez, après coup et à certains moments aussi durant le temps lui-même, c'est un grand bienfait que vous ayez été là. Je me réjouis de votre retour et de ce que nous pourrons parler ensemble de tout cela, quelques heures bien tranquilles n'importe où, l'Evangile à la main, car je brûle de lire la Passion et je ne peux y réfléchir toute seule, tout est encore trop proche, malgré la fin si comblante. - Cette nuit, je voulais dormir par terre et, quand je commençais, j'ai pensé que vous ne seriez pas content du tout, et je me suis mise au lit presto presto. Surtout pas de rouspétance dans ma joie, pensais-je. Peut-être n'auriez-vous pas rouspété du tout.

 

Le 16 avril 1941 - La sécurité est si grande ces jours-ci que je suis portée à travers toutes sortes de situations embrouillées et toutes sortes de choses dures, peut-être aussi qu'une nouvelle dose de patience m'a été donnée; nous verrons si je pourrai l'économiser convenablement; prions pour cela, car il faut beaucoup, beaucoup de patience. - Peu à peu je suis tellement remplie de questions que je me réjouis encore plus de nous revoir; vous savez, je n'ai guère de vue d'ensemble; je ne cesse de m'étonner, et je prie, et je voudrais pouvoir distribuer à pleines mains ce que j'ai reçu, car il est clair pour moi que j'ai reçu infiniment beaucoup même si je ne peux pas comprendre totalement tout ce qui s'y rapporte. Ce matin, j'essayais de tirer quelques lignes à travers les dernières semaines, mais je ne suis plus très consciente de la chronologie; tout s'est passé si follement vite et j'ai été si démesurément secouée que je ne vois pas d'ordre dans ce qui s'est passé, bien que je sache qu'il existe quelque part une continuité... Je suis de nouveau prête à tout, mais aussi à tout pour autant que Dieu me donne la force de tenir le coup. - D'une manière générale tout est consolant bien que maintes choses ici ou là soient et deviennent insupportablement difficiles; car je sais très bien que pour moi c'est le commencement des épreuves ou de l'épreuve, naturellement je ne sais pas s'il faut le singulier ou le pluriel, mais je sais qu'il sera à nouveau demandé de connaître des obligations, mais dans la joie actuelle c'est beau; de temps en temps je me sens tellement entourée de votre prière que mes forces "potentielles" s'accroissent d'une manière incroyable. Je prie beaucoup pour vous, pour les jésuites. Cette nuit, j'ai eu une espèce d'entretien avec saint Ignace; je lui expliquais tout ce qui se passait avec les jésuites, comme je le comprends; il écoutait d'un air avisé, mais il disparut sans répondre. La prière fut alors si pleine de grâce que je sus à nouveau que tout a un sens et un bon sens. - Je continue à lire sainte Thérèse, mais vraiment pour vous faire plaisir parce que c'est un peu ennuyeux de lire tant de choses sur la prière quand on vit justement dans la prière. Je me réjouis d'avoir terminé ces chapitres, parce que ce que je voudrais savoir de Thérèse, ce sont les faits, presque sans additions. Ne vous fâchez pas.

 

Le 16 avril 1941 - 9 heures du soir. Il y a des instants, très fugitifs seulement, indescriptibles, où je saisis tout à coup presque totalement ce que cela veut dire appartenir totalement à Dieu, être possédée par lui; la plénitude est alors si grande que la respiration en devient difficile; je suis alors tellement mal que je n'en peux plus et en même temps aucune action ne me paraît assez audacieuse; il y a alors une libération totale qui est en même temps engagement le plus intime; le bonheur fait alors tellement mal que la douleur est inévitable. Vous ne pouvez pas vous en faire une idée avec ce que je viens de dire, et pourtant combien je voudrais vous le dire; mais il est vraisemblable que ces jours-ci vous vivez quelque chose de semblable et vous trouverez alors les mots pour présenter le paradoxe sous une forme ou sous une autre. - Et cet amour qui était et qui est en moi grandit toujours, il me remplit plus que jamais; c'est comme si c'était un nouveau-né; jusqu'à présent je vous en ai fait part un tant soit peu selon des principes; et quand je priais, je disais souvent : Bénis tous ceux que j'aime et bénis ceux que je ne peux pas supporter. Où sont ces derniers? A certains moments je ne sais plus. Et l'amour est si grand que je voudrais le partager sans faire de choix; il est suffisamment grand, tous peuvent en avoir leur part. (Ceci ne doit pas être pris pour de l'orgueil, c'est certainement vrai, senti et vécu en même temps). Au cours des consultations, il y avait toujours ceux que j'aimais et ceux que je supportais : les maniérés, les compliqués qui font tout un drame de leurs bobos; et maintenant je remarque que ce sont justement ceux-ci qui ne connaissent pas assez l'amour, qui sont privés de la grâce, et elle leur manque, et il faut leur donner de l'amour pour remplacer la grâce que Dieu ne leur a pas encore accordée. Et je commence à comprendre, presque encore comme un balbutiement, que l'amour de Dieu, transformé en nous en amour humain, peut aider à attirer Sa grâce. Et cela fait partie du plus grand don que Dieu nous a fait à vous et à moi. Combien est beau le peu de vie qui se trouve devant nous si nous pouvons transmettre vraiment l'amour de Dieu jusqu'à la fin. C'est le même amour qui doit chasser en quelque sorte de nous l'ultime lâcheté pour que nous puissions être à la hauteur de ses exigences. Et je prie : Donne-moi plus à souffrir et plus à porter si par là tu me donnes davantage de ton amour à transmettre. Comment pourrais-je jamais vous remercier de m'avoir conduit sur ce chemin ? - Et à côté de cela, la vie quotidienne avec tous ses détails, les petits et les plus petits, et de temps à autre un étonnement presque amusé au sujet des exigences du prochain, du ménage, etc. Pas toujours très facile de mettre en harmonie les deux vies, et cependant ce que nous appelons le quotidien fait presque partie aussi d'une prière ininterrompue. - Quand, il y a presque onze mois, j'ai pu m'agenouiller pour la première fois, je n'imaginais pas combien j'allais pouvoir m'agenouiller. - Dormez bien, mes prières vous accompagnent, vous ainsi que les jésuites. Votre Adrienne.

 

Jeudi - Par ailleurs cette nuit, la Mère de Dieu et un ange furent là, sans rien demander, uniquement pour apporter la bonté de leur présence. C'était tout à fait merveilleux, presque comme une main fraîche sur un front brûlant. J'ai eu tellement peu de sommeil cette nuit que je suis un peu plus fatiguée que d'habitude, mais c'était si bon.

 

19 avril - Le P. Balthasar est de retour à Bâle. Adrienne est plus disposée que jamais à faire ce que Dieu attend d'elle. - Revient sans cesse la question de savoir ce qu'est l'ascèse, ce qu'on pourrait vraiment faire pour Dieu. "J'ai tendance à lui interdire tout ce qui serait extravagant, par exemple : dormir par terre. Elle l'a pourtant fait il y a quelques nuits, au moins pour quelques heures". Elle : on devrait pourtant faire quelque chose, cela elle le sait. Le P. Balthasar : Oui mais pas pour forcer Dieu en quelque sorte, pour compenser la grâce en quelque sorte. Elle : Naturellement, pas dans ce sens! Mais on ne peut pourtant pas demander sans arrêt à Dieu des choses... sans montrer aussi qu'on est sérieux, qu'on est prêt à s'engager. Elle a un besoin si fort de s'offrir à Dieu de cette manière, et elle a souvent le sentiment qu'on doit être des paratonnerres de la grâce comme de la colère de Dieu. Du moins ce serait d'une certaine manière son ministère particulier. Non que ces choses aient en elles-mêmes quelque valeur; le plus pénible justement est qu'elles sont si insignifiantes. Mais elle doit faire quelque chose pour montrer ses sentiments et l'insistance de sa prière. Naturellement on ne peut pas faire quelque chose comme ça pour soi, mais toujours quand il s'agit d'obtenir quelque chose pour les autres, surtout pour les grandes causes de l'Eglise. - Là-dessus le P. Balthasar lui permet de faire tout ce qu'elle pouvait sans nuire gravement à sa santé et à la condition de lui dire ce qu'elle entreprend dans ce sens. - Dans les consultations d'Adrienne viennent peu à peu des patients d'un tout autre genre. Il n'y a pas à chercher pourquoi. Il semble qu'il y ait quelqu'un à la paroisse Saint-Joseph qui fait de la propagande pour elle. Et ce sont pour la plupart des cas de conscience, des occasions de confession. Pour la plupart, ce sont des jeunes filles avec des problèmes intimes. Peut-être les jeunes filles dont a parlé la Mère de Dieu? Elle commence à étudier de manière plus intensive les ordres et congrégations existants pour se faire une idée de ce qui existe.

 

30 avril - Jours paisibles, sauf que la plaie du coeur ne cesse de se faire remarquer. Un jour il y avait comme de continuels coups de lance, très douloureux. Le soir, elle s'aperçoit que sa chemise, dans la région du coeur, est lacérée de plusieurs déchirures juste à l'endroit, la plupart petites, l'une de plusieurs centimètres de long. Même chose la nuit. Le drap est même déchiré maintenant à l'endroit correspondant. - Depuis le 29 avril, le matin elle voit de nouveau les anges et elle peut participer à toute la messe, de son lit, sous forme de vision.

 

Depuis le dimanche 27 avril, beaucoup de choses ont changé intérieurement. Elle a des expériences qu'elle essaie de décrire en balbutiant, cependant elle ne cesse de s'interrompre parce qu'elle ne trouve pas de mots pour faire comprendre ce qu'elle a vécu. Plusieurs choses se recoupent : la profession au quotidien, puis une espèce d’éloignement incessant par rapport à ce quotidien, une sorte d’extase; finalement l'état qui consiste à se donner et à être prise continuellement. Ce dernier point a la forme d'une prière extatique qui se répète souvent et qui l’emporte tout simplement. Ce n'est cependant pas l'extinction totale du sens du temps et de la conscience du monde, mais cela se passe "dans un contact" avec le temps. Les périodes de ravissement - une demi-heure ou plus - sont comme fermées sur elles-mêmes si bien que, lorsque quelque événement interrompt sa prière, elle n'en est pas brusquement arrachée, mais elle est comme doucement "déposée à la fin". Jusqu'à présent il n'est pas encore arrivé, lorsqu'elle était ainsi surprise, qu'elle n'ait pas pu aussitôt se reprendre. Le P. Balthasar n'a pu apprendre que peu de choses sur le contenu de ces extases; il semble que ce soit des visions d'un genre tout à fait intellectuel. Ni visions sensibles, ni considérations spirituelles, mais quelque chose au-delà des deux. - Depuis ces nouveaux états, dit-elle, l'amour pour le prochain a tellement grandi en elle qu'en comparaison avec ce qui précédait il est comme de l'eau bouillante à côté de l'eau froide. - Mais grandit en même temps aussi le sentiment insupportable de l'écart entre son indignité et la grâce qui lui est donnée. C'est le pire qu'on peut souffrir. Et dans ce domaine il ne servirait à rien de devenir "parfait" ou "meilleur", car plus on avance, plus la faille se fait béante. Et cependant, dit-elle, on ne peut pas tenir et on ne peut pas reculer. Il n'y a donc aucune issue à sa situation. Il y a quand même une question, celle de savoir si elle ne reculerait pas de fait, car les fautes et les péchés qu'elle commet maintenant, comparés à ceux d'autrefois, sont beaucoup plus grands, même si extérieurement ils semblent les mêmes, car ils sont maintenant plus conscients parce que commis face à une si grande grâce. - Elle se plaint d'une solitude croissante. Elle ne peut parler qu'avec le P. Balthasar de ce qui la touche. Tous les autres sont loin et étrangers. Et c'est justement l'amour croissant pour le prochain qui la rend si solitaire parce que personne ne comprend ce qu'elle veut et sait vraiment et ce qu'elle ne peut non plus expliquer à personne. Tout cela paraîtrait ridicule si elle essayait de l'expliquer. La nuit, elle voudrait souvent bondir de son lit et se précipiter dans la rue pour distribuer ce qu'elle a à donner aux hommes, mais quand le matin elle se lève fatiguée, elle voit que cela ne va pas de cette manière, qu'on doit recommencer cette "dissimulation" quotidienne. - "La grande Thérèse", dit-elle, parle tellement d'illusions dans les visions! Pourquoi vraiment? Ses propres visions, un tel sentiment d'évidence, d'origine divine, de présence de Dieu les accompagne toujours, de sorte qu'il n'est pas du tout question d'illusion tant que dure la vision. Après coup il est possible certes qu'on y voie des choses qui n'y sont pas. Là il peut y avoir illusion. - Le P. Balthasar lui explique que l'illusion est sans doute toujours exclue là où l'on ne "s'entraîne pas à la mystique" et où il n'y a pas de curiosité dans la réception des grâces. La plupart des illusions en ce domaine ne viennent pas du démon en tout cas, mais de l'homme lui-même qui s'écarte de la juste disposition. Ces pensées la réjouissent grandement. Une pierre de cinquante kilos lui est ôtée du coeur, explique-t-elle. Elle ne veut rien avoir affaire avec la moindre sorte d'une mystique consciemment cultivée. Ce qui se passe en elle n'a rien à voir avec quelque chose de ce genre. - Il y a le diable. Il ne vient pas dans l'extase mais quand celle-ci est achevée. Il vient le plus souvent sous forme de doutes sur l'authenticité de ce qui a été vécu, sous forme d'objections : tout cela "n'a aucun sens", on perd son temps; sous forme de découragement. On reconnaît le diable tout de suite à sa nature refroidissante, accablante. - Maintenant, dit-elle, il lui est beaucoup plus demandé qu'avant la Passion. Auparavant elle s'était offerte, mais sans savoir pourquoi. Elle ne connaissait pas encore la souffrance par expérience. Elle pensait autrefois que le pire qu'elle pouvait endurer, c'était de fortes crises cardiaques. Dans la Passion, elle a appris que des choses toutes différentes étaient les plus mauvaises. C'est-à-dire 1. la solitude, 2. la honte, 3. le doute (au sujet de tout), 4. le sentiment d'être perdue. Et elle doit maintenant s'offrir constamment à ces choses, en présence d'une souffrance connue. Il lui est demandé d'acquiescer justement à cette possibilité, de l'embrasser au milieu de la joie de Pâques et sans y reconnaître une opposition à cette joie. - Elle a le sentiment que le "pire" viendra un jour, qu'il y aura une "fin avec effroi". Par exemple en haut d'un bûcher dans un complet abandon; personne à qui s'accrocher, dans le doute le plus pur, dans le total abandon de Dieu. Elle pourrait bien mourir un jour dans une situation de ce genre. En tout cas la Passion qu'elle a endurée n'est certainement pas la dernière. - La première Passion, elle a voulu la souffrir pour une personne déterminée. Est-ce qu'elle pourra de nouveau orienter la prochaine vers un but précis, elle ne le sait pas. Il lui semble plutôt que ce ne sera plus possible. - Dans l'ensemble, dit-elle, il ne s'agit toujours que d'une seule chose : le courage. Il n'est demandé qu'une chose : qu'au moment décisif on "ne se sauve pas", on ne s'enfuie pas. Dieu n'en veut pas plus et n'en demande pas plus. - Encore une conversation sur la nature de l'ascèse. Que peut-on donc faire pour Dieu? Je lui explique qu'en tout cas il y a pour elle des limites fixées : la santé, la maison qu'elle a à tenir, la profession, la bonne réputation. Dans ces limites, elle a le champ libre. "Bien, réplique-t-elle, mais maintenant dites-moi ce que je dois commencer dans ce champ. Tout me semble si bête et si nul de ce que j'essaie. Je n'accomplis même pas quelque chose d'ordinaire ; à cause de mon coeur, je ne peux même pas dormir par terre toute une nuit, mais seulement peu de temps". L'hiver, elle a souvent au lit plusieurs bouillottes parce que sa faiblesse cardiaque fait qu'elle a froid. Si ces bouillottes brûlantes entrent par hasard en contact avec sa peau, elle ne s'écarte pas, elle l'endure jusqu'à la brûlure. Tout ce qu'elle trouve est plus ou moins "bête". Ne peut-on vraiment pas faire un jour quelque chose de "juste"? Pour que Dieu voie bien que notre offre est sérieuse.

 

5 mai - Une semaine d'extases continuelles. Dès qu'elle est seule, elle est prise là où elle se trouve ou en marchant. Elle ne veut pas parler du contenu parce que tout est si "bouillonnant", encore tellement en désordre. Le plus difficile est encore toujours le clivage entre les deux vies : l'intérieure et l'extérieure. Comme le P. Balthasar lui explique que cela aboutira à une compénétration toujours plus grande des deux existences, elle comprend très bien, car elle voit déjà le début de cette compénétration. Le présent est un stade intermédiaire. - La nuit, peu de sommeil, beaucoup de souffrances, mais aussi de grandes consolations. Le jour elle est fatiguée, mais elle le supporte volontiers.

 

8 mai - Une fois encore, en un seul jour, une chemise a reçu cinq trous, les uns à côté des autres, des entailles plus grandes et plus petites, correspondant au nombre de coups de lance qu'elle a ressentis. Ce sont des trous d'environ cinq centimètres de longueur.

 

Nuit du 8 au 9 mai - La nuit la plus bienheureuse qu'elle ait jamais vécue jusqu'à présent. Un bain d'amour et de ravissement, de longue durée, non comme la plupart du temps jusqu'à présent comme un état éphémère. - Jésus et Marie étaient présents dans sa chambre avec toute l'évidence d'une présence physique. Elle était tout à fait éveillée. Entre les deux, un peu en arrière, il y avait une grande et sombre croix, un peu plus grande que Jésus. La croix n'avait pas pour ainsi dire le même degré de réalité, ce n'était peut-être qu'une image, elle "faisait partie de l'arrière-plan". Adrienne demande (sans paroles) : "Pourquoi est-ce qu'il y a cette croix?". La réponse vint de Jésus : "Parce que tu es la petite sœur de Jésus sur la croix". (Elle ne sait plus exactement s'il a bien été dit "petite"). Elle demande encore : "Et qu'en est-il du frère choisi?". Jésus dit : "Ce n'est pas le frère choisi, c'est le frère donné". Là-dessus Marie prend la parole et dit comme sans réfléchir et comme en passant : "Eh bien, il sera le frère de Jésus sur la croix". - Très étrange lui paraît souvent le temps dont elle dispose. Récemment, raconte-t-elle, elle quitte à 11 heures et demie précises la chapelle de la maison des étudiants et elle va à l'hôpital Sainte-Claire. Là elle fait quatre visites, puis elle ausculte à fond une femme de la tête aux pieds ; elle a ensuite une longue conversation avec Sœur Gertrude, puis une autre avec Sœur Annuntiata, et puis encore avec deux autres Sœurs. Et pourtant à 12 heures 15 elle est à table, place de la cathédrale. Comment cela se passe, elle ne le sait pas. Elle a souvent le sentiment qu'on devrait faire plusieurs choses en même temps, comme les unes dans les autres. Autrement elle ne peut pas se l'expliquer.

 

Dimanche 11 mai - Elle ne raconte que lundi au P. Balthasar les événements de ce dimanche. Il lui est très difficile de le faire. "Toujours au moment décisif elle s'arrête et dit : Non, elle ne peut quand même pas dire cela, cela lui reste dans la gorge, c'est quelque chose d'affreux, quelque chose d’horrible. (Des introductions de ce genre n'ont rien d'affecté, j'en ai connues le plus souvent quand il s'agissait de décrire une grâce extraordinaire visible extérieurement). Elle avait une terrible angoisse de pouvoir être placée elle-même en pleine lumière. Mais vous ne croyez pas que je suis quelqu'un de particulier?" - Vers 11 heures et demie elle était allée à l'église Sainte-Marie pour la messe. Le Professeur B. était chez elle et elle est donc arrivée en retard. Le sermon était presque fini. Il semble avoir été mauvais. Adrienne en tout cas était agacée, énervée. Elle dut rester debout, puis après le sermon elle trouva un strapontin dans la nef latérale. Elle veut se calmer, s'enfonce tout de suite dans une prière intérieure qui se transforme aussitôt en une prière "conduite". Tout à coup elle perçoit, claire et distincte, une voix, sans voir personne. "Il se feront des miracles aussi par tes mains" (sic en français; sic également pour l'orthographe). Sa première réaction fut un violent : "Non! Pas cela!" exprimé de tout son être ou pour mieux dire : crié. Elle se hérissait contre cela de toutes les fibres de son être. Elle aurait presque crié tout haut, raconta-t-elle après. Elle resta dans un état de totale hébétude, comme "effarée" (c'est son mot); cependant aussitôt, toujours dans cette hébétude, elle dit le Fiat, puis le Suscipe. Mais ce n'est qu'à la communion, au moment de la recevoir, que se dénoua le combat intérieur et elle s'enfonça dans une mer de bonheur. - Par la suite, à la réflexion, elle craint que cela aurait pu être, peut-être, une voix démoniaque qui voulait se jouer d'elle. "Je lui demande si, au moment où elle l'avait entendue, elle aurait aussi pu le croire. Elle répondit absolument par la négative".

 

Mercredi 14 mai - Le soir, elle raconte l'histoire suivante : elle a été appelée auprès d'un garçon d'environ quatorze ans. Depuis un jour environ, il avait de terribles douleurs, il hurlait si fort que ses parents dans la maison ne pouvaient plus le supporter et ils étaient dehors, devant la maison, avec plusieurs personnes. Elle entra dans la chambre du garçon, lui ordonna de cesser ces cris, ce qu'il fit aussitôt, sur quoi les douleurs aussi cessèrent. Elle donna encore pour la forme quelques indications et quelques remèdes bien qu'elle n'eût aucune idée de ce qui pouvait avoir manqué au garçon. Le soir elle téléphona encore pour demander de ses nouvelles; le garçon était rétabli. - La semaine dernière, il s'est encore passé ceci : elle était à pied dans une rue animée. Parmi beaucoup d'autres gens, elle croisa aussi une diaconesse devant laquelle elle resta brusquement interdite, elle souligna ce "brusquement"; cette fois-là et aussi plus tard en d'autres occasions, il lui vient à l'esprit comme un éclair : "Est-ce que cette personne n'est pas nue?" Et cependant au même instant elle se disait qu'elle portait des vêtements. Ce n'est pas qu'elle ait vu son corps à travers ses vêtements ou comme si la femme n'avait pas eu de dessous. D'abord il lui fut impossible de préciser ce qui l'avait frappée à proprement parler. C'était comme si un grand alpha privatif - c'est sa propre expression - s'était trouvé devant la personne tout entière. Alors elle comprit tout à coup que cette femme n'était pas dans la grâce. Tout en elle était comme mort, sans vie, sans sens, sans expression. En continuant à marcher, elle remarqua qu'elle pouvait distinguer maintenant parmi les autres personnes celles qui étaient en état de grâce et celles qui ne l'étaient pas. Cela avait été une expérience très désagréable. Cependant cette capacité de discernement cessa aussitôt qu'elle rencontra des connaissances, et chez elle aussi, avec les siens, elle ne vit plus rien. Cela continua ainsi deux ou trois jours. Puis le caractère importun de l'expérience disparut; seule resta la capacité de ce discernement dès que son attention était dirigée expressément sur ce point.

 

Dimanche 17 mai - Le soir, longue conversation avec le P. Balthasar. Elle ne raconte ce qui suit qu'avec beaucoup d'hésitation et avec beaucoup d'arrêts. L'événement du dimanche précédent, qui avait promis les miracles, avait été précédé de deux autres. Un jour, une voix lui était parvenue qui avait dit : "Il se feront des guérisons par tes mains" (sic littéralement pour ce passage en français; sic aussi pour l'orthographe). Elle avait considéré cela à vrai dire comme assez naturel, avait pensé à de quelconques "forces" qu'elle pourrait recevoir, pas différentes essentiellement de certaines facultés qui lui avaient déjà été données. Elle était déjà habituée à toutes sortes d'affaires. De la sorte, elle ne tenait pas pour quelque chose de "particulier" la guérison du garçon par exemple qui a été racontée plus haut; des choses de ce genre étaient déjà arrivées assez souvent. - Plus tard, une autre voix s'était fait entendre qui avait dit : "Tu seras une de celles qui encouragent". Cela l'avait remplie d'une grande joie. Parce que c'est justement cela qu'elle désirait ardemment. - Ce n'est que la troisième voix, dans l'église, qui lui avait montré tout à coup que cette élection avait le caractère d'une charge. C'était à peine supportable! Dans le ministère de la consolation, on est comme l'instrument ou le porte-parole de Dieu. C'est beau. Mais ici cela devient dangereux! Parce que ici, le plus souvent sans doute, au moment de la décision on éprouve de l'angoisse devant la "possibilité" et alors on renonce. On sait même que la main de Dieu est maintenant étendue et qu'on devrait la prendre et on n'ose pas. Elle demande au P. Balthasar de beaucoup prier, ce qui n'est pas dans ses habitudes. Prier pour Adrienne, c'est dommage pour le temps, disait-elle autrefois à l'occasion. - A l'hôpital Sainte-Claire se trouve une jeune patiente d'Adrienne. Au début, son mal était tout à fait anodin. Le 14 mai, Adrienne avait décidé, en raison de certains symptômes - mauvaise odeur, etc. - de faire un lavage d’utérus. Par la suite la fièvre monta brusquement au-delà de 40 degrés (sans doute en raison d'une maladie qui n'avait pas complètement disparu et qui n'avait pas été dite au médecin); le vendredi après-midi, plus de 41; une péritonite aiguë se déclara, d'abord localement limitée, puis gagnant tout l'abdomen qui était dur comme pierre au toucher. La patiente était presque inconsciente. Adrienne l'ausculte, lui palpe le corps. Puis dans une sorte d'anxiété et sans la moindre "pieuse" pensée ou le moindre pieux "sentiment", presque avec une sorte de scepticisme et d'exigence : "Mon Dieu, montre maintenant s'il est réellement vrai, s'il est réellement possible...", et elle pria. La paroi abdominale s'assouplit sous ses doigts, s'affaissa. Durant la courte scène, la Sœur était occupée dans un coin de la pièce. Très excitée et troublée, Adrienne se rendit aussitôt à la chapelle de la maison et se mit à prier. L'après-midi, elle revint à l'hôpital sans oser se risquer dans la chambre de la patiente. Elle resta une heure entière dans la chapelle, pria pour toutes sortes de choses, en proie à une forte angoisse avant la visite des malades. Puis elle entra. La patiente était guérie; elle avait mangé tandis que jusqu'alors elle avait tout vomi, la fièvre était descendue à 37,3. Le samedi, la fièvre avait disparu et la patiente était assise dans son lit. La Sœur, qui accompagne Adrienne hors de la pièce, lui demande entre deux portes : "Vous ne trouvez pas que c'est un miracle?" Adrienne tressaille intérieurement au terme, mais elle se reprend vite et dit : "Des choses de ce genre arrivent de temps en temps". La Sœur : "Mais c'était quand même une vraie péritonite?" - "Oui, c'en était une, mais elle est maintenant passée". - "Le même soir, entretien sur la mystique. Ce qui se passe chez elle, dit-elle, n'est pas vraiment de la mystique mais quelque chose d'autre. Je le lui concède dans le sens que, dans l'histoire de la mystique, les grâces de Dieu ont souvent été mêlées à du training psychologique. Elle ne cesse de dire que ces choses n'ont rien à voir avec elle, la pauvre, la mauvaise Adrienne. Mais Dieu a trouvé un jour son plaisir à accomplir des choses par elle au-delà d'elle". - Les souffrances de la Passion sont toujours présentes de manière latente. Quand elle présume trop de ses forces, son dos lui fait mal de la même manière que le vendredi saint. Ses mains, elle les sent maintenant parfois plus fort, continuellement un peu. La couronne d'épines lui fait souvent très mal; toujours quand "il y a l'une ou l'autre chose", c'est-à-dire quand elle a pris sur elle une souffrance d'expiation ou quand elle a quelque chose d'important à demander à Dieu. La plaie du coeur, elle la sent vraiment toujours, plus ou moins fort, elle fait maintenant tout à fait partie de son être. Les pieds, qui l'avaient fait souffrir le plus durant la Passion, elle ne les sent plus. - La souffrance de substitution, pensée qui la remplit totalement et autour de laquelle tout est centré après comme avant, est tout son bonheur. Ce qui donne le plus de joie en ce monde est de savoir que la souffrance peut être pleine de sens pour les autres, et qu'on peut prendre sur soi ou abréger la souffrance des autres. Elle dit qu'en certains cas on doit diriger sur soi la foudre de Dieu. - Durant cette semaine, elle a été impliquée dans une histoire de procès écœurante et insensée qui lui avait été intenté par des parents éloignés. Elle fut d'abord indignée d'une injustice aussi flagrante. Au bout de peu de temps, elle accepta tout avec calme. En même temps, elle reçut son congé concernant les conférences qu'elle faisait à l'école des mères. C'était le premier congé qu'elle ait jamais reçu de sa vie, et cela de la part de la directrice, une dame du même rang qu'elle dans la bonne société de Bâle, et après qu'on lui ait très souvent exprimé là la plus grande satisfaction pour son travail. Ce congé, ainsi qu'elle le disait avec un mélange d'humour et de sérieux, l'a "profondément blessée" dans son sens de l'honneur. La raison en est clairement sa conversion. - La nuit précédente, elle avait fait une telle pénitence (en étant au pied de son lit pour prier, elle avait pris une certaine position qui était particulièrement douloureuse pour sa plaie au coeur) qu'elle était tombée sans connaissance. Cette expérience lui donna une certaine "mauvaise conscience" parce qu'elle avait entrepris plus qu'il ne fallait de son propre chef. Mais le matin suivant, quand elle ouvrit la lettre qui lui donnait son congé, elle apprit à comprendre qu'une humiliation de l'esprit imposée de l'extérieur atteint de manière beaucoup plus importune et plus sensible que toute souffrance physique qu'on s'inflige à soi-même. Elle n'avait encore jamais prié pour obtenir des humiliations de ce genre, elle ne le fera pas non plus à l'avenir, elle ne priera que pour les porter avec patience au cas où il s'en présenterait. - Toute la journée, ne font pas défaut de petites piqûres qui lui sont portées de tous côtés. Il lui vient peu à peu à l'esprit qu'il y a là une sorte de "système" et elle se promet de porter toujours plus volontiers justement ce genre de choses. - Le dimanche de bonne heure. La nuit, après avoir été très excitée par des conversations, elle a eu l'une des plus fortes crises cardiaques qu'elle ait jamais eues. Deux cents coups à la minute jusqu'à ne plus sentir le pouls. On va chercher le Professeur Gigon. Au bout d'une demi-heure, cela va mieux. Normalement la crise aurait dû être mortelle. Il lui paraît tout à fait étrange de vivre encore. Elle avait compté mourir sûrement.

 

23 mai 1941 - L'essence miraculeuse continue. Le Professeur Gigon, avec sa ration, ne va qu'une fois par semaine en voiture à l'hôpital Sainte-Claire. Adrienne y va au moins une fois par jour et fait de plus quelques autres trajets. Cela commence à frapper les gens, on demande comment elle fait. L'urgence d'acheter une voiture électrique se fait par là encore plus grande.

 

Ascension - Très tôt le matin, une vision étrange de l'entrée du Christ au ciel. Cela dure assez longtemps. Le Christ, Marie, Ignace, une foule immense d'anges et de saints. A l'arrière-plan : du mouvement, des groupes. Au premier plan, un tableau fixe de totale réalité. Rien n'est dit. A part un mot du Christ qui s'est tourné vers Adrienne : "Voici comment nous sommes". Elle-même est parmi les autres, on ne fait pas particulièrement attention à sa présence, mais elle est indiciblement heureuse.

 

Vers le 20 mai - Deux visions avec saint Ignace. La première, au cours de sa consultation. Par hasard, elle lève les yeux de son bureau et voit un beau paysage de montagne avec un sentier montant entre des buissons. Ignace, en habit de pèlerin, monte jusqu'en haut, d'un pas très léger, sans charge - et c'est cela qui doit manifestement lui être montré. Il dit alors ces paroles mystérieuses : "Je suis là où tu n'es pas". Elle ne comprend pas le sens de cette apparition bien qu'elle y réfléchisse longuement. - Le lendemain matin, dans sa chambre à coucher une deuxième vision : dans un coin de la chambre a été construite une tour. Elle se mit à grandir bien que personne n'y mît vraiment la main. Elle s'édifiait comme d'elle-même. Il y avait des anges à proximité, mais ils ne mettaient pas la main à l'ouvrage. Et pourtant les pierres s'ajustaient une à une. Alors saint Ignace lui explique : quand on est "là-haut", cela se construit comme tout seul. Ce n'est qu'ici-bas que tout ce qu'on fait n'avance qu'avec tant de peine et au milieu de tant de résistance et de lassitude. Maintenant elle est encore ici et elle doit peiner. Alors elle comprit aussi le premier tableau : l'absence de charge quand on est là-haut. Tandis qu'elle-même, avec son coeur, ne peut tout simplement pas aller jusqu'en haut de la montagne.

 

Samedi 24 mai - Après un refroidissement qui se traîne depuis des semaines, J. est hospitalisé depuis quelques jours à l'hôpital Sainte-Claire. Il a beaucoup de fièvre. Jeudi, après l'avoir examiné, Adrienne était vraiment soucieuse; cela pouvait bien se passer, mais cela pouvait aussi donner un abcès pulmonaire ou un empoisonnement du sang. Subjectivement, J. se sent très mal, il est fatigué et plus encore déprimé. Cette nuit du vendredi au samedi, elle prie pour l'amélioration de son état subjectif. Que l'angoisse et l'inquiétude lui soient enlevées. Elle ne voulait pas demander plus, c'est comme si elle n'osait pas être importune et prier directement pour sa guérison. Là-dessus elle a elle-même - pour J. - une très mauvaise nuit. Le matin, le P. Balthasar et Adrienne vont ensemble en voiture ensemble à l'hôpital comme la veille. J. a 37,2 de fièvre après avoir eu plus de 40 des journées entières. Il a eu une bonne nuit et se sent dispos. Mais l'examen objectif de la maladie, comme il en résulte de l'auscultation, est encore exactement celui de la veille : une sévère pneumonie. Lors de l'examen médical auquel le P. Balthasar assistait, Adrienne a de la peine à ne pas crier et pleurer, comme elle le dira après. J. demande si la fièvre va remonter. Elle est troublée et répond un peu agacée qu'elle ne le sait pas, qu'on doit en tout cas s'attendre à tout. Elle est hors d'elle-même parce que dans sa pratique médicale elle n'a encore jamais vécu un tel écart entre le subjectif et l'objectif.

 

Dimanche 25 mai - J. n'a plus de fièvre, il se sent guéri. Le P. Balthasar voit la radio faite trois jours avant, qui montre avec toute la netteté désirable une sévère pneumonie. A l'hôpital circule la rumeur que des miracles se produisent. La pensée que l'affaire pourrait être ébruitée est pour Adrienne insupportable. - Ces derniers jours, deux apparitions de saint Ignace. Une fois il se trouvait avec deux anges dans la chapelle des étudiants quand j'y entrais avec Adrienne pour lui donner la communion. Elle voulut involontairement me tirer par la manche et me dire : "Vous les voyez?", mais elle se maîtrisa. - Les événements de l'hôpital ne l'accablent plus autant depuis que je lui ai recommandé une attitude filiale sans bornes qui laisse faire à Dieu ce qui lui semble bon. "C'est, dit-elle, vraiment la seule pensée qui me console : qu'au fond je n'ai absolument rien à faire avec toute la chose". Longue conversation avec son mari sur des questions religieuses, surtout sur la Mère de Dieu. Elle sent qu'intérieurement il ne comprend rien à la chose et elle est malheureuse de ne pouvoir la lui faire comprendre. A cet instant, elle sent la main de la Mère de Dieu qui lui caresse la joue. Elle est si saisie qu'un instant il lui est impossible de continuer à parler. Elle n'a pas vu Marie, dira-t-elle plus tard, mais elle a su pourtant d'une absolue certitude que c'était sa main. - Elle réfléchit souvent au sort de son premier mari qu'elle avait aimé d'une profonde amitié. Il était cependant mort apparemment incroyant après avoir quitté la paroisse évangélique. Et cependant, dit-elle, elle n'a sans doute jamais vu un homme aussi pur que lui. Cette nuit, avant de s'endormir, elle a vu deux mains étendues vers le bas, qui la bénissaient : la main du Christ et en dessous la main d'Emil. Cela l'a comblée de bonheur. Depuis lors, le sort de son premier mari ne l'inquiète plus jamais. - Elle ne comprend pas pourquoi elle n'a plus de crainte respectueuse devant les saints, ou bien elle met cela au compte de son impudence innée. Certes elle comprend qu'on peut s'agenouiller devant l'autel d'un saint. On le fait quand on lui demande d'intercéder pour nous, donc quand on prie Dieu par lui pour ainsi dire. Mais quand des saints lui apparaissent, ses rapports avec eux sont tout à fait familiers. Il ne lui viendrait pas à l'esprit, dit-elle, de sauter du lit quand un saint lui rend visite la nuit. Ils sont là tout simplement, et on est là tout juste un peu ensemble. Cela fait plaisir et cela rend heureux, mais ce n'est pas pour cela qu'on devrait se lever. Même quand elle prie les saints pour quelque chose, elle n'a pas besoin de s'agenouiller. Même avec Marie, c'est la même chose. Un grand amour, quelque chose d'indiciblement bienheureux émane d'elle. En sa présence, on est heureux comme un petit enfant. Rien de plus. - Adrienne ne recevra qu'au mois d'août la voiture électrique. Je lui demande à nouveau si elle a toujours de l'essence. Elle, innocemment : "J'en ai reçu en cadeau". Moi, insistant : "La question est de savoir de qui!" Là-dessus, elle, éclatant et avec vivacité : "C'est quand même fou!" - D'une manière générale, elle n'a rien infléchi de sa nature, même dans les expressions. "Vous savez, le tout est vraiment super !" Ou bien : "Le catholicisme est vraiment une religion super!" Elle ne cesse de me reprocher de l'avoir fait "entrer dans cette histoire", pour ensuite me remercier tout de suite à nouveau abondamment de lui avoir montré, comme elle dit, l'accès à la vraie vie. - Une nuit, elle est entourée de démons. Elle reconnaît toujours leur présence à un certain froid spirituel, surtout à des doutes. Elle est tracassée extérieurement bien que, comme elle dit, cela n'a pas été grave. Elle est traitée durement, serrée au bras gauche. Le matin, son bras est parsemé de taches noires et bleues qui ressemblent à des empreintes de doigts. J'ai vu son avant-bras, et elle assure que le haut du bras est encore pire. Elle espère, dit-elle en riant, que cela aura disparu avant le temps des manches courtes. Elle ne ressent pas de douleur à ces endroits.

 

Pentecôte - Le P. Balthasar est à Lyon pour les jours de la Pentecôte. A son retour, elle lui raconte ce qu'elle a vécu lors de la fête. Il y eut une préparation. La nuit de vendredi à samedi eut lieu comme durant la semaine sainte cet "examen" dans lequel est examiné à fond si tout est "authentique" et "inattaquable", si vraiment elle est prête à tout ce qui pourrait lui être demandé. Le tout a été cette fois plus pressant encore parce que maintenant elle connaît les "matières". Cela lui inspire un peu d'angoisse, surtout la question de savoir si son oui n'est pas une illusion, n'est pas devenu une sorte d'habitude qui ne tiendrait peut-être pas au moment de l'épreuve, si, dans son âme, inconnu d'elle, au-dessous de ce oui, il n'y aurait pas encore un non quand même. Elle a expérimenté douloureusement qu'au moment décisif un mouvement instinctif de recul l'emporte. Comme explication, elle donne deux exemples. Le premier était un rêve quelques jours auparavant. C'était comme si la ville subissait un violent bombardement; le ciel était rouge et une grande rumeur d'hommes criant et blessés remplissait l'air. Alors elle aussi fut prise d'angoisse et elle voulut se tapir dans une cave, "à plat ventre". Alors seulement s'était présentée la réaction, le sentiment que de par sa profession elle était là pour aider les autres hommes et donc qu'elle devait sortir au danger dans la rue. Et elle s'était dit à elle-même si fort : "Eh bien non tout de même!" qu'elle s'était réveillée. - L'autre exemple était le suivant : il y a quelques jours, elle était agenouillée dans la chapelle de l'hôpital Sainte-Claire pour prier. Derrière elle, dans la chapelle, se trouvait l'une de ses patientes qui lui était particulièrement peu sympathique. La présence de cette personne la dérangeait dans sa prière. Le sentiment de se trouver devant Dieu avec elle "d'égal à égal" lui paraissait comme une irruption dans son intimité avec Dieu. Il lui fallut un certain temps pour s'en "débarrasser", ce qui finit par se produire. - Le P. Balthasar commenta ces deux exemples en disant qu'il y avait en l'homme des premiers mouvements qui précèdent le volontaire, des instincts purement naturels (il ne voulait pas parler des mouvements de concupiscence peccamineux) qui, en tant que tels, ne sont ni bons ni mauvais et qui, surmontés par la volonté, font la maîtrise de soi et le bien au point de vue moral. Elle répondit : Il est justement demandé aussi qu'on triomphe du "purement naturel", du "seul instinctif", afin que jusqu'à la racine tout dépende de la norme de Dieu. L'Esprit de Dieu veut justement se saisir des profondeurs. Il n'est plus permis d'avoir dans l'âme quelque chose de "purement naturel". - Cela se passait la veille. Le matin de la Pentecôte, elle se réveilla dans une mer de feu. Tout, le lit, elle-même, toute sa chambre se trouvait dedans. Le mur d'en face n'était plus du tout visible. Et ce n'est qu'en voyant ce feu qu'elle se souvint que c'était le jour de la Pentecôte. Elle était très heureuse, mais ce n'était pas un bonheur foudroyant. Le feu tout entier était en quelque sorte un pur état, il n'avait pas d'autre sens que lui, il était sans but, quelque chose qui brûle, satisfait, indifférent. Elle comprit seulement que la purification qui avait été exigée d'elle avait un rapport intime avec ce feu, s'accomplissait en lui sans qu'elle ait pu indiquer comment. Là-dessus, le feu fit un puissant vacarme qu'à la vérité on ne pouvait entendre d'une manière sensible avec les oreilles, mais qui faisait partie de sa nature. Un vacarme une fois encore totalement sans rapport, qui repose en soi, un "tintamarre" indéfinissablement multiple, comme quand un groupe d'enfants remplit de bruits tous azimuts la cour d'un jardin d'enfants, chacun faisant ses propres bêtises. Le feu dura assez longtemps puis disparut. - A l'église, vers onze heures et demie, elle vit comment devant elle sur un banc un garçon fut touché par un rayon de soleil oblique comme il y en a souvent à cette heure dans l'église Sainte-Marie. C'était un phénomène purement naturel. Pourtant elle vit ensuite tout à coup comme se rattachant à cette lumière, une immense flamme qui remplit toute la partie supérieure de l'église, s'inclina vers le bas et se dispersa là en de nombreuses petites flammes. Celles-ci descendaient sur les têtes des personnes présentes. Mais le feu ne fut "reçu" et absorbé que par un petit nombre. La plus grande part des flammes se retiraient en haut "déçues" (comme elle disait), parce qu'elles étaient éconduites. Cela remplit Adrienne d'un double sentiment étrange. D'un côté certainement une grande joie. Elle ne réfléchit pas pour savoir si elle-même était parmi les élus. Elle ne remarqua personne en particulier qui ait reçu la flamme, tout au plus que dans une partie de l'église elle fut davantage reçue que dans une autre. Ce n'est qu'en sortant après la messe, qu'elle sut qu'elle aussi avait reçu quelque chose. Sous le porche de l'église, elle vit une jeune fille qui avait reçu le feu, puis aussi un jeune couple. Le revers du bonheur était une grande douleur à cause des nombreux rejets. Elle s'était crue, dit-elle, comme en présence d'un accident dans une mine. On sait qu'il y en a tant et tant qui sont morts sous terre, il n'y a que peu de survivants. Les morts et les vivants sont remontés peu à peu, les femmes sont là et attendent. Le nom des morts est annoncé. Le voisin en fait partie, l'oncle, cet ami et celui-là... Est-ce que son propre mari, son fils, en seront aussi? On attend dans l'incertitude. Finalement il s'avère que les proches parents sont en vie. C'est une joie au milieu de la catastrophe, une joie qui en quelque sorte est honteuse parce que tant d'autres tout autour sont dans la peine et on se sent solidaire de ceux qui ont été touchés. C'est dans ce double état qu'elle passa tout le jour de la Pentecôte. - Les jours suivants, elle ne s'acquitte plus des prières vocales du soir. Cela ne va plus bien parce que maintenant cela prie en elle tout à fait de l'intérieur. Plus que par le passé, elle est maintenant "égalisée". Elle se sent en même temps plus seule et elle s'effraie de la possibilité qu'elle a pleinement reçue maintenant de lire dans les âmes de ceux qui l'entourent jusqu'au plus intime d'eux-mêmes. - Elle analyse pour moi une personne qui m'est très chère, qui n'avait parlé avec elle que brièvement; elle le fait avec une telle implacabilité - bien que tout à fait sans dureté et avec les plus grands ménagements à mon égard - qu'à partir de ce moment je sus à quoi m'en tenir sur la manière d'agir avec cette personne. Devant la justesse de son regard, aucun recoin de cette âme n'était resté caché. - Adrienne parle un jour avec le P. Balthasar de l'état de catholique, ce qu'elle fait avec prédilection. Et de sa surprise que tout soit devenu si totalement différent, inimaginablement différent de ce que cela semblait être autrefois de l'extérieur. Elle espérait en quelque sorte trouver la "vraie religion", le "juste chemin vers Dieu". Et maintenant elle est submergée de mystères porteurs de joie à couper le souffle, dans lesquels elle est introduite. Le tout est un bonheur unique, même le plus dur; l'angoisse elle-même fait partie de ce bonheur dans lequel les instants particuliers de bonheur, les fêtes, ne brillent que comme des points particulièrement lumineux. Mais le plus beau est toujours qu'on peut vraiment faire quelque chose pour les autres, qu'on est appelé à collaborer à l’œuvre de Dieu. - Le P. Balthasar sent tous les jours son aide par la prière, elle est strictement perceptible, il peut la constater pour ainsi dire de manière expérimentale. Même son mari, qui est étranger au domaine religieux, s'en est aperçu. Il a dit ce soir à sa femme que c'était quand même bon que le P. Balthasar l'ait, que c'était pour lui justement un bienfait particulier. Naturellement pour lui aussi et pour les garçons et les autres amis.

 

8 juin, dimanche de la Trinité - Le samedi soir tard, elle entre dans sa chambre à coucher. Comme une fois déjà auparavant, elle a le sentiment d'une présence innombrable et dense, elle doit pour ainsi dire à nouveau se frayer un passage à travers cette grande présence. Malgré cela, comme il est tard et qu'elle est fatiguée, elle se met aussitôt au lit. Mais elle sent ensuite que c'est quand même "irrévérencieux" de se coucher sans façons avec une telle présence. Elle s'agenouille au pied de son lit et elle est remplie de cette présence. Cela lui enlève les mots et les pensées. De temps en temps seulement, comme un "profond soupir", elle peut exprimer ses désirs : G., B., S., G., les jésuites... Tout à coup apparaît Marie qui commence à lui expliquer la nature du feu la nuit de la Pentecôte. Elle dit avec fermeté et grande bonté qu'il ne suffit pas de se trouver simplement dans le feu et d'en jouir un peu, c'est tout l'intérieur qui doit se changer en ce feu. De là découle une grande obligation et une grande responsabilité. Là-dessus, Adrienne fait dans la prière un sérieux examen de conscience (l'une des rares fois où cela lui arrive, sinon elle ne peut pas se familiariser avec cet exercice). Elle se voit elle-même et tout son état. Elle découvre certaines choses tout à fait concrètes qui sont à changer ou à supprimer : elle est exubérante, elle se fait toujours passer pour meilleure qu'elle n'est, et d'autres choses de ce genre. Là-dessus elle s'endort. - Le lendemain au réveil, Marie se trouve encore là et à côté d'elle saint Ignace. Ignace a en main une espèce de mètre ou de coudée qui porte des encoches. Il tient la coudée verticalement, elle voit l'extrémité inférieure dans sa main, on ne voit pas l'autre extrémité, elle se perd dans les hauteurs; elle doit exister sans doute mais on ne peut pas la voir. Marie lui explique le sens. La coudée indique la croissance possible de l'âme : ce qu'on pourrait être si Dieu remplissait et possédait totalement l'âme; ce que Dieu avait en vue pour nous. Ignace lui montre que ce qu'elle est maintenant ne peut pas encore être rendu visible sur le mètre : ce n'est qu'une petite poussière, un rien. Ce fut une connaissance terriblement rude. Par chance, dit-elle, Marie était là. Parce qu'Ignace est toujours si sévère bien qu’au fond il soit très bon. Mais c'est justement son rôle d'exiger toujours le maximum, de montrer l'absolu. - La comparaison lui a montré la totale incommensurabilité des efforts humains par rapport à la grâce. On devrait se donner un mal fou pour que finalement il en sorte quelque chose. Il n'est pas du tout question de répondre adéquatement à ce qui est exigé. On pourrait dire : nous n'entrons pas en ligne de compte, mais nous sommes pris en considération. C'est comme si un génial professeur de mathématiques, dans son cours, traçait au tableau un calcul énorme; tout est rempli de chiffres, des choses incroyablement compliquées auxquelles les élèves ne comprennent plus rien depuis longtemps; ils sont là simplement et ils regardent. Ils se donnent un mal prodigieux pour happer un soupçon de quelque chose, mais ils ne suivent plus l'ensemble depuis longtemps. Survient alors au beau milieu d'une énorme dérivée : deux fois deux. Un élève particulièrement zélé, emballé d'avoir compris quelque chose, crie de derrière : ça fait quatre! Et le professeur le remercie d'un sourire de le lui avoir rappelé si aimablement. Et il continue ses calculs. Telle est notre coopération aux calculs de Dieu. Nous ne faisons rien que ce que Dieu pourrait aussi faire lui-même et plus simplement. Et cependant nous sommes associés. Tout cela devait se déduire de cette coudée. "Quand vous aurez tout fait, dites : nous sommes des serviteurs inutiles". - Mais elle a relevé encore un autre sens à cette coudée, qui était lié immédiatement au premier, et même inséparable de lui. Elle comprit que ce que nous saisissons de la Trinité de Dieu et, d'une manière générale, tout ce qui est caché en Dieu, ne ressemble qu'à une petite poussière sur la coudée, comparé à ce qu'on ne comprend pas. Nous avons certes part à l'Esprit Saint. Et Jésus peut nous apparaître. Mais si magnifique que ce soit, ce n'est finalement pas commensurable avec ce que Dieu est en lui-même. - Mais tout cela n'est pas inquiétant ni triste comme on pourrait le penser. Seulement sérieux. C'est comme si, devant ce qui est absolument sans espoir, on se voyait saisir ou faire quelque chose de réel, ou aboutir à quelque chose. Et plus on perçoit quelque chose de la grandeur de Dieu, plus on voit aussi qu'on est soi-même néant. Il y a une comparaison incessante. Mais justement avec le désespoir de ne jamais pouvoir monter dans la coudée, on apprend également la grande nécessité de se donner un mal maximum et d'être totalement disponible. Le "Suscipe" est depuis longtemps sa prière préférée. (La prière de saint Ignace commence par "Suscipe", c'est-à-dire "Prends". Voici cette prière : Prends, Seigneur, et reçois toute ma liberté, ma mémoire, mon intelligence et toute ma volonté, tout ce que je possède. Tu me les as donnés : à toi, Seigneur, je les rends. Tout est à toi, disposes-en selon ton entière volonté. Donne-moi ton amour et ta grâce, c'est assez pour moi). - Elle dit aussi que ces jours-ci elle a pu pour la première fois se souvenir du vendredi saint avec une joie totale. Au début, cela avait été une porte anxieusement fermée. La seule pensée de ce qu'elle avait souffert la faisait frémir. Puis elle a commencé à lire la Passion, d'abord lentement et souvent sans pouvoir aller plus loin quand le souvenir l'accablait. Elle sentait tout en tremblant à nouveau. Mais maintenant elle peut y penser paisiblement. C'est comme si toute la souffrance était plongée dans le bonheur. - C'est l'un des innombrables paradoxes qu'il y a dans le catholicisme. Nulle part le calcul n'est juste. Souffrance, plus souffrance, plus encore souffrance donne à la fin une somme de joie. Et efforts, plus efforts, plus encore efforts donne à la fin zéro. Puis ce zéro est tout à coup quelque chose quand même par une transformation qu'on ne comprend pas. En même temps rien et quelque chose. Et il en est ainsi dans toutes les choses essentielles. On les voit pour ainsi dire clairement devant soi en leur intérieur, mais il est impossible de les exprimer.

 

9 juin - "Ce qu'elle a vécu hier, dit-elle, est ce qui est arrivé de plus beau jusqu'à présent". Je savais au fond déjà ce qui allait venir maintenant. Je pouvais déjà le deviner à la transformation que j'observais au cours d'une conversation avec P.G. qui était avec elle ce soir. La façon dont elle se mit à parler de l'essentiel directement et sans gêne dépassait encore son habituelle intrépidité, elle avait une autre nuance. En fait, elle dit que le monde intérieur et le monde extérieur s'interpénétraient, l'action et la contemplation commençaient à coïncider. Jusqu'à présent, malgré l'égalisation vécue, il restait toujours une fissure entre les deux mondes; la double vie permanente la fatiguait et la rendait nerveuse. Elle avait toujours le sentiment de négliger l'autre, et elle était donc constamment inquiète. Maintenant d'un seul coup, c'est changé. Maintenant elle est capable de s'engager directement, de transposer immédiatement l'intérieur. La transformation que j'avais observée dans cette dernière conversation s'exprimait aussi par le fait que ce qu'elle appelle son "sans-gêne" naturel est changé en un élan imposant et irrésistible qui va droit au but, au-delà de toutes les conventions, sans cependant être indiscret, en laissant tomber tout l'accessoire. - Elle médite à présent sur la possibilité d'une nouvelle communauté. Elle prend des notes sur tout ce qui lui déplaît dans les ordres et congrégations existants ou semble leur manquer. Elle connaît un certain nombre de jeunes filles cultivées qui ne font pas partie d'un monastère proprement dit mais qui devraient pourtant disparaître du monde pendant quelque temps pour se recueillir et se former intérieurement pour ensuite retourner dans le monde comme des forces valables.

 

Fête-Dieu - A chaque grande fête, il se passe quelque chose qui est plein de grâce; mais elle ne l'attend jamais d'avance. Quand elle pense à l'avance : qu'y aura-t-il à telle ou telle fête, quand la fête arrive, elle oublie cette attente et les grâces et révélations sont toujours totalement inattendues et surviennent par surprise. Cela vient chaque fois, dit-elle, "comme un soufflet". Et cependant non comme quelque chose d'étranger; mais quand c'est là, cela s'insère immédiatement aussi dans la vie terrestre. Cette fois, c'est une intelligence profonde de la nature de l'eucharistie et ce, dans son rapport avec la souffrance. Elle voit la nature du sacrement de l'autel dans une sorte d'effeuillage, d'émiettement du corps du Christ, de toute sa nature et de tout son être en un nombre infini de particules. C'est comme s'il était divisé en tranches microscopiques, infiniment fines et si nombreuses qu’on ne peut les compter, et cela dans un corps vivant, ou mieux : avec toute la conscience de son âme qui est également partagée. Le mystère de la présence réelle est ainsi bâti sur les mystères de la souffrance, en est une partie. Le dénouement de la croix est la libation du calice et les deux ne sont que l'expression de la volonté de se répandre totalement de tout l'être du Christ, divinité et humanité. C'est pourquoi sa perception du mystère fut pour elle comme une unique grande souffrance, elle se sent elle-même découpée, émiettée, déchirée en d'innombrables parcelles. Comme d'une manière générale, dit-elle, tous les événements dits joyeux de la vie de Jésus sont dans un rapport intime avec les douloureux. Puis à la fin de l'expérience, elle est comblée de béatitude. De même que toutes les souffrances ont ce côté intérieur de bonheur quand on est descendu tout à fait jusqu'à la lie. Enfin elle vit une foule innombrable d'anges, et elle reconnut que ce nombre réellement in-fini se trouve en relation intime et mystérieuse avec le nombre infini de parcelles et d'hosties de l'eucharistie, pour ainsi dire leur expression, leur symbole, leur représentation.

 

Jeudi 19 juin - Pendant toute l'octave de la Fête-Dieu, mauvaises nuits. Beaucoup de "contestation". Quelques visions de diables, elle voit fréquemment de petits diables. Se renouvellent aussi de temps en temps les taches et empreintes sur le bras. Le principal, ce sont les tourments spirituels : doutes, insinuation que tout est inutile. Très troublant et tourmentant, mais pas "épouvantable" au sens propre. - Hier soir, pour la première fois depuis longtemps, la plaie s'est remise à saigner. C'est la veille de la fête du Sacré-Coeur. Une fois encore, ce ne sont que quelques gouttes, mais accompagnées du sentiment intérieur qu'à ces gouttes correspondrait une grande perte de sang. Elle se sent infiniment fatiguée et vidée. Moralement aussi. - Ce matin, elle a vu le Christ sous une forme nouvelle : plus grand que nature, la partie supérieure du corps seulement, comme transparente (elle voyait les objets derrière dans la chambre). Aucun mot ne fut prononcé. Mais l'apparition fut d'une bonté et d'un amour indicibles, elle sembla aussi contenir quelque chose comme une grande promesse qui ne fut cependant pas précisée. - Quelques jours auparavant, Adrienne avait eu à faire avec un prêtre qui lui avait beaucoup parlé de mystique, mais d'une manière qui lui répugna profondément. Comme si la mystique était une voie qu'on pouvait décider soi-même d'emprunter, qu'on pouvait même conseiller et décrire aux autres! Pour ainsi dire pour les "âmes les meilleures"! Elle me dit qu'une mystique de ce genre est ce qui la rebute le plus; cela cache par derrière l'orgueil le plus désespéré dont on ne peut pas venir à bout parce que tout le laisse insensible. En soupirant, elle dit qu'elle devra maintenant sans doute prier aussi pour cet homme.

 

Vendredi du Sacré-Cœur - La nuit qui précède est tout à la fois dure et belle, remplie d'une foule de tableaux et d'intuitions qui en attendant grouillent encore dans tous les sens. Son lointain passé lui devint clair. Sa vie avec son premier mari lui fut présentée dans son sens propre et mise en ordre. Il lui fut montré comment tout cela l'avait conduite à l'amour du Christ. - Elle eut de nouveau la vision avec les âmes qui tendaient vers le haut et vers le bas. Mais cette fois, il y avait dans le tableau quelques âmes de plus qui tournaient la tête vers le haut. Et la voie qui montait d'en bas à droite vers en haut à gauche était devenue plus longue, elle débordait maintenant du tableau. Maintenant aussi deux anges tenaient le tableau qui auparavant semblait planer sans soutien. - Puis il y a aussi là des tableaux provenant de la nuit du vendredi saint, pénibles et en même temps apaisés. - Plusieurs fois, elle voit et ressent une sorte de dard enflammé venir sur elle, non pour purifier, mais pour consumer et emporter. Elle ne comprend pas tout d'abord ce que signifie cette flamme. Puis il lui est montré que c'est la foi qui emporte et ravit totalement l'être humain, et par là justement le corrobore et le remplit. - Finalement apparut de nouveau, comme le jour précédent, le même tableau du Christ plus grand que nature. Cette fois-ci elle voit le coeur, d'abord avec une proportion normale, brillant à travers les vêtements, davantage comme une sorte de reflet. Puis le coeur semble grandir; elle voit comment tout est contenu en son intérieur, et comment il est finalement si grand qu'on ne peut plus le voir. Lors de cette apparition, elle comprend pour la première fois (dit-elle) ce que veut dire "adorer". Vu de l'extérieur, cela ne semble être qu'une nuance dans sa prière, mais elle expérimente intérieurement combien est essentielle cette nuance qui maintenant domine tout. "Adorer", comme un acte d'amour qui est donné dans tout son être et le consacre. - Ces derniers temps, elle était souvent nerveuse. Plusieurs fois aussi, le P. Balthasar n'avait pas eu beaucoup de temps pour elle et il l'avait renvoyée un peu brusquement à plus tard. Elle avait souffert intérieurement de solitude plus qu'il ne l'avait pensé (étant donné qu'elle ne peut vraiment pas s'épancher ailleurs). Cependant cette solitude a également été "purifiée" cette nuit-là. - Au milieu de ces visions de la nuit, dans l'ensemble apaisantes et béatifiantes, elle eut tout à coup le sentiment qu'elle devait prier pour G.B, un ami du P. Balthasar. Ce sentiment la surprit brusquement et avec une sorte d'effroi. Elle avait le vague sentiment qu'il se trouvait dans l'un ou l'autre danger pressant, peut-être mortel. Elle ne savait pas de quoi il pouvait s'agir. Elle pensa d'abord à une menace d'ordre moral. Comme elle était si bien dans sa prière tranquille, elle répugna tout d'abord à se lever pour prier au pied de son lit. Mais l'exigence devint si pressante qu'elle se leva et pria longuement. Finalement elle eut la certitude - sans deviner pour autant de quoi il s'agissait - que l'affaire était maintenant réglée. Le lendemain matin, le P. Balthasar reçoit une lettre de la fille de G.B. Celui-ci avait été transporté à l'hôpital du canton de Zurich où le médecin constata une méningite; le jeudi soir, l'affaire avait semblé "imminente" comme disait le médecin. Beaucoup de fièvre, vingt-quatre mille leucocytes, violentes douleurs. Le lendemain matin, la fièvre avait disparu, les leucocytes avaient diminué de moitié. Le matin, le P. Balthasar téléphone à Adrienne et la met au courant de cette amélioration soudaine de G.B. sans savoir encore ce qui s'était passé la nuit. Au téléphone, elle était manifestement troublée, elle voyait le rapport avec l'événement de la nuit. Dans un premier temps, elle ne dit rien de sa prière. Dans le courant de la journée, tout s'éclaira. Adrienne était muette et troublée. Elle demanda au P. Balthasar : "Pourquoi donc toute cette mise en scène si G. devait guérir aussitôt?" - Autre chose qui a rapport avec cette nuit. Des tableaux et des promesses d'autrefois refont aussi surface, d'après lesquels dès sa mort elle pourra être une sorte d'ange gardien maternel auprès des personnes qu'elle aime. Une sorte de douce consolatrice qui, la nuit, peut s'approcher de leur lit et leur imposer la main pour les bénir. Et puis cette affirmation que dans la prière elle peut bénir comme "à la manière d'un prêtre", elle prononce le mot avec hésitation, parce que naturellement il y a une grande différence entre un prêtre et elle. Et elle voit dès maintenant les effets de ce genre d'activité. Deux vieilles femmes à l'hôpital Sainte-Claire, toutes deux atteintes d'une grave maladie de coeur, agitées et angoissées; chaque fois qu'elle leur a rendu visite, elles ont ressenti un apaisement et ont passé une nuit tout à fait calme. Une troisième patiente dans la même chambre, qui n'est pas traitée par Adrienne, a très bien remarqué la chose et elle lui demande si elle ne pourrait pas être traitée aussi par elle. Comme Adrienne refuse parce que cette femme a son propre médecin, la malade lui demande de passer au moins auprès de son lit et de lui tenir un instant la main. La bénédiction opère, cette malade se sent aussi soulagée et pour la première fois se remet à bien dormir. Je demande si elle a prié pour la guérison de ces deux vieilles femmes. Elle dit que non, et qu'il serait mieux pour ces vieilles si elles pouvaient mourir. Elle ne peut faire usage de "ces moyens" que lorsqu'elle voit un cas d'absolue nécessité, que tout le lui indique clairement, la situation extérieure et la voix intérieure. Dimanche 22 juin - Les deux personnes âgées de l'hôpital sont toujours en vie bien qu'elles soient arrivées tout à fait "à échéance". Elles vont manifestement mieux. Mais Adrienne ne croit pas qu'elles s'en sortiront.

 

26 juin - De nouveau longue conversation sur les saints. Elle trouve vraiment qu'il n'est pas juste de faire tant de bruit autour des procès de canonisation. Les meilleurs saints sont ceux qui sont cachés. Et qu'a-t-on comme échelle pour mesurer la sainteté? Certainement pas ces faveurs particulières de Dieu telles qu'elles lui sont accordées à elle aussi. Nous parlons des grâces "gratis datae". Elles ne sont pas une échelle de mesure de la sainteté, mais elles peuvent aider à croître en sainteté. Elle m'explique comment plus on reçoit de ces grâces, plus il devient évident que cela n'a rien à voir avec celui qui les reçoit. C'est Dieu qui agit et, par contraste, on reconnaît toujours plus profondément sa propre indignité. Et cela non seulement au moment où il utilise quelqu'un comme instrument, mais en quelque sorte toujours. On n'a pas besoin de recommander particulièrement à ces personnes de ne pas s'élever, de "s'humilier", les événements sont une humiliation suffisante. Quand hier s'est produit à Zurich la guérison extraordinaire de G., au téléphone avec le médecin de Zurich elle a eu l'impression d'être comme un enfant pris sur le fait, elle était vraiment honteuse et elle aurait voulu rentrer sous terre tellement l'affaire lui était pénible. "Et quand le soir je lui ai dit : Ce fut quand même une belle fête, elle répondit : Oui, sûrement, seulement le Bon Dieu m'a joué aujourd'hui un mauvais tour". - Elle trouve donc déplacé de faire tant de bruit autour des saints. Elle n'envie pas ceux dont on dissèque ainsi la vie après la mort et auxquels on ne laisse au ciel aucun repos. Il lui semble que la "fabrication" des saints à Rome est en quelque sorte artificielle et superflue, même si l'on peut admettre que tous les gens à qui on manifeste cet honneur sont réellement "saints". En tout cas les saints cachés sont les plus beaux. - Nous reparlons ensuite de saint Ignace qu'elle apprend à toujours mieux aimer. Elle me parle de son apparition il y a quelques semaines dans la chapelle de l'hôpital Sainte-Claire. (Du reste, lors des apparitions de saints, ce n'est pas comme si à proprement parler ils "se donnaient la peine" de venir, mais plutôt comme si on les surprenait par hasard dans l'un de leurs innombrables voyages et occupations). Saint Ignace donc lui est apparu, et comme toujours il a réclamé quelque chose. Il fait monter les exigences de Dieu. Le tout se trouvait en liaison avec cette idée encore vague d'une fondation, qui la préoccupe. Mais le même soir lui apparurent en même temps la Mère de Dieu et saint Ignace. Ils étaient en quelque sorte en conversation et ne s'occupaient pas d'elle directement. C'était "comme s'ils se disputaient, excusez le mot". La Mère de Dieu lui reprochait son excessive sévérité. Elle-même n'était que douceur et amour. Saint Ignace répliquait que pour l'amour il serait encore temps plus tard, mais que l'homme devait d'abord être mûri pour l'amour. - Par ce petit dialogue, elle vit aussi, entre autres, qu'au ciel ne règnent pas la monotonie et l'ennui, qu'on ne doit pas boire là tout le jour de l'eau sucrée (comme elle dit). Que, bien plus, les individus gardent là leur personnalité et qu'il y a donc, sinon des tensions, du moins une intéressante diversité. Elle a de plus en plus le désir du ciel, plus il lui est donné d'en voir et d'en comprendre quelque chose. Elle comprend tout à fait le mot de saint Paul : "Il serait meilleur de disparaître et d'être avec le Christ". Mais quand je lui dis qu'elle doit être heureuse de pouvoir encore souffrir quelque chose, qu'elle ne pourra plus le faire dans l'éternité, elle est à nouveau tout à fait d'accord : naturellement elle est pleine de reconnaissance pour tout et sa vie tout entière doit devenir chaque jour davantage une prière d'action de grâce. - Elle a avec chaque saint une relation tout à fait particulière. Avec saint Ignace, elle s'entend remarquablement. Déjà autrefois, dit-elle, quand elle ne le connaissait que par ses lettres. Ensuite depuis qu'elle l'a - elle voulait dire: "mieux connu" - mais elle ravala sa salive et dit "vu plus souvent", c'est devenu une véritable relation d'amitié. - Et comment est-ce avec la petite Thérèse? Là c'est tout différent. Ce qui l'attache à elle, c'est un tout autre genre d'amour, une sorte de "tendresse", quelque chose de très tendre. Si elle avait les deux comme patients, dit-elle, elle aimerait cajoler doucement l'une, tandis qu'elle pourrait donner éventuellement à l'autre une bourrade amicale. Saint Ignace a souvent un visage vraiment futé. - Aujourd'hui, la fête du Sacré-Coeur a été ce qu'elle appelle avec prédilection "une salade". C'est-à-dire un tourbillon, un pêle-mêle indécomposable. Elle a le sentiment que Dieu joue avec elle à l'occasion. Comme s'il voulait la taquiner. Le P. Balthasar lui dit que l'humour ne manque certainement pas à Dieu et qu'il aime en faire usage à l'égard de ceux qui le comprennent. Elle rit et acquiesce. - Pendant plusieurs jours le P. Balthasar n'a pu parler que très brièvement avec Adrienne, et le plus souvent quand ils étaient plusieurs ensemble. Durant ce temps elle est très troublée, elle n'en peut presque plus. Beaucoup de choses l'inquiètent : qu'elle manque de courage et qu'elle ne cesse de faire du surplace devant les exigences. Qu'elle ne pourra pas le faire parce que cela dépasse simplement ses forces. Qu'elle doit vivre cette double vie troublante qui la déchire presque. Récemment elle était chez le Professeur V. pour le souper. Elle a une conversation sur la religion avec Mme V., elle n'arrive pas à faire comprendre quelque chose à Mme V. Puis tout à coup saint Ignace se trouve au milieu du jardin avec son "sourire sardonique", et tout est apaisé.

 

1er juillet - Le P. Balthasar lui dit que c'est la fête du Précieux Sang. Elle dit : "Je le sais, la plaie saigne à nouveau". Et toujours de la même manière singulière. Très peu de sang coule, mais l'effet intérieur est celui d'un affaiblissement énorme, plus moral encore que physique. Aujourd'hui cette faiblesse est tout à fait sans souffrances. Chez les personnes qui perdent tout leur sang (c'est ce qu'elle raconte au P. Balthasar), qui sont déjà tout près de la mort et qui parfois ne voient pas du tout qu'elles saignent, arrive un moment où elles se sentent très légères, tout apaisées, comme si tout était passé. C'est une euphorie de mort de ce genre qui la remplit aujourd'hui. Elle sent que c'est un sentiment tout près de la mort, presque la mort elle-même. Elle a passé toute la nuit entre rêve et veille, elle ne sait pas si elle a prié dans le sommeil ou dans la veille. De même elle vit aussi aujourd'hui cette journée entre vie et mort, au milieu. - Hier comme elle passait en voiture sur le pont de Wettstein, elle a eu pour la première fois la vision de la Mère de Dieu, prodigieusement grande, estompée comme dans la brume, et à gauche et à droite d'elle, plus petites qu'elle, deux formes. Elle pense que c'était deux femmes, l'une plus âgée, l'autre plus jeune. Le tout lui paraît comme un tableau protecteur ou une image votive. Elle revoit le même groupe quand elle revient en voiture dans le sens opposé, au-dessus de la maison de Staehelin et de l'ancienne Bethesda. Le groupe lui apparaît une troisième fois, mais cette fois à peu près d'une taille naturelle et avec des contours nets, dans la chapelle de l'hôpital Sainte-Claire, et une quatrième fois encore le lendemain. Qui sont les deux formes, elle l'ignore. Elle sait seulement que le tout est en rapport avec la fondation de la communauté. - Hier soir, longue conversation du P. Balthasar et d'Adrienne au sujet de la nouvelle communauté. Elle expose au P. Balthasar les idées fondamentales. Nous parlons longuement du but et éliminons beaucoup de choses. Elle a déjà aussi une liste de noms de jeunes filles et de jeunes femmes qui pourraient être concernées soit comme membres proprement dits, soit comme des "lieux orientés". Le tout doit être strict, c'est ce qu'elle ne cesse de souligner; un long temps de préparation et de formation est nécessaire, pendant lequel on est encore libre de s'en aller. Après le temps de formation, les membres sont en partie placés dans le monde, dans différents emplois et professions, en partie utilisés à l'intérieur pour l'éducation des novices, en partie employés alternativement à l'intérieur et à l'extérieur. Cependant tous devraient, pendant un certain temps de l'année, trois mois peut-être, se trouver "à la maison". Bonnes études, bonne liturgie. Le tout consacré à Marie; tout l'Institut doit porter une marque de gratitude envers elle. Il y aura différents cercles : un noyau central, là autour un "deuxième cercle", restreint, de personnes cultivées, d'auxiliaires, enfin un troisième cercle ayant des liens plus lâches avec le centre; de plus, de simples infirmières peuvent aussi par exemple en faire partie. Les forces les meilleures seraient employables à tous les postes importants de la vie publique : dans le social, dans l'enseignement.

 

2 juillet - Visitation. Le P. Balthasar note qu'il ne lui est plus possible de noter toutes les apparitions. Il y en a trop. "La plupart du temps j'apprends tout à fait par hasard que saint Ignace ou la Mère de Dieu ont de nouveau 'été là', souvent plusieurs fois par jour. Le soir du 1er juillet, Adrienne semblait très émue; en la quittant elle me donne la main et elle dit : Je te donne quelque chose (Le 'tu' amical sortit comme de lui-même, il fut remplacé de nouveau plus tard tout aussi spontanément par le 'vous'). Je ne sais pas exactement ce que c'est. Mais c'est certainement quelque chose de juste". Quand elle y réfléchit plus tard, elle se dit (comme elle l'avoua) : "Tu es tout de même un peu folle, ma chère Adrienne!". Faire des cadeaux quand on ne sait même pas ce qu'on donne! Mais ce matin elle dit : "Je sais que c'était pourtant juste hier à propos du cadeau. Aussi étrange que cela paraisse qu'on puisse donner réellement non seulement ce qui ne nous appartient pas, mais même ce qu'on ne connaît pas. Ce n'est pas non plus que je ne sois qu'un simple canal, comme pour un sacrement. Mais je donne quelque chose qui est en moi, mais qui n'est pas de moi". - La nuit se passe dans un grand bonheur; les trois formes sont de nouveau là. D'abord le tableau. Puis Marie s'avance tandis que les deux autres restent à l'arrière-plan. Longue conversation avec la Mère de Dieu. Celle-ci montre de nouveau une série de tâches. Des choses qui d'étrange façon ont un rapport avec l'école des mères et qui deviendront une partie de la communauté et de sa tâche. Souci des jeunes mères. Justement les meilleures jeunes mariées souffrent souvent de quelque chose qui reste de la première nuit; une horreur et une aversion laissées dans la jeune femme. Ceci n'est que l'une des choses qui furent montrées alors. - Le P. Balthasar exprime la supposition que l'apparition sur la Place de Wettstein n'était pas due au hasard. Il se peut que la première maison doive être érigée là. Quelque part près de la maison de Staehelin ou de l'ancienne Bethesda. - Le jour de la Visitation, elle a encore l'intuition suivante, très claire et très pénétrante : par la relation qu'on a avec une personne, si c'est une relation en Dieu, on peut éveiller en cette personne quelque chose d'inconscient, on doit pouvoir le faire sans savoir exactement ce qu'on éveille. Mais on doit en même temps lui procurer la force de développer ce qui a été éveillé. Ainsi quand des personnes me disent des années plus tard : "Sais-tu encore que tu m'as dit ceci et cela? Depuis lors j'ai commencé une vie nouvelle", etc. Elle décrit cela comme une part du mystère de la Visitation, du tressaillement de Jean dans le sein de sa mère. L'amour est justement créateur, il éveille dans les autres, pour la vie, des choses qui sommeillaient, des possibilités toutes nouvelles.

 

3 juillet - Aujourd'hui elle dit franchement : "Depuis le 20 juin je n'ai plus eu aucune goutte d'essence. Depuis, l'aiguille indiquait toujours : vide. Noldi, l'un de ses fils, voulut récemment faire un petit bout de route avec la voiture; je lui en donnais l'autorisation avec quelque inquiétude. Il fit deux ou trois mètres et la voiture s'arrêta. Par bonheur, le même jour, je reçus en cadeau quelques litres d'essence, si bien qu'on ne remarqua rien". - Les trois formes apparaissent constamment. Maintenant une fois encore dans la chapelle de l'hôpital Sainte-Claire, toujours dans la même constellation. Saint Ignace également ne cesse d'être présent. Elle parle maintenant de la "Communauté" comme de quelque chose de tout à fait familier. Elle gagne en forme et en contour. Adrienne note les premiers noms des collaboratrices.

 

Vendredi 4 juillet - Mauvaise nuit; c'est le premier vendredi du mois. Hier matin elle était dans la chapelle de la résidence des jésuites ; quand le P. Balthasar commença à préparer la communion, les trois formes furent là sous la veilleuse du Saint-Sacrement. Les deux autres se retirent, Marie s'avance et remplit pour ainsi dire tout l'espace, elle devient invisible. Pendant que le P. Balthasar lève l'hostie et dit le "Domine non sum dignus", il se produit un mouvement à l'endroit où Marie s'était tenue et le Seigneur apparaît à Adrienne à la place de l'hostie. On ne peut pas décrire comment cela s'est passé. Quand le P. Balthasar s'approcha d'elle avec l'hostie, elle ne comprit qu'au dernier instant qu'elle devait ouvrir la bouche, tellement elle ne voyait que le Christ dans la pièce. Après la communion, elle le reçut en elle et cependant en même temps il était hors d'elle dans la pièce. Ce n'était pas seulement une "présence", mais quelque chose comme une présence physique palpable. Elle dit : une sorte de toucher avec la peau, mais nulle part localisable. - Elle a le sentiment qu'en elle tout est de plus en plus "nettoyé". Au début, lors de la première confession, c'était une souffrance épaisse au sujet du péché, comme si elle vidait son âme "comme un sac". Et en même temps un grand bonheur. La grâce de Dieu lui semblait alors le pur contraire de la douleur causée par son péché, un bonheur perceptible. Puis les deux commencèrent lentement à se mêler, douleur et bonheur ne cessèrent de ne faire toujours plus qu'un. L'amour lui-même commença à brûler et à faire mal, mais c'était une douleur que pour rien au monde on aurait donnée. Son intérieur est systématiquement "balayé", un grand nettoyage. D'abord le plus gros avec de la paille de fer, puis avec de l'eau savonneuse et la brosse, puis avec une brosse plus petite, puis on est ciré, astiqué, poli, et cela dans tous les coins. C'est toujours plus fin, mais cela saisit quand même chaque fois l'âme tout entière, non moins minutieusement qu'au début. - Le feu intérieur, dit-elle, est aussi exprimé dans le Suscipe de saint Ignace. Il ne se trouve pas immédiatement dans le texte, mais elle le sent nettement. Il ne s'agit pas seulement à proprement parler du don de la mémoire, de l'intelligence, de la volonté, mais c'est toute la personnalité qui est mise dans le feu. C'est comme si le feu entrait à l'endroit où s'étaient trouvées autrefois la personne et sa personnalité.

 

Samedi 6 juillet - Il y a quelques jours, elle était au lit, assez désespérée au sujet de l'impossibilité de la tâche qui lui est demandée. L'humanité n'est quand même pas à transformer. La sensualité, les pulsions, l'égoïsme sont trop forts. On se heurte à des murs. Puis tout d'un coup Marie se trouve à côté d'elle, sous une forme particulièrement gracieuse, et elle dit : "Nous aurions pu faire les hommes bien autrement...", mais tel que c'est, c'est pourtant le mieux. Elle entendit clairement le "nous"; elle y réfléchit longuement par la suite. Naturellement Marie ne "crée" pas, ce n'est pas non plus ce qui a voulu être dit. Et cependant cela a été certainement juste. Le P. Balthasar lui montre l'épître du 8 décembre. - Récemment, à l'occasion d'une conversation concernant les guérisons survenues, elle raconte que cela va mal à propos de sa sûreté en tant que médecin. Jusqu'à présent, et depuis sa jeunesse, elle a eu la conscience intime d'avoir une bonne intelligence et d'être capable de quelque chose, qu'elle a des instincts qui fonctionnent correctement. Depuis toujours elle a fait preuve d'une certaine supériorité naturelle, justement parce qu'elle savait que cette attitude était celle qui lui est naturelle et qui lui convient et qui n'a rien à voir avec l'orgueil ou la vanité. C'était simplement l'expression de son être. Et cette sûreté lui a toujours servi pour ses consultations. Elle pose instinctivement de bons diagnostics. Maintenant cela se met à chanceler. Elle est devenue incertaine, pour la première fois de sa vie elle a l'impression d'être vraiment sotte. C'est la plus grande humiliation qu'elle ait expérimentée jusqu'à présent. Ce n'est pas que son art médical ait disparu mais il a changé, si bien qu'elle ne peut plus prendre ses dernières décisions avec son instinct; elle doit pour ainsi dire les attendre d'en haut. Auparavant elle était indépendante, maintenant elle est devenue dépendante. Le P. Balthasar lui explique que la sûreté reviendra sous une forme nouvelle quand sera accompli le "remplacement" entre sa conduite naturelle par elle-même et la direction de l'Esprit Saint. Elle se trouve justement au stade du passage du dépouillement de ce qui lui est personnel, et ce sacrifice est aussi ce qu'il y a de plus pénible. Cela brûle tout comme un feu, concède-t-elle; le tout est du reste en étroite relation avec ce "nettoyage" dont elle a parlé auparavant.

 

7 juillet - Le P. Balthasar apprend un jour par hasard qu'elle a trouvé une nouvelle méthode pour accroître sa douleur à la plaie du coeur. Deux nuits de suite, elle a donc augmenté très fort sa souffrance. Une fois pour X, la seconde fois pour un autre. La première fois, les douleurs étaient si vives que vers une heure de la nuit elle s'écria à haute voix : "Oh, s'il y avait quelqu'un ici!" A la même heure, je me réveillais, rue Leinen, avec le sentiment précis que quelqu'un avait appelé; j'allumais la lumière pour voir s'il y avait quelqu'un dans ma chambre. Le P. Balthasar lui interdit d'utiliser désormais une manière particulière d'accroître sa souffrance. Elle voulait obéir, mais elle avait un grand désir de souffrir maintenant précisément. Les deux nuits suivantes, elle ressent les mêmes souffrances sans qu'elle ait fait quelque chose pour les susciter. - Lors d'une apparition, saint Ignace lui a recommandé d'apprendre à distinguer les personnes, à les séparer. Celles qui sont utilisables, dont on s'occupe définitivement et pour lesquelles on s'engage; et les autres. - Elle se plaint de ne faire partie d'aucune communauté dans l'Eglise. Elle ne fait partie d'aucun Ordre, d'aucun groupe. Je dis qu'il y sans doute des possibilités, même "étant dans le monde", d'avoir part aux grâces particulières de chaque Ordre. Il serait peut-être possible de la mettre en rapport plus étroit avec la Compagnie de Jésus. Du reste, dit-elle avec une certaine appréhension, il y a aussi quelque chose comme la réciproque ; et elle exprime par là une pensée qu'elle voulait déjà présenter depuis une heure mais qu'elle n'osait formuler. Le P. Balthasar devine sa pensée et dit : Oui, quand on suit le Christ, cela conduit aussi à ce que, de même que lui-même inclut les hommes dans son coeur, on peut de la même manière faire participer les hommes dans son coeur à la grâce qu'on a reçue. Adrienne rayonne; elle a justement pensé à cela et, en ce sens, la Compagnie de Jésus est dans son coeur, elle participe à ce qui lui a été donné. C'est simplement comme cela, il n'y a pas là d'orgueil même si cela semble orgueilleux. - "Elle m'a aidé à placer un Allemand, le Dr. F., et à le sauver des griffes de la police des étrangers. A cause de tous ces ennuis, le pauvre souffrait presque de la manie de la persécution. Le jeudi, ce qu'elle ne savait pas, il avait été amené à l'hôpital municipal avec un violent mal de tête, le médecin constata un début de méningite. La nuit, elle pria pour lui. Le lendemain matin, la fièvre l'avait quitté et le surlendemain il fut congédié. Elle veut continuer à s'occuper de lui ultérieurement".

 

8 juillet - Toutes sortes de choses étonnantes à l'hôpital Sainte-Claire. Une Sœur du nom de W., qui l'avait frappée depuis longtemps, qui a en elle quelque chose de spécial, se présente à elle aujourd'hui : "Je suis la Sœur W."; le nouveau service lui est attribué, elle entre en fonction aujourd'hui. Comme elle entre dans ce service, celui-ci a aussi quelque chose de spécial. Une "bénédiction fournie", dit Adrienne est posée sur le tout. La Sœur, dont rayonne une "grande abondance de grâces", est remplie de joie et elle attend pour ainsi dire que quelque chose de spécial se passe ici. - Il semble qu'Adrienne en effet passe dans les chambres des malades comme une sorte d'esprit bénissant. Une patiente a une tumeur cancéreuse et elle affirme qu’aujourd’hui elle ne la sent plus. Adrienne l'ausculte, la tumeur est encore là. Donc pour le moment, rien qu'une amélioration subjective. - Hier et aujourd'hui Marie est encore apparue, seule, après qu'Adrienne l'a vue hier soir une fois encore avec les deux autres formes. Marie lui explique l'importance de l'angoisse. Oui, on devrait la goûter jusqu'à la lie pour qu'on sache exactement à quoi s'en tenir quand on veut réconforter et consoler les autres. Autrement on ne peut pas assumer cette tâche. - Le P. Balthasar signale ici qu'il lui est impossible de noter la quantité de points de vue et d'intuitions qu'Adrienne lui communique. Elle n'en parle d'ailleurs que par fragments, comme cela lui vient. Elle ne cesse de lui répéter : "J'aurais tant à vous dire..."

 

9 juillet - Le soir, le P. Balthasar et Adrienne, en compagnie de P.G., sont assis au salon. Il est question des jésuites et de la nouvelle communauté. Pendant un certain temps, Adrienne sembla tout à fait absorbée et elle ne répondait plus guère. Elle expliqua ensuite au P. Balthasar que saint Ignace se trouvait entre G. et lui, si vivant qu'elle aurait toujours voulu lui demander ce qu'il en dirait lui-même. A l'arrière-plan se trouvait Marie avec les deux formes. Le tout a été comme une confirmation et un pacte et un scellement.

 

10 juillet - Le matin, une "visite" de saint Ignace. L'après-midi, elle va trouver le P. Balthasar, très agitée. Dans une angoisse terrible, presque comme le vendredi saint. Elle est totalement affolée. Elle me demande d'aller à la chapelle avec elle et de prier pour qu'elle puisse le porter. Elle doit de nouveau dire oui. Je ne sais pas ce qui s'est passé. Nous prions longuement; ensuite elle me dit que saint Ignace était agenouillé sur le sol entre elle et moi, et qu'il avait prié avec eux. Mais cela ne l'avait pourtant pas consolée. C'est affreux à dire, mais la présence de saint Ignace n'avait pas signifié plus pour elle qu'une chaise de plus dans la chapelle. En sortant de la chapelle, l'angoisse n'est pas atténuée. Mais elle voit la possibilité de l'accepter. Au milieu de la faiblesse, un peu de force. - Pour comprendre cette affaire ainsi que la suivante, le P. Balthasar ajoute qu'il avait fait quelques confidences au sujet des états extraordinaires d'Adrienne, à quelques personnes, dont ses deux amis guéris par elle, et à un autre ami particulièrement cher. "Je pensais bien faire parce que cela pouvait être une aide pour les personnes en question". Le P. Balthasar en avait parlé aussi à son Supérieur, pensant qu'il n'était pas autorisé à poursuivre cette affaire sans qu'il le sache. D'autre part il savait combien Adrienne était soucieuse que personne n'en sût pas la moindre chose. C'est pourquoi il n'avait pas le courage de lui avouer la vérité quand elle lui demandait, fréquemment, s'il en avait dit quelque chose à quelqu'un. Il croyait aussi pouvoir compter sur la discrétion des autres. Sa méfiance toujours nouvelle était éveillée par le fait qu'elle s'était rendu compte qu'ils savaient quelque chose. Si bien qu'elle souffrit beaucoup de mon indiscrétion. - L'affaire avait commencé quand, deux ou trois jours auparavant, une connaissance, célèbre pour son indiscrétion, avait été chez elle et lui avait dit que tout le monde savait qu'elle faisait des miracles. Cette personne l'avait taquinée avec une joie diabolique et elle avait insisté sur le fait qu'un deuxième et un troisième le savaient aussi. Elle avait eu bien du mal à supporter de ne pas mettre un terme à la conversation. Depuis lors l'angoisse avait grandi en elle. Le soir elle écrivit au P. Balthasar la lettre suivante : "Le 7 juillet 1941. Je voudrais encore vous dire quelque chose à propos de notre conversation d'aujourd'hui; naturellement je ne pensais pas que vous pourriez prier pour que je n'aie plus jamais d'angoisse parce que je sais très exactement que je connaîtrai encore beaucoup d'angoisse, et une angoisse véritable, qui pénètre pour ainsi dire jusqu'à la moelle; et je sais également qu'elle fait partie aussi absolument de la croix; mais je vous demande de m'aider par votre prière pour que je ne recule pas d'effroi devant l'angoisse, donc que je n'omette rien de ce que je dois faire pour ne pas devoir éprouver le sentiment d'angoisse; et puis encore, lorsque l'angoisse est déjà en moi, que je ne sois pas entraînée par elle à ne pas accomplir ce qui est exigé. Je ne sais pas si je me suis exprimée correctement, mais vous savez bien que je veux dire oui à tout avec autant de joie qu'il est possible; de temps en temps j'ai peur quand s'ouvrent de nouvelles perspectives, mais j'appartiens entièrement au Seigneur".

 

Jeudi 10 juillet - Elle a passé toute la journée totalement immergée dans l'angoisse. Quand il fut clair pour elle que plusieurs étaient au courant, elle se sentit livrée, vidée, trahie. A l'hôpital, une Sœur, qui l'estime particulièrement, lui dit le même jour qu'elle doit certainement avoir reçu des grâces particulières, on le voit bien, et beaucoup d'autres Sœurs le savent aussi. Rentrée chez elle, elle se regarde longuement dans le miroir, ne se reconnaît plus, elle est complètement perdue. Ne voit plus que la créature confuse et hideuse, et prend peur aussi d'elle-même. Au cours des consultations, cela augmente encore. - Marie lui apparaît et lui montre l'angoisse des femmes. D'un côté, l'angoisse des vierges au monastère, qui ont grandi protégées, qui étaient heureuses, et qui maintenant, avec l'âge, deviennent seules; elles voient comment les autres qui sont là dehors sont heureuses, ont des enfants, peuvent être inquiètes pour leurs enfants, peuvent même offrir leurs enfants (sur le champ de bataille par exemple), être rattachées à tout le genre humain. Tandis qu'elles-mêmes, elles sont seules et stériles. Le cloître ne leur est plus rien, elles craignent de ne plus pouvoir tenir. Tout, autour d'elles et en elles, leur cause de l'angoisse. De l'autre côté, l'angoisse des femmes mariées qui sont inquiètes maintenant pour leurs enfants à la guerre, pour leur mari, pour les autres hommes d'une manière générale qui font partie des leurs et qui sont une part d'elles-mêmes, mais qu'elles ne peuvent plus saisir et tenir; cette angoisse pour leur propre chair qui leur est retirée, pour laquelle elles portent encore la responsabilité; et alors elles envient aux vierges leur vie sans angoisse. Les deux, la mère et la religieuse, s'envient mutuellement, les deux connaissent la pleine angoisse. - Et elle, Adrienne, se trouve entre les deux, elle a les deux angoisses à porter. Elle souffre pour les deux, justement dans son état intermédiaire entre monde et cloître. Et cet état intermédiaire doit devenir aussi l'état normal de la nouvelle communauté. Adrienne voit à l'avance la double angoisse de ses filles et l'endure par anticipation. (Du reste, justement aujourd'hui à l'hôpital Sainte-Claire, elle a découvert une sorte de division intérieure entre les Sœurs, des Sœurs se disputant entre elles et prenant parti les unes contre les autres; elle voit tout d'un coup l'enfer des cloîtres). - Aujourd'hui elle est réellement crucifiée, elle se sent "écartelée". Elle sent les stigmates aux mains et aux pieds, et les plaies dans le dos. Le P. Balthasar lui répète combien ces souffrances sont pleines de sens. Elle dit : Oui, je sais, ce sont les douleurs de l'enfantement. Et de fait, dans l'air glacial de l'angoisse, elle a aperçu tout à coup la nouvelle communauté avec des contours nets et précis. Elle voit intérieurement de quoi il s'agit en vérité, de quelle attitude il s'agit et reconnaît la forme extérieure qui en fait partie "entre cloître et monde". Elle comprend aussi pourquoi l'angoisse est maintenant ce qui est le plus nécessaire : le principe duquel se produit la naissance.

 

Vendredi 11 juillet - Une très mauvaise journée; elle est de nouveau "crucifiée". Les angoisses d'hier prennent une autre forme. D'abord une sorte de haine des jésuites. Elle voit toute leur médiocrité, leur froide "objectivité", leur non-participation, leur routine spirituelle. Voici le récit du P. Balthasar lui-même : Dans ma trahison à son endroit, elle voit pour ainsi dire le jésuitisme par excellence. Elle me téléphone et me fait venir à sa consultation "pour me mépriser de près", comme elle le dira après. Elle veut me parler; c'est si mauvais que cela coûtera notre amitié. Je lui dis qu'au contraire, si elle ne parle pas maintenant, cette amitié sera perdue. Elle commence donc à parler, à voix basse et avec un mordant glacial qui n'est pas sa voix; c'est une voix étrangère qui s'exprime par elle. Avec une telle précision de mots, d'expressions et d'images que ce qui est dit ne pouvait manifestement pas être exprimé autrement, les comparaisons tirées de la nature n'existaient que pour servir un jour d'images à ce qui est dit ici. - Elle me décrit l'état d'une jeune mère dans la salle d'accouchement commune des pauvres. Les femmes sont là, découvertes, tandis que médecins et étudiants en médecine circulent impassibles ou un peu lubriques. Le tout comme un magasin. Les étudiants assistent à la naissance sans retenir leurs remarques cyniques. Le mari de la femme se trouve là aussi et regarde. Ou bien il n'a pas le temps et est occupé ailleurs, peut-être justement auprès d'une autre jeune fille. Tous observent le travail de l'enfantement, regardent l'heure, si l'enfant ne va pas encore venir bientôt. A l'arrière-plan, toujours les allées et venues de tous ceux qui, en passant, jettent un coup d’œil. Et quand enfin l'enfant arrive, il est aussitôt emporté, examiné sous toutes les coutures, pesé, décrit, catalogué. La mère meurt de honte, elle se sent déshonorée, plus que par l'acte de procréation. Et si de plus c'est une mère célibataire, on ne tient compte de rien. La sinistre accusation dure presque une heure. De l'état dans lequel je me trouvais, je ne veux pas dire un mot dans la mesure où cela n'a rien d'essentiel à voir avec l'affaire. Il fait partie du sujet que finalement je dus lui demander de s'arrêter. Mon effondrement lui a finalement retiré en quelque sorte son oppression. - La soirée s'écoule pour Adrienne dans un sentiment de délivrance et la crise semble passée. Le soir, elle n'a plus que les douleurs aux mains et aux pieds, mais c'est presque une douleur bienfaisante, dit-elle. - L'après-midi, avant d'appeler chez elle le P. Balthasar, elle était à l'hôpital Sainte-Claire. C'était étrange et beau là-bas; partout où elle allait, c'est comme si une bénédiction la précédait. Une dame M., qui depuis huit ans souffrait d'une fistule à l'oreille, avait une plaie ouverte; personne n'avait pu l'aider et elle allait de médecin en médecin; elle se trouve là depuis quelques jours et fait partie des patientes d'Adrienne. Après la première consultation, à laquelle la patiente avait apporté en plus une éruption aux mains et aux pieds, cette dernière avait disparu. Adrienne avait examiné la malade mais n'avait pas encore discerné le foyer de la maladie. Elle est en observation à l'hôpital Sainte-Claire. Aujourd'hui la plaie est fermée sans laisser de cicatrice.

 

Samedi 12 juillet - Adrienne va le matin à la chapelle des jésuites pour la messe. En entrant, elle tire involontairement le P. Balthasar par la manche tandis qu'elle regarde dans le coin où se trouve la lampe du Saint-Sacrement. Marie se trouvait là. Pendant la messe, elle a un visage singulier. Marie, en simple robe blanche. Devant elle, un âne avec de lourds bagages qui sont très mal chargés, un grand et périlleux fardeau. Le P. Balthasar se trouve derrière et porte droit devant lui comme un bouquet formé d'étoiles bleues foncées, douze ou quatorze, le tout a la forme d'un coeur. Marie lui prend le bouquet des mains et répand les étoiles sur son manteau, sur lequel aussitôt elles se multiplient et le couvrent tout entier. Puis, sans le couper, elle prend un morceau de son manteau et le met dans les mains du P. Balthasar : maintenant il peut mener lui-même la bête récalcitrante. Il y aura encore de l'obstination et toute l'affaire sera encore difficile, mais finalement cela ira quand même. Adrienne n'avait aucune idée de ce que cela pouvait vouloir dire. Le P. Balthasar le savait, lui. - L'après-midi, elle téléphone au P. Balthasar de sa consultation, elle est dans la plus horrible angoisse. La première réaction du P. Balthasar fut de ne pas y aller. Il y alla quand même et il la trouva dans le même état qu'hier. De nouveau elle hésite longtemps à lui communiquer quelque chose. De nouveau il s'agit de ceci : cela pourrait coûter toute leur amitié. Elle va et vient dans la pièce dans la plus grande agitation, regarde par la fenêtre et dit : ce serait beau si on pouvait se jeter en bas. Elle est dans un état entre angoisse et froideur cynique. Le P. Balthasar fait remarquer ici que ce "cynisme" n'apparut jamais comme sa nature, que la distinction de son être ne disparut à aucun moment du fait du rôle qu'elle avait ici à jouer et de tout son être. On pouvait aussi sentir clairement que, dans les choses les plus blessantes qu'elle devait lui redire aussi aujourd'hui, elle ne voulait pas blesser d'une manière vindicative; c'était quelque chose de totalement étranger qui s'exprimait par sa voix. Après avoir été longtemps pressée de le faire et n'avoir cessé de s'en défendre, elle décida enfin de parler. C'est une toute jeune fille totalement ignorante des escalades en montagne et plutôt faible de constitution, et qui est emmenée pour une randonnée par un guide de montagne. Quand ils ont quitté le village et qu'ils sont hors de la vue des hommes, il retire son gros sac à dos et le lui donne à porter. Et en plus, tout le reste de ce qu'ils ont avec eux. Sous le poids, elle peut à peine avancer. Puis ils commencent à monter, lui léger et tout à l'aise, elle avec le plus grand mal, ne cessant de s'effondrer, avec la plus grande angoisse au bord des précipices. Elle n'en peut plus, ne cesse de trébucher. Il l'encourage d'une manière bourrue, lui explique pourquoi il doit en être ainsi, etc. Peu avant le sommet - au sommet il y a des gens -, il reprend le sac pour le porter dans les derniers mètres : on doit voir qu'un guide comme lui est venu à bout de cette randonnée difficile même avec cette jeune fille. - Chaque mot atteignait le P. Balthasar comme un coup d'épée. A la fin, ce fut un dialogue balbutié dans les larmes, ils essayèrent de prier. Elle encore toujours pleine d'angoisse et d'inquiétude, inaccessible à toute parole de consolation. Il essaie de montrer à Adrienne qu'en portant elle-même, elle porte réellement ce qui lui appartient, que manifestement il n'est ni capable ni digne de porter lui-même, que réellement donc elle le traîne en haut de cette montagne pendant qu'il joue au guide. Veut-elle se débarrasser du fardeau? Ici elle tremble : "Non, c'est la seule chose que je suis encore capable de demander, je veux porter". Est-ce qu'elle ne comprend pas que lui aussi, malgré sa lâcheté, il voudrait porter quelque chose? Non, elle prie tout le temps pour que ce soit elle et non lui qui puisse porter, que Dieu lui épargne de le faire. Est-ce qu'elle ne comprend pas que par là elle lui prend la croix et ne lui permet pas d'y avoir part? Elle lui confirme par là, ce qu'il a toujours pensé, qu'il est incapable de porter quand cela devient sérieux, qu'il est laissé dehors tandis qu'elle est jugée digne d'entrer. - Suivit encore une longue conversation, à genoux tous les deux, sur l'homme et la femme dans le royaume de Dieu. Que la procréation n'est pas quelque chose d'accidentel, d'égoïste, mais qu'il y a déjà en elle tout le sens de ce qui va suivre. Porter est bien sûr l'affaire de la femme, mais l'homme prend soin d'elle et la soutient. Et l'enfant malgré tout n'est pas seulement son enfant à elle mais aussi celui du mari. Il y eut ensuite un long merci et un grand soulagement bien qu'elle sentît encore toutes les souffrances. - Le soir, le P. Balthasar est retourné chez elle. Elle souffrait toujours, mais c'était maintenant quelque chose d'autre. Le P. Balthasar raconte : Nous étions assis sur la terrasse qui surplombe le Rhin. Au-delà, c'est l'Allemagne. Elle sent la souffrance, l'angoisse du monde. La grande offensive de Russie commence justement. Un million de morts, annoncent déjà les Russes. Elle pousse un gémissement. Elle entend exactement, de ses propres oreilles, les cris de mort, plus encore les cris des mères, de celles qui ont donné leurs fils en pleurant et les cris plus lamentables de celles qui ne donnent pas leurs fils, qui ne veulent pas pleurer. Dans le bruit de fond du fleuve et dans la légère rumeur de la ville, elle entend le bruit du monde. Cela semble paisible, dit-elle, mais en réalité il en est tout autrement, en réalité tout crie, tout homme, tout être crie. J'entends ce cri très précisément. Je le supporte à peine. Partout il y a de l'angoisse dans le fond, l'angoisse est le fin fond de tout. - Au milieu de cet enlisement sans cesse renouvelé dans l'angoisse, elle sent les mouvements de l'enfant (NB. L'enfant désigne toujours par la suite la communauté qui doit être fondée). Il est comme nourri de lait par les souffrances. C'est comme un enfant malade à mourir, fatigué, non vigoureux, on doit être content s'il sourit une fois de temps en temps. On pense alors : il va quand même vivre. Adrienne voit toujours plus clairement les grands traits de ce qui doit venir. - Le lendemain, le P. Balthasar va à Lucerne pour quelques jours. Pendant ce temps, il reçut plusieurs lettres d'Adrienne.

 

D'une lettre du dimanche 13 juillet - Ce qui me remplit douloureusement a pour nom gratitude et amour; je le reconnais faiblement, je le sais d'une certaine manière, mais je ne le possède pas encore comme mon bien propre, car c'est trop énorme et je suis trop fatiguée pour me forcer à plus qu'à de brefs instants; je ne cesse de survoler avec étonnement, presque sans comprendre, ce que je vis, ce qui s'accomplit et arrive à terme; cela ne va pas encore plus loin; j'en suis incapable... Nous avons encore reçu un cadeau - car tout est commun, donné à nous deux - si grand et si imposant que je ne sais pas si je pourrais jamais en parler, bien qu'il soit tellement le mien comme le tien. (On apprend plus loin dans cette lettre qu'Adrienne est occupée à écrire un livre sur le mariage).

 

D'une lettre du 15 juillet - Cette constante alternance de grâce et de souffrance est presque insupportable parce que c'est incroyablement en contradiction avec mon propre caractère qui est cependant en quelque sorte établi dans l'équilibre; c'est comme si ce que j'ai de plus personnel, c'est-à-dire mes dispositions les plus intimes, mon état d'âme, ne cessaient de m'être arrachées et que ne cesse de m'en être imposées d'autres, non reconnaissables et imprévisibles, et de plus non imposées à titre de prêt, mais totalement, comme pour toujours; je dois les recevoir totalement, en faire mon moi le plus intime et les accepter dans la souffrance ou dans la joie et les reconnaître comme venant de la main du Christ. Et je vois que l'orage, la pluie et le soleil sont nécessaires pour que le fruit mûrisse; et que les grêlons détruisent beaucoup de choses; et après la destruction, aussi cruelle et incompréhensible qu'elle soit, je reconnais que c'était l'inutile, le mauvais, ce que Dieu ne veut pas, dont je devais me séparer. - Je vois mûrir les jésuites, l'enfant, le livre et W., et aujourd'hui tout particulièrement ton apostolat; la souffrance d'aujourd'hui s'applique à lui tout entière, et c'est aujourd'hui particulièrement bien que les larmes ne cessent de couler lentement et que les épines pénètrent plus profondément que jamais, non pas d'une manière atroce mais comme il faut. Aujourd'hui je n'ai pas eu une minute la tentation de refuser, et c'est pourquoi je crois que ce sera bientôt la fin; la plénitude des grâces ne peut pas non plus se décrire... Ma prière n'est encore toute que balbutiement, mais il y a alors une présence, beaucoup, et je sais que je pourrai bientôt donner ce que j'ai reçu. Durant les moments où tout est lumineux, il est terriblement difficile de ne pas formuler à Dieu des promesses précises, mais tu me l'as interdit, sans doute avec raison, et je m'y tiens comme je peux. L'enfant aspire déjà à se mouvoir, veut faire ses premiers pas en automne...

 

D'une lettre du 16 juillet 1941 - Je ne peux pas écrire longuement maintenant; dire seulement que j'en suis maintenant presque "sortie", épuisée, mais infiniment heureuse et si mon merci est encore informe, il est quand même là, plus fort que jamais. Je me réjouis des grandes et belles tâches que, dans mes rêves les plus audacieux, je n'aurais jamais osé supposer qu'elle m'étaient, qu'elles nous étaient, réservées. Ne parle pas de ton indignité, parce que comment devrais-je désigner mon propre état; j'ai eu à me défaire de beaucoup d'écorces ces jours-ci, je ne savais pas qu'il y en avait tant... Je crois que le présent, aussi pénible soit-il, n'est cependant qu'une prière, peut-être notre prière, à laquelle tu donnes les mots et à laquelle je ne fais qu'acquiescer de la tête, avec infiniment d'amour, un amour qui se réjouit d'être partagé et qui est prêt, avec gratitude, à souffrir vraiment autant que Dieu le lui permet...

 

17 juillet - Le P. Balthasar est de retour à Bâle. Elle en est de nouveau "sortie" en partie, mais elle est encore toujours "suspendue" dans l'abîme avec une part de son être. Et chaque fois qu'elle reçoit de l'air et émerge pour ainsi dire de l'eau, elle voit ce qu'il y a encore à faire et alors elle s'écrie : Plus! Et elle s'enfonce à nouveau. Jusqu'au point où cela ne va presque plus. Ce "presque plus" est le mot qui revient sans cesse. Une fois elle dit qu'elle vient de manquer de courage. Pourquoi? Parce que maintenant elle a évité de regarder l'ouvrage, car elle sait que si elle regarde, elle va désirer plus. Et pourtant elle est pleine de souffrance jusqu'au fond. - Les mains et les pieds lui font très mal, le coeur "doublé", le dos, le front surtout avec les trois épines devant. Tout cela cependant n'est que l'extérieur d'un intérieur beaucoup plus douloureux. Elle est "mal emballée", elle voit que tout est "faux". Tout ce qu'elle a fait, tout ce qu'elle fait à présent et peut encore faire, tout lui semble tout à fait de travers. De quelque manière qu'elle s'y prenne, de toute façon c'est faux. Et cela non d'une manière générale, mais très concrètement dans le détail. Son premier et son deuxième mariage par exemple, son comportement, sa profession, l'éducation de ses fils. Ce n'est pas qu'elle souffre maintenant que tout ait été faux, mais que, par sa faute, depuis le début, elle s'y est mal prise en tout. Que d'une manière générale, elle n'est pas capable de faire quelque chose de bien. - Le P. Balthasar lui raconte qu'une connaissance commune à Lucerne considère ses états comme des illusions. Bien que je lui explique en même temps pourquoi cette personne a tort, l'épine demeure plantée plus profondément que je ne l'eusse cru. Justement maintenant elle est encline à croire à l'illusion. Elle comprend très bien qu'on peut tout considérer de la sorte. Elle est dans un "trou" (Note du P. Balthasar : Le "trou" est l'expression formée et conservée par Adrienne pour l'état d'abandon par Dieu. On reconnaîtra que cet état peut prendre des formes et des degrés d'intensité divers, mais il est toujours davantage qu'une habituelle absence de consolation) d'où l'on doit tout considérer comme faux. Elle ne peut plus prier de tout son être. Elle peut tout au plus encore porter; porter jusqu'au bout passivement et cela aussi sans aucun goût ni aucune force. Par elle-même, elle n'a pas la possibilité de voir que ce "sans goût ni force" fait partie du caractère de sa souffrance. Je prie en sa présence, elle l'entend sans doute, mais elle comprend à peine, bien qu'elle affirme par la suite qu'elle a bien senti l'effet de cette prière. Elle n'a prié qu'avec ma foi, non avec la sienne, car elle n'en a aucune. - Il faut souvent une longue conversation avec discussion pour que tout à coup, à un tournant du dialogue, elle croie de nouveau pour un instant que cette souffrance a un sens. "Si c'était vraiment pour B., oui, ce serait trop beau! Alors encore plus! Alors je voudrais être martyrisée lentement jusqu'à la mort". - Mais la plupart du temps, elle ne voit rien. Elle ne comprend pas du tout comment cet état peut être une participation à la Passion du Christ, d'autant plus que tout là-dedans est directement contraire à son état naturel (comme elle l'écrivait récemment). Il n'y a de lueurs que momentanées; puis elle pense de nouveau que tout n'est qu'hystérie. Seule la remarque que beaucoup de choses déjà ont été obtenues par cette souffrance et le rappel aussi de guérisons indubitables, la laissent rêveuse. - C'est une souffrance qui la sépare de Dieu. Que, dans cette séparation, elle est davantage unie à Dieu, elle ne le comprend pas. Car créature pécheresse, pécheresse sans mesure et sans courage dans la souffrance, elle est séparée de Dieu, tandis que le Christ justement n'était pas cela. Sa souffrance avait donc un sens, mais pas la sienne. C'est justement cela : que toute la souffrance du Christ ne l'ait pas portée plus loin!

 

Vendredi 18 juillet - Conversation sur "coopérer" avec le Christ, sur la "sainteté", les "œuvres", le "progrès". Elle est à moitié dans l'abîme, mais très claire, presque trop fine dans la clarté de ses manières de s'exprimer. - Progrès dans le sens d'une marche humaine en ligne droite : cela n'existe pas. Il se passe ceci d'une certaine manière : à certains moments, Dieu touche l'âme, alors elle est sans voiles et totalement pure par la présence de Dieu. Dans cet état, si elle mourait, elle irait aussitôt au ciel. Puis quand le Christ s'est de nouveau "éloigné", les coquilles se referment à nouveau sur elle. Elles repoussent. Il n'y a sans doute aucun état en ce monde où l'on supporte d'être nu durablement devant Dieu. Nous ne cessons de mettre quelque chose. On peut avoir des écrans plus ou moins épais, plus serrés ou plus lâches. Mais il y a aussi de fins écrans qui sont très serrés et de très grossiers qui sont très lâches. Ainsi les prostituées précèdent les pharisiens dans le royaume des cieux. Il y a des écrans que nous aimons porter et d'autres qui nous dégoûtent et sont pour nous un supplice, mais dont nous ne nous débarrassons pas. Ils font partie de la forme de notre souffrance en ce monde. - Il y a quelques nuits, elle a été réellement, pendant un instant, séparée de son corps. Réellement au ciel. Elle savait ce que le ciel veut dire. Je lui demande si elle avait été sans son corps? Naturellement ceux qui sont dans le ciel avaient aussi leur corps. Mais un corps totalement formé et tenu par l'Esprit. Est-ce que ceci est le corps définitif ou est-ce qu'elle peut se douter qu'on devrait attendre encore un "corps de résurrection"? Non, dit-elle très étonnée, naturellement le corps définitif! Est-ce qu'elle a vu Marie avec un corps céleste différent de celui des autres? Non, naturellement non! Saint Ignace et les autres avaient leur corps définitif aussi bien que la Mère de Dieu et le Christ. Je lui dis alors que ce qu'on appelle le jugement dernier devait déjà être passé pour eux étant donné qu'ils sont déjà dans l'éternité. Elle est très étonnée et réfléchit. "Qu'est-ce qui peut encore arriver comme jugement pour les bienheureux? C'est quand même tout à fait impossible. On vit là-bas dans un autre temps qu'ici". - Par ailleurs elle a revu au ciel cette tour que bâtissaient autrefois les anges. Et elle a vu aussi que nous deux, nous collaborions à la construction de la tour ou que nous collaborerions, parce que ici-bas nous avons construit. - "Progrès": dans la vie des chrétiens, on ne peut en parler que dans un sens impropre. Elle utilise la formule : "Depuis que j'ai connu le Christ, j'ai beaucoup appris. Je me suis beaucoup rapproché de lui. Mais en me rapprochant de lui, je sais mieux que Dieu est toujours dans le même lointain". Il n'y a aucun "rapprochement", même si on apprend toujours à mieux aimer et à mieux louer.

 

Samedi 19 juillet - Elle est dans le plus profond abandon de Dieu. Le matin, l'après-midi, le P. Balthasar la voit longuement. C'est un combat et une souffrance sans lumière. Mais au milieu de l'impuissance, avec une vaillance sans pareille. Le P. Balthasar ne cesse de lui dire qu'il voudrait pouvoir porter avec elle, ne fût-ce qu'une toute petite chose. Elle répond : "Si je savais que tu devais porter la même souffrance que moi, je ne pourrais plus supporter d'être dans cette pièce". Le P. Balthasar la quitte vers sept heures du soir, complètement épuisé de son côté. Devoir être présent sans pouvoir aider le laisse fatigué et désolé. Il voulait retourner chez elle après le souper pour continuer à exercer le ministère impossible. Il arrive vers neuf heures. Elle avait mangé et s'était reposée une demi-heure. Elle s'était réveillée soudainement, elle pensait qu'il était entré dans la pièce, c'était Marie. A l'instant même elle fut délivrée. Après plus d'une semaine où elle était perdue, pour la première fois elle émergeait vraiment. - Elle sembla curieusement étrangère au P. Balthasar. Comme si la vie revenait très très lentement dans un cadavre. Comme si pour la première fois elle était de nouveau un moi. Elle dit qu'elle avait totalement disparu d'elle-même durant ces jours. Lentement elle sut de nouveau qu'il y a un but et un sens, une vie et une action. Et à l'instant même elle commença à demander : "Si c'est nécessaire, donne plus". Toute la soirée, elle fut très fatiguée, mais heureuse. Elle ne pouvait pas encore prier comme auparavant. Mais tout son être devint une unique prière. Elle avait l'impression d'être comme une huître ouverte. Elle ne pouvait même pas s'offrir maintenant : "Trop offerte pour s'offrir soi-même". Mais elle était prête pour toute nouvelle action. Le P. Balthasar lui interdit d'entreprendre quoi que ce soit cette nuit-là. Elle doit dormir. Elle le promit, à contrecœur. Elle voudrait enfin pouvoir prier de nouveau et elle a tant à demander maintenant.

 

Dimanche 20 juillet - Le lendemain matin. Elle a dormi jusqu'à dix heures du matin avec de brèves interruptions. Pour la première fois depuis des mois. Elle est en train et gaie, "prête à toutes les turpitudes". Elle raconte aussi qui sont ces formes qui se trouvaient près de Marie. Pendant le temps de sa souffrance, elles ont été aussi visibles à l'occasion, mais totalement voilées dans l'ombre. - Hier après-midi, au milieu de la souffrance, elle avait beaucoup de travail et d'occupations. Une foule de visites. Cela avait été bon. - La vision de Marie avec l'âne et les étoiles, elle l'a vue de nouveau. Mais l'histoire avait cette fois une suite : il reçut le drap avec les étoiles et il le déploya, et il se forma encore beaucoup plus d'étoiles, des étoiles innombrables. - Par la suite, elle avoue aussi que l'hiver précédent elle avait pratiqué toutes sortes d'exercices de pénitence. Il lui fut très pénible d'avouer ces choses. Ce n'est pas non plus qu'elle les ait apprises par des livres ou qu'elle aurait imité un modèle. Cela correspondait à un besoin totalement spontané auquel elle ne pouvait pas résister. Et elle fit tout cela, comme elle dit, avec une espèce de désespoir intérieur que ne puisse lui venir à l'esprit rien de mieux ni de plus sensé, qu'elle ne fasse même preuve d'aucune "fantaisie" dans ces choses. Du reste elle a horreur du mot "héroïque" en ce qui concerne les choses religieuses. Tout cela n'a absolument rien à voir avec l'héroïsme; cela reste tellement loin derrière ce qui est simplement "convenable" qu'il n'y a pas lieu d'en tenir compte. - Tout le dimanche s'est passé dans un état d'âme étrange : elle se sent d'une certaine manière purifiée, "pure par Dieu", comme elle dit. Elle hésite à dire le mot "pure", mais elle le dit quand même. Cela a été vraiment une pure grâce justement. C'est comme si on ouvrait une feuille tout fraîche et toute blanche. Cependant le soir, la feuille n'est déjà plus tout à fait aussi propre que le matin. "Je ne sais pas si j'ai commis des péchés aujourd'hui. Peu importe d'ailleurs. Il ne s'agit pas de cela; mais que je sente toujours en moi la possibilité de pécher, la disposition même à le faire si la grâce de Dieu ne me retient pas; c'est cela qui est effrayant. La vie en tant que telle est immergée dans un élément trouble et troublant". Est-ce qu'il serait possible qu'un jour cette disposition à pécher puisse être supprimée? Marie aussi a vécu dans ce trouble et elle était pourtant toute pure. "Mais elle est justement la Mère de Dieu!" Un instant de totale pureté peut être possible, mais le maintien dans cet état peut-être pas. - Elle souffre donc aujourd'hui d'une nouvelle forme de déchirement sans que ce soit une souffrance proprement dite comme dans les jours précédents. Elle sent aussi, depuis qu'elle en est "sortie", l'énorme plénitude de la richesse des grâces. "J'ai l'impression d'être comme quelqu'un qui aurait des millions à distribuer". Le P. Balthasar est fatigué ce soir et quelque peu distant. Elle le ressent sans doute douloureusement; comme quelqu'un qui offrirait des cadeaux énormes et personne n'en veut. Elle décrit cette richesse. Elle prend comme point de départ le fait que, dans la grande souffrance, à l'extrême limite des ténèbres, ce n'est plus l'obscurité absolue. Mais on entre déjà dans la lumière sans la voir. On sait déjà que tout peut avoir un sens : "le salut en somme". Tandis que, en cours de route, on peut prier par instants à telle ou telle intention, cela cesse au point extrême. Là, l'horreur s'élargit pour ainsi dire et on ne voit plus que "tourment" et "salut". Et par amour de ce salut, on dit encore oui. Au point extrême, il n'y a plus de souffrance particulière, il n'y a plus qu'une souffrance universelle. Quand on "sort" de là, on a le sentiment que ce qui a été souffert pourrait certes être utile pour des demandes précises, mais une grande part, sans doute la plus grande, est à la libre disposition de Dieu. Et dans la mesure où elle participe à cette disposition, elle peut aussi la distribuer sans choisir. Ce qui est atteint déborde les limites de tous côtés. Et ainsi elle a le sentiment, maintenant précisément, à la fin de cette souffrance, qu'elle peut demander à Dieu comme "récompense" toutes sortes de choses. Elle ne peut se retenir qu'avec peine. Cela lui fait mal de ne pas pouvoir donner. Le besoin de donner et de demander quelque chose à nouveau est si violent qu'il devient lui-même un tourment. - Aujourd'hui à l'église, saint Ignace lui est apparu. D'abord en haut, à côté de la statue du Sacré-Coeur, qui au début fit de nouveau le mouvement d'indiquer le coeur. Puis au fond de l'église, auprès d'elle. Elle eut avec lui une conversation assez longue. Il parla sévèrement de ses fils. Il y en a plus d'un parmi eux qui n'apprennent quelque chose que par nécessité, ce qu'ils devraient quand même savoir comme allant de soi : ce qu'est la pauvreté précisément et surtout la pauvreté en esprit. Il n'est pas permis de posséder quelque chose, on ne peut que partager. Mais ses fils "sont assis" sur leurs biens spirituels et matériels. Il n'en sort aucun mouvement, aucune circulation, tout est stagnant. Ils sont également trop indulgents pour eux-mêmes; ou bien ils veulent aussi, par égard pour les autres, ne donner en communauté aucun exemple de sévérité et de logique.

 

Lundi 21 juillet - Elle a dormi toute la nuit par terre. Pour X. Et cela dans un grand bonheur. Le matin, Marie lui apparut. Elle demanda spontanément : "Pour les jésuites aujourd'hui!" Marie dit : "Je suis avec vous".

 

Mardi 22 juillet - Coup d’œil rétrospectif sur la semaine de souffrance. Celle-ci est maintenant "plus comprise" que la première. Mais elle fut aussi plus impitoyable. Nous parlons encore de détails, comme de ce verre d'eau qu'elle s'était versé le jeudi à la consultation alors qu'une soif insupportable la travaillait et qu'elle vida sans le boire. Je l'avais priée autrefois de le boire. Que devait-elle faire? Dans un autre état, il n'y aurait eu aucun problème. Pour une soif habituelle, elle l'aurait peut-être bu pour ne pas faire d'histoire, ou bien peut-être aussi ne l'aurait-elle pas bu pour ne pas s'accorder justement tout ce qui lui vient à l'esprit. Dans les premières souffrances également, il n'y aurait eu pour elle aucun problème de ne pas boire parce que Lui non plus sur la croix n'a pas eu d'eau. Cette fois-ci, c'était différent. Que faire maintenant? Si elle boit, cela semble un allégement de la souffrance, un non à la soif qui la travaille. Si elle ne boit pas, elle le fait par une sorte de stoïcisme et celui-ci semble alors être une volonté d'obtenir quelque chose par force grâce à la souffrance. Elle se trouvait à la limite, dit-elle, où dans la souffrance tout paraît orgueil, aussi et surtout ceci : y être indifférent et vouloir faire l'indifférent; ne pas prendre le soulagement pourrait être un orgueil sans pareil. Même si elle sait qu'il n'y aura à proprement parler aucun soulagement, car aucune eau ne peut apaiser la soif. Au fond, lui dit le P. Balthasar, dans cet état peu importe ce qu'on fait et ce qu'on ne fait pas, tout sera nécessairement "faux". - Dans les jours qui suivent, c'est le début des vacances. Adrienne va à Riffelalp avec son mari et le plus jeune de ses fils, le P. Balthasar à Sion, où il va travailler à un livre sur Karl Barth. Il reçoit quelques lettres d'Adrienne dont voici des extraits.

 

28 juillet - Je n'ai encore reçu aucune lettre de Sion, et moi-même je n'ai pas grand-chose non plus à dire étant donné que je suis encore toujours travaillée par les fameux trois premiers jours; je suis allongée quasi toute la journée, je prends l'air, mais les douleurs sont peu présentes, dans l'ensemble plus que supportables. Le principal de mon temps appartient à l'enfant ; beaucoup de choses maintenant, à tête reposée, sont examinées, pesées et en quelque sorte priées. Les statuts et les vœux sont maintenant précisément l'affaire principale, mais simplement magnifiques. Je commence à écrire, à vrai dire plutôt à prendre des notes, mais cela avance quand même lentement; l'autre chose - je pense à ce qui se fait intérieurement - est encore fort au premier plan. Et abstraction faite de l'enfant, beaucoup de choses de Bâle concernant les amis et la profession. A vrai dire je ne devrais pas quitter si rarement la place de la cathédrale, car c'est prodigieusement stimulant de prendre quelque distance (...). Toutes les obligations et même la souffrance paraissent magnifiques vues d'ici; pouvoir aider : je ne me serais pas attendue à ce que ce soit si beau.

 

Le 29 juillet - En ce qui concerne les statuts, surtout les statuts du "but", le travail continue avec zèle, bien qu'il n'y ait pas encore beaucoup de choses mises par écrit; mais cela prend tournure et je me réjouis de votre visite pour pouvoir enfin vous montrer quelque chose; d'ici là il y aura bien quelques lignes d'écrites. - Aujourd'hui la journée a été bonne. Ce matin, messe. Puis couchée jusqu'au dîner, au lit. Après le repas, allongée dehors jusque vers cinq heures. Werner et Niggi en randonnée. Puis j'ai fait une promenade priante de presque une heure; beaucoup prié à vos intentions. - Excusez-moi si j'écris si bêtement, je suis encore très fatiguée d'une certaine manière; c'est comme si la souffrance résonnait encore, non plus douloureusement, je voudrais presque dire qu'elle n'est plus que belle, elle incite à s'engager et elle est pleine de promesses.

 

Mercredi 31 juillet - L'image de saint Ignace aujourd'hui me cause une grande joie, et je vous en remercie de tout coeur; également pour la lettre. Je suis heureuse de penser que vous êtes remonté, comme vous le souhaitiez. Il se peut que notre hôtel soit une triste boîte, mais je ne m'en aperçois guère. De mon lit, où je passe toute la matinée à part le temps de la messe, je vois un grand champ de fleurs qui se perd bientôt sur la pente abrupte de la montagne avec ses gros blocs de rocher. L'après-midi - pour ne pas désapprendre la position allongée - je paresse sur une chaise longue à l'écart des hôtes de l'hôtel dans une petite prairie; la perspective est là très vaste; au milieu, le Matterhorn, la plupart du temps dans les nuages; de chaque côté, des montagnes inconnues avec de la neige et des glaciers; plus près, plusieurs vallées verdoyantes curieusement égayées de torrents. Aujourd'hui vers neuf heures, mes hommes sont partis pour toute la journée.

 

1er août - Il est cinq heures. Mes hommes, H.V. et une amie font une excursion sur les glaciers. Pour moi, la journée a été merveilleuse; au fond, sans interruption une sorte de vision, interrompue deux fois par une véritable vision; le tout comme une prière. Mais je dois avouer que j'écris moins que je n'en avais l'intention; il me semble pour l'instant plus essentiel de demeurer dans ce qui a été offert quand cela m'est donné sous cette forme et sans que je l'aie voulu; l'enfant et différentes autres choses prennent pourtant jour après jour des formes plus fermes et plus détaillées; le livre sur le mariage est aussi en canevas, mais pour la forme cela ne marche pas encore. - J'ai fait connaissance hier avec le P. X, et amplement. En me promenant, après vous avoir écrit, je l'ai rencontré; il s'est présenté et il a parlé de Bâle en abondance. Il souffre d'une incroyable hypertrophie de son moi, il a un incroyable plaisir en lui-même et, comparé à lui, les autres sont naturellement petits et laids; puis quand il s'est suffisamment vanté, il fait un effort, il s'oublie et remet les autres dans une juste lumière. Ce trait curieux m'avait toujours frappée à la messe; j'avais souvent le sentiment qu'il se célébrait lui-même d'une certaine manière, son christianisme, sa manière de parler, son être en général, et plus d'une fois il m'était presque difficile de faire abstraction de lui pour participer à la messe convenablement. - M'avez-vous vraiment interdit les excursions extraordinaires pour la durée des vacances? Jusqu'à présent je le croyais et agissais en conséquence; maintenant j'ai quelque doute. De prier sans être dérangée est quelque chose de si bon durant ces vacances. Werner et Niggi font des exercices avec un guide dans un lieu appelé "Idiotenhügel", la "colline des idiots", pour se préparer à une ascension dans le Mont-Rose la semaine prochaine. Je vais faire maintenant une promenade qui s'allonge chaque jour.

 

Dimanche 3 août - Vers le soir, nous avons encore fait une promenade ; c'était une merveilleuse atmosphère du soir comme nous l'avons ici en haut presque tous les jours, et ce fut pour moi comme si le ciel me promettait beaucoup de ce que je demande à Dieu dans la prière pour nos préoccupations.

 

4 août - Je voudrais d'abord vous raconter quelque chose qui n'est pas particulièrement digne d'éloge, "et qui me tracasse". Il est peut-être difficile au début pour un converti de s'habituer à une messe basse; si elle a lieu dans une grande église pleine, il me semble que l'attitude de la foule, son recueillement, contribue à l'action de la messe, c'est-à-dire à ce que non seulement elle soit trouvée belle mais aussi bonne. Je n'ai jamais voulu prendre un missel parce qu'il me dérange en quelque sorte, il me tient à distance, m'éloigne de la transsubstantiation, de tout ce qui se passe, de la présence. La semaine dernière, pendant la messe du P. X, je n'étais jamais complètement là, j'étais dérangée par sa personnalité, par ses inconvenances; je me défendais de faire mes propres prières parce que je voulais justement participer à la messe; tous mes efforts ne servaient à rien, je restais à l'écart jusqu'au moment où je communiais, alors seulement à chaque fois cela devenait correct. Avec le Père Y, qui d'une certaine manière disparaît dans la messe, qui la sert, tout fut bon d'emblée, comme quand je suis dans la chapelle avec vous. Par le contraste d'aujourd'hui seulement, il est devenu clair pour moi que je suis totalement tributaire de la grâce qui entoure le prêtre; c'est certainement tout à fait faux; la messe doit quand même être reçue comme un tout impersonnel et objectif. Je me suis défendue déjà toute la semaine dernière sans savoir ce que c'était; à présent je le vois clairement, mais je ne connais pas d'autre issue que de vous demander conseil. Cela tient en partie au fait qu'en un tel moment non plus je ne peux pas oublier mon jugement personnel, mais ce n'est pas l'essentiel, cela se trouve en partie aussi en dehors de ma propre subjectivité. - Ici, en haut, je dois écrire comme jamais. Chaque jour arrivent des lettres, la plupart de gens plutôt "éloignés", mais qui, toutes, concernent l'essentiel d'une manière ou d'une autre. Je me donne du mal, autant que je peux, mais je vois toujours que je pourrais faire mieux. Je pense qu'il y a justement une intention aussi dans le fait que moi, qui ai une si mauvaise plume, je doive maintenant tellement écrire.

 

Mardi soir 5 heures - Le salut aujourd'hui doit être très court car depuis ce matin de bonne heure, vers trois heures, cela s'agite sans cesse pour les règlements, les maisons et les supérieurs; les activités et les buts sont définis; je n'ai simplement pas le temps de m'arrêter vraiment à autre chose qu'à ce qui m'est donné aujourd'hui. Je n'ai certes encore mis aucun mot par écrit, car c'était encore trop fort d'une certaine manière; maintenant je vais encore faire ma promenade pour mettre de l'ordre et puis tout sera mis par écrit.

 

Le 6 août, mercredi - La semaine dernière, la Mère de Dieu était là, dans un pré; pas une vision, mais vraiment là, "en chair et en os", avec l'enfant dans les bras; notre enfant; du reste c'était un enfant comme tous les autres, mais cependant le nôtre justement. Elle disait qu'elle était vraiment aussi la mère des enfants étrangers et qu'elle les aimait comme les siens. Le jour suivant, elle fut de nouveau là, dans la même attitude, mais plus grande que nature; et l'enfant, c'était des maisons, grandes et petites, peut-être une douzaine, et les maisons étaient pleines de vie et de travail, et des deux côtés, à côté de la Mère de Dieu, des gens affluaient vers les maisons, innombrables, je crois qu'il y en avait plus de mille; il n'y avait pas que des femmes, il y avait aussi des hommes mais beaucoup moins nombreux, au teint basané, et beaucoup d'enfants, mais beaucoup moins que des femmes; peut-être une proportion approximative de trois hommes, trente enfants, soixante-dix femmes; difficile à dire. Et tout à fait séparé, c'est-à-dire comme spectateur auprès de la Mère de Dieu, et cependant pas dans la foule, saint Ignace; la Mère de Dieu disait : Ceci est le chemin que prend l'enfant. Et saint Ignace souriait d'une manière un peu moqueuse, mais au fond quand même tout à fait bon enfant. Il tenait en main une rose coupée, c'est-à-dire une tige de rosier; la rose n'était plus là, il n'y avait qu'une tige avec des épines de deux sortes, des grandes et des petites, beaucoup; je pensais aussitôt : cela m'étonne quand même qu'il ait lui-même coupé la rose, quand je les vis aussitôt, rouges et très grandes, dans les mains de la Mère de Dieu; elle seule; les maisons et la foule n'étaient plus là. - Et puis hier je me réveillai dans un incroyable bouillonnement; règlements, aspects du travail, de l'activité, du recrutement, de la formation, des possibilités d'une manière générale, dans un pêle-mêle d'une richesse inattendue; sans cesse quelque chose de nouveau, non prévu jusqu'alors, non réfléchi, seulement esquissé; c'était comme un délire; un tel embrouillamini que, si je l'avais mis par écrit, cela serait resté vraisemblablement incompréhensible; avec le peu de raison qui me restait à côté, je pensais que je devais attendre. Vers le soir, après la promenade, je commençais à écrire; sur d'innombrables feuilles, c'est-à-dire dix ou douze peut-être, mais le plus souvent quelques phrases seulement; divisées en chapitres : règlements, vie à la maison-mère, vie au dehors; les cercles, les domaines d'activité, etc. Maintenant j'ai sans doute assez longuement à écrire, mais intérieurement tout est passablement clair; il y a quelques points dont je n'arrive pas à avoir une vue d'ensemble, sans doute à cause de mon propre "état de laïque"; je les note comme points au sujet desquels vous aurez sans doute à prendre une décision. Mais de trier maintenant l'affaire est un vrai plaisir; de manière comique, ce ne sont pas avant tout les grandes lignes qui se cristallisent mais, dans les coins les plus impossibles, les plus petits détails, comme si dans le gros œuvre d'une maison l'escalier n'était pas fait; il n'y aurait à sa place qu'un vide béant, et à côté de cela, dans l'une ou l'autre mansarde, dont personne ne peut prévoir à quel but secondaire elle pourrait servir, seraient prêts les plus jolis rideaux justement pour cette mansarde; voilà à quoi cela ressemble à peu près; mais je crois que la place pour l'escalier, comme accès à la mansarde, est quand même bien prévu d'une manière ou d'une autre.

 

Jeudi soir - Aujourd'hui presque toute la journée a été consacrée, au moins spirituellement, à l'enfant, mais dans le calme. Beaucoup noté; formulé pas mal de choses. Je me réjouis beaucoup de votre visite. - Les jours suivants, le P. Balthasar est en visite à Riffelalp avec un autre Père (Le P. Hugo Rahner, précise "L'Institut Saint-Jean", p. 39). Adrienne était joyeuse, reposée. "Nous avons trié les notes qu'elle avait prises et nous avons discuté des points qui faisaient problème. Ce n'était, comme elle l'avait écrit, rien que des détails mais qui, dans leur précision, témoignaient d'une claire vision intérieure de l'ensemble. Maintes choses étaient maladroites à cause de son ignorance des institutions ecclésiales, ou bien étaient inutilisables parce que le cas était déjà réglé d'une autre manière par le droit canon. Elle me raconte finalement aussi que depuis quelque temps elle a reçu une deuxième plaie au côté, toute proche de la première, elle aussi en communication intérieure, par un canal, avec le cœur, et qu'elle les sentait toutes les deux distinctement l'une à côté de l'autre. Elle croit savoir que cette plaie a un rapport particulier à l'enfant. Il fut très peu question d'apparitions et d'autres choses extraordinaires. Il était clair cependant que cette sorte de grâces l'accompagne à présent constamment. Combien de fois ne m'a-t-elle pas dit : 'Ah! qu'est-ce que je n'aurais pas à vous dire!' Mais elle ne pouvait pas non plus d'ailleurs se mettre à parler de ces choses tout de go. Il fallait toujours pour cela une situation précise. Je ne l'ai pas non plus poussée à m'en parler et moins encore le lui ai-je enjoint".

 

Lundi 11 août - Aujourd'hui, dans la matinée, j'ai eu un assez long entretien avec saint Ignace; d'ailleurs, depuis que vous êtes parti, beaucoup de surprises et de prière et de constructions. - J'espère que vous aurez un beau jour d'anniversaire (le P. Balthasar est né le 12 août 1905), tranquille et paisible comme vous le souhaitez; mes pensées et ma prière vous accompagnent, aujourd'hui aussi saint Ignace m'a parlé de vous. - Cher ami, pour nous deux, une part de notre tâche consiste à vivre et à expliquer le catholicisme de telle sorte que non seulement il se "convertisse", mais que tout autant il devienne compréhensible; je ne sais pas combien d'adeptes nous lui gagnerons, mais nous devons le faire connaître.

 

Le 13 août - Le paquet de livres est bien arrivé. Je suis réellement incapable de lire maintenant de la théologie protestante, je connais encore beaucoup trop peu la catholique; quand votre livre sera paru, je pourrai peut-être aussi inviter Barth, maintenant c'est trop tôt. Le livre de Diderot (qu'elle avait emporté pour une connaissance "réaliste" des états des monastères), je ne peux plus guère continuer à le lire; il a en tout cas éveillé mon attention sur ce qui peut être utile pour l'enfant, mais il est si affreusement plein d'esprit faux et ordurier qu'il me donne vraiment la nausée; quelque chose de ce genre, je le supporterais sans doute mieux à Bâle; mais ici, en haut, tout est tellement beau que le mensonge conscient se fait par trop puissant. - J'ai toujours oublié de vous dire que le Suscipe est naturellement depuis longtemps de nouveau en ordre. Je suis prête, avec l'aide de Dieu, prête avec gratitude.

 

Le 14 août - Oh! Ces jésuites! Je les aime tant, comme si mon amour pour eux existait sans interruption depuis mon enfance (Note du P. Balthasar : Dans sa jeunesse, Adrienne n'a eu qu'une seule vision de saint Ignace, mais aussi des inspirations et des connaissances intuitives de son esprit, si bien qu'à l'école elle put faire un exposé sur la réserve mentale). Et pourtant, entre temps, il y eut de nombreuses années où je n'ai pas pensé à eux. La solitude ici en haut est tellement une solitude en Lui; je vous trouve là, et je prie.

 

15 août - Assomption de Marie. Excusez d'abord l'écriture; je peux à peine tenir la plume, mais je veux quand même essayer; je compte sur votre indulgence! Aujourd'hui, incroyables contrastes entre le ciel et la terre. Dès que j'en sais plus, je vous écris.

 

Le 16 août - Ce qu'il adviendra de moi la semaine prochaine, je ne sais pas; je ne sais pas en effet si la maladie de cette semaine - dont je préfère vous parler de vive voix - ne rendra pas nécessaire d'urgence le bistouri de Merke; au lieu de tenir ma propre consultation, je devrai éventuellement le consulter mardi, bien que depuis hier soir l'affaire ait plutôt tendance à s'améliorer et que je me sente aussi plutôt mieux. Au fond cela ne m'intéresse pas. - Hier de bonne heure, j'ai vu la Mère de Dieu, et beaucoup me fut donné; il m'en reste un désir brûlant; après, il y eut la lettre de L. et maintes choses plus dures à supporter que d'habitude, parce qu'un instant j'avais été au ciel et que j'avais connu dans ce bonheur une sorte de responsabilité "transformée" qui par elle-même comble déjà de bonheur et qui a une affinité avec ce qu'on supporte et qu'on veut supporter quotidiennement bien qu'elle ait sans aucun doute la même origine. - Je pense beaucoup à vous, à votre ouvrage, à votre volonté, et je prie pour tous, surtout pour ceux que vous me recommandez. - A la fin de cette semaine singulière mais pourtant très riche en événements, peut-être la semaine la plus féconde que j'ai jamais vécue, bien qu'il n'y ait rien à voir du fruit lui-même mais seulement à le deviner, il est bon de pouvoir vous envoyer mes amitiés.

 

22 août - A Riffelalp, Adrienne avait attrapé un abcès au ventre, fort purulent, qui était très douloureux. Elle a jusqu'à quarante de fièvre, mais elle accomplit sa tâche quotidienne comme d'habitude. Le Professeur Merke croit qu'une opération sera nécessaire. Le lendemain, la plaie suppure encore, mais Merke est maintenant d'avis qu'il vaut mieux ne pas opérer. Il est vrai que la plaie pourrait rester ouverte pendant des mois. Depuis lors, elle n'en parle plus; ses proches n'en savent rien, et on ne lui pose pas non plus de questions à ce sujet.

 

Le 15 août, elle a vu l'Assomption de Marie au ciel. Elle était là, non comme à l'Ascension du Seigneur, comme la "petite servante qui ne se fait pas remarquer", mais de telle manière que maintenant elle "en fait partie" tout simplement. Il n'y avait pour ainsi dire pas de distance, pas d'abîme entre elle et les bienheureux dans le ciel. Une union parfaite. En même temps, du ciel elle apercevait la terre et quelques destinées, pour servir d'exemples. C'était comme quand on se sert à l'envers d'une longue-vue. Tout est très petit, éloigné mais très précis. Coup et contrecoup, destin et contre-destin chez les humains, on le voit exactement, mais le tout est comme déjà du passé et terminé. C'est comme si tous ces destins avaient leur racine ici dans le ciel si bien que les allées et venues terrestres ne peuvent pas interrompre la véritable continuité du destin dans le ciel. Cependant elle ne peut pas dire exactement dans quelle mesure il serait quand même encore possible de "ligaturer" la "racine" céleste de son être et de la laisser se dessécher. Il pourrait certainement se faire une sorte de coupure entre la partie céleste et la partie terrestre. On pourrait en quelque sorte se nourrir sur terre de cette partie céleste comme un vampire, en vivre, la consumer. Comment une telle existence se terminerait n'est pas clair pour elle. Puis nous parlons de la formule "Simul justus et peccator", des nuances qui sont possibles dans ce "en même temps" : comment le pécheur peut maintenir le contact avec la vie céleste, combien il est difficile, même impossible d'exprimer ces choses de manière didactique.

 

24 août - Rudes journées. Forte fièvre. Merke confirme que cela peut devenir une longue affaire. Elle est très fatiguée. En plus de cela, toujours des consultations surchargées. Cette nuit, Marie lui est apparue près de son lit, physiquement proche; à l'arrière-plan, en quelque sorte en tableau, le groupe des trois formes. Les deux formes à droite et à gauche sont toutes deux doubles; à côté de la droite celle de gauche encore une fois très faible et inversement. Marie lui explique le sens de ce doublement. - L'après-midi, elle a une conversation assez longue avec Werner. Dans la fièvre, mais cependant tout à fait consciente, elle lui raconte qu'elle voit parfois des anges. Elle a tout à coup le sentiment qu'il doit quand même aussi savoir quelque chose, "en avoir quelque chose". C'est la première fois qu'elle parle à un tiers des apparitions. Elle ne dit rien des saints et de Marie. Werner est étonné, songeur. Il pose des questions sur les anges. Est-ce qu'elle ne les voit que depuis qu'elle est catholique? Est-ce qu'elle croit que lui aussi les verrait s'il devenait catholique? Etc.

 

Mardi 25 août - Cette nuit, fortes douleurs. Et au beau milieu, une si grande grâce, une telle plénitude d'amour, qu'il lui semble que tout son être n'est plus qu'adoration. Cela n'a jamais été aussi démesuré. Dans le feu de l'amour, elle veut se lever pour se mettre à genoux. Tout d'un coup le Seigneur est là à côté d'elle et il lui pose un instant sa main sur l'épaule comme pour l'empêcher de se lever. Elle est de nouveau remplie d'un bonheur indescriptible. Aussitôt après, Marie se met à côté du Seigneur. Le Seigneur disparaît, Marie reste, elle lui pose sa main sur l'épaule au même endroit et dit : "Pauvre petite". Puis elle disparaît aussi. A l'arrière-plan, pour la première fois visible, se trouvait la petite Thérèse. Elle avait quelque chose d'infiniment enfant, "candide, sereine". Adrienne reste ensuite jusqu'au matin en prière et en "adoration". Sa volonté de tout supporter est plus affermie que jamais. Bien qu'elle ait le sentiment que c'est vraiment presque assez et souvent presque un peu trop. Elle dit : le mot de Marie, on pourrait au fond l'interpréter dans le sens que cela aura maintenant bientôt une fin. Elle se réjouit toujours plus fort à l'idée du ciel. Les souffrances morales ne la quittent plus guère totalement depuis la grande semaine de souffrances de juillet; une partie de ces expériences est toujours présente. - Le soir, pendant qu'elle parle avec le P. Balthasar, elle tressaille tout d'un coup comme sous une douleur violente. Pendant quelques secondes, elle est incapable de parler. Puis elle dit : "Curieux!" C'est comme si l'ancienne plaie au coeur, qui était fermée et n'avait pas saigné depuis des mois, s'était rouverte tout d'un coup. Dès qu'elle peut se remettre à parler, elle est remplie d'une grande gratitude immédiate. Car elle avait cru que la plaie s'était refermée parce qu'elle n'était pas digne de la supporter. Maintenant, il lui est permis de l'avoir à nouveau. - Mais le lendemain matin, au téléphone, le P. Balthasar apprend, en termes voilés, que la plaie qui a été soudainement douloureuse la veille au soir, n'est pas l'ancienne, mais une nouvelle, une troisième, toute proche des deux autres, qui sont fermées toutes les deux. La nouvelle plaie lui a fait mal toute la nuit. - Le P. Balthasar avait parlé un jour à Adrienne de la sévérité et de l'inflexibilité de saint Ignace. Elle l'avait "défendu" et avait dit qu'il était au fond rempli de bonté. Le lendemain matin, elle me raconta que saint Ignace lui était apparu la nuit et lui avait montré mon caractère. Dans ce coup d’œil, elle avait vu pour la première fois tous les défauts du P. Balthasar et pour ainsi dire les défauts principaux de sa nature. Cela avait été si fort et si net qu'elle croyait qu'elle ne pourrait jamais lui en parler. Elle le fit cependant et le résultat fut pour moi d'autant plus humiliant que les choses que je reprochais à saint Ignace dans mon insolence étaient celles-là même qu'il avait à me reprocher. Jamais encore un miroir aussi clair de mes fautes n'avait été mis devant moi. Depuis lors je conçus un grand amour pour saint Ignace, que j'avais toujours un peu craint auparavant. - Elle ne peut se lasser de louer la merveilleuse nature de la Mère de Dieu, de souligner la distance qui la sépare de tous les autres "saints". Un être qui est de pure bonté, qui n'est rien que grâce et amour qui se répand, et pour cette raison partout présente en quelque sorte où se produit un événement de grâce. Quand Adrienne entre dans une église, ce qu'elle éprouve tout d'abord, c'est toujours le sentiment de la présence de Marie. Ce sont les églises surtout en tant que telles qui auraient quelque chose de la nature de Marie. Et par Marie, elle est ensuite conduite au tabernacle. Pendant la messe également, elle a toujours le sentiment que Marie est présente avant la consécration, jusqu'à ce que son Fils soit "né" sur l'autel. - Elle dit qu'elle a maintenant le besoin urgent d'avoir une voiture électrique. Elle fut un jour appelée à la police pour se justifier sur l'origine de toute l'essence qu'elle avait. On la voyait dans tous les coins de la ville avec sa voiture. Une enquête doit être ouverte. Elle espère que l'affaire se perdra dans le sable. Mais il est grand temps qu'elle ait une voiture normale. - Elle raconte en souriant une "plaisanterie d'essence" qui s'est encore produite : la voiture avait de nouveau roulé longtemps à vide. Un jour, on lui avait mis quelques litres d'essence, environ un tiers de la capacité du réservoir. L'aiguille monta aussitôt sur "plein". - Le P. Balthasar part ensuite pour quelque temps à Sion pour terminer son libre sur Karl Barth. Pendant son absence, il reçoit quelques lettres d'Adrienne.

 

26 août - Après une nuit irréelle - ne faire que remercier, ne pas demander, ne pas désirer - la journée fut remplie d'histoires précises pour lesquelles il ne fut pas toujours facile de prendre position. A l'hôpital, partout le désarroi. L'unique enfant de Merke (le Professeur Merke, ami d'Adrienne) est tombé malade cette nuit à en mourir, et de bonne heure il a été opéré pendant des heures par quatre médecins; une suppuration soudaine derrière l’œil droit l'a fait sortir de son orbite; on a dû ouvrir le front pour atteindre un pus épais et vert au-dessus des méninges; les os de la pommette également durent être sciés : là aussi, même tableau. Il y a encore quelques chances, mais peu. Je prie autant que je peux; aidez-nous, je vous en prie; mais prier pour garder une vie est tellement plus difficile que pour la façonner. Merke me ferait infiniment pitié, mais savons-nous donc les desseins de Dieu?... Je n'écris pas plus pour le moment. Il me vient une idée pour le petit Merke, je vais essayer de la faire passer.

 

27 août - L'idée qui hier m'arracha si soudainement la plume de la main n'a pas pu se réaliser. J'avais le sentiment que ce serait bien si je pouvais veiller le fils de Merke; la raison qui m'incitait à le faire était l'idée quelque peu païenne sans doute qu'on pouvait mieux prier tout près du malade. J'allai donc à l'hôpital et j'expliquai à l'infirmière en chef qu'elle n'avait pas besoin de prévoir une infirmière puisque je pouvais prendre la garde. A cause des retraites, des militaires et des vacances, ils sont de fait limités en personnel soignant : peut-être surtout à cause d'une insuffisante élasticité de l'organisation quotidienne. L'infirmière en chef n'a rien voulu savoir; Merke ne le permettrait sans doute pas; il avait encore dit il n'y a pas longtemps que je ne me ménageais pas assez, etc. Bon! Merke n'était pas là et je ne voulais pas le déranger chez lui. Le soir, je le rencontrai pourtant à l'hôpital; il ne le permit à aucun prix. Mais ce qui est bien, c'est qu'il put s'épancher toute une heure, il parla de l'enfant, de son horrible inquiétude, des mille et une choses qui l'accablaient d'une manière ou d'une autre; nous étions très proches, et je crois que cela fut pour lui une aide. Je passais la nuit à la maison; l'état de l'enfant est inchangé. - Il n'y a que toi qui ne peux jamais être accablé par ce qui m'arrive; tu m'as appris à rendre grâce pour cela; fais-le aussi, je t'en prie. Je ne trouve toujours réellement fâcheux que les moments où je suis "dedans"; le reste n'est jamais "excessif". Et tu sais, il n'y a pas qu'à Lui que je rends grâce; c'est aussi à toi, car il y a une sorte de médiation dans ces choses, je le devine très bien. - Cela ne va pas bien pour le garçon de Merke, pas bien du tout. Je prie beaucoup.

 

Jeudi 29 août - "L'enfant de Merke vient de mourir; je suis presque incapable de penser à lui, c'était tellement sa raison d'être dans ce remarquable mariage. J'y vais tout de suite". - Ce qui s'est passé ce soir-là, Adrienne n'a pas pu en parler tout de suite au P. Balthasar ; il était absent et il n'est rentré à Bâle qu'au début octobre, un mois plus tard. Il a mis alors par écrit le récit de cette conversation au sujet du petit Merke, tellement attendue par Adrienne : Nous parlâmes d’abord de toutes sortes de choses moins importantes, elle demanda de pouvoir garder le récit pour le moment où elle pourrait vraiment le faire. Mais ensuite, tout d’un coup, au milieu d’un sujet sans importance, elle s’arrêta et commença à raconter. Donc ce jeudi soir où le garçon était mort, elle était allée à l’hôpital Sainte-Claire avec des fleurs blanches afin qu’auprès du petit il y ait quelque chose de plus gentil quand les parents reviendraient. Puis, avec la Sœur, elle avait orné soigneusement le lit en mettant des fleurs partout; puis la Sœur s’était retirée dans un coin pour prier là, et Adrienne s’agenouilla dans un autre coin. Adrienne pensa : “Si seulement la Sœur sortait!” Sa présence la troublait en quelque sorte. Après quelque temps, la Sœur s’éloigna. Adrienne pria seule pour que la volonté de Dieu se fasse. Elle priait aussi - de manière paisible, sans pour ainsi dire penser à une possibilité sérieuse, ou mieux sans en être effrayée - pour que Dieu rende l’enfant à ses parents si c’était mieux ainsi. Elle était toute sous l’impression de l’immense douleur de son ami. Tout d’un coup l’enfant se mit à trembler. Puis il essaya de s’asseoir, leva la tête et le haut du corps, et commença à ouvrir les yeux. Adrienne dit plus tard que cela avait été comme si la vie était revenue jusqu’à la limite de la conscience. Cela alla très vite. Quand elle vit cela : "Alors j’ai tout lâché". Ce qui s’est passé en elle en cette seconde, elle l’a expliqué en différentes phases mais qui étaient toutes étroitement unies. D’abord un cri de tout son être. Par la suite, elle s’est étonnée que tout l’hôpital ne soit pas accouru à ce cri silencieux. Puis la conclusion qu’il lui avait été mis en main de tenir l’enfant en vie, mais qu’en même temps, de la part de Dieu, quelque chose comme un non sérieux avait été dit, quelque chose comme : "Pourquoi te mets-tu en travers de mes desseins? Pourquoi te mêles-tu de choses dont tu n'as pas une vue d'ensemble? D’où sais-tu qu’il n’est pas mieux pour cet enfant de mourir que de vivre?" Et pourtant Dieu était prêt à se laisser contrarier dans ses plans. A ce moment-là tout était entre les mains de Dieu, sa volonté devait se faire. Mais dans cette remise de soi il y avait aussi une terrible angoisse. Elle dit plus tard que cela n’avait pas été à proprement parler l’angoisse devant le fait que le mort se réveille ici. Ni non plus l’angoisse devant l’ébullition de l’hôpital si la Sœur revenait. Sur le moment où elle aperçut cela, cela ne lui fit pas la moindre impression. Mais l’angoisse devant le chemin qui s’ouvrait devant elle, le chemin intérieur qui s’étendait à perte de vue à partir de choses de ce genre, en possibilités qui ne pouvaient plus se prévoir. De par cette angoisse aussi elle laissa tout aller, et le garçon se laissa tomber en arrière. La Sœur entra et voulut se remettre à prier. Elle remarqua alors que les doigts du garçon n’étaient plus croisés comme auparavant, un doigt se trouvait redressé. Elle fit un petit "eh" étonné et remit les doigts en place. Puis elles restèrent encore un certain temps en prière. Adrienne était comme pétrifiée. - Le P. Balthasar essaya, aussi bien qu'il le pouvait, de lui montrer le sens ; elle écouta, mais comme elle l'avait dit, elle était au fond déjà "délivrée" et n'avait plus besoin d'explication. - Pendant tout le mois de septembre, elle avait été d’une certaine manière vulnérable et vite effrayée comme le sont les patients devant un couteau après une opération - l’image vient d’elle - : ils sursautent devant tout ce qui est métal, ne serait-ce qu’une broche. C’est pourquoi elle se voyait partout faillir à la tâche. Elle voyait bien comme auparavant ce qui lui était demandé, mais elle était comme paralysée. Elle prenait sur elle les obligations sans même remuer le doigt pour les remplir. Elle ne pouvait pas dormir et se trouvait cependant dans un état de sommeil. Elle ne pouvait plus non plus souffrir vraiment. Les souffrances qu’elle avait demandées pour ma retraite n’avaient pas été au fond de vraies souffrances mais comme un petit ersatz. Comme il y a un prix de consolation à la loterie. Un simple comme-si. Sa prière également était le plus souvent telle qu’elle n’atteignait pas la dernière profondeur. Elle glissait pour ainsi dire à la surface des choses. Quand elle lisait l’Ecriture, cette lecture ressemblait à une hâte craintive qui passait les lignes pour ne s’arrêter que là où se trouvait quelque chose qui ne présentât aucun danger. Le tout lui sembla si horrible que cela fit dans le plus intime d'elle-même comme une blessure mortelle et elle ne pouvait s’en défendre qu’en l’isolant et en y pensant aussi peu que possible. Car elle ne pouvait pas non plus trouver un sens à l’affaire. Elle disait que cela lui rappelait en quelque sorte les épreuves que les francs-maçons avaient à subir pour leur consécration. - Les lettres d'Adrienne au P. Balthasar qui suivirent ce fameux jeudi 29 août portent toutes des traces de l'émotion qui avait ébranlé Adrienne.

 

30 août au soir - Depuis que tu es parti, c'est la première fois maintenant que j'ai le temps d'écrire longuement; mes hommes sont tous sortis, j'ai devant moi des heures tranquilles, et d'écrire comme il faut sera pour moi un grand soulagement; ces derniers jours, il y a un certain nombre de choses qui ont été infiniment lourdes, opaques, menaçantes; au moment décisif je n'ai sans doute pas été à la hauteur, lamentablement, et maintenant je ne sais pas.

 

Dimanche après-midi, 31 août - Je suis assise depuis quelques heures dans la grande pièce, seule, presque sans but; je pourrais entreprendre maintes choses, les continuer, mais aujourd'hui tout a le temps. Je pourrais aussi prier, peut-être même réfléchir, penser en tremblant à la surprise d'avant-hier soir; même cela ne presse pas; je suis simplement là, à ranger des affaires, à feuilleter un peu, à tricoter ou à régler l'une ou l'autre chose; "de tout petits riens"; cela ne va pas plus loin, cela ne doit peut-être aller nulle part. Tu sais, j'attendais une sorte de commencement, c'était toujours : "Es-tu prête, totalement, toujours et encore prête?" Pourquoi? Je n'en savais rien, il me semblait seulement que c'est le don de moi-même qui était demandé, et tout à coup le but deviendra clair, et je pensais que le commencement "débuterait" en quelque sorte un peu comme commence une représentation quand l'heure a sonné, et on peut dire alors éternellement : tel jour, à telle heure exactement, il s'est passé ceci. Ce n'est justement pas cela. "Cela" a commencé, avant même un certain temps, je suis dedans, je ne puis pas mesurer le chemin, ni le chemin parcouru, ni celui qui est devant moi; je ne connais pas non plus la relation entre ce qui a été et ce qui vient, je ne m'en soucie pas non plus; il est remarquable qu'on se trouve quelque part et on ne le savait pas; on se prépare à faire un tour et on l'a commencé depuis longtemps. Étrange mais pacifiant; et comme en ce point il y a du calme, l'amour grandira peut-être mieux et "donnera des feuilles" plus abondantes. - Je voudrais dire encore beaucoup de choses bien que je ne sache vraiment pas si je parle clairement pour toi. Mais maintenant le téléphone sonne : un enfant gravement malade. Je dois partir. Au début il n'y a que Madame le Docteur qui part, ce n'est qu'ensuite qu'on voit si on a aussi besoin de l'autre; et alors ceux qui ont eu surtout besoin de l'autre ne savent absolument rien d'elle.

 

Lundi 1er septembre - Après la consultation. Toute la matinée, l'expérience de la nuit de vendredi avait comme disparu; elle ne m'est pas venue vraiment une seule fois à l'esprit, peut-être rapidement un souvenir fugitif mais qui était si lointain qu'il n'avait rien à faire avec moi, qui ne me pesait pas, ne m'opprimait pas, si bien que je ne connaissais que la compassion infinie pour Merke et que j'avais pour ainsi dire oublié l'épouvante. Les funérailles du petit Merke dans l'église du Saint-Esprit. Comme prêtre, le frère de Merke. Werner m'accompagnait, et bien que nous fussions assis avec les professeurs, il s'agenouilla encore sur le sol en quittant le banc, je ne l'avais encore jamais vu faire. L'inhumation au cimetière fut émouvante; toute la classe y était; l'allocution de Merke - le prêtre - fut excellente. Mais qu'est-ce que cela veut dire faire ses adieux à un enfant unique! Et pas de possibilité d'avoir d'autres enfants! Et puis reprendre la vie à deux, avec cette femme, sans la médiation, la liaison quotidienne de l'enfant. Je pense, vraiment en tremblant, que je n'ai peut-être pas su tout cela suffisamment vendredi. Cher ami, mon chemin est parfois totalement sans issue... Remercier quand même?

 

Le 2 septembre - Tout en vrac : Merci pour votre vraiment bonne lettre d'aujourd'hui. Tu dis naturellement des choses très justes au sujet du petit Merke, et pourtant... Au total il y a quelque part quelque chose de secret, de non clair, d'inaccessible ou d'à peine accessible; et tout d'un coup l'enveloppe protectrice se liquéfie, et c'est là, autant qu'il est possible de le faire, sans répit, seulement une pensée - non cela n'a rien à voir depuis longtemps avec des pensées - seulement un instinct : supplier. Angoisse et lâcheté. Un jour, la capsule est de nouveau là, fermée. La vie quotidienne continue avec ses petites exigences. - Avant la nuit épouvantable, il en était ainsi : j'avais le sentiment auparavant, il y a quelques semaines encore, que cela aurait été simple; prier tranquillement, s'offrir, prendre sur soi tous les sacrifices; et maintenant tout est étrange; je suis en quelque sorte dans une cage et je ne trouve pas le chemin; je suis absente de moi-même; non seulement tout ce qui était promis auparavant mais aussi tout ce qui a été donné ne vaut plus, quelque chose a changé qui est plus que fondamental. Dans la prière pour le garçon, c'était bien, mais je n'avais pas le droit de prier pour sa vie; il y eut toujours alors un changement de direction et je cédai, volontairement, chaque fois; au fond je ne cherchai presque plus à prier pour cette vie. Et puis cette chose vraiment effroyable. - Je manque de courage pour continuer à écrire.

 

Mercredi soir 3 septembre - Sur l'affaire elle-même, encore toujours un voile, mais tant de "présence" et de bonté que je peux quand même dire que je vais essayer, plus que jamais, d'être à vous tous. Ton Adrienne. - Pour toi et tes intentions, je prie autant que je peux; tu sais, quand on est tellement secoué, il est parfois difficile de prier, plus difficile encore de s'offrir; je ne cesse d'essayer, avant tout je pense à ton livre... Il y a des moments lumineux, pleins de "présence", et les anges sont là, et tant de bonnes choses; et puis survient l'horreur; alors cela ne va plus du tout, alors je ne suis plus capable de rien, même plus de m'offrir, car il manque pour cela la condition, comme si je promettais à quelqu'un le sucre de ce mois-ci et que je n'aurais pas le moindre petit mark pour en acheter. - Et alors les plus stupides petites choses me créent de l'angoisse, m'effraient en quelque sorte très profondément. Lundi, Noldi devait rentrer à la caserne bien qu'il eût présenté une demande de permission; à son départ je le consolais : "Bon, jeudi tu pourras revenir à la maison"; et aujourd'hui il arrive pour le dîner en riant et en me taquinant : ça a marché pour jeudi. Avant-hier j'ai joué au bridge, mauvaises cartes, puis tout d'un coup, "maintenant je fais un cercle autour de ces cartes", j'en reçus toutes de bonnes; les dames crièrent à la magie, j'étais dans une mauvaise posture; pourquoi tant de sottises ne cessent de sortir de moi? - Je suis maintenant en possession de ta lettre de mardi soir; tu me demandes de tout Lui livrer; oui... je ne cesse de le vouloir; peut-être verras-tu plus tard un jour, si je peux te raconter, combien tout cela fut horrible; je crois que cela dépasse vraiment tout ce qu'on peut imaginer. - Je suis heureuse que tu aies suivi la retraite; je sais que beaucoup de bien en sortira, en partie directement perceptible. Est-ce que la mienne va se faire? Je prierai pour ceux de Sion. Je lis la petite Thérèse de Ghéon, en français cette fois. L'Evangile de Jean, en entier. - La santé? Vraiment, tout ce que tu sais, inchangé. Une petite chose en plus. - De temps en temps je ne sais pas si la nuit de vendredi fut péché; je ne peux me confesser à personne, naturellement; de temps en temps il me semble que je ne le dirai jamais à toi non plus. Tu dis : "Ne regarde pas en arrière"; j'essaie, mais de temps en temps c'est comme si la capsule sautait d'elle-même sans que j'y fasse quelque chose. Je communie chaque matin vers 11 H 30, toujours pure à cet instant, sans le sentiment que cela avait été alors un péché, c'est chaque fois bon; ce qu'il y a de neuf au point de vue santé est arrivé pendant la communion, mais cela ne me semble vraiment pas une punition.

 

Vendredi après-midi, 5 septembre - Merci pour ta bonne parole; je vais donc essayer de le Lui remettre mais, crois-moi, c'est parfois beaucoup plus difficile que tu ne le penses parce que je ne sais vraiment pas ce qui s'est passé. Pour qu'il ne reste pas de malentendus entre toi et moi, je dois pourtant dire ceci : ce n'était pas une offre, c'était un accomplissement. "Pas une offre" veut dire : subjectivement non, car je ne pensais pas à une quelconque possibilité d'une offre véritable quand je suis partie dans cette nuit de vendredi alors que tout était déjà passé. J'allais simplement pour compatir, aider à porter, consoler; j'avais compris d'une certaine manière que cela devait se faire; je souffrais pour l'ami, si je ne me trompe, même déjà avec résignation. Et puis est arrivée la réalisation de ce que je n'avais pas demandé, et alors je commençai par dire non, c'est-à-dire je disais, je priais de toutes mes forces : Non ce que je veux, seulement ce que tu veux, totalement ce que tu veux, je le criai de tout mon être, dans une angoisse mortelle - sans paroles - "mais c'était plus qu'un hurlement". Sur le moment je croyais vraiment que c'était soumission, uniquement soumission; maintenant je ne sais plus ce que c'était, peut-être aussi en partie l'angoisse d'être utilisée comme instrument, comme tu le dis. Bien que le tout ne fût vraiment pas effrayant; aussitôt après, cela alla très bien; ce n'est que très lentement que le doute s'est glissé en moi; et maintenant je ne sais pas. Maintenant je sais que dès que nous serons tranquilles ensemble, je pourrai quand même tout te dire; mais tu vois sans doute que c'est le plus dur de ce qui m'a été demandé jusqu'à présent. - Autour de moi il se passe beaucoup de choses; j'essaie de donner autant que je peux. La nuit dernière ne fut qu'une prière, cela a fait du bien. Depuis hier, saignements d'estomac après des mois de pause. Je connais maintenant - par toi - la valeur de la souffrance physique; je te remercie. Donc je mets sous capsule la semaine dernière et nous ouvrirons la capsule quand tu seras là. - "Offrir les autres" : je pensai à mes enfants au lieu du sien; sur le moment cela me parut une tentation, mais justement comme je ne sais quand même presque plus rien de ces moments-là, je craignais que je pourrais avoir dit non à cela pour ne pas avoir pour moi cette souffrance; mais surtout cela semblait n'être qu'une tentation parce que, sans doute raisonnablement, on ne peut pas faire avec les personnes des "affaires d'échange". - A un moment donné, tout m'a semblé réellement provenir de l'amour, le sien comme le mien, et ne créant ni désobéissance ni angoisse.

 

Le 7 septembre - Le besoin de parler avec toi de tout ce qui s'est passé se fait toujours plus pressant; cela m'effraie d'une certaine manière et me paralyse dans mes activités. Aujourd'hui à Neuenburg, ce fut une riche journée; beaucoup de choses se sont passées de ce qui avait été jusque-là vaguement annoncé. - La nuit à Neuenburg fut vraiment un sommet de souffrances physiques; mais elle fut extraordinairement riche et belle; je n'ai pu dormir un instant, c'est pourquoi maintenant après une journée plus que remplie je suis bien fatiguée.

 

Le 9 septembre - Je ne crois pas que la capsule sera vide avant que tu viennes car elle est vraiment lourde. Tu n’as pas l’air de te rendre compte. Je sais que quand tu seras là, tu verras le sens; ça a toujours été comme ça jusqu’à présent. Effectivement ce n’est plus insupportable depuis dimanche, c’est simplement repoussé. - Il y a beaucoup de choses qui se passent; je vois beaucoup de gens bouleversés. Maintenant tout juste il y avait ici le vicaire X. Pendant une demi-heure, il m’a expliqué des choses sur les visions "mystiques"; cela me coûte toujours beaucoup d’entendre de telles conversations; mais c’est vraiment un type bien. - Dans un quart d’heure, conférence au palais épiscopal sur la grandeur du mariage chrétien; le pasteur L. parle; j’espère que tu aurais été d’accord pour que j’y aille; cela me semble absolument nécessaire; les organisateurs sont du milieu de l’aide aux femmes. Je pense qu’il faut que les associations de femmes protestantes sachent que je ne suis pas morte. Orgueil?

 

Le 11 septembre - En quittant ma lettre, je suis allée à la conférence de l’aide aux femmes, très bien suivie, mais vraiment faible pour le contenu; après, cela me fut vraiment pénible qu’il n’y ait eu aucune discussion, et donc aucune possibilité de compléter; je crois que les points les plus importants devaient encore être discutés. - Hier j’ai essayé la Pinocchio (la nouvelle voiture électrique). Aujourd’hui c’est le dernier jour de Jérôme (la vieille voiture); mais j’espère que je pourrai bientôt m’en servir à nouveau, quand la guerre sera finie et moi encore là. Je vois que je l’ai toujours sous-estimée. Conduire une voiture électrique est répugnant, au moins au début. - Je ne veux pas me plaindre, mais vraiment remercier; je crois quand même que j’ai rarement été aussi fatiguée que ces derniers jours.

 

Samedi 13 septembre, à la tombée de la nuit - Tout est grâce dans les jours d’aujourd’hui, je pourrais à peine te décrire comment, bien que j’attende un contrôle en quelque sorte pour bientôt. Il y a deux jours, je me suis convenablement écrasée la main gauche (toujours la main gauche à ma honte), seulement le métacarpe, je peux encore m’en servir même si c’est un peu pénible. - Mardi après-midi arrive un train de quatre cents enfants belges; je suis requise "militairement" pour examiner les cas douteux; je m’en réjouis bien que je sache déjà qu’il y aura des choses pénibles. - Dimanche après-midi. Depuis la secousse de ce vendredi, je suis continuellement fatiguée, je suis à peine capable de faire le nécessaire, spirituellement. Et avec les nombreuses personnes que je vois et qui attendent toutes en quelque sorte quelque chose de précis, je ne cesse de me dérober lamentablement. Je devrais acquérir les éléments de base du catholicisme pour pouvoir les transmettre. De temps en temps il me semble que je suis dans un pays totalement étranger et les natifs posent des questions extrêmement précises sur la Suisse, des questions de détail. Comment utilise-t-on la paille? Comment prépare-t-on l’huile pour le moteur? Combien de temps sale-t-on le fromage? Avec quelle machine fait-on des aiguilles de montre? Etc. Et quand je ne sais pas, étonnement. Ils sont bien de la Suisse et ils ne connaissent même pas les industries de leur pays; et comme ils ont besoin d’explications, c’est comme si je n’avais rien à faire avec lui. Ainsi pour le catholicisme. Je devrais être mieux armée, je fais trop peu, j’ai à peine la force de faire davantage. En fait il y a aussi le fait que, lorsque tu n’es pas là, il me manque le complément nécessaire, je ne peux pas alors, comme d’habitude, courir chez toi pour chercher des tuyaux. - C’est l’époque où les patients apportent des fleurs de leurs jardins, de toutes sortes, de toutes couleurs; j’en ai des quantités, et hier j’ai passé un long moment à les arranger; la pièce est magnifique; j’ai retiré la plupart des tableaux pour n’avoir que les fleurs; également des roses magnifiques dans un vase en cuivre; souvent il me semble que les fleurs parlent si clairement de Dieu, davantage peut-être encore de la Mère de Dieu; il me semble presque qu’elles apportent dans la pièce quelque chose de l’autel, quelque chose d’immédiat.

 

Le 19 septembre 1941 - Hier j’aurais eu le temps d’écrire une longue lettre, mais je ne voulais pas t’envoyer la lettre avant que tu sois à Sion (Le P. Balthasar était en randonnée en montagne pour plusieurs jours). Je pensais que la randonnée ne serait pas finie avant longtemps, et aujourd’hui le temps me manque réellement; arrive en plus cette lassitude qui me paralyse de plus en plus; elle fait que je n’ai de contact avec les autres que comme à travers une cloison de verre : c’est sans doute aussi une suite de ce vendredi et du début de la semaine dernière; tout est en quelque sorte en sourdine, le plus marquant n’est que vaguement indiqué. S’il devait arriver un jour que je trouve quelques heures de sommeil, cela changerait peut-être; mais je sais que cela signifie pour moi beaucoup plus que consolation seulement : tout est vraiment grâce. - Ne sois pas trop déçu par ces maigres lignes, je t’en prie; je pense à tes préoccupations avec beaucoup de reconnaissance et d’amour; la lassitude est en fait conditionnée physiquement pour une large part, mais elle s’infiltre partout; il y a tant de choses qui se passent dans mon entourage, et je pense que mon impuissance actuelle, Dieu ne me la donne pas sans raison.

 

Le 20 septembre - 11 H 1/2 du soir. Depuis presque une demi-heure je suis assise devant cette feuille de papier, je veux t’écrire et te remercier, et je suis quand même toujours encore trop fatiguée. Je vois que je ne suis tout simplement plus capable d’activer, je ne suis pas seulement trop paresseuse, mais réellement aussi trop fatiguée; je t’en dirai plus demain et je m’en réjouis déjà dès maintenant. - Dimanche après-midi. Hier il est devenu clair pour moi d’une certaine manière que la souffrance du Christ n’est aucunement achevée pour lui-même bien qu’elle ne soit sûrement pas parallèle aux fêtes célébrées dans l’Eglise tout au long de l’année liturgique. Mais c’est une partie intégrante de sa joie céleste, aussi paradoxal que cela puisse paraître. Je le voyais avec un filet de pêcheur infiniment long qu’il traînait avec beaucoup de peine, si ce n’est même en trébuchant; le filet était à larges mailles, et une partie, celle qu’il tirait, était déployée. Juste derrière lui, à droite, tu portais avec lui juste au bord, quelque chose de lourd aussi, mais quand même beaucoup moins que Lui; puis le filet resta comme tenu sur quelques mètres à la même hauteur, mais par des mains invisibles; puis vinrent quelques mètres qui étaient à terre, déchirés et s’accrochant à chaque pierre, à cause d’un manque d’aide en quelque sorte; le tableau avait sans doute quelque chose de pénible, d’oppressant, et pourtant de libérateur; la dernière chose pour moi : ta proximité du Christ; je te trouvais étonnamment proche, comme s’il n’y avait place pour personne entre toi et Lui; je savais naturellement que tu suivais le Christ mais, chose curieuse, je m’attendais à plus de distance; il vit mon étonnement et il m’expliqua qu’il en est de l’aide comme il en est de la manière de le suivre et de la foi; il n’y a pas de rang; tous ceux qui travaillent avec lui, totalement, sont aussi proches, très proches. Tout cela te semble sans doute aller parfaitement de soi; pour moi, ce fut directement une révélation qui m’a comblée; c’est comme si ma joie était encore plus grande; en même temps, comme le plus souvent aussi, une joie dans la souffrance, car pour la première fois j’ai vu sa souffrance de mes propres yeux; il y avait de la peine dans son travail, même si elle était unie à la joie et au succès tout à fait intimement et aussi visiblement. Et puis encore : il était fatigué, et depuis lors ma lassitude a un sens, j’ai pu aussi la lui donner enfin, si bien qu’il n’y a plus à perdre un seul mot à ce sujet.

 

Le 24 septembre - Pour la retraite, je prie vraiment; ah! Je voudrais tellement te donner, te transmettre en quelque sorte. Je ne cesse d’y penser à tout instant et j’espère que ce sera quelque chose de très bon, de déterminant. - Les soumissions me semblent parfaitement naturelles, les relations avec notre Mère, etc. Supporter la souffrance avec confiance - pas la souffrance physique, mais l’autre - est sans doute extrêmement difficile; sur le moment, on ne peut pas garder contenance étant donné que tout paraît inattendu, difficile et même vide de sens, l’oreille est sourde aux explications. L’enfant supporte une opération en toute confiance si on lui en explique la nécessité; mais la raison peut rarement apporter un soulagement aux tourments de sa propre souffrance; sinon ce ne serait peut-être pas une vraie souffrance. Il me semble du moins qu’il en est ainsi; mais je vais faire effort, autant que je peux.

 

Dimanche 28 septembre - Mes pensées sont vraiment très fort avec vous à Sion; je ne peux presque pas dire tout ce que j’attends de ta retraite pour ceux qui te sont confiés; il me semble que quelqu’un parmi eux a tellement besoin de toi qu’il trouvera son chemin par toi et par ce qui lui viendra par toi, et ce ne sera pas un petit chemin. - (Adrienne parle ensuite d’un congrès à Fribourg, qui l’a beaucoup fatiguée, mais dont elle est revenue contente). Journet fut incroyablement bon. Esprit et intelligence si enracinés et si associés; il m’a fait la plus profonde impression bien que j’aie le sentiment que théologiquement, la dernière chose pourrait ne pas être juste : "Les enfants morts sans baptême ne vont pas au ciel, absolument pas". Non que je croie le savoir exactement, et pourtant Dieu est amour, il est vraisemblablement encore plus haut que toutes les finesses théologiques. Mais l’exposé était magnifique, non séparable de l’homme qui agirait même en se taisant. Je suis rentrée vraiment enrichie à la maison, mais je dus me coucher aussitôt, au milieu de l’après-midi, parce que je n’en pouvais plus. Et depuis lors la ronde continue; beaucoup de questions et quelques essais de réponse. Je t'écrirai plus longuement plus tard étant donné que cette fois-ci ce dimanche après-midi ne m’appartient pas. "Mon Dieu, quel carrousel". Cette fois je sais tout de suite pourquoi je suis fatiguée, il y avait là tant de gens. (Elle raconte ensuite en détail les visites qu’elle a reçues et les questions qui ont été soulevées). - Par ailleurs quelque chose d’amusant. Th. J. a rencontré cette semaine une camarade d’autrefois que je n’ai pas revue depuis 1918. Elle lui a dit qu’elle venait me voir. La camarade : “Adrienne, oui, je me rappelle spécialement d’une chose, elle nous a fait une fois une conférence sur les jésuites, spécialement sur la réserve mentale. Nous étions toutes indignées, choquées; elle s’est défendue avec verve, ne comprenant rien à nos protestations et elle nous a toutes convaincues”. Je n’en ai aucun souvenir, mais je trouve cela amusant; la camarade s’est convertie il y a quinze ans. - Ce matin, à l’église Sainte-Claire, il y a eu quelque chose de beau.

 

Lundi soir 29 septembre - Je t’en prie, ne sois pas triste à cause de la retraite. Je sais bien que tu fais ce que tu peux, et je sais aussi - réellement, avec la plus grande certitude - qu’elle portera des fruits. J’y prends part en quelque sorte par une sorte singulière de prière qui m’envahit; je te raconterai plus tard. A part cela, je prie aussi beaucoup, "d’une manière voulue", en contraste avec la première; et il y a aussi toutes sortes de choses à supporter, par lesquelles je sais depuis peu de temps qu’il y a la retraite. - Je ne peux écrire que peu de choses; si je ne suis pas trop paresseuse, j’écrirai encore cette nuit. Mes journées sont extrêmement remplies, également de toutes sortes de désagréments minimes qui sont parfois plus écœurants à supporter que les grands.

 

Mardi soir 11 h ½ - Je reviens tout juste de l’hôpital, le coeur lourd. Mme Zf, qui a perdu un petit enfant il y a quatre mois, vient de faire une fausse couche; cela aurait été un garçon. C’est pour elle si horrible; dans de tels moments, il n’est pas facile d’être médecin; techniquement on surmonte les difficultés, on est content de pouvoir agir logiquement, et après on est là les mains vides et avec une consolation également vide en ce moment. - Toute la journée a été pleine, pas facile. A la consultation de l’après-midi, énormément à faire, et d’abord deux lettres anonymes, la deuxième avec de petites remarques onctueuses, la première avec des choses désagréables : je suis fière et je n’ai pas de coeur pour les pauvres; "d’autres" le font aussi dire; quelque part, c’est naturellement juste, et malgré l’anonymat, je dois penser que la lettre n’a pas été écrite par méchanceté mais vraisemblablement pour me montrer quelque chose. Cela m’occupe passablement. - Je ne peux pas m’imaginer le cours de la retraite, mais j’y pense, et à toi et à vous tous; je me réjouis vraiment du ciel, là on aura vraiment le temps de prendre soin de vous tous.

 

Le 1er octobre - La femme à la fausse couche, ce soir cela va moyennement. J’ai passablement de patients à l’hôpital; à part cela, je fais quelques visites et j’ai une grosse consultation. Aujourd’hui j’étais invitée pour le thé chez le directeur de l’école des filles; c’était une affaire extraordinaire; à la vérité je ne crois pas que beaucoup puisse s’y faire; mais au moins une chose : éveiller la compréhension du catholicisme, supprimer certaines étroitesses d’esprit. - Je connais extrêmement peu de catholiques; de temps en temps, il me semble que c’est une malédiction de vivre dans un milieu si protestant ou, pour mieux dire, dans un milieu si indifférent.

 

Jeudi soir, le 2 octobre - Cette nuit j’ai vu saint Ignace; de nouveau après un long temps, vraiment. Il nous regardait, toi et moi; j’aurais dû semer et tu traçais des sillons dans un grand champ; et chacun de nous deux pensait que l’autre le faisait, c’est-à-dire avait la plus grande tâche; puis il nous expliqua que nous ne pensions ainsi que parce que nous ne pouvions pas voir assez où le partage avait son origine; puis vint le Seigneur et il dit : Ma bénédiction est avec vous. Puis tourné vers saint Ignace : Et aussi avec toi.

 

Vendredi soir, le 3 octobre - La retraite maintenant se termine. Qu’allez-vous bien apporter? Je pense que tu auras sans doute remarqué quelque chose. Je remercie Dieu que la semaine soit finie. Mais quoi maintenant?

 

Quelques jours plus tard, le P. Balthasar était de retour à Bâle. Durant la semaine de la retraite, Adrienne avait été bien sûr "dans le trou", c’est-à-dire dans la désolation de la souffrance. Elle n’avait rien signalé de cela dans ses lettres pour ne pas distraire le P. Balthasar. Mais même cette souffrance n’avait été en quelque sorte qu’un "ersatz" du vrai "trou".

 

P. Balthasar : Samedi dernier à Sion, comme la retraite se terminait et que j’avais beaucoup parlé de l’existence de l’homme dans l’Eglise, soudain j’avais dû penser très fort à Jeanne d’Arc. Elle était sortie de ma mémoire depuis des mois; elle m’était redevenue tout d’un coup totalement présente et je décidai d’entreprendre cet hiver le plan projeté longtemps auparavant d’une traduction des Actes de son procès. Je racontais cela à Adrienne; elle dit : "Étrange". Le même jour, elle avait vu Jeanne d’Arc pour la première fois. Un petit moment seulement, mais avec une telle insistance qu’elle pouvait décrire chaque trait de sa physionomie. Une fille de paysan dans une grossière robe brune, avec un tablier. Une peau typiquement paysanne, bronzée et couverte de taches de rousseur. Un large front, un nez un peu aplati. Le visage d’une bergère. On ne voyait pas les moutons, mais on devinait leur proximité à l’allure de la jeune fille. Elle était très jeune. A l’époque où elle entendit les premières voix. Elle ne voyait pas encore tout le chemin qu’elle aurait à parcourir. Elle savait seulement qu’elle entrait dans quelque chose de démesuré. Les commissures de ses lèvres étaient serrées; Adrienne chercha longtemps une expression pour son état d’âme; finalement elle dit : Maintenant je l’ai : "Elle était rebutée". Comme si une mouche avait effleuré son visage; la première fois elle pense qu’il suffit de l’écarter d’un mouvement de la main; la mouche revient, on recommence le mouvement; elle revient une troisième fois; on remarque alors une intention : "Qu’est-ce que cela veut dire?" Adrienne la vit à l’instant où elle n’avait pas encore vraiment dit oui. Elle comprit aussi que ce oui n’était pas donné une fois pour toutes, mais qu’il lui serait arraché successivement à chaque nouvelle phase de sa destinée. Elle voyait que cette destinée, en son centre le plus intime, était faite d’angoisse. Elle voyait combien la jeune fille serait exposée, et Jeanne elle-même le pressent vaguement. Avec cela une pudeur et une austérité presque repoussantes. Mais elle est remplie de zèle, ce mot la caractérise totalement; c’est cela qu’elle emporte avec elle pour ainsi dire comme ce qui lui est propre dans sa destinée.

 

Adrienne dit que ces derniers temps elle a vu une "quantité de gens", Jeanne n’en est qu’un exemple parmi d’autres. Mais ce soir elle ne parle d’aucune autre apparition sauf d’une de saint Ignace qui lui a fait nettement savoir que la résistance à sa collaboration avec moi ne venait pas des milieux protestants mais uniquement de la Compagnie de Jésus.

 

Récemment elle avait à régler une grosse facture de voiture et elle n’avait pas d’argent. Elle avait chargé son fils Noldi de porter la facture au garage et de dire qu’elle paierait le plus tôt possible. Elle lui avait donné une enveloppe pour y mettre la facture, ce qu’il fit aussitôt. Le lendemain matin, elle était allée au garage, un peu gênée, pour chercher sa voiture mais en prenant un air dégagé. La secrétaire l’aborda et la remercia beaucoup pour le règlement de la facture. Adrienne : Mais elle n’a pas encore réglé la facture. Si, si, elle a mis un billet de cent pour le règlement. Adrienne le conteste vigoureusement, elle sait très bien qu’elle n’avait pas d’argent hier. La secrétaire va chercher le directeur; celui-ci est l’amabilité même et il assure qu’il était là quand l’argent est arrivé, tout est en ordre. Adrienne est comme dans un rêve, elle ne sait ni que faire ni que penser. Rentrée chez elle, elle demande à Noldi par acquis de conscience s’il n’a pas mis d’argent dans l’enveloppe. Il lui rit au nez : il n’en est pas question, lui-même n’a plus vu de billet de cent depuis longtemps!

 

La sorte de prière dont elle parlait dans l’une de ses dernières lettres et par laquelle elle avait participé à la retraite, elle la décrit de la manière suivante : C’est comme si tout d’un coup, au milieu d’occupations tout autres, elle est atteinte comme d’un éclair qui la contraint spirituellement à se mettre à genoux et exige d’elle comme une offrande totale d’elle-même. Non qu’elle offre quelque chose elle-même, mais c’est d’en haut que vient l’exigence de donner maintenant ce qui est présentement nécessaire. C’est comme si on faisait irruption chez elle et qu’on prenait quelque chose dans sa poche. Ce qui manquait à ce moment-là à Sion, pensa le P. Balthasar.

 

Adrienne pose à nouveau des questions sur la mystique. N'est-ce pas qu'elle n’est quand même pas une mystique? C’est quelque chose de tout à fait différent, ça n’a rien à voir avec elle. De par le protestantisme, elle a une telle horreur de la mystique! Bien qu’elle ne puisse rien se représenter d’exact sous ce terme. Seulement quelque chose comme une histoire malpropre. Je lui explique quelque chose de la vraie et de la fausse mystique et sur le mélange des deux. Que la pure forme de la mystique chrétienne est un don de Dieu qui envahit des gens tout à fait indignes. Et que les signes d’authenticité sont d’une part la participation aux souffrances du Christ, d’autre part l’obéissance ecclésiale. Uniquement des visions et d’autres états extraordinaires sans participation à la Passion sous une forme ou sous une autre, cela n’existe pas. Elle est étonnée de cette explication, elle en ignorait tout et elle dit pensivement : Bon, bon, c’est donc toujours lié. Puis elle dit : Mais les apparitions qu’elle a ne sont pas du tout des visions, c’est la simple réalité. Cela se passe comme ceci : comme elle et moi, nous sommes maintenant assis ensemble, saint Ignace ou la Mère de Dieu arrive. C’est à proprement parler la réalité vraie, habituelle; et l’autre, comparée à elle, est presque irréelle. Comme chrétiens, nous sommes quand même en communion avec ceux d’en haut, et le ciel est notre propre patrie.

 

Elle est maintenant toujours plus souvent au ciel. Une fois qu’elle sera tout à fait là-haut - elle se reprend et dit : une fois qu’elle sera là-haut -, ce sera également tout à fait naturel, on sera dans une atmosphère authentique. Elle essaie de m’expliquer comment là-haut il y aura encore des chagrins. Pas des souffrances bien sûr et pourtant... On ne pourra quand même pas ne pas voir que les pécheurs se perdent. C'est alors seulement qu'on saura ce qu’est vraiment le péché. Et combien on aura alors infiniment à faire! On devra pour ainsi dire se livrer à une activité frénétique. Alors aussi on pourra enfin prier comme il faut et on aura le droit de "forcer". Ici sur terre, on ne sait jamais si ce qu’on demande est vraiment la volonté de Dieu. Certes le Christ "force" lui-même. Comme c’est étrange que le Père se laisse ainsi tout arracher! Quelles sont les règles d’après lesquelles il nous accorde ceci et nous refuse cela? Et pour accorder quelque chose, pourquoi a-t-il besoin de tant et tant de prières, et de souffrances et de sacrifices? Mais il ne lui vient pas à l’esprit de vouloir regarder les cartes de Dieu.

 

Madame Z, dont il fut question aussi dans les lettres, est cette femme qui au début de la dernière semaine sainte avait eu cette terrible et difficile naissance qui avait servi d’introduction à la première “Passion” d’Adrienne. L’enfant qui avait été mis au monde avec tant de peine, avait été trouvé étouffé dans son petit lit quelques mois plus tard; un procès avait été ouvert contre une belle-fille de cette femme parce qu’on la soupçonnait d’avoir étouffé l’enfant, mais cela ne pouvait être démontré. Quand Adrienne était entrée récemment dans la chambre de la femme à nouveau enceinte, il y avait là un jeune couple qui parlait avec la femme et qu'Adrienne voyait de dos. A la vue de ces deux personnes, Adrienne eut le sentiment qu’elle perdrait connaissance si ces deux personnes ne quittaient pas la pièce immédiatement. Pourquoi? Elle ne le savait pas, mais tout son être criait : Dehors, dehors, ces gens! Avec un reste de contenance, elle pria les deux de bien vouloir se retirer un instant pour qu’elle puisse ausculter la femme. Une voix haute et onctueuse dit : “Volontiers, Docteur, nous serons vite de retour!” Elle apprit qu’il s’agissait de la belle-fille et de son mari. - Pour Mme Z, cela va mieux. Elle se fera peut-être catholique. Elle a parlé tout d'un coup avec Adrienne de sa vie intérieure et elle lui a exprimé son désir de devenir catholique. - Adrienne elle-même est guérie de la mystérieuse maladie qu’elle avait quand le P. Balthasar était revenu. Elle est, comme elle dit, de nouveau prête à toutes les turpitudes.

 

Mercredi 9 octobre - Très mauvaise nuit. Adrienne se croyait proche de la mort et voulait déjà faire appeler le Professeur Gigon; mais elle y renonça. Le lendemain elle est fatiguée, mais malgré cela de bonne humeur; sa lassitude est purement physique. Rien de l’atonie de l’âme qu’elle avait connue. - Elle a passé presque toute la nuit en conversation avec Marie; elle a reçu alors de nouvelles intuitions profondes sur l’être de Marie et elle a reçu d’elle de grandes grâces; elle a aussi obtenu une grande grâce pour moi, non pour moi-même, mais pour mon apostolat. Elle n’exige jamais, elle ne fait que donner et transmettre. Le Père et le Fils exigent toujours quand ils donnent, car c’est eux qui forment les destins, les chemins de vie et les tâches des hommes. Et même si la grâce se trouve toujours dans une proportion totalement débordante par rapport à ce que l’homme fait, il y a cependant toujours un certain rapport entre la grâce et la vie, celle qui est passée ou celle qui est encore attendue. Marie par contre n’a qu’un rôle de mère; en tant que telle, elle n’a pas à exiger. Elle ne le fait jamais, par principe pour ainsi dire; elle ne fait qu’aider les destinées à s’accomplir par son assistance. Elle possède une sorte d’omniprésence secourable. Adrienne comprend que ce n’est pas un hasard que Marie lui soit apparue la première. Auparavant, alors qu’elle avait déjà décidé de se faire catholique, elle ne pensait pas à la Mère de Dieu. Marie lui montra qu’autrefois déjà elle avait toujours été présente. Adrienne demanda si le P. Balthasar avait été conscient de cela lors des premières heures d’enseignement. Marie dit : Certainement, mais les hommes savent les choses d’une autre manière.

 

Puis Marie lui montra que le chemin qui se trouve devant nous ne sera aucunement plus facile. Toutes les souffrances reviendront et même en augmentant. Elle lui montra quelques détails. Mais aussi la fin. Adrienne fut étonnée de ce que ceux qui sont là-haut soient si imprévoyants; elle s’est déjà souvent demandé pourquoi il était permis de voir de telles choses. On pourrait en faire un mauvais usage effrayant. Marie dit que les obligations croissent de toute façon avec les grâces, qu’on n’aura même pas le temps de réfléchir sur la grâce, mais qu’on sera toujours sous le fardeau de la mission. Adrienne fit remarquer alors que, dans la lassitude qu’elle avait ressentie ces dernières semaines, elle était tout à fait incapable de se consacrer à sa tâche, surtout à l’enfant et que tout restait en plan. Marie lui dit doucement : C’est justement cela - et ça n’en mourra pas. Elle voulait sans doute dire : c’est justement dans cette lassitude que l’œuvre avance. - Un étrange problème toucha aussi Adrienne cette nuit-là : Marie et les Juifs. Là, elle ne voit rien du tout, elle ne peut imaginer aucun rapport. Marie et les protestants : on peut encore à la rigueur imaginer comment la Mère, même inconnue, aide et guide. Mais pour les Juifs, on ne voit aucune espèce de rapport. Ayant posé sa question à la Mère de Dieu, elle ne reçut aucune réponse. - Je lui demande si on peut décrire la Mère de Dieu. C’est quand même une Juive. Adrienne rit : Non, elle ne ressemble pas du tout à une Juive. Adrienne ne peut pas non plus la décrire comme elle m’avait décrit Jeanne d’Arc. Elle avait pu dévisager Jeanne avec précision comme on examine une personne. On ne peut pas regarder Marie de cette manière-là.

 

Le P. Balthasar lui demande si elle a vu saint Paul. Oui, dit-elle, il y a quelques semaines. Mais parce qu’elle n’avait pas compris la signification, elle n’y avait plus pensé. Elle avait revu la tour à laquelle on travaillait (manifestement l’Eglise); à proximité il y avait une sorte de sous-bois et là Pierre et Paul étaient occupés à faire des fagots. Saint Paul était d’un zèle incroyable, il se serait presque tué au travail. - Est-ce que saint Pierre a aussi bien travaillé ? Elle rit : Oui, oui, il a aussi fait quelque chose, mais il a plutôt bricolé un peu. Saint Ignace se trouvait là et il préparait des ficelles en raphia pour attacher les fagots. Il était réellement de mauvaise humeur et ce jour-là il paraissait vraiment vieux. - Pourquoi était-il fâché ? Peut-être à cause de la mauvaise ficelle? - Elle : Sûrement! Il était tout à fait bougon. Adrienne n’avait aucune idée de ce que le tableau signifiait. Le P. Balthasar lui en montre le sens, elle est étonnée. Elle se demande si ce genre de tableaux qu’elle voit auront un jour un sens dans sa vie, s’expliqueront par la vie elle-même.

 

10 octobre - Ce matin elle a de nouveau vu Jeanne d’Arc avec Marie. Cette fois-ci Jeanne était en posture de prière, mais c’était à la même époque de sa vie, peut-être avec un léger début de consentement intérieur à sa vocation : “Si ce devait être réellement vrai, alors il se pourrait que je prendrais ce chemin". - Le P. Balthasar raconte : Elle veut me dire quelque chose. Vous savez, autrefois, au printemps, quand je vous ai écrit un jour "Trinité, Trinité", je ne vous ai pas tout dit. Je ne sais pas comment je dois dire; peut-être est-ce une hérésie; vous devrez justement corriger après. Donc : dans l’hostie, il n’y a pas que le Corps du Christ, mais en quelque sorte aussi la Trinité elle-même. Le jour où je fus tellement remplie de la Trinité, je vis autour de l’hostie, quand le prêtre la montra pour la communion, non seulement une lueur (cela, je le vois souvent), mais une sorte de triple lueur. C’est comme si la lueur autour de l’hostie était composée de trois lumières qui, venant d’en haut, entrent en elle, "comme des quartiers d’orange"; l’hostie les reçoit pour ainsi dire presque comme une poche ouverte. Quand je vis cela, j’ai su que cela signifiait la Trinité. Nous parlons ensuite de l’unité de la nature divine, et comment le Père et l’Esprit sont un dans le Christ. Elle dit qu’on y pense trop peu quand on communie. La semaine dernière, c’est tous les jours qu’elle a vu l’hostie de cette manière.

 

Le P. Balthasar lui demande si elle n’a jamais eu une vision de la Passion. Elle dit que la semaine dernière elle a vu pour la première fois le visage du Christ dans la souffrance. Durant la journée, elle était particulièrement fatiguée et sans force. Alors elle a vu tout d’un coup la tête du Sauveur. D’une manière sinistre, presque comme une tête coupée, sans cou. La couleur du visage n’était pas naturelle, mais gris-verdâtre, le Seigneur pleurait à grosses larmes. Non des larmes contenues mais de grosses larmes coulant à flots, comme dans un épuisement extrême. Il portait la couronne d’épines, tressée d’un bois inconnu d’elle, qui était coudé plusieurs fois; cela pouvait faire cinq ou six branches qui devaient avoir d’abord été torsadées comme une corde et dont les extrémités se réunissaient derrière la tête. Comment elles tenaient là ensemble, elle ne le savait pas; elles étaient manifestement tressées les unes dans les autres, non jointes les unes aux autres. La douleur derrière la tête est d’ailleurs un peu différente de celle de devant; sur le côté il n’y a sans doute pas de grandes épines séparées, mais peut-être tout un nid de petites. C’est une douleur ample et qui se propage. Devant, sur le front, un morceau de couronne fait défaut, comme épargné, d’environ un doigt de large. - Un jour qu’Adrienne souffrait particulièrement sous la couronne d’épines, le P. Balthasar lui avait fait un signe de croix au milieu du front et, depuis lors, quand elle sent la couronne, elle a toujours senti cet endroit comme épargné. Ou pour mieux dire, elle sentait la couronne là aussi, mais non comme une douleur, de telle sorte que la douleur limite et dessine en quelque sorte le contour d’une croix. Elle dit : la croix marquée est d'une certaine manière la croix de la rédemption, non celle de la souffrance.

 

A la fameuse main gauche qu’elle avait récemment fort meurtrie, mais qui depuis était guérie, il se forme une curieuse sorte d’abcès. Un endroit en saillie, dur, au milieu de la surface interne de la main, qui fait très mal, mais non à la manière d’un abcès. L’endroit ne brûle pas, il est de la même température que les abords. Je lui demande non sans quelque angoisse si ce n’est pas la plaie de la main qui s’ouvre ici. Elle dit qu’elle ne sait pas encore, que c’est encore une question ouverte. Elle semble ne pas avoir peur que cette plaie se manifeste aussi à l’extérieur. Les jours suivants le montreront sans doute.

 

D’une manière générale, le P. Balthasar trouve Adrienne bien changée après son absence de quelques semaines. Elle n’est plus la personne d’autrefois, robuste et si virile. Quelque chose de très fin, de spiritualisé et de retenu s’y est substitué. Non qu’elle ait perdu quelque chose de sa verve et de sa gaieté naturelles. Mais elle est devenue plus calme, comme constamment aux écoutes de l’intérieur, vivant de l’intérieur et, de là, venant aux gens. Elle pense toujours plus au ciel; elle se réjouit de pouvoir continuer à travailler de là-haut. Elle trouve que sa voie est difficile et elle en est pourtant extrêmement heureuse. Elle ne peut pas imaginer comment elle a pu passer tant d’années dans une existence si vide. Son être est devenu totalement transparent, ce qui n’échappe pas non plus aux gens qui la connaissent. Il en arrive toujours de nouveaux, attirés par le mystère qui l’entoure, et qui demandent la source de son bonheur et de sa force de rayonnement.

 

Le 11 octobre - Fête de la maternité de Marie. Elle voit une grande fête dans le ciel. Saint Ignace était partout présent, presque comme un maître de cérémonie. Tout tournait autour de la Mère de Dieu qui cependant donnait pour ainsi dire elle-même la fête. Adrienne raconte que ses fils, lorsqu’ils étaient encore petits, quand fut introduite la fête des mères, un jour, pour lui faire une surprise, avaient ouvert toutes les boîtes de conserve et tous les hors d’œuvre de prix à la cuisine et à la cave, et ils lui avaient apporté le tout au lit le matin : elle avait dû faire contre mauvaise fortune bon coeur. Elle comprit alors que c’est la mère aussi qui doit être la véritable organisatrice de la fête quand c’est elle qui est fêtée. Aujourd’hui la Mère de Dieu faisait quelque chose de ce genre. - Ainsi qu’elle le dit, elle a vu d’innombrables saints; la plupart, elle ne les connaissait pas. Saint Pierre et saint Paul étaient à leur bosquet, mais ils ne travaillaient pas. Jeanne d’Arc dans une simple robe blanche. Je demande à Adrienne si elle croit que tout ceci se passe en vérité. Naturellement pas tel qu’elle le voit, répond-elle. Sans doute tous les tableaux qu’elle reçoit à voir doivent correspondre à une sorte de réalité invisible qui est traduite pour elle de cette manière afin qu’elle aussi puisse y assister.

 

Ces derniers jours, elle est dans une inquiétude croissante. Pas dans la souffrance à proprement parler. Elle reconnaît cependant que depuis l’été il y a pour ainsi dire toujours un quart de son être sur la croix, même si en même temps elle est pour le reste joyeuse et même heureuse. Ce qui gagne du terrain maintenant à nouveau, c’est l’angoisse, et plus précisément l’angoisse d’être martyrisée. Sa main gauche la fait toujours fort souffrir et, au milieu du dos de la main, une sorte de surélévation, étrange et médicalement inexplicable, inchangée depuis quelques jours, lui donne toujours à penser que la plaie de la main pourrait s’ouvrir ici. De quoi s’agit-il? Ce n’est pas tant le fait de la plaie en tant que telle qui l’angoisse que la conscience d’être marquée directement et extérieurement. Les trois plaies du coeur, qui du reste ont l’habitude maintenant de saigner toutes trois la nuit et d’être la cause d’une grande faiblesse, elle ne les a jamais ressenties comme un signe qu’elle est marquée. Elles sont invisibles, elles appartiennent à son secret. Mais récemment, le dimanche, alors qu’elle était à genoux pendant la messe en l’église Sainte-Marie, en levant les yeux elle vit tout d’un coup sur l’autel l’image de saint François qui lui présentait ses mains stigmatisées, grandes et menaçantes; une angoisse si profonde la saisit qu’elle s’abîma dans une mer d’effroi. Il est étrange, dit-elle, qu’on puisse vivre en cinq minutes tout un monde d’angoisse, toutes ses phases et toutes ses possibilités. Les minutes peuvent alors être aussi intenses et aussi longues qu’une éternité. Et durant les nuits, alors qu’elle est placée totalement devant son destin solitaire, elle est jetée de-ci de-là comme titubant de la plus extrême angoisse à la plus haute action de grâce. Il devient toujours plus difficile pour moi de l’aider et de la soutenir. Elle a de l’angoisse devant l’angoisse quand elle ne sent plus directement l’angoisse. Elle sait très bien que dans peu de temps l’angoisse la reprendra. Et pourtant elle remercie, et au plus profond elle ne se souhaite rien d’autre.

Le Professeur Gigon a organisé une session suisse pour la formation continue des médecins; plus de deux cents sont réunis. Parmi eux, une amie de jeunesse d’Adrienne, qui autrefois avait été hyper-catholique, mais qu’elle n’avait plus revue depuis vingt ans : Mlle le Dr F., avec une grosse clientèle à R. Elle salue Adrienne en faisant la remarque qu’elle a entendu dire qu’elle était devenue catholique. Adrienne répond : Oui ; mais entre-temps elle, l’amie, a perdu la foi catholique. Adrienne l’invite à souper et, dans la conversation, Mlle F. reconnaît qu’en fait elle ne pratique plus; mais toute cette période lui fait tout d’un coup l’effet d’un mauvais rêve, et depuis ce moment-là tout est changé et la foi de jadis est retrouvée. Durant cette conversation, Adrienne a toutes les souffrances de la Passion, les trois plaies du coeur saignent. Non que cela aurait été suffisant pour constituer à proprement parler la "rançon" pour cette personne; c’est en quelque sorte une contribution symbolique. Ensuite elles vont toutes deux à la réunion du soir. Cela se passe de manière étrange : un Professeur qu’elle connaît bien et qui a pour spécialité d’être panthéiste s’arrache une place auprès d’Adrienne : il doit absolument s’asseoir à côté de son “médecin des âmes”; qu’est-ce qu’ils ne feraient pas tous s’ils n’avaient pas leur “catholique Adrienne”? Tout prochainement il doit parler un jour avec elle de choses religieuses, etc., etc. Peu après une femme médecin se pousse entre Adrienne et le Professeur : elle doit absolument s’asseoir à côté de son amie, il émane d’elle de telles forces, elle a un si urgent besoin d’elle. Au bout de quelque temps, c’en fut trop pour Adrienne et elle rentra chez elle. Mais avec beaucoup d’angoisse. Je lui demande pourquoi et de quoi elle est angoissée. Après une hésitation, elle répondit : “Je dois vous le dire? A cause du caractère direct de l’instrumentalité”.

 

Si je ne peux pas comprendre, comment peut-elle se sentir? Un tas de gens qui s’accrochent à elle et qui la dévisagent sans vergogne comme un “miracle” et tirent au grand jour tout ce qu’il y a de secret et veulent s’en repaître. Et au milieu de tout cela, elle-même : elle se croit comme dans ces baraques d’illusions : on allume une lumière, on tire un coup de pistolet, on marche sur un tapis et il s’enflamme, et ça continue. Et tout ce que je sais lui dire, c’est l’exhortation amicale à ne pas s'arrêter mais à continuer tranquillement; il y aura encore beaucoup de pièces de ce genre avec beaucoup de surprises de ce genre. Et je marche à côté d’elle et il ne m’arrive rien du tout. Plus tard elle me demande si je n’ai vraiment jamais eu de doute. Doute qui peut venir à quelqu’un quand il est fatigué de son travail et que soudainement tout paraît dénué de sens et très dangereux : le catholicisme, cette existence exceptionnelle, et on ne peut plus se défendre contre cette tentation.

 

15 octobre - Ce matin, conférence de deux heures de John Staehelin sur la psychiatrie. Entre-deux, remarques sur les conversions; aujourd’hui justement on voit de nouveau comment des personnes cultivées, par exemple des professeurs et des médecins, y compris des femmes, “fuient” dans la conversion. Pause de la conférence. Puis : de toute façon il ne fait pas allusion directement à des conversions d’une religion à l’autre, mais... Adrienne dit qu'elle ne peut pas se souvenir d’avoir jamais autant rougi. A la fin, John montra un cas de folie religieuse et expliqua de long en large les hallucinations religieuses. Il expliqua que l’affaire devient dangereuse quand les prétendues voix commencent à exiger des choses précises. Adrienne conclut son récit en disant qu'elle s'était sentie très mal à l'aise. - Le matin, peu avant la conférence, Marie et Ignace lui étaient apparus et ils avaient exigé d’avancer maintenant avec la Communauté. Adrienne en fait part au P. Balthasar. Le “bientôt” doit s’entendre du début du semestre d’hiver, dans quinze jours. Humainement parlant, on ne voit guère encore de possibilité. Les quelques candidates possibles se sont comportées, en partie durant l’été, d’une manière vraiment impossible; l’une d’entre elles a causé beaucoup de souci à Adrienne. - A l’hôpital Sainte-Claire, il se passe beaucoup de choses que j’ignore. Ainsi la femme atteinte d’un cancer, dont il a été question plus haut, a depuis longtemps été renvoyée guérie. A la consultation, constamment des questions de mariage et de sexualité qui occupent beaucoup Adrienne parce qu’elle apprend là des choses pour son livre. Le livre doit maintenant être écrit. La nuit dernière, elle a vu tout d’un coup que cela pourrait ne pas être un livre mais toute une série. Cela la préoccupe passablement. Entre autres, elle voit clairement devant elle un petit livre pour les malades qui entrent à l’hôpital, pour les jours avant l’opération et après l’opération. Une sorte de retraite toute simple et cependant très efficace. - Elle dormait la nuit. Elle se réveille brusquement avec le sentiment qu’elle doit descendre d’urgence dans son bureau. D’abord elle ne veut pas, mais le sentiment demeure. Elle se lève et descend. Dans le couloir se trouve la Mère de Dieu, dans l’obscurité, mais comme rayonnant une lumière douce et bien visible. Cela a presque quelque chose d’une visite officielle. Adrienne lui montre l’habitation. Elles vont d’abord au “labo” où Adrienne aurait bien aimé aménager une chapelle. Elle a toujours l’impression que chez elle, elle n'a aucun coin à elle pour prier tranquillement. Adrienne explique cela à la Mère de Dieu qui écoute avec beaucoup de compréhension mais elle ne fait qu’un signe de tête affirmatif : oui, c’est comme ça... Puis elles vont à deux dans la pièce de séjour et elles sont là ensemble encore un moment, debout et sans rien dire. Puis apparaît saint Ignace comme pour “venir chercher” la Mère de Dieu, et les deux disparaissent. Adrienne remonte dans sa chambre à coucher, pleine de bonheur. Elle dit que des visites de ce genre ne la dérangent jamais dans le sommeil, elles sont comme une compensation. - Le P. Balthasar part à Lucerne pour quelques jours. En la quittant, il a le sentiment qu’une fois encore se préparait un temps difficile. Effectivement la semaine suivante est une semaine de Passion. Il n’en apprend d’abord que peu de chose parce que Adrienne ne veut pas le troubler dans son travail. C’est un temps de grande angoisse. En gros, il s’agit des prêtres. Elle ne cesse d’avoir la vision d’un double visage de prêtre. L’un est terriblement défiguré, livide, couvert de sueur, tourmenté. L’autre est paisible, d’un contentement presque de petit bourgeois. Elle sait que ce double aspect devrait cesser, le prêtre devrait trouver sa joie et sa satisfaction dans une continuité immédiate avec ce qui est pénible. Le passage entre les deux devrait se trouver en Dieu, non dans une fuite de ce qui tracasse pour retrouver ses aises. Elle voit aussi que ce qui est pénible n’a pas une juste forme, il est une fuite au lieu d’être une participation à la Passion du Seigneur. "Les traits du prêtre tourmenté ont une fois aussi mes propres traits. Elle m’explique alors clairement ce qui me manque dans mon action : en gros l’intention est bonne, mais elle n’atteint pas le détail et le quotidien". - Les souffrances de toute la semaine sont terribles, les nuits presque insupportables. C’est avant tout une angoisse qui revient sans cesse pour tout et pour rien. "Elle me décrit cette angoisse dans le détail". C’est une angoisse totalement inconsolable; la présence d’un consolateur ne peut qu’aggraver la situation. Elle n’a jamais autant su ce qu’est le dernier désespoir. Jamais encore elle n’a vu aussi bien la nature de la souffrance du Christ. Il y a là une amertume qui n’est pas seulement une douleur creusée à l’extrême, mais une douleur extrêmement cruelle, comme ayant perdu l’équilibre, intensifiée jusqu’à l’impossible, jusqu’au "pervers". Il est horrible de prendre conscience de cette souffrance. C’est alors que pour la première fois elle regarda les hommes et le monde avec les yeux du Seigneur souffrant; le monde et les hommes qui n’ont absolument aucune idée de cette souffrance et y sont totalement indifférents. Et pour la première fois une sorte d’amer mépris pour l’humanité s’empara d’elle au vu de la distance qui sépare cette souffrance de l’abjection et de l’apathie des hommes. Cette distance est ce qu’il y a de pire dans la Passion. En même temps elle sent toutes les plaies de la Passion sauf celles des pieds. Le pire est le mal de tête qui dure toute la semaine. "Le tout avait commencé parce qu’elle voulait faire pénitence pour mes insuffisances. Elle pensait que ce serait sans doute peu de chose. Mais dès qu’elle en eut exprimé le souhait, le mal de tête de la couronne d’épines fondit sur elle avec une soudaineté (comme un soufflet, dit-elle) et une violence qu’elle n’aurait jamais attendues". Une nuit elle eut à supporter trois ou quatre heures d’une angoisse des plus horribles et aussi des tourments physiques. Cela avait été une angoisse si violente qu’elle aurait voulu se frapper la tête contre les murs. Vers le matin apparut la Mère de Dieu qui, sans lui retirer la souffrance, lui en fit voir le sens et la nécessité. - Le jour suivant, ou plutôt la nuit suivante, un grand ange lui apparut qui lui imposa de sévères exigences. Elle ne savait pas quel était cet ange, elle comprit seulement qu’au ciel c’était quelqu’un d’important. Le matin suivant, elle consulta son missel : c’était la fête de l’archange Raphaël. L’ange lui montra que le oui de l’homme était sans cesse exigé. Il serait sans doute beaucoup plus simple si l’on pouvait donner son oui une fois pour toutes et puis laisser venir simplement sur soi toute la souffrance d’une manière passive. Mais justement cela ne va pas. On doit toujours à nouveau être sur la brèche, ne cesser de se tenir disponible. Et ceci également en ce qui concerne une mesure extrême de souffrance. - Une fois seulement, vers la fin de la Passion, quand Adrienne eut le sentiment de devoir boire “la lie” jusqu’au bout, ce fut différent. La lie de la souffrance, l’écœurant, ce qui est à la fin, quand on pense que cela doit être maintenant fini, que maintenant il ne doit plus y avoir rien d’autre, le fond de la lavasse qui n’est plus que “dégoûtant”, on le boit comme de soi-même. - Au milieu de cette période tomba la fête du Christ-Roi. Elle écrivit au P. Balthasar qu’on se trompait sur cette fête de manière inouïe. C’est une fête très sérieuse, presque sombre, plus précisément la fête de l’acquiescement du Christ à toute l’œuvre de la rédemption. Un acquiescement qui a d’avance tout connu, réellement connu toute la souffrance exactement et qui acquiert la royauté à ce prix. Elle vit la fête dans le ciel. Mais d’une manière étrangement contradictoire. D’un côté, grande joie; les anges surtout semblaient se réjouir. De l’autre, une sorte de consternation déplacée. Pierre et Paul étaient visibles, ils faisaient un visage comme s’il s’agissait de leur arrestation. L’apôtre Jean était visible pour la première fois. Il avait autour de la bouche un trait un peu douloureux, et il y avait là quelque chose qu’il ne pouvait pas suivre tout à fait. Le Seigneur n’était pas visible, mais il était clair que toute la fête se trouvait dans une étrange opposition à ce qui était réellement fêté. Toute la journée, Adrienne resta dans cette étrange état d’âme contradictoire.

 

Veille de la Toussaint - Les souffrances s’apaisent. Les douleurs physiques sont encore là, mais l’après-midi elles ne sont presque plus qu’agréables. Adrienne a l’impression qu’elle est comme une patiente qui s’éveille d’une anesthésie. Les sutures tiennent, elle sait que c’est passé, les infirmières vont à pas feutrés. On apporte toutes sortes de cadeaux sur sa table. Elle sait aussi que demain toutes les souffrances auront disparu. La fin proprement dite a lieu le soir à cinq heures. Elle est à l’hôpital Sainte-Claire et, en passant dans le couloir du deuxième étage, elle voit Marie qui se trouve à la fameuse fenêtre de la chapelle. C’est la première fois que Marie la rencontre si visiblement hors de sa maison. Le P. Balthasar passe la soirée avec Adrienne; elle est très heureuse, paisible, sereine, pleine d’esprit. La nuit suivante est une unique prière d’action de grâce. Elle prie à toutes ses intentions et elle apprend des choses très précises sur certaines personnes. Le matin, elle voit la petite Thérèse. Puis une foule de saints qui se déplacent lentement avec des visages de fête.

 

Toussaint - Jour anniversaire de sa conversion.Vers onze heures a lieu la messe à la maison des étudiants. Pendant la messe, le P. Balthasar est très ému; à la consécration il peut à peine continuer, il sent une très forte présence sans cependant pouvoir la définir. Par la suite Adrienne lui raconte qu’il y avait là une foule innombrable de saints. A gauche, près de la fenêtre, il y avait Pierre et Paul; avant la consécration se trouvaient derrière lui les deux anges qu’elle avait vus précédemment, et pendant la consécration Marie s’était trouvée visible un instant tout près de lui. A droite de l’autel, Jeanne d’Arc. La fresque de l’autel, qui représente le Crucifié, s’est transformée. La croix avec le Christ semblait comme avancée, et derrière la croix déambulaient des foules de saints : un lent cheminement comme font les moines ou les moniales disant le bréviaire. (NB. Les moines ne disent pas le "bréviaire", ils récitent ou chantent "l'office divin" au chœur et non en marchant! Mais ils ont aussi des processions). Ignace aussi était parmi eux, mais lui ne marchait pas du tout lentement, il était empressé et rapide. - Au sujet des jours de souffrance, un matin (le vendredi 31) le P. Balthasar s'éveilla vers cinq heures du plus profond sommeil et il vit tout à coup très distinctement devant lui Adrienne au Golgotha, juste devant la croix. Il pria et se rendormit. Le lendemain il communiqua la chose à Adrienne. Elle fut étonnée. Oui, cela avait été la fin et le sommet. Après une nuit horrible, le matin vers cinq heures elle s’était trouvée devant le Crucifié et avait dû regarder son supplice. Il est beaucoup plus atroce de voir la souffrance du Christ dans leur démesure que de souffrir soi-même. - Les douleurs de la main gauche ne diminuent pas. La nuit où Adrienne sentit si fort à nouveau les plaies de la Passion, c’était précisément cet endroit de la main qui la fit particulièrement souffrir. Pour elle, il n’y a plus aucun doute que la douleur fait partie des stigmates. On voit toujours encore une légère rougeur et une légère surélévation de la peau. Un jour elle rencontra à l’hôpital le Professeur Merke et elle lui demanda ce qu’il pensait de cette main. Merke regarda la main, songeur, et dit : “C’est une hémorragie interne. Comment avez-vous pu attraper cela?” Adrienne répondit évasivement qu’elle ne savait pas. - Ces derniers temps, elle n’a plus d’argent. Les valeurs américaines sont gelées, les patients ne paient pas. Et puis elle a une quantité de factures à régler. Elle doit en venir à prier pour de l’argent. Le lendemain arrivent les sommes voulues. La caisse maladie, qui jusqu’alors avait toujours payé chichement, envoyait beaucoup plus que les autres années. En ces temps difficiles, elle reçoit également sans cesse de ses patients de la crème, du café et du bois. - Durant le temps de la Passion d’Adrienne, le P. Balthasar avait reçu quelques lettres, il en communique deux :

 

Jeudi soir (23 octobre) - Depuis ce matin de bonne heure, je suis tout à fait dedans, si fort que je ne vois aucun but, aucune issue. Il s’agit sans doute de W. et de beaucoup de choses qui sont très loin. Prie pour qu’au moins je sois docile, je te le demande très fort. Ton Adrienne.

 

Dimanche soir (26 octobre) - Ici, cela continue. Fête singulière que celle d’aujourd’hui. Pour moi, accroissement de tourments, peut-être les tourments de l’apostolat. Entre deux, tous ces jours, examen sans cesse renouvelé, douloureux aussi à cause de mon propre refus sans fin, comme si l’examinateur était d’humeur indulgente, mais la matière de l’examen est si mal préparée que cela ne correspond pas du tout à ce qui est exigé. Pourquoi risquer l’examen dans de telles conditions? Car cette fois-ci aussi il y avait une sorte d’examen préalable auquel je devais en quelque sorte consentir, un Suscipe avec ses conséquences. On n’est pas traité sans fin comme un enfant, on est rendu coresponsable. Est-ce que je suis capable de remercier honnêtement? J’essaie; faiblement, très faiblement. Qu’est-ce que G. a à faire là-dedans? Peut-être ai-je prié trop peu pour lui. Je l’aime maintenant; il m’a quand même aussi été confié, vraiment, irrévocablement. Pour le moment cela veut dire avant tout une obligation très douloureuse. Et l’enfant, engourdi, menacé, comme en crise de respiration où l’on doit le garder de l’asphyxie. Et W. un peu à l’arrière-plan aujourd’hui, comme chargé d’une force neuve qu’il s’agit d’accroître très graduellement dans un très lent progrès. Et une fois encore la patrie, et là je ne sais pas quoi. Crois-tu qu’il y aura une fin? Je sais que tu diras oui; comment pourrais-tu faire autrement?

 

Semaine après la Toussaint - Toute la semaine se passe dans une espèce de mort. Elle ne peut même plus prier. Elle se donne bien du mal avec certaines prières qu’elle a promises et qu’elle recommence vingt fois et plus pour ne pas les prier de manière purement mécanique. Mais à la fin de ces efforts, elle est comme un champ en friches, dit-elle. Je lui interdis de recommencer plusieurs fois une prière, ce qui la soulage visiblement. Durant les nuits, elle souffre beaucoup et, pour cette raison, elle ne peut pas non plus beaucoup prier. Auparavant, dans toutes ses occupations, elle ne cessait de trouver le temps d’aller à l’église quand il s'en trouvait une sur sa route. Maintenant, avec la meilleure bonne volonté, elle ne trouve plus le temps. A la fin de telles périodes de mort, qui sont d’une certaine manière circonscrites, elle tombe dans une paix profonde. - Marie lui apparaît maintes fois. Un jour Adrienne la voit de nouveau avec les maisons sur le bras. Cela la console beaucoup car elle souffre fort d’avoir l’impression qu’elle ne fait plus rien maintenant pour l’œuvre qui lui avait pourtant été recommandée de manière pressante. Un jour elle revoit la scène avec la croix et elle entend les mêmes paroles.

 

Le 2 novembre, jour de prière pour les défunts, est pour elle une expérience singulière. Elle a une vision pénétrante et détaillée du purgatoire. Elle voit les pauvres âmes en forme de bulles ou de ballons lumineux, très légèrement colorés et fragiles. Leur couche extérieure est faite pour les séparer des autres. Toutes sont occupées d’elles-mêmes et n’ont pas de rapport avec le monde extérieur, ni non plus avec les humains qui sont sur la terre. Elles sont plongées dans deux atmosphères ou milieux différents. En haut se trouve le milieu céleste, en bas le milieu de feu, un air épais mais qui ne semble pas être un feu sensible. Les unes sont presque tout entières dans le milieu inférieur et n’émergent dans la partie supérieure que par une petite partie. Elles ont en quelque sorte la forme d’une poire dressée sur une table. D’autres sont à moitié dans le milieu supérieur et à moitié dans le milieu inférieur, elles ressemblent alors à un ovale cerclé en son centre; d’autres sont déjà presque entièrement dans le milieu céleste et ne sont plus attachées au feu que par un petit bout. A l’intérieur des âmes, cela travaille et bouillonne énormément. Elles sont entièrement occupées à se purifier. Elles ont un grand désir de Dieu, un élan vers le haut, mais elles ne veulent jamais quitter le feu avant d’être totalement pures. Au début, elle sont comme poussées dans le feu, passivement. Une fois dedans, elles ne peuvent aucunement agir ou s’activer; quand elles sont absolument pures, elles se libèrent du milieu inférieur (comme un ballon qui commence à voler), elles montent verticalement, et l’enveloppe qui les entoure crève; elles sont libres alors de se joindre aux autres au ciel et sur la terre. Adrienne vit aussi l’état intérieur des âmes. Celles qui sont encore totalement dans le feu sont sans doute en grande détresse car elles ne savent pas encore que cela les mène vers le haut; quand la partie purifiée s’agrandit peu à peu, alors seulement l’élan vers Dieu se fait plus fort, et par là la paix intérieure, malgré leur grand désir. Adrienne pense que les âmes du purgatoire n’ont pas de contact avec nous; mais nous, nous seuls, pouvons avoir contact avec elles quand nous les aidons. Elle comprend aussi très bien la doctrine de l’Eglise dont je lui parle et selon laquelle au purgatoire on ne peut plus acquérir de mérite.

 

Par ailleurs, avant comme après, elle fait beaucoup pénitence en secret pour les hommes qu’elle voudrait gagner. Le plus souvent j’apprends les choses accessoirement et sans doute aussi de manière incomplète. Pour K. par exemple, chaque nuit elle se lève au moins une fois afin de prier pour lui au pied de son lit. Pour moi aussi elle prie beaucoup. Elle ne cesse de me procurer des grâces particulières qui ont un rapport avec l’apostolat. - Le dimanche, dans l’église Sainte-Marie, elle était passablement désespérée qu’elle ne puisse faire et agir que si peu, que la fondation ne fasse aucun progrès. Alors elle vit la statue du Coeur de Jésus faire constamment, avec la main libre, le geste du semeur. Il lui fut par là expliqué qu’elle (et moi) nous n’aurions jamais qu’à récolter constamment ce qui était semé par lui et que nous n’avions pas à tout saisir. Quelque chose serait donné jour après jour; il suffisait de comprendre cela. - Le P. Balthasar a assumé une collection littéraire aux éditions Benno Schwabe. Au début, Adrienne n'était pas d’accord, elle pensait qu’il serait mieux de travailler à quelque chose de plus théologique. Une nuit, Marie lui montre le sens de l’entreprise; depuis elle est tout à fait pour. - L’une de ces dernières nuits, elle s’était endormie; une demi-heure plus tard elle se réveille soudainement parce que sa chambre était toute claire. La première chose à laquelle elle pensa c’est que les rideaux n’avaient pas été tirés et qu’on devait voir les lueurs de la place de la cathédrale. Quand elle voulut se lever, le Seigneur et Marie se trouvaient dans sa chambre. Le Seigneur portait un manteau magnifique. Le manteau était blanc comme neige et tissé d’une sorte de laine infiniment moelleuse; il lui tombait sur les épaules. Il s’entretenait de ce manteau avec sa Mère. Il disait que, puisque Marie “leur” avait confié un jour une part de ce manteau, Il voulait maintenant le faire aussi. Il s’approcha d’Adrienne et retira une partie de la partie inférieure du devant du manteau, sans le couper, et le lui remit en main. Elle tint le morceau, fut extrêmement heureuse et s’endormit là-dessus avec le tissu en main. Quand plus tard elle se réveilla de nouveau, il n’y avait plus rien à en voir “naturellement” (comme elle dit). Quand elle raconta cette histoire au P. Balthasar, elle lui demanda s'il mesurait réellement la grandeur de la grâce qui “leur” avait été manifestée.

 

Elle a toujours du mal à faire des prières vocales. Même avec les indications données et les réductions prescrites, cela ne va pas. Après la communion seulement elle peut prier comme auparavant, non plus oralement mais “conduite”. Le P. Balthasar doit donc lui interdire totalement la prière vocale pour l’avenir tant que dure cet état de mort. - Elle est inquiète de ce que pour sa confession elle ne peut pas trouver de péchés “ronds”, comme elle dit, c'est-à-dire des péchés clairs et nets. Elle demande timidement au P. Balthasar s'il a toujours à confesser des péchés de ce genre. Comme il dit oui, elle est effrayée; c’est qu’alors elle se confesse certainement mal, pourtant elle ne trouve simplement rien de “rond”. Naturellement elle est pécheresse à l’intime d’elle-même et prête à tout péché. Le P. Balthasar la tranquillise en lui expliquant que Dieu, pour des raisons connues de lui, peut, par sa grâce, empêcher qu’elle commette des péchés “ronds” parce que ce n’est pas compatible avec la mission reçue de lui. Ce qui ne veut pas dire qu’elle est meilleure que d’autres. Elle comprend cela. - Elle a le sentiment qu’il y a dans la confession des mystères qu’elle ne comprend pas encore. Par exemple dans cette direction : quand on est absous, on l’est également pour la faute sociale commune qu’on porte simplement en tant que membre de la communauté humaine. Dans la confession, les rejetons qui proviennent de la racine commune du péché humain sont comme coupés. L’absolution donnée à quelqu’un en particulier a aussi une portée sociale parce qu’elle atteint en quelque sorte les racines communes du péché. Adrienne pourra exprimer ceci plus tard d’une manière plus précise. D’une manière générale elle ne peut pas assez vanter la splendeur de la confession. C’est pour les convertis l’un des “événements” les plus grands. Celui qui a grandi dans l’Eglise ne peut sans doute pas mesurer totalement cette grâce. De savoir qu’après la confession on est libéré aussi de ces fautes qu’on ne connaît pas et qu’on ne peut donc pas exprimer, dépasse tout bonheur.

 

Jeudi 13 novembre - Le P. Balthasar raconte : Cette nuit Adrienne se réveille à nouveau soudainement; la chambre est à nouveau tout éclairée. Elle s’agenouille et prie. “J’ai peut-être alors fait une chose tout à fait de travers que vous allez peut-être beaucoup me reprocher. Mais j’étais terriblement heureuse. Je fermai les yeux aussi fort que je le pus. Puis je priai le Seigneur : Si tu dois venir maintenant, si cela ne peut être autrement, moi je veux bien. Mais si tu viens pour me donner maintenant une grâce, une grâce pure et simple, alors je t’en prie, passe devant moi et porte-la à quelqu’un d’autre qui en a besoin. (Je ne voulais pas dire que je n’en avais pas besoin!) Elle resta longtemps encore en prière (elle priait justement pour K. quand la lumière est arrivée) et elle était très heureuse. Elle ne vit pas le Seigneur. La chambre doit être redevenue obscure à un certain moment”. - Pour le reste, la danse avec les gens continue. Par une lettre ou par un simple mot, elle se réconcilie certains qui lui étaient hostiles jusque là... Lundi elle va faire un exposé au cercle des étudiantes et de là inviter les jeunes filles chez elle.

 

28 novembre - Ces derniers temps ont été plutôt calmes. Pourtant Adrienne est aussi maintenant plus silencieuse qu’autrefois; je n’apprends plus grand-chose, et le reste d’une manière tout à fait accessoire. Elle a vu maintes fois saint Ignace pendant tout ce temps. - Le jour de la fête de la Présentation de Marie (21 novembre), vers le matin, elle voit la Mère de Dieu avec un grand manteau, les mains étendues. Se dirigeant vers Marie, une vingtaine de jeunes filles en voiles blancs. Elle sut que c’était “ses” enfants. Adrienne est étonnée de leur nombre étant donné que maintenant elle pense ne pouvoir compter que sur six ou sept. Marie lui explique que tout est déjà là, mais qu’on ne le voit pas encore; mais cela suit son chemin comme une pierre qui roule. - Dans sa parenté, reproches les plus amers sur son catholicisme, sur sa manière de traiter sa famille, sur ses relations avec les jésuites qui se seraient glissés dans sa maison pour y ériger un bastion fortifié, sur son inaptitude financière, etc., etc. - Vers le matin, Adrienne, qui a beaucoup prié durant la nuit, aperçoit la tête du Christ dans sa chambre, plus grande que nature, avec au-dessous de la tête, très légèrement esquissés un vêtement brun et le corps. La tête a une expression très douloureuse et porte la couronne d’épines. Puis l’expression du visage se modifie lentement, devient très douce et remplie d’une extrême bonté. La couronne d’épines se change en une couronne d'églantines qui répandent une odeur singulièrement forte. Vers sept heures du matin elle s’assoupit. Vers neuf heures, son mari entre pour lui souhaiter le bonjour. En entrant, il s’étonne : Qu’est-ce qui sent ici comme ça si fort et si bon? S’est-elle lavée avec un nouveau savon? Il revient la voir vers onze heures alors qu’Adrienne elle-même ne sent plus rien : cela sent encore toujours très bon, qu’est-ce que ça peut être?

 

Récit du P. Balthasar : Elle sait maintenant, dit-elle, quand tout cela a commencé pour la première fois. Elle me l’a déjà dit autrefois mais je n’avais pas remarqué de quoi il s’agissait exactement. Le jour de son entrée dans l’Eglise, elle devait dire la profession de foi tridentine. Son mari l’avait lue auparavant et il s’était heurté aux mots : "Extra quam nulla salus". Malgré plusieurs conversations avec Adrienne et moi, il était resté sur le jugement qu’il ne pourrait absolument jamais accepter ces termes. Quand Adrienne arriva à cet endroit, elle s’arrêta (son mari était là) et elle omit ces mots. Tout simplement, à ce moment-là elle n’acheva pas. Moi-même je les entendis très distinctement sans être frappé par rien de particulier. Après la cérémonie, elle nous dit qu’elle n’avait pas dit les mots. Son mari lui dit : Si, elle les a dits, il les a exactement entendus, mais elle les a prononcés avec une voix toute transformée. Adrienne avait répondu alors à la légère : Alors c’est qu’un ange les aura sans doute dits pour moi. - Ce n’est que récemment, un soir, se trouvant devant un miroir en se déshabillant, elle vit les trois plaies de la poitrine qui n’étaient plus que des cicatrices. Elle les voyait pour la première fois dans le miroir; elle les regarda longuement et se demanda, en les examinant, qui elle était maintenant à proprement parler. Physiquement elle a de très mauvaises nuits. Les Sœurs de l’hôpital Sainte-Claire lui demandent de se ménager davantage. Je dois lui prescrire de rester au lit la nuit au moins deux fois par semaine. Elle promet d’obéir. - Ce qui l’occupe constamment et intensément, c’est sa “lâcheté” et l’impossibilité de s’offrir comme on le devrait et comme on le voudrait. La fameuse main gauche par exemple, pourquoi n’a-t-elle pas pu encore la donner? Nous étions assis près du feu de la cheminée quand elle dit cela. “Ce serait si facile de tenir cette main dans le feu. Très certainement, ce serait facile! Beaucoup plus facile que de toujours se retenir et de ne jamais avoir le droit de faire quelque chose de complet ou peut-être de croire seulement qu’on n’a pas le droit". - Dans les affaires concernant la sagesse humaine et la connaissance des hommes, elle me semble toujours plus étonnante. Je puis souvent maintenant lui demander conseil en des matières où je n’arrive pas à prendre moi-même une décision. Également en priant pour des personnes elle peut obtenir tout d’un coup des vues très profondes, qu’elle me communique, sur leur état intérieur. Des connaissances de ce genre s’avèrent toujours justes par la suite. De temps en temps elle voit de nouveau, surtout quand beaucoup de personnes sont ensemble, lesquelles sont en état de grâce et lesquelles ne le sont pas. Mais jamais pour ses connaissances ni pour ses proches. - Sans cesse il arrive qu’elle raconte sur des personnes des choses que normalement elle ne peut pas savoir. Elle ne le remarque que lorsqu’on lui demande comment elle le sait; elle est alors confuse que de telles “bêtises” lui soient passées par la tête. - Adrienne en a assez, a-t-elle dit dans la prière, et surtout elle n’est pas attachée du tout à ces choses extraordinaires, elle ne les a jamais désirées et elle ne veut plus rien en savoir!... A cet instant, Marie lui apparut - comme un “tableau” - et elle la regarda si affectueusement qu’aussitôt elle se rétracta : Non, cela ne m’est quand même pas égal! Mais elle affirme cependant qu’elle n’a jamais cherché ces choses et qu’elle ne veut pas y réfléchir. Cela lui semblerait en quelque sorte manquer de tact.

 

8 décembre - Après une mauvaise nuit, Marie lui apparaît le matin, très humainement, auprès de son lit. Quelque temps plus tard elle voit de nouveau Marie, mais cette fois dans un éclat indicible. “Je n’ai jamais su jusqu’à présent ce que blanc veut dire!” Et pourtant les deux apparitions étaient de la même Mère du Seigneur. Marie était vêtue exactement comme il y a un an aujourd’hui; seulement les franges du vêtement étaient maintenant totalement tressées. - Il y a quelques jours déjà elle a eu l’apparition suivante : Marie était là, Jeanne d’Arc, Pierre et Paul, Ignace. Enfin apparut le visage du Christ dans la Passion avec la couronne d’épines. Le visage se changea également cette fois-ci en un visage transfiguré, mais les épines restèrent et ne devinrent pas des roses. Elle comprit que par là il devait lui être montré que, dans la transfiguration aussi, le Christ souffre encore d’une certaine manière parce qu’il reste toujours encore tant à souffrir pour le monde. Les saints sont présents à cette souffrance mais leur puissance est en quelque sorte circonscrite et limitée. Il ne peuvent qu’assister mais non faire tout ce qu’ils voudraient faire. Et cela parce que nous ne voulons pas. Si nous étions de meilleure bonne volonté, ils pourraient davantage. Marie peut certes incomparablement plus que les autres saints; mais d’un autre côté elle est si proche du Fils que lorsque le Fils est rejeté par nous, elle aussi est en quelque sorte rejetée avec lui. La grâce et le salut sont infinis bien sûr et suffiraient amplement. Mais les hommes ne s’en saisissent pas en conséquence, et sans cette appropriation cela ne va pas. - En ce qui concerne Jeanne d’Arc, elle est, dit Adrienne, comme quelqu’un qui attend son heure. Celle-ci n’est pas encore là, mais elle ne se fera plus attendre longtemps. - Il est également juste d’une manière générale que les saints aient leur “temps” et leur “rôle” tout à fait précis. Mais Marie agit toujours, son activité est sans limites.

 

Au sujet de la confession, Adrienne y réfléchit avec prédilection. Il y a là, encore cachés, des mystères insondables qu’elle devine mais ne sait pas encore exprimer. Elle perçoit surtout la portée sociale de toute confession individuelle. Dans le pardon, il n’y a pas que le péché individuel qui est remis; est également touchée la part qu’on porte du péché social; là quelque chose s’éclaircit et une grâce se répand sur tout l’entourage. Cela se passe de la manière suivante : dans le pardon, on reçoit l’aspect social justement en quelque sorte comme une “charge” et ce n’est qu’ainsi qu’on en gagne réellement sa part. - Je demande comment Marie, sans péché, peut avoir part au péché. Adrienne réfléchit et sourit. Oui, c’est difficile à exprimer. Il en est en quelque sorte comme ceci : si on est soi-même dans le péché, on ne porte rien du péché des autres. Ce n’est que lorsqu’on est délivré de son propre péché qu’on a part au péché des autres. On prend même part en quelque sorte à l’œuvre de rédemption du Christ, à la manière dont il devient “coupable” pour les autres. Au lieu d’être dans l’état passif de pécheur, quel qu’il soit, on en vient à porter activement cet état de pécheur. Celui-là isole, celui-ci unit. On ne peut s’immerger dans ces ordures que lorsqu’on est entièrement pur. C’est ce que fait Marie. Elle est entièrement “dedans” sans en être souillée le moins du monde. - Adrienne exprime ces choses si simplement et en même temps si subtilement que je m’en étonne et que je me promets chaque fois de saisir exactement sa manière de s’exprimer; pourtant je les oublie le plus souvent et ne puis rendre l’essentiel de ses pensées que sous une forme plus grossière. Elle se plaint souvent de ne pas pouvoir exprimer ce qu’elle sait. C’est justement la raison de sa solitude. Il n’y a qu’avec moi qu’elle peut parler. Mais souvent elle semble aussi beaucoup souffrir du fait que je ne fais pas les mêmes expériences qu’elle. Elle vient à moi avec un tableau merveilleux qu’elle voudrait me montrer, mais je n’en vois jamais que le cadre et je ne parle que de lui. Elle voudrait au moins me décrire le tableau si je ne peux vraiment pas le voir.

 

Quand elle est voiture en ville, elle est sans cesse tentée de s'arrêter et de prêcher aux gens. “J’ai manqué une vocation de l’Armée du salut”, dit-elle mi-plaisantant mi-sérieuse. - Elle aime beaucoup qu’on lui parle des mystères de la foi. Une femme à l’hôpital lui disait que c’était pourtant un mot stupide. Alors elle fut toute remplie de zèle et elle essaya de lui expliquer que plus on réfléchit, plus on avance, tout devient toujours plus mystérieux. Ce qui ne veut pas dire incompréhensible. Mais exactement :plein de mystères. - Les deux anges de la messe, elle les revoit de temps en temps derrière le P. Balthasar. Récemment aussi encore une fois, les deux anges dans le miroir alors qu’elle était à genoux au pied de son lit. Pour les anges de la messe, elle dit qu’il s’agit sans doute de mes anges gardiens. Est-ce que tout le monde a deux anges gardiens? Au sujet des anges gardiens elle dit : elle comprend la relation de l’ange à l’homme mais, à proprement parler, elle ne voit pas de relation de l’homme à l’ange. On ne peut guère s’entretenir avec l’ange comme avec les saints ou avec Marie. Le monde des anges est si mystérieux par ce qui le différencie du monde des hommes, bien que les hommes leur soient naturellement attribués comme mission. On ne peut sans doute pas dire non plus que les anges gardiens sont présents d’une manière égale à tout instant de la vie.

 

Samedi 13 décembre - Adrienne a dit hier au P. Balthasar qu’aujourd’hui pendant la messe il recevrait une grande grâce. C’est quelque chose de vraiment grand, tout à la fois très douloureux et très fécond. Le douloureux, elle le voit; en quoi consiste le grand, elle n’est pas capable de le dire. Pendant la messe, après la communion, quand Adrienne se retourne pour regagner sa place, elle voit toute la partie du fond de la chapelle, où chantait un chœur d’enfants qui étaient alors agenouillés, plein de petits anges enfantins. C’était les anges des enfants. Le spectacle était si ravissant qu’elle ne reprit sa place qu’à regret et tourna le dos au charmant tableau. Elle demanda au P. Balthasar s'il pensait que les anges grandissent d’une certaine manière en même temps que les personnes.

 

Mardi 16 décembre (Dernière note du P. Balthasar pour l'année 1941) - Ce matin, Adrienne souffre tellement qu’elle ne peut pas se lever. Pour le reste, tous les jours sont à peu près semblables : la nuit souvent elle souffre tellement qu’elle ne dort pas du tout. En moyenne elle dort à peu près de une à trois heures. Le matin elle se sent mal, le plus souvent elle a mal au coeur. Elle se lève vers 11 heures, elle doit souvent s’y reprendre à plusieurs fois et se remettre au lit parce qu’elle ne peut pas tenir debout. Une fois debout, commence aussitôt la course; la plupart du temps elle va d’abord à l’hôpital en voiture, elle voit beaucoup de gens, fait des visites de malades en ville, va à sa consultation, a des parties de bridge et de thé, des invitations le soir ; elle arrive rarement avant minuit dans sa chambre à coucher où commence une prière jusque vers le matin. Ou bien elle se couche plus tôt pour se relever bientôt et prier à l’une ou l’autre intention. - Son entourage lui reproche d’être la plus égoïste qui soit, elle a fait tout le mal possible à sa mère, le fait toujours; elle a troublé la paix de la famille; d’une manière générale, tout ce qu'elle fait est stupide et faux. Le plus souvent Adrienne laisse passer ces scènes sans dire un mot, ce qui excite encore plus ceux qui lui font des reproches. On lui reproche également sa maladie. Comme elle fait encore tant de choses, on semble ne plus la prendre au sérieux. Le Professeur Gigon aussi lui fait des reproches, mais lui, parce qu’elle ne se plaint plus. Au vu des résultats objectifs, elle devrait se trouver au fond de son lit, sinon être un cadavre. - Quand on lui fit une grande scène à cause de la gestion de ses biens, elle fut particulièrement désarmée. Ce matin-là elle avait eu une vision et elle s’était crue au ciel - où d’ailleurs parmi les bienheureux elle avait nettement reconnu la mère du P. Balthasar - et elle avait connu une grande joie. Mais le ciel avait eu une “fenêtre” par laquelle entrait la réalité de la terre. Et par là pénétrait à nouveau le quotidien. Mais elle était encore toute remplie de bonheur par ce qu’elle avait vécu. Dans cet état, elle était incapable de se défendre. Elle était un “œuf écalé”, vulnérable de tous côtés.

 

Pour un bilan de cette première année "d'exercices préparatoires" (1er novembre 1940 – 31 décembre 1941)

 

Qui va faire le tableau de la personnalité d'Adrienne pour cette année ? Qui va faire le tableau de tout ce qui est dit de sa santé, de ses relations avec son mari, avec ses enfants et sa famille, de ses relations amicales et mondaines ? Qui va faire le tableau de tout ce qui se passe dans l'exercice de sa profession? Qui va faire le tableau de tout ce qui est dit de sa vie de foi, de son ouverture à Dieu, de sa prière, de ses lectures, de ses exercices de pénitence, de sa souffrance offerte pour d'autres, de son souci des "âmes", de ses "nuits" ?

 

On peut au moins noter ceci : elle voudrait offrir quelque chose à Dieu pour lui montrer que son offre de collaborer à son œuvre est sérieuse. D'où ses pénitences volontaires. Et Dieu accepte son offre de collaboration. Elle est introduite alors dans le buisson ardent de la Passion, de la mort, du samedi saint et de la résurrection du Fils de Dieu, elle est introduite dans le buisson ardent du ciel qui s'ouvre tout grand à elle. Et toute l’œuvre écrite d’Adrienne von Speyr (quelque soixante volumes) ne servira qu'à nous "expliquer" ce buisson ardent et tout ce qui en découle : toute l'histoire du monde et de l’Église, et le monde incroyablement vivant de l'au-delà.

 

Le ciel s'ouvre : Dieu qui lui fait le don de sa présence; visions innombrables du Christ, d'anges et de saints (Marie, Ignace, Pierre, Paul, Jeanne d'Arc, Thérèse de Lisieux, etc.), pour lui donner un encouragement, lui livrer un message, un enseignement ; événements insolites, paroles de connaissance, connaissance des cœurs (cardiognosie), intuitions, guérisons multiples, coïncidences étranges, essence incroyable, un certain nombre de brefs aperçus - d'origine céleste - sur des aspects de la foi.

 

Le ciel lui annonce qu'elle aura à fonder une communauté nouvelle  : "s'occuper de jeunes filles", c'est la première mention de la fondation à venir ; sans cesse durant cette année, elle doit s'occuper de l'enfant , beaucoup d'idées lui viennent à son sujet.

 

Le ciel l'avertit : "Cela va bientôt commencer". De quoi s'agit-il ? D'une participation à la Passion du Christ. Mission de souffrance et de participation intérieure à la rédemption unique du Christ, non seulement durant les jours saints mais aussi tout au long de l'année par intermittence. Des plaies apparaissent qui seront un jour les stigmates.

 

Le ciel indique à Adrienne qu'elle a une tâche à accomplir avec le P. Balthasar. Le travail commun commence à prendre tournure. En cette première année, pour le P. Balthasar, c'est surtout un rôle de direction et d'enseignement. Adrienne, de son côté, a conscience d’avoir beaucoup de choses à apprendre sur les mystères de la foi, sans parler de la mystique. Mais déjà le P. Balthasar apprend beaucoup aussi par les expériences du monde de Dieu que fait Adrienne.

 

Au bout de cette première année d’exercices préparatoires, d'initiation, on peut se rappeler ce qu'écrivait le P. Balthasar au début de L'Institut Saint-Jean (p. 9) publié en vue du colloque de Rome en 1985 : "Ce livre a d'abord un but : empêcher qu'après ma mort on essaie de séparer mon œuvre de celle d'Adrienne von Speyr. Il prouvera que ce n'est en aucune façon possible, ni en ce qui concerne la théologie, ni en ce qui concerne la Communauté commencée". Se souvenir aussi des mots de Jean-Paul II à la mort du P. Balthasar : "Tous ceux qui ont connu le prêtre qu'était le professeur von Balthasar sont saisis de tristesse devant la perte d'un grand fils de l’Église, d'un éminent théologien et penseur, à qui revient une place d'honneur particulière dans la vie présente de l’Église et de la culture. Par son élévation au cardinalat lors du dernier consistoire, j'ai souhaité... rendre solennellement hommage aux multiples mérites de son œuvre immense et inlassable de maître spirituel et de savant estimé. Nous nous inclinons humblement devant le décret de Dieu, qui vient d'appeler, d'une manière si inattendue, ce fidèle serviteur de l’Église dans son éternité" (dans la revue Communio, n° XIV,2, mars-avril 1989, p. 4). Se rappeler encore les paroles prononcées par le cardinal Ratzinger lors des funérailles du P. Balthasar, qu'il a présidées lui-même à Lucerne : "Ce qu'il a écrit sur le samedi saint fut certainement déterminé pour une part par sa rencontre de l'expérience mystique d'Adrienne von Speyr, mais ce fut nourri aussi par l'expérience qu'il a lui-même subie de l'absence apparente de Dieu dans son Église" (dans la revue Communio n. XIV, 2, mars-avril 1989, p. 8).

 

Par la grâce de Dieu, le P. Balthasar a eu très vite l'idée de prendre des notes de tout ce que vivait Adrienne, ou au moins une partie, pour que l'essentiel puisse en être transmis à l’Église. Les théologiens de métier reconnaissent que les œuvres du P. Balthasar sont souvent d'une lecture ardue. Ici, dans le "Journal", on constate que le P. Balthasar peut employer un langage simple. La foi chrétienne est prodigieusement complexe comme la vie, mais l'essentiel en est accessible à tous.


 

1942


 

Pour l'année 1942, le "Journal" du P. Balthasar compte 95 pages ("Erde und Himmel" I, p. 167-262). Les événements principaux de la vie d’Adrienne ne sont plus présentés ici jour après jour comme pour les années 1940-1941, ils sont répartis selon un certain nombre de thèmes majeurs : 1. Santé. 2. Le ciel s'ouvre : "présence" et visions. 3. Souffrances imposées et souffrances spontanément offertes, stigmates, "trou", désolation. 4. Événements insolites, prémonitions, guérisons inexpliquées. 5. Connaissance des cœurs (cardiognosie). 6. L'enfant (la communauté à fonder). 7. Matériaux pour l'intelligence de la foi. 8. Adrienne et ses relations. 9. Adrienne elle-même, Adrienne devant Dieu, sa prière, sa mission. 10. Adrienne et le P. Balthasar. 11. Messe et communion. 12. "Voyages". 13. Diable et tentations. 14. Les grandes dictées : l'évangile de Jean. 15. Les grandes dictées : l'Apocalypse. 16. Le filet du pécheur (le chiffre 153). 17. Le livre de tous les saints. 18. Les grandes dictées : autres textes de l’Écriture. 19. Autres œuvres.

 

Bien des éléments placés ici dans un thème pourraient trouver aussi place dans un autre. Tout un travail de classification plus précise serait à entreprendre. Les matériaux pour l'intelligence de la foi (foi chrétienne, théologie, spiritualité) ne seront signalés que par un simple titre ; ces matériaux pourraient faire l'objet d'une publication à part. Vers la fin de la vie d'Adrienne, ces matériaux constituent l'essentiel du "Journal" du P. Balthasar.

 

1. Santé

Fortes crises cardiaques tout au long de l'année.

 

1er février 1942 - Le soir, le P. Balthasar va avec Adrienne à l’hôpital. Elle va faire des visites et met longtemps à revenir. Finalement le P. Balthasar va voir où elle en est, il la trouve dans une salle d’attente, à moitié morte : une crise cardiaque plus forte que toutes les précédentes. Sœur Annuntiata lui fait des injections, lui apporte du café, etc. Adrienne a un nouveau genre de fortes douleurs, elle peut à peine respirer. De temps en temps le coeur s’arrête totalement. Mais elle est toute heureuse et sourit. Quand elle voit qu’elle revient à la vie, elle ne fait que murmurer : "Comme c’est dommage! Cela aurait été trop beau!" Elle se remet lentement, tout étonnée : "On revient de si loin!" Son âme n’a plus été ici qu’avec un tout petit bout, tout le reste quelque part ailleurs. Elle a vu le P. Balthasar et la Sœur comme à une distance infinie. "Peut-être voit-on les gens de cette manière quand on est au ciel”. Au bout d’une demi-heure environ elle peut se lever; l’étourdissement a cessé; demeurent les très fortes douleurs. Surtout dans le dos, derrière le coeur. On ne peut pas l’empêcher de terminer ses visites aux malades puis de rentrer chez elle au volant de sa voiture. Après le souper, elle raconte au P. Balthasar que durant l’après-midi elle a reçu une nouvelle plaie, et c’est elle qui la fait souffrir. Les autres plaies sont fermées.

 

14 février - Le professeur Gigon lui fait des reproches. Depuis quelque temps le taux de glycémie d'Adrienne est anormalement bas, c’est pourquoi elle a toujours fort soif, parfois aussi elle souffre de la faim et se sent très faible. Gigon insiste pour une analyse; celle-ci donne 15% de glycémie alors que la normale serait 90-70. Récemment elle avait 30. Gigon est hors de lui, la fait venir à la polyclinique. La Sœur s’est sûrement trompée. Elle promet d’y aller à la prochaine crise.

 

1er mars - Les quatre plaies sont ouvertes. La cuisse dans un état abominable, fort enflée, avec des abcès. La plaie du ventre aussi est ouverte. La nuit dernière n’a été qu’une crise. Au milieu de la nuit, elle a appelé Gigon pour la deuxième fois. Il a trouvé deux nouveaux symptômes mais naturellement il n’a rien pu faire.

 

10 juillet - Des journées très agitées sont passées. Des souffrances et sans cesse des souffrances. Des tableaux de guerre, sans cesse des scènes d’horreur. Puis à nouveau de l’angoisse pour K. Une angoisse extrême. Une nouvelle maladie : des hémorragies intestinales. Depuis le vendredi saint elle saignait toujours un peu et ne s’en souciait guère. Cette nuit tout d'un coup, grosse perte de sang mêlé de pus, et violentes douleurs si bien qu’elle n’avait même plus la force de se mettre au lit, et elle resta toute la nuit à gémir. - Le lendemain, elle va voir le Professeur Labhardt. Celui-ci est hors de lui. Il veut l’opérer tout de suite. Il la prend par le bras pour la conduire de force dans une chambre de malade. Il dit qu’il a vu des milliers de femmes, mais qu’il n’avait jamais rien vu de semblable. Dans un tel état, d’autres ne bougeraient plus du tout. Elle demande un temps de réflexion, quatre jours, et s’en va. Elle demande à Labhardt, au cas où il faudrait l’opérer, de le faire sans anesthésie. Le P. Balthasar lui demande pourquoi. Elle, avec un peu de raillerie : "Avez-vous déjà aussi entendu dire qu’on peut offrir quelque chose à Dieu?" A Labhardt, elle avait expliqué : pour des motifs scientifiques.

 

Un samedi (mi-juillet) - Le lundi, le côté gauche du ventre aussi est ouvert; là-dessus elle décide de ne pas aller voir Labhardt le lendemain mardi bien qu’elle ait rendez-vous. Labhardt voudrait la faire passer sous le bistouri sans délai, et cela, elle ne le veut pas.

 

Après le 22 novembre - Toute cette soirée elle a longuement parlé au P. Balthasar; entre autres choses, elle lui a parlé en détail du plan de l'association féminine (où dès le premier jour des intrigues se nouent). Le P. Balthasar remarqua seulement qu’elle était un peu rouge. La jambe était très enflée à la hanche. Elle dit deux ou trois fois, entre deux, qu’elle avait des douleurs presque insupportables. Car tout n’est plus maintenant qu’une seule plaie. Elle voulait d’abord faire venir Merke pour pratiquer une incision. Mais Mlle K. était arrivée et, pour elle, elle décida de garder encore la douleur pendant une journée. Vers 10 H du soir, elle téléphona au P. Balthasar qu’elle avait quand même pris sa température : elle avait 39,7 de fièvre. Manifestement depuis quelques jours. Elle pense qu’il serait sans doute plus sage d’en référer à Merke. Elle cherche à l’atteindre, mais il est au théâtre et il rentrera tard chez lui. Werner est nerveux. Merke téléphone après minuit qu’il viendrait le matin de bonne heure. Le matin, tout d’un coup 35,5. Malgré cela, Merke est épouvanté par l’état de la plaie et il ne fait que dire : “Mon Dieu! Comment avez-vous pu vivre avec ça!” Il prescrit d’abord de rester au lit, des compresses, et ensuite très vraisemblablement une opération. Peu après, Adrienne, de très bonne humeur, dit au P. Balthasar par téléphone qu’elle va bientôt se lever. Elle doit aller à l’hôpital Sainte-Claire et à Bethesda voir Mme V. Il lui est impossible de laisser tomber la consultation. Est-ce qu’elle met des compresses? Elle ne peut quand même pas en mettre dans une chambre si froide. Et cela ne servirait à rien.

 

21 décembre - Elle a eu de nouveau une crise cardiaque à l’hôpital. Fort tremblement, syncope. Les Sœurs analysent sa glycémie. Elle n’a que trente une fois de plus. Elle téléphone au P. Balthasar et se présente comme le "joyeux cadavre". Le Bon Dieu saura bien pourquoi c’est bon, dit-elle.

 

2. Le ciel s'ouvre : "présence" et visions

 

Après coup, Adrienne se plaint au P. Balthasar de n'avoir reçu aucune intelligence particulière de Noël (1941). Sans doute a-t-elle vu l’enfant et Marie le jour de Noël, et à part cela elle a ressenti beaucoup de “présence”, surtout la nuit de Noël qui “fut incroyablement belle”. Mais ensuite Jésus lui apparut comme adulte, plein d’amour et de joie, mais plus comme un enfant. Elle n’a encore jamais bien compris le mystère de l’enfance. Elle a davantage saisi de la Mère que de l’enfant. Quelques jours de grand bonheur. Elle pouvait à peine prier, pas du tout écrire, elle était totalement “ailleurs”.

 

Février - Récemment elle a vu Marie avec l’Enfant Jésus et elle a compris alors mieux qu’auparavant le mystère de Noël. Elle a acquis une relation plus profonde avec l’Enfant Jésus. Étrange que cela arrive maintenant alors que Noël est passé.

 

15 février - Ce dimanche, elle conduisait très lentement sur le pont de Wettstein et elle disait le chapelet. Tout à coup elle voit, très grand, comme en un tableau le torse du Christ souffrant avec la grande plaie au côté. Peu après les pieds, puis les mains. Elle ne voit pas la tête. Elle me dit qu’elle n’aurait pas estimé possible qu’un corps sans tête puisse avoir une expression aussi douloureuse. Habituellement on lit la souffrance sur le visage. Ici chaque pouce était douleur. Depuis qu’elle a vu cela, elle doit pour ainsi dire constamment se défendre de voir la tête du Seigneur. C’est comme si les choses du monde ne la voilaient que légèrement. Lors de la vision, elle entendit une voix : “In sua vulnera abscondit eos” (Il les a cachés dans ses plaies). Elle ne savait pas exactement qui cet “eos” désignait. Mais pendant un instant elle se sentit blottie elle-même à l’intérieur de la plaie du côté.

 

1er mars - Retraite à Mariastein. Apparitions de Marie et d’Ignace. Déjà le premier soir ils étaient là : la Mère de Dieu avec les bras ouverts, accueillante, et Ignace avec un geste de bénédiction., la main étendue.

 

Semaine après Pâques - Ces jours-là, le P. Balthasar alla avec elle à la chapelle des étudiants. Elle y vit une multitude d’anges et de saints. Pour la première fois aussi saint François. Saint Ignace ne cesse d'être là. Saint Ignace lui apparaît d’étrange façon : il a devant lui sur une planche trois pierres placées l’une derrière l’autre, des pierres de torrent arrondies, et il semble avoir sur elles un projet. Sur la plus petite, au premier plan, il pose la main et la caresse. Non pas doucement mais avec application, comme s’il voulait dire : celle-là nous l’aurons à cette distance. Les autres, plus grandes, là derrière, ne sont pas encore du tout comme elles devraient être. Dans l’augmentation de la taille se trouve incluse une grande exigence.

 

Ces derniers jours, Marie lui était apparue un matin comme “tableau”. Quand elle partit, sept gouttes tombèrent sur Adrienne, d’évidentes gouttes d’eau : deux sur l’épaule (la clavicule), cinq sur le front. Elle est étonnée, elle les essuie avec le coin du drap, qui présente clairement une grande tache mouillée. Le jour suivant, elle revoit Marie. Cette fois-là des gouttes brûlantes tombent sur elle aux mêmes endroits. Elle pense que c'est de la cire brûlante. Mais il n’y a rien à voir.

 

Un jour, Marie lui amène une deuxième personne. Fort voilée, de peu d’apparence, mais d’une très grande pureté. Marie dit que c’est Marie de l’Incarnation. Quand ensuite Adrienne rencontra le P. Balthasar, elle lui demanda qui était Marie de l’Incarnation. Elle n’avait jamais entendu parler d’elle, mais elle pensait que l’indication de Marie incluait la demande de s’occuper d’elle. "Je ne savais pas laquelle des deux Marie de l'Incarnation était visée, et je lui donnai les deux à lire. Adrienne sut aussitôt que c’était l’ursuline du Canada. On lui fit cadeau plus tard de ses œuvres".

 

8 mai - Une journée de béatitude débordante. Relations constantes avec Marie qui l’accompagne partout, tantôt visiblement tantôt d’une manière invisible. Pendant le travail de la consultation, elle est là. Tantôt dans un coin du cabinet de consultation, tantôt dans l’autre. Le P. Balthasar : Est-ce que cela ne la distrait pas dans son travail? "Elle me regarde, amusée, presque moqueuse : mais non, au contraire. Elle aurait voulu seulement pousser des cris de joie et prier tout le temps. Pendant un instant le Seigneur aussi fut là et c’est comme s’il disait à la Mère : Est-ce donc déjà le temps d’une telle joie? Et est-ce qu’Adrienne sait qu’elle devra encore beaucoup souffrir? Mais la Mère dit au Fils d’une voix merveilleuse qui bouleverse Adrienne au plus profond d'elle-même et qu’elle entend encore résonner des jours entiers : Mais elle le fait déjà”.

 

Ascension - La nuit fut passablement mauvaise. Elle se sentait délaissée. Comme elle n’avait rien d’autre à offrir, elle prit la discipline. Vers trois heures du matin, elle s’endormit, se réveilla bientôt, se sentit toute mouillée, s’examina : les sept plaies saignaient toutes. Elle se leva, se lava, lava aussi son linge et se recoucha. Elle vit alors l’Ascension dans un tableau étrange qui la combla de bonheur. Elle vit le Seigneur devant elle, elle ne vit d’abord que son visage qui était merveilleusement transfiguré. Puis aussi son vêtement. C’était comme une ample traîne par devant, et cette traîne était constamment en mouvement. Elle se terminait en plis ou en vagues ou en roses qui s’effeuillaient constamment. Il y avait dans ce vêtement un double mouvement opposé. Le vêtement lui-même était enlevé et emporté dans les hauteurs et, dans la même mesure, les ourlets allaient vers le bas comme des vagues et comme des roses. Ces roses étaient les grâces, infiniment tendres, mais tout à fait réelles et vraies, et elles se répandaient sur le monde à perte de vue.

 

Adrienne resta ravie dans sa vision. Puis elle se leva pour rendre grâce à genoux. Là elle fut emportée au ciel. Ce fut tout différent. Le Christ n’était pas visible. Il était d’abord “allé vers le Père”. Mais pour les anges et les saints présents, qu’il fût allé vers le Père n’était pas une attente, un vide, mais un bonheur intégral. Et Marie remplissait tout de sa présence. Une fois de plus elle toucha Adrienne à l’avant-bras comme souvent déjà. Adrienne la regarda et la pria pour les jésuites. Marie dit : “Je ne puis que leur donner mon amour”, ce qui incluait une grande promesse et un amour tout particulier, mais donnait à entendre qu’elle ne pouvait ni ne voulait empêcher souffrances, persécutions, etc. Les paroles furent prononcées avec tant d’amour que pour la première fois Adrienne s’agenouilla devant elle. Ensuite quand elle revint à elle, elle la pria pour l’enfant.

 

Pentecôte - Une foule de visions. Le matin de bonne heure, de nouveau le feu comme l’année dernière. A la grand-messe, le grand feu venant de derrière l’autel. Puis d’en haut. La plupart des gens qui viennent à l’église portent avec eux de petites lumières, comme des “becs-à-gaz” (en français) à moitié allumés qui, après l’homélie, s’enflamment haut et clair quand arrive le grand feu d’en haut. Le Christ dans le vitrail du devant abaissait ses mains pour bénir et la statue du Christ sur le côté bénissait de même. Adrienne se demande tout à coup comment il peut y avoir deux Christs. Elle ne savait où regarder; elle comprit pourtant qu’il ne pouvait y en avoir qu’un qui est le même en beaucoup d’endroits. Puis le Christ du vitrail et celui sur le socle se réunirent en un seul au milieu de l’église. Ensuite elle vit la statue de nouveau sur le socle, comme avec un fin sourire de ce qui était arrivé.

 

Aux environs de la Pentecôte, dans son bureau, elle a vu un jour le Christ comme en un tableau, comme une statue. Mais quand même sa réalité. Elle voulut aller vers lui pour se prosterner devant lui, mais quelques grands diables la saisirent par le bras. Elle sentit leurs doigts s’enfoncer dans son bras. Puis le Seigneur fit un pas. Les diables disparurent et elle put prier.

 

Début juin - Tous ces jours, fortes crises cardiaques. Récemment, pendant qu’elle parlait avec moi, elle regarda longuement par la fenêtre. Je pensai : elle voit quelque chose. Mais elle ne dit rien. Au bout de quelques jours, elle dit, presque par hasard, que récemment elle avait vu plusieurs fois dans le ciel une grande croix. Elle ne m’avait rien dit parce qu’elle craignait que je lui dise que c’est quelque chose de beau. Alors que c’était simplement terrible.

 

1er juillet (Fête du Précieux Sang) - Vers le matin, le mur en face du lit est parsemé de gouttes de sang. Du sang frais. Ce sang se rassemble en une grande croix qui d’abord semble être composée entièrement de sang, une croix de souffrance. Puis il se présente comme une grande poutre de la croix, en bois et abandonnée, à laquelle colle le sang, surtout à l’endroit des bras et des pieds. Un tableau d’abandon infini. Toute la matinée, elle est harcelée par la pensée que, dans son état de péché, elle ne peut pas aider. Que la souffrance du Christ est si démesurée et le péché si profond et si inépuisable qu’on ne peut rien faire. De nouveau la pensée de la transfusion de sang. - Voir de l’intérieur la souffrance du Christ. Il ne suffit pas de penser à lui à l’occasion comme à un bon ami éloigné. C’est comme si on entendait dire d’abord qu’un ami est très malade ou abattu. On envoie des fleurs, on pense à lui; plus tard, on s’approche de son lit : là c’est tout différent et on revit toute la souffrance d’une manière nouvelle.

 

2 juillet (Fête de la Visitation de Marie) - Aucun changement malgré la fête. Vers le matin, elle entend dans sa chambre un tic-tac habituel. Elle pense d’abord que c’est sa pendule qu’elle vient de récupérer chez son horloger. Elle prête l’oreille : ce n’est pas cela. Le tic-tac est aussi beaucoup trop lent. Elle pense alors que c’est peut-être le réveil de son fils. Mais il est impossible de l’entendre dans sa chambre. Tout à coup elle voit contre le mur un coeur plein de sang et, lentement, une goutte après l’autre tombe par terre. Toutes les secondes et demies à peu près. Elle est saisie d’une horreur indicible. Depuis, elle ne cesse d’entendre le tic-tac. Même quand elle sort de sa chambre. Vers 11 H, elle est chez le P. Balthasar, toute éperdue de peines et de souffrances, avec mal de tête, pleine de doutes au sujet de Dieu, du Christ et de tout. De sa propre foi, de son amour. "Entre-temps elle m’enguirlande presque : N’entendez-vous donc pas? Vous devez quand même l’entendre. Cela fait tant de bruit". Et puis encore une fois elle demande de l’aider. Comment dois-je l'aider? Elle ne le sait pas. Je demande ce qu’elle veut vraiment. Elle dit : "Si seulement elle pouvait prendre ce coeur dans ses mains et l’aimer. Mais j’ai trop de péchés pour cela. J’ai trop de péchés pour tout”. - Entre-temps elle voit Marie après la descente de croix, devant la croix nue qui se trouve de travers devant elle, l’endroit de la tête à la hauteur d’un mètre environ, posée sur un rocher. Marie pleure. Elle voit le sang frais qui coule encore. Ces larmes de la Mère sont pour Adrienne une douleur nouvelle et indicible parce que ici toute possibilité de consoler dépasse tout ce dont elle est capable. Elle quitte le P. Balthasar pleine d’angoisse, stupéfiée et tremblante.

 

10 juillet - Apparition de Marie devant la croix. En larmes. En tableau. Puis Marie se trouve tout d'un coup à côté d’elle en vérité et elle lui explique le tableau. Oui, elle pleure vraiment sur son Fils, mais elle ne pleure pas à cause de son Fils; elle pleure à cause des hommes qui lui font cela par leur imperfection et leur tiédeur. - En allant en voiture à l’hôpital Sainte-Claire, elle voit Marie et l’enfant sur le lilas. A côté d’elle, se tient tout 'effacé' saint Joseph, qu’elle voit pour la première fois. Une grande joie tout d'un coup. Tout est bon. Peu après, de nouveau l’angoisse. Saint Ignace apparaît souvent, une fois même “avec une trace de compassion”.

 

Après le 24 août - Quelques bonnes journées suivent la longue période de souffrance. Adrienne est de nouveau “au ciel” toute une nuit aussi bien dans la veille que dans le sommeil. Le jour suivant également elle n’est pas réellement sur terre, elle fait tout comme en souvenir : c’est ainsi que sur terre on avait l’habitude de parler, d’agir... Et elle vit de ce souvenir. L’après-midi elle est sur le balcon et elle prie. C’est dimanche. Marie est longtemps auprès d’elle. Assise également, mais sur sa propre chaise, qu’elle a “apportée avec elle”. Rien n’est dit. - Elle parle des états extatiques. La plupart du temps ils forment une “courbe”: on débarque exactement au temps où on le doit. On revient sans rupture dans la vie quotidienne. L’état lui-même? C’est comme si on se trouvait avec tout son être, avec toute sa partie superficielle, dans une coquille qui est Dieu. Les sens sont là pleinement “remplis” et pleinement au repos.

 

8 septembre - Les derniers jours ont été agités. Rencontre avec le P. Dillard qui est venu de Vichy à Bâle. Elle le reconnaît, elle croit d’abord qu’il ressemble fort à quelqu’un de sa parenté. Puis elle se rend compte qu’elle l’a déjà vu dans une vision, comme quelqu’un de "marqué", d’important, qu’attend aussi une destinée difficile. Mais elle ne veut pas en parler avec lui et elle me prie aussi de ne pas le faire. Ce serait maintenant inopportun et indiscret. (N.B. Le P. Victor Dillard, jésuite, organisa en Allemagne une aumônerie clandestine pour les jeunes Français astreints au STO : Service du Travail Obligatoire. Il fut dénoncé, arrêté et envoyé à Dachau en novembre 1944 ; il y est mort le 12 janvier 1945). - Vision de la Mère de Dieu sous la croix vide. Marie pleure. Une grande foule de gens tout autour, mais tous tournent le dos à la croix. “Nous aussi, nous pourrions en être!” C’est terrible de voir la Mère pleurer. - Elle revoit Marie et Jeanne d’Arc en larmes. Jeanne pleure autrement, comme avec plus d’impatience, tandis que Marie pleure avec plus de calme et de paix. Jeanne est pour ainsi dire toujours l’ancienne Jeanne. Elle pleure parce qu’elle n’est pas en mesure d’agir, elle est comme enchaînée et elle doit en quelque sorte attendre de la terre, de la France, d’être délivrée de ses chaînes.

 

Après le 15 septembre - Durant la nuit, elle a encore vu deux anges qui étaient en désaccord. Ils avaient l’apparence de deux anges habituels, se ressemblaient tout à fait et étaient blancs. Pendant leur discussion, l’un devint de plus en plus gris jusqu’à devenir un diable noir. L’autre devint de plus en plus lumineux jusqu’à briller comme l’or. - Hier elle descendait l’escalier dans le couloir de sa maison et ne pensait qu’à sa consultation quand tout à coup elle vit que l’escalier était bordé de deux rangées d’anges à droite et à gauche. Cela la plongea un instant dans un grand bonheur mais qui disparut bien vite. - Il y a peu de temps, saint Ignace se trouvait là une fois encore avec ses aiguilles. Il en prit une poignée et lui montra comment elle devait les traiter. Elles avaient toutes devant un petit crochet avec lequel elles résistaient à Dieu. Saint Ignace dit qu’on devait les polir les unes par devant, les autres par derrière. Adrienne ne savait pas exactement ce que cela voulait dire. - Adrienne est tout à fait épuisée par les nuits et l’éternelle angoisse. Elle a l’impression d’être un drapeau qui doit quand même flotter (cela sonne peut-être mal) et qui est tout en lambeaux. Chaque matin elle promet à nouveau et jamais elle ne tient ce qu’elle a promis. Cela doit dégoûter Dieu de travailler avec un tel instrument. La femme qui est mariée doit quand même apprendre peu à peu à faire la cuisine qu’aime son mari, ne pas attacher le lait chaque matin et ne pas mettre chaque midi sur la table une soupe non cuite. Elle promet toujours mais c’est toujours la même chose. "Le soir, pendant que je suis avec elle, elle me demande tristement : Ne voyez-vous donc pas? Mais vous ne voyez pas? - Je demande quoi. - Tous les anges qui sont dans la pièce”.

 

Après le 23 septembre - Durant la nuit elle priait au pied de son lit. Cela alla très rapidement : Que Dieu bénisse... Une voix : Je le bénis. Puis : Que le Christ bénisse... La même voix : Je le bénis aussi. Puis : Que le Christ bénisse la Suisse. La même voix : Je la bénis mais elle doit croire. Adrienne sut que c’était la voix d’un ange qui parlait au nom de Dieu.

 

26-30 septembre - Dans la nuit, elle voit Marie près de son lit. Marie se trouve là en quelque sorte tout à fait indifférente, sans repousser ni attirer. Simplement comme quelqu’un qui est là. Et elle demande à Adrienne si elle préférerait maintenant aller au ciel ou rester sur terre. Adrienne voit devant elle les deux possibilités. Il lui suffisait de dire oui pour être au ciel. Un instant, quelque chose comme une prodigieuse ivresse s’empara d’elle : elle pouvait choisir, décider elle-même ce qu’elle voulait! Mais elle dit alors tout d’un coup tout naturellement : “Que la volonté de Dieu se fasse”. A ce moment-là, la Mère se fit aussi merveilleusement attirante et Adrienne sut alors qu’elle était maintenant autant au ciel que sur la terre. Après cette expérience, elle s’endormit aussitôt profondément. - Elle voit souvent saint Ignace travailler à son chemin. Toujours sur le même chemin qui est au ciel mais qui a quand même des relations avec la Suisse. Saint Ignace enlève les pierres de la route et fait quelque construction mystérieuse au bord du chemin. Il n’enlève pas les pierres pour rendre la route plus facile et plus égale, il n’enlève que ce qui gêne et ce dont il a besoin. A proximité, séparés et faisant partie néanmoins de la même réalité, Pierre et Paul travaillent sous leurs arbres. Ils portent des lattes. Paul travaille comme quelqu’un qui a une exacte vue d’ensemble de la construction et qui cependant partout où on a besoin de quelqu’un se présente même pour les plus petits services. Il travaille aussi comme quelqu’un qui est freiné, c’est-à-dire qui serait capable “de tout autre chose” si on le lui faisait faire, mais qui est habitué depuis longtemps à accomplir ce travail limité. Ignace par contre est un peu soucieux. Pour la première fois, Adrienne voit une parenté intime entre les deux.

 

2 octobre - Dans la nuit, grande vision qui dure longtemps. Le mur de sa chambre est ouvert et sa chambre se transporte au ciel. La scène se déroule dans la rue même où saint Ignace travaille, mais beaucoup plus bas. D’abord Adrienne ne voit qu’une foule de “gens”, trente environ, qui forment au centre “un noyau plus restreint”. Et autour de celui-ci, d’autres, innombrables. Ce que font ceux qui sont au centre, elle ne peut le voir. Ils se trouvent ensemble, un peu penchés en avant, et ils semblent travailler à quelque chose. Tout le groupe est d’une certaine manière “distingué”, pour ainsi dire “de la bonne société”. Et ils ont tous sur le visage un trait qu’Adrienne, après quelque recherche, désigne comme “suave”. Elle cherche le nom d’un peintre français. Finalement c’est Greuze qui lui vient à l’esprit. Bien sûr chez Greuze ça paraît souvent sentimental. Mais sur des visages d’enfants, il y a quand même à l’occasion un semblable sourire de pureté. C’était l’expression des visages là-haut. Puis le groupe moyen se dispersa. On reconnut alors d’un côté les femmes : la Mère de Dieu et la petite Thérèse en faisaient partie, peut-être aussi Elisabeth. Parmi les hommes il y avait Paul, Augustin et Ignace. Les femmes continuaient à travailler : on voyait qu’elles façonnaient de petites pierres et cela non avec des instruments mais simplement en les prenant en mains - cela les polissait d’une certaine manière - et en les passant de mains en mains. Chacune avait ses pierres particulières. Seule Marie n’en avait pas parce que toutes lui appartenaient. Les pierres étaient chaque fois une partie, un aspect de l’enfant. Mais dans le travail le tout se préparait d’une certaine manière. Les hommes s’activaient à part et semblaient conseiller. Ils n’étaient pas à proprement parler “pères” de l’enfant, mais ils avaient part quand même à la fondation. J’apparus tout à coup à proximité, mais je ne travaillais pas, parce que les terrestres ne travaillent pas au ciel; je reçus pourtant d’Ignace certaines missions. Non des missions précises à proprement parler mais comme un accroissement de l’activité d’apostolat et une substance que je pouvais utiliser comme bon me semblait. Adrienne voyait cela et s’étonnait que cette limitation dans le travail (car c’était cela, comme Ignace le lui expliqua) signifiât en même temps une augmentation de liberté. - A proximité se trouvait Paul qui donnait ses directives, “comme un vétéran de l’autre guerre”. Adrienne me le décrivit exactement. Il ressemblait à un curé qu’elle connaissait et dont elle avait oublié le nom. Il était comme un vieux loup de mer qui communique ses expériences à son garçon qui doit prendre le bateau. Aujourd’hui tout a changé et Paul distribue quelques coups de bec sur les nouvelles méthodes des jeunes pasteurs qu’Ignace excuse plutôt même s’il ne les approuve pas. - Adrienne pense d’une manière générale que Paul dépasse encore Ignace en “naturel méchant”. Elle décrit surtout son regard vivant. Elle m’a donné aussi une description précise d’Augustin. Elle voit chaque fois, en même temps que l’aspect extérieur, l’aspect intérieur, le caractère. Ce qui l’a frappée chez lui, c’est une certaine douceur qui pourrait facilement devenir de la mollesse. Il n’est pas homme à prendre volontiers sur lui un sacrifice volontaire. Il se charge des désagréments de la vie, mais on ne peut pas dire qu’il va vers eux spontanément comme saint Ignace par exemple. Il est plutôt content quand il arrive qu’une peine lui soit épargnée tandis qu’Ignace en chercherait aussitôt une nouvelle si quelqu’une lui avait échappé.

 

Le matin de la Toussaint - Une foule de saints se trouvaient près de son lit. Parmi eux, saint Ignace qui fut très familier et fraternel avec elle. Marie était là, rayonnant une incroyable beauté. Une foule de saints connus et inconnus. Cécile aussi, qui est toujours là quand c’est la fête. "Je lui demandai comment elle était; Adrienne dit : Une grande suavité. Elle cherche une comparaison et dit finalement : Comme la lumière à Paris un clair matin au début du printemps ou un clair matin d'automne au bord de la Seine. Partout ailleurs la lumière est terne et morne. A Paris elle est pleine d’attente et de senteurs. Elle rit de cette comparaison". - Puis elle a vu aussi la grande Thérèse pour la première fois. "Quand je lui demande comment elle est, Adrienne dit : Très remarquable. Extraordinairement remarquable. Et elle me donne une longue description de son être. Extérieurement imposante, avec un visage aux grands traits, des yeux ardents et grands, avec des cernes noirs autour des yeux. Totalement femme". - A l’arrière-plan il y avait aussi la petite Thérèse et Jeanne d’Arc. Ignace et Paul l’un à côté de l’autre. Adrienne comparait les deux en connaissance de cause et trouvait que même extérieurement ils se ressemblaient. Seulement Paul était plus vigoureux, plus anguleux, et plus grand d’environ dix ou douze centimètres.

 

5-6 novembre - Le jeudi soir, une vision qui “au début était peut-être davantage une imagination”, mais qui à la fin était clairement une vision. Elle devait aller dans un village de montagne, ce que son coeur lui permettait à peine de faire. Dans la montagne, tout alla bien; déjà elle descendait le chemin de l’autre côté. Mais celui-ci se termina tout à coup par un endroit abrupt. Un abîme profond, infranchissable. Loin en dessous la route continuait. Elle chercha partout un sentier. Sur la route il y avait un tuyau en caoutchouc auquel elle ne prêta pas attention. Elle vit qu’il était impossible de continuer et elle était sur le point de faire demi-tour. Alors il lui fut dit : retour interdit. Elle doit descendre. En même temps la solution lui fut montrée : accrocher le tuyau en caoutchouc au rocher et se laisser descendre tout le long. Il était en effet extensible.

 

6 novembre - Vers le matin, elle vit de nouveau le Seigneur sous la croix. Le tableau du Seigneur tombé était pour elle un événement très important et très central. Elle pensait ceci : le chemin de croix du Christ et la croix sont deux choses différentes. Le chemin de croix est un chemin. Là, on va d’une station à l’autre. Il se passe beaucoup d’humain, de physique. Ce n’est pas l’état définitif. Humainement parlant, ce n’est pas encore non plus sans espoir. Mais une fois que le Christ est cloué sur la croix, c’est la fin : l’absence d’espoir et de mouvement. Il n’y a plus d’issue. Mais le chemin du Christ est le chemin du péché. Il n’est le chemin du Christ que parce qu’il va sur le chemin du péché. Qu’il fasse son chemin de croix et qu’à la fin il soit suspendu à la croix n’est pour ainsi dire que le côté positif, convexe, de l’événement du péché, son accompagnement. Le péché suit un chemin qui commence le plus souvent dans le corporel surtout. On se livre à toutes sortes de débauches pour satisfaire son corps. Tant que le péché se trouve sur ce chemin, il n’est pas encore sans issue. Il est d’abord un péché humain. De même que sur le chemin de la croix, c’est l’humain qui prévaut dans le Christ. Il est humainement fatigué, humainement trop faible pour porter, etc. Mais le péché progresse ensuite toujours plus à partir de ce qui est spécifiquement humain vers le spirituel et il devient ici proprement diabolique. Comme figé, et humainement il devient impossible de le sauver. "Quand je demandai à Adrienne quel enseignement il fallait tirer de là, elle dit : D’abord il s’agit de mieux connaître le péché, et cela au miroir du chemin de croix du Christ. Il nous est demandé de faire beaucoup plus attention au chemin, c’est-à-dire à l’endroit où l’on peut encore intervenir dans le destin des hommes et empêcher beaucoup de choses. Peut-être aussi afin de ne pas trop se soucier de ceux qu’on ne peut plus aider, qui sont endurcis dans le mal. Mais cette dernière pensée lui semble aussitôt de nouveau fausse ou bien exprimée de manière inexacte; elle dit que pour le moment elle ne pouvait pas mieux formuler ce qu’elle pensait". Elle revient sans cesse au tableau du Christ tombé. Quand on a vu cela, on ne peut plus s’en défaire. Elle dit qu’elle a vu la manière dont cela s’est vraiment passé autrefois. Il y a là une souffrance infinie semblable à celle du visage de douleur qu’elle avait vu auparavant.

 

7 novembre - Elle me parle d’une nouvelle vision sur le discernement des esprits. Elle voyait deux enfants d’environ quinze ans, un garçon et une fille; ensemble par hasard. Ils travaillaient tous deux dans le même champ. Deux enfants sages qui jusqu’alors avaient fait le bien presque par habitude, ne s’étaient jamais décidés à proprement parler ni pour le bien ni pour le mal. S’éveille maintenant dans les deux la sensualité; les deux éprouvent de fortes tentations. Peut-être pour se masturber. Adrienne vit alors le diable auprès d’eux. Elle remarqua combien le plaisir des sens est un point de départ pour Satan. "Elle me demande alors comment, à mon avis, Dieu aide ces enfants. Je dis : Je ne pense pas que nécessairement ou la plupart du temps cela doit se faire en pensant à Dieu, mais plutôt par un souvenir presque inconscient de la pureté, de ce qu’on ne veut pas sacrifier, sans le nommer. Par une défense inconsciente pour ainsi dire. Adrienne fut enchantée de cette réponse et elle dit : Maintenant je vais vous dire ce que j’ai vu ensuite. Peu après, les deux enfants étaient assis à table ensemble. Tout d’un coup Marie se trouva derrière eux et elle les toucha chacun d’un doigt. Aussitôt le mal perdit son visage sans pour autant être oublié. Simplement il n’était plus intéressant”. - Puis elle raconta au P. Balthasar que la vision de Marie dans sa jeunesse (en 1917) tomba juste à l’époque où à l’école on commençait à s’embrasser habituellement entre garçons et filles. Cela ne lui serait jamais venu à l’esprit. Elle aurait préféré mourir, quoiqu’elle aimât bien quelques-uns des garçons. Elle voit maintenant le rôle que Marie a joué ici.

 

8 novembre - Trois fois de suite elle a la vision d’une tour. Elle est très haute, gigantesque, se fait un peu plus étroite vers le haut. Dans les hauteurs elle est éclairée et également à la base. Mais au milieu elle est sombre. Adrienne n’a aucune idée de ce que ce tableau signifie.

 

12 novembre - Elle voulut se lever mais elle en fut incapable. Alors Marie s’assit au bord de son lit et se mit à pleurer. Deux larmes de la Mère tombèrent sur ses mains. Elles brûlaient comme du feu, presque insupportables. A cet instant les plaies des mains se rouvrirent. "Adrienne me décrivit alors les larmes de la Mère de Dieu. Elle-même a horreur que les gens pleurent devant elle. Elle fait tout alors pour les consoler par quelques paroles amusantes et elle les pousse souvent avec cela jusqu’à la porte du cabinet de consultation. Mais quand Marie pleure, c’est tout différent. On ne peut pas la repousser. De toute urgence il faut faire quelque chose. On ne peut pas la laisser comme cela. Il y avait deux larmes de Marie qui n’avaient plus de place dans son coeur trop plein et qui avaient simplement débordé, qui se cherchaient quelque part une place et un nid, et par hasard il y avait là ces deux pauvres mains ; Adrienne voulut d’abord me taire la suite. Mais elle finit par me dire : Vous savez, je crois que ces larmes ont été versées sur tout le clergé. Et plus précisément pour ceux qui savent, qui savent très exactement mais ne font rien et se bouchent les oreilles. Surtout pour le clergé français".

 

18 novembre - La nuit dernière, avant minuit, elle vit tout à fait en Dieu. Grand bonheur comme jamais depuis longtemps. Elle s’offre, elle se donne et elle est reçue. Puis vingt minutes de sommeil. Elle se réveille à cause d’un bruit énorme. C’est un vacarme comme la fin du monde. Elle voit alors devant elle une croix où ne pend aucun Christ. Une croix vide. La croix est fendue en deux au milieu, du haut en bas. C’était la cause du vacarme. Au début elle ne comprend pas. Mais le spectacle l’effraie profondément. Elle comprend seulement que cette croix fendue est beaucoup plus effroyable que la croix entière. Puis on lui explique la vision en détail et cela en trois “versions” successivement. D’abord comme division de l’Église elle-même entre les catholiques. Non les schismes proprement dits, mais une sorte de formation de sectes. Une opposition d’orientations dans l’Eglise, qui pourraient toutes très bien exister dans la paix les unes à côté des autres, comme des nuances différentes du même catholicisme, qui sont toutes justes quelque part, mais qui se raidissent sur des bagatelles et provoquent par là une division de l’Eglise. Amour et grâce ne peuvent plus passer partout librement. C’est l’origine et la cause de toutes les autres divisions. Deuxième version : la division à l’intérieur de la chrétienté : catholiques, protestants, orthodoxes, anglicans, quakers et les milliers de sectes. Tous sont baptisés, appartiennent donc à l’Eglise. Mais l’Eglise est réduite en morceaux. Elle doit maintenant souffrir aussi pour la terrible réalité de cette division. Troisième version : la division entre l’Eglise et le monde. Unité de tous ceux pour qui le Christ est mort. Pour ceux aussi qui se trouvent hors de l’Eglise. Partout où se trouve de la bonne volonté, un effort vers une vie morale et l’amour, il y a une parcelle de la croix. Mais la croix est déjà tellement partagée qu’on ne reconnaît plus guère aux parties qu’ensemble elles forment une croix. Adrienne reste longtemps devant ce tableau, quelques heures. Elle s’offre à nouveau. - Il y a quelque temps, elle a eu cette vision : elle était au ciel avec un grand panier et beaucoup de bienheureux autour d’elle. Le panier contenait ce qu’elle était capable d’offrir et ce qui lui était permis d’offrir. Il y avait dedans deux sortes de dons : les éphémères et les impérissables. Adrienne corrige cette expression et dit : les limités et les infinis, les divisés et les non-divisés. Quelque chose de ces derniers dons est accessible à tout homme. Comme elle peut faire sentir ses fleurs à chacun. C’est sans doute un cadeau, mais c’est le même pour chacun et il n’est pas diminué par le partage. L’autre genre de don est cédé : par exemple, on donne à quelqu’un la fleur qu’on a en main. On n’a qu’un nombre limité de ce genre de dons qu’on peut céder, par exemple douze fleurs. D’une certaine manière, on peut les distribuer selon son propre choix et son bon plaisir. Adrienne ne sait pas comment on doit distribuer ces dons. Alors les bienheureux se mettent à rire. Et soudain chacun d’eux a aussi un panier, et Adrienne comprend que du ciel aussi on peut distribuer des dons des deux manières. Elle donne un exemple : vingt personnes prient la petite Thérèse pour obtenir le même don. Toutes vont recevoir d’elle quelque chose et elles ont part de cette manière à son don et à son amour commun. Mais un seul reçoit le don particulier qu’il a demandé. Je demande à Adrienne si la petite Thérèse choisit ce don volontairement comme elle l’entend. Adrienne dit : “Naturellement elle peut prendre part à la décision. Mais finalement c’est Dieu qui décide par son choix. Cependant nous sommes insérés dans ce choix. Également celui qui prie et qui obtient par la suite ce qu’il a demandé, prie d’une manière particulière de telle sorte que c’est justement lui qui recevra. Lui aussi est inséré sans pour autant perdre sa liberté”. Quand Adrienne eut compris tout cela, elle ne fut plus triste de ce que le don ait aussi un côté limité.

 

Après le 18 novembre - L’après-midi, à la consultation, elle entend constamment le sang qui goutte. Ce n’est plus maintenant qu’extrêmement énervant. Cela la crispe de ne pouvoir aider. Un instant elle se sent mal. De temps en temps elle voit aussi goutter le coeur. A l’hôpital Sainte-Claire, piqûre avec Sœur Annuntiata. Cela ne va plus guère; la Sœur utilise de très grosses aiguilles pour que quelque chose encore passe à travers la tumeur. Cela dure un quart d’heure pour quelques centimètres cubes de camphre. La Sœur voudrait en finir avec cette tâche. Quand elle retira l’aiguille, cela commença à saigner fort. En même temps la plaie du coeur se mit aussi à saigner et Adrienne craignit que la Sœur ne la découvre. Pendant que la Sœur va chercher un pansement, Marie apparaît et touche légèrement la plaie. Le sang cesse aussitôt de couler. Elle dit : “Cela fait beaucoup de sang pour aujourd’hui. Nous le mettrons avec le Sien”. Quand elle dit cela, le tic-tac cessa. Adrienne est très heureuse pour cet instant. Cependant l’énervement recommence bientôt. Elle rencontre encore toutes les personnes qui ont l’habitude de venir comme automatiquement quand il s’agit de l’agacer et de la pousser à la limite de ses forces.

 

22 novembre - Fête de sainte Cécile - Sortie du “trou”. Grande reconnaissance. Vision dans le ciel. Beaucoup de saints, parmi lesquels sainte Cécile dont c’est la fête aujourd’hui. Le soir arrive un coup de téléphone de Mlle G. : est-ce qu’elle aurait envie de devenir présidente de l’union bâloise des femmes? Nous rions ensemble de cette proposition. Mais finalement, à la réflexion, ce ne serait pas une si mauvaise affaire : un tremplin pour l’enfant. - "Depuis des jours j’avais oublié de l’interroger au sujet de la vision avec la tour qu’autrefois elle n’avait pas comprise. Elle me l’explique maintenant. En bas dans la tour il y avait le mauvais feu, en haut la lumière rédemptrice. Dans la sombre étendue intermédiaire beaucoup d’enchaînés se donnaient du mal pour monter. La plupart étaient des prêtres. Le reste, c'était des laïcs jouant un rôle important dans l’Eglise : dirigeants de mouvements d’action catholique, etc. Tous se donnaient du mal mais en vain parce qu’ils étaient enchaînés. Les uns ne font rien de décisif et n’avancent donc pas. Les autres ne cessent de paralyser leurs bonnes actions par de mauvaises comme si, parce qu’ils se conduisent convenablement, ils auraient le droit de se laisser aller, de s’offrir ceci et cela. Adrienne reconnut qu’on devait répandre de l’amour sur l’ensemble et alors cet amour se transformerait en amour du Christ. Je m’étonnai de cette dernière formule. Elle dit : il en est comme pour les corbeilles; elle est insérée dans le circuit et elle transmet l’amour du Christ aux hommes. Le mouvement part toujours de lui et retourne à lui".

 

Après le 22 novembre - Une autre vision. Adrienne voit de nouveau les boules et les sphères. Elles sont toutes blanches et claires. Elles se déplacent sur une surface en beauté et avec du rythme. Ce sont des boules qui symbolisent le bien et qui paraissent très solides. Tout d’un coup arrive à proximité une grande boule noire. Beaucoup plus grande, peut-être cent fois plus grande que les autres : le mal. Et il se fait que les boules blanches, sur leur trajectoire, viennent toutes en contact avec la noire; et cela non seulement d’une manière extérieure, ce qui ferait qu’elles poursuivraient leur chemin avec une direction légèrement modifiée, mais elles entrent en contact avec la grande boule noire de telle manière qu’en toutes la belle surface blanche s’avère tout d’abord n’être qu’une enveloppe vide : d’habitude, de bonté extérieure, quelque chose qui au moment du contact doit automatiquement tomber. Une partie des boules éclatent et manifestent par là qu’à l’intérieur déjà elles étaient noires et pourries. Les autres se trouvent prises dans un violent état de combat intérieur. Adrienne est effrayée par la puissance du mal dans le monde, par son art de séduire; tous doivent s’expliquer avec lui, personne ne lui échappe. - Un soir elle est seule pendant cinq heures environ. Elle me dit par la suite qu’aussitôt qu’il y a une pause dans le cours de sa journée, elle n’est vraiment plus jamais seule. Il y en a toujours “quelques-uns” qui sont là, un va-et-vient. La nuit, il en est toujours ainsi : les autres viennent à elle. Le matin, dans le passage au jour proprement dit, il y en a toujours quelques-uns qui sont présents pour marquer le passage. Puis ils s’éclipsent pour ainsi dire.

 

1er décembre - Une vision : elle voit une composition claire et rayonnante, comme un sapin, c’est-à-dire trois triangles, les uns au-dessus des autres, galbés sur le côté. La composition devient toujours plus claire et plus rayonnante, et il devient évident que le champ supérieur c'est Dieu, l’intermédiaire Marie, l’inférieur le Christ. Le triangle supérieur devient si excessivement éblouissant qu’on ne peut plus le regarder. Comme s’il n’était pas du tout question, pas du tout convenable de le regarder parce que le mystère, la pureté et la majesté sont trop grands. Dans le champ intermédiaire, Marie apparaît toujours plus clairement comme forme. Et on reconnaît alors à quel point elle est la jonction entre Dieu et le Christ : elle rend possible la rédemption par son oui et sa maternité. Mais en devenant toujours plus claire, elle devient toujours aussi plus transparente et se met sur le côté pour ne plus s’entremettre que comme un voile transparent. Le Christ apparaît alors toujours plus clairement. Finalement les deux se trouvèrent l’un à côté de l’autre dans la chambre.

 

8 décembre - Adrienne a eu trois visions de suite. D’abord Marie comme elle l’avait vue pour la première fois il y a deux ans avec un tablier bleu. Puis Marie comme elle l’avait vue en 1917 quand elle avait quinze ans : exactement la même vision. Un grand luxe d’anges autour d’elle. De l’or et des fleurs. Elle ne peut plus la décrire exactement. Elle sait seulement que c’était un décor de la plus haute richesse. En même temps elle se vit elle-même à cet âge avec toutes les aspirations d’alors. Elle avait décidé avec une amie de faire chaque jour quelque chose de bien et d’aider quelqu’un. Elles voulaient toutes deux se donner totalement. Adrienne parle de cette décision. Cela s’était fait dans une ignorance complète de ce qu’est le véritable sacrifice. Comme quelqu’un à qui on a coupé les ongles et qui se déclare prêt à se faire couper aussi successivement le doigt et le bras. Avec l’arrière-pensée qu’il est impossible que le Bon Dieu le fera un jour sérieusement. Pourtant l’intention d’alors avait été totalement pure. Adrienne dit que dans le développement des jeunes filles il y a un temps où elles sont capables de la plus grande générosité et qu’on devrait pouvoir les prendre alors. Elle voit ici une tâche particulière. Dans la troisième vision, Marie était de nouveau dans la chambre, vêtue tout simplement de blanc. Elle était occupée des gens, mais on ne les voyait pas. Elle en prenait soin et les caressait pour ainsi dire. Tout d’un coup saint Ignace se tint auprès d’elle. Marie dit : “En voilà donc huit”. Ignace dit : “Je n’en vois que cinq”. Marie répliqua : “Elles sont pourtant huit”. Ignace répliqua encore une fois : “Cela dépend comment on compte. Mais je n’en vois que cinq”. Adrienne resta totalement perplexe au sujet de ce dialogue; elle comprit seulement qu’il concernait manifestement ses filles.

 

17 décembre - Le soir, dans le “trou” (Définition du 'trou' par le P. Balthasar dans Kreuz und Hölle I, p. 13 : "Adrienne appelle trou à peu près ce qu'on entend par l'expérience d'un abandon de Dieu imposé par lui"). Dans la nuit, une étrange vision. Marie se tient devant elle avec autour du cou une chaîne en or qui est composée d’anneaux. Elle en paraît particulièrement belle. C’est une chaîne assez courte. Saint Ignace se tient à côté et demande pourquoi elle ne porte que ces anneaux à la chaîne. Elle réplique qu’elle ne porte que des anneaux authentiques. Se développe alors entre les deux une assez longue conversation dans laquelle Marie défend aussi les autres anneaux, les faux. Les anneaux authentiques sont les actions des hommes qui sont faites absolument par amour de Dieu. Les faux anneaux sont creux et dorés uniquement à l’extérieur (une chaîne de ce genre se trouvait sur la table à côté de Marie) et ils symbolisent les actions qui paraissent bonnes extérieurement mais qui sont accomplies par égoïsme ou par convoitise. Saint Ignace semblait répugner avec une certaine amertume à accepter de telles actions. Marie se mit à rire (et dans ce rire, elle parut à Adrienne particulièrement rayonnante et belle) et elle dit : c’est pour cela qu’elle doit quand même en prendre soin. Adrienne reçut cette vision comme si accablante qu’elle était constamment prête à s’enfuir : seulement ne pas voir par l’intérieur les actions des hommes! Elle était sur le point de demander à Dieu de ne pas voir de telles choses. Puis elle réfléchit et commença sa prière avec un Notre Père pour bien commencer. Aux mots : “Que ta volonté soit faite”, elle dut renoncer à résister. Par la suite, elle vit une foule de clercs, et les motifs les plus intimes de leurs bonnes actions. Cette fois surtout leur appétit d’argent, leurs calculs pour dix sous, leur prière en des circonstances précises, etc. Partout l’arrière-pensée : combien vais-je en tirer pour moi? Combien pour ma paroisse? Etc. C’était un panorama infini de motifs semblables. Adrienne trouva difficile ici de ne pas mépriser. Elle pensa que les clercs mettraient le feu sans doute un jour à leur propre bûcher.

 

18 décembre après-midi - Le “trou” cesse très soudainement, il ne reste plus que la grande lassitude. Adrienne en profita aussitôt pour se confesser. "Elle vint me voir. Je lui demandai pourquoi elle voulait se confesser maintenant précisément". Elle dit : Parce que d’une certaine manière la porte pour la vie commune habituelle est de retour. Après les expériences solitaires et isolantes de ces derniers jours, je dois être de nouveau "une bonne paroissienne dans la paroisse”. Par la suite elle voit partout des anges. Et Marie se tient presque toujours devant elle. "Hier elle me dit à propos du sourire de la Mère de Dieu qu’elle est si rayonnante de beauté et de jeunesse que sa virginité rayonne pour ainsi dire sur toutes ses autres qualités". Elle est toujours restée une jeune fille au fond. Quand on la voit, on n’a vraiment pas l’idée de l’appeler “notre mère”. Naturellement elle l’est aussi en un sens précis. Mais elle est justement avant tout mère du seul et unique. On voudrait presque plutôt l’appeler “notre sœur” dans un sens suréminent.

 

Deux jours avant Noël - Adrienne voit d’abord Marie seule, dans l’attente de son Fils. Elle n’est plus qu’attente. Le Fils est déjà là. Il remplit visiblement toute la pièce. Puis apparurent une foule de saints qui entrèrent très silencieusement, comme sur la pointe des pieds pour voir la merveille, pleins de gratitude pour leur salut. A la fin, Marie fut de nouveau toute seule. "Adrienne me décrivit cette vision pendant une demi-heure environ pour m’expliquer toute la tension intérieure du mystère de l’Avent".

 

3. Souffrances imposées et souffrances spontanément offertes, stigmates, "trou", désolation

 

Début 1942 - Le P. Balthasar téléphone d’Engelberg à Adrienne au sujet d’un retraitant dont il n’arrivait pas à bout. Elle s’offre pour lui : le bonheur de Noël disparaît, elle a une nuit très dure. Des doutes s’installent à nouveau qui croissent jusqu’à mon retour. Maintenant encore ils sont là, surtout le matin, qui est toujours plongé dans un doute profond. Impossible de les combattre. Lors de ceux-ci il y a toujours un instant où elle est intérieurement très faible, tout s’obscurcit devant ses yeux et elle suffoque. Le démon se rattache à cette faiblesse, pénètre pour ainsi dire par cette porte non défendue, la plonge dans le désespoir alors qu’elle ne peut pas prier physiquement. Si elle pouvait prier, cela disparaîtrait aussitôt. Mais la prière n’est pas à sa portée. Elle ne voit que son indignité absolue, ses souillures et sa misère. Dans un tel état, on ne peut pas se montrer devant Dieu, on ne peut pas le déranger pour un être de ce genre. Le P. Balthasar lui propose différents moyens pour arriver quand même à prier, pour se souvenir de la prière. Mais cela ne va pas. Elle ne sait alors plus rien que la souffrance. Elle ne peut s’en tenir à rien d’autre.

 

Janvier - Elle a une fois encore offert une demi-nuit pour K. Ces jours-ci la plaie du ventre s’est rouverte et suppure. La plaie du côté également coule de nouveau maintenant à l’occasion après avoir été longtemps fermée. Tout cela la fatigue passablement. Elle dit que, quand à l’hôpital elle voit un lit fraîchement fait, il n’y a pas au monde de plus grande tentation pour elle que celle-là. En réalité elle est faite pour dormir dix heures par jour. Et pourtant elle sait que ce ne sera plus jamais autrement que maintenant : elle doit fournir un maximum de travail et de souffrances dans une extrême lassitude.

 

Février - Marie lui apparaît encore une fois, comme “tableau”. (Adrienne distingue toujours entre apparitions comme présence effective de ce qu’elle voit et celles qui ne sont pour ainsi dire que la représentation de personnes, bien que celles-ci aussi soient en mouvement et puissent être très impressionnantes. Il peut y avoir aussi des degrés intermédiaires, des passages du tableau à la présence effective). Marie était assise sur un siège bas; devant elle gisaient étendus deux prêtres, morts. Marie leur soutenait légèrement la tête dans ses mains. Elle disait : “Il y a tant de prêtres qui meurent auprès de moi ou à côté de moi mais non en moi”. Adrienne comprit que c'était une invitation à s’offrir particulièrement pour les prêtres, et elle le fit également. Mais presque dans une sorte de consolation et d’abattement : encore une fois quelque chose de nouveau déjà! Elle avait l’impression d’être comme quelqu’un qui possède cent francs; on lui en a déjà soutiré quatre-vingt-quinze pour des bonnes œuvres, puis quatre pour une autre bonne œuvre, et maintenant on veut encore cinquante sous pour une autre. “Je veux bien donner tout ce que j’ai...!" Seulement elle n’a pas autant que ce qu’on lui demande. Il lui est également interdit de graduer et de calculer. Elle le ressent aussi comme une effroyable dispersion de ses forces. Marie ne fait que sourire et dit que tout est juste ainsi, que tout est l’un dans l’autre, que tout contribue à la construction du tout. Adrienne comprit qu’elle était invitée à une confiance aveugle. Non seulement à croire aveuglément, mais aussi à se laisser conduire aveuglément. - La nuit précédente, physiquement très mauvaise. Elle ne cesse d’en faire beaucoup trop en fait d’exercices de pénitence extraordinaires. Quand moralement cela va bien, elle se croit capable de tout physiquement. La plaie du ventre est de nouveau ouverte depuis quelques jours et suppure, mais elle “ne fait pas mal”. - Le dimanche, elle a encore toujours mal à la tête, mais elle le supporte maintenant très simplement, sans réfléchir, comme un enfant qui avance simplement sans se demander où mène le chemin.

 

15 février - Grand besoin de souffrir. "Elle me demande de la guider pendant ce temps de carême, de ne rien lui épargner, de ne rien lui retirer, de faire uniquement attention à ce qu’elle ne soit pas lâche".

 

19 février - Le mercredi des cendres commence le temps de la souffrance. D’abord comme obsession de l’angoisse, comme angoisse d’avoir de l’angoisse; on s’y heurte si longtemps parce qu’on voudrait l’éviter jusqu’à ce que finalement on y tombe. Maintenant elle est “hébétée”, c’est-à-dire que les choses sont toutes fausses et tordues; il semble impossible que le tout vienne de Dieu. Pendant des demi-heures entières Adrienne va de long en large dans sa chambre, inquiète et sans pouvoir saisir une pensée convenable.

 

20 février - Elle me fait venir à sa consultation, ce qui n’arrive que lorsque cela va vraiment mal. État de désespoir intérieur sur sa propre impureté et sa mesquinerie. L’enfant paraît incertain : comment Dieu peut-il réaliser son œuvre avec un tel instrument? Dans chacun des plus petits détails de la journée, sa propre mesquinerie apparaît prodigieusement grande : on parle de mortification, on pourrait tenir les prédications les plus brûlantes sur le renoncement et on ne bouge pas un doigt. Ai-je jamais eu faim? Ai-je eu vraiment froid? Ce que j’ai fait la nuit, est-ce qu’il faut seulement en tenir compte? Je me suis levée en étant sûre de pouvoir me remettre au lit dès que ce sera sérieux, dès qu’il fera trop froid; je n’ai fait que jouer avec le renoncement proprement dit, je ne me suis offerte qu’avec les lèvres. Non qu’elle voudrait maintenant s’enfuir loin de tout cela. A présent elle a seulement la claire conscience qu’elle n’a pas commencé du tout. Et elle n’ose plus s’offrir. Elle est comme un mendiant qui voudrait offrir quelque chose en retour et qui offre au maître de maison un gâteau ignoble qu’il a déjà grignoté et qu’il a traîné dans sa poche pendant toute une semaine. Il sait : le maître va le prendre du bout des doigts jusqu’à ce que le mendiant ait tourné le coin de la rue et il s’en débarrassera alors le plus vite possible. Si encore au moins cela lui faisait plaisir de le jeter! Adrienne sait que si elle était tout pure elle aurait certainement pu arriver à ceci et à cela. Et maintenant ce n’est pas fait. Les milliers de personnes qui passent près d’elle jour après jour - et combien peu de choses se passent! Ou bien elle peut faire le premier pas dans une affaire, mais pas les suivants, elle n’est pas assez pure, elle ne s’est jamais totalement offerte. L’amour de Dieu pour moi ne fait pas l’ombre d’un doute; ce qui est douloureux, c’est bien plutôt que nous avons répondu à cet amour de cette manière-là ou plutôt que nous n’y avons pas répondu. Je ne peux pas la libérer de cet état. Je ne puis que lui signaler que j’ai pour moi des impressions semblables. Cela ne l’aide certainement pas beaucoup; la faute de l’un ne change rien à celle de l’autre. Elle raconte que ce matin elle s’est levée vers trois heures afin de prier pour les jésuites; pour les jésuites suisses en général et leurs supérieurs en particulier. Et elle a eu le sentiment d’une atmosphère troublée; comme si tout était pénétré de suie, fine, incroyablement fine, mais salissant et graissant tout. Saint Ignace n’était pas présent, même pas spirituellement, ainsi qu’il l’était toujours auparavant quand elle priait pour la Compagnie. Puis lui vint la pensée : Si vous possédiez la foi seulement comme un grain de moutarde. Si une âme tout à fait pure pouvait s’offrir pour ces jésuites! Que serait-ce seulement un unique jésuite pur, “ignatien”, dans la ville? Une seule flamme réellement pure.

 

25 février - Depuis trois jours, elle est tout à fait “dedans” (dans le trou). Violents maux de tête, les mains également font très mal. Le matin, elle est si mal que pendant trois jours elle ne peut pas communier. Chaque fois elle essaie de se lever, mais cela ne va pas, elle doit s’allonger à nouveau. Elle en est honteuse, car elle pense qu’elle se prend trop au sérieux et qu’elle se dorlote. Avec cela, elle a une grande soif, physiquement aussi, de la communion. - Ce qu’elle ressent et expérimente surtout, c’est la turpitude et la futilité du péché, ce qu’il a de grossier. Elle peut se tourner comme elle veut, se regarder de tout côté, elle ne voit toujours que la minable créature qu’elle est. On lui pose un verre d’eau sur la table de nuit; toute la nuit elle endure une soif terrible, surnaturelle. Doit-elle boire maintenant ou non? Tant qu’elle a des chances de pouvoir se lever, elle est capable de se maîtriser plus facilement. Quand cela commence à être douteux, alors c’est le combat au sujet de ce petit rien : et c’est justement ce côté mesquin qui est le plus torturant. Quand elle a la certitude qu’elle ne pourra plus communier, “on ne peut quand même vraiment plus boire, ce serait vraiment trop dégoûtant!” - Elle comprend qu’elle ne doit pas voir le péché seulement pour elle mais aussi pour les autres. Pour la fondation. Ce qui est nouveau par rapport à l’an dernier. Elle veut le porter, non y échapper, du moins jusqu’à présent. Elle veut être fidèle; non comme si à présent elle voyait un sens à cette souffrance, mais parce qu’elle en avait vu un auparavant; parce, s’il y a un Dieu, elle veut faire volontiers la volonté de ce Dieu. Qu’à présent elle doute de l’existence de ce Dieu, elle ne le ressent pas comme péché. C’est simplement un état. Elle ne doute pas du Christ, ni de la Mère de Dieu. Elle dit qu’elle ne peut pas douter de la justesse des apparitions parce que je le lui ai interdit par obéissance. C’est à cela qu’elle peut s’accrocher maintenant. Mais cela n’est pas une “aide” non plus. Prier est impossible. Pour le moment, elle peut échanger avec Marie quelques mots pour qu’elle les transmette à son Fils. Sinon tout reste muet; elle ne peut pas non plus “offrir” vraiment car tout ce qu’elle entreprend est comme paralysé par le péché qu’elle voit et dans lequel elle est plongée. - La nuit fut horrible et pleine d’angoisse. Angoisse de toutes sortes. Angoisse aussi de la mort, car se présenter devant Dieu avec cette “boue”, devrait être destructeur. Elle reconnaît le poids du péché. Et qu’elle-même à chaque instant serait capable de tout péché si Dieu, par grâce, ne voulait pas l’en protéger. Et ce sont sans doute les circonstances extérieures, non les intérieures, qui l’en empêchent. Si tel ou tel l’avait provoqué suffisamment longtemps, elle l’aurait sûrement tué, etc. Par elle-même, elle n’aurait rien empêché. - Il y a deux nuits, elle a fait une expérience étrange : tout à coup la douleur la plus brutale la parcourut du haut en bas, elle était toute en feu, à l’intérieur et à l’extérieur. Elle ne savait pas combien de temps cela avait duré, c'était insupportable. Durant ce temps, elle offrit tout comme dans une hâte aveugle: pour l’enfant, pour G., pour K., pour... Quand le feu fut passé, elle resta allongée comme étourdie, et au bout de quelque temps elle regarda l’heure : il s’était passé une petite demi-heure. Elle dit maintenant : depuis lors, cet état violent d’être en feu est comme toujours là, seulement elle brûle à présent "à petit feu". C’est comme si on serrait le cou de quelqu’un, lentement, très lentement. Si fortement qu’il ne peut plus ni parler ni prier. Durant la nuit, de nouveau le feu. Intemporel et terrible. Et de nouveau l’offrande d’elle-même pour tout. Ensuite libérée et de nouveau prière.

 

27 février - Constamment la terrible angoisse. Est-ce que j’ai une idée de ce qu’est l’angoisse? Est-ce que pour moi ce n’est pas simplement un mot? Une angoisse qui est en même temps liée à la honte. Une angoisse d’être surprise et démasquée. Elle est très troublée. Comme fiévreuse intérieurement, s’irritant et s’énervant d’elle-même et de tout ce qu’elle fait parce qu’elle trouve que tout ce qu’elle fait est faux. - De plus aujourd’hui elle a le sentiment de n’être pas pure elle-même. Ou du moins que sa propre impureté n’est pas en jeu, qu’elle est comme cachée. Ce disque n’est pas joué maintenant. Pour tel prêtre, elle a des maux de tête insupportables, à n’en plus finir, qui la rendent presque folle. Elle peut pour ainsi dire les séparer de ses autres souffrances. C’est quelque chose de particulier et elle sait que c’est pour lui.

 

1er mars - Retraite à Mariastein. Adrienne s’en réjouit beaucoup. Malgré des difficultés, elle arrive à se libérer. La première nuit, elle ne dort pas du tout. J’apprends par la suite qu’elle s’est couchée par terre toute la nuit. Je le lui défends à nouveau. Elle avait simplement oublié qu’elle ne devait pas le faire et elle en est très confuse. Mais elle éprouvait une soif effrénée de mortification. Est désespérée qu’on puisse si peu faire. Elle devrait pouvoir faire pénitence toute la journée pour ses péchés afin de se purifier pour l’œuvre et porter le plus possible des péchés de ses futurs enfants. - Le soir du deuxième jour, elle est à moitié malade du désir d’une plus grande pureté. “Vous voyez quand même très bien que je ne suis pas assez pure pour l’œuvre dont je suis chargée. Je l’empêcherai éternellement si je reste telle que je suis. Mais que faire?” Elle a cassé son peigne. “Puis-je le garder comme ça et ne pas le remplacer?” Elle n’a pas de sous-vêtements chauds : “Puis-je avoir froid?” (Depuis quelque temps, elle a beaucoup plus froid que par le passé, surtout à cause de ses crises cardiaques). Le soir, je la quitte très malheureuse et “hébétée". - Le troisième jour (nous sommes dans la “troisième semaine”), elle vient et dit : Maintenant c’est en ordre. Elle a retrouvé la paix. Elle est toujours “dedans”, mais elle sait maintenant que son indignité ne peut pas empêcher les plans de Dieu. C’est comme à l’école : tous ont dû apprendre la poésie et quelqu’un a dû la réciter, non pas celui qui en est le plus capable mais celui sur qui cela tombe. Et maintenant c’est justement tombé sur elle. Durant la “troisième semaine”, elle endure dans tous ses membres les douleurs de la Passion . Mais sa vue n’est pas obscurcie. C’est comme si on était “au bord du ravin”. Elle sait qu’elle y entrera plus avant. - Puis le sentiment qu’elle n’a pas le droit maintenant d’être dans la semaine sainte. Elle sait ce qui vient. Et elle “le veut certes”, mais non de tout son coeur; mais si cela doit être au nom de Dieu. Le sentiment : Pourquoi toujours moi? Pourquoi ne puis-je pas une fois aller avec les autres? Quand on était enfant, dans le jeu, on pouvait changer : tantôt chercher, tantôt se cacher. Elle aime les personnes, mais n’est pas à part d’elles. Elle va sur un chemin séparé. La nuit, le moi s’élève devant elle. Angoisse devant ce moi, et frémissement. “Vous autres, vous n’êtes pas seulement moi, un moi totalement isolé et nu. Vous vivez plongés dans votre communauté, dans vos tâches”. Pour elle, il n’y a plus maintenant que “moi”, et ce moi doit accomplir la volonté de Dieu. C’est un moi qui devrait s’abandonner, qui n’aurait le droit de poser aucune question. Et pourtant il ne cesse de demander : Pourquoi moi? Les autres ne lui sont pas montrés concrètement. Si une autre personne, quelqu’un qu’elle aime, ou bien un étranger lui était montré concrètement et si on lui demandait : “Lequel d’entre nous deux doit souffrir, toi ou lui?”, elle choisirait avec joie. Seulement il ne s’agit pas du tout ici de mettre en œuvre l’amour du prochain, mais uniquement d’accomplir ce qui vient de Dieu. Et cela sans qu’on saisisse un sens. Seulement obéir pour obéir. - Lassitude et dégoût : “Pourquoi toujours de la soupe à la farine?” La prière qui s’impose : “Si c’est possible, que ce calice passe loin de moi”. Mais justement cette parole, il ne lui est aucunement permis de la dire, car c’est la parole du Christ. Et son dégoût n’est pas le dégoût du Christ, mais un dégoût tout autre. Il est impureté et refus. Elle est rejetée par le Christ. Elle ne veut se comparer en aucun cas.

 

Les notes du P. Balthasar concernant la semaine sainte 1942 se trouvent dans "Kreuz und Hölle" I, p. 38-50.

 

Semaine après Pâques - Les plaies du coeur sont maintenant au nombre de sept. Les deux dernières, séparées des cinq autres, saignent souvent à présent; elles firent leur apparition le même jour pendant le carême. Adrienne ne l’avait pas remarqué jusqu’à présent. Au sujet des plaies, elle dit qu’elle les ressent avec honte parce qu’elle en est tellement indigne. - Beaucoup de souffrances physiques. Apparaissent d’insupportables douleurs d’oreilles. Adrienne va voir le Professeur Lüscher qui lui dit que cela vient du coeur, qu’on ne peut rien faire. La tumeur à la cuisse est devenue si grosse qu’on la remarque nettement quand elle est assise. Adrienne pense que si cela continue, elle va crever, ce sera alors difficile pour la piqûre. Finalement, sur mes insistances, elle s’est procuré un lit dont on peut incliner la partie portant le haut du corps. Elle est mieux couchée. Habituée à cette nouvelle manière d’être couchée, elle ne supporte plus de se coucher par terre. Elle cherche donc de nouveaux moyens de pénitence. Je lui permets de prendre la discipline trois ou quatre fois par nuit, mais pas plus de soixante coups.

 

Vigile de l’Ascension - Elle est tout à fait dans le "trou". Elle vient me voir toute triste et effrayée. Est-ce que l’Eglise, avec sa messe pleine d’alléluia, ne sait pas toute la tristesse de ce jour? Je demande pourquoi. Parce que demain le Seigneur s’en va. Parce que les quarante jours sont passés et nous ne savons pas le temps exceptionnel qu’il était pour nous. Le Seigneur séjournait parmi nous sans écran et sans distance; nous n’en avons pas profité. Et maintenant il s’en va; certes il n’est pas loin, mais ses rapports avec nous sont cependant tout autres qu’auparavant. La tristesse qu’elle éprouve n’est pas désespérée comme le vendredi saint. Mais elle est profonde et douloureuse. Les sept plaies sont de nouveau tout enflammées, comme grattées et élargies.

 

Ascension - Par ailleurs elle continue ses exercices de pénitence. Elle ne cesse d’oublier à la lettre ce qui lui est permis et ce qui ne l’est pas. Sur le moment, c’est comme disparu et elle cumule ainsi des choses qui pour moi n’étaient qu’à prendre alternativement. Encore toujours elle dort très souvent par terre bien que cela ne convienne pas à son coeur.

 

Mercredi des Quatre-temps de Pentecôte - Commencement d’une longue désolation. Elle voit ses insuffisances, elle ne voit plus que cela, ne peut plus prier ni s’offrir. Tout est misère et souillure. Le jour suivant, elle voit le monde : son non à Dieu. Elle-même n’est plus engagée dans ce non. "Surtout, dans la mesure où elle et moi nous serions différents, ce non ne serait pas tel qu’il est. Il y aurait au moins une ouverture". Elle voit, et elle est témoin de scènes sataniques de la guerre. Un village incendié en Norvège, etc. Tout cela ne serait rien si elle pouvait s’offrir totalement. Et elle ne l’a pas fait. Le faire ces jours-ci, il n’en est pas non plus question. Tout est suspendu.

 

Vendredi des Quatre-temps de Pentecôte - Solitude insupportable remplie de doutes. Le P. Balthasar est avec elle à la consultation. Elle dit que c’est simplement à s’enfuir. Ce n’est pas comme si c’était bientôt qu’elle ne le supporterait plus, mais c’est ici et maintenant qu’elle ne le supporte plus. Elle devrait en réalité se jeter par la fenêtre. Elle sait bien qu’elle ne le fera pas. Mais cela correspond tout à fait à son état. "Nous prions ensemble. Elle pressent un instant la possibilité de croire".

 

1er juin - Profondément dans le “trou”. Elle a de nouveau tout offert.

 

2 juin - Angoisse insupportable. Elle vient me voir de nouveau tout éperdue, avec l’expression de l’angoisse la plus profonde. Pour rien, pour tout. Entre-temps, elle s’écrie: “Oh! Si nous connaissions quand même son amour! Est-ce que nous serons quand même dignes un jour? Mais on ne peut pas le comprendre. Il est chaque fois plus grand et il dépasse tout”. A cause de son angoisse, elle a de telles palpitations qu’elle ne peut pas parler. - A la consultation, une femme demande un pessaire. Pendant quelques minutes Adrienne parle de choses très générales sans lui demander pourquoi elle le veut. La femme est très bouleversée et dit qu’elle doit en parler avec son mari. Tout est faux. Elle doit bien sûr avoir encore des enfants. Elle s’en va avec beaucoup de reconnaissance. - La plaie du ventre est ouverte une fois de plus. Elle suppure douloureusement. Toute la peau est enlevée. Est-ce qu’elle doit aller voir Merke? Je dis oui. Le soir, angoisse plus lourde. Sans cesse des exclamations (elle tremble de tout son corps) : “Cette angoisse n’est pas supportable! Si du moins je savais pourquoi j’ai tant d’angoisse, je pourrais peut-être réagir; mais c’est tellement excessif, tellement disproportionné”. Elle demande : "N'est-ce pas que vous m’offrez? Je n’en suis plus capable". Nous disons un Notre Père puis le Je vous salue Marie. Pour le Je vous salue Marie, elle se tait. Ensuite : Non, je ne peux pas prier Marie maintenant. Ce serait comme si quelqu’un de tout à fait dégoûtant, plein de boue et d’ordures, prenait en main un lis. Et puis : "N'est-ce pas que vous savez combien je suis mauvaise!" Je dis : Oui. Elle : "Dieu soit loué!" - Puis nous parlons de la grâce qui nous purifie, du feu de la purification. Aujourd’hui celle-ci est aussi pour les jésuites, dit-elle. Pendant trois semaines, la nuit, elle a renoncé à sa soupe qui habituellement calme ses douleurs. Aujourd’hui c’est le dernier jour. Elle sait que c’est pour G.

 

3 juin - L’angoisse continue. Avec un sentiment de honte, d’être le dernier des humains. L’après-midi elle répugne comme jamais encore à aller à la consultation. Elle y va tard. Beaucoup de gens sont là. Elle éprouve de l’angoisse devant chacun. Chaque fois qu’on sonne, elle sursaute. Quand elle ouvre la porte, cela va bien si ce n’est pas la personne qu’elle redoute... Pas encore. Elle est “terne”, indifférente. Tout à coup la voix retentit à nouveau et dit : “C’est le chemin de ma très grande sainteté”. Elle s’enfonce dans l’angoisse et l’horreur. Puis Marie apparaît. Adrienne lui dit : “Mais je ne peux pas”. Marie : “Tu es déjà dedans”. Elle vient me raconter cela, tremblant d’angoisse. Il fallut plus d’un quart d’heure pour que, à genoux et les mains sur son visage, les mots lui viennent sur les lèvres tout bas. Elle ne voyait que l’absolue impossibilité. C’est comme si justement de la dernière de la classe, on voulait faire la première. Si encore c’était quelqu’un qui était dans la moyenne! S’il y avait une transition. Mais comme ça! - Je parle longuement avec elle de la grâce qui seule fait les saints. Le don de soi à la grâce, l’amour. Et que je dois aussi suivre un chemin, même si c’est un autre. Ne veut-elle pas m’aider? A cette pensée, la torpeur s’atténua quelque peu, et la pensée de pouvoir aider lui redonna courage et chaleur.

 

Début juin - Le P. Balthasar subit une opération. Guérison étonnamment rapide. Peu de douleurs. Elle voulait tout prendre sur elle. Dans les jours qui précèdent la fête du Sacré-Coeur, souffrance constante. Angoisse, intensifiée par l’écœurement. Surtout au sujet des catholiques, des jésuites; vision : saint Ignace avec ses pierres. Sur chacune, un serpent. Il les prend et les met de l’autre côté de la rue. En fait un grand tas. Il dit à Adrienne de faire la même chose. Elle : cela, elle ne peut pas le faire. Lui : on doit l’apprendre, on y arrive. Ecoeurement sur l’état de l’Eglise. Hier elle n’est pas allée communier parce qu’elle pensait, soi-disant, ne plus faire pleinement partie de l’Eglise qu’elle voyait dans un tel abaissement.

 

20 juin - Durant ses jours de souffrance, elle dit un jour au P. Balthasar : “Dès que quelqu’un a dit oui intérieurement à une épreuve, à une souffrance, c’est déjà utilisé plus loin et cela agit sur d’autres. Même sans offrande explicite, ni bons sentiments, ni prière particulière”.

 

2 juillet - Elle avoue qu’elle a désobéi. Elle s’est frappée jusqu’à ce que ce soit trop. Il semble qu’elle ait perdu connaissance. Mais elle affirme solennellement que sur le moment elle avait totalement oublié l’interdiction.

 

10 juillet – Constamment profonde angoisse. “Tout est faux”. Angoisse autour de B. et pour lui. Elle doit écouter une longue conversation dans laquelle B. est déchiré à belles dents. Elle veut tout souffrir pour lui. Elle a les souffrances physiques les plus pénibles, à toutes ses plaies, mais elle ne prend pas le calmant que Labhardt lui a prescrit. - Le soir à 8 H 30, elle téléphone au P. Balthasar. Voix tremblante, presque éteinte d’angoisse : il s’est passé quelque chose d’effroyable. Sa main gauche a été percée. Elle ne peut supporter de ne pas me l’avoir dit. "Après onze heures du soir, je vais encore la voir. Elle est éperdue d’angoisse, elle est à genoux par terre, en larmes, et elle tremble. Au début n’arrivent que des exclamations d’où je déduis de quoi il s’agit exactement : elle est remplie d’une confusion sans borne parce que la contradiction est si insupportable. Elle implore : "Vous devez m’aider à ne plus pécher". Je ne peux pas lui rappeler le rapport de la plaie avec le Christ. C’est justement cela qu’elle ne supporte pas. Elle sait naturellement très bien ce qu’il en est. Mais justement le regard en direction du Christ la renvoie à elle-même et à son indignité. Quand je lui dis : "Vous n’avez pas le droit de tant penser à vous", elle répond : "Si, c’est justement maintenant que je le dois. L’autre chose, je n’en suis pas capable maintenant". - Puis elle raconte avec hésitation comment c’est arrivé. Toute la journée, elle avait eu une angoisse unique pour K. Le soir, pendant l’orage, elle s’était couchée un instant sur le divan pour se reposer. Alors sa main fut tout à coup percée. Elle sursauta, vit un peu de sang à l’extérieur et à l’intérieur, le lécha. Puis, un très court instant, une joie indescriptible la traversa jusqu’au plus intime. Mais aussitôt le rideau se ferma et l’angoisse inonda tout à nouveau. La plaie faisait très mal. Elle saigna l’équivalent d’un dé à coudre. Elle fit un rapide pansement qu’elle défit rapidement à mon arrivée. Dans un premier temps elle cacha sa main : il n’y avait que très peu de sang sur la gaze. La plaie à la surface de la main était très petite, presque imperceptible, elle ne saignait plus. Dans la paume de la main, à peine visible. Mais elle faisait très mal à l’intérieur. Je cherchais à la tranquilliser un peu; pourtant nous savions tous les deux le genre de commencement que cela signifiait, pour quel genre de choses. Quand je la quittai, elle ne pouvait toujours pas prier, d’angoisse et de honte. C’était la main gauche qu’elle voulait offrir pour B. Dans son angoisse démesurée, lui vint la tentation de la couper : ce serait alors beaucoup plus facile. Nous disons ensemble le Suscipe et Anima Christi.

 

Un samedi à la mi-juillet - Je lui demande avec insistance de se soigner et d’être prudente. Elle doit porter des gants. Le lundi, elle porte des gants pour s’occuper de ses clients, oublie un instant les plaies, retire ses gants. Une femme, catholique, cause avec elle. Tout d'un coup elle fixe longuement ses yeux sur les deux mains et reste muette. Adrienne avait mis les deux mains l’une à côté de l’autre. Elle prit peur et chercha à les cacher comme si rien ne s’était passé. - Plus tard, de temps en temps, les plaies se font presque invisibles. Ce n’est que si on connaît l’endroit qu’on peut remarquer un petit point rouge. Leur apparition et leur disparition sont totalement imprévisibles. - Le P. Balthasar est absent jusqu’au 18 août. En rentrant, il apprend l’apparition de la plaie au front. De nouveau beaucoup d’angoisse. A l’hôpital, les Sœurs chuchotent. On voit les mains d’Adrienne quand elle les désinfecte à l’alcool. Les plaies sont alors cuisantes, mais sans correspondance avec la douleur intérieure. Après une absence, Werner est de retour à Bâle; le deuxième jour il découvre les plaies des mains. Cela ressemble bien à des stigmates! Pendant que, sur son ordre, elle lui montre ses mains, un ange se tient à côté d’elle. Adrienne le regarde.

 

15 août - La nuit après qu’elle eut montré ses mains à Werner, elle se leva très agitée pour ouvrir la fenêtre. C’était très tôt le jour de l’Assomption de Marie. Elle était perplexe sur le fait qu’on puisse voir les plaies sans les comprendre comme signe de la grâce. Alors tout d'un coup apparut la Mère; elle prit ses deux mains dans les siennes, les caressa en disant : “Quia fecit magna qui potens est”, et elle disparut. C’était si beau qu’Adrienne y pensa pendant des heures, toute bienheureuse. Puis elle s’endormit et ce n’est que le matin que l’inquiétude la reprit. La nuit suivante, cela alla mieux pour elle; elle était presque un peu trop joyeuse. Marie apparut une fois encore et dit les mêmes paroles, mais avec sérieux, et cela signifiait : "Tu auras encore beaucoup à souffrir".

 

20 août - Adrienne connaît une très forte angoisse du fait que la plaie au front pourrait rester nettement visible. La main gauche fait toujours très mal. La plaie grandit peu à peu et laisse apparaître au bord une sorte de lèvre. - Dans la nuit du jeudi au vendredi, grosse angoisse et maux de tête. Marie apparaît et avec elle un ange qu’Adrienne n’avait encore jamais vu et qui porte la couronne d’épines. Adrienne voudrait s’en saisir. Mais Marie lui fait comprendre qu’on ne doit pas vouloir s’en saisir soi-même. Elle sera donnée au moment et de la manière qui conviendront. Si on la désire soi-même, on se blesse d’une manière qui est fausse. Puis la couronne lui fut mise. Elle ne sait pas combien de temps, ni comment elle lui fut retirée. Là-dessus la Mère et l’ange disparurent. Adrienne fut saisie d’une grande angoisse : ils pourraient être venus à moi et m’avoir mis la couronne. Elle pria de toutes ses forces pour que cela ne se fasse pas. Alors la couronne lui fut offerte une deuxième fois. La petite Thérèse lui montra alors comment cette couronne se déplace à travers le temps, comment des gens ne cessent de devoir la porter afin qu’elle reste pour ainsi dire fraîche et efficace. "Nous aussi, nous devons veiller à la transmettre".

 

22 août - Adrienne est appelée à la police : une jeune fille a été victime d’un accident. Un policier la reçoit en disant : “O Docteur, vous êtes vous-même blessée!” Les pieds saignaient à travers ses bas sans qu’elle l’eût remarqué. Elle s’en effraya beaucoup, car c’était la première fois. Elle ausculta la jeune fille et l’emmena avec elle à l’hôpital. Là elle voulut lui faire une suture. Alors ses mains commencèrent à saigner. (Cela était déjà arrivé à plusieurs reprises à la consultation : elles saignaient justement quand Adrienne travaillait, souvent avec des gants en caoutchouc transparents, ce qui causait de grandes taches bien visibles). De là elle va à sa consultation. Elle avait oublié que ses bas étaient encore pleins de sang. Cet oubli lui semble un signe que Dieu ne veut pas que tout soit anxieusement caché. - Les douleurs à la main, très particulièrement à la main gauche, sont insupportables. C’est comme si on lui perçait la main, comme si le clou n’arrivait pas à passer tout simplement. Cela va infiniment lentement, comme au ralenti. Comme si quelqu’un voulait passer son doigt à travers sa main en appuyant et en perçant. Cela s’accompagne d’une souffrance toute “morale”, pleine d’angoisse. La couronne également la fait souffrir la plupart du temps, toujours au même endroit.

 

24 août - Point le plus bas absolument. Rien ne va plus. Tout s’est conjuré contre elle. Le matin, à l’hôpital, deux fois elle s’est sentie mal. Elle essaie de se tenir au mur. Les mains, qui à part ça ne saignent plus, laissent là deux taches de sang visibles. Elle est pétrifiée d’angoisse : tout ce qu’elle touche est taché. A la consultation, les histoires sexuelles les plus brutales si bien qu’elle se sent mal à nouveau. Puis deux employés qui s'en vont. Une lettre de Niggi, au service; il dit qu’il se trouve malade dans la même salle que deux polios. (La poliomyélite est la maladie dont elle a horreur). Tout paraît menaçant et elle est au bout de ses forces. Également de la force de sa foi.

 

Un dimanche après le 24 août - En sortant de l’église après la messe, elle remarque que ses deux pieds saignent à nouveau à travers les bas. Grosse angoisse. Elle entend la voix de Marie : “Ce n’est pas facile pour eux, les pauvres enfants”. Saint Ignace répond : “Certainement, mais le temps de l’action va bientôt commencer”. Adrienne distingue bien les voix mais sans voir personne.

 

Un vendredi après le 24 août - Encore une fois des saignements. Mais malgré les souffrances, pas de désespoir. Le physique au niveau absolument le plus bas. Les injections sont une torture étant donné que la jambe est très enflée. La Sœur ne sait plus comment ni où piquer. Quand le sérum se répand, c’est si douloureux qu’Adrienne a un éblouissement mais elle ne laisse rien remarquer.

 

Un samedi soir après le 24 août - Quand on se quitte, elle me dit que je dois prier pour elle ce soir. Moi : Pourquoi? Veut-elle faire pénitence? Non. Est-ce qu’elle veut s’offrir encore une fois? Oui, elle doit. Cette affaire avec les prêtres autrefois n’est pas encore terminée, il y a encore une franche demande. - Elle ne peut presque plus lire. A cause de son coeur en mauvais état, ses yeux se sont affaiblis. Une demi-heure, pas plus. Le chapelet, qu’elle aimait tant avoir avec elle autrefois quand elle souffrait, lui fait maintenant mal quand elle le tient en main. C’est comme si la croix voulait s’enfoncer douloureusement dans la plaie de la main.

 

5 septembre - Dans le “trou”. Nouveaux doutes. Avant la communion, la foi lui est totalement retirée. Elle fait comme si elle croyait; elle chercherait toujours à conduire les hommes à la foi même si elle-même n’était plus capable de croire. Elle regarde la cérémonie comme une affaire qui lui est étrangère, se voit au banc de communion en grande angoisse parce qu’elle pense communier de manière sacrilège. Puis en un clin d’œil tout disparaît, et quand le prêtre montre l’hostie et qu’elle la voit en trois parties, comme toujours maintenant, la foi lui est rendue.

 

8 septembre - Les plaies de ses mains saignent maintenant souvent et de manière très différente. Une fois la gauche seule. Puis de nouveau la droite seule. Souvent lentement et continuellement. Puis formant de nouveau des sortes de boules de sang qui tombent quand elles ont atteint une certaine grosseur. Quand Dillard est là, la main droite saigne continuellement. Lors de la guérison de Mme Sch., il y eut aussi des douleurs.

 

15 septembre. Notre-Dame des Sept Douleurs - La veille, les sept plaies du coeur s’ouvrent l’une après l’autre. J’étais là. Cela faisait manifestement très mal. La douleur physique était en même temps comme une sorte de délivrance; elle relâchait le combat spirituel de l’angoisse. Et quand je quittai Adrienne, elle dit que maintenant elle pouvait du moins offrir à nouveau.

 

Un vendredi après le 15 septembre - Elle se lève. Ses pieds commencent à saigner et tachent ses pantoufles. Cela la replonge dans une telle angoisse qu’elle vient me voir et raconte : "Je voudrais tellement dormir un jour", dit-elle, et : "Qui sait si pourtant je ne m’enfuis pas?"

 

Un vendredi matin après le 23 septembre - L’après-midi, pendant la consultation, un instant le ciel. Là, il lui fut dit qu’elle pouvait rester si elle le voulait. Mais il y a encore à souffrir, et alors d’autres justement devraient souffrir. Elle dit oui à nouveau et retomba dans une telle angoisse qu’au bout d’une demi-heure elle me demanda par téléphone d’aller chez elle. Je cherchai à l’apaiser un peu. - Elle raconte entre autres choses que le matin elle avait eu une sorte de vision. Elle voyait ses mains sur un autel, au bord. Les mains faisaient certes partie de son corps, n’en étaient pas séparées, seulement elle ne voyait pas le passage entre elle, qui était à genoux à quelques mètres de l’autel, et ses mains. Il lui fut alors dit qu’on devrait clouer ces mains sur l’autel avec des clous afin qu’elles n’en glissent plus d'elles-mêmes encore une fois. Cela, elle le comprit très bien.

 

26-30 septembre - Elle s’était réveillée sous le coup de douleurs très fortes. Ce n’était pas le “trou” mais une douleur physique dans le dos et les bras comme si la croix était à l’intérieur. Elle se tourna de douleur et elle qui d’habitude ne souffle mot et se plaint très rarement gémit tout haut; à un moment où c’était insupportable, elle monta chez son mari pour le réveiller. Celui-ci appela Gigon. Il vint et s’occupa d’Adrienne pendant une heure. Il expliqua finalement que c’était un spasme vasculaire. On ne pouvait rien y faire. De son côté, Adrienne avait pitié de Gigon, s’amusait même de son impuissance. Les douleurs étaient ce qu’elle avait enduré de pire jusque là. Elle sut cependant qu’elle ne mourrait pas cette fois-ci. La croix pénétrait le corps tout entier. Elle était exactement perceptible, le bois, ses aspérités, ses plus petites fibres étaient au milieu de son corps. Les bras étaient les poutres transversales. L’extrémité des poutres ne se sentait pas, elle se perdait en quelque sorte. On ne pouvait pas non plus changer la croix, ni prendre une autre position sur elle. Pour expliquer, elle dit : Quand on est longtemps couché par terre, plusieurs heures, on commence à sentir les plus petites inégalités du sol, les fentes, etc. On se glisse alors involontairement un peu plus loin (ou bien on ne le fait pas non plus si on ne veut pas le faire). Mais avec cette croix, on ne peut rien changer. Les douleurs durent toute la matinée, se font encore sentir dans l’après-midi. Les jours suivants, elles seront constamment là, mais moins fortes seulement. La nuit, elles augmentent. Le soir, Adrienne est souvent à nouveau sur le point de gémir de douleur. Elle essaie différentes positions du corps, souvent elle est assise inclinée vers l’avant. Mais elle dit que bien que cela fasse horriblement mal, elle est au fond bienheureuse. Si c’est vraiment Sa croix qu’elle sent, c’est une si grande grâce. Et si on peut penser que c’est utile à d’autres! - Le soir, au lit, elle sent son front mouillé. Dans l’obscurité elle s’essuie plusieurs fois le front de la main, mais il est de plus en plus mouillé. Elle allume la lumière et regarde dans la glace. C’est du sang mais sans qu’aucune plaie soit visible. Les draps sont maculés. Elle ne comprend pas le sens. Pense que c’est sans doute encore un “exercice”.

 

2 octobre - Pas tout à fait dans le “trou”, mais cependant fort accablée. Ayant conscience jusqu’au dégoût de sa propre indignité. - La nuit, son front saigne à nouveau. L’oreiller est plein de taches. Le matin , elle se sent mal. Elle ne peut pas se lever, ni communier, comme souvent ces derniers temps. Les taches sur le front sont grandes et nettes. Elle a de l’angoisse de rencontrer les gens. Mais à midi tout a de nouveau disparu. Les souffrances physiques des derniers jours font de nouveau place à des souffrances morales. Cela l’énerve quelque peu. Il lui semble qu’on ne laisse jamais le malade en paix, qu’à tout moment on change quelque chose à son pansement, aux agrafes, qu’on ne cesse de lui faire de nouvelles sutures autour de sa plaie si bien qu’elle ne peut jamais guérir.

 

24 octobre - Jours de totale obscurité comme l’an dernier jusqu’au jour anniversaire de sa conversion, le 1er novembre. Des souffrances extérieures s’accumulent. Le genou brisé ne veut pas guérir. Survient une douloureuse phlébite. Elle peut à peine marcher, se mettre à genoux presque pas. Et pourtant elle le fait. Par ailleurs toute la cuisse droite n’est qu’une plaie unique. Sœur Annuntiata se sent mal quand chaque jour elle doit la piquer. - Dans les jours qui précèdent la Toussaint, elle a la nuit de fortes coliques qui ne la laissent pas dormir, ni le jour suivant. Cela lui cause beaucoup de fièvre et des douleurs. Je pensais à la dysenterie qui circule en ville. Elle le conteste nettement mais en convient quelques jours plus tard. Pendant plusieurs jours elle est incapable de manger la moindre chose. Malgré cela elle garde ses consultations, va à l’hôpital, fait des visites de malades à domicile et accepte des invitations. Mais elle est au bout de ses forces. Arrivèrent en plus une extrême lassitude morale et un total abandon, le sentiment que cela n’a encore jamais été aussi désespéré. Quoi qu’elle fasse, elle peut s’occuper de n’importe quelle affaire : cela n’a pas de sens. Elle ne veut pas non plus se laisser consoler. Elle connaît d’avance tous les motifs de consolation que je peux lui présenter, et quelque chose en elle les rejette. Je lui rends visite alors qu’elle se trouve au lit le matin avec la dysenterie. En plus de cela elle a encore "la croix dans le dos". De quelque manière qu’elle se couche, c’est mauvais et faux.

 

Dimanche après-midi 8 novembre - Vers minuit, Adrienne a eu une conversation avec sa cousine Md. qui vit chez elle depuis quelque temps. Adrienne s’était levée une fois encore et n’avait pas fait attention au fait qu’elle était nu-pieds. Md. regarda tout à coup ses pieds : l’un saignait fort, l’autre était cicatrisé. Elle demanda effrayée : “Qu’est-ce que c’est?” Adrienne chercha à éluder la question mais elle était elle-même effrayée. Md. n’insista pas. - En fait il y a quelque temps, les plaies des pieds avaient été totalement ouvertes. Presque toute la longueur du dos du pied était ouverte et faisait très mal. Puis les plaies se refermèrent un peu, elles sont maintenant plus petites. Au genou “sain”, elle a une blessure importante tandis qu’au genou fracturé, par suite de l’absence de soins, elle a une phlébite qui ne se guérira plus que difficilement. Adrienne dit en riant : "Cela pourrait tout au plus donner une embolie. Mais vous m’avez promis que je ne mourrai pas pour le moment. Donc ça ne risque rien".

 

11 novembre - Entrée des Allemands dans la France non occupée après le débarquement des Américains en Algérie. Le Professeur Salin annonce, très excité, que ses parents et sa sœur se trouvent encore en Savoie. Adrienne a déjà beaucoup prié pour eux. Ce matin elle sent qu’elle doit encore faire davantage. Elle a des souffrances épouvantables, surtout aux genoux et au dos. Elle essaie plusieurs fois de se lever pour aller communier. Mais elle n’arrive pas à se tenir debout. Puis elle pense que si une telle souffrance lui est donnée, elle doit au moins faire quelque chose elle-même. Malgré les plus grandes douleurs, elle s’agenouille pour prier. La douleur continue aussi l’après-midi. Au-delà des trois personnes se trouve à l’arrière-plan le clergé français qui est si “mou des os”. Le soir, Salin téléphone que les trois sont arrivés à Genève et cela vers six heures, alors que la frontière avait été fermée dès trois heures. “N’est-ce pas un miracle? Je sais ce que je vous dois...”

 

12 novembre - Vers le matin du vendredi, souffrances effroyables. Elle voit que tout son lit et tout son linge sont pleins de taches de sang, et cela sans que les plaies saignent ni même ne soient ouvertes. A la vue de ce sang, elle n’éprouve que dégoût et angoisse. Il lui semble que c’est comme la trace répugnante de son péché qu’elle laisse partout. Un véritable abîme de honte la saisit. Et puis tout d’un coup ce ne fut plus sa propre honte mais la honte du monde autour d’elle : de la ville, de la Suisse, de la France, etc. Elle a su - et cela avait été le plus insupportable - que ce n’était pas son propre sang mais en quelque sorte le sang du Christ, non sa honte personnelle mais la honte du Christ. Mais justement cette pensée était insupportable : le pire “échange”.

 

14 novembre - Les stigmates des mains sont très visibles ces jours-ci. Cela doit maintenant vraiment se remarquer. Et ce soir elle est invitée! Chez B. où vraisemblablement on se moquera du catholicisme. Toute l’après-midi elle a de nouveau entendu goutter le sang du coeur. D’abord c’était seulement comme quand le robinet d’une conduite d’eau goutte. Matériellement et extérieurement. Puis le son devint toujours plus spirituel et plus plein. Finalement ce n’était plus guère tenable. Et de plus on ne pouvait échapper nulle part à ce tic-tac. Souvent il semblait que chaque goutte avait une nuance et une signification particulières, disait quelque chose d’autre : toutes les nuances de l’ignominie, de la honte, etc., étaient conjuguées. Le plus fréquemment, c’était le contenu de la trahison des siens : le Seigneur croit avoir enfin au moins un disciple, il a tout fait pour lui et au moment décisif il le laisse en plan.

 

18 novembre - De nouveau dans le “trou” le plus profond. Tout l’effraie à mort, le plus petit bruit. Elle sait que normalement elle n’est pas de nature anxieuse. Elle voit partout du sang, et tout ce qu’elle touche est taché de sang ou bien est taché de sang à son contact. Ce n’est pas un sang physique mais un sang plein d’angoisse, qui fait peur. Elle voit aussi partout maintenant la croix divisée. Tout apparaît sous cet aspect. Même les dos des livres de sa bibliothèque, elle les voit comme cela.

 

10-11 décembre - Jours des plus grandes souffrances et de totale obscurité. Angoisse dans toutes ses variantes. Tantôt angoisse devant le don d’elle-même, puis de nouveau devant son propre péché. Elle pense : “Si seulement une fois c’était un péché précis et saisissable!”. Mais toujours cette charge vague du péché en général, où on ne sait rien et où on ne voit rien, où on doit pour ainsi dire prendre parce que simplement tout ce qu’on fait est impur. Tentation de commettre une fois “tout un péché”, de voler par exemple, seulement pour pouvoir le saisir. Et toujours on voudrait “se convertir”. On veut bien, mais pas maintenant. Simplement maintenant ne pas aimer à fond, ne pas se donner à fond. On ne sait pas non plus comment on pourrait le faire. On s’offre mais trop abstraitement d’une certaine manière. Le péché qu’elle voit change. Souvent c’est totalement le péché des autres et elle doit les aider à s’en éloigner. Et quand elle est toute proche pour aider, “pour pelleter”, le tas est tout d’un coup son propre tas et elle recule d’effroi dans son impuissance et sa souillure : tout ce qu’elle touche, elle le souille avec sa propre faute. Étrange : justement dans ces heures de souffrance, elle peut, sans s’en douter, dire les choses les plus émouvantes et montrer sa pureté. Et en même temps s’accuser avec la plus grande sincérité. Elle est pure sans le savoir; malgré cela, sa confession est vraie. Elle s’accuse très profondément d’un acte tout à fait commun. Pour cet acte elle s’est donné la discipline la nuit dernière de la manière la plus horrible. Elle avait reçu une demande de chèque pour une pauvre église d’ermites quelque part dans la diaspora. Il était dit que le curé prierait pour que les donateurs aient une bonne mort. Elle avait envoyé (comme le plus souvent) cinq francs et avait pensé que par là elle aurait au moins une bonne mort. Il lui était alors venu à l’esprit que c’était là une manière tout à fait basse et sordide de s’assurer. Un marchandage par lequel elle offensait Dieu. Je lui dis que ce n’était pas le cas. Mais elle persista et dit que si des âmes simples faisaient quelque chose de ce genre, ce serait tout à fait en ordre. Mais Dieu attend d’elle quelque chose d’autre. (Elle dit cela dans la souffrance sans aucun narcissisme). Elle sait cependant qu’elle ne peut plus penser à elle-même. Tant qu’elle le fait, comment pourrait-elle exiger davantage des autres! Le soir elle est chez moi, très triste. Je lui dis que sa souffrance au sujet du péché en enlève beaucoup. Pendant que je lui disais cela, elle vit saint Ignace à son chemin, tout à fait dans le lointain. Il enlevait par brouettes des "saletés finies". Finies par elle. Elle sourit. Mais dans son état d’angoisse, cela ne pouvait pas beaucoup l’aider. Finalement il lui sembla que peu importe le péché que je commets moi-même ou le péché que commettent les autres. C’est comme pour une exécution : tous tirent sur un seul. Peut-être visé-je un peu à côté pour ne pas l’atteindre directement. Mais je suis un mauvais tireur. Je peux l’avoir touché quand même. Je ne peux pas me donner une bonne conscience si je fais partie du détachement. Tous ont bien tiré et j’étais là.

 

17 décembre - De telles douleurs dans les genoux et les jambes que durant la nuit elle dut pousser un cri. Mais elle ne veut rien faire contre cela car ces souffrances sont si fortement liées à ce qu’elle a vu qu’elle n’a pas le droit de changer quelque chose. Et de toute façon, cela ne servirait sans doute à rien. - Toujours beaucoup d’exercices de pénitence. L’autre jambe a maintenant aussi un abcès, et celui de la jambe droite ne veut pas se fermer. Les deux genoux écorchés. Cependant elle s’agenouille constamment. Pour ma conférence à Fribourg elle a beaucoup pris sur elle.

 

18 décembre - Très profondément dans le “trou”. Le matin, les stigmates du front sont très visibles. Elle interdit à la femme de chambre d’allumer la lumière pour qu’elle ne les voie pas. Quand Werner vient lui dire bonjour, elle tient une main devant son front. Avec cela grande angoisse. Elle entend aussi de nouveau la goutte de sang du coeur. Elle voit ce qui rend la souffrance de Jésus particulièrement douloureuse : pas tellement le “grand péché” que les millions d’impondérables, les petites souillures dans notre vie et dans nos activités, l’égoïsme mesquin qui fait passer sa mesquinerie pour anodine. - Plusieurs fois durant cet Avent, Adrienne m’a demandé quand elle était dans le “trou” : Croyez-vous qu’il y aura Noël cette année? Le temps de l’Avent n’est pas seulement attente joyeuse, il est aussi attente inquiète, pleine d’angoisse. On ne peut pas savoir si Dieu viendra vraiment. Si on fait attention à son propre péché et à celui du monde, c’est plus qu’improbable. Seule Marie n’a sans doute jamais eu besoin de douter de sa venue.

 

4. Événements insolites, prémonitions, guérisons inexpliquées

 

Janvier 1942 - L’une des patientes d’Adrienne, protestante, qui aurait dû mourir depuis longtemps, mais qui s’était toujours défendue contre la mort, est décédée aujourd’hui. Et en paix. Il y a quelques jours, Adrienne avait prié particulièrement pour elle, et elle avait reçu la certitude qu’elle était exaucée. La nuit suivante – c’est ce qu’avait raconté la patiente à la Sœur, qui l’avait relaté à Adrienne -, le Sauveur était descendu du crucifix accroché au mur en face du lit de la malade, l’avait saluée et amicalement invitée. Depuis ce moment, elle était tout à fait paisible et prête à mourir. – Un garçon de douze ans est amené à l’hôpital avec une grande plaie à la tête. Adrienne doit opérer. Elle pense, comme elle a justement beaucoup à faire : Ah! Pourquoi maintenant toute cette histoire pour l’endormir! Après cela le garçon devra vomir, et cela dure tellement longtemps avant que tout soit prêt! Et le masque m’empêche de travailler! Nous essayons sans anesthésie! Elle dit au garçon qu’il doit maintenant se tenir tranquille et simplement ne pas bouger. Elle commence l’opération, le garçon ne sent rien; au lieu de crier, il cause tranquillement avec Adrienne. Le lendemain, elle est encore toute fatiguée par cette affaire. “Parce qu’il y a si longtemps que rien de semblable n’est plus arrivé”. Elle est convaincue que ce n’est pas explicable de manière naturelle. Mais elle se fait des reproches pour avoir tenté Dieu. Et pourtant – elle l’avoue quand le P. Balthasar le lui demande – sur le moment rien d’autre n’avait été possible que de commencer simplement l’opération. Elle savait que cela irait. Également pendant l’opération elle n’avait pas le sentiment de faire quelque chose qui n’était pas juste. Sans doute l’histoire était-elle rare. Mais elle était trop “dedans”, comme elle dit, pour pouvoir réfléchir. – Adrienne est souvent tentée de se rendre à l’hôpital Sainte-Claire. Tout l’hôpital n’est qu‘un lieu où l’on souffre en silence. Elle ne fait pas de visites de malades ; en passant dans les couloirs elle ressent précisément la souffrance et l’inquiétude dans les chambres. Sans doute voudrait-elle entrer partout et imposer les mains pour apaiser, mais elle sait que cela ne va pas, qu’elle n’a le droit de faire quelque chose que de temps à autre quand c’est manifestement nécessaire et permis. Elle va donc à la chapelle et elle y reste pendant des heures, bien après minuit. Quand elle revient alors dans les couloirs, c’est comme si elle sentait combien derrière les portes tout s’est apaisé et qu’on peut dormir. Peut-être ne croit-elle cela que parce qu’elle-même est devenue autre, plus paisible et plus pure. Mais non, au fond elle sait bien qu’en réalité quelque chose aussi a changé.

 

Février - Adrienne va trouver le P. Balthasar, elle est très agitée. Une patiente a été transportée à l’hôpital Sainte-Claire avec une grosse méningite et une pneumonie. En soi, elle devrait être considérée comme perdue. Quelque chose énerve Adrienne dans cette femme. Adrienne est rongée de douleur, elle a seulement le sentiment qu’une tâche l’appelle ici. En même temps elle est angoissée à l’idée de demander quelque chose de particulier. “Que dois-je faire?” Le P. Balthasar lui dit : “Offrir ce qui est nécessaire”. Elle : “Offrir n’est pas suffisant. On ne peut pas toujours être simplement passif, attendre que Dieu agisse et décide”. Le P. Balthasar : “Si vous devez devenir active, Dieu vous le donnera bien à comprendre. Priez pour qu’au moment voulu vous n’ayez pas d’angoisse”. Elle : “Je ne peux pas prier pour cela, mais seulement pour que, malgré l’angoisse que j’aurai certainement, je ne renonce pas”. Elle quitte le P. Balthasar, pensive et intérieurement agitée. Elle raconta encore que les Sœurs chuchotent : “Que va-t-il se passer au 151? Va-t-il se passer quelque chose cette fois-ci encore?” – La nuit de jeudi, elle est à l’hôpital. Elle arrive vers 23 H après quelques aventures en voiture parce qu’il y a beaucoup de neige : elle a dû marcher longtemps pour trouver un téléphone et se faire remorquer. Elle est morte de fatigue. Elle va à la chambre 151; la patiente ne va pas mieux; depuis quatre jours elle a 40 de fièvre. Adrienne va à la chapelle où tout “était très beau”, tout le pesant paraissait comme effacé. Elle se sent “toute légère”. Une lumière dorée remplissait tout l’espace sans que personne ait allumé une lumière. Elle est comme emportée, comme au ciel, et c’est comme si l’accomplissement lui était accordé d’avance et il lui est permis de n’être plus là que comme moyen. A la fin de la prière, elle sait que c’est “en ordre”; et elle rentre chez elle. Là, un mal de tête la saisit comme elle n’en a encore jamais eu – lui semble-t-il -, même pas pendant la semaine sainte. “Le plus fou de ce qu’on peut penser”. Elle ne peut plus penser ni rien faire, uniquement souffrir. C’est la couronne d’épines, mais toujours cet endroit devant est épargné. Elle ne ferme pas l’œil de toute la nuit. – Le matin, elle se traîne à l’hôpital, morte de fatigue. La Sœur du service n’est pas là; elle entre dans la chambre de la malade, voit seulement la courbe de la température mise à jour : 36,8. La malade sourit en remerciant, elle a dormi. La Sœur attend devant la porte : “Que pensez-vous de cela, Docteur?” Adrienne : “Pour le moment il n’y a rien à penser. On doit voir plus tard ». La malade est définitivement guérie, la pneumonie a disparu. L’après-midi, le rapport d’analyse du sang : sans aucun doute, méningite grave. La fièvre ne revient pas. – Toute la journée, Adrienne ne se sent aucun courage. Elle se sent exclue, sale, indigne. Elle gémit sur la pureté, la purification : “Si seulement quelqu’un pouvait comprendre combien je suis souillée et combien j’ai peu à faire avec toutes ces choses qui se passent par moi! Et parce que je suis si impure, j’empêche tant de choses, je peux si peu de chose et j’en vois si peu. Vous comprenez : je dois simplement être plus pure et vous devez m’y aider! Ne voulez-vous pas? » Elle me regarde, implorante. « Sinon je ne peux pas remplir ma tâche. Si seulement je pouvais vous montrer comment c’est en moi! » Quand je lui dis que je peux très bien me représenter comment, elle est soulagée d’un coup et elle dit : « Vous devez le savoir, quelqu’un doit le savoir! » Moi : « Tout chrétien a l’expérience qu’il est perdu sans espoir, si Dieu lui en donne la grâce; par ma propre expérience, je dois aussi pouvoir comprendre la vôtre ». Elle : « Mais ce n’est pas suffisant! Il doit quand même être possible de faire quelque chose! » Moi : « On ne peut pas se l’enlever soi-même en fin de compte, seul Dieu peut le faire. On ne peut que s’offrir, vouloir porter ce qui est nécessaire pour que Dieu me l’enlève ». Elle : « On n’a pas le droit quand même de rester toujours simplement passif, on doit aussi faire quelque chose soi-même. Il ne manque rien bien sûr à la grâce de Dieu, ce n’est qu’en moi qu’il manque quelque chose, moi qui ne la laisse pas entrer! » Moi : « L’accueil de la grâce aussi doit se faire avec la grâce de Dieu. Et on ne doit jamais en arriver à surmonter l’abîme de notre indignité. Peut-être peut-on dire que le vieil homme meurt de honte devant cet abîme intérieur, que le bateau sur lequel on se trouve doit couler. Pensez à l’heure dans la chapelle à l’hôpital : là vous touchiez le fond et seule la nouvelle créature était à la surface, par grâce ». Je lui dis ensuite : « Cela ne va pas non plus de regretter et de confesser cette impuissance et ce sentiment de culpabilité ». Elle : « C’est justement cela! Je voulais toujours me confesser depuis cette affaire. Mais je ressentais en même temps cette pensée comme une tentation. On ne peut pas confesser une telle indignité. Il faudrait que je coure d’un confessionnal à l’autre et ce serait quand même toujours la même chose ». Moi : « C’est certainement une tentation. Ce qui vous fait tant d’impression, ce n’est pas que vous soyez plus remplie de péchés mais que vous ne soyez pas meilleure et plus aimante bien que Dieu vous les ait pardonnés. C’est la disproportion entre la grâce de Dieu et votre défaillance humaine qui vous afflige et vous fait honte de la sorte ». Elle est heureuse de ces paroles et se sent comprise. Mais elle essaie de décrire avec plus de précision sa culpabilité devant Dieu. Il y a toujours une certaine mesquinerie dans l’amour. Ainsi quand une patiente me quitte avec les plus vifs remerciements, je pense à part moi : « Si tu me remercies tellement, je peux tranquillement te doubler la note ».

 

14 février – Récemment elle a procédé une fois encore à une ponction lombaire sans anesthésie locale. La femme ne sent rien. Deux Sœurs sont là. L’une dit à l’autre : « Pourquoi ne l’a-t-on pas anesthésiée? » L’autre répond : « Madame le Professeur l’a déjà fait ; maintenant avec elle ce n’est plus nécessaire ». En réalité Adrienne avait eu par avance le sentiment que cela irait ainsi. Sur le moment, simplement, cela lui semblait juste.

 

19 février – Le soir, je suis chez Adrienne avec Mlle Z. Adrienne est appelée chez une malade, elle revient excitée une heure plus tard. La malade avait saigné sans arrêt pendant deux jours, d’abord faiblement puis toujours plus fort. Il y avait quatre bassins pleins de sang près du lit quand elle est arrivée; la mère changeait serviette sur serviette, mais tout cela ne servait à rien, le saignement ne faisait que s’accroître. A l’instant où Adrienne entra dans la pièce, l’hémorragie cessa. La femme resta guérie.

 

27 février – Guérison soudaine de mon père. La fièvre passe de 39,7 à 35,8. Complètement guéri d’une pneumonie, pas de séquelles. Adrienne avait rencontré ma belle-mère et elle avait eu compassion d’elle. Elle a, comme elle dit, parlé avec Dieu, toujours dans le « trou ». Est-ce que je connais cela aussi : parler comme ça avec Dieu, sans prier à proprement parler? Lui expliquer ce que naturellement il connaît mieux que nous, mais ce qu’on aime lui raconter et lui dire : « Tu vois cette femme? Elle n’a pas eu une vie comme il faut, seulement une vie médiocre. Elle serait si malheureuse si maintenant tout était déjà fini”.

 

Semaine après Pâques – Le P. Balthasar est absent de Bâle. Adrienne a beaucoup d’apparitions, jusqu’à dix et plus par jour. Alors qu’accompagnée de deux anges, elle se dirigeait vers sa maison, place de la cathédrale, le Seigneur se trouvait sous un arbre dans un manteau ample et merveilleux. Souvent elle voit la Mère de Dieu. Un jour, passant en voiture près de l’hôpital Sainte-Claire, elle observe le beau début de printemps, remercie la Mère de Dieu pour cela et pour tout. Alors tout à coup un lilas fleurit devant elle; en un instant, il se trouve en pleine floraison bien qu’il n’eût guère encore de boutons. Sous lui se trouvait la Mère de Dieu. Deux jours plus tard, Adrienne montra l’arbuste au P. Balthasar, elle le montra aussi à d’autres. Tous les autres arbres alentour étaient encore presque fermés. Celui-là se trouvait magnifiquement ouvert. – Un jour, le P. Balthasar ne s’est pas réveillé à l’heure voulue et il dit la messe avec une demi-heure de retard. Adrienne, qui participe toujours à cette messe de son lit, surtout à la communion, s’éveille également une demi-heure plus tard, s’en étonne et se prend pour « folle » jusqu’au moment où elle apprend l’affaire. Elle dut en rire.

 

Samedi des Quatre-temps de Pentecôte – Le jeudi, Adrienne se trouvait sur sa terrasse dans un complet désespoir. Un rouge-queue se posa sur la parapet et peu après toute la terrasse fut couverte de magnifiques et étranges oiseaux tout à fait exotiques qui prenaient là leurs ébats. Elle fut tellement ravie qu’elle oublia soudainement toute sa souffrance et se réjouit un instant comme un enfant. Les oiseaux s’envolèrent tout d’un coup. Elle les vit longtemps encore s’éloigner. Il ne resta plus qu’une grande bande d’hirondelles qui tournaient au-dessus d’elle. La femme du dessous, du département de l’éducation, regardait justement par la fenêtre et elle dit : “Mais Madame le Professeur, qu’est-ce que c’est donc que ces hirondelles?” Adrienne voulut lui demander : “Avez-vous vu les autres?” Mais elle réfléchit. Puis la solitude recommença.

 

4 juin, Fête-Dieu – Le matin, communion dans la pure angoisse jusqu’au moment où vient l’hostie. Puis un sentiment de soif infinie. Elle s’enfonce ensuite dans un état où elle ne sait plus rien, une sorte d’abîme. Elle ne “se réveille” qu’en voiture. Elle monte le Steinenberg (une rue de Bâle), se réveille avec le cri : “J’ai soif”. Retentit alors tout à coup à nouveau la voix : “C’est la soif des miens. Tu vivras au ciel et sur la terre. Je t’ai dit que tu seras celle qui encourage”. La voix la plonge de nouveau dans une angoisse terrible. Au milieu du Steinenberg se trouve Marie, très grande. Une claire lumière l’entoure. Se penchant vers elle avec une indicible miséricorde. Adrienne a arrêté sa voiture. Un homme crie dans la voiture : “Est-ce que ça brûle dans cette voiture?” Adrienne s’épouvante à nouveau et demande : “Pourquoi?” – “A cause de la lumière là-dedans”. Adrienne poursuit sa route, hors d’elle-même et sans souffler mot.

 

20 juin – Un jour elle cherche du sucre dans son armoire. Peu auparavant elle l’avait encore vu. Mais maintenant, il y a un gros pain de sucre à côté des deux petits. Elle n’en croit pas ses yeux. Il est impossible que quelqu’un ait apporté ce sucre.

 

Un samedi de la mi-juillet – Mme Z. est enceinte : d’abord un siège. La veille de l’Assomption de Marie, la Sœur téléphone à Adrienne : elle ne comprend plus rien, l’enfant est maintenant dans la bonne position. Adrienne avait seulement posé brièvement les mains sur le corps de la femme enceinte.

 

22 août – De sa consultation Adrienne est appelée auprès d’une employée malade, Mme Z. Elle la trouve couchée par terre, râlant, à la mort. Elle avait été piquée par une guêpe à un endroit fâcheux. Adrienne la conduit à l’hôpital, lui fait une injection qui ne fait pas d’effet. La Sœur dit qu’elle va vers sa fin. Adrienne pose sa main sur le front de la femme. En faisant cela, sa main lui fait terriblement mal et saigne un peu. Elle dit à la patiente qu’elle n’a qu’à rester tranquille, que tout sera bientôt terminé. Au bout de quelques minutes, il en fut ainsi et la femme aurait pu rentrer chez elle, mais Adrienne veut la garder deux jours encore à l’hôpital pour qu’elle puisse se reposer. Les femmes de ménage sont reconnaissantes quand elles peuvent souffler un peu. Les douleurs durent jusqu’au soir; Adrienne appelle alors le P. Balthasar parce qu’elle est si fatiguée et si effrayée de tout ce qui est arrivé. Car après cela aussi on aurait vu saigner ses pieds à nouveau. Le tout est un sort insupportable; elle demande anxieusement au P. Balthasar : « Vous m’aidez à porter, n’est-ce pas? » En lui disant au revoir, je dis : « Oui, je veux aider à porter, également la publicité, si cela doit se faire ».

 

Un vendredi après le 24 août – Une dame Kl. (du service de Sœur Cantalizia), qui est venue exprès de La-Chaux-de-Fonds pour accoucher auprès d’Adrienne, se trouve à l’hôpital avec une sérieuse phlébite. Danger d’embolie. La Sœur est très angoissée, ne se risque plus guère dans la chambre. Adrienne y entre, regarde les jambes. L’une a au genou un abcès rouge de la grosseur d’une pêche. L’autre genou est dur au toucher. Adrienne pose les mains aux deux endroits, sans prier (elle dit qu’elle le fait “par bêtise”), sans penser à rien. Dans la même minute, les deux enflures disparaissent. La femme est étonnée, elle ne sent plus rien. L’après-midi elle se promène dans le jardin.

 

Un samedi soir après le 24 août – Après une guérison ou quelque autre prodige, Adrienne ressent toujours une angoisse inexplicable et un sentiment de honte, comme si elle devait se cacher. Chaque fois elle voudrait courir chez le P. Balthasar pour y trouver refuge. Elle sait et elle dit que ces guérisons, qui sont encore peu connues, sont des entraînements, des exercices pour plus tard. – Werner a un grand et très douloureux abcès qui le gêne dans son travail. Il n’est pas encore mûr et ne s’ouvrira que dans quelques jours. Adrienne le touche et, au moment même où Werner quitte la pièce, tout s’épanche soudainement avec du sang et du pus; c’est totalement guéri sur-le-champ. Werner est surpris; il ne savait pas qu’il suffisait à Adrienne de toucher des endroits malades pour les guérir. – Une fois encore à l’hôpital elle a suturé une femme sans injection. La femme n’a absolument rien senti. Pendant le temps de l’opération, la femme était follement irritée et elle jacassait comme une pie. Qu’est-ce que c’est que ça? Pourquoi ne sent-elle rien? La Sœur dit : “Cela arrive souvent avec Mme le Docteur”. La femme craint que cela lui fasse d’autant plus mal après coup. Adrienne la console : “Non, cela ira très bien”. En fait elle ne sentit rien non plus par la suite. Alors, comme elle le dit elle-même, elle raconte la chose partout. – A l’hôpital, la sœur de M. Sp. est couchée avec un gros abcès dans la bouche. On ne sait pas encore comment cela évoluera. 31 août – Mlle Sp. est guérie. Elle était sur le point de suffoquer, la Sœur était en grand souci. Adrienne dit à la Sœur que c’était passé. Puis elle oublia le tout et ce n’est que dans la nuit qu’elle se souvint de ses paroles; elle se leva afin de prier pour la guérison qui se produisit également durant la nuit.

 

8 septembre – Samedi dernier à l’hôpital. Mme Sch. malade à mourir. Elle ne fait plus que râler. Une double pneumonie, et de plus une embolie. La Sœur vient à la rencontre d’Adrienne, elle pense que c’est sans doute la fin. Adrienne entre. La femme est sans connaissance, à l’agonie. Adrienne est saisie d’un terrible effroi. Elle voudrait s’enfuir. Les quatre pas jusqu’au lit sont comme un long et pénible voyage. Elle ressent le cas comme plus extrême que les précédents. Elle ausculte la poitrine, constate la pneumonie, tient une main sur la poitrine et pose l’autre sur le front. La femme ouvre les yeux et dit en souriant : “Mais maintenant ça va mieux”. Adrienne, d’une manière toute mécanique : “Alors il faut aussi recommencer à manger”. Puis elle sort, bouleversée; elle n’ose pas se rendre à la chapelle, elle s’enfuit. Elle n’ose pas se mettre sous le regard de Dieu. Elle va d’abord en voiture à l’église Sainte-Claire, ne peut pas entrer. Puis rue Herberg (à la résidence des jésuites), puis à l’église Sainte-Marie. Puis à la clinique Saint-Joseph, puis à Don Bosco. Mais au dernier moment, la même angoisse panique la saisit toujours. Arrivée chez elle, elle se dit qu’elle doit prier. Elle tombe à genoux sans pouvoir prier. Marie apparaît un instant sans rien dire, l’angoisse est interrompue. Ensuite elle recommence. Le P. Balthasar ne voit Adrienne que le surlendemain; alors seulement l’angoisse disparaît.

 

Un vendredi après le 15 septembre – Adrienne va en voiture à l’hôpital avec les pires douleurs à la tête et aux mains. Dans la chapelle, elle a envie de hurler de douleur. Elle ne peut pas prier. Devant elle, elle voit dans l’obscurité (il est minuit) une Sœur qui prie et qui se trouve dans les soucis et les angoisses. Tout à coup la Sœur prie les bras en croix. Adrienne essaie d’en faire autant derrière elle. Simplement pour aider la Sœur. Ses mains commencent à saigner et font des taches sur le banc. Sa posture la fatigue trop, elle se sent mal, sa tête tombe par devant sur le banc avec grand bruit. La Sœur ne se retourne pas. Adrienne sort confuse de la chapelle. Le sentiment de honte et d’humiliation ne cesse de croître. Elle se sent coupable devant Dieu et devant ceux qu’elle devrait aider, et elle ne le peut pas. Vers le matin, il lui devient tout à fait impossible de rester dans ce bourbier et cette puanteur du péché. Une puanteur insupportable l’enveloppe totalement. Werner vient lui dire bonjour et, en entrant dans la chambre, il dit: “Oh! Qu’est-ce qui sent si bon ici?” Adrienne dit qu’elle ne remarque rien. Werner : « Si, c’est comme autrefois quand elle a senti si merveilleusement bon pour la première fois ».

 

10 novembre – Adrienne va en voiture à l’hôpital où un enfant de dix ans doit être suturé. Il crie comme si on l’écorchait. Adrienne lui met la main sur la tête, il se calme totalement. Puis elle commence à coudre, oublie de l’anesthésier. La Sœur y est habituée. Elle a tout préparé sauf l’injection. Le soir elle revient encore une fois sur l’affaire. Des choses de ce genre sont déjà arrivées à plusieurs reprises. Mais pour la première fois elle avait vécu quelque chose de nouveau : elle avait senti la force de Dieu qui agissait à travers elle. Cela avait été en même temps infiniment beau et comblant, et infiniment humiliant. Elle avait senti la présence du Seigneur comme un fleuve qui la traversait dans une proximité indescriptible. Mais c’est justement cette proximité qui la jette dans la plus profonde humilité et la plus profonde distance parce que, devant la force du Christ, on a une mesure de sa pureté à lui et de sa propre impureté.

 

14 novembre – A la consultation, grand trouble parce que l’enfant que récemment elle avait cousu sans anesthésie apparaît avec son père, et celui-ci, dans la salle d’attente, expliqua à tous ceux qui étaient là que jamais chose pareille ne lui était arrivée, etc.

 

21 novembre – Il y a trois semaines environ Adrienne a rapporté ceci : elle avait été appelée à Kleinhüningen auprès de la patronne d’un café, qui avait une hernie étranglée grosse comme un poing. Elle fit conduire la femme à l’hôpital. Quand la femme y arriva, tout avait disparu. La Sœur fut étonnée qu’Adrienne l’ait envoyée. Il y a deux jours, la même histoire s’est répétée. Une dame C. de la Hardstrasse téléphone, très excitée. Sa mère de soixante ans a une grosse hernie étranglée. Adrienne y va et l’examine, essaie de la faire rentrer. Cela ne va pas. Elle fait conduire la femme à l’hôpital et donne des indications à Mlle le Dr. Sch. Elle vient le soir. Tout est en quelque sorte solennel. Sœur A. et Mlle le Dr. Sch. apparaissent. Adrienne visite sa patiente. On ne voit plus rien de la hernie. Elle s’informe auprès de Mlle Sch. sans se douter de rien. Mais celle-ci lui dit que tout était déjà guéri à l’arrivée de la femme. Celle-ci ne sent plus rien non plus, elle veut rentrer chez elle. Adrienne est agitée et inquiète par cette histoire. Elle se sent de nouveau “coupable”.

 

22 novembre, fête de sainte Cécile – L’après-midi, elle a été appelée à l’hôpital de Bethesda. Une de ses anciennes employées, Hedy, a un deuxième enfant. Cela va très mal. On l’entend crier de loin. Dès qu’Adrienne arrive, la douleur cesse et l’enfant arrive aussitôt. Au moment de recoudre, la Sœur veut présenter l’injection. Adrienne dit sans se rendre compte de ce qu’elle fait : “Ce n’est pas nécessaire”. La Sœur est interdite. Adrienne dit qu’elle fait toujours sans. Quand elle a fini de coudre, Hedy demande si elle va commencer maintenant à coudre. Adrienne dit que tout est fini. Ce n’est qu’à table qu’elle prend tout à coup conscience de ce qui s’était passé.

 

26 novembre – L’après-midi Adrienne va à sa consultation. Entre deux heures et trois heures, environ vingt-cinq personnes. A 3 H 30, alors que la consultation était finie depuis longtemps, arrivent encore deux femmes. L’une a amené l’autre et elle parle à sa place. La malade vient à cause de ses règles qui ne sont pas en ordre. La malade se tourne vers Adrienne et fait d’horribles grimaces en murmurant quelque chose d’incompréhensible. Adrienne prend la patiente seule dans son cabinet et laisse son accompagnatrice dans la salle d’attente. Seule avec la patiente, elle lui demande ce qui au fond ne va pas. La patiente se décompose le visage de la manière la plus affreuse et ne peut que bredouiller quelque chose d’imprécis. Adrienne lui pose la main sur l’épaule et lui dit : “Bon! Nous parlons maintenant ensemble tout à fait bien et vous ne faites plus de grimaces. Vous n’avez jamais pu parler correctement autrefois?” La malade répond d’une manière presque normale, seulement encore un peu gênée : “Non, jamais encore”. Adrienne continue à parler avec elle et commence à l’ausculter. Elle est enceinte de deux mois. Adrienne : “Donc nous allons nous marier?” La patiente dit qu’elle ne veut pas garder l’enfant. Elle ne peut pas se marier. “Pourquoi pas?” – “Parce que je ne peux pas parler”. – “Mais vous parlez bien avec moi depuis tout un temps”. Ce n’est qu’alors que la malade remarque clairement ce qui est arrivé. Elle a également perdu son tic au visage. Elle sourit tout heureuse et promet de garder l’enfant et de se marier avec l’homme. Elle était serveuse dans un restaurant. Ensuite Adrienne est de nouveau inquiète. Elle aurait aimé, dit-elle, prendre la voiture et quitter pour toujours Bâle, “le lieu du crime”.

 

18 décembre après-midi – Franz von O. s’entretient avec un collègue des consultations d’Adrienne. Elle a chaque jour entre trente et cinquante personnes. Cela lui prend une heure. Et les gens ont le sentiment qu’ils ont largement le temps de vider tout leur coeur. Franz von O. dit qu’il ne comprend pas comment cela se fait. S’il travaillait de deux à sept heures, il recevrait à peu près autant de gens. Adrienne sourit et me dit que naturellement elle ne sait pas non plus comment cela se passe. Mais cela ne l’intéresse pas non plus.

 

5. Connaissance des cœurs (cardiognosie)

 

Janvier - Adrienne attire l’attention du P. Balthasar sur un jeune prêtre qu’il faudrait aider. “Pourquoi?” demande le P. Balthasar. Dimanche dernier il avait dit la messe, “et ce fut très pénible car il n’est pas pur, il manque de discipline”.

 

Février - A présent aussi elle a souvent de nouveau le don de discernement en ce sens qu’elle voit si les personnes ont la grâce ou non. Ainsi récemment lors d’une conférence du P. Balthasar à Stapfelberg.

 

2 juin – Aujourd’hui elle a vu un prêtre en ville. Tous les prêtres qu’elle rencontre, elle connaît toujours leur état intérieur. Celui-ci était un petit bourgeois, grossier et sans coeur. Elle fut très bouleversée. Que faire pour avoir de bons prêtres? On en voit si rarement un qui est comme il devrait être.

 

Mi-juillet – Quand elle prie à l’église, souvent elle souffre beaucoup parce qu’elle est encore plus clairvoyante que dans la rue. Elle voit exactement l’état intérieur des gens autour d’elle, leur tiédeur, surtout aussi celle des prêtres. Elle a du mal à prendre sur elle de recevoir la communion de tel prêtre précis.

 

23 septembre –Le P. Balthasar va en voiture avec elle chez le Docteur H. qui quitte Bâle. Chez lui, Adrienne est calme et gênée. Elle parle de la communauté par intermittence. Après coup, elle me dit qu’elle avait été si profondément dans le « trou » que tout ce qu’elle disait lui avait semblé dépourvu de sens et mensonger. « Retournons, tout est malentendu« , voulait-elle dire sans cesse. H. se vantait devant elle au sujet de son article paru dans les « Nouvelles« . Tandis qu’il prenait un exemplaire sur la table, Adrienne vit, assis sur le bureau, un petit diable comme un lutin, qui se frottait le ventre en riant. Puis elle vit dans la pièce des anges et des diables qui concernaient tous H. et représentaient en quelque sorte les deux côtés de son âme. Comme la porte de l’église était déjà fermée, A. dut ensuite, avec son genou fracturé, faire un long détour pour arriver à sa voiture. Ce fut tout juste. La nuit, de nouvelles fortes douleurs les unes après les autres.

 

26-30 septembre – Adrienne passe en voiture Freiestrasse et elle voit les gens divisés en quatre catégories : ceux qui s’occupent d’eux-mêmes, ceux qui s’occupent de Dieu, ceux qui s’occupent des autres : profession, famille, quelque chose dans leur milieu, et ceux qui ne s’occupent de rien, qui sont vides et n’ont pas encore fait de choix. Elle a peut-être vu ainsi soixante personnes, l’espace d’un éclair, mais très distinctement. Sur ce nombre, trois peut-être étaient avec Dieu, six peut-être étaient vides, des jeunes pour la plupart, qui sont encore des feuilles blanches. Certains d’entre eux étaient proches de la grâce sans le savoir. Pour les autres, la plupart s’occupaient de leur milieu, etc. C’est la catégorie pour laquelle Dieu a le plus de difficultés. C’est plus facile encore pour ceux qui s’occupent d’eux-mêmes. Ceux-ci peuvent finir par en avoir assez d’eux-mêmes. Les autres sont égoïstes sans le savoir, des hommes de “bonne volonté”, difficiles à déraciner. De tous ces gens, Adrienne n’a pas vu cette fois-ci ceux qui avaient la grâce et ceux qui ne l’avaient pas. – Le soir elle est allée à une conférence de Labhardt où étaient réunis de nombreux médecins de toute la Suisse. C’était justement la semaine des médecins. Là, elle vit de nouveau les âmes de ceux qui étaient présents. Elle voyait le bon et le mauvais sous la forme de boules ou de sphères, des bulles de savon, les vertus en rose, les vices en vert. Ces sphères touchaient les personnes concernées. Parmi elles, il y en avait de toutes blanches, qui étaient totalement unies à Dieu. La plupart étaient indifférentes. Parmi elles, il y en avait une que la sphère du bien frôlait de très près. Elle n’aurait eu au fond qu’à dire un oui imperceptible pour s’approprier la grâce. D’autres en étaient à cent lieues. Le oui humain est toujours exigé. Le P. Balthasar demande à Adrienne si la grâce construit sur ce oui, si elle s’y attache. Elle sourit et dit avec un visage finaud : « Ha ! Ha ! C’est une question. Non, on ne peut pas le dire comme ça. Il peut toujours se faire qu’on se refasse soi-même une religion avec sa bonne volonté et que par là on chasse la grâce ou qu’on ne la laisse pas entrer. Mais habituellement le oui de l’homme est quand même un préalable à l’efficacité de la grâce même si la grâce peut naturellement en certains cas fondre sur une personne ».

 

6. L’enfant (la Communauté à fonder)

 

Février - Adrienne annonce au P. Balthasar qu’un nouveau temps de souffrance va commencer. Elle s’offre aussi fort qu’elle le peut. La nuit elle a vu Marie deux fois. D’abord avec l’enfant dans les bras, en forme de maisons. La chapelle se trouvait sur la paume de sa main, une grande foule de gens affluaient des deux côtés vers elle et en sortait, débordant des mains de Marie des deux côtés; là, la foule devenait de plus en plus grande dans une perspective inversée jusqu’à atteindre le sol à gauche et à droite. C’était presque uniquement des femmes; peu d’hommes.

 

15 févrierElle est très soucieuse du progrès de ses futures filles; à l’hôpital, elle voit beaucoup de choses qui lui déplaisent. Que des Sœurs aussi peuvent devenir tièdes. Qu’à la chapelle souvent elles se cherchent elles-mêmes plus que le Seigneur.

 

20 févrierL’unique chose pour laquelle elle peut prier avec joie, c’est l’enfant. Celui-ci est réellement tout à fait pur, il n’a pas de “péché originel”. C’est tout différent quand elle prie pour les jésuites.

 

25 février“Nos filles” ne doivent pas et ne peuvent pas être comme cette religieuse qui lui a dit qu’elle se donnait du mal parce qu’elle ne voulait pas avoir au ciel la dernière place. “Les nôtres” n’ont jamais le droit de penser à elles-mêmes dans leur travail. Le P. Balthasar lui demande si elle croit qu’il n’est pas permis de prier pour son propre salut. Naturellement on peut le faire, nous l’avons tous fait un jour ou l’autre. Mais ensuite vient quand même le temps, du moins pour nous, où nous ne sommes plus là que pour les autres, où il n’est simplement plus question de nous. Et c’est ainsi que nos filles devraient être aussi : n’être là absolument que pour les autres, tout service et toute disponibilité. Elle s’interrompt, presque en colère : « Je dis cela et pourtant je sais très bien que personne n’est plus mesquine que moi! »

 

1er marsRetraite à Mariastein. A la fin de la retraite : peut-être deux ou trois futures filles. Durant la retraite, Adrienne fut une fois tout à fait désespérée au sujet de la Communauté. Alors elle ouvrit la Bible au hasard et elle lut : “Ne craignez pas, vous serez désormais pêcheurs d’hommes”.

 

Après le 24 aoûtLe matin, au réveil, Adrienne voit une femme auprès de son lit. Qui? Elle ne le sait pas. Quelqu’un de l’enfant? Quelqu’un de vivant qui n’est peut-être pas encore entré, qu’elle rencontrera un jour? Sûrement quelqu’un qui aura beaucoup à souffrir.

 

8 septembreUn jour elle voit le Seigneur de loin. Et cette distance veut dire qu’elle a maintenant un chemin à parcourir : elle doit “construire l’enfant” et par lui arriver jusqu’à Lui.

 

26-30 septembreTrois fois ces derniers jours, elle a vu saint Augustin. Elle sait que c’est à cause de l’enfant, et elle pense qu’elle comprendra bientôt ce qu’il doit signifier pour lui. C’est pour elle une joie qu’il soit “parrain”. Pour Marie de l’Incarnation, elle sait maintenant exactement ce que cela voulait dire. Quelque chose concernant le renoncement.

 

7. Matériaux pour l’intelligence de la foi

 

(Tout au long de l’année, le « Journal » du P. Balthasar note des réflexions, des méditations, des intuitions, des inspirations d’Adrienne concernant la foi chrétienne, des échanges aussi entre Adrienne et lui-même sur des sujets religieux. Ce ne sont pas des données directement autobiographiques ; pour en donner quand même une certaine idée, leur contenu sera indiqué par un simple titre en gardant l’ordre chronologique du « Journal ». Tous ces « matériaux pour l’intelligence de la foi » mériteraient une édition en volume séparé).

 

Février : Longue conversation du P. Balthasar et d’Adrienne au sujet de la confession. – 15 février : Une très belle soirée où Adrienne parle tout à fait naïvement de sujets religieux, entre autres de la Mère de Dieu et de la communion eucharistique. – 25 Février : Adrienne sur le péché. – 27 février : Adrienne sur sacerdoce et pardon. -  Juin : Adrienne sur le péché. – 21 août : Adrienne sur l’amour de Dieu. – 5 septembre : Adrienne sur l’amour du prochain. -  Dimanche après-midi (8 novembre?) : Adrienne sur l’Esprit Saint. – Un lundi après le 22 novembre : Adrienne sur un chemin de croix sans Esprit et sans Dieu.

 

8. Adrienne et ses relations

 

Février - Ces temps derniers, constamment de nouvelles humiliations sensibles surtout de la part de sa mère, qui ne se rend sans doute pas compte exactement de sa dureté de coeur. En un tour de main elle peut de nouveau se montrer aimable.

 

4 juin, Fête-Dieu – Le Professeur Cantimori était invité chez les Kaegi. En les quittant, il dit à Werner qu’il voudrait revenir à l’Eglise. Tout son séjour à Bâle n’avait été que pour Adrienne . Werner : « Oui, c’est une bonne épouse ». Cantimori : il ne comprend pas sa femme. Un amour d’en haut perce ici… Werner est très songeur.

 

2 juillet - Place Sevogel, sa sœur lui a dit qu’en ville le bruit court qu’elle est une sainte. Sa mère le confirme. Cela la plonge dans toutes les angoisses. Elle est angoissée parce que c’est une si terrible illusion des gens, une telle offense de Dieu et de l’Eglise de la confondre avec les saints. (N.B. Il n’y a pas deux ans qu’Adrienne est entrée dans l’Église catholique).

 

Mi-juillet – Un pasteur vient la voir; elle le connaît à peine, il lui fait une sorte de confession de sa vie. Elle “lui lave la tête”, le reverra encore.

 

21 décembre - Avant-hier souper chez les Haeberlin avec Gigon. Mme Haeberlin se moque des stigmates. Elle lève la main et montre la surface qui est légèrement irritée. Elle pense : “Avec un peu d’art je pourrais aussi arranger quelque chose comme ça”. C’est très pénible pour Adrienne. Elle est là muette comme un enfant pris en défaut, n’ose pas regarder ses propres mains pour voir si les stigmates sont visibles. Ces derniers temps, ils sont à peine visibles sauf pour celui qui le sait. – Gros ennuis à la maison avec Md. qui met sens dessus dessous tout le ménage et qui demande une patience d’ange avec toutes ses histoires.

 

9. Adrienne elle-même. Adrienne devant Dieu, sa prière, sa mission

 

Février - Il y a quelques jours, elle a eu une conversation avec un Père jésuite au sujet des saints qui ont fondé un Ordre. Elle est très troublée par cette conversation. Le P. Balthasar lui demande pourquoi. Elle le regarde, égarée et pleine d’angoisse. Des saints… et les histoires qu’on entend à son sujet ou qu’on lit sur elle. Le P. Balthasar : « Tous les fondateurs d’Ordre n’étaient pas des saints ». – « Est-ce que c’est sûr? », m’interrompt-elle, joyeusement excitée à ce mot. – Le P. Balthasar : « Vous n’avez pas besoin d’être angoissée, moi au moins je ne vous considère pas comme une sainte ». – Elle le regarde et dit : « Non, non, je n’ai pas pensé à cela non plus, je crois plutôt le contraire! Comment peut-il être possible que je puisse être destinée à cela alors que je suis si impure et que je ne serai peut-être jamais réellement pure? C’est cela qui est terrible qu’on devrait être pure pour des choses de ce genre; et le tout pourrait échouer à cause de mon impureté ». Le P. Balthasar : « Dieu peut vous purifier ». Elle, joyeusement : « Croyez-vous cela vraiment? Pouvez-vous le savoir? Pouvez-vous le promettre? » Réponse : « Oui ».

 

14 févrierSœur Gertrude lui avait demandé si, une fois, la nuit, elle pouvait aller avec elle à la chapelle. Récemment elles y furent donc toutes les deux entre minuit et deux heures du matin. Une fois encore il y eut la même lumière. Mais Adrienne ne sait pas si la Sœur l’a vue aussi. – Conversation sur la prière la plus élevée. Dans la vie de la grande Thérèse, elle a lu le passage où Thérèse entre en extase à la vue de la main de Jésus. Elle ne comprend pas cela : quand elle-même voit de ces choses, elle ne tombe jamais en extase. Il n’y a pas au fond discontinuité avec le monde naturel, mais une transition en douceur. Au moment où cela se passe, cela va de soi. La déchirure est plus forte à la fin, quand le Seigneur ou les saints disparaissent à nouveau : alors on est abandonné à une certaine solitude, comme “désarçonné”. Elle préférerait de beaucoup appeler extase ce qui lui arrive le plus souvent après la communion et fréquemment aussi à d’autres moments : elle est tout à fait prise et n’a plus sa tête. Immergée en Dieu. Il y a aussi des degrés très divers dans ce genre d’immersion. Très fréquemment cela lui arrive la nuit, mais aussi non rarement le jour. Surtout le dimanche. L’après-midi, elle est alors parfois dans la chapelle de l’hôpital Sainte-Claire, elle a plusieurs heures de temps et elle s’abîme dans une prière de ce genre.

 

25 févrierElle ne voit à présent aucun bon mouvement en elle. Il y a un an, quand elle a dit oui au catholicisme, il y avait eu peut-être quelque chose comme un mouvement vers Dieu. Elle croyait alors que beaucoup de souffrances pouvaient lui arriver : moquerie des hommes, etc. Cela lui arriva dans une mesure moindre qu’elle ne l’eût pensé. Mais depuis lors elle n’a rien fait pour suivre vraiment l’appel de Dieu. Et tout à coup elle ajoute : « Qui sait si cette inquiétude n’est pas la véritable paix en Dieu! Qui sait s’il y a pour nous une autre paix en Dieu! On peut s’imaginer un brave et vieux couple de quatre-vingts ans, qui a vécu dans le bien, qui a bien élevé ses enfants, qui a pratiqué, qui a donné des aumônes : maintenant il jette un coup d’œil en arrière « sur une vie heureuse ». On ne peut rien attendre de plus de ces vieux, c’est pourquoi Dieu leur donne la « paix ». Peut-être nous la donnera-t-il aussi un jour quand nous serons dans une situation semblable. Mais pour le moment il n’est pas du tout question pour nous d’une paix de ce genre! Comme si la paix de Dieu pour nous pouvait être autre chose que cette flamme et ce baptême de feu, ces déchirements ». (Ce sont ses propres termes). – Le P. Balthasar laissa un jour tomber dans la conversation le mot de cruauté de Dieu. Elle répliqua : « Non, Dieu ne lui paraît pas maintenant cruel – au cas où il existerait. Ce qui est horrible c’est uniquement la connaissance de l’opposition désespérée entre sa grâce et notre péché ». Elle ne voit pas tellement à présent ses péchés personnels – ceux-ci sont comme masqués -, elle voit les péchés de l’humanité d’une manière générale. Et elle sent sa participation à ce péché. Le terrible, là, est qu’elle est déchirée des deux côtés. D’un côté, le plus dur est qu’elle ait part à ce péché, qu’elle est l’indifférente, l’insensible. De l’autre, elle sait que plus on est pur, plus on ressent l’amertume du péché. Et donc que le Christ et sa Mère ont éprouvé le péché plus profondément qu’elle ne pourra jamais le faire. Elle est ballottée dans un sens et dans l’autre entre les deux termes de la comparaison. A chaque fois, chacun des deux est “plus dur” que l’autre. Le problème ne peut être résolu logiquement, mais les problèmes logiques ne l’intéressent pas pour le moment. L’insoluble est ceci : d’un côté elle est attirée vers Marie et elle voudrait prendre part à sa douleur et à sa manière d’être, elle voudrait voir le péché comme toute pure et en souffrir, et puis elle est rejetée cruellement dans la solidarité avec les pécheurs, avec la honte d’en faire partie.

 

Mars - Son fils Niggi passait son bac ces jours-ci. Il n’y avait guère d’espoir qu’il réussît. Adrienne n’avait pas prié dans ce sens. Elle pensait que ce n’était vraiment pas une affaire pour laquelle on pût prier. Cela doit se passer comme Dieu le veut. Cela alla d’abord très mal. Niggi ne comptait plus réussir. Il téléphonait chaque jour, avait déjà finalement désespéré de la chose. Le dernier soir, elle sut tout à coup vers 17 heures : ils ont maintenant une conférence. Et elle se demanda : on devrait peut-être quand même prier. Alors Marie apparut les mains étendues. Adrienne comprit et se mit à prier. Très simplement : “Tu vois si cela doit se faire qu’il réussisse, alors fais-le”, etc. A 17 H 10, elle dit à son mari : “Maintenant ils disent à Niggi s’il a réussi”. A 17 H 20, un téléphone : Niggi était le seul de son école à avoir réussi bien qu’il ne fût pas du tout le meilleur. Pour lui-même ce fut une énigme totale.

 

Semaine après PâquesElle est toujours comme possédée par une soif de pureté. Constamment elle demande : « Croyez-vous que je puisse être un jour tout à fait pure? Que je ferai tout par amour de Dieu? Si vous saviez combien j’ai encore peu d’amour! Pourquoi ne peut-on pas aimer comme on voudrait? »

 

Début juinElle voit à nouveau les hommes chargés de péchés. Elle sait qu’elle doit les aider. Mais comment? Elle a l’impression qu’elle est comme un ténor qui devrait chanter le soir. Mais elle a oublié qu’elle l’est. Elle achète un billet pour le concert et s’assied dans le public. Tout le monde se demande pourquoi l’homme ne commence pas enfin. Elle aussi se demande pourquoi “cela” ne commence pas. Elle se trouve assise coincée entre les gens et elle ne peut plus sortir, mais avec une très mauvaise conscience. Que faire? Attendre qu’on vienne la chercher? Non, ce n’est pas si simple. – Devant l’hôpital Sainte-Claire, elle voit sept personnes marcher dans la rue. Toutes sont pleines de péchés. En même temps de nouveau l’appel : tu dois le faire. Alors tout d’un coup un éclair la traverse intérieurement, un feu qui la travaille totalement et la consume, et elle voit comment, d’une femme qui justement passe sur le trottoir, tombe une quantité de péchés. Comme du crépi. La femme continue, purifiée. Adrienne voit cela presque avec indifférence, avec un étrange défi de doute : oui, une! Mais les autres? Et elle pense : on ne peut donner son sang que tous les quinze jours. Sinon on y reste. On ne peut en aider qu’un petit nombre! Mais saint Ignace se trouve à nouveau là et lui dit : “Au lieu d’un, on pourrait aussi bien dire des milliers ou des millions. Car ici il ne s’agit pas de chiffres”.

 

Un samedi à la mi-juillet – Adrienne est en voiture ; elle rencontre l’abbé Th. qui lui demande par la fenêtre de sa voiture si elle se ménage assez, si elle sait la grandeur de sa tâche. Elle : “Vous aussi, vous avez une mission”. Lui : “Oui, mais pas comparable à la vôtre. Ne vous dérobez pas. Vous savez très bien ce que je veux dire”.

 

Mi-juilletElle se plaint de sa fatigue continuelle; elle voudrait une fois au moins être tout amour, s’oublier tout à fait, ne vivre que pour les autres. Toujours quelque chose l’en empêche : soit le coeur, soit les plaies ou l’angoisse ou la fatigue. La nuit, elle dort deux heures tout au plus. Le reste du temps, c’est presque toujours une prière “conduite” comme après la communion. Elle dit cela au P. Balthasar après s’être plainte de ne pas pouvoir prier parce que chaque fois elle est tout de suite « emportée ». Le P. Balthasar la tranquillisa en lui disant que cela aussi était de la prière. En son absence, elle a fait beaucoup plus d’exercices de pénitence que ce qu’il voudrait. Elle ne peut pas faire autrement. Elle y est poussée intérieurement et elle oublie alors l’interdiction.

 

21 aoûtElle parle souvent maintenant de l’amour de Dieu. ‘Savez-vous au fond ce qu’est l’amour?’ Le P. Balthasar réplique que c’est sans doute une question qu’on ne peut pas poser. Aujourd’hui elle lui a dit qu’elle comprend maintenant que l’amour est vraiment toujours inquiet. Même l’amour brûlant entre deux personnes est toujours inquiet. On pense que cette inquiétude pourra cesser plus tard, que viendra un temps où l’amour sera grand et paisible et que le feu deviendra lumière. Cela existe certes. Mais seulement avec une sorte d’accoutumance dans le charnel comme dans l’érotique spirituel. Mais dans l’amour de Dieu et dans l’amour du prochain qui vient de Dieu il n’y a jamais une telle accoutumance. C’est pourquoi il reste toujours inquiet et brûlant. – Hier durant toute l’après-midi, forte tentation de devenir protestante. Plus rien que Dieu et moi. Les autres hommes, uniquement comme des individus qu’on pourrait individuellement rendre à nouveau attentifs à Dieu. Tout serait alors très simple. L’Eglise, qui pèse tellement, serait supprimée. Une fuite libérante. Finalement elle pense à Dieu. De Dieu, elle est venue au Christ, et elle vit tout à coup le Christ dans l’hostie : “présence réelle”. A cet instant, toute la tentation disparut. Car avec la présence réelle toute l’Eglise était donnée et aussi la nécessité de porter, l’amour laborieux dans le Christ.

 

Dimanche après le 24 aoûtEn sortant de l’église après la messe, elle remarque que ses deux pieds saignent à nouveau à travers les bas. Grosse angoisse. Elle entend la voix de Marie : “Ce n’est pas facile pour eux, les pauvres enfants”. Saint Ignace répond : “Certainement, mais le temps de l’action va bientôt commencer”. Adrienne distingue bien les voix mais sans voir personne. (N.B. Encore une fois : « Ça va bientôt commencer ». Mais quoi?)

 

Un samedi soir après le 24 août – Conversation sur la prière. Elle raconte qu’il ne lui est pas possible de beaucoup prier. Pourquoi? Parce que aussitôt elle est “partie”. Quand elle prie la nuit, elle commence par l’une ou l’autre prière librement formulée, par exemple : « Fais que nous soyons tout à fait sans péché! » Alors l’un ou l’autre mot la frappe, par exemple “péché”. Elle ne parle pas davantage, elle est dans une sorte de contemplation de ce contenu. Cela dure peu. Puis elle est comme “aspirée par une pompe”. Elle s’accroche souvent encore un dernier instant à une prière. Il est difficile de dire pourquoi. Souvent d’être emportée de cette manière lui fait l’effet d’une sorte de distraction informe. Mais cela ne sert à rien. Elle sait seulement qu’après un certain temps, dix minutes, une heure, trois heures…, elle est “déposée”. Dans cet état, elle a très rarement des visions. Celles-ci arrivent le plus souvent en dehors de la prière. C’est plutôt une simple manière d’être auprès de Dieu mais qui a chaque fois un contenu précis et pas toujours définissable. Souvent il peut être rangé dans une catégorie, par exemple une vertu : cela “tourne autour” de la pureté, de l’obéissance, de l’amour, etc. Mais souvent les mots ne suffisent pas. On ne peut alors dire que sous une forme négative qu’à la fin de cet état elle est déposée à un autre endroit qu’au début. Si au début il était question de “Fais que nous ne péchions plus”, à la fin ce serait : “Nous te promettons de ne plus pécher”. – Souvent ces temps de prière sont comme un feu de purification qui traverse tout. Ce feu peut aussi être dans d’autres personnes. Adrienne voit et expérimente l’action de sa prière dans d’autres âmes qui sont purifiées. S’introduit ainsi en elle un étrange dédoublement : elle est en même temps celle qui prie ici et elle est “utilisée” dans un autre lieu. Cette “utilisation” peut causer des souffrances indicibles : comme lorsqu’on essuie un endroit très sale avec un torchon. On tord le chiffon. Son âme est tordue de la sorte, disloquée comme un instrument. A la fin, on voit qu’en telle personne quelque chose a changé : on ne peut pas dire exactement ce qui est changé dans la pièce; on peut seulement dire que c’est devenu “plus confortable”, “plus net”. Que par exemple il y a de nouveau de l’espérance là où il n’y en avait plus, etc.

 

Un vendredi après le 15 septembre – Elle téléphone au P. Balthasar, rue Herberg ; elle y arrive avec un visage bouleversé. “Je n’en peux plus. Ce n’est pas exagéré mais la simple vérité. Peut-être aussi que je ne veux plus. Je ne sais pas si je crois encore. Aimer, je ne peux plus”. Elle raconte un tas d’histoires de la nuit. Hier soir, souffrances pour différentes personnes. Il y a toujours devant ses yeux le péché du monde et sa propre impuissance. “Quand nous aurons tout fait, cela paraîtra plus ou moins la même chose qu’auparavant”.

 

2 octobre – Elle lit en ce moment les lettres de saint François de Sales. Elle apprend maintes choses mais s’étonne aussi de beaucoup de choses; elle en extrait toujours à juste titre ce qui est étrange et a besoin d’être discuté. Elle est capable de mieux lire à nouveau maintenant et, pour ses yeux, elle lit vraiment beaucoup. Le livre sur le mariage sera également bientôt fini. Il lui suffirait de quelques jours de repos seulement pour le terminer. – Beaucoup d’ennuis avec la bonne et beaucoup de soucis pour la tenue du ménage. Calamités avec l’argent. Souvent elle n’a que deux ou trois francs, et elle devrait régler des comptes de plusieurs centaines de francs. Ses patients ne paient qu’en de rares cas, les caisses privées de maladie autant que rien. Le trésor public aussi est souvent en retard. Mais cela ne l’a jamais décontenancée le moins du monde. “Je pense que quelque chose viendra bien un jour”, dit-elle.

 

5-6 novembre – Durant la journée, elle fut fort ballottée. Des histoires de famille, grosse consultation comme presque toujours maintenant.

 

12 novembre – Durant la nuit “comme un soufflet”. On lui montre et on lui donne les plus grandes possibilités : grâces, consolations, talents, possibilités d’action. Puis vient la question : “Veux-tu renoncer à tout cela pour moi? Veux-tu cela ou me veux-tu moi-même? Mais si je prends seul possession de toi, ce qui va arriver n’est pas sûr du tout. Il peut se faire que tu doives renoncer à tout cela et pour toujours. Que je serai en toi comme dans un réceptacle étranger. Que tu ne sauras jamais rien de ma présence. Que je serai en toi d’une manière totalement anonyme”. Adrienne dit oui à cela. On commence alors à lui prendre et à l’exploiter jusqu’à l’extrême. Elle s’enfonce dans un trou sans fond, surtout dans la honte. Mais soudain tout est de nouveau essuyé et le tout recommence au début. De nouveau une offre de grâce et de possibilités séduisantes, de “travail pour Dieu”, de “succès pour moi”, et puis de nouveau la question. Ainsi plusieurs fois.

 

14 novembre – Elle lit maintenant Newman, qui la laisse rêveuse. Elle admire la finesse et la discrétion de son esprit. Elle voudrait une meilleure traduction de ses dernières lettres avant sa conversion.

 

8 décembre – Le P. Balthasar a été à Genève et à Zurich. A son retour, le soir de la fête de l’Immaculée Conception, Adrienne raconte qu’elle a derrière elle une nuit difficile mais qu’elle l’a voulue ainsi. Toutes sortes de tentations pour s’arrêter et ne pas croire s’étaient approchées d’elle. Le matin, ce fut brièvement très beau. Elle eut trois visions de suite.

 

18 décembre après-midi – Aux alentours de Noël, il se passe beaucoup de choses dans son entourage. Elle est totalement hors du “trou”, toute “pure”, tout époussetée pendant plusieurs jours, et d’un amour et d’une bonté supra-terrestres. Elle fait du bien partout à la ronde, elle s’use les jambes à courir, fait les préparatifs de Noël. Cette pureté, pense-t-elle, est le “petit paquet de Noël” du Bon Dieu pour elle. Elle est très drôle et en train.

 

10. Adrienne et le Père Balthasar

 

Février - Adrienne donne souvent maintenant au P. Balthasar des conseils pour ses relations avec les autres. Dans la prière, elle a connu quelque chose de précis. Cela lui a été montré. A l’occasion, mais rarement, elle dit : « C’est une mission pour nous ». Toujours ce sont des jugements précieux.

 

20 février – A la fin d’une conversation entre Adrienne et le P. Balthasar, ils prient ensemble un long moment pour que Dieu bénisse l’offre d’eux-mêmes qu’ils lui font et qu’il dissolve le refus dans leurs âmes.

 

25 février – Pendant qu’il lui est impossible de prier, Adrienne sait quand même que le P. Balthasar prie pour elle. Elle sait, dit-elle, que c’est son devoir à lui, et elle comprend aussi maintenant ce que cela veut dire que le catholique a accès à Dieu par le prêtre. Non parce que le prêtre est capable de mieux prier que les autres, mais en raison de son ministère. C’est à lui qu’elle peut maintenant se tenir, c’est de lui qu’elle peut se réclamer. Le P. Balthasar doit donc simplement prier pour qu’elle ne manque pas de courage et ne dise pas non. La fidélité est maintenant la seule chose qui soit nécessaire. Au fond elle voudrait que le P. Balthasar le sache aussi! Dans toute la “boue” où elle se trouve. – Chaque jour du reste cela paraît différent alors que ce qu’elle raconte au P. Balthasar semble toujours la même chose. Mais elle-même ne cesse de voir les choses sous des angles différents. Il y a des « mondes » entiers du péché qu’elle découvre, à travers lesquels elle est conduite. Finalement elle avoue : « Chaque fois que j’émerge en quelque sorte du marécage, je recommence à voir aussi que cela sert à quelque chose d’être dans cet état et je demande aussitôt : Plonge-moi de nouveau dedans », ce qui est exaucé rapidement. – Elle donne délicatement à entendre au P. Balthasar qu’il est douloureux de n’être pas assez pur pour pouvoir purifier les personnes qu’on aime. On devrait faire des cadeaux aux personnes qui comptent vraiment. Non seulement pouvoir montrer de la bonne volonté, promettre et ne pas tenir, mais pouvoir opérer d’authentiques miracles de l’amour, des transformations.

 

27 février – Encore et toujours le sentiment que tout ce qu’elle a fait est faux, qu’elle n’a répondu à aucune grâce. Est-ce que le P. Balthasar peut lui montrer ne fût-ce qu’un seul acte où elle aurait vraiment fait ce que Dieu voulait? Totalement? Ou bien est-ce que cela n’a pas toujours été plutôt accaparement et marché, marchandage et comptage? Et c’est quelqu’un de ce genre qui doit maintenant conduire les autres à Dieu! A part cela, ces jours derniers, elle a eu plusieurs bonnes conversations, car dès qu’elle a quelqu’un à rencontrer, elle est tout à fait l’ancienne Adrienne. Elle peut se donner comme si elle n’était pas dans le “trou”.

 

Lundi de Pentecôte – Elle exhorte le P. Balthasar avec plus d’insistance que jamais à s’offrir aussi totalement. Elle ne cesse de lui demander : « N’est-ce pas que vous l’aimez quand même aussi, que vous voulez collaborer? Nous devons tout simplement, Dieu attend notre oui ». Le P. Balthasar ajoute : « Elle voit clairement combien le mien est loin d’être parfait ». Elle ne cesse maintenant de s’offrir, elle a aussi constamment mal à la tête et d’autres douleurs. La couronne d’épines, elle la sent presque toujours.

 

Samedi avant la Trinité – Le matin, elle comprit beaucoup de choses concernant la Trinité. Du nouveau. Auparavant elle s’était arrêtée devant la Trinité dans l’adoration et l’admiration. Maintenant il s’agit de ceci : responsabilité; c’est-à-dire que ses œuvres et les œuvres du P. Balthasar doivent avoir en elles quelque chose de trinitaire. Elle appelle cela “Trinité jésuite”. Montrer et vivre et transmettre dans nos œuvres la Trinité. – Ceci l’amène à parler d’une vision qu’elle a eue il y a quelque temps : elle voyait une foule d’hommes, de chrétiens, de réformateurs du monde avec leurs plans. Des gens passablement bons. Maintenant est lancée l’exigence qu’Adrienne devait dépasser tout cet échelon et emprunter un chemin escarpé qui laisse tout cela en arrière. Elle en fut effrayée et elle demanda comment elle devait suivre ce chemin toute seule. Il fut dit qu’elle ne devait pas y aller seule. Elle pouvait s’y engager derrière le P. Balthasar car il avait passé cet échelon sans le savoir. Le P. Balthasar lui expliqua ce qu’il comprenait de tout cela.

 

2 juin – Nous parlons de la Mère de Dieu. Elle dit que Marie ne voit sans doute pas tout ce qu’il y a de mauvais en elle. Le P. Balthasar : « Elle vous voit certainement comme vous êtes. Avec toute votre bonne volonté et votre amour ». Adrienne dit : « Non, il y a ici un mystère. Marie ne voit pas vraiment le péché. Elle ne voit pour ainsi dire que le manque d’amour, le négatif. Elle n’entre pas en contact avec la souillure elle-même. Elle ne gronde pas. Là où elle ne voit qu’une petite étincelle d’amour, elle s’accroche. Et c’est cela qu’elle voit peut-être en moi. Mais tout l’obscur, elle ne le voit peut-être pas. Bien que je ne puisse pas exprimer exactement ce que je pense ». – Mais ensuite de nouveau : « Mais je veux l’aimer, Lui, n’est-ce pas ? Vous savez que je le veux ».

 

4 juin, Fête-Dieu – Le soir, le P. Balthasar est chez elle. Elle est pleine d’angoisse. Elle s’agenouille à plusieurs reprises, tremble, lève les yeux tout éperdue. “Si seulement je pouvais L’aimer! N’est-ce pas que nous voulons L’aimer!” Pendant des journées entières, elle ne peut pas prier. Répéter seulement de temps en temps le mot “Fiat”.

 

Début juin – Chez elle, elle a une vision. Des milliers de minuscules aiguilles de montre se trouvent sur une table. Elle doit faire que ces aiguilles minuscules soient orientées dans une même direction. Elle commence avec des doigts tremblants, emmêle tout. Cela ne va pas. Saint Ignace est là tout à coup. Passe sur la table avec un grand geste du bras. Et soudain toutes les aiguilles sont orientées dans une même direction. “C’est ainsi qu’on doit faire”. Adrienne : “Comment fait-on cela?” Saint Ignace : “Nous ne le faisons pas. Dieu le fait”. (Il y avait là aussi une mission pour le P. Balthasar).

 

1er juillet, Précieux Sang – L’après-midi, elle va voir le P. Balthasar, pleine d’angoisse. Est-ce qu’il ne pourrait pas l’aider? Réponse : « Non ». Elle rit amèrement. Elle l’avait pensé. Lui : « Je ne suis pas en mesure de vous délivrer de cet état ». Elle : « Je ne pense pas à cela du tout quand je parle d’aide. Cela ne serait pas de l’aide ». Est-ce qu’il ne comprend donc pas? C’est Lui qui doit être aidé. Il ne s’agit pas de regarder avec elle ce qu’il souffre. « Oh, si seulement je pouvais souffrir. Mais je n’en suis pas capable. Plus je le voudrais, moins ça irait. C’est sans doute toujours ainsi : plus on perçoit ce qu’est le Seigneur, plus on se sent pécheur”.

 

2 juillet – Place Sevogel, sa sœur lui a dit qu’en ville le bruit court qu’elle est une sainte. Sa mère le confirme. Cela la plonge dans toutes les angoisses. Elle est angoissée parce que c’est une si terrible illusion des gens, une telle offense de Dieu et de l’Eglise de la confondre avec les saints. Long échange entre Adrienne et le P. Balthasar sur le sujet. Il avance toutes sortes de choses sur la sainteté par la grâce, sur la sainteté comme effort vers Dieu, comme commandement, comme ministère et comme don de soi. Elle ne veut rien entendre : « Vous ne voulez pas me comprendre ». Est-ce qu’il ne sait pas qu’une rumeur de ce genre augmente au plus haut point sa solitude?

 

Samedi entre le 2 et le 10 juillet – Peu à peu elle sort du “trou”. Mais chargée d’une responsabilité nouvelle et plus grande. Durant ces journées, le P. Balthasar était légèrement impatient avec elle et il l’a peu aidée. Elle s’excuse de lui avoir montré tant de choses. Mais d’autre part elle sait qu’il doit être informé même si l’expérience lui est épargnée. Puis : « Oui…, je sais que je dois suivre le chemin pour les deux ensemble, et la consolation est que le difficile qui sera demandé pourra être porté ensemble ».

 

11 juillet – Le P. Balthasar va chez Adrienne dans l’après-midi ; il y retrouve Karl Barth. La main droite d’Adrienne est bandée. Elle a été percée peu de temps auparavant dans la salle de bain. Le soir, les pieds. Pendant que le P. Balthasar et Karl Barth font de la musique, elle se tord de douleur. C’est une soirée terrible, entre la musique de Mozart et la croix. Le P. Balthasar aussi est en grande angoisse. Il rentre chez lui avec Karl Barth.

 

Dimanche 12 juillet après-midi – Stigmates. Le P. Balthasar peut enfin parler avec Adrienne en tête-à-tête. Angoisse et honte sont les seules choses qu’elle éprouve. Elle se sent comme au pilori, réellement « marquée ». Entre-temps quelque chose comme de la haine et de la révolte contre ceux qui l’ont amenée là. En regardant ses plaies à la main, à l’intérieur et à l’extérieur : « Maintenant vous m’avez enfin conduite jusque là. C’est là que vous vouliez m’amener depuis toujours. Et vous êtes content que ce soit allé si loin. Tout le monde me regarde maintenant. Et je suis tout à fait seule et vous me laissez seule dans cette honte. Il ne me sert à rien de parler avec vous ». Devant les plaies, elle n’éprouve que de l’horreur : le sang qui en coule (il y en a peu) n’est pas son propre sang. Il lui semble si étranger. La douleur, surtout à la main gauche, est insupportable; elle va et vient et ne cesse de se faire tout à coup poignante. Elle peut décrire exactement le clou, le genre d’arêtes qu’il a, etc. Où il passe entre les os. Il perce violemment; la toute petite plaie qui est visible n’est aucunement comparable à la douleur. Les pieds également font mal. Mais elle peut quand même marcher. Elle a les deux mains dans un grand pansement par peur qu’elles ne se mettent à saigner en présence d’invités. De temps en temps elle oublie, puis elle voit soudainement ses mains en faisant un mouvement, s’effraie et les cache derrière son dos. A la gare, elle veut faire signe de la main à un ami dont le train démarre, elle lève la main et s’effraie à nouveau : c’est chaque fois faire à nouveau l’expérience qu’elle est proscrite. « La lèpre », dit-elle.

 

21 août - Toujours plus souvent elle incite le P. Balthasar à exhorter à la pénitence dans sa prédication. C’est une mission pour lui : au moins quelques-uns devraient recommencer à faire pénitence afin que les grandes épreuves qui viendront aussi sur nous ne nous prennent pas tout à fait au dépourvu et afin que quelques-uns au moins sachent comment elles doivent être accueillies.

 

Un samedi soir après le 24 aoûtElle ne lit pas l’Ancien Testament. Une sorte d’effroi ne cesse de la saisir quand elle commence à le lire si bien qu’elle doit fuir. Pourquoi? “Parce que manque le Christ”. Le P. Balthasar : « On prie quand même quotidiennement les psaumes dans le bréviaire ». « Oui, dit-elle, c’est autre chose. Car ils sont ordonnés au Christ et à l’Eglise ». Elle ressent comme très essentielle la distance entre l’Ancien et le Nouveau Testament. En quittant Adrienne, il lui donne une bénédiction. D’habitude elle ne ressent rien de spécial à ce moment-là. Mais cette fois-ci elle dit en se relevant que ce fut comme si un jet de feu l’avait traversée. Le P. Balthasar avait aussi pensé particulièrement à l’Esprit Saint.

 

Après le 24 aoûtLe matin, après la messe, le P. Balthasar était dans la nef de l’église Sainte-Marie; Adrienne ne le savait pas et il disait le bréviaire. Après l’action de grâce, quand elle sortit, elle vit derrière lui un ange énorme, trois fois plus grand que nature, qui posait la main sur la tête du P. Balthasar. A côté de lui se trouvait saint Ignace. Ce n’est qu’alors qu’elle s’aperçut de la présence de son confesseur.

 

31 aoûtPar un temps magnifique Adrienne et le P. Balthasar font une sortie à Mariastein. Elle voulait prier là avec lui. Elle lui indiqua les points. Puis il y a encore une chose pour laquelle on doit prier; quelque chose qu’elle ne connaît pas encore maintenant. Quand ils sortent du sanctuaire, elle dit : « C’est en ordre ». – « Quoi? » – Elle a maintenant renoncé à sa profession. Il faut dire qu’on a dû tirer très fort. C’est la dernière chose qui l’attachait encore vraiment au monde : le sentiment de pouvoir faire quelque chose de terrestre et de le faire. Mais maintenant elle y a renoncé, ou bien on lui a fait renoncer. Elle ne sait pas encore quand exactement. Pendant qu’ils étaient à l’église, il s’était fait un grand spectacle de travaux de nettoyage. Adrienne priait derrière le P. Balthasar et elle n’entendit rien de tout cela. En bas, dans la chapelle des grâces, ils allumèrent des cierges : un pour K., un pour l’enfant, un pour W., un pour N. et un pour les novices de la Compagnie. Puis Adrienne et le P. Balthasar se sont mis à genoux. En cours de route, en voiture, elle était tout heureuse; comme un enfant, elle était sous le charme pour tout parterre de fleurs et tout beau point de vue, elle descendit de voiture pour cueillir des coquelicots. Elle avait le teint frais et bonne mine.

 

8 septembreRécemment elle a vu le Mont des oliviers, le Christ en prière. Elle se voyait, et le P. Balthasar aussi, parmi les disciples. Le Christ disait seulement : « Restez près de moi ». Nous avions mille excuses pour ne pas rester. Nous croyions qu’on pouvait en quelque sorte participer à la Passion de loin, en prendre des morceaux choisis. Le tout nous concerne même si nous ne voulons pas l’admettre. Elle réfléchit longuement (pour nous deux), puis elle arriva à la conclusion qu’il n’y avait pas d’excuse. Elle vit aussi les apôtres, mais elle pense que nous comprenons mieux qu’eux. Le P. Balthasar lui dit que c’est bien possible, car les apôtres à ce moment-là n’avaient pas encore eu l’Esprit Saint et ne pouvaient avoir une vue d’ensemble de ce qui se passait, tandis que nous, dans l’Esprit Saint, nous avons reçu pleine connaissance des choses.

 

Un vendredi après le 15 septembreVendredi, profondément dans le « trou ». Le soir, à la consultation, la main droite saigne fort. Tout à coup Marie se trouve près de la boîte de pansements. Adrienne y va et prend une bande de gaze, commence à se panser. Marie prend l’extrémité de la bande dans sa main pour qu’Adrienne puisse la couper. Elle fait cela très bien. Une bande ne peut quand même pas flotter en l’air et il n’y avait pas d’objet à proximité. D’une main Adrienne tenait les ciseaux, l’autre était pansée. Marie lui rend le reste du rouleau. Adrienne sut à l’instant qu’elle devait le donner au P. Balthasar. Au début de la semaine, elle lui avait dit qu’à la fin de la semaine elle lui ferait un cadeau, « quelque chose de convenable ». Quand il lui avait demandé quoi, elle lui dit qu’elle n’en avait encore aucune idée. Le soir, elle lui donna la bobine non sans une certaine solennité. Est-ce qu’il saurait l’apprécier? La Mère de Dieu l’avait eue en main elle-même et « Cela engage ». – « Oui », dit-il. « Cela l’oblige aussi, elle », dit Adrienne. (Note du P. Balthasar : « Adrienne me tricota une petite gaine pour ce rouleau de gaze; je le porte sur moi depuis lors« ).

 

26-30 septembreUn rêve dans lequel elle voyait le P. Balthasar dans un petit chemin très pierreux, incommode, à côté de la grand-route. La plupart des gens marchaient sur la route, ils lui demandaient pourquoi il allait sur un chemin aussi incommode alors que les deux voies étaient parallèles. Pourtant il ne voulait pas aller sur la route. Alors quelques-uns passèrent aussi sur le petit chemin. Beaucoup restèrent sur la grand-route. Et cela continuait toujours jusqu’à l’endroit où les deux chemins se rejoignaient. Peu de gens seulement continuèrent. Cela devint de plus en plus raide jusqu’à devenir une escalade à se rompre le cou où le P. Balthasar se retrouva seul dans les épines et les broussailles. Au début, il n’avait eu qu’un vêtement léger. Mais maintenant venait la question de savoir si on ne devait pas plutôt enlever la blouse pour aller plus loin. C’était une question qui était posée sérieusement. Auparavant le vêtement avait été utile, maintenant il était devenu quelque chose d’indifférent. Puis le tableau disparut brusquement.

 

24 octobreLe soir, elle a pour la première fois une vision qui reviendra encore deux fois et qui ne lui sera expliquée que le troisième jour. Saint Ignace est très occupé avec un filet qu’il confectionne. Il tient en main deux nœuds du filet et il travaille constamment autour; il teste s’ils sont déjà suffisamment bons et forts. Le reste n’est que “vaguement indiqué”. Il s’avère qu’Adrienne et le P. Balthasar sont ces nœuds.

 

Matin de la ToussaintElle parle brièvement de sa vie mystique. Au centre des visions, il y a toujours l’enfant et sa mission en général. Il s’agit d’apprendre toujours davantage de choses : elle pense aussi qu’elle n’oubliera rien de tout ce qui lui est montré. Tout est en elle et à sa disposition quand elle en a besoin. Puis l’importance de le communiquer au P. Balthasar. Elle affirme que par là il en profite presque autant qu’elle, même s’il ne voit rien de ses visions. Par ce qu’elle lui communique, quelque chose en lui correspond par la suite à ce qu’elle a vu. Elle peut aussi communiquer des choses de telle sorte que non seulement on les « voie » mais qu’on en reçoive réellement le fruit.

 

12 novembreToute la journée en grande angoisse et grande honte. Le soir, quand le P. Balthasar va chez elle, elle claque des dents bien qu’il y ait du feu dans la cheminée. Il lui demande si elle a froid. Elle dit oui. Après une pause : « A vrai dire c’est encore davantage par angoisse ». Elle parla longuement, à voix basse, avec de grandes pauses, paisiblement et avec une profonde tristesse, de la souffrance du Christ et de la Mère de Dieu. Sur sa propre incapacité à aider. A la fin : « Si seulement je pouvais! Je voudrais bien. Mais je m’enfuis toujours. Ne voulez-vous pas m’offrir à Dieu? Moi-même je ne le peux plus ».

 

14 novembreElle parle assez souvent du fait que le P. Balthasar et elle devraient avoir une plus grande possibilité d’action, une base plus large de discussion. Nous touchons trop peu de personnes.

 

Un samedi après le 18 novembre – Le soir elle raconte une vision avec des prêtres. Elle pense qu’il y a partout ici des tâches pour plus tard. Plus d’un aussi trouvera le sacerdoce par le P. Balthasar. Car elle a vu également de futurs prêtres qui ont déjà la vocation, qui en partie le pressentent déjà et en partie pas encore.

 

22 novembre, fête de sainte CécileAdrienne dit aujourd’hui : « Autrefois cela me semblait si pénible que les gens autour de moi ne soient pas catholiques. Aujourd’hui ils me semblent sots. Ce que tous au fond aimeraient terriblement, ils ne le font pas. Ils meurent de faim devant des assiettes pleines ». Adrienne ne cesse de remercier le P. Balthasar, à la légère et en souriant, de ce qu’il lui est permis d’être catholique. La nuit, elle a tant fait pénitence pour Rome et pour l’enfant qu’elle ne peut plus se mettre à genoux. Elle dit : « Ces genoux sont très bien comme ça. Cela donne à la prière à genoux un poids particulier ».

 

1er décembreLe P. Balthasar avait donné une conférence au Bernoullianum. Adrienne y était et entre-temps elle vit comment Marie prenait les fruits de ce qui était dit et les accrochait à un arbre. C’était un tableau merveilleux. Elle prenait ces fruits elle-même. (Nous par contre, nous les recevons toujours de l’extérieur, nous les portons “dans le panier”. Elle seule peut les prendre elle-même). Ce qui était accroché était aussitôt bien attaché à la place des fruits faux et mauvais.

 

18 décembre après-midiLors de l’invasion du sud de la France, Adrienne disait déjà : « Je pense que commencent maintenant pour nous les embêtements sérieux ». Le P. Balthasar lui annonce aujourd’hui qu’après la nouvelle année jusqu’au 10 janvier il devrait travailler à Lucerne. Elle lui dit : « N’est-ce pas que si les Allemands nous envahissaient vous reviendriez aussitôt? » Le P. Balthasar lui demande pourquoi. Elle : « Je ne sais pas, quelque chose va se passer. Ce ne sera peut-être pas une invasion. Je ne vois qu’un rapport avec quelque chose de ce genre ; si cela arrive, on devra faire tout d’un coup quelque chose qui sera tout différent de ce que tous attendaient. Quelque chose de frappant. Ce sera alors le temps de l’action pour l’enfant. Je n’en ai pas d’angoisse ».

 

11. Messe et communion

 

15 février – Lors de la communion, elle voit presque chaque jour le petit faisceau de rayons qui d’en haut assemble l’hostie, le signe de la Trinité. La patène où se trouve l’hostie, le calice, elle les voit comme l’être de Marie. Elle est donc très impressionnée par la vision de saint Ignace dans son Journal : il voyait en quelque sorte dans l’hostie la chair de la Mère.

 

20 février – Ces jours derniers elle est allée très volontiers à la communion. Dès qu’elle entrait à l’hôpital Sainte-Claire, un unique désir l’attirait vers la chapelle. “Comme attirée par un aspirateur”, dit-elle. Alors toute angoisse et tout tourment disparaissent toujours. Aujourd’hui l’inquiétude a duré jusqu’à l’instant de la communion elle-même. Elle n’osait pas regarder l’hostie. Elle se sentait si indigne. Et ce n’est qu’en la recevant que tout redevint lumineux.

 

1er mars – Wengernalp. Elle monte là-haut parce que son mari s’y trouve. Il lui est très dur de rester quinze jours sans communier. Mais elle dit qu’ici elle ne peut avoir aucune volonté propre. Werner lui a d’ailleurs récemment expliqué qu’elle était certes une bonne personne, mais pas une personne pieuse. Ce fut une période difficile et austère. Le P. Balthasar espère pouvoir obtenir pour les années prochaines qu’elle ne doive plus aller à une pareille altitude qui ne lui convient pas. – Dans une lettre elle parle à demi-mots d’une communion qui lui a été offerte immédiatement. La première fois, le matin, au réveil, elle vit une main avec une hostie. Plus qu’un tableau. Elle ressentit une grande soif de communier étant donné que depuis des jours elle ne l’avait plus reçue. Elle ne savait pas alors comment elle avait communié mais elle l’avait fait et elle en fut très heureuse. – Le samedi et le lundi, ce fut différent : cette fois, elle vit l’hostie réelle, pas de main. Elle dut ouvrir la bouche et elle communia. Elle ressentit d’abord un énorme bonheur qui se transforma soudainement en une amertume tout aussi grande. C’était le dimanche de la Passion. Amertume et conscience insupportable que l’amour de Dieu est méprisé, et cela revenait toujours. Par tous. Par elle-même ou par les autres : cela semblait n’avoir aucune importance pour le moment. Avant cela, elle avait eu le sentiment d’être totalement enveloppée par la communion dans le manteau du Christ. Comme après le bain quand on était enfant, surtout quand on était malade; on était enveloppé dans un grand et chaud manteau et replacé dans son lit. Et puis on fait soudainement quelque chose de très méchant, par exemple on donne un coup de pied dans l’estomac de la mère qui nous porte. Ou bien le père apporte un beau gâteau et on le lui fait tomber des mains et il tombe dans la boue. De savoir qu’on ne cesse de reprendre ce qu’on a offert, qu’on laisse le Seigneur en plan, alors que son amour est si infini, qu’il le sait d’avance et que malgré cela il est toujours et éternellement pour nous amour et rien qu’amour : c’est cela le plus amer. Uniquement ce contraste entre l’amour et le péché. Elle en souffre des nuits entières.

 

1er juillet, Précieux Sang – Elle va communier comme le P. Balthasar l’y exhorte. Au premier Domine non sum dignus, elle voit l’hostie blanche comme neige. Au deuxième, l’hostie devient soudain rouge sang, totalement sang. Un sang « affaibli », si faible qu’il ne peut pas couler. Au troisième Domine non sum dignus, l’hostie semble n’être plus qu’épines. Et au dernier moment seulement elle redevient blanche. En l’avalant, elle a l’impression d’avaler du sang; un sentiment horrible. Ensuite elle est comme frappée d’horreur, elle ne peut pas prier. Seule la peur l’empêche de s’en aller. En rentrant chez elle en voiture, elle remarque que quelque chose l’étrangle : un morceau de sang dans la bouche.

 

18 novembre – Elle se réveille vers 7 H 30. Il est trop tard pour aller à la messe. Cette pensée la poursuit, bien que depuis longtemps déjà elle ne puisse plus aller à la messe les jours ouvrables. C’est irréparable. Elle devrait y être et elle ne le peut pas. Elle essaie de se lever. Cela ne va pas. Elle se recouche désespérée. Puis tout d’un coup elle reçoit la messe comme en une synthèse; elle comprend que la messe est l’élément qui fait la synthèse du monde; par elle la fissure ne cesse d’être contenue afin que la croix ne se rompe pas totalement. Elle ne peut pas se lever non plus pour la communion et elle s’enfonce toujours plus profondément dans le “trou”. Elle se noie dans ce qu’elle appelle ses ”propres ordures”, l’excès de son indignité. Elle craint de téléphoner au P. Balthasar pour lui demander si elle peut communier. Il pourrait être bourru et peut-être la repousser pour toujours. Mais s’il le lui permettait, elle l’aurait trompé parce qu’elle ne peut pas lui montrer combien elle est indigne. Elle l’aurait aussi trompé parce qu’il a mis sa confiance en elle, il a mis en vue sa grandeur. Pour lui épargner cela, elle veut finalement renoncer à communier. Mais vers midi un ange lui apporte la communion, une véritable hostie. Elle retrouve la joie.

 

12. « Voyages »

 

Samedi avant la TrinitéDurant la nuit, encore dans le “trou”. Elle tente la discipline mais ne la sent pas. Se couche par terre : cela non plus ne va pas. S’agenouille près de son lit et veut prier : cela ne va pas. Puis vient lentement, uniquement, sans cesse, les mots : “Que ta volonté soit faite!” Elle tient le chapelet seulement dans les mains. Tout d’un coup apparaît un ange et il commence avec elle un voyage. Il la conduit à travers de nombreux pays. Elle dit qu’elle a certainement été partout et d’une manière tout à fait réelle. Elle n’a pas dormi. Elle a vu exactement les lieux; elle connaissait l’ambiance, la température, toutes les circonstances particulières. Ils furent d’abord dans la chambre d’une vieille femme, la nuit. Misérable, une baraque de banlieue, vraisemblablement quelque part en Allemagne. La femme lit la lettre qu’elle a reçue : l’annonce de la mort de son fils dont deux jambes avaient été amputées et qui avait perdu tout son sang. La femme tombe à genoux. Puis une mansarde à Berlin. Un nazi décidé, aux traits marqués, va et vient plongé dans ses réflexions et il se dit en lui-même : “Il me vient quand même peu à peu des doutes maintenant”. Un hôpital militaire. Un jeune blessé près de la mort. Il dit au médecin qu’il veut un prêtre. Un autre qui est tout près se moque de lui. Mais il persiste. Le prêtre vient. L’autre à côté de lui sort une médaille avec une croix et la regarde. Une femme qui suspend sa lessive le matin. Elle a deux enfants. Le mari est parti. Elle s’arrête tout d’un coup dans son travail et se dit : “Je vais quand même envoyer Martin au catéchisme”. Encore une fois une mansarde à Berlin. Une jeune fille change de vêtements. Elle a retiré des bas de soie déchirés et vient d’en mettre de nouveaux. Sa robe de sortie est prête. Tout à coup elle s’arrête et dit : “Non, je n’y vais pas”; elle se déshabille et se met au lit. Elle voulait se donner pour la première fois à un flirt. Puis Adrienne vit en une suite rapide une foule d’hommes en qui la grâce agissait d’une manière ou d’une autre et qui se trouvaient à un tournant. L’ange lui dit : “C’est par ce genre de choses imperceptibles que se réalise le changement du monde”. Adrienne sut aussitôt qu’il ne lui montrait qu’un choix de tableaux, que ceci était loin de représenter tout ce qu’opéraient les souffrances endurées. – Finalement elle se trouva dans une chapelle gothique (de château?), au dernier étage. La chapelle n’était plus utilisée. Devant, une fresque : le Christ. Au mur, qu’elle décrivit en détail au P. Balthasar, il n’y avait à voir de Lui que des ébauches. Le corps est presque tout à fait défraîchi et effrité. Elle sait que cette chapelle existe quelque part, peut-être en Allemagne ou en Italie ou bien en Suisse. Elle pense qu’elle la retrouvera un jour reproduite dans un livre. Là, elle vit Marie, qui était très aimable et qui lui demanda si elle était prête à souffrir encore plus. “Tu sais, tu ne dois pas. Tu peux toujours arrêter, et on te sera reconnaissante pour ce que tu as fait”. Adrienne dit qu’elle voulait. Saint Ignace également fut là un moment, priant et content.

 

Le week-end qui suit la Fête-DieuAngoisse sur angoisse. Dans la nuit, voyage avec l’ange : une cabane norvégienne. Une jeune mère ainsi qu’un frère et une sœur de onze à treize ans dans une étable. Rien à manger. Rien à trouver nulle part. – Un autre tableau : un jeune en Tchécoslovaquie, riche mais désespéré. Sa fiancée a été fusillée. – Le tout comme exigence, sans consolation, sans voir comment on peut aider.

 

Début juinLa nuit, elle voit de nouveau des atrocités de la guerre. Quelques cas tragiques. Souvent, quand elle a longtemps souffert, elle sait que les cas qu’elle voit sont maintenant retournés. C’était le plus souvent une situation sans issue pour laquelle s’ouvre maintenant une voie. Ces souffrances durent sans interruption depuis près de trois semaines.

 

1er juillet, Précieux Sang – Le matin, Adrienne va trouver le P. Balthasar, elle souffre profondément, et elle lui raconte ce qui suit sans qu’elle soit au courant de la fête de ce jour. La nuit fut remplie d’images d’épouvante. Comme un film d’atrocités du monde entier, et des tableaux qui correspondaient à la réalité. Dans des villages tchèques détruits, des femmes dont les maris ont été fusillés, dont les enfants ont été emmenés… On doit regarder attentivement chaque tableau et le prendre tout entier en soi. Puis il passe et le suivant apparaît. Cela ne concerne pas Adrienne personnellement, elle doit seulement voir et comprendre.

 

10 juilletDurant la nuit, elle voit une foule de prêtres, sans doute de tous les pays, comme preuve. Elle voit leur imperfection, elle voit des communautés entières endormies à cause de la tiédeur d’un prêtre. D’autres qui en prennent conscience après des années, mais il est trop tard. Elle souffre de plus en plus pour le clergé, elle voit là le principal de l’Eglise. Elle voudrait lancer un mouvement de prêtres, du moins en Suisse, du moins à Bâle.

 

21 août - A nouveau des voyages. Des prêtres, sans cesse des prêtres. La plupart de ceux qu’elle voit étaient prisonniers dans des camps, dans des cellules; d’autres, prisonniers dans leur église, dans leur vocation, dans laquelle ils sont maintenant devenus tièdes et émoussés par l’habitude. Un jeune prêtre lui restait exactement en mémoire. Auparavant il avait été tiède à la messe, il s’était ensuite laissé faire prisonnier pour ainsi dire par décence et maintenant il s’est ressaisi : maintenant, dans sa cellule, sans pain, sans vin et sans missel, il essaie de dire une messe, plein de bonne volonté, pour rattraper ce qu’il a négligé, dans une sorte de désespoir et d’incapacité de ne pas pouvoir le faire. Le lendemain matin, Adrienne se reproche de ne pas lui avoir adressé la parole. Elle aurait dû l’aider. Le P. Balthasar lui demande si lui l’avait vue. Oui, dit-elle, peut-être bien; pour ces voyages, elle ne se voit pas elle-même, elle ne voit que les lieux et les personnes. Elle croit pourtant qu’il n’aurait pas été impossible de parler avec lui. Elle a vu quelqu’un d’autre, un mauvais sujet, homosexuel, il avait corrompu une foule de garçons. Il s’est certes repenti et confessé, mais il n’est pas délivré intérieurement de son péché. Par l’exemple de cet homme, elle apprend qu’à certaines personnes il est demandé seulement de ne pas tomber plus bas. Un chemin vers le haut ne leur est pas ouvert. C’est un mystère obscur et terrible.

 

5 septembre – Durant la nuit maintenant, à plusieurs reprises, de nouveau des voyages. Le plus souvent, ce sont des prêtres qu’elle voit. L’un après l’autre, le plus souvent de mauvais prêtres, c’est-à-dire des prêtres apostats, éteints, endurcis, inconscients, d’autres qui avaient la vocation et ne l’ont pas suivie. Elle voit toute leur vie devant elle, comme un livre. Toute l’histoire de l’abandon de leur zèle premier. C’est indiciblement douloureux et elle ne sait pas comment on peut les aider. Comment s’approcher de personnes qu’on ne connaît pas, auprès desquels on n’a pas accès?

 

18 septembre – La nuit, elle est chez Hitler. Elle le voit, le scrute, voit tout son entourage. Le jour suivant, elle est dans un état comme rarement encore. Elle dit qu’elle a toute la journée des pensées de suicide. Elle voit un abîme sans fond. L’endurcissement de cet homme, si bien qu’il ne voit plus rien devant lui, aucun moyen d’en sortir. Non parce qu’il est faible mais parce qu’il est tellement au pouvoir de Satan que celui-ci lui a barré toute issue. Dans son entourage, elle voit une foule de jeunes subalternes qui sont tous totalement inhumains, instruments du diable, sans amour et sans émotion, désespérés, durs et capables de tout. – Puis elle voit une sorte de tableau apocalyptique : le temps après la guerre. Il dépassera encore les horreurs de la guerre. Une série d’énormes ruines. Et cependant, dit-elle, nous serons placés dans cette époque, et le tableau nous est montré pour que nous agissions dans cette époque.

 

23 septembre – Les derniers jours ont été extrêmement durs. Durant la nuit, visions de camps et de prisons et de scènes d’horreur. Avec cela, angoisse et doute au sujet de son œuvre. Hier soir, étourdissement. Elle tombe sur les dalles. Douleurs dans tout le corps, surtout au ventre. Après quelque temps, elle découvre qu’elle s’est cassé une rotule. Quand le P. Balthasar prend congé d’elle, elle insiste pour s’agenouiller pour la bénédiction malgré les douleurs les plus vives. Elle est contente d’avoir enfin quelque chose à offrir. Elle se réjouit même de pouvoir s’agenouiller sur de tels genoux. Mais le P. Balthasar le lui interdit, à sa plus grande déception. (Le genou ne guérit pas, cependant Adrienne se remettra bientôt à prier à genoux comme auparavant).

 

2 octobre – Très tôt le matin elle voit de nouveau d’horribles scènes de guerre. Entre autres, elle voit vers cinq heures une collision ferroviaire qui cause plusieurs morts. Quand elle ouvre le journal à midi, elle constate avec effroi qu’elle avait vu exactement cet accident de train qui s’était produit le matin vers cinq heures aux environs de Biel. Pourquoi cela lui avait-il été montré, elle ne le sait pas.

 

24 octobre – La nuit, elle a de nouveau fait un voyage et vu un grand nombre de gens, peut-être mille. Destin après destin. La plupart ou détournés de Dieu après de bonnes dispositions initiales, ou bien n’étant jamais arrivés à Dieu. Elle décrit au P. Balthasar toute une série de ces destins. Il lui demande quel sens peuvent avoir tous ces tableaux. Elle dit : affinement du don de discernement. Il s’agit de nuances de la situation vis-à-vis de Dieu.

 

6 novembre – La nuit, elle a fait des “voyages” : une multitude de destins d’étrangers. Parmi eux, de jeunes hommes qui étaient de bonne volonté mais auxquels on cachait la vraie foi et qui pour cette raison commençaient à s’éloigner. Plus loin une foule de soldats allemands blessés qui jusqu’alors avaient vécu totalement dans le national-socialisme avec une sorte d’enthousiasme physique, pour qui le corps et le physique avaient été tout et qui par suite de leur blessure ou de leur mutilation faisaient partie désormais de ceux qu’ils méprisaient autrefois. Leurs doutes quant au système et quant à la vie en général.

 

14 novembre – Durant la nuit, voyages en France. Elle voit le clergé français, elle dit que c’est tout à fait effrayant. La majeure partie est en quelque sorte strictement soucieuse d’elle-même d’une manière égoïste ou bien occupée avec mesquinerie du bien-être de la communauté. Les meilleurs peuvent encore prier. (Comme d’une manière générale les Français ont le don de la prière). Mais presque personne n’ose une action véritable. Elle en a vu des milliers et, dans le nombre, il en est peut-être dix tels qu’elle aimerait les avoir. Elle s’offre à nouveau bien qu’elle “croie” encore à peine. – Elle dit qu’il est remarquable que lorsqu’elle est dans le “trou” au point que la foi ne compte plus guère pour elle, elle garde cependant toujours la conscience que tous les autres autour d’elle doivent venir à la foi et qu’elle a à s’engager pleinement dans ce but.

 

Un samedi après le 18 novembre – Durant la nuit, un voyage. Sans cesse des prêtres en France, en Suisse et puis à Rome : de très petites âmes et, à côté, des âmes vraiment grandes. Un réseau de relations singulier et compliqué : l’influence des petites sur les grandes et vice versa. Il y en a un qui demande une purification mais il ne la réalise pas. Il devrait commencer par lui-même. Il est comme quelqu’un qui est assis sous un arbre, qui supplie Dieu de bien vouloir faire tomber une pomme pour lui et qui préfère avoir faim plutôt que d’étendre la main. Cela s’appelle jouer avec la grâce. Après avoir vu cela, Adrienne a fait tant pénitence durant la nuit qu’aujourd’hui elle peut à peine encore marcher. Ses genoux sont tout écorchés. Le P. Balthasar ne sait pas exactement ce qu’elle a fait. Elle voudrait ne pas en parler et essaie de minimiser le tout.

 

10-11 décembre – Elle voit à nouveau les prêtres français. La plupart de ceux qui s’étaient à moitié réveillés lors de l’invasion allemande se sont rendormis (de chagrin ou de découragement), ils ne sont plus disposés à faire ou à comprendre quelque chose. En voyant cela, Adrienne dit : « On doit quand même savoir et voir exactement ce qu’il en est si on veut aider ».

 

13. Diable et tentations

 

Début juin - Des jours épouvantables. On lui fait faire des exercices dans toutes les directions. Avec les bras et les jambes, jusqu’à perdre connaissance. Un jour elle est plongée dans un froid glacial absolu. Le diable n’est pas loin. Elle se trouve partagée entre Dieu et le néant. Entre une vie en Dieu et une vie selon le monde. Un certain idéal de vertu, de bonne maîtresse de maison, d’habile médecin, etc. Deux miroirs se font face qui se renvoient une image infiniment vide. Elle, entre deux. Aucune possibilité de participer.

 

Veille de la Toussaint – Il devient encore plus clair – elle s’en aperçoit maintenant nettement – que le diable était en cause dans ses doutes de ces derniers jours. Elle l’a vu lui-même deux fois cet après-midi. En le regardant, elle comprit aussi sa technique. Elle l’a trouvée incroyablement stupide et lourde. Celui qui n’est pas lui-même justement en tentation doit le remarquer de loin. C’est justement parce que la tactique du diable est si lourde qu’on tombe dedans. Elle voit par exemple comment le diable poursuit une religieuse gourmande jusqu’à ce qu’elle mange un petit pain bien qu’elle eût décidé de jeûner. Une autre ne va plus le soir à la chapelle bien qu’elle se le fût promis. Adrienne est étonnée que le diable s’intéresse à des « bagatelles » de ce genre. Le P. Balthasar aussi en fut étonné et il lui dit qu’il pensait jusqu’à présent que le diable ne s’intéressait qu’aux choses importantes, le reste étant tout simplement la nature corrompue. Adrienne dit que ce n’est justement pas vrai et elle raconta encore beaucoup d’autres cas qui pour elle-même n’étaient pas encore totalement clairs. Elle vit par exemple comment le diable commençait par des choses tout à fait excellentes et puis, de là, très progressivement posait ses lacets et les serrait sans qu’il y paraisse. Ainsi par exemple pour un couple d’amoureux : par pure compassion, un garçon commence une relation avec une jeune fille. Il se donne pour les motifs les plus purs. On dit à bon droit qu’on ne peut davantage offenser une femme qu’en la dédaignant quand elle s’offre. Mais elle l’entraîne d’un péché à l’autre jusqu’à ce qu’il soit intérieurement souillé. Adrienne avait vu le diable se tenir près de la jeune fille dès sa première rencontre avec le garçon et elle ne comprenait pas ce qu’il avait à chercher là. Elle raconta encore au P. Balthasar maintes choses de ce genre. En la quittant, il lui recommanda la lecture des règles du discernement dans le petit livre des Exercices. Elle les lut durant la nuit, et il lui vint à cette lecture un tel sentiment de bonheur que c’était à peine supportable. C’était exactement ce qu’elle avait vécu personnellement au plus intime d’elle-même pendant des jours. Elle avait le sentiment d’avoir trouvé en saint Ignace un véritable frère. Il y avait une identité du vécu. Puis elle s’en effraya un peu comme d’une présomption et en demanda pardon.

 

Pour une pause à la fin de cette année 1942

 

Il faudra entreprendre un jour l’énorme travail de situer cette vie d’Adrienne von Speyr dans deux mille ans d’expérience chrétienne, de mystique chrétienne, de sainteté chrétienne. – Il faudrait sans doute ici un Claudel pour célébrer une formidable Présence. La formidable Présence. – Faut-il célébrer d’ailleurs ? Il suffit de lire peut-être et de rendre grâce si le cœur nous en dit.


 

1943


 

Pour l’année 1943, le « Journal » du P. Balthasar compte 165 pages (Erde und Himmel I, p. 263-428).

 

1. Santé

 

15 janvier 1943Tout à fait dans le “trou”, sans courage et fatiguée. Les mains surtout sont douloureuses. Les injections deviennent toujours plus impossibles. Récemment alors que Sœur Annuntiata lui faisait une piqûre, elle se sentit mal et elles durent arrêter. Une autre fois, le sérum injecté en haut de la cuisse ressortit bien plus bas parce que la chair – devenue toute blanche – n’absorbe plus rien. Elle consulte Gigon pour son sucre. Il est de nouveau épouvanté et il l’invite à l’hôpital de manière pressante, ce qu’elle refuse comme d’habitude.

 

5 févrierSans interruption dans le même “trou”. “Savez-vous combien il est difficile d’être exclue de tout?” L’après-midi, très grave crise cardiaque. A l’hôpital, on pense qu’elle va mourir. Elle le pense elle-même. Avant de tomber en syncope, elle voit toutes choses de loin, ne sent plus que la croix dans son dos et pense : “Cela m’est vraiment égal d’être en ce monde ou au-delà en enfer. Damnée pour damnée!”

 

10 févrierDes jours très difficiles tout simplement. Pas de pause. Depuis la crise de vendredi, elle est très malade, elle a une inflammation des cordes vocales qui est extrêmement douloureuse. Le Professeur Lüscher qu’elle consulte enfin l’envoie au lit pour dix jours et lui donne des somnifères. Elle ne se met pas au lit et ne prend pas les somnifères. “Ce ne serait pas loyal, dit-elle, quelque chose ne serait pas souffert”.

 

11 févrierElle rend visite au Professeur Gigon. Il ausculta longuement le coeur, le trouva plus mauvais que jamais et lui dit qu’il ne comprenait pas qu’elle vive encore.

 

28 mai - Adrienne avait décidé de “ne plus mettre de petits pois dans ses souliers”. Mais comme aujourd’hui une importante session Renaissance avait lieu à Saint-Gall et qu’elle voulait faire quelque chose pour cela, elle est dans l’embarras. Elle reçut alors pour cette journée un abcès au pied si douloureux qu’avec cela elle en avait “plus qu’assez”. Cela faisait tellement mal qu’elle devait presque crier tout haut. Le Professeur Merke, qui s’était aperçu de la chose, demanda pourquoi elle n’était pas venue depuis longtemps. Il incisa. Elle s’interdit la piqûre pour sentir toute la douleur. Merke regarda aussi les genoux qui font toujours plus mal. La phlébite s’amplifie dans l’un des deux. Et le genou fracturé ne guérit pas. Un éclat d’os doit lui causer de grandes souffrances. Merke pense qu’il est trop tard pour un traitement par ondes courtes et parle de bains à Lenk, ce dont naturellement il ne peut pas être question.

 

18 juinPour une consultation chez une patiente, Adrienne avait dû monter quatre escaliers (elle refuse habituellement d’aller chez des patients qui habitent si haut, quand elle le sait d’avance). Il s’agissait d’une urgence. Mais en rentrant chez elle en voiture, elle perd tout d’un coup connaissance. Elle put tout juste s’arrêter encore. Chez elle, dans le courant de la soirée, elle perdit connaissance deux fois encore. La deuxième fois, elle tomba par terre et se fit mal.

 

Les jours avant la Fête-Dieu – Sous le signe de sévères crises cardiaques. Plusieurs fois le jour et la nuit elle est sans connaissance. Cela va toujours jusqu’à la limite, nettement en direction de la mort. C’est comme un glissement jusqu’à la frontière. Adrienne : “Je voudrais quand même parler une fois avec un cadavre pour savoir à quelle distance au fond c’est encore”.

 

Au début d’août - Dans la nuit de samedi à dimanche, elle est très malade, mais le démon ne vint pas. Cela fait maintenant six jours qu’elle n’a pas mangé. Quand elle essaya une fois de prendre un peu de viande, elle se sentit mal. Elle n’a pas faim, se sent seulement un peu “flasque”. Elle prend un peu de thé. Comme elle ne peut pas prendre non plus aucun remède cardiaque, elle a recommencé les injections; mais comme la tumeur à la cuisse ne s’est pas améliorée entre-temps, ces injections sont très douloureuses. – Elle est encore toujours malade, mais l’après-midi hors du “trou”. Pour cela elle a une terrible douleur dans le dos, une sorte de lumbago qui fait de chaque mouvement une torture. A part cela, elle est tout à fait de bonne humeur et trouve cela comique. Au cours de la nuit, la douleur augmente tant intérieurement que vers minuit elle téléphone au Professeur Henschen pour n’être pas coupable s’il y avait quelque chose de sérieux et de constatable. Mais Henschen est en congé. Adrienne qui ne peut rester couchée se lève pour écrire un bout de son livre sur le mariage.

 

16 décembre - Jeudi le “trou” commença à s’éclaircir. Vendredi il a disparu. En échange elle doit payer les quatre-temps de plus grandes souffrances physiques. Hier elle a perdu plusieurs fois connaissance, elle est tombée tout simplement de sa chaise à son bureau sans du tout pressentir que la syncope arrivait. Toute la journée du vendredi, elle a été littéralement entre la vie et la mort. Elle tient pourtant sa consultation, entre quarante et cinquante personnes, rend plusieurs fois visite à Mme Chr.-W. qui est malade. Pendant qu’elle ausculte son coeur au stéthoscope, elle s’effraie soudain : la femme est en train de mourir! Elle remarque alors que ce sont les bruits de son propre coeur qu’elle a entendus. Ce même jour, elle se confesse, mais elle perd connaissance pendant l’absolution et ne revient à elle que lentement.

 

2. Le ciel s’ouvre : « présence » et visions

 

(N.B. Toutes les visions comportent un enseignement, certaines sont suivies d’un enseignement explicite qui découle des visions).

 

Mercredi dans l’octave de l’ÉpiphanieElle a vu Marie. D’abord elle était assise là comme mère avec l’enfant, une mère terrestre avec beaucoup de grâce. Puis elle s’était levée et s’était transformée en reine du ciel; elle se transforma à nouveau, devint sérieuse et des larmes apparurent sur ses joues. Elle dit: “Je suis celle de La Salette et de partout. Il faut que les hommes commencent à comprendre”. Elle dit ces paroles en français. Adrienne savait à peine quelque chose de La Salette. Auparavant je m’étais exprimé avec prudence et je répétais maintenant, après son récit, que je ne tenais pas pour révélation chaque mot de Mélanie mais bien la substance de l’apparition, c’est-à-dire les prêtres et les grandes défections. Adrienne dit : c’est justement cela qui a voulu être dit, cette fois-ci aussi. – Le vendredi matin, Marie fut là une fois encore, et après cette apparition Adrienne sombra effectivement dans une grande affliction et une grande nuit. Marie lui avait dit que cela arrivait. Adrienne avait demandé où et comment étant donné qu’elle ne voyait rien. Marie lui montra qu’il faut beaucoup de degrés, beaucoup de clous enfoncés, du petit et du plus petit. Et elle lui montra aussi que dans notre vie rien n’était vain, rien n’était accident; tout était immédiatement au service du grand plan. Adrienne avait toujours pensé que dans ses conversations, ses visites, etc., les unes étaient pleines de sens, les autres non. Maintenant elle voyait qu’il n’en était pas ainsi, mais que tout servait l’ensemble. Marie lui dit aussi que le chemin était encore long. “Apprendre, souffrir, progresser” (en français). Elle disparut et laissa derrière elle la souffrance. La couronne d’épines et d’autres choses. Malgré cela la communion qu’Adrienne reçut plus par sentiment du devoir que par “service de Dieu” fut de nouveau tout d’un coup très belle. L’après-midi, elle eut soudain le sentiment que la couronne d’épines se déplaçait sur le front et glissait dans sa chevelure. Le soir, Adrienne était assise avec Werner dans sa chambre; à un certain moment elle se prit en main la tête qui lui faisait très mal et elle vit, très étonnée, que sa main était pleine de sang. Werner le remarqua et examina son front. Effectivement tout le cuir chevelu par devant était plein de taches de sang et de petites plaies qui ne faisaient mal que si on les touchait. Adrienne pensait que les cicatrices n’étaient peut-être restées que parce que Werner avait examiné. Le samedi, toute la désolation était partie.

 

21 janvierAdrienne vit ensuite comment cet amour était personnifié et prenait forme pour ainsi dire dans le Christ et en Marie. Elle vit le Christ et Marie non comme des personnes mais d’une manière étrange “leurs anges”, une multitude d’anges qui communiquent aux hommes l’amour des deux. Cette fois-ci elle comprit aussi pourquoi elle voyait tous les anges par paires. (Hier soir j’étais chez elle pour une soirée entre amis. C’était plein d’entrain. Mais pendant ce temps elle voyait constamment des anges dans la pièce; surtout les deux anges gardiens qu’elle ne cesse de voir derrière moi. Elle comprit que les deux transmettaient les directives de Jésus et de Marie). – Puis elle vit tout à coup le monde et l’époque d’aujourd’hui dans un déroulement infini de tableaux successifs, et cela en fonction de ce dur amour de Dieu. Elle vit comment tout ce qui aujourd’hui est horrible et atroce est enveloppé et porté par l’amour. Certes à l’arrière-plan c’est le péché qui est responsable de toutes les misères. Mais pour le moment il ne s’agissait pas de cela; il s’agissait du fait que, sans ces souffrances, les hommes n’arriveraient pas à l’amour de Dieu. Elle vit comment les séparations des familles, les décès, les privations, les blessures ouvrent les hommes et leur apprennent à quitter leur égoïsme étroit et à penser un jour à Dieu et à leur prochain.

 

23 janvierLa nuit précédant l’ouverture de la plaie du front, elle avait vu sans interruption d’autres croix qui étaient toutes rouges du sang du Christ. C’était terrible de regarder ces croix de tous, car elles étaient toutes des invitations aux hommes, mais personne ne voulait en savoir quelque chose. – Elle vit aussi beaucoup de tombes de soldats à la guerre. Ces croix étaient rouges du sang des soldats; elles étaient encore plus horribles parce que ce n’était pas le sang du Christ, mais seulement une sorte de destin qui en tant que tel ne sauve pas.

 

27 janvierElle voit les péchés qui sont divisés comme en tas : un tas de trahisons, un tas de blasphèmes, d’infidélités voulues et conscientes, etc. Environ huit tas de ce genre. Dans l’un d’eux elle doit s’avancer en rampant. Elle ne sait pas dans lequel, c’est laissé à son libre choix. Mais elle pense qu’elle ne peut pas choisir et qu’elle doit laisser le choix à Dieu. Le matin elle m’a demandé de lui dire un mot de consolation auquel elle pourrait s’accrocher toute la journée. Je lui dis qu’elle doit penser aux mains innombrables qui se tendent vers le salut même si au fond elles ne veulent pas de ce salut. Adrienne dit bouleversée : “C’est une des visions que j’ai eues la nuit dernière. D’innombrables mains, uniquement des mains et des bras qui imploraient de l’aide (on ne voyait pas les têtes). Mais neuf dixièmes d’entre elles ne veulent pas au fond être conduites à Dieu. Elles veulent seulement de l’aide pour leur petite nécessité personnelle, pour s’empêtrer aussitôt à nouveau dans une autre nécessité”. – Tout récemment, la nuit, elle a vu beaucoup de tableaux du présent et de la vie de Jésus, les deux se renvoyant de l’un à l’autre, le tout si horrible que c’était à peine tenable. Le tout dans une grande inquiétude et une grande hâte. Le matin elle est si fourbue et tellement sans courage qu’elle voudrait ne pas se lever. Mais rester couchée est aussi insupportable parce qu’elle est constamment poursuivie par les tableaux d’horreur. Quoi qu’elle fasse, c’est faux et angoissant.

 

28 janvierElle se trouve entre un grand nombre de possibilités : chacune exige un sacrifice total et il est impossible de les remplir toutes ensemble! Une seule est déjà si infinie qu’elle dépasse la possibilité de son sacrifice. Rien n’est “souffert jusqu’au bout” et on doit mettre la main partout. Avec cela elle ne croit pas à la force de la souffrance. Constamment des scènes d’horreur passent devant ses yeux. Elle dit qu’elle pourrait dépasser tous les romans d’épouvante du monde et dispenser à des milliers d’écrivains des motifs dont on pourrait former les récits les plus effroyables. Avec cela, la constante inquiétude : elle devrait persévérer et justement elle ne le peut pas.

 

2 février, la Chandeleur – Le matin, elle voit une fois la Mère de Dieu (avec moi). Puis à la communion elle comprend la fête très profondément, le rapport entre purification, offrande et coeur transpercé. Mais le tout objectivement, en dehors d’elle-même. Elle voit un instant le ciel, mais aussitôt elle s’y voit elle-même et elle se dit : “Cela doit être une méprise, je ne suis pas à ma place ici”. Sur quoi elle retombe dans le “trou”.

 

11 févrierJeudi matin, dans sa chambre à coucher, elle a vu à nouveau la Mère de Dieu en larmes. Elle avait d’abord sur sa poitrine un petit garçon décharné et chagrin. Puis elle se leva avec un jeune homme, sur l’épaule duquel elle posa la main. Puis avec un homme, sans contact avec lui. Puis avec un vieillard. Elle pleurait sur eux ou, pour mieux dire, à leur place. Puis Adrienne vit Marie pleurer avec toutes les femmes. Et les larmes des femmes devinrent plus précieuses et plus fécondes par les larmes de Marie. Par là aussi les femmes ressentirent un allégement. Tandis que les hommes ne ressentirent à proprement parler aucun allégement tout au plus un affermissement dans le combat. – Dans la nuit de jeudi à vendredi lui vint un instant le sentiment que le tout pourrait être utile un jour, plus tard. Elle vit une quantité de saints thaumaturges et elle comprit que pour elle aussi il y aurait plus tard beaucoup de “miracles” à opérer. Des guérisons physiques mais qui, plus encore que jusqu’alors, seraient à considérer comme des symboles des guérisons de l’âme et y conduisant. La guérison physique est finalement sans importance. – Le matin elle est de nouveau “appelée” et Marie est de nouveau assise en larmes dans le labo. C’est le troisième jour qu’Adrienne la voit en larmes. Cette fois-ci elle ne pleure plus sur quelque chose de particulier mais sur le monde comme un tout. Et Adrienne aussi ne sent le monde que comme un fardeau démesuré, comme une mer de souffrance, houleuse, et dans laquelle on est emporté. Aujourd’hui chaque fois qu’elle rencontre de la souffrance ou du péché, partout le regard sur l’individuel et le particulier disparaît et il se mêle au général. Pourtant Marie a pleuré particulièrement sur ce qui va venir. Sur l’emprise terrible du péché dans les temps qui viennent; ils seront plus terribles que tout le passé du monde.

 

14 févrierL’après-midi, chez elle; en la quittant je lui donne comme d’habitude la bénédiction, qu’elle ressent comme une délivrance. Au bout d’une heure elle me téléphone qu’elle est libérée (après trois semaines et demie). Quand elle est retournée dans sa chambre, “tous” étaient là et elle avait pu aussitôt prier à nouveau. – Elle me raconta encore une vision qu’elle avait eue auparavant : d’abord le Christ marchant dans une prairie comme dans le dessein de gravir une montagne. En y regardant de plus près, on vit qu’il avait des chaînes aux mains et aux pieds, mais qui ne semblaient pas le gêner beaucoup. Puis un deuxième tableau : le Christ plus grand et plus proche, avec des chaînes plus dures et plus gênantes. Le tableau se faisait exigeant. Troisième tableau : chemin faisant, le Christ passe devant une église. D’abord ce tableau semble signifier l’espérance, l’espérance d’être délivré des chaînes et de recevoir de l’aide pour les porter. Mais tout d’un coup il est clair que le Christ est aussi dans l’église sur l’autel et qu’il se trouve là enchaîné et vivant, dans l’Eglise et par l’Eglise. Adrienne dit que le tableau avait été comme une illustration des pensées de la nuit précédente sur les fausses religions.

 

20 févrierDans la nuit de samedi à dimanche, jusqu’à trois heures du matin, un tourbillon de tableaux : sans cesse la Passion comme un tout, de la première “acceptation” tremblante jusqu’à la mort sur la croix. Mais sans cesse sous un nouvel aspect. Souffert pour de nouveaux buts. Chaque fois on doit redire oui d’une manière toute nouvelle, d’une manière tout autre. Les tableaux sont d’une violence et d’une exigence inouïes, mais seulement à la manière d’un éclair; ils sont aussitôt retirés. Adrienne compare ce genre de visions aux annonces du prochain film au cinéma : quelques tableaux suggestifs sans vue d’ensemble. Elle me demande si elle est déjà dans la semaine sainte. Elle en a de l’angoisse. C’est pour elle comme si le carême était chaque année plus effrayant.

 

2 marsMercredi soir, elle est hors du “trou”. Elle se confesse; elle est dans une grande béatitude. Pendant que je suis chez elle, elle a tout d’un coup à nouveau le regard qu’elle a toujours quand elle voit quelque chose. D’une certaine manière quelque chose de laiteux dans les yeux, avec un sourire indéfinissable. Je l’interroge après coup. Elle dit que Marie se trouvait derrière ma chaise et qu’elle avait posé sa main sur mon épaule. Adrienne pensa tout d’un coup : “Dommage que cette maison ne nous appartient pas!” “Pourquoi?” “On devrait pouvoir en faire une église! Elle appartient tellement à la Mère de Dieu. Elle va et vient ici. On devrait au moins pouvoir ériger une chapelle. Mais non!… Je comprends bien ce qu’elle veut dire. Je dois justement veiller à ce que les gens qui viennent à moi ressentent le plus possible quelque chose d’elle”.

 

7 marsEinsiedeln. Le samedi soir elle dort à Marienheim. La nuit, elle voit constamment la Mère de Dieu en mille tableaux, comme des variations, comme un album, comme un abécédaire de ses vertus et de ses rapports avec les gens, surtout l’amour, inépuisable, le pardon, l’indulgence. – Le matin, je dis la messe à l’autel du Saint-Sacrement. J. sert la messe. Pendant toute la messe, Adrienne voit mes anges derrière moi, grands, et très nettement. Les deux anges de J., derrière lui, esquissés légèrement. Puis quand je distribue la communion – elle avait communié avant la messe -, elle vit de nouveau l’hostie triple et le trinitaire pour ainsi dire en moi en tant que prêtre. A côté de moi se trouvait Marie. Lors de la distribution de la communion, elle ne me vit plus, elle ne vit plus que le Christ qui chaque fois refaisait le geste du don. Le Christ devant chaque communiant, entrant en lui. Elle vit aussi que la communion est une grâce du Christ si unique, si immédiate et si absolue, qu’on devrait construire beaucoup plus sur cette grâce dans la pastorale et dans la direction spirituelle des gens. Elle dit que nous deux, nous devrions nous le promettre sérieusement. – Quand je communiai, elle vit comment Marie près de moi et comme en moi recevait la communion. Ceci fut pour elle quelque chose de tout à fait nouveau: que Marie reçoive le Seigneur en chacun de ceux qui communient, le reçoive parfaitement, tandis que la personne humaine ne le reçoit en quelque sorte que partiellement. Mais la Mère le reçoit pour la personne humaine et pour lui communiquer la grâce de la communion afin pour ainsi dire que rien de cette grâce ne soit perdue. Elle garde en quelque sorte la grâce pour la personne en question pour la lui apporter quand elle en aura besoin. Supposons qu’un homme soit sans péché quand il reçoit la communion mais que, une heure plus tard, il commette un péché véniel, par exemple par une parole dure, et que, une heure plus tard encore, dans ses relations avec d’autres personnes, il ait besoin à nouveau d’une totale pureté, Marie lui transmettra à nouveau à cette heure-là la grâce de la communion du matin. C’est comme quand un tout petit enfant dans les bras de sa mère reçoit de quelqu’un une orange. La mère la donne à garder à l’enfant, mais elle veillera elle-même à ce que l’enfant ne la laisse pas tomber. Et finalement elle mangera l’orange elle-même parce que l’enfant est encore trop petit pour cela, et pourtant elle le mange pour ainsi dire pour l’enfant. (“Ici, dit A., l’exemple commence à boiter”). – L’après-midi, après avoir fait beaucoup de musique ensemble, elle fut poussée à aller à l’église brièvement. Elle y monta seule et elle eut une grande vision. Après avoir prié brièvement à ses intentions, elle leva les yeux par hasard vers la coupole, mais elle ne la vit pas parce que toute l’église était remplie du haut en bas : sur les nuages et entre eux d’innombrables anges et saints, et au milieu le Seigneur lui-même. Le tout d’abord comme un tableau vivant. Puis on voit comment le tableau devient vivant : c’est un hommage énorme du ciel devant le Seigneur, “adoration”, une adoration intime et une inclination de toutes les âmes. Mais cette adoration n’est rien de passif. C’est comme si tous les saints retournaient au Seigneur à partir des actes qu’ils avaient accomplis pour lui : dans un retour au principe de tous les actes, au principe qui accomplit tout par eux. Retour pour puiser à nouveau de la force, du « réconfort” et pour rendre compte en vue d’une nouvelle mission. Adrienne comprend davantage que le ciel n’est pas une absence d’activité mais une activité intense dans et pour l’Eglise terrestre.

 

Wengernalp, de la mi-mars au début avrilAdrienne se trouva dans un temps d’attente gris avant la Passion, ainsi que le montrent les lettres. Peu de visions seulement, une fois la Mère avec les maisons sur le bras, comme si cela devait commencer bientôt.

 

Jours après Pâques – Tous ces jours-ci, souvent la Mère de Dieu, des anges, saint Ignace. Celui-ci de nouveau à sa construction. Elle se sent très étroitement unie à lui. – Elle partait un jour en voiture quand elle eut soudain le sentiment que quelqu’un voyageait à côté d’elle depuis un long moment. C’était un peu inquiétant. Était-ce une autre voiture? Elle ne le savait pas bien. Finalement elle regarda de côté : c’était saint Ignace qui l’accompagnait et qui riait avec son visage félin comme un conjuré mais de telle sorte qu’elle sentait en même temps qu’il prenait part à l’aventure, qu’elle n’était pas seule. – Récemment pendant les prières du mois de Marie à l’hôpital, elle vit dans la chapelle la Mère de Dieu dans une beauté rayonnante et cela non comme une “beauté inaccessible” ainsi que souvent dans le passé, mais vraiment d’une “beauté ravissante”, si bien qu’on pouvait s’en éprendre dans un sens tout à fait pur.

 

22 maiComme je voulais lui donner la communion à la chapelle, en y entrant elle tressaillit un peu. Elle dit plus tard : “Saint Ignace se trouvait dans le coin, et il avait devant lui une quantité d’hosties (comment il les tenait, elle ne le savait pas) qu’il classait aussitôt. C’était des hosties après la communion. Celles qui avaient été mal reçues ou reçues indignement, dans lesquelles le Seigneur était bafoué, il les rendait au Seigneur. Adrienne dit que c’est difficile à expliquer; une sorte de médiation, de compensation et de détournement du jugement. Marie aussi, qu’elle n’avait pas vue tout d’abord, y participait. Elle entourait pour ainsi dire chaque hostie et la transmettait.

 

23 mai - Vision au sujet de saint Ignace. Adrienne s’éveille le matin : dans sa chambre il y a partout de grandes et de petites bougies. A environ cinquante centimètres les unes des autres. Comme sur un grand candélabre. Ignace se trouve là à côté et il lui commande d’allumer ces bougies, mais toutes d’un coup. “Comment cela doit-il se faire?” “Et de plus avec une seule allumette”. Mais, objecte Adrienne, même si on se dépêchait terriblement, les dernières seraient déjà à moitié brûlées avant qu’on arrive à la dernière. Ignace sourit finement et souffla légèrement. Soudain toutes furent allumées. Adrienne dut en rire et dit : “C’est le même truc que pour les aiguilles”. Ignace rit également et dit : “Exactement, c’est le même truc”. – Une autre nuit Adrienne était au ciel avec tous les saints et tous attendaient l’arrivée de la Mère de Dieu. D’abord on était là simplement et ensemble. Puis tout se transforma en une attente unique. Quand Marie parut, elle remplit tout le ciel d’une joie inexprimable. Elle vit là aussi entre autres la grande Thérèse.

 

24 maiLa nuit, saint Ignace apparut d’abord. Il était comme un capitaine qui fait voir des exercices à sa troupe; la troupe doit les exécuter après lui. Il demanda à Adrienne de le faire à sa place. Adrienne essaya. Cela allait à moitié. Elle se regarda elle-même pour voir si elle faisait bien. A cet instant elle se trompa. Ignace interrompit aussitôt : “Non, cela ne va pas. Tu ne dois regarder que Dieu. Jamais toi-même”. – Puis il présenta une foule de petits anges qui étaient terriblement joyeux. “Des angelots culbuteurs”, dit Ignace. “Ceux-là ne se soucient pas non plus de savoir s’ils sont saints ou non”. Plus tard apparut la Mère de Dieu. Elle avait autour d’elle une sorte de cour, une sorte de suite royale. Adrienne pouvait en être. Elle s’arrêta ici dans son récit. “C’est vraiment trop beau, dit-elle, pour qu’on puisse en dire quelque chose. Si je disais : on est dans l’intimité de la Mère de Dieu, cela ferait trop grossier. Mais c’est dans cette direction”. Puis il lui fut signifié ce que sont la grâce et l’élection par Dieu, et que personne ici ne se soucie de savoir où se trouve la limite entre les saints et les autres. Elle retrouva alors tout à fait la paix.

 

28 mai - Ce jour, beaucoup de visions. Elle voit Marie chaque jour. Presque toujours accompagnée d’anges. - Saint Ignace : Adrienne trouve que c’est un “homme horrible”. Il est toujours celui qui pousse, qui même fait courir, qui ne laisse aucun repos. Et quand on commence à faire quelque chose, il dit d’un ton supérieur que ce n’est encore rien. Et quand on voudrait vraiment y mettre la main, qu’on est prêt à tout et qu’on brûle d’agir, il refroidit à nouveau le tout et il se moque presque de ce zèle et pense : “Toujours sans se presser!” ”On ne peut tout simplement rien faire bien pour lui ”.

 

3 juin, AscensionAdrienne s’endormit vers le matin et elle se réveilla au ciel où toute souffrance était évacuée et où l’on préparait la venue du Seigneur. Des anges et des saints étaient là, et Marie aussi préparait la venue. “Cette dernière chose est étrange, pensa Adrienne, et on ne peut pas comprendre que Marie qui sur terre pleure le départ du Seigneur, prépare en même temps au ciel sa réception. Mais il en est ainsi. Nous comptons toujours avec le temps. Mais là-haut il n’existe pas. Et cependant là-haut aussi tout s’est passé un jour; là-haut aussi il y eut un jour une Ascension, une résurrection, un jugement…” Adrienne dit : “Quand je mourrai, vous allez sans doute continuer à vivre et pourtant je ne serais pas étonné de vous rencontrer là-haut”. – Pour la préparation il y avait là beaucoup de gens simples qui participaient d’une manière simplette et insensée en façonnant des couronnes de papier sans valeur. Mais quand le Christ fut là, tout fut changé. Même ce qui était sans valeur devint beau et reçut un sens. Il y avait là des fleurs magnifiques. Surtout des lis splendides qui avaient un parfum incroyable. Adrienne comprit que la grâce du Seigneur peut tout transformer : elle est comme une réalité invisible, un parfum, une atmosphère, qui change les choses, crée autour d’elle une proximité et un amour singuliers. Elle comprit aussi que nous pouvons demander au Seigneur d’une manière tout immédiate une grâce pour les autres et qu’elle est accordée par lui de manière tout aussi immédiate, et quelque chose alors se réalise qui ne se serait pas fait autrement. – A l’église, elle vit comment tout tendait vers le ciel. Les tableaux des fenêtres du chœur semblaient comme voler vers le haut. Et le Christ, après le sermon, bénissait le prédicateur dans un mouvement qui entraînait vers le haut.

 

17 juinElle a vu Marie plusieurs fois. D’abord comme mère avec l’enfant, les maisons, la chapelle. Puis deux fois avec un grand bouquet de roses. C’était en partie des boutons, en partie des roses à moitié ouvertes, en partie des roses pleinement épanouies. Marie distribuait les fleurs : l’un recevait une rose épanouie, un autre un bouton, le troisième un pétale de rose. Plus elle distribuait, plus grossissait le bouquet jusqu’à ce que finalement elle disparut derrière et qu’on ne vit plus que les roses. – Vers le soir alors qu’elle passait en voiture dans les rues, elle vit le Seigneur qui marchait derrière trois jeunes membres de l’Armée du salut se dirigeant vers leur local avec leurs instruments pour les y entretenir. Le Seigneur semblait dire : “C’est certes une secte et une partie seulement de la vérité. Mais pourtant je puis être ici parce qu’on me cherche vraiment”. Adrienne arrêta sa voiture pour regarder les visages des jeunes. Deux d’entre eux parurent assez communs, mais le troisième était profond et pensif.

 

20 juin, fête de la TrinitéDans la nuit encore une fois un tourbillon d’angoisse où tout semble s’enfoncer. Angoisse pour tout, par exemple aussi de tomber dans les péchés les plus graves par sa seule existence, uniquement par le fait qu’elle ne les empêche pas et donc y consent. J’étais chez Karl Barth. Elle était dans une telle peine qu’elle voulut m’appeler là au téléphone après minuit, mais elle y renonça quand même. Puis cela cessa. Elle dormit brièvement. Le matin elle se réveilla et tout était beau, même si c’était en même temps lourd : elle vécut à nouveau la démesure de cette fête. Ignace fut là un court instant, toujours avec une aune, mais sans mesurer. Il semblait très occupé. Adrienne lui dit sans ménagement quelques paroles énergiques : qu’il doit enfin réellement aider. Ignace fit comme si lui-même avait déjà les mains pleines. – Puis tout d’un coup “tous” furent là. Une grande procession d’anges et de saints en l’honneur de la Trinité. Tous portaient des symboles trinitaires. Marie avait un châle de trois sortes de blancheur éclatante, qu’elle portait d’abord en main et qu’elle mit ensuite sur elle. “On voyait par là, dit Adrienne, combien elle-même appartient à la Trinité, elle pouvait se parer de la Trinité. La petite Thérèse tenait trois fleurs en main : rouge, blanche et bleue, qui ensuite se réunirent et dont sortit un unique bouquet de roses. Dans le cortège, Adrienne vit aussi la grande Thérèse. Elle était inquiète, ardente, soucieuse de ses enfants sur terre. C’était comme si elle avait voulu descendre encore une fois pour dire quelques petites choses à ses carmélites. Augustin aussi était là. Lui aussi soucieux : au sujet de la Parole, pour qu’elle ait plus de force sur terre. Il est si souvent cité mais sans effet. Et les choses simples qu’il a dites et pensées sont alors perdues. Les anges portaient des flambeaux à trois branches dont les lumières confluaient toujours en une seule. – Adrienne m’expliqua comment la Trinité des personnes est d’abord contemplée en tant que telle, puis comment apparaît l’unité et on reconnaît que le Fils et l’Esprit aussi sont le seul Dieu alors qu’auparavant on avait en quelque sorte “sous-estimé” leur divinité. Le Père les reprend pour ainsi dire en lui après la distinction, mais sans que disparaissent les personnes. – Quand Adrienne entra dans l’église Sainte-Marie, tout le sol était comme couvert de “règles de mesure jetées là”, tout à fait réelles, si bien qu’elle eut du mal à passer entre les règles. Il y avait des règles de mesure de toutes sortes, des petites et des grandes. Beaucoup ressemblaient à des règles ou à des mètres. C’était des règles de mesure que les chrétiens avaient cherché à poser : ce qu’ils voulaient apporter, la mesure de leur disponibilité à ce que Dieu veut, la perfection fixée et prévue par eux, etc. Comme s’ils disaient à l’Eglise : Tu as besoin d’un capital de cent francs. Je suis prêt à y contribuer pour cinquante centimes. Puis à cause de cette façon de mesurer, ils furent désespérés et ils avaient rejeté les mesures par pusillanimité et désorientation. – Dans le chœur, il y avait une croix géante. Et elle aussi très réelle, une croix trinitaire. Adrienne vit comment la grande poutre verticale désignait le Père, les poutres transversales le Fils et l’Esprit qui apparaissaient d’abord comme distinctes mais qui ensuite étaient comme reprises en connexion et en unité avec le tronc. Par la suite, les poutres transversales désignaient les chrétiens et plus exactement les “instruments”, ceux qui se mettent totalement à la disposition de Dieu et de l’Eglise. Eux aussi étaient d’abord comme distincts, puis comme inclus en Dieu. Pendant la messe, la croix n’était plus là. Mais quand Adrienne quitta l’église, elle se trouvait à nouveau dans le chœur comme au commencement.

 

Mardi 22 juin – Adrienne est à Otwil pour l’enterrement de la mère de Werner. Conversation avec des pasteurs protestants. A l’église, le pasteur parle dans son sermon de la Mère de Dieu : “Nous tous qui sommes nés de Marie ». A ce moment-là Marie apparaît dans le chœur, très vaguement et comme dans un nuage; elle sourit.

 

24 juin – Vers le matin elle voit saint Ignace au bord de son chemin. Mais au lieu de travailler à des pierres, il consacre des hosties. Chaque fois qu’il en posait une, le Seigneur était là et alors elle disparaissait aussitôt. Adrienne réfléchissait à la manière dont elle devait m’expliquer cela. Après quelques formulations mal venues, elle dit simplement : “Il transmet le Seigneur aux âmes”. Adrienne reçut alors une bénédiction, mais elle était trop indisposée pour communier aujourd’hui. – Elle vit de plus comment des anges portaient une communion invisible dans le monde entier, à de nombreuses âmes qui ne communiaient pas, également à beaucoup de prêtres. Cette communion était comme un grand cadeau de pardon et d’illumination : des prêtres, par exemple, qui depuis des années avaient sombré dans leurs aises ou dans leur activité reconnaissaient soudain à nouveau le vrai chemin, le don total d’eux-mêmes qu’ils avaient connu un jour.

 

26 juin – Syncopes constantes. Cela va sans cesse à la lisière de la mort. Adrienne dit que c’est chaque fois une grande tentation de demander de pouvoir aller de l’autre côté. Ces syncopes ne sont pas du tout horribles. Elle trouverait “délicieux” de pouvoir passer ainsi. Entre deux elle a de fortes douleurs. Cependant elle en sourit et, entre deux crises, elle me raconte mille histoires avec le visage le plus serein qui soit. Elle a constamment la vision d’anges. A la fin de la soirée elle dit : “Vous vous rendez bien compte qu’ils étaient là toute la soirée?”

 

27 juin – Adrienne a sans cesse des syncopes. Elle vit tellement dans une si grande proximité de la mort qu’elle dit que le monde lui paraît étranger et lointain. Elle voit constamment des anges. Dimanche soir j’étais chez elle. Quand je voulus partir, elle tomba tout d’un coup en syncope. Werner était là. Nous allâmes chercher de la coramine. Elle ne la prit pas, revint à elle au bout de dix minutes et quand Werner s’absenta un instant, elle dit en regardant autour d’elle : “Ils font toujours signe. Il est si difficile de devoir sans cesse se séparer d’eux et de leur dire non”.

 

29 juin – A l’hôpital Adrienne s’était sentie mal. Elle s’appuya au mur parce qu’elle craignait une syncope. Alors Ignace se trouva là tout d’un coup et il fit un geste comme pour la soutenir. Elle sut alors qu’elle n’aurait pas de syncope et elle continua son chemin.

 

Dimanche 11 juillet – Visite de beaucoup d’anges et de saints. Les anges étaient innombrables. La petite Thérèse. Puis Ignace tout seul avec ses pierres qu’il contemple et touche comme en les bénissant. Puis Marie à côté de lui. Ignace lui tend les pierres ; quand la Vierge les touche, elles deviennent toutes brillantes. Adrienne reconnaît aussi le rapport étroit qui existe entre Ignace et beaucoup de laïcs dans l’Eglise, également et précisément des femmes. Elle dit qu’il est tout à fait faux de soutenir qu’il n’a rien à faire avec les femmes. – L’après-midi elle me demanda de revoir avec elle sa traduction de la petite Thérèse (elle y travaillait depuis longtemps). Nous avons lu et corrigé durant plusieurs heures. La traduction n’était pas précisément bonne, au moins celle du premier chapitre. Nous parlâmes du style trop fleuri : fallait-il l’écarter ou non? Finalement Adrienne dit : “Naturellement ce n’est pas notre style. Mais j’aimerais justement continuer le travail pour bien établir que ce style fleuri a sa place et qu’il est juste et catholique, même si beaucoup de choses ne sont pas à notre goût. Pendant le travail, à un certain moment, elle regarda longuement du côté de la terrasse, elle était distraite, puis elle dit en riant : “Mais c’est éreintant”; elle se leva, alla sur la terrasse, revint. Puis elle dit : “Ils étaient de nouveau tous là, toute la compagnie du matin. Je suis allée voir combien il y en avait encore à droite et à gauche parce que je ne pouvais pas les voir de la chambre. Cela ne m’étonnerait pas qu’ils aient emporté quelques pois de senteur (qu’elle cultivait dans des pots). Au milieu, il y avait la petite Thérèse. Celle-ci regarda un instant le travail. Elle paraissait heureuse et semblait fleurie comme son style. Mais tout à fait ravissante. Ignace également y jeta un long coup d’œil”. Quand je partis, elle dit : “Ils vont vous accompagner. Vous savez, au fond nous avons reçu infiniment, une grâce débordante. Si seulement on pouvait la distribuer toute la journée!”

 

Vers le 15 juillet – Elle a dit récemment à Werner qu’elle voyait des anges. Cela s’est fait comme si ça allait de soi et elle en a parlé longtemps. Werner fut intéressé et amical.

 

Du 18 au 25 juillet – Durant toute la semaine, qui pour l’extérieur ne fut pas facile, elle vit souvent Marie et d’autres saints, mais dans le lointain et comme au-dessus d’elle à une hauteur inaccessible. Dès le soir de son retour d’Einsiedeln, elle vit deux fois Marie, très loin, grande et à distance, comme reine du ciel. Elle fut étonnée que les deux choses puissent se trouver l’une près de l’autre : tant de proximité humaine et puis à nouveau cette distance.

 

20 juillet – Elle me parle encore un peu d’Einsiedeln, de sa visite à l’église le dimanche après-midi. Dès la maison de J., en bas, Marie et Ignace étaient venus la chercher. Plus ils approchaient de l’église, plus nombreux se faisaient les accompagnateurs, anges et saints; à la fin, dans l’église, ce fut une troupe incalculable. Marie n’était pas du tout la première. Elle était parmi les autres. La chapelle des grâces semblait à ce moment-là ne pas exister. C’était comme si on la traversait parce que Marie justement était au milieu des autres. Adrienne resta un moment debout à regarder. Puis lui vint à l’esprit qu’elle n’était pas là pour savourer mais qu’elle était venue pour prier. Elle s’agenouilla sur le dernier banc et elle voulut dire un Magnificat. Mais elle ne le connaît pas très bien par coeur. Elle dit que ce n’est pas à proprement parler sa prière. Il est trop rayonnant, trop céleste. Sa prière, sa fonction, le lieu qui est le sien, c’est le “Suscipe”. Elle dit donc cette prière. – Puis elle vit Marie devant elle dans l’église tenant sur elle un long rouleau qui était entièrement écrit. S’y trouvaient les missions, les personnes, qui devaient être touchées par Adrienne (par nous). Certaines de ces missions étaient accomplies, mais d’autres, plus nombreuses, ne l’étaient pas encore. Marie demanda à nouveau si Adrienne était tout à fait résolue. Il y a tant de possibilités de quitter ce chemin. Et cela même sans faute. Adrienne attesta chaudement (pour nous deux) que nous le voulions sérieusement. – Quand elle sortit de l’église, ce fut de nouveau la grande procession qui se perdit peu à peu au fur et à mesure qu’elle s’approchait de la maison de J., mais sans que la séparation fût difficile ou douloureuse. Les derniers à la quitter furent Ignace et Marie.

 

30 juillet – C’était la nuit dont Marie avait dit à l’avance qu’il devait s’y produire certaines choses précises dans le monde. Adrienne était très inquiète. Souvent elle tendait l’oreille et regardait longtemps devant elle, tendue. “N’entendez-vous rien? Cette énorme inquiétude dans le monde. Il y en a bien plus qu’on se l’imagine. Cette nuit sont prises d’énormes décisions dont on ne connaîtra peut-être la portée que beaucoup plus tard”. Il s’agit, m’explique-t-elle, de la reconstruction du monde. Est-ce que ceux qui délibèrent là ensemble feront une place à Dieu ou non? Est-ce que tout ne sera qu’égoïsme et intérêt? Ou bien est-ce qu’on pense là à Dieu même sans le connaître et sans le nommer?

 

31 juillet – Quand je la quittais dans la nuit précédant la fête de saint Ignace, l’angoisse l’envahissait totalement. Elle ne put plus tenir dans sa chambre, passa dans toute la maison, de la cave à travers toutes les pièces pour trouver un endroit où elle serait à l’abri du démon. Finalement elle aboutit sur l’aire en ciment. Puis elle se dit que cela ne pouvait pas continuer ainsi, elle réveillerait toute la maison. Elle retourna dans sa chambre, l’angoisse dura jusqu’au matin. Puis elle dormit un peu et se réveilla libérée. Ignace lui apparut pour sa fête et comme cadeau nous donna de ses pierres. Adrienne me dit par la suite comme en passant : “Du reste, je dois vous dire qu’Ignace ne porte jamais son auréole”. Je dus rire et le lui demandai ce que cela voulait dire. Elle me dit : “Je ne l’ai jamais vu avec une telle lueur”.

 

Dimanche 1er août – Le matin, lors de la messe à l’hôpital Sainte-Claire, toute la chapelle remplie d’anges. Ignace aussi est là. Adrienne parle de lui avec toujours plus d’amour et de chaleur. C’est un ami très fidèle et très sûr qui ne laisserait personne en plan. “Et il peut prier avec une intériorité merveilleuse et avec énergie. Il prie beaucoup pour le pape et la hiérarchie”. L’histoire avec l’auréole qu’il ne porte pas est plus qu’une simple plaisanterie, ainsi que je l’apprends maintenant. Ignace lui a expliqué que s’il n’a pas cette auréole, c’est parce que beaucoup de gens comprennent et acceptent mieux son métier s’il apparaît sous l’aspect de sagesse humaine plutôt que sous celui de sainteté. Il ajouta avec une légère ironie : une auréole convient bien aux bénédictins, aux dominicains et aux chartreux. Elle appartient à leur fondateur comme à leur nature. Chez les jésuites par contre il en va autrement. (Que ces dits d’Adrienne soient “authentiques” ressort du fait qu’Adrienne avait oublié le troisième des ordres cités; je lui proposai plusieurs noms, mais ce n’était pas cela. Puis je dis : “Est-ce que ce sont les cisterciens?” Elle demanda : “Qui les a fondés?” Je répondis sottement : “Saint Bruno”. Elle hésita et dit : “Oui, Bruno est le fondateur auquel je pense, mais ce ne sont pas les cisterciens”).

 

Un lundi au début d’août – “Une très belle journée”. Le matin, un grand nombre de saints : Marie, Ignace, accompagné pour la première fois de François-Xavier, la petite Thérèse, la grande Thérèse, Cécile (celle-ci, merveilleuse et “mystérieuse comme la Joconde”), Augustin et un grand nombre d’autres. Elle me parle longuement de cette visite et me décrit le caractère de chacun. Elle en vient à reparler de saint Augustin. Elle s’étonne qu’un si grand esprit puisse avoir dans le caractère quelque chose de si hésitant, de mesquin en quelque sorte. Elle dit qu’il est étrange comme sous la grâce le caractère demeure pour ainsi dire inchangé. On peut pratiquer des vertus, on peut s’exercer à ce qui est contraire à son caractère si bien qu’extérieurement on paraît un autre, mais la marque fondamentale demeure. – Adrienne dit que le jour de la fête de saint Ignace elle l’a vu avec tous les saints de la Compagnie de Jésus. Elle connaissait Canisius depuis longtemps. L’essentiel en lui est sa force absolument uniforme qui se maintient sans à-coup ni secousse. François-Xavier par contre a dans son enthousiasme quelque chose de plus changeant, et Ignace lui-même est plus proche de lui que Canisius. Lui, a ses périodes de dépression. Elle n’avait pas remarqué François-Xavier dans le passé. Quand elle voit beaucoup de saints, c’est comme dans un lieu où se trouve une grande compagnie : on passe à travers la foule et l’attention ne s’attache qu’à l’un ou à l’autre. Elle avait aussi Stanislas bien en mémoire. – Adrienne a parlé longuement aujourd’hui de ses visions. Il y a des périodes, dit-elle, où elle n’a qu’à penser à quelque chose pour le voir, la Mère de Dieu par exemple. Auparavant, cela allait pour elle de soi, elle le savait sans y réfléchir, presque dans son subconscient (bien qu’elle n’aime pas ce terme). Ce n’est que depuis sa rencontre avec le P. Schnyder qu’un problème se pose à elle. Auparavant il ne lui serait pas venu à l’esprit qu’il pouvait y avoir ici quelque danger. Durant des visions de ce genre, elle avait une discrétion qui allait tellement de soi que l’idée ne lui venait pas de demander ou de provoquer la moindre chose. Mais depuis cette rencontre, elle doit pour ainsi dire user de ce tact consciemment. Elle comprend maintenant qu’on peut soi-même dépasser les bornes sans remarquer tout de suite que le diable pourrait s’en mêler. D’abord imperceptiblement, puis plus fort chaque fois qu’on a goûté son pouvoir sur Dieu jusqu’à ce qu’il ait pris le dessus. A présent, elle voit cela nettement. Mais elle n’a jamais eu le moins du monde la tentation de demander à quelqu’un de venir, de le convoquer.

 

6 août – Le jour de la fête de la Transfiguration, elle dit ceci : A l’heure où elle a vu le Seigneur transfiguré, elle a vu en même temps qu’après cela on peut voir comment tout homme apparaîtrait s’il était transfiguré par la force du Christ. Ceci avait été une expérience particulièrement heureuse. – Plusieurs apparitions de la Mère de Dieu. Elle voit le caractère tout à fait personnel de son amour. Les chrétiens, dit-elle, la considèrent comme si éloignée, et considèrent son amour comme général et abstrait, et pourtant elle aime chacun en toute proximité, naturellement et d’une manière tout à fait personnelle.

 

8 septembre – Nous nous rencontrons à Einsiedeln. Après le surmenage des dernières semaines, elle est un peu refaite, de très bonne humeur, comme toujours à Einsiedeln. Elle voit constamment la Mère du Seigneur, comment celle-ci par exemple sur la place devant l’église caresse une femme qui passe, puis comment elle se présente à une vieille, etc. Puis Adrienne la voit soudain aidant partout dans le monde. Une fois encore le matin dans la chapelle des grâces, Ignace aussi est présent. Lors de la distribution de la communion, elle saisit le rôle du prêtre : tandis qu’à la consécration, le Christ seul agit et qu’un mauvais prêtre ne peut pas troubler son action, lors de la communion le prêtre donne aussi quelque chose de lui-même au croyant dans l’hostie. – A Vitznau, peu de visions. Une fois elle vit la Mère de Dieu, très grande, dans la direction de Gersau, avec les mains étendues et un geste de bénédiction, sur le lac.

 

20 septembre – Son anniversaire. Le matin, la Mère de Dieu et Ignace avec une grande troupe d’anges. Les relations d’Adrienne avec la Mère sont toujours plus confiantes. Elles lui sont devenues aussi nécessaires que la respiration. Je lui montrais récemment un livre : les “Fragments” de Tersteegen. Elle me le rendit en me faisant remarquer qu’elle en avait lu deux pages et qu’elle en avait eu assez. Je lui demandai pourquoi. “Il y manque tellement la Mère. Je croyais d’abord que cela irait, mais ensuite cela me parut comme des os épars sans colonne vertébrale, de beaux restes d’un monde qui avait été autrefois catholique d’une manière vivante”. – A la consultation, la Mère de Dieu est là constamment. Aujourd’hui commence la nouvelle neuvaine.

 

21 septembre – Elle passait en voiture sur le viaduc menant à l’église Saint-Paul. Là, elle vit, très grande au-dessus de l’église, comme une promesse, la Mère de Dieu. Elle comprend que partout où il y a quelque chose du Christ, la Mère aussi est là, même si on ne le veut pas. Quand elle rentra place de la cathédrale, elle vit la cathédrale et l’église Saint-Paul enveloppées ensemble comme dans une même promesse.

 

Après le 11 octobre – A nouveau beaucoup de visions. Sans cesse la Mère en larmes. Adrienne voulut dire le chapelet pour la nouvelle neuvaine dont elle était chargée, mais elle dut y renoncer parce que chaque mot amenait aussitôt une vision de souffrance qui n’était pas supportable. Dans la nuit du 16 au 17 octobre elle s’endormit mais elle se réveilla par suite d’une violente altercation dans sa chambre. Ignace se trouvait là et se disputait violemment avec un grand et solide gaillard à qui il donnait très brutalement son avis. Pour finir il lui donna un coup dans l’estomac et dit à Adrienne avec un clin d’œil ironique: “Bon! Maintenant tu peux continuer avec lui, il connaît à présent mon avis”. Adrienne ne connaissait pas l’homme. Je lui demandai si c’était un homme réel ou un symbole, le représentant d’une mentalité. Adrienne dit : “Les deux”. C’est la mentalité du pédant supérieur qui en toutes choses a une réponse toute prête, qui peut arrondir tous les angles, sur lequel on n’a pas de prise avec des arguments parce qu’il épointe le meilleur. Je lui demandai : Est-ce que ce n’est pas M.? Elle me regarda stupéfaite, c’était comme si elle avait reçu un coup au coeur. Elle se souvint d’une photo que je lui avais montrée un jour. Adrienne dit que ce n’était sans doute pas une mission directe de souffrir pour lui, maintenant. Peut-être Ignace avait-il voulu la renvoyer à une autre rencontre ultérieure. – Je ne sais pas avec certitude s’il s’agit bien de M.

 

18 octobre – Durant ces nuits, elle ne cesse de voir la Mère de Dieu dans l’affliction. Une fois, elle la voit sur un chemin de montagne qui devient toujours plus dangereux. Elle trébuche et dérape. On pense toujours qu’elle va tomber. Chaque fois c’est une peur nouvelle, mortelle. Une autre fois, elle voit la Mère qui, à Nazareth, cherche le Fils. Elle sait dès le début que viendra un jour la catastrophe, qu’il lui sera arraché. Et elle tremble dès maintenant pour lui. Quand, enfant ou jeune homme, il s’éloigne pour un temps et ne rentre pas à la maison, la pensée lui traverse chaque fois l’esprit que ce pourrait être déjà maintenant.

 

26 octobre – Jour gris mais sans la grande angoisse de la semaine dernière. Le matin, elle vit Marie inclinée vers Dieu dans l’adoration et la prière de demande : une demande infiniment pressante pour de grandes choses. Elle désire tellement que de toute son âme et de toute son existence elle n’est plus que prière. Pour Adrienne qui voit cela, c’est une invitation immédiate à être ainsi totalement prière devant Dieu. Mais c’est si douloureux qu’elle ne le peut pas.

 

Samedi 30 octobre – Toute la nuit elle a réfléchi sur les monastères et sur le monde, et elle a rédigé toutes sortes de notes. Avec cela des voyages et une vision constante de plaies. Tout lui semble être plaie. Elle voit Marie avec la plaie au coeur, puis avec les sept glaives, d’abord comment ils sont plantés dans le coeur puis retirés en laissant derrière eux un vide infiniment douloureux, beaucoup plus douloureux que lorsqu’ils étaient dans la plaie. Et puis sans cesse le glaive et le vide, le glaive et le vide. – Vision : la plaie au côté du Seigneur comme ce qui contient tout, étant donné que les mains du Seigneur sont clouées et fixées de sorte qu’elles ne peuvent plus embrasser.

 

1er novembre - Toussaint. Adrienne est dans une grande béatitude. Plus heureuse que jamais, dit-elle. Durant la nuit, au ciel au milieu de tous les saints et des anges. Elle me décrit ensuite brièvement les sens du mystère de la fête : comment les saints nous donnent le Christ et Dieu, ils sont comme les lunettes par lesquelles nous nous approchons de Dieu, nous pouvons le voir. – Durant la journée, raconte Adrienne, elle fut une fois touchée par un ange. Elle ne savait pas qu’il y avait des contacts de ce genre. C’était comme si elle avait perçu une réalité avec des sens tout nouveaux, rendant infiniment heureux.

 

4 novembre – A la Chaux-de-Fonds pour l’enterrement d’un oncle. Elle revient morte de fatigue après s’être allongée là-bas même pendant une heure dans l’épuisement le plus extrême. La nuit dernière et durant toute la journée elle fut occupée avec une vision de tours qu’elle me raconte lentement et par bribes et qui est vraiment subtile et compliquée.

 

5 novembre – La vision des tours continue tout le temps et s’approfondit de plus en plus. Adrienne me raconte encore beaucoup de détails à ce sujet, surtout sur la signification des tours. Je ne comprends pas très bien. Elle dit qu’on devrait inventer une nouvelle langue pour expliquer cela réellement.

 

17 novembre – Durant la journée, elle a plusieurs visions dont elle dit qu’elle n’y comprend rien. Le sens des premières n’en était pas clair non plus pour moi. Elle vit une prairie. Dedans, une ronde de petits enfants. Les enfants disparaissent; à leur place, de petits diables qui imitent la ronde. Les diables disparaissent. Marie marche dans la prairie. La prairie brûle, se dessèche, se change par la pluie en une tourbière, plus rien n’y poussera. Puis encore une fois une prairie : des adolescents jouent au ballon. Leurs anges gardiens se tiennent derrière eux. Les jeunes se rassemblent pour parler. Quelques diables apparaissent derrière eux, quelques-uns seulement. Les anges s’effacent, les diables s’emparent des jeunes. Ceux-ci s’effacent, puis également les diables. Marie revient dans la prairie. Elle se dessèche, devient ensuite une rivière qui la submerge totalement. Il est dit : Plus rien ne poussera dans ce champ, mais la rivière peut irriguer les champs d’alentour. Puis encore une fois la prairie avec des jeunes filles qui sont assises ensemble. A nouveau les anges gardiens puis les diables qui s’en emparent; Marie cette fois reste à la lisière de la prairie desséchée. Finalement, dans la prairie, un couple, tendre et sérieux. Leur enfant, tout petit. Le diable vient et regarde l’enfant, les parents s’effacent, l’enfant grandit, Marie apparaît et emporte l’enfant dans ses bras.

 

Dimanche 5 décembre – Avec Adrienne à Einsiedeln. Le “trou” profond cesse soudainement quand Adrienne est assise dans le train. Nous montons en voiture à l’église le soir à 7 H. Toute la place est pour Adrienne couverte du manteau de la Mère de Dieu, un voile qui est tout entier et non divisé et pourtant encore partagé entre d’innombrables personnes. Je m’agenouille un quart d’heure avec Adrienne sur le dernier banc; pendant ce temps, Adrienne a la vision d’innombrables saints. Elle n’en a encore jamais vu autant, dit-elle. J’étais agenouillé à une certaine distance d’elle. Après coup, Adrienne me dit : “Avez-vous senti que la Mère de Dieu a été agenouillée un certain temps entre nous et qu’elle a prié avec nous? Notre prière était comme recueillie par la sienne”. Ignace était tout proche. Puis nous nous dirigeons vers la maison de J. à travers la place enneigée. Je trébuchai un peu sur la neige glissante. Adrienne remarqua comment Ignace, qui marchait à côté de moi, me regardait exactement comme un homme et faisait un mouvement comme pour me retenir, avec un visage qui disait en quelque sorte : “Qu’est-ce que tu fais là?” – Einsiedeln. Les visions continuent toute la journée pour Adrienne. Elle vit totalement dans le ciel. Mais la plaie saigne, comme toujours à Einsiedeln. Quand J. est là, elle est très silencieuse et cela pour ne pas se trahir par une parole, ainsi qu’elle le dit après. Cela lui demande un effort d’être présente sur terre. Le soir nous allons encore une fois à l’église. Quand nous montons en voiture : sérieuse crise cardiaque : la lance. Elle sait qu’elle doit retourner dans le “trou”. Elle a vu à Einsiedeln le “trou” qui vient et elle l’a accepté avec joie maintenant qu’elle en connaît le sens.

 

8 décembre - Durant la nuit, la Mère comme lors de la première apparition il y a trois ans : avec le tablier bleu. Cette fois-ci le tablier avait tout autour de très fines franges, d’une sorte de soie écrue, elles étaient toutes tressées et formaient d’innombrables pompons. La Mère dit : il y aura encore beaucoup plus d’enfants que de pompons à son tablier. Adrienne vit ensuite comment le tablier bleu s’élargissait en une sorte de crinoline et se divisait en différentes parties qui, là où elles touchaient la terre, se transformaient en un enfant qui s’agenouillait devant elle et priait.

 

Jeudi après le 8 décembre – Adrienne est toujours en grande félicité. Également une vision incessante. Elle ne peut pas penser à la Mère ou à saint Ignace sans les voir. C’est d’en haut qu’elle vit totalement dans la vie d’ici-bas.

 

Samedi après le 8 décembre – Vendredi après la consultation, alors que, fatiguée, elle se trouvait à sa fenêtre, elle vit le ciel devenir d’un orange toujours plus clair. Il se forma une ellipse toute dorée et dedans apparut Marie. Son manteau s’élargit; sous son manteau il y avait aussi bien l’enfant, sous la forme de femmes agenouillées, que la grande politique de ces jours-ci. Adrienne voit aussi un rapport entre les deux.

 

3. Souffrances imposées et souffrances spontanément offertes, stigmates, « trou », désolation

 

Dimanche 17 janvier – Adrienne a beaucoup à souffrir : les plaies du coeur sont de nouveau ouvertes et saignent; le lundi il y eut constamment des coups de lance qui lui trouèrent la chemise. Je la vis le soir tressaillir plusieurs fois, bien que comme toujours elle s’y entendît pour se maîtriser. A sa consultation, beaucoup de travail et très énervant; avec cela le sentiment d’une faiblesse totale. A la maison, de nouveau des scènes qui se multiplient, les soucis du ménage et mille autres affaires.

 

21 janvier – En revenant de la consultation, Adrienne voulut travailler. Se fait alors entendre une voix qui semble exiger avec dureté qu’enfin maintenant cela avance avec l’enfant. Adrienne se tient d’abord toute disponible en expliquant qu’elle est prête tout simplement à faire la volonté de Dieu mais qu’il veuille bien faire connaître sa volonté. A peine avait-elle dit cela qu’elle fut comme balayée dans le “trou”. Ce qu’il en résultait était l’exigence de la foi nue. Es-tu prête à renoncer à l’espérance? “Oui! Mais laisse-moi l’amour!” Non. Il faut renoncer aussi à l’amour. Tout faire comme si on n’avait plus d’amour et de telle manière qu’on ne reçoit des autres aucune sorte d’amour. “Mais si on n’a pas l’amour, on ne peut rien faire!” Si. On doit tout faire malgré cela comme si on avait l’amour. Es-tu prête à comprendre la communion et à la recevoir comme la grâce de la participation aux souffrances du Christ et comme rien d’autre? Ni consolation, ni communion, ni avec les hommes ni avec Lui? Mais une nue participation à la croix? Et donc la solitude. Non une solitude comme on se la représente : rochers, glaciers, étendue et ciel, mais une solitude stricte et réellement privée de toute consolation et même de la jouissance de la solitude? Une solitude à la lisière de l’enfer. Es-tu prête à cela? Pendant ces questions, Dieu n’était plus que dureté. Son amour ne semblait plus être qu’une loi, une loi punissante, une loi d’airain, de diamant. “Aucune dureté terrestre, dit Adrienne, ne peut exprimer sa dureté. Dormir par terre serait un doux lit par contraste. Il n’y a pas la moindre possibilité de s’adapter à cette loi. On ne peut que l’accepter avec un oui aussi dur et aussi fait d’airain ». Adrienne se mit à genoux et récita un “Suscipe”. Ce fut le plus dur qu’elle ait jamais dit. Ce fut surtout l’abandon de l’intelligence qui lui sembla le plus douloureux. Ne plus aimer lui sembla presque facile en face de cette non-compréhension, de ce renoncement définitif à son propre jugement sur le juste et le faux, sur ce qui était sensé et insensé. Elle vit tout à fait concrètement la possibilité de mener une vie totalement dénuée de sens uniquement pour obéir à Dieu. Elle vit sa sublimité infinie par-delà toute folie de l’intelligence humaine et de tout jugement humain. Quand elle eut dit ce “Suscipe”, il y eut un tournant. L’absolue dureté de Dieu disparut et son amour devint visible. D’abord lui seul, sans un regard sur le monde. Cet amour de Dieu était identique à la dureté de la loi.

 

22 janvier – Le matin, d’abord encore un grand sentiment de bonheur. Elle mit quelque chose par écrit parce que la veille elle ne s’était pas exprimée clairement. Puis intérieurement, c’est la nuit totale : l’angoisse dure jusqu’au soir. Il s’agit des prêtres et des “attentistes”, c’est-à-dire de ceux, innombrables, qui attendent à présent la fin de la guerre et de la catastrophe pour se tourner ensuite à gauche ou à droite. Parmi eux elle voit aussi des prêtres qui sont prêts à mourir pour Dieu et à devenir martyrs au cas où il y a un Dieu; et au cas où il n’y en a pas, rien n’est perdu. En face de tout cela, l’exigence d’un engagement total au lieu de ce partage perfide!

 

23 janvier – Les mains saignent à nouveau, la tête fait mal à éclater. Elle se tient la tête dans les mains pendant qu’elle parle et ne fait que dire : “Je ne sais pas ce qui va se passer avec cette tête, il va se passer quelque chose”. Avec cela aucune possibilité d’atteindre Dieu, uniquement solitude horrible. “Je vous raconte cela comme si c’était une histoire. Et en vérité c’est la plus terrible réalité! Si du moins on savait qu’ici et là il y a un homme qui sait aussi pourquoi!” – L’après-midi vers quatre heures elle m’appelle au téléphone dans la plus grande angoisse pour que j’aille la voir. J’y vais et je la trouve avec une grande plaie entre les yeux. Elle s’est ouverte peu auparavant, elle a beaucoup saigné et elle est encore maintenant toute fraîche et pleine de sang. Adrienne est dans la plus grande angoisse. Je cherche longuement à la tranquilliser et à la fortifier. Elle dit : “Je ne crois pas que j’ai de l’angoisse pour moi. Je ne suis pas en cause. Mais je ne crois vraiment pas! J’ai de l’angoisse pour le monde. Cela paraît si important, mais c’est pourtant comme ça. Pour l’Eglise, pour les prêtres, pour l’enfant, pour tous, pour tous ceux qui se perdent”. Elle tremble de tout son corps et se tient la tête de douleur. Les mains et les pieds lui font aussi extrêmement mal. Elle raconte qu’à la consultation elle a vu une femme qui voulait interrompre sa grossesse. Adrienne parla du catholicisme. La femme dit qu’elle ne croyait plus depuis longtemps à des bêtises de ce genre, Dieu merci. Elle est mariée à un protestant. Adrienne dut la laisser partir. Au retour, en passant le pont sur le Rhin, la foi lui revint un instant. Elle avait le sentiment que quelque chose tout d’un coup était résolu, que l’enfant ferait un pas. Puis il lui sembla soudain, dans l’escalier chez elle, que quelque chose avait changé à son front. Dans la salle de bain elle vit le sang qui lui coulait sur le visage. – Constamment durant cette heure elle me pria de la donner à Dieu et cela irrévocablement, car elle ne pouvait pas aller plus loin et elle n’avait plus accès à Dieu. Elle me pria instamment de le faire à sa place. “Le tout est une grande méprise, dit-elle, que Dieu m’ait choisie, moi, la plus pécheresse de toutes les créatures”.

 

Dimanche soir 24 janvier – Toute la journée dans l’angoisse et l’éloignement de Dieu. Par angoisse elle ne vint même pas non plus à la messe parce qu’elle craignait tellement de se trouver dans la foule, parce qu’elle craignait le sermon et tout d’une manière générale. En plus de cela une sévère crise cardiaque. Elle me décrivit son état comme suit : il lui semblait qu’elle était enterrée vivante, sans espérance et sans perspective d’avenir. Elle était comme dans une sombre caverne de la pierre la plus dure et la plus noire. Cette pierre était l’incroyance du monde. Elle était enterrée dedans. Elle savait certes que sa foi de naguère aurait été capable de traverser cette incroyance, de dissoudre la pierre la plus dure. Mais justement cette foi lui était dérobée. Elle n’avait plus aucune espèce d’espérance ni d’amour et elle était sûre d’être perdue éternellement. D’une étrange façon, le souvenir de sa foi ancienne et la conscience de son “incroyance” actuelle couraient parallèlement sans se toucher. Mais sa foi ancienne ne lui était d’aucun secours. Elle cherchait à se cogner la tête à ce caveau parce que peut-être la douleur que cela lui causerait pourrait lui fournir une issue. Mais elle savait qu’il était impossible de ne jamais pouvoir en sortir. – Elle disait aussi que, dans cet état, elle avait expérimenté d’une étrange manière l’immortalité de l’âme, non seulement parce que ses souffrances étaient si insupportables que l’âme serait morte ou insensibilisée depuis longtemps au cas où elle pourrait mourir. Mais encore d’une autre manière : “L’âme vit quand même pour une grande part de communion, elle est enfoncée dans une communion avec la plus grande part d’elle-même. Cette communion lui est maintenant totalement retirée. Il ne lui reste plus que la partie de l’âme qui se distingue de toute autre, elle est comme un moi négatif. D’habitude, pour vivre, ce moi a besoin constamment d’un apport de vie, d’amour, de pensée, aussi bien de Dieu que des hommes. Maintenant cet apport est interrompu; il ne reste qu’un moi nu, laissé totalement seul, sans que Dieu ou un homme s’en soucie encore. Malgré cela il ne meurt pas mais il demeure éternellement dans cet état d’enterré vivant qui coïncide avec celui de l’angoisse ». – L’étrange double conscience – incroyance absolue et conscience de la foi ancienne – la conduit aux formules les plus paradoxales. Ainsi elle dit : “Si maintenant je croyais (mais justement je ne crois pas!), je dirais que ma foi est plongée dans l’incroyance du monde. Je dirais que je suis angoissée pour le monde parce qu’il n’est pas près de Dieu. Mais je ne peux pas dire cela parce que moi-même je ne sais pas s’il y a un Dieu”. Son angoisse, elle l’appelle “sans nom” au sens propre parce qu’il n’y a rien à quoi elle serait comparable. Elle est quelque chose qui n’appartient pas à ce monde et en sépare tout à fait. Elle peut dire aussi que maintenant elle est seule avec Dieu et que c’est terrible. Oui, on peut le dire de cette manière bien que naturellement elle ne sache pas s’il y a un Dieu. Tout le reste est parti. Il n’y a plus de Christ ni de Mère de Dieu ni de saints ni d’anges, et tous les hommes sont loin.

 

25 et 26 janvier – L’abandon se poursuit tout aussi fort. Lundi la plaie du front saigne pendant toute la consultation. Elle peut difficilement travailler, doit constamment s’essuyer, faire des pauses. Avec cela de vrais cas concernant des problèmes religieux : elle doit conduire des gens à Dieu et elle le fait comme mécaniquement. Elle dit : “ Il serait si facile de se mettre pour tout à la disposition de Dieu si seulement on savait qu’il y en a un. Mais il est impossible de s’adresser de toute son âme à un Dieu dont on ne sait pas s’il existe. C’est quelque chose de faux et de mensonger. Bien sûr si vous me dites que cela sert à quelque chose, je veux bien rester”. – Je lui demande si elle voit un rapport entre son état et l’enfer. Elle dit : “Oui, sûrement. C’est une absence de foi, sans l’espoir de pouvoir croire à nouveau un jour. Mais si je savais que je pouvais épargner cet état à quelqu’un, même si ce n’était qu’une seule personne, je voudrais bien rester toujours ici”.

 

26 janvier – Pendant un instant, il lui semble voir dans cet état une tâche, un sens. Puis tout disparaît de nouveau aussitôt, et maintenant c’est son propre péché qui se détache très fort. Elle voit toute sa vie comme une unique chaîne de trahison envers Dieu : elle s’est constamment refusée tout en l’assurant de son amour, elle a constamment dormi, c’est une tiédeur qui est bien pire qu’un péché déclaré. “Maint péché qui peut paraître petit aux yeux du confesseur est souvent aux yeux de Dieu infiniment grand. Croyez-moi : je suis réellement la plus grande pécheresse! N’est-ce pas que vous me croyez telle? Vous devez le croire! Je le sais, bien que je ne puisse me comparer à personne; je ne veux comparer à cela la faute de personne. Et de savoir que le sens de toute cette souffrance est réduit à néant parce que je suis si pécheresse est une nouvelle et terrible souffrance”.

 

Après la consultation elle me demande d’aller chez elle parce qu’elle ne peut plus le supporter. Elle a rarement fait cela. Chaque fois que je la quitte, elle va jusqu’à me promettre qu’elle veut tout supporter. Elle se sent par là en quelque sorte davantage liée. Elle le fait par “convenance humaine” quand font défaut tous les autres motifs. – Elle parle de deux grosses tentations : la première était de “se détourner de ce Dieu, de lui tourner simplement le dos puisqu’il me tourne le dos, qu’il ne m’aime plus et que je ne puis plus l’aimer parce qu’il m’a retiré l’amour”. La deuxième tentation est d’aller voir John Staehelin (à l’hôpital psychiatrique) et de se faire enfermer pour la nuit avec une garde-malade, avec des somnifères et un diagnostic clair. Ce serait si soulageant d’être déclarée folle. Elle pense qu’elle en est tout près. – Elle dit: “Le Père s’est détourné, et avec lui tous les autres aussi. Car c’est seulement dans le rayonnement de l’amour du Père que nous possédons le Christ, Marie et les saints ». Cependant le mardi soir elle a une vision de Marie. Bien qu’elle ne lui procure pas de joie, elle a quand même un instant la conscience qu’ils sont encore là.

 

27 janvier – Toute la journée dans le “trou”. Pendant la consultation, la plaie du front saigne à nouveau; c’est extrêmement gênant. Des gouttes tombent même sur la feuille de maladie. Avec cela constamment la double conscience : elle cherche à conduire les patients au Christ et pour elle-même elle ne croit pas en Dieu. Mais elle sait qu’il ne peut en être autrement à présent. – La grande tentation serait aujourd’hui de tout faire simplement d’une manière mécanique, de considérer les patients comme des numéros et des cas sans âme. Au fond les hommes ne méritent pas mieux. C’est simplement ridicule qu’un Dieu meure pour cette racaille. “Qu’on nous fourre donc en enfer et qu’on n’en parle plus”, dit-elle. Elle éprouve un dégoût pour les âmes. “Comme quand on a avalé trop de sucreries et qu’on ne peut plus les voir”, elle s’est gavée de l’amour des âmes. A la consultation elle voudrait ne plus rien mettre de son âme dans ce qu’elle fait. Ce serait comme cela beaucoup plus facile; justement pour son coeur qui va souvent si mal en raison de sa participation intérieure! Mais elle n’a pas le droit de faire cela et elle ne le fait pas non plus. – Récemment, chez le Professeur Henschen, le coeur avait de nouveau beaucoup saigné et il avait taché tous ses sous-vêtements jusqu’aux bas.

 

Du vendredi 29 janvier au mardi 2 février – Le “trou” dure sans interruption. Le samedi tout entier est vraiment le samedi saint avec une foule de visions de l’enfer. Elle voit constamment chez les hommes et chez toutes ses connaissances le mal par lequel ils favorisent la puissance de l’enfer dans le monde et en ce temps. Avant tout, une sorte de volonté cachée d’être méchant, de vouloir blesser, une absence d’amour. C’était pour elle comme si chacune de ses connaissances lui présentait une petite bouteille de poison concentré et qu’elle dût les boire jusqu’au bout les unes après les autres.

 

2 février, la Chandeleur – La nuit, elle a maintenant le plus souvent de très fortes douleurs. Souvent elle est assise toute la nuit au pied de son lit, la couverture sur elle, parce que le fait d’être couchée lui donne de trop vives douleurs. Alors elle sent de nouveau “la croix dans le dos”. La plaie du front, qui était si visible, a disparu de nouveau soudainement; Adrienne dit: “comme enfoncée de force à coups de marteau”, si bien qu’elle souffre davantage encore qu’avant. En tout cela elle garde patience. Elle dit seulement de temps en temps que cela ne peut simplement pas continuer ainsi. Elle me demande : “Croyez-vous que je doive rester éternellement dans ce ‘trou’?”

 

10 février – Elle sent d’une certaine manière, comme elle dit, une proximité effrayante entre Dieu et l’enfer. Si elle savait où la Mère de Dieu se tient cachée, elle essaierait de l’avertir. Et également mettre les saints et aussi le Christ en garde contre ce Dieu qui est si juste et rien que juste. Elle est d’une certaine manière “douloureusement étonnée” de ce Dieu qui n’est que sévérité, de le rencontrer alors que la rédemption a déjà eu lieu. “Cela sent l’enfer dans son voisinage”. – Pendant des intuitions sur le monde d’en haut, demeure toujours pour Adrienne elle-même la tentation du blasphème. Et c’est comme un reste de bienséance qui la retient de s’emporter contre Dieu, de ne pas lui tourner le dos avec mépris (”s’il existe”, ajoute-t-elle toujours). Cette bienséance lui semble être seulement humaine, pas vraiment religieuse.

 

11 février – La souffrance ne cesse d’augmenter encore, s’approche sans doute de son maximum. C’est une démesure qui n’est plus guère supportable. Pour la raison que le tout doit être souffert dans l’incroyance et qu’il cause par là une horrible scission de toute la personnalité. Pendant qu’Adrienne sait pertinemment qu’elle est damnée, pendant qu’elle pense voir le non-sens de sa souffrance, elle rédige des notes sur Marie et travaille aux statuts de l’enfant. – Angoisse et dégoût dominent toute la journée. Elle ne se voit pas seulement perdue elle-même, mais le monde entier. Le monde lui semble comme un esquif sur le Niagara. Avec cela le sentiment que si on avait peut-être commencé plus tôt, si on avait fait autrement dans les premières années – quoi, elle ne le sait pas -, on n’en serait pas arrivé là. Mais à présent c’est inéluctablement trop tard. Comme dans une mine où beaucoup d’hommes sont ensevelis; on creuse fiévreusement pour les libérer. Mais on a un instrument qui indique que l’eau monte dans la galerie et qu’il est presque trop tard quoi qu’on puisse faire. La propre damnation d’Adrienne n’a plus guère d’importance. Il serait ridicule d’en parler. Cette damnation serait prise en compte évidemment si elle servait à quelque chose. Elle a bien plutôt le sentiment d’avoir augmenté encore la folie de l’humanité par sa “manie religieuse”, qu’elle est donc coupable de ce que les hommes ont peur de l’enfer et même pèchent pour aller en enfer. – Aujourd’hui elle n’a plus aucune sorte de joie pour ses capacités humaines, pour sa profession, etc. Il n’est plus question de cela non plus. Il ne reste plus que des “impossibilités”. – Le matin, au lit, elle a toujours une soif horrible. Une soif d’eau, de prière, d’amour, de pureté : le tout ne fait qu’un. Elle pourrait sonner pour avoir de l’eau mais elle ne le fait pas, ce ne serait pas convenable. – Elle souffre encore beaucoup. Il s’agit maintenant de quelque chose d’incompréhensible qui serait à formuler à peu près comme ceci : “Le monde est damné au cas où il ne…” Un délai est laissé, une condition est posée. Mais elle ne sait pas de quoi il s’agit. Que doit-on faire? Que peut-on faire pour échapper à la ruine? Ce qui précédemment déjà avait valu pour Bâle seul (”La ville va à sa ruine si…”) concerne à présent le monde entier. – Elle se plaint d’être au bout de ses forces. « N’est-ce pas que la prochaine fois vous me mettrez en garde contre le ‘trou’! Ma vie tout entière ne consiste qu’à faire un effort sur moi-même et sans cesse à faire un effort sur moi-même. Ne plus avoir une volonté propre. Ne plus jamais se reposer un instant. Je devrais dormir à proprement parler dix à douze heures, et à présent je dors en moyenne de une à trois heures! Je suis comme une machine avariée, surmenée, devenue folle! »

 

20 février – Le tableau du Christ en croix la poursuit partout, il s’impose à elle avec une force absolue de devoir aimer, il lui semble simplement déchirant. C’est comme si la peau la plus intime lui était retirée, “celle qui adhère le plus “. Les plaies du côté sont toutes irritées au maximum. Elles saignent en partie. La plaie du ventre également est ouverte.

 

28 février – Je lui recommande Mlle G. Il ne lui manque plus sans doute qu’une offre. Elle le fait aussitôt, et aussitôt commencent les douleurs aux mains, aux pieds et à la tête.

 

2 mars – Dans la nuit qui a suivi la confession, elle est aussitôt de nouveau dans le “trou”, et précisément pour tous ceux qui ne se confessent pas. Ceux qui ne connaissent pas ce bonheur et qui pourtant devraient se confesser.

 

5 mars – Angoisse. On n’est pas seulement abandonné de tous mais aussi de soi-même. On ne se connaît plus. On n’a plus de passé. Rien là-dedans qui serait reconnaissable. Seulement un sol étroit de présent. Avec cela l’attente constante d’une catastrophe imminente. Chaque fois que la porte s’ouvre, que le téléphone sonne… Mais ce n’est pas une catastrophe précise sous laquelle on pourrait se représenter quelque chose, par exemple un tremblement de terre, un coup de pistolet ou quelque chose de ce genre. Toutes les occasions concrètes sont incluses dans une unique angoisse qui englobe tout. Ce n’est pas une angoisse “sensationnelle”, justement parce qu’on ne peut pas lui donner de forme. Qu’elle soit imposée, Adrienne ne le voit plus. – Puis cela se change en une nouvelle forme : une angoisse qui ne lui appartient plus, qui est trop grande pour être son angoisse. Avec cela, le Christ est pour elle comme irréel, une “histoire”, une idée. Cette irréalité est un tourment particulier. Par instants émerge soudain comme un éclair que le tout est réalité, et cet éclair fait plonger la vue dans un tel abîme qu’il se ferme aussitôt parce qu’on ne pourrait pas le supporter longtemps. L’angoisse est alors de nouveau absolue, non adaptée. Ses lisières et ses coins ne correspondent pas aux lisières et aux coins de l’âme qui la “porte”. – Adrienne se fait l’effet d’être suspendue à un abîme, agitée de-ci de-là par la natte dans le vide, heurtant de la tête le mur du rocher tantôt d’un côté tantôt de l’autre.

 

Les notes du Père Balthasar concernant la semaine sainte 1943 se trouvent dans « Kreuz und Hölle » I, p. 51-67.

 

Deux jours après Pâques – Elle est de nouveau dans le “trou”. Elle a vu Marie voilée : il y a encore tant à souffrir qu’on doit recommencer tout de suite.

 

2 juin, veille de l’Ascension – Pour la première fois depuis Pâques elle est de nouveau profondément dans le “trou” et toute perdue. Elle est poursuivie par le péché du monde. Ne voit dans les hommes que des pécheurs. Voit en tous qu’ils se dressent contre la grâce, qu’au fond ils ne veulent pas se convertir parce qu’ils préfèrent leurs plaisirs passagers à l’éternité qu’ils écartent et masquent jusqu’à ce qu’ils aient imposé leur volonté. Il s’agit la plupart du temps de bagatelles, mais leur manière de penser n’en est pas moins laide : il n’y a ici aucune distinction entre péché grave et péché véniel. Au contraire : le péché véniel semble presque encore plus minable que le péché grave, parce qu’on sacrifie ici l’éternité à une babiole. Adrienne est totalement dégoûtée, elle voudrait ne plus jamais avoir à faire avec un pécheur. – La soirée fait partie des plus horribles que j’aie vécue avec Adrienne. Toute la journée elle n’avait vu que des abominations. Une sorte de galerie apocalyptique de tableaux. Maints tableaux tout à fait compréhensibles, d’autres uniquement atroces et surtout effrayants, comme si les figures menaçantes n’étaient là que pour la chasser dans une profonde angoisse. Cela commença par un sentiment général d’angoisse et d’oppression : pour le clergé, pour les protestants, plus tard pour la Suisse pour laquelle elle souffrit une angoisse terrible. “Jusqu’à présent je ne savais pas qu’on pouvait tant aimer sa patrie”, dit-elle. Puis pour l’Eglise en général. Puis tout devint visionnaire et apocalyptique. Elle vit des feux éclater partout, des tremblements de terre, des monstruosités et des figures grimaçantes. – Le matin, lors de sa communion dans la chapelle Sainte-Claire, quand le prêtre leva l’hostie, tout vacilla autour d’elle comme dans un tremblement de terre général, une sorte de fin du monde. Et la petite hostie était là comme quelque chose de totalement sans défense et livrée aux forces du monde et de l’enfer. La demande aurait été d’offrir à l’hostie un refuge dans son coeur. Mais Adrienne se sentit manquer de force pour cela et ainsi tout devint effrayant, y compris la communion. Quand ensuite elle passa dans les rues en voiture, les flammes du péché jaillissaient des maisons. Dans la Leimenstrasse, elle vit monter du N° 47 une sorte de fumée, pas un vrai feu. “La maison à côté brûlait du moins vraiment, même si c’était à cause du péché. Sur le 47 on devrait un jour vraiment verser du pétrole”. – La plaie du coeur saignait constamment. La nuit précédente, la plaie du front avait également beaucoup saigné et le matin tout le linge était taché de sang. Emma fit la chambre et demanda à Adrienne si elle l’avait vu. Elle dit toute honteuse, comme prise sur le fait : “Bon! Mettez cela tout de suite à la lessive”. – Puis le soir, épouvantables crises cardiaques. Elle gémissait de douleur. C’est comme si on lui retournait et lui tordait le coeur. Le front, les mains et les pieds lui faisaient également fort mal, d’une manière particulièrement angoissante. La nuit, elle avait vu le coeur du Christ au milieu d’un tumulte de batailles et de fin du monde. Le coeur très grand et battant et travaillant paisiblement tandis qu’à côté le sien était torturé à l’extrême. On aurait dit : tant que le sien aime, le coeur du Christ peut opérer tranquillement.

 

Elle arriva en grande angoisse. Dans sa chambre, il y avait des serpents et des figures grimaçantes, et à l’intérieur d’elle-même une pure angoisse. “Habituellement, pensa-t-elle, je ne serais pas effrayée ainsi par ces figures grimaçantes”. C’était des péchés qui se montraient de la sorte. Puis du feu dans tous les coins de sa chambre, puis du sang. Elle dit : “Sang des martyrs dans lequel tout baigne…” Cela avait été pour elle une inquiétude. Elle pensait à Friedmatt (l’hôpital psychiatrique) ces dernières semaines. Avec cela, absence de foi, éloignement de Dieu, conscience de la damnation éternelle. “J’avais essayé d’aimer mais maintenant il est trop tard. Vous comprenez combien cette Ascension est triste? Demain il s’en va et il laisse le monde derrière lui! Personne ne veut savoir quelque chose de lui. Le monde ne semble pas sauvé. Pas un sur mille ne tient vraiment à Lui. Et ainsi il doit se taire. Et puis l’insécurité parce qu’il ne peut plus bâtir lui-même son Eglise et qu’il doit la mettre entre les mains des hommes”. Tout à coup elle cria très fort (c’était la première fois que je l’entendais ainsi) et regarda dans un coin, pleine d’épouvante : “Non, non, pas cela. Cela ne peut pas se faire”. Je demandai ce qu’elle voyait. “Maintenant ils torturent aussi la Mère. Ils se moquent d’elle et lui montrent toutes ces abominations”. Adrienne vit comment des femmes, des chrétiennes, conscientes, venaient à Marie comme pour la piétiner. Elles ne reconnaissent pas son mystère, elles seraient contentes qu’elle n’ait aucune place et elles cherchaient à l’écarter totalement. Sociétés mariales, mois de Marie, mais qui sont si égoïstes qu’à aucun prix ils ne voudraient admettre le mystère de Marie. – Puis à nouveau : “Voyez-vous là?” “Où?”, demandai-je. “Là dans le coin; non, partout maintenant. Comme une danse et un tourbillon”. Elle voyait des foules de gens qui dansaient ensemble dans des voiles noirs jusqu’à ce qu’ils y soient totalement empêtrés. C’était des péchés. Mais les gens croyaient que c’était des voiles multicolores et comiques. – A un certain moment, elle sortit dans le laboratoire pour boire un peu d’eau. Elle revint effrayée : “Dehors, là où la Mère de Dieu s’était assise, c’est maintenant plein de serpents et de figures grimaçantes, c’est très dense”.

 

Vendredi avant la Pentecôte – Elle est dans le “trou” le plus profond. Elle se sait de nouveau damnée. Elle est triste à mourir au sujet du monde. “Comme j’aurais voulu aimer Dieu. Mais maintenant c’est fini”. Je lui dis qu’après-demain c’est la Pentecôte. “Cela, je ne le sais pas, dit-elle; le présent est éternel”. Elle voit la croix devant elle. D’abord la croix vide, sans le Seigneur. C’était horrible à voir. Puis elle vit le Seigneur suspendu sans la croix. C’était encore plus insupportable. “Vous devez m’aider, m’implorait-elle, car je suis ici en dessous aussi à cause de vous… J’ai certes tout assumé. Ce ne sont plus des péchés grands et tout ronds comme auparavant, mais les plus petites infidélités sont plus horribles, beaucoup plus douloureuses, parce qu’elles sont justement très sérieuses”. Elle me regarda implorante et profondément triste, m’adjurant de ne plus pécher. Elle souffrait surtout pour le clergé.

 

Pentecôte - La Pentecôte ne fut pas très joyeuse. Le matin, elle reçut un coup d’épingle, l’après-midi elle subit une scène. Intérieurement elle était heureuse, mais elle vit son énorme responsabilité qui n’était aucunement proportionnée à ses forces. La nuit précédente, elle avait pris la discipline pour “faire quelque chose”. Quand elle commença à se frapper, chaque coup la brûla comme un feu jusqu’au plus intime de l’âme, une douleur tout à fait surnaturelle qui lui fit pousser des cris. Elle s’arrêta au bout de quelques coups, s’assura que personne dans la maison ne pouvait l’entendre et elle continua à se frapper. Son dos ensuite lui brûla tellement qu’elle ne put se coucher dans son lit et elle se remit donc à genoux. Puis elle se dit tout d’un coup : “Tu t’agenouilles uniquement parce que c’est plus confortable pour toi”, et elle se remit au lit. Le matin de la Pentecôte, elle se réveilla à nouveau comme les années précédentes dans un grand feu. “Ce n’est pas tellement à proprement parler le feu de l’amour, dit-elle, que la libre force de Dieu qui prend possession avec autorité”.

 

18 juin – “Trou” profond, angoisse et abandon. Constamment des tableaux de la Passion, du Mont des oliviers à la croix. Commun à tous est la “démesure” qui fait sauter tout le cadre humain de la souffrance. Et ceci avec des variantes toujours nouvelles. Elle-même est introduite dans cette démesure : elle se plaint à nouveau que c’est une exigence démesurée absolue. Et ce qu’elle ne supporte pas, c’est premièrement de voir la souffrance du Christ; et deuxièmement surtout pas la moindre comparaison entre sa souffrance à elle ou celle de l’humanité avec la souffrance du Christ.

 

Samedi, fête du Précieux Sang – Elle a quelques heures très difficiles, tellement qu’elle pensa aller jusqu’à Genève où je me trouvais pour deux jours. Elle vit et entendit couler et goutter le sang du Christ. C’était comme une offre constante : tu es un pécheur mais je veux souffrir pour toi et, par mon sang et ma souffrance, tu peux devenir pur. Veux-tu recevoir mon sang? La chose terriblement difficile qui était demandée était de dire oui à la souffrance incommensurable du Christ. Le pécheur doit consentir à être sauvé sur ce chemin et sur nul autre. Mais plus difficile encore était de voir comment quelques personnes cherchaient à conclure avec le Seigneur une sorte de compte subtil; ils lui disaient pour ainsi dire : “Nous avons compassion de toi, nous te proposons un compromis. Tu n’as pas besoin de souffrir. Et nous alors, nous aurons l’avantage de pouvoir rester dans notre péché dans lequel nous nous trouvons bien”. “Une sorte de pensée d’humanité, dit Adrienne, qui est encore beaucoup plus répugnante que la conduite de ceux qui font souffrir le Seigneur”.

 

6 juillet – Recommencement de la Passion. Angoisse et abandon. L’angoisse est si grande que le moindre mouvement la plonge dans l’effroi. Si, au lit, elle vient dans un endroit frais, elle pense toucher un serpent. Elle se sent entourée de diables de partout et, intérieurement, elle a perdu toute foi, toute espérance et tout amour. Elle est extrêmement fatiguée et tombe plusieurs fois en syncope. Une fois aussi à l’hôpital, après avoir fait trop de visites de malades.

 

13 juillet – Hier matin, le stigmate de la main saigne à nouveau. Adrienne était dans une grande angoisse; elle n’osa pas se lever pour aller à la communion. Vers midi, le saignement cessa.

 

Dimanche 1er août – Mercredi soir. Après deux jours de relative tranquillité (seul le pied droit a saigné pendant toute la neuvaine, bien que légèrement), je suis là encore une fois quand Adrienne tombe dans le “trou” alors qu’elle est en bonne forme. C’est une plongée rapide, sans préavis, dans les ténèbres et l’angoisse; d’abord une angoisse générale et sourde comme prélude à la grande angoisse, puis un éloignement croissant de la foi. Elle me dit que, quand elle s’enfonce dans le “trou”, elle a coutume toujours de dire inconsciemment le credo pour se tenir à quelque chose. Puis elle remarque soudain qu’elle ne peut plus dire l’un des articles du credo. Cette fois-ci, elle s’arrêta devant la résurrection et la vie éternelle. Elle dit ensuite : “Le point fixe qui reste le même dans le ‘trou’ et en dehors du ‘trou’, c’est la conscience absolue qu’il faut aider les hommes”. Seulement, dans le “trou”, cette conscience lui apparaît chaque fois comme de l’hypocrisie ou comme une tentation ou comme chimérique. Elle me reproche doucement de trop peu l’aider et de trop peu la soutenir quand elle est dans le “trou”. C’est très vrai car je sombre la plupart du temps dans une sorte d’irritation découragée au vue de l’impossibilité apparente de l’aider étant donné qu’elle déforme tout renvoi à Dieu et au Christ et qu’elle s’y entend pour les réfuter. Mais elle assure que ce n’est pas vrai qu’on ne puisse pas l’aider, qu’on peut au contraire indiquer la direction de la foi à son incroyance, à laquelle on ne peut pas remédier, afin qu’elle ne tourne pas en révolte, qui est toujours toute proche.

 

15 septembre, fête des Sept douleurs – La plaie du coeur fait fort mal. Toute la nuit et toute la journée une “souffrance de syncope” et en même temps une souffrance de désir qui fait qu’on ne comprend plus ce qu’on cherche encore en ce monde. Adrienne s’attend à devoir retourner prochainement dans le “trou”.

 

Vendredi après le 15 septembre – Dans un “trou” très profond. L’après-midi elle est venue chez moi, toute bouleversée, pleine d’angoisse. Elle n’est restée que peu de temps. Je lui ai conseillé d’aller à la chapelle. Elle y est allée; là, la même chose se répéta plusieurs fois. Un instant l’angoisse disparaît, oubliée. Adrienne s’offre à nouveau : “Fais avec moi ce que tu veux”. Au même moment elle est replongée dans l’angoisse plus fortement qu’avant.

 

Après le 15 septembre – A Vitznau, la plante du pied gauche a commencé à faire mal. Au début, on ne voyait pas ce que c’était. Cela faisait seulement très mal. Maintenant, à Bâle, la douleur augmente tellement qu’elle ne peut plus mettre le pied par terre. Pour la première fois, la plaie est visible à la plante du pied. La plaie traverse tout, comme pour les mains.

 

Du 23 au 25 septembre – Depuis plusieurs jours, le pied gauche lui fait mal d’une manière insupportable. C’est comme si un clou entrait par en dessous. Elle a si nettement l’impression d’une grosse tête de clou dans sa chaussure qui la gêne quand elle pose le pied par terre qu’elle regarde plusieurs fois pour voir si vraiment rien n’est visible.

 

Lundi après le 25 septembre – Angoisse croissante et en même temps apathie croissante dans la foi. Durant la nuit, douleurs au pied. Adrienne est convaincue qu’il doit y avoir un caillou sous la plante du pied. Puis la douleur cesse tout d’un coup. Adrienne sait que le caillou doit se trouver dans son petit sac. Elle l’ouvre tout naturellement, il s’y trouve deux petits cailloux noirs. Elle les met dans le tiroir. Le matin, elle croit avoir rêvé, mais les cailloux se trouvent toujours à la même place. Elle me les donne. Toute la journée, grande souffrance qu’elle peut difficilement me décrire. C’est comme si en elle il y avait quelque chose d’infiniment avide qui, au moment où la foi, l’espérance et l’amour pour Dieu s’éveillent, les saisit et les dévore d’avance et les transforme en leur contraire. En haine contre Dieu, en accusation, en mépris. Dans l’abandon d’un Dieu qui laisse souffrir le monde et Adrienne elle-même d’une manière si sadique. – Le soir, entre cinq heures et six heures, tout à coup un inexplicable cyclone d’angoisse. L’angoisse est si grande qu’elle ne peut vraiment pas me téléphoner pour demander de l’aide. Elle n’aurait pas sorti un mot. Ensuite arrive chez elle Mlle G. qui la couvre de honte pour son égoïsme.

 

Mardi après le 25 septembre – L’après-midi une fois encore la même folle crise d’angoisse. Souper chez Gigon. Adrienne n’a plus rien de correct à se mettre. Elle cherche partout des épingles de sûreté pour fixer un col. Comme elle n’en trouve pas, finalement elle descend pour le coudre. Dans son tiroir elle trouve une foule d’épingles brillantes soigneusement rangées comme il n’y en jamais eu dans la maison. Mais pendant toute la soirée s’accumulent les visions d’épouvante. D’un côté la politique : des conseillers dont chacun est possédé par son lourd égoïsme. De l’autre : les prêtres et leurs péchés. Comment ils tourmentent Marie. Surtout par leur immoralité (car la pureté du prêtre se trouve dans une relation particulièrement étroite à la Mère), par l’indifférence avec laquelle ils prêchent des choses auxquelles ils ne croient pas. Adrienne ne cesse d’essayer de prier, mais à l’instant où une prière se formule, elle lui est enlevée. Elle a en quelque sorte l’impression que cette prière est utilisée pour les choses qu’elle a vues, mais elle se trouve elle-même à côté, vide et impuissante. Puis de nouveau apparaît ce qui est menaçant, énorme et anonyme : comme une inondation qui envahit tout, un feu qui dévore tout, un vacarme qui couvre tout, dans lequel chaque mot est perdu. Une fois elle vit Marie infiniment triste et faible, comme mourante, comme si elle ne pouvait plus continuer à exister en ce monde. Adrienne vint me voir pour chercher consolation. Mais je ne pus guère lui en donner, paralysé que j’étais par ce qu’elle me racontait.

 

Jeudi 30 septembre – Après que le pied gauche  a cessé de la tourmenter, le genou gauche a commencé à lui faire si mal qu’Adrienne peut à peine marcher et il lui est impossible de s’agenouiller après la communion. En se levant, elle crie involontairement. Mais elle dit toujours que ce ne sont que des bagatelles si cela peut être vraiment utilisé.

 

Du 3 au 11 octobre, le P. Balthasar est absent de Bâle. Il mentionne des lettres d’Adrienne dont il ne donne pas le contenu. Le temps de son absence, Adrienne le caractérise comme une sorte de suspension de la souffrance aiguë. Ce fut une sorte d’obscur état de souffrance sans événements particuliers. Elle souffrit d’une impuissance spirituelle générale, une sorte de tiédeur absolue et imposée. Quand le P. Balthasar fut de retour, elle se confessa, communia et retomba aussitôt dans le « trou” proprement dit avec des états d’angoisse épouvantables. C’en était souvent au point que la nuit elle se cramponnait des deux mains aux bords de son lit pour le supporter. Elle claquait des dents et était glacée d’angoisse jusqu’aux os. Une nuit, elle entendit, sans rien voir, les propos des pécheurs : des conversations de tiédeur, de blasphème, toutes les formes de propos pécheurs. Elle-même ne prenait pas part à ces péchés, mais elle les éprouvait comme un fardeau qui lui était particulièrement réservé.

 

18 octobre – Le front saigne à nouveau assez bien, même quand elle est en compagnie. Les mains, les pieds et le coeur lui font très mal. Samedi après-midi, une longue crise. Elle croit mourir; durant deux heures, elle est hors du “trou” et elle peut à nouveau prier. Cela fut certes pénible mais beau.

 

22 octobre – Toute la journée se passe dans une angoisse indescriptible; plus exactement il y a deux angoisses : l’angoisse devant la croix et l’angoisse sur la croix. Les deux sont séparées par un cheveu et s’accroissent réciproquement pour faire une angoisse d’ensemble. Cette distinction des deux angoisses doit à chaque instant être vécue et consommée activement. Adrienne doit être constamment présente d’une manière active dans l’angoisse, il ne lui est pas permis de la supporter simplement avec patience. Elle doit tout saisir et assimiler. – La tête lui fait mal à éclater. Elle la change souvent de côté, mais cela ne sert à rien. Elle perçoit que le Seigneur sur la croix ne savait pas comment il devait tenir sa tête. Chaque fois qu’il pensait qu’une autre position serait bien meilleure, ça allait toujours de pire en pire.

 

23 octobre – Elle me téléphone de sa consultation : que doit-elle faire maintenant? Cela ne va plus; par angoisse, elle ne peut même plus écrire correctement les noms de ses patients. Elle a de l’angoisse pour chaque seconde qui vient et également pour tout le passé. Le jour passé lui paraît toujours doré en comparaison du jour présent. Toutes ses plaies saignent. Hier soir elle avait perdu beaucoup de sang par la plaie du côté. Elle était justement occupée à laver du linge dans la salle de bain quand Werner entra; il l’interrogea longuement sur ce qui se passait. Hier, Mlle G. a fixé continuellement ses yeux sur ses mains. Dans son obéissance volontaire et sa bienséance, elle n’y tient plus. Pouvoir être une fois réellement “inconvenante”! Ce serait peut-être une issue. Prier est impossible. Prier Marie, ce serait comme si on voulait importuner un mourant d’une sotte question. Par suite de la perte de sang d’hier et d’aujourd’hui, elle se sent sérieusement affaiblie, y compris physiquement. Avec cela constamment des visions. Dans un coin de la chambre se trouve, menaçante, une croix nue. – Le soir, extrême faiblesse. Aucun endroit de son corps n’est plus sain. En plus des cinq plaies et du front s’ajoutent les deux épaules, là où s’appuie et s’incruste la croix, le dos où elle sent la croix, les deux plaies suppurantes du ventre (qui ne se sont plus refermées), les cuisses fort enflées et le genou fracturé et enflammé. Pour le coeur, toutes sortes de douleurs; elle a toujours froid si bien que, la nuit, même plusieurs bouillottes n’arrivent pas à la réchauffer. “Tout cela ne serait rien, dit-elle, s’il n’y avait pas les tourments de l’âme et les visions d’épouvante”.

 

26 octobre – Jeudi, en se lavant, elle vit tout à coup briller quelque chose dans la glace, et aussitôt après elle sentit un coup au coeur, si fort, qu’elle perdit presque connaissance. Depuis lors le coeur saigne constamment, très douloureusement et, à chaque mouvement, la plaie s’ouvre à nouveau. La main gauche aussi saigne visiblement surtout pendant les consultations.

 

12 novembreDepuis hier soir, à nouveau dans le “trou” le plus profond. Angoisse, surtout pour l’enfant : il ne va pas naître, il ne trouve pas l’amour – surtout pas chez elle – dont il a besoin pour pousser. Adrienne prévoit le temps horrible qui suivra la guerre. C’est dans cette tempête que l’enfant devra naître. Durant la nuit, elle a vu Marie pleurer sur le monde, sur l’Eglise et sur nous. Elle vit la plaie du côté du Christ et elle dit que le Seigneur a très bien ressenti ce coup de lance comme un ultime outrage. Partout elle voyait des traces de sang : assassinats, exécutions comme otages d’enfants qu’on mettait au mur, et beaucoup de ces gens mouraient sans la grâce. Cependant leur sang se mêlait au sang du Seigneur sans qu’Adrienne comprît comment cela se faisait. Ce qui est sans grâce et la grâce se mêlaient. Dans son angoisse elle ne comprenait rien et pourtant l’exigence catégorique était faite de comprendre ce mystère du sang. Elle me regarda tout à coup et demanda : “N’entendez-vous pas? Ce grondement énorme! Si on regarde à droite, il vient de la gauche; si on regarde à gauche, il vient de la droite. Il n’y a rien à y comprendre”. Je l’encourageais. Elle dit : “Du courage? Ne savez-vous pas que, quand on a de l’angoisse, il n’y a plus de place pour rien dans l’âme à côté de cette angoisse?” Finalement elle se leva péniblement et dit, comme souvent en une telle circonstance : “Je vais partir, cela ne sert à rien. Pouvez-vous me pardonner?” – Tout le samedi se passe dans le “trou” : constante obsession de devoir imaginer un monde sans Dieu, avec une “pure moralité”, avec des idéaux, etc. Ceci est d’autant plus torturant que ce jour-là Adrienne désire de toute son âme pouvoir croire.

 

17 novembre – J’ai dit hier à Adrienne que la retraite après Noël était mise en question. Avec cette préoccupation, Adrienne me demanda une “nuit libre”. Elle utilise souvent cette expression maintenant quand elle veut faire des exercices particuliers de pénitence. Elle regrette la présence de Béguin, étant donné qu’elle ne peut pas se donner la discipline et qu’elle ne peut rien faire d’autre non plus qui fasse du bruit. – Durant la nuit, sentiment d’abandon et d’angoisse. Adrienne se plaint de sa naïveté et de sa crédulité infinies pour qu’elle soit devenue catholique. Toute l’après-midi, doute. Souffrance, “trou” et angoisse. Chaque chose séparée des autres, chaque chose pour soi. Mais elle doit sans cesse tout réunir et rassembler. Cela éclate tout de suite à nouveau en morceaux. C’est comme si elle devait toujours cirer un lino sur lequel vont une foule de gens : à chaque instant il est de nouveau plein de traces de pas. Durant la nuit, elle sent très fort la croix dans son dos. – Quand Adrienne est à nouveau au lit, l’angoisse la tourmente : tout n’est qu’une erreur. Sans cesse elle prend le Nouveau Testament dans le tiroir pour s’assurer qu’il y a vraiment des histoires qui parlent du Christ. Elle se tient à Matthieu parce qu’il est le plus simple. Elle n’ose pas ouvrir saint Jean, elle a l’angoisse d’y rencontrer l’amour et d’être “poussée” par lui à continuer dans l’angoisse. Quand Werner vient la voir, elle a de l’angoisse parce qu’elle sent si fort la croix à ses épaules qu’elle pense involontairement qu’il doit la voir dépasser.

 

Après le 24 novembre – Jeudi. Journée très paisible, calme et reposante. Vendredi : à nouveau dans un trou d’angoisse. Angoisse et vision d’épouvante; une montée et une descente où on ne peut se tenir à rien, même pas au Christ qu’on n’a pas le droit de charger encore étant donné qu’il est déjà surchargé. Le tout n’est pas sans amour, mais extrêmement angoissant. – Après-midi : toutes les plaies sont ouvertes, la plaie du coeur plus grande que jamais. Les mains saignent très visiblement; à la consultation la plaie du front également. A l’hôpital, Adrienne a une syncope dans l’escalier. Puis elle a à faire une petite intervention; pour cela, elle porte des gants; à la fin, ils sont pleins de sang. Elle les enlève, elle ne sait pas ce que la Sœur en pense. A la consultation, il semble qu’il se soit passé une fois encore des choses étonnantes. Cela la remplit d’inquiétude, c’est plus de l’inquiétude que de l’angoisse. Elle ne croit plus à l’enfant qui pourtant dans quelques jours, le 8 décembre, doit être “fondé”. Elle se sent toute proche de la folie; aujourd’hui elle voulait sérieusement aller voir John Staehelin (à l’hôpital psychiatrique).

 

A la consultation, la plaie du front lui faisait tellement mal qu’elle regarda involontairement dans la glace; elle vit alors la plaie grande ouverte en forme de coeur au-dessus des yeux; dans le coeur il y avait une croix. Plus tard en se lavant les mains entre deux patients, elle regarda une fois encore dans la glace; elle vit alors soit la croix dans la plaie, soit la chair rouge et brillante. Mais elle est convaincue que personne d’autre qu’elle n’a vu cela. Cela ne correspondait pas non plus à ce que sa main sentait en touchant la plaie. – Pendant toute la consultation, les diables étaient là, attendant et menaçant.

 

1er dimanche de l’Avent – Dimanche soir. Adrienne n’est pas dans le “trou”; par contre la plaie du côté lui fait si mal que souvent elle peut encore à peine parler. C’est comme si constamment la pointe de la lance lui était enfoncée et qu’elle lui était retournée dans le coeur. Quand on pense que la douleur est maintenant si forte qu’elle ne peut plus croître, l’épaule gauche commence aussi : elle est comme déboîtée (comme lors du dernier vendredi saint). Mais Adrienne est joyeuse de tout ce tourment; elle dit seulement : “Croyez-vous vraiment que cela peut servir à quelque chose? Si oui, cela n’a qu’à continuer tant que la machine le supporte”. Une autre fois, alors que la souffrance devenait insupportable, elle dit : “Si cela continue encore longtemps, il va se passer quelque chose : ou bien je m’en vais, ou bien cela doit cesser”. (En parlant de partir, elle voulait parler de sa mort). – Lundi. Toujours encore le coeur. Durant la nuit, c’était si fort qu’elle devait souvent crier tout haut ou du moins gémir. Maintenant la plupart du temps elle ne peut plus distinguer entre ce qui est angine de poitrine naturelle et ce qui fait partie de la plaie au côté. Les deux s’accroissent réciproquement.

 

Après le 1er dimanche de l’Avent – Pendant tout ce temps, “trou” profond. Adrienne ne dort guère. Elle m’avoue à la fin de la semaine qu’elle a toujours dormi la nuit sur la planche à laver. Elle ne peut plus se coucher par terre à cause de son coeur, alors elle a eu l’idée de prendre la planche dans son lit. Sur la planche elle met le cilice que je lui avais donné et elle par dessus. Plusieurs fois, par pénitence, elle s’est couchée en laissant pendre la tête sur le côté, ce qui était rapidement extrêmement douloureux. Une fois elle en perdit connaissance. Je la pousse constamment à la mesure. Elle répond : quand elle voit toutes les horreurs et toute la misère, quelque chose doit se passer! Cela se fait sans cesse en pur désespoir de pouvoir en faire trop peu.

 

Les 6 et 7 décembre, encore profondément dans le “trou”. Il s’agissait surtout du “péché contre le Christ”. Le péché des élus : Judas, Pierre, l’incrédulité de Thomas; la profanation du Seigneur; le manque d’engagement, le manque de volume de ce qu’on sait; l’action extérieure. A cela s’ajoutèrent de violentes accusations provenant de son entourage. Adrienne pleura. Tard le soir, elle pria pendant une heure. Le “trou” était passé.

 

Samedi après le 8 décembre – Adrienne est fort enrhumée,elle a une bronchite. Malgré cela, elle fait quand même pénitence la nuit, elle ne peut pas du tout dormir à cause de la toux. Pour la journée, elle a trouvé quelque chose de nouveau : elle a mis deux pierres dans une ceinture en caoutchouc et elle la porte autour du corps. Mais les douleurs deviennent insupportables. Quand elle enlève la ceinture, d’un côté la chair est arrachée près de la plaie du coeur, de l’autre il y a une tumeur de la grosseur d’un poing. Adrienne est atterrée et elle ose à peine me dire la chose. Elle promet de ne plus le faire. Le 8 décembre, j’avais parlé aussi de pénitence aux jeunes filles; Adrienne avait tout pris sur elle et elle avait pensé qu’elle devait doubler ses exercices de pénitence. Durant la nuit de samedi à dimanche, elle s’agenouilla une fois de plus pendant un certain temps au pied de son lit, elle en attrapa un lumbago qui, le lendemain matin, lui rendit la marche presque impossible.

 

Après le 12 décembre – Adrienne s’est offerte librement pour retourner dans le “trou”… Elle sait que c’est accepté et elle me dit l’après-midi : « Je vous dis adieu; la prochaine fois, je vous verrai encore une fois dans le trou, cela commencera dès ce soir”. – Lundi. Adrienne dans un “trou” profond, angoisse et abattement, grande lassitude : le tout ne sert à rien. Elle a le sentiment que vis-à-vis de moi aussi elle a trop tendu l’arc, qu’elle m’a entraîné dans des choses pour lesquelles je ne suis pas de taille et elle se sent coupable.

Mardi. Le “trou” se fait toujours plus profond et plus étendu. Le sang du Christ remplit tellement tout qu’elle ne voit plus rien d’autre que ce sang qui l’aveugle de son rouge. Elle doit lutter pour parvenir aux choses, elles se trouvent derrière. C’est un sang qui coule éternellement, mais il coule dans l’éternité. Il n’a pas de direction ni vers le bas ni sur le côté, il coule simplement, sans fin. Mais il s’échappe de la plaie du côté. C’est un sang qui ne se coagule jamais. S’il se coagulait, ce serait la fin, la forme, le terme. Adrienne dit qu’elle sait maintenant aussi pourquoi il y a de l’eau dans ce sang : justement parce qu’il ne peut pas se coaguler et qu’il doit demeurer fluide éternellement. Le front d’Adrienne saigne, plus tard la main gauche, si fort qu’elle doit la panser. Elle est infiniment fatiguée et désespérée. Tout lui paraît compromis. Cela lui semble être comme une tromperie quand elle essaie de conduire les hommes au Christ : ce qui est absolument inadéquat et même totalement absurde. Le Seigneur lui parle à l’intérieur, et au dehors on fait un bruit d’enfer avec des mots. Elle est désespérée aussi pour elle-même: elle devrait enfin en finir avec cette vie désordonnée.

Le mardi soir, elle donne un grand souper avec le Recteur Henschen, Muschg, Béguin et moi. Elle est totalement muette dans sa souffrance. Quand je lui demande comment ça va, elle dit : “N’attirez pas l’attention sur moi, personne ne remarque que je ne suis pas bien”. De fait elle n’a rien mangé pendant ce grand souper, ce que personne n’a remarqué sauf moi. – La main (toujours la gauche) lui fait tellement mal le soir qu’elle examine la plaie. Comme précédemment quand deux petits cailloux durs sortirent de la plaie de son pied, elle peut maintenant retirer de la plaie de sa main un petit caillou noir encore beaucoup plus petit. Le cilice avec deux pierres qu’elle s’était fabriquée et qui l’avait blessée avait provoqué deux tumeurs. A droite, avec la petite plaie, il s’en forme une grande qui commence à suppurer et ne veut pas guérir. A gauche, l’affaire semble s’arranger. Adrienne est consternée de ce qu’elle a provoqué sans me le demander. Elle porte maintenant par nécessité un pansement, mais il ne cesse de se déchirer et il lui cause par là de nouvelles douleurs.

 

4. Événements insolites, prémonitions, guérisons inexpliquées

 

7 janvier 1943 – Adrienne fut appelée tout d’un coup de manière pressante pour une employée de maison du nom de D. chez le dentiste F. Elle était au lit et était très mal. Elle avait de terribles douleurs au ventre. Le côté gauche, on pouvait à peine le toucher. Adrienne la fit transporter aussitôt à l’hôpital Sainte-Claire, puis elle tint sa propre consultation et ensuite elle sortit. Adrienne ne connaissait pas le diagnostic. Elle pensait à une grossesse extra-utérine, mais n’était pas sûre. Elle entra sans préjugé et “tout comme d’habitude”. Elle posa la main à l’endroit et dit seulement: “Bon, maintenant cela va mieux”; elle sortit et fit d’autres visites, ne prescrivit rien et dit seulement qu’elle reviendrait le soir. Le soir, la femme était guérie et elle ne sentait plus aucune douleur.

 

16 janvier – Très fort mal de tête. Mais elle voit de nouveau le sens de sa souffrance. Jeudi, guérison d’une femme du nom de W. qui perdait du sang, qui saignait depuis longtemps si fort qu’elle ne cessait de perdre connaissance à cause de ces hémorragies. Adrienne l’avait examinée et envoyée à l’hôpital où elle l’ausculta ensuite brièvement sans rien prescrire. L’écoulement de sang cessa aussitôt si bien que Sœur Annuntiata, dans le service duquel se trouvait la femme, se demanda pourquoi Adrienne l’avait fait hospitaliser.

 

24 janvier – L’auto électrique se fait depuis longtemps de plus en plus défectueuse. Elle ne se recharge plus et ne fait plus que cinq kilomètres par jour environ. Mlle Z., qui est médecin et qui a acheté le même modèle qu’Adrienne à la même époque qu’elle, a fait une première réparation de deux ou trois mille francs pour le même motif. Mlle Z. annonce à Adrienne qu’une deuxième réparation de quinze cents francs a été nécessaire. Adrienne qui, ces derniers mois, n’a pas d’argent se fait du souci. Car sans voiture elle devrait abandonner ses consultations. Elle remarque maintenant depuis quelques jours que la voiture se remet à rouler normalement et que la batterie est chargée à plein. Comment cela se fait, elle ne le sait pas.

 

11 février – Le mal de gorge, qui devait durer dix jours d’après le Professeur Lüscher et pour lequel il avait prescrit des médicaments, avait disparu au bout de deux jours à l’étonnement du Professeur.

 

2 mars – A l’hôpital, encore une fois la guérison soudaine d’une femme qui perdait du sang.

 

11 mars – A l’hôpital et à la consultation, toute une série de guérisons que je n’ai pas toutes notées. La mère de Mlle Sp., guérie d’un érésipèle facial, une autre femme d’un saignement d’utérus, etc.

 

30 avril et 1er mai – Encore une guérison à la consultation.

 

Jours après Pâques – A la consultation. Une femme W. est venue avec une jambe très enflée, un gros abcès faisait presque éclater la peau. Adrienne pose la main dessus pour tester la température. Elle sentit alors le tout disparaître sous sa main. La femme fut très effrayée et posa une foule de questions indiscrètes. Comment a-t-elle fait cela? Est-ce qu’elle ne pourrait pas emporter sa main? – Le jour suivant une femme est venue avec un bras complètement déformé par un rhumatisme : elle ne pouvait plus le bouger. Adrienne saisit le bras et le plia. Aussitôt tout avait disparu. A chaque fois Adrienne est profondément effrayée par des événements de ce genre “parce qu’elle est si mauvaise”.

 

Dimanche 23 mai - Après avoir prié toute la nuit à genoux, en partie en grande joie, en partie en lutte contre le diable, Adrienne est allée l’après-midi à Friedmatt (l’hôpital psychiatrique). H. était totalement délivrée. Adrienne dit simplement : “Donc, maintenant tout est passé”. H. réfléchit longuement, comme perdue, et elle pense ensuite : “Je ne suis plus folle?” Adrienne : “Non”. Elles parlent ensemble une heure, tranquillement et presque en toute confiance. Les choses surnaturelles ne sont pas touchées. Quand Adrienne la quitte, H. va tout à fait bien. – Il y a quelques jours, Adrienne est appelée par téléphone chez une dame Hd. Elle avait de telles douleurs dans la jambe qu’elle ne pouvait plus faire un pas. Adrienne posa sa main à l’endroit douloureux. Aussitôt tout fut parti. La douleur également. La femme fut étonnée et demanda si elle ne devait plus aller à l’hôpital. Adrienne : “Non, certainement non!” La femme: “Mais j’étais quand même encore malade à l’instant”. Adrienne : « Oui mais maintenant c’est justement fini ». La femme qui auparavant ne pouvait pas marcher accompagna Adrienne jusqu’à la porte de la maison.

 

26 juin – La femme à l’hôpital avec une phlébite est guérie. Cela s’est passé “discrètement”. Adrienne se trouva seulement embarrassée quand le médecin dont cette femme était l’employée lui avait demandé comment cela allait; elle n’avait pu que répondre que l’affaire était “justement terminée”. La jeune fille avec une tumeur au cerveau n’est pas reparue jusqu’à présent.

 

Dimanche 28 juin – Consultation : une femme W., femme d’un employé chez Brogle vient avec une maladie de la jambe. Les deux jambes si enflées que la chair pendait de chaque côté des chaussures. En plus, l’une des jambes était gangrenée. Depuis longtemps Adrienne l’avait invitée à aller à l’hôpital. Elle avait pris comme excuse qu’elle avait trop de travail. Adrienne lui commande maintenant d’aller à l’hôpital sans délai. La femme dit seulement mystérieusement : “Si vous l’avez vue ce n’est plus nécessaire”. Adrienne fut très excitée et dit que ça n’avait pas de sens. Elle doit aller maintenant tout de suite à l’hôpital. La femme resta sur ses dires et s’en alla. Deux heures plus tard, le mari téléphona pour lui demander comment la chose se présentait avec cette jambe. Est-ce que la femme doit vraiment aller à l’hôpital? Adrienne dit : “Naturellement et même tout de suite”. Le mari répliqua que depuis que sa femme était rentrée, tout avait disparu. – Vers le soir, Mme B. vint chez Adrienne avec son petit Abyssinien. Le jeune garçon avait fait une mauvaise chute, il avait un grand trou à la tête et vomissait constamment avec un fort mal de tête. Adrienne enleva le pansement, vit encore la grande plaie au-dessus de l’œil, la toucha pour voir s’il fallait recoudre. A ce moment-là, la plaie disparut et il ne resta qu’une petite cicatrice qu’on pouvait couvrir avec un ongle. Adrienne mit un collant et congédia les deux.

 

29 juin – A l’hôpital, elle a toujours tant à faire que le temps normal n’y suffit pas. Souvent elle remarque après coup qu’en une demi-heure elle a logé des choses qui ne tiendraient pas en deux ou trois heures. “J’ai souvent le sentiment d’être en trois ou quatre lieux en même temps”. A la consultation, même chose. En une demi-heure elle liquide une pleine salle d’attente et chacun y trouve son compte. – Aujourd’hui à la consultation, il y a eu plusieurs “embêtements”. Une femme est venue avec un “mauvais” doigt qu’elle ne pouvait plus mouvoir depuis quelques semaines. A peine Adrienne avait-elle touché le doigt qu’il fut guéri. Une autre vieille femme vint avec une béquille, elle ne pouvait plus marcher depuis longtemps. Adrienne voulut voir le genou, elle le toucha et tout fut parti. Une autre vint avec un trou à la jambe, un abcès qui gagnait tout autour. Adrienne défit le pansement et il n’y avait plus à voir qu’une légère cicatrice. Plusieurs autres cas encore. Adrienne estime : “Je pense que le scandale se tassera peu à peu”. Elle dut rire des bons Pères qui lui recommandaient toujours de simplement ne pas faire de scandale. Elle dit en riant : “Ils en auront pour leur argent”.

 

6 juillet – Mme F., qui avait été guérie d’un cancer au ventre, s’est présentée à nouveau. Adrienne l’a prise encore quelques jours à l’hôpital pour faire une légère cure de rayons. La femme se plaint ouvertement devant ses cochambristes qu’Adrienne la retient plus qu’il ne faut et l’insulte. Alors la nuit les saignements recommencent. La femme est épouvantée. C’est comme une menace. Le lendemain elle est soumise et calme. Les saignements cessent à nouveau.

 

13 juillet – Le P. Balthasar : J’ai eu cette année un très fort rhume des foins. Il m’en est resté une inflammation du nez très désagréable pour laquelle on n’a rien pu faire jusqu’à présent. Adrienne s’en faisait du souci parce que cela me gênait fort dans mon travail. Aujourd’hui pendant que je parlais avec elle, elle eut tout à coup une forte crise cardiaque et elle se dit : “Nous allons voir si cela ne peut pas s’échanger contre le rhume”. Elle se maîtrisait si bien que je ne remarquai rien. Le lendemain matin, le mal était comme balayé et pour la première fois depuis deux mois je pus respirer à nouveau librement (Note du P. Balthasar : Des choses de ce genre se produisirent très souvent dans les années qui suivirent; ce n’est certainement pas exagéré de dire plus de cinquante fois. J’étais très sujet à des rhumes, des enrouements et autres choses du même genre, et j’avais très souvent de l’angoisse avant des prédications [sans haut-parleurs!] ou des conférences, me demandant comment je me ferais comprendre. Mais cela allait toujours quand je communiquais ma difficulté à Adrienne : elle assumait le mal et pouvait après coup me décrire exactement les symptômes).

 

20 juillet – J’ai oublié de dire que le soir, avant de retomber dans le “trou”, un très beau soir, après avoir quitté sa chambre un court instant, au retour elle trouva sur son bureau une grande coupe de magnifiques mûres géantes. Personne ne savait comment elles étaient entrées. Je n’ai jamais vu de fruits aussi grands ni aussi parfaits. Adrienne m’en offrit et elle dit avec un fin sourire : “Avec un peu d’imagination on pourrait dire qu’elles ont un goût paradisiaque”.

 

Après le 1er août – Jeudi, elle est malade. Suppose qu’elle a une jaunisse, peut-être donnée par Noldi. Finalement, après avoir voulu y renoncer, elle se traîne à sa consultation parce qu’il y a là tant de travail. Hier elle dit à Werner que le lendemain les Allemands subiraient de nouveau en deux endroits une défaite décisive. Cela lui avait échappé sans qu’elle y pensât et elle le regretta aussitôt. Quand, le jour suivant, Catane et Orel tombèrent, Werner fut hors de lui et il lui demanda comment elle savait cela. Elle dit qu’on parle maintenant si souvent de choses de ce genre.

 

Samedi après le 6 août – La jeune malade avec la syphilis héréditaire est maintenant complètement guérie et non de manière naturelle. Sa mère l’a remarqué et s’en étonne. Adrienne ne peut naturellement pas publier le cas comme elle en avait le projet.

 

8 septembre – Un lundi, Adrienne était déjà partie se coucher quand le téléphone sonna. La police lui demandait poliment si Adrienne ne pouvait pas y aller. Un accident. Adrienne se rendit au Spiegelhof en voiture accompagnée de Niggi. Un grand nombre de policiers était rassemblé; dans une salle se trouvait une femme remplie de sang. Elle avait été heurtée par un tramway au débarcadère et traînée sur une certaine distance. Le policier qui introduisit Adrienne lui dit que le cas était sans doute désespéré. Adrienne examina la femme en présence de tous ces hommes. Elle était calme. Un côté du dos était ouvert depuis l’épaule jusqu’en bas, la peau blanche, la chair en saillie, pleine de sang. De l’autre côté, la chair faisait défaut jusqu’à l’os. Adrienne fit asseoir la femme, toucha le dos. La plaie se ferma, la chair fut de nouveau là. Un policier le remarqua et exprima son étonnement. La femme dit qu’elle pouvait se relever. Elle se leva de fait et demanda à aller aux toilettes. Le policier demanda à Adrienne ce qu’il devait écrire dans son rapport, l’état avant et après l’examen. Adrienne dit qu’il n’avait qu’à décrire l’état actuel. La femme reparut. Adrienne l’emmena avec elle en voiture à l’hôpital Sainte-Claire pour la panser malgré tout. En chemin, Mme W. disait constamment : “N’est-ce pas, Madame le Professeur, c’est quand même un miracle!” Adrienne que cela énervait ordonna à la dame de se taire jusqu’à l’hôpital et de prier plutôt un peu. Le lendemain elle était guérie et elle courait partout, elle vint à la consultation. Adrienne rentra chez elle totalement bouleversée, dans le “trou” le plus profond, sans foi, avec l’unique désir que cette existence puisse prendre fin.

 

Mardi après le 25 septembre – A la consultation, deux guérisons. Une femme avec de grosses varices, qui pouvait à peine se tenir debout. Elle tend ses jambes à Adrienne. Celle-ci les prend pour les examiner. Au même moment, tout est parti. La femme n’y comprend rien, ne peut pas y croire. Adrienne lui dit que c’est maintenant fini et que cela ne reviendra plus. – A l’hôpital, une dame T. avec une douleur mystérieuse au ventre. Adrienne n’est pas en mesure d’établir un diagnostic. Le corps est si sensible que tout contact est insupportable. Adrienne diagnostique une tumeur mais dont elle ne connaît pas la nature. Sœur Lætitia est très soucieuse. Adrienne touche le corps, tout disparaît. Adrienne s’irrite par la suite pour avoir dit à la Sœur : “C’est passé”.

 

Après le 11 octobre – Durant la nuit, elle voit maintenant à nouveau comme précédemment la lueur dans l’obscurité. Comme elle est dans le “trou”, cela ne fait qu’augmenter son angoisse.

 

23 octobre – Il y a quinze jours à peu près Adrienne disait déjà que le 3 novembre elle serait débarrassée de quelque chose comme terminé; elle ne sait pas de quoi il s’agit. Comme nous venons de terminer une neuvaine, je lui suggère de continuer les mêmes prières et exercices jusqu’au 3 novembre.

 

3 novembre – Le jour annoncé à l’avance, Adrienne voit d’étranges visages en Allemagne. Elle dit que c’est le jour de la soudaine grande découverte. Dans les plus hautes sphères, dans les cercles influents, partout perce la connaissance de l’effondrement. Dans les journaux il y a des rumeurs de troubles de rues dans les villes allemandes. Adrienne n’a rien vu de cela. Ce qu’elle a vu est plus intime et plus profond. Elle est convaincue qu’il se produit aujourd’hui un tournant décisif dont les effets se manifesteront dans les semaines à venir.

 

Après le 1er dimanche de l’Avent – A la consultation, une femme de ménage, Mme K, qui souffrait de vertiges incessants et depuis longtemps. Il n’y a qu’au lit qu’elle n’avait pas de vertiges; partout ailleurs, elle titubait, elle ne pouvait plus guère travailler. Adrienne la guérit soudainement et elle quitta le cabinet de consultation tout à fait normale. – Les jours suivants, les guérisons se multiplièrent à nouveau. Une femme entre en boitant et la quitte “quasi sautant”. Appelée auprès d’un garçon malade qui avait une très grosse tumeur au cou, elle posa ses mains à l’endroit malade qui fut aussitôt guéri. Une femme vient avec une jambe ouverte, elle veut baisser le bas; Adrienne dit que ce n’est pas nécessaire, elle touche l’endroit “sans penser à rien de particulier”, puis il n’y a plus rien à voir qu’une cicatrice. A l’hôpital, elle veut s’occuper elle-même d’une opération, une tumeur à la vulve, elle accomplit l’opération sans beaucoup d’exercice et elle est un peu anxieuse de savoir si tout est bien sorti; la femme n’a rien senti ni pendant ni après l’opération et elle se porte comme un charme.

 

Vendredi après le 8 décembre – Adrienne est dans le “trou”. Au cours d’une grosse consultation, trois ou quatre guérisons.

 

Nuit du samedi au dimanche 12 décembre – Adrienne était sur le point de s’endormir quand elle entendit soudain appeler mon prénom, une fois seulement, mais avec autant d’urgence et de désespoir que si un homme se noyait. Elle ne savait pas de qui était la voix; mais c’était quelqu’un dont j’avais trop peu souci et qui était en grande détresse. Quand Adrienne me raconta cela, je pensai aussitôt à mon ami L. Quand Adrienne eut fini de parler, elle dit après une pause : Cela pourrait être votre ami L. Je ne me souviens plus exactement de sa voix. Je vais lui téléphoner ce soir pour entendre sa voix. Je vous informerai après.

 

5. Connaissance des cœurs (cardiognosie)

 

Dimanche de la Passion – Nous écoutons ensemble à l’auditorium la messe en si bémol. Pendant le Kyrie, elle ne voit constamment dans la salle que les gens qui n’ont pas la grâce : dans le public et parmi les chanteurs. Cela la trouble, la captive. Elle le voit même si elle ferme les yeux. Mais pendant le “Laudamus te”, elle voit en haut autour des lustres une grande troupe d’anges. Avec cela disparaît tout ce qu’il y avait d’oppressant.

 

6. L’enfant

 

Octave de l’Épiphanie – Le 10 janvier je suis de retour à Bâle. Pendant ce temps pour Adrienne, grand progrès dans la connaissance de l’enfant. Elle avait écrit qu’il était “né”. Elle retire ceci à mon retour : c’était un peu exagéré. Mais sous la force des illuminations il lui avait semblé qu’il en était ainsi.

 

Dimanche 10 janvier – Parmi les saints patrons de l’enfant, Adrienne apprit qu’il y avait aussi Marie-Madeleine. Pour une raison précise : non parce que (au début du moins) nous devions accueillir des “madeleines” ou nous occuper particulièrement de jeunes filles tombées, mais parce que les enfants, dès le début, devraient être en contact avec des filles “tombées” et avoir cet amour qui ne fait aucune différence entre elles-mêmes et ces filles. D’un côté, on sait qu’on est soi-même tombé (Adrienne soulignait cela très fort); d’un autre côté, on doit pouvoir comprendre et apprécier l’expérience donnée avec le péché et l’amour causé par lui. “Il lui sera beaucoup pardonné parce qu’elle a beaucoup aimé”. – A côté de Madeleine, il y avait aussi Cécile et, naturellement, saint Ignace qui lui disait qu’on devait apprendre de beaucoup. Et il ajoutait avec un sourire : “Même de saint Jérôme”. (C’est pourquoi Adrienne m’avait demandé au début de la conversation ce que je pensais de saint Jérôme. Je lui avais dit, d’une manière un peu dépréciative : “Un philologue et un fanatique”). Mais saint Ignace lui montra le positif : c’était le zèle, même s’il n’était pas toujours très éclairé.

 

20 février – Adrienne insiste beaucoup aussi pour qu’on commence enfin avec les jeunes filles. Est-ce que je veux bien donner bientôt la retraite pour les premières? Je pense qu’on devrait encore attendre un peu jusqu’à ce que tout se dessine plus clairement. Deux des meilleures sont sans doute perdues : X., une plaie ouverte dans son âme, dit-elle, et Y., un point d’interrogation.

 

3 juin. Ascension – Marie apparaît avec l’enfant, les maisons sur le bras. Une autre fois elle apparaît avec quelques jeunes filles auxquelles elle parle. A chacune en particulier. Mais les jeunes filles ne savent pas que Marie leur parle. Adrienne reçoit alors la mission de transmettre à chacune le message propre de Marie. Elle reconnaît combien elle est attentive à cette fondation.

 

Dimanche 2 juillet. Visitation – Marie lui apparaît avec l’enfant, qu’elle bénit, et elle disparaît avec un grand nombre de jeunes filles comme pour une entreprise mystérieuse.

 

Après le 11 octobre – Une nuit, elle vit la petite Thérèse. Elle ratissait une allée avec un râteau. Elle disait que c’était son métier. Quand tout fut bien propre, Marie y passa. Thérèse disait qu’arracher des mauvaises herbes ne faisait pas partie de sa mission. Puis Adrienne vit la même allée à un autre endroit. Ignace et Paul étaient occupés à arracher des mauvaises herbes. Ils travaillaient à la sueur de leur front, la sueur leur coulait littéralement sur le visage. Ils faisaient tout le travail ensemble, rapidement et proprement et avec le meilleur d’eux-mêmes. Ils travaillaient avec une singulière habileté dans les mains. Il fut alors indiqué que l’enfant ne pourrait venir, que Marie ne pourrait passer dans l’allée, que lorsqu’elle serait toute propre et désherbée.

 

Dimanche 24 octobre – Durant la nuit, beaucoup de visions. D’abord elle vit Marie sans l’enfant et une Marie qui aurait refusé l’offre de Dieu. Elle serait devenue une Juive pieuse, elle aurait mené une vie sans angoisse et aurait été d’une grande beauté intérieure. Mais il y avait dans ce tableau un vide qui devenait toujours plus insupportable. Dans cette forme, Adrienne vit la beauté devenir de plus en plus superficielle. Jusqu’à en arriver à une simple beauté naturelle et à tomber finalement dans le vide. Comme un tourbillon qui court à l’abîme : la conséquence du refus. – Puis elle vit Marie qui a dit oui, sans l’enfant, comment elle s’inquiète de l’enfant absent : au lieu de la vie belle et pieuse qu’elle aurait pu mener, une vie constamment dans l’inquiétude et l’angoisse. Et pourtant, c’est celle-ci la vie remplie. – Puis retentit la voix d’un ange, belle et mélodieuse. Au début, Adrienne ne comprenait pas ce qu’il disait. Il parlait une langue étrangère. Puis la voix devint compréhensible. Adrienne fut d’un côté placée devant le choix : vivre sans angoisse et sans “enfant”, ou vivre avec la charge. La charge lui fut montrée un instant comme de l’extérieur si bien qu’elle n’était que vue et non à proprement parler sentie. Dans cet état il ne lui était pas difficile de dire oui. Mais à peine a-t-elle prononcé le oui que le tourbillon de l’angoisse de la honte et du doute l’assaille. Mais dans la pause précédemment elle avait vu que l’enfant était réellement en marche et qu’on devrait commencer aussitôt.

 

Dimanche 31 octobre – L’après-midi, Adrienne dit le chapelet dans la chapelle Sainte-Claire. Durant ce temps elle est tout d’un coup ravie en extase. Elle se trouve auprès d’une femme prête à accoucher qui répand presque physiquement une grande chaleur humaine. La femme demande à Adrienne son aide médicale et humaine pour la naissance. Adrienne y consent et à l’instant elle voit que c’était Marie. La Mère avait disparu. Mais l’enfant qu’elle portait était l’enfant. Aussitôt Marie reparaît comme virginale reine du ciel et elle promet maintenant de son côté son aide pour la naissance de l’enfant. Les deux aspects étaient d’abord séparés, mais ils allaient intimement ensemble. Puis elle vit Ignace et elle voulut parler de l’enfant avec lui. Mais Ignace dit seulement que pour le moment tout était clair, qu’il n’y avait pas à en parler maintenant, il y avait à agir.

 

Dimanche 7 novembre – Le dimanche matin, Adrienne me téléphone qu’elle est maintenant convaincue que l’enfant s’annonce réellement. Nous établissons une liste d’environ dix noms.

 

1er dimanche de l’Avent – Le matin, elle voit Marie. Elle est sur le chemin habituel d’Ignace; Pierre et Paul sont sous leur arbre. “Tout comme d’habitude”. Tout d’un coup arrivent sur le chemin, qui est pourtant un chemin céleste, ces huit ou dix religieuses qui avaient paru si démoniaques vendredi. Elles marchaient tout simplement sur le chemin et paraissaient aussi comme les autres. Adrienne était étonnée et un peu mal à l’aise de voir soudainement ces religieuses sur le chemin du ciel. Quelque chose ne convenait pas. Elle exprima son étonnement à la Mère de Dieu. Celle-ci dit : “Si tu préfères, tu peux les voir comme ceci”; et à l’instant elle se transforma en celle qui porte l’enfant sur le bras : les nombreuses maisons, la chapelle, les femmes innombrables ainsi que quelques hommes avec elles. Mêlées à la foule, on voyait aussi les religieuses qui n’attiraient plus ici l’attention. Là-dessus je dis à Adrienne que ces huit ou dix seraient probablement ceux de ses enfants qui mettraient la communauté en grand danger, essaieraient peut-être de la faire éclater. Elle devait prier aussi pour elles afin qu’elles ne causent pas trop de malheur.

 

Dimanche 5 décembre – A Einsiedeln, durant la nuit, Adrienne a une longue conversation avec Marie au sujet de l’enfant. Marie le porte sur le bras.

 

8 décembre - Toute la journée, Adrienne est très heureuse. Bien qu’elle soit très enrhumée et enrouée et qu’elle ne peut que chuchoter, elle parle constamment de son bonheur : on verra aujourd’hui quelque chose de l’enfant. Le soir nous nous réunissons dans notre chapelle pour une célébration mariale avec allocution, prière et bénédiction : A., Mlle M.G., Mlle Chr., Mlle B., Mlle Bt. Après cela on se réunit chez Adrienne et on parla de la communauté : chacune décrivit ce qu’elle se représentait par là et ce qui était à faire en premier lieu. Nous décidons de nous rencontrer plus souvent, entre-temps de dire ensemble le “Suscipe” et de méditer un peu chaque jour. – Le lendemain, Adrienne me raconta comment elle avait vu la soirée : à la chapelle, ils étaient “tous là”. Marie se trouvait à droite de l’autel et autour d’elle les patrons : saint Ignace, la petite Thérèse, la grande Thérèse, Augustin, Pierre, Paul, Cécile et beaucoup d’autres. J’avais commencé la prière en disant un “petit rosaire”. Adrienne ne savait pas du tout ce que c’était. Ignace était agenouillé à côté de moi aux marches de l’autel; il se tourna rapidement vers elle et lui montra avec les doigts que c’était trois fois cinq Ave Maria, avec une mine qui voulait dire : il est grand temps que tu t’informes de ces choses. Adrienne comprit aussitôt ce qu’il voulait dire. Dès que je commençai le rosaire, Ignace se mit aussitôt à prier avec beaucoup d’ardeur. Après cela, je fis un petit exposé sur Marie, sur la fondation et sur le “Suscipe”. Marie était simplement là, complaisante, souriante, « donnante”. Les autres se trouvaient tout près; à l’occasion ils approuvaient de la tête. A côté de moi se tenait Ignace comme quelqu’un qui a appris quelque chose à un enfant et qui a le sentiment qu’il doit être là tout près pour le remplacer s’il ne sait plus continuer. Ou bien comme si c’était absolument sa propre affaire et que, à la réflexion seulement, il se souvenait qu’il n’est plus dedans maintenant mais qu’il y en a un autre à sa place. Au début de la prédication, Adrienne avait pensé qu’il ouvrirait maintenant la bouche pour donner la prédication.

 

7. Matériaux pour l’intelligence de la foi

 

Par ordre chronologique, thèmes abordés par Adrienne ou contenu de ses échanges avec le P. Balthasar.

 

10 janvierLongue conversation avec Adrienne sur les saints.

12 janvier - Elle me raconte qu’elle a vu la prière. Elle l’a vue dans tous ses degrés et toutes ses possibilités.

16 janvier – Adrienne a vu comment Marie accompagne le Seigneur sur un triste chemin, de même qu’elle est partout où il réside et où il est chassé.

27 janvierElle dit : “Maintenant pour la première fois je vois combien la messe est un drame ».

10 février - Adrienne a beaucoup d’intuitions tout à fait objectives. Ainsi, comme elle dit, elle comprend maintenant les saints beaucoup mieux.

11 févrierDe Marie elle dit aujourd’hui qu’elle a une tout autre relation au péché et au pécheur que quiconque.

14 févrierCes jours-ci elle comprend la nature du purgatoire.

20 févrierElle raconte qu’elle voit partout le même tableau, où qu’elle tourne son regard : le Christ sur la croix, à moitié mort, à mi-chemin entre la vie et la mort.

2 marsDans la nuit, elle voit tout d’un coup l’Anima Christi en tableau devant elle, et c’est comme si elle avait elle-même prié.

7 mars Vraiment pour la première fois elle comprend les bonnes œuvres et leur nature : elles sont nécessaires à côté de la prière.

10 marsAu lit, elle dit un Notre Père ou peut-être aussi trente. Elle vit et sentit la nature du Notre Père et elle éprouva toute la bonté infinie du Père en tout ce qu’il fait.

Mardi avant le mercredi des cendresLa nuit, une vision constante du péché dans l’égoïsme et par là dans le refus du Christ.

11 marsRécemment elle a dit ceci : “Il est terrible que ça marche comme ça sur terre aujourd’hui. Et pourtant il doit en être ainsi. Car si les persécutions cessent et les grands crimes, ce serait encore pire ».

16 maiAdrienne parle de mon sermon d’aujourd’hui. Elle dit qu’elle a compris pour la première fois ce qu’était une prédication et ce qu’elle opérait.

28 juinDans la nuit, beaucoup de visions. Elle voit une mère avec son enfant mort. La mère se révoltait, ne voulait pas rendre l’enfant à Dieu.

La nuit de mercredi à jeudi avant la fête du Sacré-Coeur - Adrienne vit à terre un linge de couleur sombre sous lequel se trouvait quelque chose. Elle sut que c’était le coeur des hommes qui ne voulaient rien savoir du Christ et se défendaient contre son amour.

8 juilletAdrienne me parle des souffrances du coeur de Jésus d’un ton terriblement sérieux et avec un regard indiciblement implorant.

9 juillet – Elle raconte encore qu’hier elle avait vu un rocher escarpé avec un à-pic dans l’infini. En haut se trouvaient des milliers de personnes; les unes se précipitaient volontairement en bas, se laissaient simplement tomber; d’autres se penchaient par curiosité et tombaient aussi. D’autres étaient emportées avec elles.

13 juillet - La nuit, en allant dormir, elle voulut fermer la fenêtre. Elle vit alors en bas sur la place de la cathédrale un grand nombre d’âmes. Ces âmes lui apparurent comme dans une lueur blafarde. Chacune avait sur elle quelque chose de noir, une sorte de couvercle.

30 juilletUne vision : des milliers de tableaux tourbillonnent pêle-mêle. Conférences, avions, messages, téléphones, visages de tous les peuples. Et entre deux, le Seigneur : comme prisonnier des hommes, renié, séquestré par tous, même par les meilleurs catholiques.

17 septembre – Une vision : une tour solide, d’airain et immuable. Puis elle voit la tour comme un cadre pour différents contenus. La tour, c’est le catholicisme, le contenu changeant la vie individuelle. Adrienne comprit qu’on peut être catholique de manière très différente.

Le soir du 17 septembreUne vision de la nuit dernière. Adrienne dit qu’elle a été élémentaire et brutale comme aucune autre auparavant sans doute. Elle vit l’homme comme enveloppé d’une sorte de membrane ovale. L’une des extrémités était très fine, encore à peine existante. Là l’homme est ouvert à Dieu. L’autre extrémité est épaisse, grossière et opaque.

18 septembreUne vision qui commence le matin et se poursuit toute la journée. Elle vit une grande chevalière dont la partie antérieure était large tandis que la partie postérieure, à l’intérieur de la main, était très fine. Les relations avec les hommes lui furent expliquées par là.

20 septembreAdrienne vit aussi la nature de la pénitence. Il y a une sorte de pénitence qui est sans effet. On pourrait se flageller jusqu’au sang sans que Dieu s’en soucie. Mais il peut se faire aussi que le premier coup apporte déjà la pleine réconciliation.

21 septembre - Le soir Adrienne parle pendant deux heures des apôtres avec beaucoup d’animation et elle dit tant de choses belles et profondes que, de mémoire, je ne puis les rendre que d’une manière fragmentaire… Puis Adrienne parla de la contemplation : elle n’est entrée que peu à peu dans l’Église comme exercice particulier.

23 au 25 septembreDurant la nuit, elle voit l’incroyance dans le monde, l’incroyance des prêtres, faite de milliers et de millions de petites infidélités.

30 septembreDurant la nuit, vision qui dure longtemps : Adrienne vit dans différents ordres. Elle acquiert cette nuit-là autant d’accroissement d’intelligence infuse que si elle avait vécu dix ans dans chacun des monastères. Elle m’en parle longuement le soir.

19 octobreCes jours-ci elle lit le journal d’Ignace et elle en est singulièrement touchée. D’un côté, par sa demande de consolation et son mécontentement de “ceux qui sont là-haut” quand il lui arrivait de ne pas recevoir de consolation. D’un autre côté, par le contraste frappant entre le journal et les lettres.

20 octobreAdrienne me parle beaucoup de la Mère de Dieu et de Jésus enfant.

23 octobre - Adrienne parla longtemps de la Passion. Chaque instant de la Passion du Seigneur contenait toute la Passion.

24 octobreUn long voyage à travers l’Europe. Partout des prêtres de toutes sortes. Des meilleurs très peu, beaucoup de moyens et maints mauvais. Adrienne me décrit quelques types qu’elle a vus.

30 octobreVision sur la plaie du Christ et sur Marie.

31 octobre. Christ-Roi - Fête très sérieuse. Encore jamais, dit Adrienne, elle n’a si bien su qu’on ne possède jamais une grâce pour soi seul, mais toujours uniquement pour la transmettre.

1er novembre – Le matin, elle assista à ma messe. Elle dit que chaque signe de croix que je faisais à l’autel avait été comme fait de diamants…

2 novembreTous les fidèles trépassés. Elle voit tout le mystère du jour du point de vue de l’aide qu’on peut apporter.

3 novembreAdrienne voit les saints là-haut et entend la musique céleste… Puis elle parla longtemps de l’amour et de l’humilité.

11 novembre - Le matin, au réveil, Adrienne vit la Mère de Dieu. Elle était autrement que d’habitude… Adrienne vit aussi ce matin la grande différence entre ses visions à elle et celles de saint Ignace.

12 novembreUne vision : elle voit le Seigneur sur une hauteur; il tient le monde comme un tissu infiniment long qui se déroule vers le bas… – Dans une vision, Adrienne voit l’évangile de saint Matthieu et celui de saint Jean.

16 novembreAdrienne assiste à ma messe. Au début de la messe, elle a constamment une vision : derrière le tableau de l’autel, dans le lointain, dans une cavité, elle voit le Seigneur mort au tombeau. Il est déjà mort depuis trois jours et en légère désagrégation. La bouche était entrouverte…

17 novembreAdrienne passe presque toute la nuit en enfer. Je lui demande : est-ce comme damnée ou seulement pour voir?

Après le 1er dimanche de l’AventEncore une étrange petite vision, à nouveau comme en “miniature” et d’abord comme quelque chose de décoratif, d’ornemental : dans un cercle elle vit quelque chose comme une pluie oblique lumineuse. En regardant de plus près, elle vit que c’était des épées tranchantes et étincelantes qui tombaient en oblique.

5 décembrePendant plus d’une heure, Adrienne parle au P. Balthasar de saint Ignace et des jésuites.

Nuit du samedi au dimanche 12 décembre Après une vision, Adrienne se tint longtemps avec le Seigneur; elle put parler avec lui et lui poser des questions.

16 décembreAprès une confession, le P. Balthasar donne comme pénitence à Adrienne de dire un Magnificat. Adrienne lui raconte après que ce fut un “Magnificat contemplé”.

Noël - Le P. Balthasar part en voyage avant Noël. Adrienne lui décrira plus tard ce qu’elle a appris de l’attente de Marie : pour Marie aussi un temps d’angoisse vint d’abord, un temps où elle ne savait pas ce qui viendrait, une sourde attente qui récapitule l’Avent de tous les temps.

 

8. Adrienne et ses relations

 

25 janvier – Le soir elle est invitée pour le dîner chez le Professeur Henschen. Elle est en grande toilette et elle a mis de la poudre sur sa plaie au front. (En fait elle ne saigne pas pendant ce temps mais on la voit quand même). Le soir, elle a eu plusieurs conversations importantes. Pendant ce temps elle mène comme une double vie. Après cela, il est doublement pénible de devoir revenir dans son propre moi.

 

26 janvier – Certains membres de sa parenté qui lui rendent toujours visite quand elle est au bout de ses forces se présentent maintenant fréquemment. Sa mère lui disait aujourd’hui : “Tu n’as pas bonne mine, je pense que tu t’amuses trop”.

 

20 février – Chez elle, scènes incessantes avec Md. qui lui fait les plus grossiers reproches, lui interdit de communier, relève son manque d’humilité, la frappe même, lui fait tout ce qu’on peut imaginer de désagréable.

 

24 mai – Quand Adrienne rentra chez elle le soir, elle trouva en larmes ses deux domestiques, Maria et Emma. Finalement, à son grand étonnement, il en sortit que les deux avaient une terrible angoisse. “De quoi donc?” “Pour Madame le Professeur”. Adrienne se moqua d’elles. Mais les larmes coulèrent de plus belle. “Je sais bien que je dois respecter Madame le Professeur, dit Emma, nous sommes beaucoup trop mauvaises pour elle. Et Madame a une profession si difficile”. Les deux vont à la messe chaque jour. Emma ne l’avait pas fait au début. “Je ne sais pas, dit-elle, pourquoi je dois le faire maintenant. C’est lié à la maison, à Madame”.

 

26 mai – Adrienne, Werner, tante J. et Md. étaient assis ensemble pour le café. Tout à coup téléphone pour Werner. Celui-ci pâlit à l’écouteur : “Non, non, elle est là. Elle va bien”. Il appelle Adrienne au téléphone. C’est la mère de Werner qui s’était très peu souciée d’Adrienne jusqu’alors et qui n’est pas du tout sentimentale. Elle dit que toute la nuit elle avait été dans une angoisse terrible pour Adrienne si bien qu’elle n’avait pas fermé l’œil. Dans la matinée, elle n’y tenait presque plus, ne sachant pas quel danger la menaçait. Finalement elle a dû téléphoner.

 

28 mai – Le matin, Werner demande à Adrienne des nouvelles de la santé de H. (qui avait été envoyée à l’hôpital psychiatrique pour schizophrénie). Adrienne dit que cela va bien. Werner remarque aussitôt que cela ne se fait pas d’une manière naturelle. Il demande si c’est elle qui l’a fait. Adrienne : “Naturellement non”. – “Qui alors?” – “J’ai prié”. Werner est “bouleversé“, il reste muet pendant un long moment.

 

3 juin. Ascension – Les relations à la maison sont vraiment incroyables. Il ne se passe presque pas de jour où la patience d’Adrienne ne soit mise à une épreuve surhumaine. Md. habite toujours là, met tout sens dessus dessous, se fait servir comme une princesse, reste souvent au lit des journées entières, réquisitionne les bonnes, commande ce qui lui plaît.

 

26 juin – Adrienne parle entre autres choses de sa nouvelle rencontre avec Sophie Bernoulli, cette vieille et riche parente qui l’avait trop gâtée quand elle était enfant mais qui lui en avait voulu pour sa conversion (”On ne fait pas cela dans la famille!”) et qui était aujourd’hui à la consultation. Elle avait entendu parler de l’histoire de Friedmatt (l’hôpital psychiatrique) et elle voudrait faire venir à Friedmatt une autre jeune parente qui est au sanatorium de Genève, une schizophrénie intermittente, afin qu’Adrienne la “soigne”. Adrienne trouva le tout fort désagréable mais elle ne put pas refuser.

 

27 juin – Dans la soirée, Md. qui s’en va prochainement, a encore une fois accablé Adrienne de toutes manières. Adrienne avait écrit un petit article, sur l’engagement des chrétiens, dans une petite feuille de pensionnat. Md. lui défrisa le tout. Elle n’avait encore jamais rien lu d’aussi stupide, banal, mal écrit, faux, pharisaïque. D’une manière générale, tout son christianisme est une attrape. Vis-à-vis du P. Balthasar, elle prend une voix d’ange et elle le trompe constamment. Mais vis-à-vis d’elle, elle est odieuse. Personne ne sait quelles humiliations elle, Md., a dû supporter dans cette maison, etc.

 

29 juin – A l’hôpital, conversation avec beaucoup de Sœurs. Elle a l’impression qu’elle est un peu la mère de l’hôpital. Chacune déverse son coeur auprès d’elle. Adrienne rencontra Gigon qui l’invita de nouveau à aller un certain temps à l’hôpital.

 

9 juillet – Au fil des années, Adrienne avait rédigé beaucoup de notes sur des choses qu’elle avait un jour expérimentées ou vues. Le plus souvent en phrases courtes et décousues pour retenir quelque chose. Elle voulut à l’occasion me montrer ces feuilles auxquelles elle n’accordait pas de valeur. Je les avais vues un jour, certainement plus de cent feuilles. Mais elle voulait encore les trier. Elle en avait déjà brûlé un certain nombre. Quand elle voulut les retrouver maintenant, elles avaient disparu. Quelqu’un devait avoir fouillé son bureau. D’autres choses aussi ne se trouvaient plus à leur place habituelle, mais dans d’autres tiroirs. Béguin affirmait savoir que Md. avait fouillé dans les affaires d’Adrienne. Adrienne ne le regrette pas trop. Une note sur l’eucharistie seulement lui tenait à coeur. Mais elle ne peut pas la reconstituer.

 

Nuit du dimanche 11 juillet au lundi – Il y a deux semaines environ, Adrienne était à une session de la société de médecine. Elle était dans le “trou”. Elle y était allée parce qu’elle avait le sentiment qu’elle devait y aller. John Staehelin y donnait une conférence et y présentait une psychose de grossesse. Une femme qui criait constamment : “Christ! Merde! Christ! Merde!” C’était terrible. Adrienne, à cette association, ne pouvait plus guère y tenir. John était tout autre que d’habitude. Il parlait en chuchotant, sans lever les yeux. Adrienne dit : Un John tout transformé! Elle avait le sentiment que depuis l’histoire avec H. il était devenu incertain.

 

30 juillet – Toute la journée est pleine de chicanes. Noldi est encore toujours très malade, les domestiques sont insupportables, sa mère avec ses accusations s’empêtre dans des mensonges insensés. Elle lui dit tout d’un coup : “A propos, les gens disent que tu n’es plus de ce monde”; sa tante J. lui sert le même propos dans l’après-midi. Son mari se plaint du “ménage impossible”.

 

17 septembre – Durant la journée, beaucoup de petites choses significatives. Le midi, il y avait du poisson à table. Sa mère s’étonna que dans une maison catholique on serve de la viande, mais il est connu qu’il y a de toute façon chez les catholiques un arrangement avec le ciel et qu’on pouvait toujours se confesser, etc.

 

Après le 11 octobre – Elle voit maintenant chaque jour Mlle G. qui est couchée avec une phlébite et qui l’importune à l’extrême avec des questions indiscrètes qu’elle peut difficilement esquiver. Il en ressort qu’elle est au courant depuis longtemps des visions d’Adrienne.

 

19 octobre – Au bout de ses forces. Des douleurs insupportablement fortes, partout, mais surtout à la tête. Le midi, Werner l’avait un instant embrassée tendrement. Il pressa la plaie du coeur qui faisait déjà très mal sans cela. Adrienne ressentit de telles douleurs qu’elle en perdit presque connaissance. La chemise à l’endroit de la plaie de la poitrine est déchirée. Une nuit, elle avait déchiré aussi le drap dans un accès d’angoisse. Le lendemain, l’employée de maison lui dit : “Madame le Professeur, vous devez certainement avoir fait un extra, un si bon drap!”

 

22 octobre – Les plaies saignent et sont nettement visibles. Werner a pris ce matin sa main et a baisé longuement la plaie.

 

25 octobre – L’après-midi, Adrienne est à Berne. Le soir, visite chez le Père de Chastenay. Conversation très bonne et apaisante. Le P. de Ch. extrêmement ouvert. Il confie à sa prière ses intentions les plus intimes. Retour à Bâle tout à fait dans le “trou”.

 

11 novembre – Le soir, Werner lui dit qu’il y a des gens qui soutiennent qu’elle est une sainte. Porte-t-elle aussi une auréole? Adrienne dit : “Naturellement”; elle la garde dans le tiroir du bas de l’armoire à linge parce qu’elle est très grande. Werner rit, demande si c’est vrai. Adrienne dit : “Si tu me poses de sottes questions, j’ai bien le droit de répondre des sottises. Mais tu peux vérifier si elle est là ou non”. Werner : “On doit bien la voir briller à travers la fente quand on éteint la lumière?” Adrienne : “Le mieux est que tu ailles vérifier toi-même”. Werner va jusqu’à l’armoire et reste debout devant le tiroir. Il pense que c’est trop risqué de l’ouvrir.

 

12 novembre – Elle va à l’hôpital, rencontre le P. Schnyder et elle lui dit : “Je souhaite que le Seigneur vous secoue fort”. Je lui dis que ce n’était pas très intelligent. Elle réplique qu’elle n’avait pas pu faire autrement et que cela lui avait échappé presque inconsciemment. A l’hôpital elle reçoit la communion qui a comme le goût du sang. Après la communion tout est effrayant; elle n’a qu’une pensée : fuir!

 

17 novembre – Peu avant minuit elle est appelée chez le Docteur Chr.-W. qui a une sévère crise cardiaque. Le vieux monsieur affirme qu’à sa mort il ne veut avoir près de lui personne d’autre que Mme Kaegi. Son médecin, le Docteur Staub, il le renvoie. – Le soir, Adrienne m’explique que le Docteur Chr.-W. ne va pas mourir maintenant. Il est quand même permis de demander quelque chose de ce genre étant donné que chez lui et dans sa famille beaucoup de choses sont à mettre en ordre.

 

Après le 1er dimanche de l’Avent – Constamment des coups de lance au côté : la lance est enfoncée dans la plaie et elle est remuée dedans. Adrienne sent exactement le fer et le crissement sur les côtes. C’est si sensible qu’elle essaie toujours de retirer l’instrument infiniment douloureux. Une fois elle alla dans la pièce voisine parce qu’il était si évident pour elle qu’elle pourrait le retirer maintenant. Elle revint honteuse et s’excusa. – A la consultation, totalement surmenée. Elle dit qu’elle ne sait absolument pas comment cela va continuer : ses forces physiques sont complètement épuisées. Elle a aussi des patients très pénibles : le Docteur Chr.-W. à l’hôpital, maintenant aussi sa femme, les deux tout près de la mort. – Ennuis sans fin avec les domestiques. Les bonnes ne cessent de s’en aller au bout de quelques jours et il ne reste que cette folle d’Emma. Constamment des explications avec Mlle G. A part cela, des entretiens avec les premiers « enfants ».

 

Mardi après le 12 décembre – A la consultation une fois encore soixante personnes; entre deux, plusieurs fois sa mère, irritée qu’il y ait là tant de monde; quand elle peut enfin atteindre sa fille, elle lui fait d’amers reproches : on ne la voit plus jamais, elle est fabuleusement avide de plaisirs, car où se traîne-t-elle sinon là où l’on s’amuse bien? Quand Adrienne raconte cela le soir à Werner, il trouve que sa mère a raison.

 

9. Adrienne elle-même. Adrienne devant Dieu, sa prière, sa mission

 

22 janvierL’après-midi, à sa consultation, les cas les plus bizarres. Une femme lui raconte que ses proches n’ont plus la foi. La femme pleure continuellement. Elle dit : “Je savais que vous, Madame le Professeur, vous m’aideriez. Mais moi-même je ne crois plus guère. Je vois que nos pasteurs protestants ne croient qu’à la moitié à peine de ce qu’ils disent en chaire! Que faire? Que doit-on croire? » Adrienne indiqua la petite statue de Marie sur son bureau et dit : “Je crois que Dieu existe et qu’elle nous conduit à lui”. Mme M. se leva alors d’un bond et quitta la pièce en disant : “J’emporte cela avec moi à la maison!” – Puis vint une Italienne qui expliqua que le pauvre peuple italien a perdu la foi et qu’avec cela ils ont tout perdu; et que les prêtres – elle voulait dire tout le clergé jusqu’au pape – en étaient coupables. Entre-temps Adrienne elle-même avait complètement perdu la foi. Une angoisse énorme la remplissait. Vinrent ensuite plusieurs patientes qui toutes parlèrent de Dieu et cherchaient à être consolées. Après la consultation elle vint me voir, toute défaite. “Vous croyez toujours que ça va continuer. Mais je sais très bien que cela ne continuera pas tout simplement. Je suis complètement à bout”. Elle raconta qu’elle ne pouvait plus croire en Dieu, qu’aujourd’hui elle voit constamment les choses les plus horribles, par exemple le coeur qui goutte, mais de telle sorte que les gouttes sont énormément grandes, plus grandes que le coeur lui-même, comme si chaque goutte était elle-même infinie, et qu’en sortant du coeur cette goutte provoquait un tourment si infini qu’il en éclate pour ainsi dire. Puis elle voit le fleuve de l’enfer du samedi saint et, sur la rive, un étroit sentier qui est très dangereux et précaire, comme une perche sur un torrent. Ce sentier était aspergé du sang du Christ et en conséquence il était encore beaucoup plus difficile à emprunter , beaucoup plus dangereux.

 

5 févrierAdrienne met par écrit des pensées sur Marie, pourquoi elle aime tant les hommes. Je lui avais demandé de le faire.

 

10 février - A la consultation, se multiplient les cas de soins religieux. Parfois il en vient dix à la suite qui montrent un “bobo” comme prétexte et abordent ensuite une question de vie profonde ou une question religieuse. Une femme enceinte qui vomissait constamment (déjà lors de sa première grossesse) est guérie.

 

20 février - Elle rédige encore en ce moment des notes sur la Mère de Dieu, sur les choses qu’elle a vues et d’autres sur lesquelles elle aime méditer. Elle veut aussi écrire sur les passages de l’Ecriture où il est question de Marie. Elle écrit aussi une foule de lettres à contenu religieux, en partie à des protestants. Elle peut faire cela dans le ”trou”, car il lui est simplement recommandé de passer outre à son état personnel et de ne penser qu’à la personne à qui elle écrit. – Quelque chose encore fut dur dans cette nuit. “On me demanda constamment si je disais oui à la Passion, et je devais dire oui pour moi-même et pour le Christ. Pour moi, ce n’est pas tellement difficile. Mais être d’accord pour le Christ est beaucoup plus difficile”. Je demande pourquoi on a besoin de cela et dans quel sens. Elle dit : “Je ne puis l’exprimer que de manière imagée. Si je vais me promener avec la personne qui m’est la plus chère, si nous arrivons à un fleuve et que là nous voyons que des enfants se noient, mon ami essaiera de les sauver. Il pourrait simplement, pour accomplir son devoir d’homme, se précipiter dans le fleuve dont peut-être et même vraisemblablement il ne reviendra pas. Mais il y a une certaine loi de l’amour qui demande d’obtenir mon accord afin que, au cas où il se perdrait, je n’aie pas la consolation de dire que je ne le lui aurais pas permis. Je voyais les choses ainsi avec le Christ. Je dois pouvoir expliquer au Père que je veux le laisser mourir. Et sur le moment je ne vois que sa mort et pas du tout s’il sauve les enfants ou non ». Le vendredi, elle passe à travers un étrange examen de scrupule. Tout ce qu’elle fait est problématique. Tout peut être matière à réflexion. Le midi elle a sur sa table un poisson dont elle sait que tout l’après-midi il lui causera des nausées. Elle en mange exprès pour ne pas être douillette. L’après-midi, elle ne se sent pas bien. Aurait-elle mieux fait de ne pas en manger pour pouvoir mieux travailler? C’est un va-et-vient. Et justement que ce soit un va-et-vient lui semble une fois encore particulièrement mesquin. Ainsi pour tout durant toute cette journée.

 

7 marsEinsiedeln. Nous allons en voiture ensemble chez J.F. – Adrienne le ressent comme “ses congés” (elle doit ensuite aller à Wengernalp, qui sera certainement pour elle un temps de souffrance). Elle est très gaie, elle dit qu’elle est libre aujourd’hui. Et cela on doit l’avoir de temps en temps, absolument. Un apport de joie extérieure est nécessaire pour pouvoir souffrir comme il faut. Toujours elle fait le voyage physiquement d’une manière à faire pitié. A Einsiedeln elle ne peut pas dormir une minute et, le deuxième jour, elle a une crise cardiaque. Malgré cela le séjour est pour elle l’une des plus belles expériences.

 

11 marsLa mère d’Adrienne, qui n’est au courant de rien, lui a raconté une histoire de sa jeunesse, qu’elle-même avait tout a fait oubliée. Adrienne doit avoir vu une fois ou l’autre le Seigneur avec la couronne d’épines, car lorsqu’un de ses oncles, médecin, était à la mort elle demanda instamment qu’il meure très bientôt. Quand on lui demanda pourquoi, elle dit : “Pour L’aider, pour lui retirer les épines!”

 

Durant la semaine de la PassionNous nous rencontrons à Berne où elle raconte, encore très malheureuse, ce qui s’est passé à Wengernalp, mais contente d’être seule à Bâle quelques jours. Werner était resté là-haut. Mais elle a aussi une grande angoisse pour Bâle, pour tout ce qui va arriver; elle sent qu’elle n’est pas à la hauteur. Elle ne cesse de dire qu’on exige simplement beaucoup trop d’elle.

 

19 maiRécemment elle avait vu sur ma table les écrits de sainte Hildegarde et comme elle s’intéresse à tout elle voulut y jeter un coup d’œil. Mais elle me rendit bien vite le volume après avoir lu quelques pages. Elle ne pouvait pas lire cela, dit-elle, sa mission était en maints endroits trop semblable et cela ne faisait que la troubler et l’embrouiller.

 

22 maiRécemment chez elle dans le couloir, alors que je prenais congé, elle vit debout derrière moi Marie et Ignace. D’une manière générale, ses visions pendant ce temps de Pâques sont si nombreuses que je ne puis pas toutes les retenir ni les consigner. La nuit, elle est presque toujours au ciel en quelque sorte. Le matin, elle se réveille au fond toujours en Lui, comme elle dit, et la matinée continue dans une contemplation offerte. Extérieurement, beaucoup de choses désagréables. Md. lui donne beaucoup à faire avec toutes les chicanes possibles et toutes sortes d’histoires fâcheuses. Son mari n’est pas non plus précisément facile et elle a constamment des crises cardiaques. Le jour de la guérison de Mlle H., la plaie au coeur s’est ouverte et elle est très douloureuse. Elle doit sans cesse changer de pansement.

 

17 juinElle revient sans cesse au dilemme posé par le P. Schnyder : ou bien elle est une sainte ou bien elle trompe son monde. Ceci d’autant plus aujourd’hui quand elle parla d’une de ses connaissances qui, dans sa jeunesse, prétendait avoir eu quelques apparitions de la Mère de Dieu, mais qui plus tard avait, pendant des années, mené une vie relâchée et vivait maintenant encore de manière tout à fait égoïste. Adrienne expliqua ensuite qu’il est impossible que Marie se donne et se manifeste sans attirer en même temps à elle une vie de telle sorte qu’elle soit au moins gardée des fautes les plus grossières. Ce qu’elle commence, elle le réalise jusqu’au bout. Plus tard, elle revint sur ce qu’elle avait dit et elle ajouta qu’elle ne voulait naturellement pas par là affirmer quelque chose de définitif sur ces apparitions. Il est toujours possible qu’une âme d’enfant tout à fait pure vive dans le monde des saints d’une manière beaucoup plus profonde qu’on ne le pense. Elle ne sait pas non plus comment elle a pu oser porter un jugement sur cette femme alors qu’elle-même est si profondément ancrée dans le péché.

 

18 juinToute la journée elle voit beaucoup de monde. A la consultation, deux femmes qui parlent de ses “miracles”. L’une demande comment elle fait cela. Est-ce simplement avec la prière? L’autre a une fille qui est malade incurablement depuis des années et qui a été voir tous les spécialistes renommés. Mais si elle, Adrienne, l’appelle, elle viendra. Adrienne se défend contre ces “sots bavardages”, mais ensuite elle convient cependant de rencontrer la fille; elle est intérieurement pleine d’angoisse. – Le soir elle me dit : “Je veux bien être damnée pour toujours si vous croyez que c’est Sa volonté”. Que cela puisse être utile à quelqu’un, elle ne le croit pas aujourd’hui. Ni non plus que sa damnation cesse un jour. Toute autre chose semble effacée de sa mémoire. Et cependant elle pousse en même temps à la réalisation de l’enfant. Il y a comme des souffrances qui poussent à l’enfantement, irrésistiblement. A ce sujet, extérieurement on n’y voit rien, moins que jamais. – Aujourd’hui Emma, la cuisinière pieuse et bornée, lui a dit que son linge ne passe en aucune autre main, qu’elle répare et lave tout elle-même. Ce qui naturellement effraie à nouveau profondément Adrienne.

 

24 juinJour de désolation – pas exactement dans le “trou” – et d’impasse. Elle voit le monde comme un marais immense et infranchissable. Aucun acte n’a de fond. Si l’on fait une chose, on en laisse tomber dix mille. Durant la nuit, cette tristesse cesse. Mais la Fête-Dieu reste quand même très sérieuse. Comme une fête pour adultes. Comme s’il lui était dit : “Tu as voulu m’aimer. Tu as maintenant ce que tu as voulu”. Adrienne explique : comme si un jeune paysan aimait une princesse et qu’il était logé à la cour du roi. Il a atteint tout ce qu’il voulait et ce n’est qu’alors qu’il prend conscience de la distance : il ne connaît même pas les rudiments de la vie de cour et il doit maintenant les apprendre. Tout est exigé.

 

26 juin - Adrienne s’est trouvé une nouvelle faute. Elle ne cesse d’être sévère avec les gens. Elle gronde souvent ses domestiques quand c’en est trop, puis elle laisse passer et s’excuse auprès d’elles “au cas où elle aurait pu être impatiente”. Je poursuis le même but et lui dis qu’elle doit y porter remède, comment voudrait-elle conduire les gens autrement?

 

29 juin – Adrienne commence avec hésitation : “Maintenant je dois encore vous dire quelque chose. Je voulais le faire depuis longtemps… J’y avais pensé depuis longtemps… Mais l’histoire avec ce stupide Schnyder m’en a toujours empêché”. Elle raconte que, lorsqu’elle se lève la nuit pour faire quelque chose dans sa chambre ou pour aller dans la maison, elle n’a pas besoin de lumière. Elle voit comme ça. Je demande comment cela se fait. Adrienne dit que c’est comme une faible lumière, beaucoup moins forte que celle d’une bougie, mais juste ce qu’il faut pour qu’elle voie deux ou trois pas devant elle. Une sorte de lueur ou aussi une sorte de brume lumineuse, comme les nuages à la fin du crépuscule, dit-elle. La lueur est en haut de la tête (ici je ne l’interrogeai pas davantage pour ne pas toucher au terme si odieux d’auréole) et avance avec elle. Au début elle n’y avait pas fait particulièrement attention. Elle ne put pas dire non plus quand cela avait commencé vraiment. Peut-être en mars. Mais depuis ce temps-là la lueur était devenue plus forte. “Et voilà !” C’est maintenant sorti. Cela l’avait toujours chagrinée et elle n’avait pas eu le courage de le dire.

 

Vers le 12 juillet - Il est vraisemblable qu’Adrienne ne prendra pas de congés cette année. Elle dit qu’elle ne peut se permettre d’interrompre ses consultations. Elle n’a plus d’argent.

 

13 juillet - De temps en temps c’est toujours le problème de la sainteté qui la heurte. L’alternative du P. Schnyder : sainteté ou imposture. Quand elle sent la proximité du Christ; alors tout est en ordre. Alors elle sait que tout lui appartient. Mais quand elle est à moitié dans le “trou”, qu’elle ne sent plus la proximité du Seigneur, quand il se cache, vient alors la réflexion, comme tentation qu’on peut certes rejeter, mais avec laquelle on doit s’expliquer.

 

L’après-midi, conversation avec Mlle H. au cours de laquelle celle-ci considère comme une prétention le mot de la petite Thérèse disant que du ciel elle répandrait des roses sur la terre. Par là elle prétend à la sainteté. Elle demande à Adrienne si elle oserait jamais dire qu’au ciel elle ferait ceci ou cela. Adrienne déclara que oui. Nous savons quand même que le Seigneur nous a sauvés et qu’il a préparé le ciel pour nous. Et elle sait pour elle-même qu’il y aura beaucoup à faire du haut du ciel. – Après cela, elle fut très inquiète et cela se renforça durant la nuit. Elle se leva et commença à prier et à tout offrir : que Dieu fasse d’elle ce qu’il veut, qu’il prenne ce dont il a besoin… A l’instant même elle sentit pour ainsi dire que Dieu la prenait. Elle se coucha. Mais un cyclone commença à la balayer, une souffrance terrible qui lui retournait le plus intime de l’âme. Elle dut s’asseoir et s’appuyer à la paroi du lit derrière elle. Elle s’y trouvait mieux. Elle vit comment le cyclone touchait les jésuites et les faisait tournoyer… A moi aussi elle dit ce soir-là des paroles dures sur des choses qu’elle avait vues dans ce tourbillon. Puis elle dit : pendant ce cyclone, qui naturellement fut produit par Dieu, par l’Esprit Saint, elle n’était pas qu’une spectatrice passive, elle savait que la tempête sortait en quelque sorte d’elle-même, qu’elle était tirée d’elle. Bien que l’expérience des jésuites fût très déprimante, elle sut cependant après qu’elle a été utilisée pour aider. Elle sut en même temps que tout ce qui est bon en elle est absolument Sa propriété (à Lui). Que ce qu’elle donne aussi, non seulement ce qu’elle reçoit, elle le doit à Lui seul. Qu’elle est pour ainsi dire prise activement dans la grâce. – Elle travaille très sérieusement au livre sur le mariage, me lit quelques ébauches de lettres. Le travail est pénible parce qu’elle a très peu de temps et que souvent, pendant plusieurs heures après ses consultations, elle se sent si mal qu’elle ne peut rien faire qu’être assise et faire par exemple une réussite. Ou bien prier un peu. Elle est également constamment dérangée.

 

A la consultation, des cas très singuliers. La jeune fille avec une tumeur présumée au cerveau passe maintenant des examens. Elle a été chez les meilleurs médecins et professeurs, mais on n’a rien trouvé. Adrienne soupçonne maintenant une syphilis héréditaire. Si l’affaire devait se vérifier, elle voudrait publier le cas médicalement très rare. Elle dit en souriant qu’il pourrait être un jour utile qu’on sache qu’en cas de besoin Adrienne comprend quelque chose à sa profession et qu’elle n’est pas connue de ses collègues uniquement comme un charlatan avec d’étranges guérisons. – Récemment elle était tombée dans une sorte de “trou” qui était constitué par l’impureté sexuelle des gens. Elle en était entourée comme d’une eau trouble et elle en souffrait. Elle me dit d’un ton triste : “Vous savez, je ne connais pas cela du tout. Il n’y a jamais eu cela dans ma vie”. Elle dit cela pour me montrer qu’elle se trouvait comme dans un élément qui lui était totalement étranger et qu’elle ne ressentait pas non plus le tourment importun comme une tentation personnelle. Elle disait au contraire : “Si on isole cette sphère pour elle-même, c’est horrible”.

 

Du 18 au 25 juilletLe P. Balthasar fait une randonnée. Adrienne est seule à Bâle; d’abord Noldi tombe malade à en mourir. Durant deux jours, elle est inquiète pour lui d’heure en heure. Elle le soigne seule, se lève la nuit toutes les heures. Prier pour sa guérison, simplement comme une mère pour son fils, était une tentation. Elle préféra le remettre simplement à Dieu. C’était vraiment plus beau, dit-elle, bien que cela lui eût beaucoup coûté de perdre Noldi. Il était encore moins question de demander un miracle que de prier pour sa guérison. – On accuse Adrienne de vol, entre autres choses. Elle était si épuisée de tout cela que la nuit elle pleura. Mais elle s’arrêta aussitôt quand elle s’aperçut qu’elle pleurait simplement sur elle-même, ce qui finalement ne convenait pas. – Pendant l’absence du P. Balthasar, elle a lu la biographie de Marie Ward, qui lui laissa une grande mais terrible impression : l’échec d’une grande mission du fait de la non-participation des “instances”. Pendant quelques jours, elle ne vit plus le destin de l’enfant qu’à cette lumière. – Explications aussi avec son employée de maison, Marie, qui est sotte et paresseuse, et qu’elle avait vraiment congédiée. Mais elle vit aussi que, par l’hôpital Sainte-Claire, Marie en savait sur son compte beaucoup plus qu’elle ne le souhaitait, et là-dessus elle la garda provisoirement. – Werner remarque qu’Adrienne, depuis qu’il est rentré, n’a rien mangé. Adrienne explique au P. Balthasar que de fait elle n’avait pas mangé pendant plusieurs jours. Elle ne mange pas maintenant pour jeûner mais parce qu’elle ne sent pas la faim. Elle s’en porte bien.

 

20 juillet Noldi est encore très malade. Il vomit tout, est extrêmement fatigué. Il est menacé d’une cirrhose aiguë. Adrienne me parle longuement de sa propre attitude à ce sujet : elle se voit hors d’état de demander quelque chose pour elle-même. Elle est si “dépossédée” qu’elle n’a pas le droit de prier pour quelque chose qui la concerne. Elle dit que tout va très bien tant qu’elle ne réfléchit pas que cela ne met rien d’autre en cause. Mais en réfléchissant, cela lui semble une exigence inouïe. Le catholicisme va lui apparaître comme une religion cruelle : même son propre enfant, qu’elle aime tant, ne lui appartient plus! Après un silence elle dit : “Souvent j’ai de l’angoisse pour moi-même”. Je pense qu’elle a peut-être de l’angoisse de ne pas persévérer. Mais elle dit : “D’être ainsi complètement livrée à Dieu me semble souvent une tromperie, comme un bluff”. Elle avait lu ce terme dans un journal. Il était resté planté en elle comme un trait. Pourvu seulement qu’elle ne joue pas la “parfaite”! – A Einsiedeln, le P. Balthasar avait parlé un peu d’Adrienne à J. Cela avait été pour J. une grande consolation. La nuit, elle fut remplie de joie de pouvoir être quelque chose où l’on peut puiser joie et force. Elle vit que ce ministère aussi lui avait été donné tout à fait sans qu’elle le mérite. – Puis elle retomba aussitôt dans le “trou”. Foi et amour lui furent retirés, le doute et l’angoisse submergèrent tout. Surtout l’angoisse de nous nuire par son contact et de contrarier tous les plans de Dieu par son indignité. – Le soir également Adrienne était toute troublée. Elle me demandait toujours si je ne pouvais pas lui rendre la foi. Elle était constamment occupée avec les catholiques et surtout avec les convertis. Tous les catholiques lui causaient de l’angoisse et lui inspiraient du dégoût. Il lui semblait qu’il n’y avait aucun catholique qui voulût vraiment et sérieusement, de la dernière vieille femme jusqu’au pape. Je lui signale que ce sera bientôt la fête de saint Ignace. “Une triste fête, dit-elle, il me fait pitié, le bon, qu’est-ce qu’il a voulu et quelle allure ça a maintenant!” – Grosses difficultés avec Marie, son employée de maison. Elle en sait trop, et cela par une sœur de l’hôpital Sainte-Claire. Marie, qui est paresseuse et joue toujours à la malade, l’épie partout; dès qu’elle sort de sa chambre, Marie est là et l’espionne depuis une porte. Elle la poursuit formellement de sa curiosité. Adrienne en souffre beaucoup. Le soir elle a une grande angoisse d’aller au lit. C’est la nuit de jeudi à vendredi. Elle craint que le grand diable lui apparaisse une fois encore. Elle en sent la proximité. Elle reste en bas jusqu’à trois heures du matin (par peur, dit-elle) et elle travaille à son livre sur le mariage. Puis elle monte et le diable est déjà là aussi.

 

1er aoûtLa nuit, Adrienne travaille assez souvent maintenant à son livre sur le mariage. C’est l’unique moment où elle n’est pas dérangée. Elle m’aide aussi beaucoup dans mon travail, elle corrige des épreuves d’imprimerie, lit des livres pour lesquels je demande son avis, qui est toujours pertinent.

 

6 août – Les consultations sont toujours plus que pleines. Adrienne travaille souvent avec ses dernières forces et ensuite elle est comme vidée. Elle parle beaucoup et longuement des cas qu’elle rencontre. Même quand elle est très malade, elle ne laisse pour ainsi dire jamais tomber une consultation.

 

Vendredi après le 6 août – Adrienne est de nouveau dans le “trou”. Fatigue et surtout dégoût. Elle voudrait sortir de tout, “avoir sa tranquillité”, “deux semaines de vacances et un livre”; à cause de moi, messe quotidienne et prière. Mais plus toujours cette éternelle course. Sa douleur à la moelle épinière la tourmente toujours beaucoup. Le médecin diagnostique une hémorragie, prescrit un massage, qui ne se fait pas.

 

Samedi après le 6 août – Après une nuit difficile durant laquelle l’absence d’amour du monde et son manque d’intérêt pour le Seigneur l’angoissa au plus intime sans qu’elle-même pût aimer de manière sentie, elle vient me voir le matin. Pendant qu’elle communie, le “trou” disparaît. Elle peut de nouveau aimer et prier. La Mère de Dieu la charge de commencer aussitôt une nouvelle neuvaine.

 

8 septembreLa consultation est toujours comble. La plupart des gens viennent sans motif médical. Adrienne ne s’en sort presque plus. Pendant le travail, elle a presque toujours des crises de diabète et ensuite, pendant des heures, elle est incapable de faire quoi que ce soit. – A Vitznau, elle avait eu un peu de repos. Elle comprend ici combien il est juste et nécessaire pour elle de sortir de Bâle à l’occasion et de prendre un peu de recul. Elle me prie d’insister davantage là-dessus. Le long “trou” de ces derniers temps, dit-elle, a été sa manière à elle de faire la neuvaine commandée. Il lui semble que tout a été utilisé jusqu’au bout pour une affaire qui la dépasse totalement, elle et ses forces. La neuvaine a commencé le 1er septembre. Le 8, l’Italie capitule. La prochaine neuvaine est fixée au 20 septembre.

 

Après le 8 septembreDe retour à Bâle. Adrienne est d’abord très bien et avide d’agir. Elle a donc ainsi dès le premier jour 66 patients à sa consultation et 71 le lendemain. Avec cela les entrées à l’hôpital, les visites privées et surtout les inévitables quatre ou cinq femmes qui l’énervent.

 

Vendredi soir 17 septembreA la consultation encore une fois 70 personnes. Adrienne, au bout de ses forces, donne des conseils à droite et à gauche, mais dans une telle angoisse qu’elle pense constamment à ce que ce serait si elle laissait tout tomber et qu’elle allait se jeter dans le Rhin. On aurait au moins la paix. Visites de malades pendant lesquelles plus d’une fois elle tombe en syncope.

 

Du 23 au 25 septembre le P. Balthasar est à Zurich. Pendant ce temps, Adrienne se trouve pour le thé chez E.G. Celle-ci lui parle (que ce soit pour l’agacer ou non n’est pas clair pour moi) du défunt Père M. et de Mlle M., une âme mystique avec des visions, des stigmates invisibles et des souffrances d’expiation. E.G. dit : “Elle a été l’âme du Père M.; les jésuites ont l’habitude d’avoir de telles âmes”. Adrienne en fut très troublée. Elle voyait une sorte d’émulation entre ces “âmes”. E. G. raconta ensuite qu’elle avait un jour rencontré Mlle M. pour un thé chez Mme V. Là même, Mlle M. avait dit combien la ville de Bâle était pécheresse et qu’elle devait expier pour cela et elle avait alors décrit ses souffrances. Les jésuites, disait E.G., étaient d’un avis partagé au sujet de Mlle M.; on disait en général que chez elle certaines choses étaient authentiques et d’autres non. L’inquiétude d’Adrienne provient de ce qu’elle ne peut pas comprendre comment il pouvait y avoir ici quelque chose d’à moitié authentique. Si Dieu commence quelque chose de ce genre, pensait-elle, il va jusqu’au bout. Il ne peut pas se faire que Dieu s’exprime d’une manière si peu claire qu’il ne soit pas compris (Note du P. Balthasar : Adrienne changera d’avis quand viendront les figures qui se trouvent dans « Le livre de tous les saints” et qu’elle en élaborera la théorie correspondante. Cf. surtout Nachlassbände 5). – Suite à une conversation avec une personne sur le faux et le vrai chez une mystique, Adrienne est plongée dans un “trou” profond. Tout ce qui était arrivé lui parut contrevérité et mensonge, elle-même trompant son monde. Ceci s’accroît la nuit jusqu’à la situation absurde qu’elle doit dire oui à cela aussi qu’elle est une fausse mystique si cela contribue à la plus grande utilité de l’Église. Si elle se trouvait par exemple sur le bûcher et si on lui demandait de renier tout ce qui avait été, et si à cet instant elle comprenait aussi que tout avait été faux, elle s’y tiendrait pourtant au cas où l’honneur de Dieu et l’édification de l’Église le demanderaient. Naturellement, dit Adrienne, ceci est une hypothèse absurde. Elle n’est importante que comme mise à l’épreuve d’une pensée.

 

19 octobreAu cours de la conversation, j’en vins à parler du mot de Consummata : “Je voudrais laisser derrière moi une longue traînée de feu sur la terre”. Adrienne secoua vivement la tête et dit : « Non, non, pas comme cela. Je ne voudrais rien laisser derrière moi. Je voudrais disparaître absolument, n’être plus qu’intérieurement dans son fiat, d’une manière tout à fait anonyme. A l’instant où l’on n’est plus rien à l’intérieur de ce fiat, où l’on s’y ouvre totalement, où l’on pourrait le dire à cent pour cent, à cet instant on pourrait coopérer à la rédemption. On serait réellement “pour la gloire de Dieu”. Seulement ne pas laisser de traces visibles! Le pire qui pourrait m’arriver, ce serait de devenir une sainte. Je ne voudrais pas cela, ce serait un tel malentendu, les hommes regarderaient alors encore une fois une statue au lieu de regarder Dieu seul. Je voudrais seulement qu’à travers moi ils puissent un peu plus sentir quelque chose de Dieu ». – Mais ensuite à nouveau la plainte que c’est trop pour une seule personne : ces éternels tableaux d’épouvante qu’elle voit toujours, qu’elle ait les yeux ouverts ou fermés. Et le plus épuisant de tout est l’angoisse. Durant la nuit, elle a vu de nouveau une croix vide et “ils” cherchaient encore une fois quelqu’un qui s’y laisserait clouer. “Au nom de Dieu, si cela doit être, prenez-moi donc”. – La même nuit, elle a fermement décidé que quelque chose doit changer dans sa profession. Elle ne veut plus être deux natures l’une à côté de l’autre : la catholique et le médecin. Elle ne veut plus se faire payer plus longtemps pour prescrire aux gens des ordonnances alors qu’elle sait très bien que la maladie a son siège tout à fait ailleurs : dans l’esprit, dans la religion. Je lui recommande la prudence mais elle ne veut pas entendre ce mot dans ce contexte.

 

22 octobreAdrienne arriva chez moi avec tous les signes de la plus extrême angoisse et de la manie de la persécution. Elle ne veut pas s’asseoir. “Je n’ai pas le droit de m’asseoir”, dit-elle. Elle fuit dans le coin le plus reculé de la pièce parce qu’elle ne supporte aucune proximité. Elle ne cesse de regarder furtivement autour d’elle, ce qui est derrière elle, ce qui est autour d’elle et elle voit partout des formes, des figures grimaçantes, des gens qui l’entourent en la menaçant et, en même temps, en lui demandant et en l’implorant, des gens qui veulent ses souffrances et en ont besoin. Il serait beaucoup plus agréable, dit Adrienne, qu’ils prennent enfin vraiment quelque chose et m’abattent. Mais non, ils se tiennent simplement là et ils menacent. Elle dit : “Vous savez combien il y en a dans cette pièce? Combien de centaines? Et ce bruit? Je préfère me taire plutôt que de continuer à parler dans un tel bruit. C’est un bruit menaçant et chaotique”. Plus tard elle distingue plus précisément que ce sont des menaces particulières contre le Seigneur, contre la Mère, contre elle-même. Les poursuivants qui l’entourent exigent tout, mais elle a tout donné depuis longtemps. Elle est complètement nue et cela ne fait que commencer vraiment. – A la maison Sainte Hedwige, chaque jour des scènes entre Mlle G. et la Sœur supérieure. Adrienne est implacable pour les deux, leur dit à toutes deux, particulièrement à la Sœur supérieure, les vérités les plus dures en plein visage. Elle sépare les deux et prend Mlle G. à l’hôpital. Malgré ses souffrances, elle accomplit toutes ses tâches extérieures avec la plus grande détermination. Quand elle doute de tout, elle dit qu’il y a une chose qui est toujours hors de doute : sa vocation. Elle pense au devoir d’aider son prochain par tous les moyens à croire et à aimer.

 

Adrienne dit à nouveau que ces états d’angoisse sont ce qui lui est naturellement le plus étranger. Jusqu’à il y a trois ans, jusqu’à sa conversion, elle avait le tempérament le plus équilibré du monde, elle était toujours pleine de vie et d’activité, elle n’avait jamais eu peur de rien; elle ne se reconnaît plus. – Elle se plaint qu’elle ne sait plus comment elle doit sortir, elle n’a plus rien à se mettre. La robe qu’elle voulait mettre est déchirée, elle n’a pas de manteau d’hiver. Et chez le tailleur elle ne peut avoir quelques vieilles robes remaniées que dans quelques semaines.

 

23 octobreSeulement ne plus pécher! C’est aujourd’hui la pensée dont elle est possédée. “Vous comprenez, notre mesure est pleine, pleine jusqu’au bord. Une toute petite goutte en plus et cela déborde. Nous ne pouvons plus rien faire!” Puis elle raconte comment elle vit la Mère marcher au bord d’un lac sur un chemin très glissant. Glissant par nos péchés. Elle passe là en toute confiance sans faire attention au danger. Mais elle veut jeter à l’eau un peu plus de péché. – Puis Adrienne dit une fois de plus qu’elle est tout à fait convaincue que le Père Sch. a raison : tout est faux en elle. Elle est trompée et elle trompe; et ceci est extrêmement triste car elle a réellement essayé un jour de vouloir s’offrir réellement et maintenant tout est vain, c’est un vertige. J’essaie de la réconforter et une fois de plus en la quittant je lui fais promettre qu’elle va “rester”. – L’angoisse est partie. Toute “l’angoisse vivante”. Il n’est resté au fond de l’âme qu’une angoisse sourde et morte. C’est pourquoi aujourd’hui tout est honte. Adrienne paraît dans mon bureau comme quelqu’un qui n’ose pas se présenter. Elle demande si elle peut s’asseoir. Tout ce qui est honteux est concentré en elle. Mais elle ne le voit que comme quelque chose qui lui est propre, non comme quelque chose qui appartient aux autres. Pour l’angoisse, explique-t-elle, des rayons égaux se dirigent vers leur milieu. Pour la honte par contre, les rayons se font plus larges vers le centre. C’est comme un soleil inversé, un soleil noir.

 

La honte est partout. Tout ce qu’elle touche en est plein. Elle a commis tous les péchés, non seulement quant à la possibilité mais aussi quant à la réalité. Je lui dis : vous n’avez quand même pas commis d’adultère. Elle dit : “Si; j’ai vu devant moi des gens qui l’avaient fait et je ne les en ai pas empêchés. J’ai commis le péché en eux, et ainsi avec tout. Ce n’est pas que j’étais seulement prête à commettre le péché comme je le pensais auparavant, je l’ai réellement commis. Tout le monde le voit et le sait. Aujourd’hui je vais nue dans le monde, à la vue de tous. Aujourd’hui je n’ai pas besoin de me retourner comme hier, il me suffit de voir ce que j’ai devant moi : comment tous me regardent et contemplent ma honte”.

 

26 octobre“Plutôt être martyr qu’un tel sort, me dit un jour Adrienne alors qu’elle était dans le “trou”. Comme ils doivent l’avoir facile : une courte souffrance une seule fois au lieu de cette perpétuelle torture “à petit feu” et quel feu!” – Mlle G. se fait toujours plus indiscrète avec ses questions. Elle interroge de telle sorte qu’elle doit nécessairement mettre Adrienne dans l’embarras. – La fin de la semaine, profondément dans le “trou”. Beaucoup d’angoisse et d’effroi au sujet du péché. L’exigence de persévérer dans l’état de péché sans pouvoir l’analyser en détail. L’exigence de donner encore plus et de se laisser prendre davantage bien que tout déjà soit donné jusqu’à l’ultime. – Mlle G. encore toujours à l’hôpital. A chaque visite, elle tourmente Adrienne avec ses questions. Elle lui décrit aussi longuement la grandeur du renom de sainteté dont elle jouit à l’hôpital. Adrienne en est troublée, de même qu’elle est étrangement désarmée devant G. d’une manière générale.

 

30 octobrePresque chaque jour maintenant Adrienne m’apporte des notes qu’elle a rédigées durant la nuit. Des prières, des aphorismes.

 

9 novembreUne journée bien remplie. A l’hôpital, agitation. Mlle G. dit que cela va beaucoup mieux depuis la nuit où Adrienne a prié pour elle. Il est parlé de la “sainteté” d’Adrienne (quand Adrienne prononce le mot, elle fait avec son doigt un cercle au-dessus de sa tête et lève les yeux vers le haut en riant et en se moquant). – Mille et mille choses à la consultation. Adrienne est tendue mais elle n’est plus dans le “trou” aujourd’hui et elle prend tout joyeusement. La mort du P. de Chastonay, qui était si bien disposé à son égard et en qui nous avions un appui, l’atteint durement.

 

11 Novembre – Le P. Balthasar dit à Adrienne qu’elle a une double vocation, celle de la fondation et celle de la souffrance.

 

17 novembre – Elle-même se sent infiniment minable : toute sa vie consiste à se tenir constamment disponible, c’est comme si elle essayait de vider toute sa maison; et durant la nuit elle reviendrait secrètement pour voir si elle ne pourrait pas encore sauver pour elle telle ou telle pièce, des choses petites et mesquines qui font partie du confort, pour s’aménager avec ces pauvres pièces une nouvelle habitation. Mais celle-ci redevient bien vite peu confortable et on se voit amené à déménager une fois encore et on prend quand même encore d’ici quelque chose avec soi. “Je voudrais tant faire toute l’affaire, pourquoi n’en ai-je pas le droit?” – Presque chaque jour maintenant, Adrienne apporte au P. Balthasar une page d’aphorismes qu’elle écrit dans le courant de la nuit et de la journée.

 

24 novembre – A la consultation, 79 personnes qu’Adrienne expédie de 1 H 30 à 5 H. Elle est gênée par une auxiliaire qui ne travaille pas assez vite et l’énerve.

 

Après le 24 novembre – Ces dernières nuits, elle n’a quasi pas dormi. Quand je lui demandai ce qu’elle avait fait, elle me dit une fois : “La nuit dernière, je n’ai vraiment presque rien fait d’autre que me repentir. Je ne sais pas si vous pouvez comprendre cela. Peu importe dans un premier temps que ce soit ou non pour mes propres péchés. Il y a là tant de fautes dont on ne se repent pas!” – Un soir, elle est chez R. pour le souper. Une maison avec beaucoup d’argent, mais sans Dieu. R. doit être catholique. Adrienne ne sait pas s’il pratique. Mais dans une telle maison, Dieu ne peut pas respirer. Conversation avec Madame le Professeur H. Elle va les revoir tous les deux.

 

10. Adrienne et le Père Balthasar

 

22 janvierElle souffre sans fin de son indignité. “Vous pouvez bien me dire que ce chemin est voulu par Dieu et conduit à me purifier, etc. Mais je sais que je ne fais que devenir plus mauvaise et que je corresponds toujours moins aux exigences de Dieu. C’est la seule chose qui soit évidente dans cette situation. Ce que vous dites ne correspond pas à ce que je sens. C’est comme si je sentais exactement les parties d’une jambe amputée et que je demandais de les mettre dans le plâtre pour que cessent les douleurs. Et vous me dites que la jambe n’existe plus”. – Elle parla longuement et à la fin doucement; je cherchais à la fortifier car il n’était pas question de consolation. Comme souvent déjà dans cette situation, il en était de nouveau ainsi : la promesse que vous me faites par sympathie humaine est ici un fétu de paille auquel on peut se tenir, elle forme une sorte de pont pour dire oui à Dieu. – Elle essaie de m’expliquer son état : “Imaginez que, comme prêtre, après de nombreuses années dans votre profession, vous auriez perdu la foi. Elle vous a été simplement retirée et il n’y a pas de possibilité de la retrouver. Vous voyez que tout jusqu’à présent était faux et dépourvu de sens. Vous devez quitter ce à quoi vous tenez le plus, choisir une autre profession. Vous n’en avez aucune envie car votre force vitale vous a été prise. Vous vous trouvez au bord de l’abîme. Et tout cela ne serait encore pas si grave, mais je suis arrivé à cet état à cause de mes propres péchés et par ma propre faute. J’ai simplement renié et Dieu me rejette.”. – Je lui parle de la Mère de Dieu, car contre Marie elle ne peut jamais rien objecter. Mais son seul nom est pour elle une telle douleur que je regrette presque de l’avoir prononcé. “La Mère de Dieu n’est justement pas là maintenant”, dit-elle. “Elle est partie se promener. Est-ce qu’elle reviendra? Je ne le sais pas”.

 

14 févrierMercredi, le “trou” fut là à nouveau totalement. Après seulement deux jours de pause. C’est d’abord pour Adrienne une grande lassitude : elle en a assez et elle a le sentiment qu’on la surcharge. Également chez moi une sorte d’irritation qui dure deux jours jusqu’au moment où Adrienne me le reproche sérieusement et me montre où est ma tâche. C’est “notre” devoir de persévérer même si le “trou” devait durer cinq ans sans interruption. Cette admonition fut courte, sérieuse, comme toujours affectueuse. Elle avait vraiment craint pour moi toute une nuit. Au sujet de la possibilité que je puisse un jour faire définitivement la sourde oreille à la volonté de Dieu. C’est si terriblement dangereux, on ne le remarque sans doute pas. On pourrait encore toujours être le meilleur “homme religieux”. C’est la tentation de se réfugier dans la religion.

 

1er marsElle vient chez moi l’après-midi, “pour me mettre au courant”. Cela ne peut plus continuer ainsi. Elle doit retourner dans une “toute petite vie”. Folle consultation où elle devrait distribuer de tous côtés, et le panier est tellement vide. Puis Mlle H. avec son histoire, Mme Chr., Mlle G. Toutes se tourmentent et se font tirer et veillent à ce qu’on se plaigne avec elles, mais elles ne font elles-mêmes aucun pas. Je cherche péniblement à la décider de “continuer”. Dans un manque total d’espoir. Dès qu’il ne s’agit plus de “me mettre au courant” mais de “Le mettre au courant”, elle n’est plus capable de se refuser, elle “va essayer à nouveau”.

 

2 marsElle revient aujourd’hui sur son “refus” d’hier et elle me demande solennellement de lui promettre de ne jamais l’épargner et de ne jamais, par compassion, la dispenser d’une souffrance (expiatrice).

 

Dimanche 7 marsEinsiedeln. A la fin de la grande vision dans l’église, Adrienne vit comment elle et moi nous pouvions nous approcher du Seigneur ainsi que les autres avec leurs missions, et nous reçûmes de lui une bénédiction qui disait : “Benedictio Patris et amor Matris et omnium sanctorum descendat super vos et maneat semper” (Que la bénédiction du Père et l’amour de la Mère et de tous les saints descende sur vous et y demeure à jamais).

 

Mercredi des cendres, 10 marsL’une des plus dures journées jusqu’à présent. Tout est oppressant, angoissant, insupportable. Abandon absolu. Avec cela une foule de personnes qui la rongent à l’instant où elle n’a pas de force. Le soir, je vais chez elle; fatiguée et énervée. Elle m’en raconta un peu en hésitant. J’étais muet et plutôt absent. En quelque sorte sans courage. Je pensais : si cela, c’est le premier jour du carême, comment va-t-on arriver au bout? Dieu me parut comme une sorte d’importun, je ne pus donc ni consoler ni réconforter Adrienne. Elle se leva désespérée et se dirigea avec des pas vacillants vers le poêle. Elle se sentit mal. Tout à coup elle tomba par terre de tout son long et resta sans bouger. Dans sa chute elle dut se cogner la tête très douloureusement car il n’y avait pas de tapis (dans sa bonté, elle avait prêté le sien à une vieille tante). Je m’agenouillai auprès d’elle. Elle regardait vers le haut comme sans vie, les yeux retournés. Au bout de quelque temps elle se mit à gémir, à tourner la tête. Le coeur faisait manifestement très mal. Elle murmurait de temps en temps : “Jésus, Jésus…” Et commença alors une scène qui dura plus de deux heures et que je ne pourrai jamais décrire dans sa beauté incomparable. – Adrienne revint lentement à elle. Je pus glisser un coussin sous sa tête. Au bout d’une demi-heure elle put s’asseoir et plus tard, avec beaucoup d’efforts, s’asseoir dans le fauteuil. Entre-temps il y eut peut-être quatre fois de sévères rechutes. Les premiers mots en murmurant et presque en pleurant : “Puis-je y aller?”, deux ou trois fois de suite. “Puis-je y aller maintenant? Jésus, est-ce que tu me prends? Est-ce que je peux venir?” Entre-temps elle porta la main au coeur qui lui faisait terriblement mal, et au front où elle sentait la couronne d’épines. Elle gémissait doucement et s’en excusait. Puis elle commença à trembler de tout son corps et à claquer des dents. Elle murmurait qu’elle était si fatiguée qu’on ne pouvait pas être plus fatigué. Puis elle devint lentement plus paisible; elle demandait sans cesse anxieusement : “Ne puis-je pas y aller? Hans Urs, tu sais que je t’aiderai quand je serai de l’autre côté”. Elle était couchée les yeux ouverts et regardait vers le haut. Tout à coup en chuchotant : “Que faites-vous donc? Pourquoi êtes-vous tous là?… Pourquoi ne vacillez-vous pas?… “ (Elle sourit pour la première fois). Le sourire apparut alors toujours plus souvent sur ses traits fatigués. Elle devint toujours plus un petit enfant. Elle pensait d’une manière coquine : “Ah! Je sais… Vous conseillez encore. Hans Urs, s’ils me demandent si je préfère venir, je peux dire oui quand même, n’est-ce pas?” (Je lui dis : plutôt dire « fiat voluntas tua »). Elle continua à parler lentement et un peu en hésitant et un peu tristement: “Mais, tu sais, ils n’ont pas encore décidé. Peut-être puis-je toujours encore y aller… Il n’y aurait qu’un pas à faire… Et je crois que si je le demandais, ils le permettraient… Tu sais, le Seigneur m’a promis que si je passe un jour là-haut, je peux aller directement à lui. Mais… je veux lui offrir que malgré cela il peut m’envoyer au purgatoire… pour les autres… Il ne doit pas se sentir lié par ce qu’il m’a promis… Mais bon! Est-ce que je ne dois pas justement maintenant lui demander l’enfer?…” – Tout d’un coup ce fut comme si elle écoutait avec une attention et une tension extrêmes. Elle tourna la tête vers moi : “Tu entends? Tu dois quand même entendre… Je n’ai jamais entendu rien de semblable…Comme ils jouent…” Elle me regarda malicieusement : “Ce n’est pas du Mozart, mais c’est quand même en quelque sorte proche de Mozart… C’est une musique infinie, éternelle… Je ne peux pas la décrire… Comme si des instruments à cordes jouaient, très nombreux, beaucoup plus loin, et en faisant cependant encore partie, des instruments à vent… – Ô comme le Seigneur est aujourd’hui!…” Elle ferma les yeux, ravie, et demeura tout à fait tranquille pendant environ cinq minutes, souriant de bonheur, comme un petit enfant, murmura très doucement de temps en temps : “Oui, … ô oui… comme tu veux… merci Seigneur… Oui, je veux bien…” Puis elle ouvrit les yeux et dit : “C’était un jugement, mais un jugement qui consiste en une pure grâce… C’est si étrange qu’il y ait aussi une croix de grâce qui n’est plus que Dieu. Oh! Comme ils étaient tous là…” Tout à coup elle saisit ma main, elle la saisit au poignet et l’étendit un peu pendant qu’en même temps de son autre main elle semblait saisir quelque chose tout à proximité. Elle avait alors l’expression la plus heureuse. Puis elle laissa tomber ma main et peu après la reprit, l’étendit à nouveau vers le haut. Elle ouvrit les yeux, me regarda tout heureuse et dit : “L’as-tu sentie?” Je lui demandai ce qu’elle avait fait avec ma main. Elle dit : “Je l’ai mise dans la main de Notre Seigneur. Il la demandait. Et je savais que je pouvais mettre les mains l’une dans l’autre”. Je demandai pourquoi elle l’avait fait deux fois. Elle dit : “Après, c’était la Mère de Dieu”. – Entre-temps ses sens faiblirent à nouveau. Elle ne pouvait plus que demander : “Pourquoi es-tu parti?” Je lui dis que j’étais là. Elle ne me voyait ni ne m’entendait plus, et elle se disait à elle-même : “Il est encore une fois parti. Maintenant je suis seule. Mais le Seigneur ne m’abandonne pas… Seigneur, je vous aime. Vous savez combien je vous ai aimé. Malgré tout, je n’aurais pas pu vous aimer davantage”. – Elle commença à haleter, à chercher de l’air; elle ne pouvait plus parler. Pendant presque un quart d’heure, elle désespéra de son souffle. Je fus vraiment angoissé, elle pouvait mourir. Elle le vit et me consola. Elle dit que tout cela était un petit rien. Elle était si contente. “Tu sais que maintenant nous sommes sans aucun péché. Tout baigne dans la grâce”. De fait elle était gaie et faisait constamment de petites plaisanteries. – Il y a un an nous avions fait la retraite à Mariastein. Elle demanda ce qui s’était passé il y a un an. Je dis que cela avait été la quatrième semaine, le jour de l’Église. Adrienne dit : “Ah, la coquine, mais je l’aime pourtant. Tu sais, c’est une prostituée. Mais on doit l’aimer quand même. Le Seigneur l’aime aussi”. Elle parla encore beaucoup d’une manière légère et en souriant. Totalement délivrée et comme déjà au ciel. Souvent elle me remercia de l’avoir conduite au Seigneur. Mais nous sommes allés ensemble vers lui, pensait-elle. Elle le sait maintenant beaucoup mieux que jamais. Surtout depuis qu’elle a vu à Einsiedeln que le Seigneur a tenu entre ses mains la “fenêtre de la chapelle”. – Elle revint lentement à elle. Un peu déçue, elle pensait : “Il semble presque que je devais quand même rester. Sûrement ce n’est pas encore le moment”. Plus tard elle me dit : “Je crois presque que vous avez fait pencher la balance et qu’autrement j’aurais pu aller”. Il était presque une heure et demie du matin. Pour que je ne m’inquiète pas, elle prit son courage à deux mains et fit ce qu’elle qualifia le lendemain de non-sens : elle se leva et monta dans sa chambre à coucher. Cela se fit tant bien que mal. – Le lendemain la joie continua. “Le Seigneur est si imprévisible. On attend sa dureté, il nous inonde de sa grâce et il nous fait renaître et redevenir de petits enfants mystérieusement et tout à fait réellement ».

 

16 mai - De nouveau à Friedmatt (l’hôpital psychiatrique). H. avait joué une grande scène durant la nuit. On dut aller chercher le gardien et la forcer à se mettre au lit. Quand Adrienne arriva, tout était agité. On ne voulait pas la laisser seule. Adrienne l’obtint finalement et dit qu’il ne se passerait rien. H. était au lit. A un certain moment, elle saisit soudainement une main d’Adrienne, la retourna et regarda le stigmate, qui était à peine visible, prit rapidement l’autre main, la tint à côté de l’autre et compara. Puis elle dit : “Puis-je les embrasser?” Adrienne refusa : elle ne doit pas faire de bêtises. H. demanda alors : “Devons-nous nous taire à ce sujet?” Adrienne dit sérieusement : “Oui, nous devons nous taire à ce sujet”. H. continua à sonder, également au sujet du P. Balthasar. Qu’est-ce qu’il sait ?Est-ce qu’il est le directeur d’Adrienne ? Elle se montra au courant de choses qu’elle n’avait pas pu apprendre directement. Le P. Balthasar était lui-même méfiant, il cherchait toujours une explication. Quelques-unes des choses ne pouvaient absolument pas être parvenues à sa connaissance d’une manière naturelle. Adrienne est très inquiète. Dans les environs, il y a une bombe qui va éclater et qu’elle doit pourtant manipuler. Le P. Balthasar lui dit : “Vous devrez guérir H. dès que viendra une véritable indication d’en haut”.

 

24 maiA la fin d’un entretien, Adrienne dit : “Désormais je ne vais plus non plus manger de mauvais yaourts”. Je lui demandai ce que cela voulait dire. Elle l’avait fait récemment par mortification quand la femme de chambre lui en avait apporté un vieux, tout gâté. Elle ne veut plus faire des choses de ce genre parce que cela est beaucoup trop “conscient”. “Maintenant je comprends aussi, dit-elle, pourquoi vous m’avez interdit si strictement de prononcer le vœu de faire toujours le meilleur”.

 

2 juin. Veille de l’Ascension“J’ai de l’angoisse pour tout”, dit-elle; elle me regarda soudainement et dit : “Aussi pour vous”. “Pourquoi?”, demandai-je. “J’ai souvent de l’angoisse pour vous : vous pourriez omettre quelque chose d’essentiel, n’être pas ouvert à la volonté de Dieu…” Elle dit qu’elle avait aussi peur de me nuire. Puis de nouveau elle me dit plusieurs fois ce soir-là qu’elle serait volontiers damnée si elle savait que cela pouvait en sauver d’autres. Je luis dis une fois dans la conversation : “Dieu vous le rendra”. Elle s’en défendit : “Non, n’est-ce pas? Nous ne voulons pas dire cela. Nous voudrions le faire sans voir la rétribution”.

 

3 juin. AscensionDans la nuit de jeudi à vendredi : l’exigence croît à l’infini. Il s’agit toujours de ceci : quoi qu’on pense, ce n’est pas possible. “Vois-tu ce mur lisse? Peux-tu grimper en haut?” “Non”. “Alors fais-le!” Etc. – Adrienne était alors à genoux au pied de son lit. Saint Ignace se tint auprès d’elle et il nous prit tous les deux par le cou (Adrienne dit que j’étais là, aussi réellement que je suis maintenant assis auprès d’elle), il nous secoua et nous “trempa” pour ainsi dire dedans en disant : “A présent faites quand même quelque chose enfin!” Mais que devons-nous faire? Ignace : “Ne pas tourner toujours autour du pot, mais vraiment s’y mettre et prendre les choses en main. Ne pas commencer trop de choses et ne rien mener à bonne fin. Discerner réellement la volonté de Dieu dans les possibilités. Malgré et contre la volonté des hommes. Malgré les conseils contraires de tout l’entourage, malgré les circonstances et le manque de goût. Pouvoir faire les deux choses : aussi bien attendre sur le qui-vive (même si cela dure des années) que commencer immédiatement.

 

17 juinLe coeur va toujours plus mal. Le bras gauche est maintenant assez souvent paralysé pendant quelque temps. Le début et surtout la fin de cette paralysie causent de fortes douleurs. Adrienne dit que le diagnostic est devenu nettement plus mauvais. Elle se presse de toutes ses forces pour l’enfant, elle voudrait à tout prix commencer. Qui sait combien de temps elle a encore à vivre? Vis-à-vis de moi aussi Adrienne se fait toujours plus sérieuse et plus inexorable. Elle exige un engagement absolu. Et aussi : “Vous devez m’aider, vous devez me dire comment je dois faire pour ne plus pécher. Vous comprenez : je n’ai tout simplement plus le droit de pécher”.

 

28 juin – Elle avait le sentiment qu’on lui préparait un “trou”. Cependant aujourd’hui encore elle était dans la béatitude. Elle me remercia de pouvoir être catholique. Elle me demanda de la conduire jusqu’au bout et, si cela devient sérieux, de ne pas relâcher, mais de tout exiger d’elle et de l’emporter.

 

Jeudi avant la fête du Sacré-CoeurTout le jour, extrême lassitude. A cause du monde qui est tel qu’il est, et du caractère insupportable de ce contraste et de l’impossibilité d’aider. Soi-même on n’est pas meilleur. “Que peut-on faire?” Moi : “Lui demander qu’il nous donne la juste volonté”. Adrienne : “Si vous saviez comme lui-même est fatigué. Cette éternelle demande et pourtant ne rien faire! On ne peut pas maintenant l’importuner encore avec cette demande”. Adrienne communie maintenant plus souvent quand elle est dans le “trou”. Elle promet seulement de continuer à se traîner. Nous disons le “Suscipe”, “cette horrible prière”, comme Adrienne le dit maintenant.

 

8 juillet - Durant cette soirée, je devais téléphoner à l’évêque au sujet d’un prêtre tombé… Tout à coup je vis Adrienne avoir un étourdissement, elle eut en même temps une crise d’angine de poitrine, elle gémissait de manière perceptible, ce qui ne lui arrive que rarement. Elle se tordait de douleur, elle tomba sur le sol, se cramponna à la chaise avec des spasmes terribles jusqu’à tomber finalement par terre de tout son long. Elle fut un court moment sans connaissance. Puis elle regarda autour d’elle – toujours allongée, et totalement absente – tantôt à droite, tantôt à gauche, et murmura à plusieurs reprises : “Qui joue là? Puis-je y aller?” Très lentement elle revint peu à peu à elle. Les douleurs continuaient toujours. C’était effrayant à voir. Plus tard elle dit que c’était comme si on lui tordait le coeur dans le corps, comme un torchon mouillé. Médicalement une telle crise cardiaque devrait être la dernière. Elle ne cessait de demander : “Qui donc joue là?” – “Où”, demandai-je. “Dans la pièce à côté”. Adrienne put se rasseoir. J’allai ouvrir la double porte de la pièce à côté. Elle regarda : la Mère de Dieu était là comme le mercredi des cendres, entourée d’anges. Elle mit de nouveau ma main dans la sienne et raconta plus tard que Marie m’avait donné une bénédiction. Elle-même tremblait de froid à cause de son coeur hésitant mais elle avait la tête brûlante. Nous fîmes du feu et elle se remit lentement. Je dus bientôt la quitter.

 

13 juillet - Un Allemand, Monsieur R., était là avec sa femme pour un examen de grossesse. L’examen se révéla négatif. Le monsieur la pria alors très fort de faire quelque chose pour que sa femme ait un enfant. Adrienne dit qu’elle ne le pouvait vraiment pas. L’homme insiste. On parle beaucoup dans la ville qu’Adrienne peut faire beaucoup de choses que ne peuvent faire d’autres médecins. “Vous comprenez bien ce que je veux dire”. Adrienne renvoya les deux et me demanda le soir ce que j’en pensais. Je lui dis : “Faites plaisir aux gens. Priez pour l’enfant”. Elle dit : “Si vous le pensez, je le ferai”. Cependant cela pourrait être une naissance difficile (sans doute une césarienne). – Récemment, quand j’étais à Genève, je racontais quelque chose d’elle au P. Muckermann. A mon retour, Adrienne savait que j’avais parlé d’elle à quelqu’un et que je l’avais “vendue”, comme elle dit. Elle ne pensait pas cela comme un reproche. Seulement quand elle est dans le “trou”, elle se sent trahie par des confidences. Elle se réjouit de la prière de Muckermann et de sa réceptivité.

 

Samedi 17 juilletNous nous rencontrons à Einsiedeln. Ce séjour est chaque fois pour elle un jour de congé et de joie. Le soir, nous faisons de la musique chez J. – Adrienne voyait tout le temps des anges et des saints. – Dans la nuit, Marie fut là un bon moment. Elle était toute proche et humaine, et il y eut une conversation comme d’égal à égal au sujet de l’enfant. A la fin Marie lui donna un baiser et disparut. Le matin, elle vit Ignace et, dans le courant de la journée, une foule d’autres saints. L’après-midi, la plaie du coeur s’ouvrit. Quand je fus seul avec elle, elle dit : “Je l’avais presque oublié : cette nuit, la Mère nous a chargés, vous et moi, d’une neuvaine. Nous devons commencer dès aujourd’hui. A la fin, il se produira quelque chose d’important pour quoi on doit prier. Ce matin j’avais oublié, et la plaie s’est mise à saigner comme un avertissement”. Chaque jour nous disons un chapelet. Le matin du neuvième jour, démission de Mussolini et fin du fascisme. Tard le soir de ce 26 juillet ou bien tôt le matin du 27, Marie apparut une fois encore et ordonna de commencer aussitôt une nouvelle neuvaine pour des événements qui se produiraient le quatrième ou le cinquième jour (30 ou 31 juillet). Nous nous mettons d’accord pour visiter une église chaque jour.

 

30 juilletToute la journée et le soir aussi quand j’étais avec elle, Adrienne vit constamment un démon. Elle me pria instamment de faire quelque chose. “Vous ne pouvez vraiment rien faire? Auparavant, si souvent vous pouviez tant, et maintenant vous êtes muet comme une carpe”. Elle s’excusa aussitôt de ce mot mais elle avait raison. J’étais moi-même comme paralysé devant ces manigances vis-à-vis desquelles, à ce qu’il me semblait, il n’était aucunement possible de l’aider. Elle semblait aussi déchirée par des contradictions absolues. Elle-même ne croyait pas et elle savait pourtant que le monde devait croire, et elle souffrait des deux choses : de l’incrédulité du monde (et là, elle souffrait pour le Christ) et de sa propre incrédulité (et là, elle aspirait de toutes ses forces à la foi mais en vain).

 

Samedi après le 1er août - Adrienne me regarde, remplie de doutes, et me dit : “Je ne sais pas si vous voyez vraiment où j’en suis. Je suis abandonnée de Dieu et du diable”. Tout ce que je lui dis est pour elle souffrance. Tout ce qu’elle veut et ce qu’elle ne veut pas la fait souffrir. Avec cela, elle est sérieusement malade. Aujourd’hui c’est au tour de Niggi d’être malade. Il a un méchant abcès à la gorge et devra sans doute être opéré lundi prochain. Noldi par contre va mieux. J’espère qu’Adrienne, par mon entremise, recevra enfin une employée de maison convenable.

 

Du 15 août au 8 septembre, le P. Balthasar est absent de Bâle. Il reçoit un certain nombre de lettres d’Adrienne qui ne figurent pas dans le Journal. (Dans « L’Institut Saint-Jean », p. 64-75, le P. Balthasar nous offre quelques extraits de ces lettres).

 

Après le 15 septembre – La nuit du vendredi au samedi fut très mauvaise. La veille, Adrienne me dit : “C’est étrange; quand je parle avec vous, la bête de l’angoisse en moi est tranquille un moment. Mais c’est comme si elle disait : Attends un peu, je vais bien t’avoir”.

 

17 septembreAdrienne me décrit pendant deux heures la journée écoulée. C’est incroyable tout ce qui peut trouver place dans le courant d’une journée. J’en rapporte seulement quelques fragments.

 

Vendredi après le 30 septembreUne journée horrible. Tout à la fois vision et incroyance. Elle voit par exemple la Mère de Dieu assise et pleurer sur le monde. Elle pleure dans une faiblesse infinie comme quelqu’un qui n’a plus guère de larmes. Une fois, comme perdue, elle ouvre ses bras au monde comme pour demander aux hommes de bien vouloir comprendre quand même. Mais elle sait bien que c’est en vain. Elle pleure d’abord sur l’aveuglement des pécheurs, puis plus amèrement sur les chrétiens, particulièrement sur les prêtres et les religieux. L’après-midi, Adrienne vient me voir dans une tristesse insondable. Elle m’explique qu’elle éprouve de l’angoisse pour tout, devant tout homme, également devant moi (elle pense qu’à cause d’elle je pourrais m’écarter de ma vocation, ne pas la remplir), finalement devant Dieu. Elle dit qu’elle ne peut plus y tenir dans cette incroyance, qu’elle va s’en échapper et cela non bientôt mais tout de suite. Tout s’effondre. De l’enfant, il ne reste pas deux pierres l’une sur l’autre (de fait, les quelques personnes qui étaient en vue semblent presque toutes se retirer tout d’un coup). Le soir, elle me téléphone de sa consultation pour m’annoncer que les plaies au front et aux mains sont de nouveau ouvertes et qu’elle doit faire face à sa grosse consultation en saignant ainsi et elle ne sait comment faire.

 

18 octobre - La nuit du dimanche au lundi fut très difficile. Elle eut plusieurs heures pour apprendre quelque chose : qu’il y a des hommes, moi en particulier, qui lui présentent la croix, que d’une manière générale les hommes s’aident réciproquement à se procurer la croix. Elle voit constamment une main et un marteau. La main était la sienne, mais dans ma main se trouvaient marteau et clou. La nécessité de l’accepter. Elle en fut d’abord hors d’elle-même et il lui fallut des heures pour s’imprégner de cette vérité.

 

19 octobreL’histoire avec la main et le marteau continue toujours. C’est une plainte légère mais insistante que je l’ai clouée, que je lui laisse tout et que je ne veux rien porter moi-même. Elle m’explique combien elle est prête à porter les plus grandes souffrances pour me les épargner. Mais ensuite quand même, involontairement, on espère un peu de contrepartie.

 

20 octobreAdrienne parle longtemps de l’obéissance. Et en fait de l’obéissance sans le vœu qui la lie à moi. Elle m’expose combien il est plus difficile d’obéir sans vœu parce que, à chaque instant, on doit se décider pour Dieu à nouveau et parce que c’est une constante écharde vivante dans la chair, l’unique pont branlant sur lequel on doit sans cesse se décider pour Dieu à partir de l’incroyance. Si elle avait fait un vœu, cela ferait partie du “catholicisme”, qui disparaît en quelque sorte pour elle dans son incroyance. Adrienne formula par écrit le plus important de tout cela. Elle dit qu’une pression singulière exige d’elle de tenir à cette obéissance, une pression totalement libre qu’elle décrit comme une disposition de nature (pour dire que ce n’est ni une vertu ni un mérite), “comme d’autres sont bourgeois, je suis ainsi convenable”. Elle ne pensait par là à rien qui soit digne d’éloge. – Toute la journée sans cesse des cyclones d’angoisse qui la balaient environ tous les quarts d’heure. A la fin de chaque entretien avec moi, elle me promet de “rester”. C’est le maximum qu’elle puisse promettre.

 

26 octobre - Ces dernières nuits, elle a beaucoup écrit. Presque chaque matin elle m’apporte une ou deux pages qui sont bonnes. – Un jour que j’avais besoin de quelques citations, le lendemain elle m’apporta dix pages qu’elle avait cherchées la nuit dans sa bibliothèque avec une rapidité incroyable, ce qui ne l’empêchait pas encore à côté de cela de prier et de contempler.

 

17 novembre - Adrienne ne me quitte presque jamais ou bien je ne la quitte presque jamais sans qu’elle exprime le souhait de m’offrir quelque chose ou sans qu’elle soit triste de ne rien pouvoir m’offrir. Quand elle est dans le “trou”, je la prends souvent au mot et je lui demande en cadeau la promesse de rester dans cet état aussi longtemps que Dieu le voudra.

 

Après le 24 novembre – Le matin, la Mère était apparue et, à son départ, elle avait demandé avec beaucoup de tristesse que nous fassions une neuvaine. Elle le dit presque en passant, comme quelque chose de déjà convenu. Elle ajouta : “Mais une double”. Après cela Adrienne ne savait plus très bien si pendant neuf jours nous devions faire une double neuvaine ou si nous devions la prolonger sur dix-huit jours. Je conseillai de commencer d’abord par la première. “Pour quoi?”, demandai-je. Adrienne : “Je crois que c’est presque plus pour éviter quelque chose d’horrible que pour obtenir quelque chose de positif”. Adrienne suggéra de dire chaque jour de tout cœur un Suscipe où l’on s’offre totalement, et en plus de faire des œuvres de pénitence particulières. – Récemment j’avais un jour menacé Adrienne en lui disant que je serais obligé de lui défendre de dire le “Suscipe” pendant quinze jours si elle ne se modérait pas dans ses exercices de pénitence. Elle me regarda tout épouvantée : “Non! Vous ne pouvez pas faire cela! Nous devons quand même nous tenir toujours à sa disposition!” Et elle me demanda instamment de bien vouloir renoncer à une telle “mesure”.

 

5 décembre Nous devons continuer la neuvaine commencée, puis en commencer aussitôt une deuxième.

 

Nuit du samedi au dimanche 12 décembre Une nuit bénie. Adrienne va au lit, elle prie. L’obéissance dans l’Église lui fait l’effet de quelque chose qui la serre comme un anneau dans lequel on ne peut pas respirer. Elle-même, elle se voit comme un paquet mou qui est maintenu par cet anneau. Là-dessus elle me voit et elle comprend que je suis moi-même l’anneau qui l’attache, bien que je me tienne à côté d’elle. Mais en même temps c’est comme une bague par laquelle le paquet mou est maintenu. Je prends l’anneau et je le donne au Seigneur qui le met à son doigt (à lui). Adrienne est étonnée que cela soit possible; car le paquet dans l’anneau a simplement disparu tandis que l’anneau (c’est-à-dire moi) demeure visible à la main du Seigneur. Le Seigneur lui explique : elle n’est plus visible, elle est entrée en lui et a éclos en lui; l’homme par contre n’éclot pas de cette manière-là, il doit toujours garder une sorte de visibilité. Adrienne avait le sentiment que quelque chose n’était pas en ordre, que je n’étais pas assez donné et que pour cette raison je ne pouvais pas bien éclore dans le Seigneur. Le Seigneur dit : “Cela s’arrangera, il a la fenêtre de la chapelle”. Adrienne est inquiète de ce futur et elle demande au Seigneur s’il ne peut pas l’arranger dès maintenant. – Dans ce tableau, Adrienne apprend beaucoup de choses sur l’homme et la femme. La médiation des deux est différente. La femme peut tout à fait “éclore” dans la médiation, et en même temps y rester totalement invisible. Elle n’a pas non plus un besoin absolu de l’homme. Il y a des chrétiennes qui n’avaient pas un besoin intime du caractère viril en tant que tel ou qui ne l’ont pas rencontré, et qui cependant font et sont totalement ce qu’elles doivent être. Il est en tout cas impensable qu’une chrétienne fasse l’expérience du Christ comme “principe viril”. J’objecte la mystique sponsale du Moyen Age. Adrienne réplique : “La plus grande partie n’en était pas saine. Par contre il n’est pas possible qu’un homme mûrisse chrétiennement sans la femme. S’il ne la rencontre pas autrement, ce sera du moins sous la forme de la Mère de Dieu. Il doit au moins avoir et comprendre l’aspect maternel qui est en elle. Un homme sans caractère chevaleresque n’est pas un homme. Pour cette raison aussi qu’un homme ne peut vivre sans un signe. S’il ne porte pas l’anneau, il doit avoir au moins au doigt la trace qui montre qu’il l’a porté. Il doit être marqué pour pouvoir être fidèle. Ce qui précède est en relation avec le fait que l’homme, dans son action, ne peut jamais totalement s’effacer; il demeure toujours visible et il agit par sa visibilité.

 

11. Messe et communion

 

28 mai 1943 - Durant l’une des dernières nuits, une foule d’anges étaient dans sa chambre. Au bout de quelque temps l’un d’eux eut en main une patène qu’il essuya jusqu’à la rendre toute brillante. Tout d’un coup il posa une hostie dessus. Adrienne ressentit un grand désir de communier. Et la communion lui fut aussitôt donnée. Après cela elle oublia pendant un temps ses douleurs aux pieds. Entre-temps elle se demanda si elle pouvait quand même aller à la messe le matin. Pour elle, une messe sans communion n’est pas pensable. Pouvait-elle communier une deuxième fois? Elle savait que je dirais non tandis que le P. Schnyder dirait oui. Elle en arriva à une détresse intérieure dont elle fut bientôt délivrée par le retour des souffrances : elle était totalement incapable de se lever.

 

17 juinLe matin, elle aurait aimé communier. Elle n’osait pas le faire sans s’être confessée. Car elle se reprochait tout d’un coup d’avoir pendant des années parlé des Allemands d’une manière dépréciative. Je le lui avais dit à l’occasion. Mais elle n’y avait pas fait beaucoup attention. Il lui revient maintenant à l’esprit de manière brûlante que cela avait été sans doute un péché. Elle m’expliquait qu’elle ne visait pas par là les individus mais une certaine mentalité du peuple. Et elle trouvait celle-ci repoussante : prête à toute trahison, cruelle et lâche… Elle vint pour se confesser dans le courant de la journée. Mais le matin, comme elle n’avait pas pu se lever, elle avait vu dans une église en territoire occupé un prêtre en gris-vert ouvrir le tabernacle pour distribuer la communion. Puis tout à coup ce ne fut plus le prêtre mais le Seigneur lui-même, et Adrienne y était et elle put communier.

 

Samedi après le 1er août - Elle communie et me demande auparavant, comme le plus souvent quand elle est dans le “trou”, si elle le peut. Au misereatur elle oublie tout et ne se réveille qu’après la communion avec le sentiment effrayé d’avoir communié de manière insignifiante et vaine. Elle dit : “Maintenant je sais qu’on n’est pas capable non plus de recevoir le Seigneur dans la communion, que rien ne peut se passer”.

 

30 septembre“Trou” très pénible. Adrienne est fatiguée et dégoûtée. Le matin elle téléphone à l’hôpital, après un long combat, qu’elle n’irait pas communier. Elle croit ne pas pouvoir le faire dans cet état d’absolue insensibilité et de totale incroyance. Après cela, elle doute et pense qu’elle aurait dû quand même y aller. Marie lui apparaît alors un instant avec une infinie bonté. Toute l’incroyance a disparu. Deux anges lui apportent la communion. Là-dessus elle retourne dans le “trou”, fortifiée et pleine de courage.

 

12. « Voyages »

 

N.B. Pour l’année 1943, le terme « voyages » n’est pas toujours employé par le P. Balthasar ; il utilise parfois le terme « visions », mais ce ne sont pas des visions du ciel. Les visions dont il s’agit alors ressemblent fort à ce qui était appelé « voyages » les années précédentes.

 

17 janvier – Dans la nuit, souvent des visions de guerre. L’armée de Stalingrad encerclée. Elle a vu beaucoup de soldats qui, à côté des souffrances extérieures, doivent vivre cette chose épouvantable de ne plus savoir intérieurement que penser et d’être encerclés de cette manière. Dieu est loin d’eux à présent; après l’avoir délaissé si longtemps, ils ne trouvent plus le moyen de se rapprocher de lui. Lui aussi maintenant les laisse là, du moins provisoirement.

 

20 févrierNuit du lundi au mardi. Beaucoup de visions. Surtout des prêtres, principalement en Allemagne. “Je connaîtrai bientôt tout le clergé boche” (en français), dit-elle en riant. Mais au fond c’est pour elle très sérieux et elle souffre. Elle voit à nouveau toutes les catégories : les très bons, beaucoup de médiocres et de nuls qui sont tout à leur activité et ne savent rien de Dieu. N’importe quel travail, une marotte, sont le centre de leur vie. “Étrange, dit Adrienne, est la vocation à l’heure de la mort. Quelques-uns reçoivent au dernier moment la grâce d’un oui total à Dieu. Et ce oui fait qu’ils entrent là-haut comme s’il n’y avait rien eu, et que toutes leurs lacunes étaient oubliées. Tandis que d’autres ne reçoivent pas cette grâce”. Adrienne vit aussi comment nombre de ces prêtres sont de nouveau maintenant enfermés et encapsulés. Dès que les Nazis ne s’occupent plus d’eux, la grande ferveur s’éteint. Beaucoup mettent en œuvre aussi de petites minauderies de défense, de résistance, de petits moyens puérils qui n’ont rien à voir avec le vrai don total de soi. – Elle me décrit un bon vieux prêtre, aux cheveux blancs et édenté, un peu stupide, mais très bon : “Lui, il peut prier”. Elle vit quelque chose comme un faisceau de rayons de lumière et de force émanant de lui, des rayons qui, vus de plus près, venaient en fait de Dieu et non de lui, mais qui se rassemblaient pour ainsi dire sur lui. – Quand les Allemands évacuèrent Karkov, ils tuèrent 70.000 Juifs et en déportèrent 110.000. Adrienne vit cela et elle ne pouvait se dégager de ce tableau. Elle vit l’état de maints condamnés à mort : une petite mort sale, non dans l’amour mais dans la haine, dans l’avilissement de soi. Et que pourrait être cette mort si elle s’était passée dans le Christ! Elle pense qu’elle peut s’offrir, unie au Christ mourant et ainsi fournir à cette mort une orientation vers le Christ. Même chose pour les enfants belges qui meurent maintenant de faim en quantité, dans le désespoir! Et pour les mères qui, à cause de cette misère, renient Dieu en qui elles ne peuvent plus croire. Elle voudrait être partout et aider.

 

17 juinPendant la nuit, de nouveau des “voyages”. Surtout en Allemagne et dans les territoires occupés, partout des horreurs. Des femmes en service commandé dans des maisons closes : certaines pour qui c’est un tourment physique, d’autres pour qui c’est spirituellement et moralement insupportable, enfin d’autres, croyantes, pour qui c’est une forme de martyre. Des femmes qui par suite de l’occupation sont simplement requises ou pour lesquelles, à cause de la famille, il n’y a simplement pas d’autre solution. Des femmes qui sont déshonorées devant leurs fils, en partie des adolescents. Le dommage insondable qui en résulte. Et il y en a des milliers. C’était si horrible qu’Adrienne en eut une crise cardiaque.

 

18 juinLes deux jours se passent en pures visions, le plus souvent d’effroi. Dans tous les coins elle voit des exigences : comme des gouffres béants où elle devrait se précipiter pour les colmater. Ou bien des scènes tirées de la Passion.

 

31 juilletLa grande heure fatidique continue. L’après-midi, elle voulut aller causer avec Sœur Annuntiata à l’hôpital. Vint alors tout à coup l’avertissement : “Maintenant, maintenant précisément, il faut prier. Des choses décisives sont à nouveau traitées”. Adrienne partit et se rendit en voiture à la chapelle de Lindenberg pour assurer la neuvaine. Elle vit la chapelle remplie de visages d’hommes qui faisaient maintenant l’histoire du monde. C’était, dit-elle, comme sur une vieille photographie d’une association ou d’un congrès, tête contre tête. Elle vit aussi Churchill et Roosevelt, le pape et d’autres, innombrables. De Staline, elle dit : “Il est peut-être le plus intelligent de tous, mais comme enveloppé de mystère, à l’écart”. Elle vit aussi lesquels étaient dans la grâce et lesquels n’y étaient pas. Les premiers étaient les moins nombreux et ne se trouvaient pas aux endroits décisifs. C’était tantôt un secrétaire, tantôt l’ami d’un homme influent. C’était ceux qui était au courant de ce qui était décisif. Adrienne parla ensuite longuement du caractère des différents hommes d’État. Pendant qu’elle était à la chapelle, la Mère de Dieu apparut au milieu de cette agitation. Elle paraissait toute naïve, rayonnante de beauté, jeune comme une fille de quinze ans et vierge “au milieu de tous ces rustres”. Le contraste entre la Mère et ces hommes était incroyable, mais Adrienne vit nettement comment la Mère donna au tout un sens et une direction. Adrienne était reconnaissante d’avoir pu être là elle-même, et elle reçut comme une grande grâce d’être introduite dans ces choses concrètes. Les anges d’Albert Schilling qui planent autour du tabernacle de la chapelle, Adrienne à un certain moment les vit vraiment planer et tourner, mais c’était en partie des anges, en partie des démons, selon l’aspect sous lequel on les voyait. Cela aussi avait un rapport avec l’avenir du monde. Au mur de la chapelle était accroché la croix du Christ. “Vous savez, la vraie croix de bois, comme avertissement en même temps que comme consolation”.

 

1er aoûtCes jours-ci, Adrienne fait à nouveau souvent des “voyages”. Elle ne voit pas seulement des hommes souffrants, mais une fois encore beaucoup d’atrocités entre autres des femmes violées et déportées sur le front de l’Est et en Perse. Elle en est très agitée. “Vous savez, me dit-elle, il y a une telle différence entre apprendre ces choses par les journaux ou les voir sur le vif. Alors on ne peut guère les supporter! Il doit absolument se passer quelque chose”. Il ne se passera sans doute plus longtemps avant qu’elle soit de nouveau dans le “trou”.

 

Samedi après le 1er août - Elle revoyait aussi constamment devant elle les tableaux des grands hommes d’État. Elle dit : “Je ne peux plus simplement supporter ce manque d’amour. Ce Roosevelt ne sait vraiment pas ce qu’est l’amour. Hitler et Mussolini ont une fois ou l’autre des moments lucides où ils aiment vraiment le pauvre homme, le peuple, mais ici rien que prospérité, tranquillité, vie agréable des familles et de la nation, aucune idée de la vérité”.

 

Après le 15 septembre – La nuit, des voyages, effrayants comme jamais encore. De pures horreurs inimaginables qui toutes se produisent actuellement dans le monde. Dans l’angoisse, elle se croit “comme un paquet dans un wagon de marchandises”. Le wagon est fermé, il roule, on ne peut plus le retenir. Il n’est plus question d’offrir ou de refuser. On jette le paquet n’importe comment, par dessus on en jette d’autres sans aucun égard. Si arrive un instant de soulagement, suit aussitôt une autre exigence plus terrible.

 

24 octobreLors de son voyage à travers le monde, d’abord la galerie des hommes influents. Hitler et Mussolini n’étaient pas là. Par contre, nettement, l’offre de la grâce à Roosevelt et Churchill. La possibilité réelle de l’acceptation et puis quand même le refus. Déception à ce sujet. Staline aussi est visible, mais sans trace de grâce, un sombre mystère. Adrienne se demande s’il aime seulement quelque chose, son peuple, son pays, ou bien si tout n’est qu’un jeu égoïste.

 

1er novembre – Adrienne fait une sorte de voyage dans lequel elle voit partout comment on peut aider. Elle voit beaucoup d’ecclésiastiques mais aussi de pauvres victimes de la guerre. Nulle part quelque chose de fermé mais la grâce sous forme de petites incitations.

 

9 novembreNuit folle. Sans cesse des voyages, des prêtres, dont la plupart ont renié leur foi. Pour l’un, la Mère de Dieu dit à Adrienne : “Touche-le”. Adrienne le toucha et c’était comme si la foi revenait en lui. Mais elle vit beaucoup de prêtres qui avaient négligé la prière et étaient devenus tièdes. Elle vit aussi combien il était difficile pour eux de revenir à Dieu. Ils pensent qu’il suffit d’y penser et d’y réfléchir un peu. Mais ils devraient justement tout changer et ils n’en ont pas la force.

 

14 novembre Adrienne est dans le “trou”. Elle dit que c’est peut-être le premier dimanche où elle n’a rien vu du tout. Mais toute la journée elle est constamment en voyages durant lesquels elle vit continuellement des substitutions. Elle est tantôt auprès d’un prêtre en Allemagne, tantôt auprès d’une jeune fille en France, etc. Comme elle est tellement entrée dans leur vie et qu’elle a le sentiment de pouvoir en raconter les moindres détails, elle en parle comme si c’était sa propre vie. Mais la possibilité de prier et de croire lui est retirée.

 

17 novembreLa nuit, dans le “trou”. Voyages au cours desquels Adrienne est tellement dans la peau des autres qu’elle ne sait plus qui elle est. Il y a l’instant du retour dans sa propre peau : elle est tellement sortie d’elle-même qu’il semble presque que peu importe la personne dans laquelle elle revient. En même temps sa foi est tout à fait cachée dans un au-delà; le catholicisme est l’attitude qui est convenable ici-bas, dans laquelle elle a promis de vivre. Même quand elle voit Marie, elle ne la voit que dans le cadre de la vie présente; avec cela il est loin d’être dit qu’elle existe aussi là-haut.

 

24 novembreCes derniers temps, beaucoup de visions politiques. Toujours autour de Hitler. Adrienne me demande un jour : “Y connaissez-vous quelque chose en politique?” Elle ne voit pas tant les événements extérieurs que ce qui les prépare intérieurement, l’essentiel qui se passe entre quatre murs ou entre quatre yeux ou aussi dans la tête de chaque personne. Elle me dit aujourd’hui : “Hitler est maintenant sans doute renversé”. Je demande pourquoi. Elle dit qu’elle ne cesse de voir comment tout vacille dans son entourage, y compris chez ses plus proches; des gens qui lui sont apparemment fidèles ont déjà fait défection. Elle voit des entretiens entre des généraux et des personnages haut placés dans l’arrière-pays, etc. – Mercredi, elle a pu de nouveau prier, même si c’est péniblement. Les diables, elle les voit de manière plus objective dans ses voyages à travers le monde. Elle voit comment ils opèrent, mais non plus comme une menace personnelle directe. Elle peut à nouveau voir l’ensemble du point de vue de Dieu.

 

13. Diable et tentations

 

10 févrierCes derniers jours, il est constamment question de Dieu et du diable. Les diables sont toujours à proximité, la nuit elle est terriblement tourmentée. Elle est empoignée et elle a des taches bleues aux bras. Elle est aussi jetée de son lit. Elle n’ose plus dormir, car c’est justement durant le sommeil, quand elle se relâche et se trouve sans défense, qu’elle est assaillie par les diables. C’est une ronde incessante. Quand elle a de petites syncopes qui ne durent que quelques secondes, et qu’elle revient à elle, c’est comme si les figures grimaçantes des diables se dispersaient. – Pendant tout un temps, la nuit, chaque battement du coeur formait devant ses yeux comme un cercle dans lequel trois diables se poursuivaient réciproquement. Souvent il n’y en a qu’un seul qui se tient en face d’elle. Quand je lui demande à quoi il ressemble, elle dit : “Moitié singe, moitié homme, moitié âne, moitié gnome. Il a une peau grise”. – Il essaie constamment de la forcer à blasphémer. Non à un péché précis, par exemple à la sensualité ou à quelque chose de ce genre, mais à l’incroyance à l’égard de Dieu. Il lui est proposé la sentence : “Dieu est amour”. Puis des variations sont faites sur ce thème. Par exemple d’abord : “Dieu est amour, mais tu es exclue de cet amour”. Puis : “Dieu est amour, mais par tes péchés tu exclus aussi de cet amour les autres qui te sont chers”. Puis : “Dieu est amour, mais par amour il laisse les hommes pécher contre son amour et ils se précipitent ainsi à leur perte”. “Dieu est amour, donc on a la possibilité et le droit de pécher car il ne peut se protéger contre cela”. “Dieu est amour, c’est pourquoi Dieu sait exactement que les hommes ont besoin du péché et il les laisse pécher contre lui”.

 

Le soir, assise à son bureau, elle essaie de dire un Notre Père. On peut, dit-elle, dire le Notre Père de manières très différentes. Le prier par exemple à partir de telle ou telle situation de la vie de Jésus. Aujourd’hui elle le prie à partir de la croix. Mais pendant qu’elle essaie, cela devient si terrible que c’est à n’y plus tenir. Elle regarde Jésus sur la croix et le diable qui lutte avec lui pour le jeter en bas de la croix. C’est un combat énorme qui remplit le monde entier et dont tout dépend. Et à cet instant, elle ne sait pas si le Christ vaincra, car le diable lui semble infiniment fort. – L’après-midi elle avait parlé du diable avec son mari. Celui-ci s’en moquait et pensait que cela appartenait à la “piété populaire”, qu’un chrétien éclairé ne pouvait pas croire à ce genre de chose. Pendant qu’il parlait, elle voyait dans la pièce, à gauche et à droite de son mari, des diables sarcastiques. – Vers cinq heures elle se réveilla avec le sentiment d’être écrasée et d’étouffer, et cela corps et âme. Il lui sembla que le diable était assis sur elle de tout son poids. D’abord avec toute sa méchanceté, puis avec tout son mensonge et sa fausseté contre lesquels on ne peut pas se défendre. Puis avec sa sottise insondable. A cette dernière transformation, lui apparut devant les yeux le tableau de Rome : le pouvoir de Satan à Rome.

 

Le matin elle se réveille une deuxième fois avec la même oppression qu’à l’aube. Elle a soudainement le sentiment pressant de devoir descendre à l’étage du dessous. Elle se lève péniblement, descend, entre dans son labo. A la table, sur un tabouret, est assise la Mère de Dieu. Elle pleure et lève les yeux quand Adrienne entre. Son regard a quelque chose qui semble dire : “Je savais que les hommes étaient méchants. Mais je ne savais pas qu’ils nous traiteraient ainsi, mon Fils et moi”. Adrienne aurait voulu dire à proprement parler : “Eh bien oui, je suis venue pour vous aimer”, mais elle ne dit que “Eh bien oui”, et puis elle partit, ferma doucement la porte et remonta.

 

Jeudi 11 février - La journée commence par un combat terrible contre le diable. Le mal lui semble être partout, non plus seulement dans le diable. Elle donne cette comparaison : c’est inversé, comme lorsqu’on est au théâtre où une pièce diabolique est jouée; quelqu’un joue le rôle du diable et il est très difficile de se représenter qu’au fond c’est un brave homme dans la vie de tous les jours. Ici c’est inversé : on voit des gens qui sont tout à fait braves et on doit croire d’eux qu’au fond de leur coeur ce sont tous des diables et de grands pécheurs.

 

Après Pâques – Chaque nuit, combats avec le diable. Souvent elle ne ferme pas l’œil de la nuit, elle la passe à genoux au pied de son lit. Ses bras sont couverts jusqu’en bas de taches rouges et noires et, à un mollet, tout un trou lui est fait, et cela toujours la nuit. Je lui dis de prendre avec elle de l’eau bénite dans sa chambre à coucher. Elle pense déjà l’avoir fait à l’occasion mais elle ne cesse de l’oublier. – Mlle H. doit être envoyée à Friedmatt (l’hôpital psychiatrique) comme schizophrène. John Staehelin et d’autres médecins demandent à Adrienne d’y aller le plus souvent possible parce qu’elle est la seule à avoir une véritable influence. Mlle H. n’écoute qu’elle, mais pour elle, elle fait tout. Elle affirme n’être allée à Friedmatt que pour l’amour d’Adrienne. Dans la cellule d’H., Adrienne avait vu des diables qui au fond infestent tout Friedmatt. Mais elle dit qu’H. elle-même n’est pas possédée. Elle a vu un jour un ange passer sur son front, pour l’apaiser en quelque sorte, comme s’il voulait dire : “Pauvre enfant, tu l’as dur, tu as maintenant un rôle difficile à jouer”.

 

29 juinUn diable se trouvait maintenant constamment dans le coin de la chambre, à la fenêtre près du bureau. Elle le voyait et le sentait sans interruption. Quand je lui demandai ce qu’il faisait, elle dit : “Il me hait; il voudrait avoir l’enfant. Mais n’est-ce pas qu’il ne l’aura pas!”.

 

Nuit du dimanche 11 juillet au lundiViolents combats contre le diable. Elle m’explique plusieurs choses au sujet de ces combats. Il y a des diables tout à fait différents les uns des autres. Il y a les petit diables (elle m’en a souvent décrit : de petits êtres comme des animaux ou de petits enfants). Ceux-ci peuvent harceler et pincer mais non troubler sérieusement. Puis il y a le diable qui a pour ainsi dire la même taille que nous, avec qui on peut lutter comme d’égal à égal. Il s’en prend aux parties faibles de l’homme. Ainsi par exemple la veille, Adrienne a entendu dire par Béguin que Md. lui avait dit que toute la piété d’Adrienne n’était qu’hypocrisie. Adrienne trouve qu’elle “n’a pas tout à fait tort”, que quelque chose en tout cas est vrai dans ce qu’elle dit. Le diable le lui présente de manière vivante. Je lui demande comment elle lutte contre cela. Elle dit : “Avec la prière. Souvent la prière suffit pour souffler tout cela. Mais il peut aussi se faire que, par fair play pour ainsi dire, on doive lui laisser présenter la chose. Souvent c’est un va-et-vient. Ce n’est que lorsque cela commence à lui paraître trop stupide qu’elle prie pour que “maintenant ils l’enlèvent”. Puis il y a aussi le grand diable, qui vous maîtrise, auquel on est en quelque sorte livré. Contre lui on ne peut pas lutter. On doit y succomber tant qu’il plaît à Dieu. Adrienne me demande si je pense que les diables doivent rester diables éternellement. Je lui demande comment la question lui est venue. Elle dit : “Parce que les démons ont souvent des traits si humains”. Je lui demande si elle est sûre que tous ces démons sont aussi des êtres personnels particuliers. Elle réfléchit et dit : “Non, cela je ne le sais pas sûrement à vrai dire. Il pourrait se faire qu’ils ne sont que des personnifications, comme des bras suceurs d’un grand polype”. Aujourd’hui une fois de plus les bras d’Adrienne sont parsemés de taches bleues.

 

20 juillet Ces jours-là, le démon eut un grand pouvoir sur elle. Notre deuxième neuvaine consistait en la visite quotidienne d’une église. Le jeudi, elle se rendit en voiture en grande angoisse à l’église du Saint-Esprit. Tout au fond était agenouillée une femme. Adrienne vit qu’elle était dans la grâce, ce qui l’effraya; elle-même n’était pas digne de prier à côté de cette femme, elle alla plus loin, chercha à prier; elle vit alors derrière l’ogive du chœur un diable géant qui ressemblait à un dragon avec des pattes énormes. Devant lui par terre gisaient des hommes. C’était des mourants qui à la dernière heure cherchaient à s’éveiller à un acte de contrition, mais le démon les en empêchait l’un après l’autre avec sa patte. Un spectacle horrible. Adrienne pensait dans son angoisse : “Comment se fait-il que le diable a un tel pouvoir dans l’Église? Est-ce que le Seigneur n’est pas là pour le renverser?” Mais le diable ne cessait de s’approcher d’elle et il posa tout à coup l’une de ses pattes sur son épaule. Elle se leva saisie d’horreur et sortit de l’église en titubant. Au même moment la femme qui priait au fond se leva, lui donna de l’eau bénite et lui demanda si elle n’était pas bien. Quand elle monta en voiture, la femme lui cria encore : “Avez-vous vu que vous avez quelque chose à l’épaule?” Ce n’est qu’alors qu’Adrienne remarqua qu’elle avait à l’épaule sur sa blouse blanche un filet de sang. Elle rentra chez elle et essaya de nettoyer sa blouse et sa combinaison, elle n’arriva pas à en enlever le sang; elle laissa ses vêtements à la bonne pour les nettoyer. Elle n’avait pas de plaie à l’épaule mais l’endroit était comme engourdi par une forte douleur.

 

30 juillet - Journée très difficile. Une course unique, angoisse et grande inquiétude. La puissance du diable sur elle est effrayante. Il la tient constamment à l’épaule et la presse comme pour attester sa maîtrise. Elle éprouve une si vive tentation de se jeter par la fenêtre qu’elle se couche par terre dans sa chambre uniquement pour ne pas devoir aller à la fenêtre. Avec cela, la constante tentation de mener à nouveau une « vie normale »: Renonce donc au pape et tu pourras mener la vie d’une catholique estimée. Tu pourras prendre dans l’Eglise une place beaucoup plus considérée. Renonce à ces jésuites, il n’y a plus rien à faire avec eux. – Tout d’un coup elle vit dans une vision une scène de la vie de saint Ignace qui s’était vraiment passée : Ignace lutte dans la tentation, le démon cherche à le lier avec une corde, c’était dans les années avant la fondation de la Compagnie. Le démon lui souffle à l’oreille : Renonce donc à cet apostolat, je te promets alors que tu pourras prier toute ta vie durant. – C’était la tentation de la contemplation, explique Adrienne; et elle ajoute : Il est bien possible que suite à une trahison de ce genre il aurait reçu réellement la paix et la grâce d’une sainte vie contemplative. Je ne le sais pas exactement, mais c’est possible. Il se peut aussi en tout cas que le démon prenne la main tout entière si on lui donne le petit doigt. Adrienne reçut cette vision par Ignace lui-même comme ce qu’il pouvait lui donner de plus grand aujourd’hui pour la fortifier.

 

Mercredi après le 1er août - La nuit, elle a de nouveau beaucoup à souffrir du diable. Elle a une forte crise cardiaque qui, comme elle dit, provient uniquement de ce que le diable a pesé sur elle de tout son poids. L’angoisse devient si grande qu’elle doit se lever à nouveau et qu’elle travaille fiévreusement de 1 H à 3 H à son livre sur le mariage et note comme sous la dictée une foule de pensées. – Elle tient sa consultation avec plus de 39 de fièvre. Le soir la fièvre continue si bien qu’elle tient à peine debout. Werner pense que cela vient de la chaleur. Elle me dit que c’est simplement le démon qui, toute la nuit, l’a tracassée outre mesure. J’espérais que c’en serait fini avec cela, mais la nuit du jeudi au vendredi fut encore plus mauvaise. Ce fut si terrible qu’Adrienne sortit dans le couloir et, ainsi qu’elle le croyait, appela Werner paisiblement et objectivement, mais celui-ci, quand il parut, lui interdit de prendre encore une fois une telle voix qui retentissait comme des portes de la mort, plus guère humaine. Cette nuit-là, le démon fut “inimaginable, épouvantable”. Dans cette souffrance, Adrienne fut en quelque sorte déçue que quelqu’un puisse être ainsi livré au Malin sans défense.

 

Samedi après le 1er août - Elle est plus défaite que jamais. Elle m’explique que la nuit précédente le diable avait inventé tout ce qui était possible. Elle était morte de fatigue en allant se coucher et ne pensait qu’à pouvoir se reposer quand elle entendit un grand bruit sourd dans la cage d’escalier. Puis ce fut comme si quelqu’un sortait de sa chambre dans le couloir avec un énorme vacarme et fracas et s’effondrait là sur le sol. Adrienne se leva en grande angoisse pour voir, mais il n’y avait rien à voir. Puis elle appela Werner. Quand elle eut regagné son lit, on commença à frapper constamment au mur derrière son lit. Elle se releva pour voir, ce n’était qu’un grand papillon de nuit noir. Elle le chassa par la fenêtre et se recoucha. Aussitôt on recommença à frapper de la même manière. Elle sut alors que c’était le démon. Il la tourmenta encore de maintes manières toute la nuit. Le matin, Werner dit qu’il espérait que la nuit suivante serait plus calme parce qu’il croyait bien que le diable se promenait dans la maison. Adrienne dut endurer tout cela dans l’angoisse intime et les ténèbres.

 

6 novembreL’après-midi, Adrienne me téléphone de sa consultation. Elle est inquiète. Elle a écrit plusieurs pages d’un livre du médecin au sujet des relations entre médecin et patient. Elle me demande si elle peut me remettre les feuilles. Elle voudrait ne plus les avoir chez elle. Elle pourrait aussi beaucoup mieux continuer à travailler si elle les avait mises en dépôt chez moi. Je ne comprends pas bien ce que tout cela veut dire et finalement je lui dis oui avec un peu d’impatience. Elle doit me les remettre à l’occasion. Une heure plus tard, Adrienne apparaît en grande angoisse et très excitée. Peu après son appel téléphonique, comme elle était assise devant ses feuilles, le démon se présenta tout d’un coup à côté d’elle, il prit les papiers de la table, lui arracha des doigts la feuille qu’elle tenait en main et déchira le tout en petits morceaux.

 

La nuit suivante, quand elle entra dans sa chambre à coucher, le diable était déjà là. Elle commença par prier, mais il ne s’en alla pas. Elle l’aspergea d’eau bénite : il disparut aussitôt. – Puis elle fit pénitence pour Mlle G., elle se coucha longtemps par terre jusqu’au moment où elle se sentit mal. Mais elle ne se leva pas; elle sentit arriver la syncope et elle s’en réjouit. Au bout d’une heure ou deux, elle revint à elle. Son bras droit était paralysé. Elle se glissa péniblement dans son lit. Elle était très fatiguée et elle voulut s’endormir tout de suite, mais elle remarqua que le diable était assis au pied de son lit. Elle était trop faible pour saisir l’eau bénite et elle décida donc de le supporter. Ce qu’elle ressentait, ce n’était pas de l’angoisse à proprement parler, mais surtout un sentiment d’indiscrétion ultime et de profanation. Le diable s’empare de la sphère personnelle intime, il est d’une curiosité totalement répugnante. Il surveille constamment, on perd tout naturel. Il est si dégoûtant qu’il souille par son regard. Cela dura environ une heure et demie; vers 5 heures, Adrienne trouva la force de prendre le bénitier et de l’en asperger. Il disparut aussitôt. Adrienne garde l’impression d’avoir été offensée au plus intime et d’avoir été dépouillée de ce qu’elle avait de meilleur. Elle recommença alors à écrire : d’une main la plume et à portée de l’autre main le bénitier. Je lui avais demandé de récrire les pages déchirées par le diable, mais cette nuit-là elle ne retrouva plus les pensées.

 

La nuit suivante. Adrienne avait lu quelque chose qui lui avait fait plaisir et elle s’endormit dans cette joie un peu avant une heure. Elle s’était à peine endormie qu’elle se réveilla parce qu’elle manquait d’air. Le diable était assis sur sa poitrine, directement sur le cou, absolument répugnant. Elle dut rassembler toutes ses forces pour le repousser. Ses doigts (à elle) s’enfoncèrent sensiblement dans son corps (à lui); Adrienne vit qu’elle avait des ongles noirs et elle dut aller se laver; à part cela rien n’était sale.

 

9 novembreLa nuit, sans cesse le diable dans la chambre. Adrienne ne peut pas le chasser parce que son bras est comme paralysé et l’eau bénite est dans le tiroir. Car le soir elle ne sait jamais quand Werner viendra lui dire bonne nuit pour la dernière fois (il a l’habitude de venir plusieurs fois pour une bagatelle; parfois quand elle a déjà commencé à prier à genoux au pied de son lit ou à se donner la discipline, elle l’entend s’approcher à nouveau). Le diable est assis près de son lit et lui tient des discours de “libre penseur”. Malgré leur sottise ils ont quelque chose de frappant. On ne peut rien y répondre.

 

17 novembreSamedi, quand Adrienne rentra chez elle, elle vit dans la cheminée brûler un feu qu’elle n’avait pas allumé. Il y brûlait des morceaux de papier. Cela lui sembla étrange, mais elle n’y prêta guère attention. Lundi elle s’assit à son bureau et se mit à écrire. Quand elle se leva, du papier brûlait à nouveau dans la cheminée sans que le bois qui s’y trouvait fût également en feu. Alors elle vit le diable. Depuis ce moment-là, il l’accompagna toute la journée, tantôt visible, tantôt invisible. Quand Adrienne me raconta cette affaire, je lui demandai de vérifier si ses papiers se trouvaient encore là. Elle fouilla dans le tiroir : toute une chemise où elle avait rassemblé des notes sur des visions, surtout des visions de Marie, était vide. Manquaient aussi plusieurs feuilles où elle avait commencé à récrire pour le livre les chapitres qui une semaine ou deux auparavant avaient été déchirés dans son cabinet de consultation. Manquaient enfin des ébauches qu’elle n’avait pas encore terminées. Adrienne me regarda et demanda : “Estimez-vous possible que les nombreux papiers qui s’étaient volatilisés si mystérieusement autrefois lors du séjour de Md. auraient pu disparaître de la même manière?” (Il s’agissait surtout autrefois d’un essai d’une dizaine de pages sur l’eucharistie, dont elle était très heureuse et qu’elle considérait comme la meilleure chose qu’elle eût écrite jusqu’à présent). – Dans la nuit de mardi à mercredi une petite guerre constante mais extrêmement fatigante avec le diable. “Rien de gigantesque, seulement une éternelle petite terreur”. Le diable la serre aux épaules. Chaque fois qu’elle veut s’endormir, il l’en empêche. Si elle veut écrire quelque chose et qu’elle a sous la main plume et papier, il les enlève ou bien il la met dans une sorte de paralysie spirituelle. Cette paralysie, elle la sent du reste déjà depuis assez longtemps quand l’après-midi au retour de ses consultations elle prépare tout pour écrire. Elle sait exactement ce qu’elle veut dire mais une force inexplicable l’empêche de commencer à écrire. Adrienne dit qu’elle comprend cela d’autant moins qu’il n’est pas du tout dans ses habitudes d’hésiter.

 

Après-midi, téléphone. J’avais commandé à Adrienne dans l’obéissance d’écrire les choses que combat le diable. Il y a maintenant une bataille grotesque. Adrienne n’est pas dans le “trou” à proprement parler mais elle désespère à cause des tracasseries du diable. Toute une troupe l’empêche maintenant de travailler. Ils s’assoient sur son bras quand elle veut écrire. Ils s’assoient sur le papier. Elle peut les faire fuir comme des mouches avec de l’eau bénite et un signe de croix. Mais quand elle essaie d’écrire, ils sont là à nouveau. – Quand elle quitta la pièce un instant après avoir mis les feuilles en ordre, à son retour elle les trouva non déchirées mais dispersées et en désordre. Pendant qu’elle me téléphonait, elle avait un coude sur le papier et quand une fois par inadvertance elle leva le bras, le papier fut aussitôt retiré. Elle put encore le rattraper. Adrienne me raconte tout cela avec une sorte d’humour. Au fond elle semble d’humeur à donner au Malin une bonne volée de coups ou de soufflets. Une troupe d’enfants marchant à quatre pattes autour de quelqu’un pendant qu’il travaille seraient inoffensifs en comparaison de ce travail de galériens. Mais elle ne veut pas prier pour que disparaissent ces crampons, ce ne serait pas bien et je l’approuve. Elle me demande seulement de l’aider dans le combat et elle sollicite l’aide de ma prière. Elle décide pour la nuit de placer les feuilles sous la bouteille d’eau bénite. – Toute la nuit elle fut dérangée et tourmentée. Le matin, elle dormit un peu, puis le combat recommença. Vers 11 heures je lui téléphone. Elle est extrêmement fatiguée et énervée. Le diable empêche toute prière, toute contemplation et tout recueillement, il est importun et curieux de manière répugnante. Il est assis sur le lit et il regarde Adrienne. “S’il répandait au moins un peu de chaleur, on pourrait s’en servir pour chauffer, mais il est glaireux et froid”. Quand elle pense que l’après-midi elle devra encore une fois travailler de la sorte, elle ne se sent pas bien du tout. Je lui suggère de faire quelques visites cet après-midi. Mais elle refuse; le diable rirait si je voulais fuir devant lui. Maintenant qu’est évidente l’origine de la paralysie de ces dernières semaines, je dois y faire absolument très attention sinon ce ne sera pas surmonté intérieurement et cela recommencera sous peu. Elle n’est pas à proprement parler dans le “trou”. Werner et les garçons sont très gentils avec elle.

 

Les visions du diable continuent. Passant en voiture dans Petit Bâle (Kleinbasel), Adrienne voit une foule de diables assis sur un mur d’où ils s’enfuient à son approche. De petits anges prennent leur place et ils font des gestes comme pour balayer et nettoyer. Un instant Marie se tient sur le mur. Chez elle, c’est encore une fois le combat à son bureau. Adrienne est toujours plus désespérée, des pensées de suicide se font même jour. Quand il y a beaucoup de petits diables, le combat est possible; mais quand le grand vient, il paralyse toute force et tout courage. Le soir, le diable disparaît avec un grand bruit et il fait encore du cliquetis dans les airs. Il fait place à une grande angoisse.

 

22 novembreDéjà la troisième nuit en enfer. L’après-midi, téléphone d’Adrienne : elle est au bout de ses forces. Tous les diables sont là de nouveau et il se fait dans sa chambre comme un sabbat de sorcières. Elle venait de l’hôpital où elle s’était fait couper par une Sœur une tumeur douloureuse sous un bras; depuis des semaines elle avait ces douleurs qui croissaient sans cesse. La Sœur voulut faire une anesthésie locale, Adrienne refusa. Elle revint chez elle avec de fortes douleurs, elle voulait travailler parce que Werner est sorti et qu’elle a une soirée tranquille devant elle. Mais les diables sont là tout à coup et ils commencent à la tourmenter. Tout est mis pêle-mêle sur la table, le journal enlevé, l’annuaire téléphonique retourné. Quand elle prend quelque chose pour le ranger, on le lui arrache des mains. De travailler, il n’est pas question. Ses pensées aussi sont sens dessus dessous, le tout est énervant au plus haut point. Pendant qu’elle me téléphone, elle me dit tout d’un coup : “Je ne sais pas du tout si je suis davantage à parler avec vous ou à ce que je vois pendant ce temps. Vous devriez voir ces doigts! Répugnants! Ces pattes! Je pense que je ne pourrai plus jamais voir des pattes d’éléphant… à cause de la couleur. C’est réellement gris cendré”. Avec cela on ne voit pas le moindre sens d’une telle opération. Dans le “trou”, on peut se représenter théoriquement que cela sert à quelque chose. Mais ces simagrées? Ou bien c’est peut-être quand même un art raffiné de torture? Au milieu de cette pagaille, c’est pour Adrienne comme une profanation de dire “Fiat voluntas tua”. Comme si c’était dommage pour des paroles si sublimes. – Devant la nuit qui arrive, elle a carrément de l’angoisse. Je pense que le démon s’acharne particulièrement pour le 8 décembre, jour où nous devons commencer.

 

Mardi, durant la nuit, il semble un instant qu’elle pourrait prier. La prière est là comme une exigence pressante, comme une planche de salut. Mais les diables l’empêchent à nouveau, l’éteignent. Finalement Adrienne se raccroche au texte de l’Ave Maria comme à un fétu de paille. Puis elle s’endort pour peu de temps. Le matin, les diables sont de nouveau là, non plus immédiatement agressifs, visibles plutôt comme des tableaux, chacun occupé à quelque chose, on ne sait pas avec quoi. Béguin était là dans la soirée; tant qu’il fut là, il n’y eut rien de singulier dans la chambre, les diables se tenaient menaçants en attente dans un coin. Dès qu’Adrienne fut seule et qu’elle voulut écrire deux lettres, la danse recommença; tout ce qu’elle ne retenait pas lui était arraché : le stylo, le papier à lettres.

 

Pour une pause à la fin de cette année 1943

 

- Le 11 novembre 1943, le P. Balthasar estime pouvoir dire à Adrienne qu’elle a une double vocation : celle de la fondation (l’enfant) et celle de la souffrance (Cf. ci-dessus § 9. Adrienne elle-même, au 11 novembre). Plus tard le P. Balthasar parlera de « mission ». Y aura-t-il d’autres missions pour Adrienne ? Rien n’en est dit à ce moment-là.

- Mission d’Adrienne von Speyr ? Nous rendre Dieu plus proche, plus évident. Les saints actualisent la Parole de Dieu, chacun selon sa grâce, selon sa culture, selon le climat intellectuel et spirituel de son époque.

- Plus d’une fois, le P. Balthasar relève qu’il ne peut pas noter toutes les visions qu’Adrienne lui décrit, il y en a trop.

- Dieu se dit de bien des manières.

- Comment lire Adrienne von Speyr ? Comme on lit l’Imitation de Jésus-Christ : une page par jour par exemple. Sauf si on est pressé de faire le tour de l’ensemble (seize mille pages).

- Et vous, quelles notes prendriez-vous pour cette année 1943 ?


 

1944


 

Pour l’année 1944, le « Journal » du P. Balthasar compte 105 pages (Erde und Himmel I, p. 429-488 et Erde und Himmel II, p. 9-55). – Le tome premier du « Journal » porte comme sous-titre « Einübungen » : exercices préparatoires, initiations. Le deuxième tome du « Journal » porte comme sous-titre : « Le temps des grandes dictées ».

 

1. Santé

 

7 mai 1944Cela fait quatre semaines qu’Adrienne n’est pas dans le trou. Mais elle sent s’approcher un “trou juteux”. En attendant elle est dans un monde d’amour débordant. Ce n’est pas facile d’aimer de telle sorte qu’on en explose presque. Elle doit souffrir toutes sortes de souffrances physiques comme succédané du trou, la plaie du côté est ouverte, tout le côté est meurtri. La plaie de la jambe est très douloureuse et se fait toujours plus profonde. Et tout à coup, hier, une nouvelle plaie s’est ouverte à la hanche, à l’articulation; elle fait très mal et saigne tout le temps. Dimanche soir cette plaie s’est tout à coup encore beaucoup agrandie. Adrienne dut sortir pour la panser. Elle a beaucoup de mal à faire quelques pas.

 

25 juin – Adrienne est sérieusement malade; dans la nuit du 25 au 26 juin, elle a beaucoup de fièvre (plus de 40, me dit-elle après), durant la nuit elle délire. Elle n’a simplement rien pu faire d’autre que parler. Niggi, qui dort dans la chambre au-dessous de la sienne, l’a entendue, il est monté parce qu’il pensait que peut-être Werner était auprès d’elle. Malgré cela le lendemain Adrienne tint sa consultation et fit des visites. Elle me dit que c’est une pneumonie tout ordinaire et que ce n’est pas la peine d’en parler. Elle passera bien d’elle-même.

 

2. Le ciel s’ouvre : « présence » et visions

 

3 janvier – Pour la nouvelle année, le P. Balthasar donnait une retraite à Einsiedeln; Adrienne y prit part en esprit en grande partie; une bénédiction visible l’accompagna. Le 3 janvier, Adrienne vint elle-même à Einsiedeln. Au point de vue physique elle avait passé quelques mauvais jours, elle avait toujours été à la lisière de la mort, mais elle était constamment dans le ciel. Elle me parla longuement du ciel et des nouvelles “connaissances” qu’elle avait faites là-bas. Ainsi Bellarmin, dont au début elle ne connaissait pas le nom, mais qu’elle me décrivit comme un jésuite qui rayonnait un grand amour plein de mansuétude et un profond savoir. Puis elle parla de Lydie, qui avait un air oriental (c’est sans doute celle qui est mentionnée dans les Actes des apôtres), de Bernadette, qui a une sorte de passion pour la petite Thérèse comme on admire une élève préférée, de Valentin (je ne sais pas de quel saint il s’agit). Quand je lui demandai qui il était, Adrienne dit : “Je ne sais pas, il a une grande naïveté; mais il n’est pas aussi sot qu’il en a l’air. Je l’ai vu occupé avec une échelle; sans l’appuyer, juste à la mettre debout. Ignace le regardait avec un intérêt bienveillant”. Plus loin, elle vit Marie-Madeleine, la pécheresse, son grand amour. (D’une certaine manière, dit Adrienne, on lui voit son passé, elle a quelque chose de si dégagé dans sa dévotion). Et à côté d’elle, les deux femmes de Béthanie. (Quand je lui demande si cette Marie n’était pas la même que la Madeleine, Adrienne me regarde ébahie : “Qu’est-ce qui vous fait penser cela? Non, elles sont deux naturellement!”). Marthe a un coeur simple. Marie, une nature paisible et belle, “une biche”. – A Einsiedeln, elle est à nouveau tout entourée de saints. Quand nous sortons de l’église dans la neige, elle dit : “Vous vous rendez bien compte que nous ne sommes pas seuls. Ils sont tous là”. Elle regarde longuement toute la place comme pour tout voir et tout graver dans sa mémoire; elle est de très bonne humeur. Elle raconte ensuite qu’Ignace avait marché à côté de nous.

 

4 janvier - Chaque jour depuis Noël elle a vu Marie. Le matin du 4 janvier, Marie lui dit qu’elle lui donnerait encore une grâce spéciale, elle lui donnerait pour cela un signe. Adrienne l’oublia pendant des jours; mais alors que nous sommes chez J. et que nous jouons de la musique, elle sursaute et me montre alors furtivement ses mains : sur les plaies, qui firent soudain très mal, il y avait comme un coup de verge rouge. Adrienne sut que c’était le signe. Elle me demanda d’aller avec elle à l’église.

 

25 janvierLe soir, avant d’aller au lit, elle se tint un certain temps à la fenêtre. En se retirant dans sa chambre, elle se signa. C’était la dernière chose qu’elle faisait presque toujours avant d’aller dormir, elle en était consciente alors. La croix resta en l’air comme la lumière et elle la précéda jusqu’au moment où pour ainsi dire elle s’affaissa et s’éteignit. Le soir suivant, Adrienne refit un signe de croix sans penser à celui de la veille; à nouveau se forma dans l’air une croix brillante qui la précéda et qui ensuite se dissipa pour ainsi dire vers le haut et s’atomisa en une série de petites croix. Celles-ci se trouvèrent d’abord réunies, puis elles s’ordonnèrent comme pour une procession et partirent. Mais ce n’était plus les croix elles-mêmes, c’était des porteurs de croix et ils avaient été amenés par l’enfant à porter leur croix à contrecœur. Puis Adrienne vit encore la Mère, avec une expression tendue, souffrante.

 

28 janvier Durant la nuit, constamment des visions d’horreur autour de Marie : comment elle marche sur un chemin au bord d’un précipice sans se douter de rien car en fait ce n’est pas un chemin, il va s’arrêter tout de suite, il est miné, il est simplement couvert de tissu. Ou bien elle joue avec des enfants, et des hommes mauvais ont chargé les jouets de dynamite. Si la tour que construisent les enfants s’écroule, tout sera enseveli. A chaque fois cela court à la catastrophe sans que celle-ci se produise jamais. Le coeur d’Adrienne supporte très mal ce genre de choses. Elle a des crises douloureuses.

 

Dimanche 30 janvierLe matin, dix heures, téléphone : tout est gris et difficile et désespéré. Pas du tout un dimanche. Elle me demanda comme souvent : “Dites-moi encore quelque chose à quoi je puis me tenir”. Je lui signalai : “Anima Christi”. Elle remercia en soupirant et pensa à part elle : je connais cela, cela ne m’aidera pas; elle commença à le dire sans joie et sans espérance. “Lave-moi” : certainement, mais il n’est pas possible de nettoyer tout cela. “Enivre-moi” fut pour elle une représentation désagréable. En quelque sorte de mauvais goût puisque étant un pécheur écœurant on doit encore s’enivrer du sang qui nous lave. Puis elle vit tout à coup le sang du Christ étalé devant elle comme un grand tissu, un spectacle totalement horrible. Mais le Seigneur ensuite se tint là et le sang fut comme absorbé en lui, il passa dans sa forme glorieuse, et seule la plaie de son côté saignait encore un peu. En un instant, tout le “trou” avait disparu. Adrienne put enfin rendre grâce et adorer infiniment et s’offrir à nouveau à la vue de cette plaie rayonnante. Le Seigneur sourit et jaillit alors de son coeur un flot d’eau clair, l’eau de sa grâce. C’était du sérum qui coulait en quelque sorte, et tandis que le Seigneur disparaissait, le sang se changea dans le voile de sa Mère avec lequel celle-ci apparut. Adrienne vit, tissés dans ce voile, tous ces apostats pour qui elle avait fait pénitence : quelques-uns d’entre eux étaient revenus. Les autres ne causaient plus de tourments, ils étaient assumés en quelque sorte dans la nouvelle offrande de la souffrance. La Mère resta longtemps auprès d’elle. Adrienne m’appela au téléphone pendant l’apparition de Marie, un quart d’heure environ après le premier appel et elle m’annonça d’une voix joyeuse que tout était passé. Elle me remercia. Je lui dis que je ne savais pas pourquoi. Elle regarda la Mère pour l’interroger; celle-ci fit signe oui de la tête et Adrienne me dit : “Mais vous pouvez aussi me remercier”.

 

Les jours suivants, elle n’est pas dans le “trou”, mais elle va mal au point de vue santé. De nouveau grande difficulté avec les piqûres. Mais Adrienne est pleine d’entrain. Vision presque constante. Quand je lui demande à l’occasion ce qu’elle voit actuellement, elle dit : “Par exemple, derrière vous vos deux anges”. Et elle explique comment ces deux sont étrangement différents. L’un est l’ange gardien proprement dit qui accompagne partout. “Si vous trébuchiez et tombiez, il ferait le mouvement de vous rattraper pour que vous tombiez moins durement”. L’autre est là comme un envoyé de Dieu, comme l’exhortation à lever les yeux vers lui, à penser à lui”. A la consultation vint un petit jeune homme pour se faire examiner. Adrienne dit que cela avait été amusant et charmant de voir comment il arriva à la porte avec deux petits anges, tous trois de la même taille, joufflus, innocents.

 

Après le mercredi des cendresA la consultation, pendant qu’elle traite les gens, la petite madone devient vivante et lui montre tous les mystères de la vie de Marie. Elle pose l’enfant et se trouve d’abord là comme celle qui est enceinte, puis elle est celle qui allaite, celle qui éduque, celle qui souffre.

 

Les jours qui précèdent l’Ascension sont un grand trou unique avec beaucoup de contemplation et de visions. Adrienne a souvent aussi des visions parallèles : elle voit l’une ou l’autre abomination dans l’Eglise et, à côté, le Seigneur qui souffre justement pour ces abominations. C’est comme un tableau et son reflet.

 

Ascension - Comme d’habitude, au ciel. Adrienne décrit à nouveau une grande fête. Elle dit qu’il est si singulier que, dans ces fêtes, on ne voit pas Dieu du tout mais que cependant tout se sait rempli de lui. Et on a le sentiment qu’on ne devrait faire que deux pas ou un pas en direction de Dieu pour percer le voile très fin qui nous sépare encore de lui.

 

25 juin – M. Gr. est très perplexe parce qu’il ne sait pas si à l’automne il doit entrer (chez les jésuites?) ou bien d’abord faire son doctorat. Je demande à Adrienne de poser quand même un jour la question à saint Ignace. Peut-elle lui poser la question la nuit suivante? Il viendra sans doute? Elle répond : “Quand je ne suis pas dans le trou, je peux le voir quand je veux”.

 

17 juillet – L’angoisse ne cesse de croître tout au long du jour. Elle a le sentiment que le soir quelque chose de terrible, une catastrophe, va se produire. Je vais chez elle, elle commence à dicter, puis s’interrompt parce que ça ne va plus. Tout à coup c’est l’effroi et du doigt elle indique une direction : “Avez-vous entendu?” Elle sombre pour quelque temps dans une vision muette. Puis elle raconte : “Il y avait là un grand ange, un ange géant, un des très anciens, qui étaient déjà là dans les temps les plus reculés. Il avait sous le bras une pierre énorme, quelque chose comme une meule de moulin. Tout d’un coup il la laissa tomber dans la mer et il y eut un formidable vacarme des eaux. C’est l’ange qui détruit les villes”. Je demande : quel genre de villes? Elle dit comme sans y penser : “Ah! Babylone et d’autres…”

 

19 juillet – Adrienne a sans cesse les crises cardiaques les plus fortes. Elle est dans le trou le plus profond. Quand elle dicte le soir, elle s’arrête au bout de peu de temps et dit que ça ne va plus. Elle perd connaissance, elle risque de tomber la tête en avant. Je la remets en arrière, elle reste longtemps à râler et apparemment inconsciente. Ses yeux errent, perdus, de droite et de gauche, elle cherche à tâtons à atteindre quelque chose avec les mains sans pouvoir y arriver. Puis elle voit quelque chose devant elle, elle joint longuement les mains dans une attitude on ne peut plus belle et douloureuse, écoute ce qu’on lui dit. Elle se trouble, ne cesse de répéter : “Je dois partir, je dois partir!” et cherche à se lever. Comme elle tomberait certainement de faiblesse, je l’empêche de se lever. Elle reste à soupirer sur sa chaise. Puis elle prend mes doigts comme elle l’a déjà fait et les met dans une main invisible. Ensuite elle se remet lentement, je dois lui donner du thé, humecter son front qui lui fait terriblement mal. Au bout de quelque temps elle reprend conscience et raconte qu’elle était très loin dans la mort. Soudainement ils furent “tous” là, ils l’invitaient à y aller. Mais elle ne put pas partir, un gros tronc d’arbre l’avait empêché de passer. Le Seigneur et sa Mère étaient là et ils lui avaient promis beaucoup de très belles choses si elle restait encore un peu sur terre. Et je participais à cette promesse; des enfants avaient été promis, et de nouveaux jésuites et beaucoup d’amour à partager. Puis elle avait entendu une fois encore la musique céleste. Le trou était passé. La main qu’elle avait unie à la mienne était celle du Seigneur et il m’avait montré une infinie bonté; la Mère également m’avait confirmé tout son amour. Ignace m’avait donné une petite bénédiction comme à la dérobée parce que, en présence du Seigneur et de la Mère, il ne voulait pas trop se faire remarquer.

 

L’un des soirs précédents, j’avais consigné par écrit sur une feuille quelques points sur lesquels Adrienne devait interroger la Mère durant la nuit. C’était la première fois que je faisais ce genre de chose. Elle prit la feuille dans sa chambre. Quand la Mère vint, elle prit la feuille en main affectueusement et traita les points mais pas dans l’ordre. Ignace était présent et il s’avéra une fois de plus que souvent, lui et la Mère, d’une étrange manière et en tout amour, n’étaient pas exactement du même avis. Adrienne avait derrière elle une crise si forte qu’elle craignait sérieusement devoir mourir bientôt. C’est pourquoi je lui faisais demander si nous devions hâter le tout. La réponse fut toujours évasive. Il fut dit certes qu’il ne fallait pas perdre de temps, que nous devions hâter l’enfant davantage.

 

1er septembre - Quelques visions en rapport avec la Mère et Ignace. Une vision particulièrement remarquable, qui concernait les futures novices, fut la suivante : Un après-midi, Adrienne vit tout à coup au mur des taches blanches comme provenant du soleil. Mais il n’y avait pas de soleil. C’était de très belles taches blanches, qui n’étaient pas toutes également claires, au nombre de cinquante environ. Ignace parut et examina les taches avec grand soin comme si elles avaient été les plus magnifiques tableaux d’une exposition. Les unes, il les rejeta sans motif visible (elles n’étaient pas moins claires que les autres), les autres il sembla les agréer. Puis il s’en alla. Vint alors Marie, elle toucha les taches blanches qui, d’un blanc terne, se transformèrent en un blanc lumineux, merveilleux, cotonneux et moelleux. Puis la Mère disparut et Ignace parut à nouveau. Il vit que quelque chose avait changé et il exprima la supposition que la Mère avait sûrement dû être là. Puis Marie aussi parut à nouveau. Elle tient caché quelque chose dans son tablier. Ignace lui demande ce qu’elle porte. Elle répond : la cinquante-et-unième. Ignace s’étonne. Il ne trouve plus de différences dans ses taches, il ne peut plus choisir. La Mère apparaît une fois encore avec quelque chose dans le tablier. Maintenant elle a la soixante-et-unième, dit-elle. Ignace objecte qu’il n’y en a pourtant que cinquante. Non, dit la Mère, il y en a cent. Ignace fait une grande révérence devant elle et dit qu’elle a l’habitude d’avoir toujours raison. Alors Marie ouvre son tablier en souriant et lui en donne quelque chose. Ignace le reçoit tout heureux et s’en va majestueusement. Il a reçu ce qui est “marial”. Par cette vision, Adrienne comprit que Marie lui transmet sa protection pour tout l’Ordre, mais qu’elle lui fait don aussi d’enfants qu’elle-même n’aurait pas choisis. Par sa main, ils deviennent des candidats possibles.

 

Après le 1er septembre - Tandis que le P. Balthasar allait à Schönbrünn pour les Exercices, Adrienne se rendit en voiture à Caslano chez J., puis chez Mme R. à Cassina et finalement pour une semaine à Vitznau. Durant le voyage vers Vitznau elle eut une vision sur le bateau. Elle était plutôt abattue à la pensée de l’hiver qui arrivait, qui à nouveau exigerait d’elle trop de ses forces. Et on voyait si peu de résultats. Et la dictée de “Jean” l’oppressait. Tout à coup elle sut que Marie était sur le bateau. Elle ne la vit pas mais en quelque sorte tout était transformé par la grâce de Marie. Elle reconnut que son dégoût avait pour objet tout autre chose que le trou. Et elle vit la grande grâce qu’était ce trou pour elle-même, pour moi et mon travail et pour beaucoup d’autres. De cette souffrance sortait une grande bénédiction sur tout. Elle accepta de nouveau avec reconnaissance ce qui devait venir. Le soir, la Mère lui apparut et lui promit qu’elle lui apparaîtrait chaque fois qu’Adrienne l’appellerait par un Ave Maria. Dans le trou, elle apparaîtrait sérieuse et souffrante, mais elle viendrait quand même. Adrienne en fut tout heureuse et pensa à l’hiver avec un nouveau courage.

 

9 novembrePendant les journées où elle brûlait d’amour, Adrienne fut dans une vision presque constante. Elle vit la Mère du Seigneur plusieurs fois par jour, fréquemment aussi le Seigneur lui-même. Une fois elle vit son visage sur la croix, dans les souffrances; puis elle vit ensuite ces souffrances se résorber et le visage se changea en une sorte de transfiguration infinie.

 

3. Souffrances imposées et souffrances spontanément offertes, stigmates, « trou », désolation

 

Du dimanche 13 au mardi 15 février le P. Balthasar est à Balzers et Rorschach. Pendant ce temps Adrienne est dans le “trou”.

 

Après le 18 février – Ces derniers jours Adrienne a eu un très grave souci au sujet de Niggi. Sa santé en est très mal en point; durant la nuit, elle a de telles douleurs qu’elle en crie; elle me dit par la suite que cela n’avait jamais été aussi fort; cela semble être des spasmes vasculaires dans tout le corps, mais toujours liés à la plaie du coeur laquelle est percée et piquée. Souvent maintenant son bras gauche est de nouveau paralysé si bien que souvent le matin elle ne peut pas se lever et qu’elle doit attendre d’avoir mangé pour s’habiller. L’affaire avec Niggi l’occupe beaucoup et la chagrine.

 

Mercredi des cendresDure nuit : angoisse et grande tristesse. C’est une sorte de nostalgie indicible qui la saisit en présence de la souffrance qui approche. Comme si elle était emmenée de force hors du ciel auquel elle appartient et où elle était, et ainsi, le visage tourné encore vers le ciel, elle verrait sa patrie disparaître dans le lointain. Elle arrive dans un pays totalement étranger et elle se demande ce qu’elle a vraiment perdu ici dans ce froid et ces ténèbres.

 

Jeudi après les cendresDurant la nuit Ignace a déployé un grand papier devant les yeux d’Adrienne comme un plan de bataille et il commença à y inscrire tout ce qui serait changé et atteint par la souffrance qui va lui advenir. Au centre il fit un grand carré : les jésuites; à côté, un petit : l’enfant; puis beaucoup d’autres : le clergé, la Suisse, etc. Adrienne enragea un peu de ce qu’il revendiqua pour lui, comme allant tellement de soi, le principal et qu’il se soit mis au centre à la place de l’enfant. Ignace secoua la tête et sembla dire que cela n’avait pas d’importance, qu’on pouvait aussi faire autrement si elle le voulait.

 

3 marsJournées mouvementées. Adrienne est tout à fait dans le “trou”, en partie avec beaucoup d’angoisse, en partie dans un désespoir silencieux. Autour d’elle, un tourbillon d’événements et pourtant des visions qui ne durent qu’une heure à peine. – Hier jeudi fut une journée particulièrement difficile. Adrienne a un mal de tête indicible. Pendant la consultation elle se touche la tête et sent au front les trois épines. Pour la première fois elle les sent sortir du front, en relief. Elle pouvait les toucher mais ne pouvait pas appuyer dessus; elles avaient pénétré assez profondément dans le front et aussi dans la main. Mais il n’était pas question de les retirer. Durant la consultation elle alla une fois jusqu’à la glace et elle vit les trois épines. De chaque plaie coulait du sang : le long des deux tempes et sur le nez. Mais quand elle voulut l’essuyer et le sécher, sa main et son mouchoir demeurèrent secs. Ce n’est que dans la glace qu’elle voyait le sang, chaque fois qu’elle y regardait. Cela lui donna une telle angoisse qu’elle crut ne plus pouvoir le supporter. Elle m’appela au téléphone, mais j’avais de la visite et je ne pus pas aller la voir. Peu après, elle perdit connaissance dans son cabinet de consultation, elle tomba par terre et se fit une grosse bosse à la tête.

 

Après le 3 marsDepuis plusieurs jours déjà elle revoit le coeur qui goutte. Par moments elle le voit partout quel que soit l’endroit où elle regarde. Ce ne sont plus plusieurs cœurs mais toujours le même qui est toujours là où se porte son regard. – Tous les jours qui suivent, dans le “trou”. En partie dans une angoisse extrême. Adrienne dit qu’elle est totalement anéantie; là où auparavant il y avait une personne, il n’y a plus rien d’autre qu’une angoisse vide. Si elle marche, c’est de la crainte pure; si elle est assise, c’est la sourde inertie de l’angoisse; si elle bouge un bras, elle le bouge par angoisse. Chaque mot qu’elle dit ou qu’elle entend n’est qu’un accroissement d’angoisse. Avec cela le sentiment de la plus profonde indignité. Chaque fois qu’elle doit communier, c’est l’effroi devant la possibilité d’être avec le Seigneur : comment va-t-elle pouvoir oser le faire?

 

Ces temps-ci Adrienne s’emploie inépuisablement à des exercices de pénitence. Elle ne dort plus guère. ”On ne peut quand même pas dormir quand il y a tant à faire!” Chaque nuit elle dort (si elle le peut) sur la planche qu’elle glisse sous le drap du dessous. Le matin, quand son mari vient lui dire bonjour, rien n’est visible. Elle se donne souvent la discipline. Ce qu’elle invente encore d’autre, je ne le sais pas, elle n’aime pas en parler. Pendant la journée, elle se domine d’une manière étonnante. Un soir, quand je suis chez elle avec M. Gr., elle est tellement en train et elle fait tant de plaisanteries que je pense que le “trou” est passé. Mais quand je m’en vais, elle a le temps de me dire qu’au contraire elle a joué une pénible comédie : Si vous saviez dans quel monde je vis! – Le vendredi soir, j’étais chez elle avant d’être absent de Bâle pour une semaine. Ce fut un soir terrible, une scène de torture comme on peut difficilement se la représenter plus horrible. Cela commença par une agitation croissante, une recherche comme celle de tous ces jours derniers. Adrienne a le sentiment d’avoir perdu quelque chose, quelque chose de très important, elle ne sait pas quoi. La recherche est totalement spirituelle; un terrible effort spirituel pour se souvenir : si elle fait tous ses efforts, elle pense qu’elle y arrivera. Cela va jusqu’à la recherche concrète dans toutes les pièces, dans tous les coins et tous les tiroirs. Quand je lui dis qu’elle cherche l’amour perdu, elle le savait vraiment depuis longtemps. Mais cela ne l’aide pas à trouver. Puis une inquiétude énorme liée à des douleurs physiques qui ne cessent de croître. Derrière la tête, un endroit lui fait affreusement mal; une épine a été enfoncée. Puis une devant au front, à droite. Puis les deux mains. Adrienne était souvent proche de la syncope, elle ne cessait de gémir de douleur, elle était assise recroquevillée sur elle-même la tête en avant, le poing sous le nez, les yeux fermés, pour le supporter. Elle ressemblait à un fruit qu’on a pressuré jusqu’à la dernière goutte. Devant elle, sur la cheminée, elle regardait le petit crucifix qui était devenu vivant pour elle; elle disait que tous les hommes se trouvaient tout autour et ils criblaient le corps du Seigneur des balles de leurs péchés; les uns avec des balles dures, les autres comme par mépris avec des balles molles; ces dernières étaient les balles des chrétiens qui jetaient simplement leurs péchés sur le Seigneur pour qu’il les porte et elles lui faisaient beaucoup plus mal que les balles dures des grands pécheurs. La douleur empêchait Adrienne de parler, elle avait tout à fait oublié que j’étais là, et elle commença devant la croix une longue et saisissante pantomime qui était plus expressive que le meilleur spectacle. Elle avait les yeux fixés sur la croix, étendait les mains avec la plus extrême impatience comme si elle voulait dire : “Accepte donc tout, pourquoi ne prends-tu plus?” Puis elle regarda ses mains, elles étaient vides; son visage exprima une déception infinie, elle se laissa tomber en arrière, se releva rapide comme l’éclair, regarda de nouveau la croix, ses mines trahissaient les plus grands efforts pour trouver et offrir ce qui était nécessaire, elle ne cessait de regarder de tous côtés à la recherche de quelque chose; puis comme elle ne trouva rien et qu’au lieu de cela elle vit les plaies de ses mains, elle sombra de nouveau dans une honte profonde, avec un sentiment d’impuissance. Tout à coup elle me vit : elle me regarda d’un regard perçant, en demandant, en commandant avec dureté : je dois l’avoir, je dois le donner, il s’agit d’être ou de ne pas être. Puis à nouveau suppliante, pleine d’angoisse, puis déçue : non, moi non plus je n’avais rien de ce qu’elle cherchait. Tous ses mouvements étaient remplis d’angoisse, rapides, craintifs et presque furtifs. Je ne l’avais encore jamais vue ainsi. Finalement elle sombra à nouveau dans une souffrance qui ressemblait à une syncope. Elle dit que cela avait déjà été exactement comme cela la semaine précédente et déjà plusieurs fois ces derniers temps. Moi par contre je ne pouvais pas me souvenir l’avoir vu souffrir de la sorte sauf le vendredi saint. Mais elle me dit qu’à Pâques nous verrions la rédemption. Elle plaça l’accent sur “voir” et dit : “Pas seulement croire”.

 

Le P. Balthasar s’absente de Bâle pour une semaine. « Nous décidons de nous voir dans dix jours à Einsiedeln, le dimanche de Laetare. Les jours qu’elle passa seule à Bâle furent d’une solitude indescriptible. Aucun rayon de lumière ne vint jusqu’à elle. Elle a tout le temps des visions d’effroi qui ne lui permettent pas de se reposer. Elle alla un jour à Berne chez Madeleine Hutton qui se convertit dans quelques jours. Il lui avait été dit qu’elle devait se charger d’elle. Elle y alla, mais très fatiguée. D’avoir porté sa petite valise elle eut une syncope à la gare et elle tomba sur le quai découvert.

 

Après le 21 mars – Le samedi soir, l’idée lui vint qu’elle devait absolument faire davantage pénitence. A la fin de la semaine avaient lieu à Bâle les élections pour le Conseil du gouvernement; le Dr. Peter devrait être élu; ses chances étaient incertaines. Adrienne se souvint que récemment je lui avais recommandé de prier pour la “Bâle catholique”. Elle prit avec elle dans son lit une pierre qu’elle avait ramassée exprès place de la cathédrale; elle se mit d’abord dessus comme aussi sur le cilice, puis elle commença à se frotter avec la pierre jusqu’au sang; la plaie du côté s’ouvrit, et la poitrine forma à nouveau une grande plaie. Le lundi elle m’avoua le tout en disant qu’elle avait encore une fois fait une bêtise. J’insistai une fois encore pour qu’elle garde la mesure; elle dit que je ne pouvais quand même pas tout lui interdire. Elle est souvent comme une pauvre femme qui doit montrer sa gratitude et comme elle ne peut pas faire de grands cadeaux, elle doit essayer de donner un petit morceau de son pain de misère. Surtout maintenant qu’elle ne peut pas prier et qu’elle n’a rien d’autre à offrir. Le Dr Peter fut élu. – Lundi. Je rentrai à Bâle et je trouvai Adrienne en grande détresse. Des vagues de l’angoisse la plus forte l’entraînaient totalement. La communion la brûle comme un feu réel, spirituellement comme physiquement. L’après-midi, le feu revient encore une fois durant la consultation; ce sont d’abord les mains qui brûlent, puis le corps, puis la tête. Là-dessus apparaît aussi Ignace qui lui dit qu’à tout moment elle est libre de dire que cela suffit. Dans cette vocation on est toujours interrogé pour savoir si on veut continuer. On peut toujours se retirer avec les honneurs. Il fit remarquer que moi aussi je pourrais être à nouveau plus simple et plus gentil vis-à-vis d’Adrienne, et non aussi agacé que je le suis souvent. Adrienne répliqua qu’elle ne pouvait quand même pas laisser le Seigneur seul. A cette réponse Ignace rayonna de joie. Il avait en main une sorte de boîte, quelque chose comme un petit théâtre de poupée. Il leva le rideau noir et dedans il y avait à voir tout le chemin de croix du Seigneur en minuscules représentations. Adrienne promit de rester fidèle et elle tomba aussitôt dans une grande angoisse. Elle alla dans la salle d’attente pour chercher le patient suivant. Elle vit que tous dans la pièce la regardaient en riant. A la femme qu’elle fit entrer elle demanda pourquoi elle riait ainsi. Après quelque hésitation elle répondit : parce qu’elle paraissait si rayonnante.

 

Les notes du Père Balthasar concernant la semaine sainte 1944 se trouvent dans « Kreuz und Hölle » I, p. 68-85.

 

25 avril - Le soir, entre cinq heures et six heures, un cyclone d’angoisse la saisit tout d’un coup, c’était le « trou » le plus profond sans qu’elle ait perdu la foi. Puis cela cessa à nouveau soudainement. A quoi cela a-t-il servi, elle ne le savait pas.

 

Les jours qui précèdent l’Ascension - Adrienne a de nouveau des douleurs partout. La nouvelle plaie à la hanche saigne si fort qu’Adrienne doit y appliquer des pansement entiers qu’elle doit changer au bout de quelques heures. Elle se plaint d’une lassitude particulière qui provient de la perte de sang. Pendant les jours des rogations qui précèdent l’Ascension elle a fréquemment des moments d’extase : elle voit par exemple quelque part une église profanée, elle doit entrer et s’agenouiller pour expier. Pour cela elle a justement maintenant des douleurs insupportables dans les genoux. Je l’ai vue elle-même dans une extase de ce genre. Elle était occupée à dicter (le commentaire sur saint Jean), elle interrompit soudainement la dictée, elle était partie en esprit. Elle se leva, alla ça et là dans la pièce, lentement, l’esprit ailleurs, elle s’agenouilla avec les plus grandes souffrances, chercha à prier, dessina ensuite par terre une grande croix et à côté une petite croix avec la tige d’une marguerite; elle plaça la fleur elle-même au pied de la grande croix. Puis elle contempla le tout et pria. Quand elle revint à elle, elle dit que le Seigneur l’avait appelée et qu’elle avait dû le suivre. Elle avait vu le Seigneur souffrant sous une grande croix et, à côté, une quantité de petites croix mais dont personne ne voulait rien savoir. Elles devaient pourtant être portées pour alléger la grande croix. Alors elle avait promis au Seigneur, pour elle et pour moi, de l’accompagner jusqu’au bout.

 

Après l’Ascension - Chaque nuit Adrienne fait pénitence outre mesure. Une neuvaine a aussi de nouveau été confiée; le neuvième jour s’est terminé avec l’annonce de la libération de Rome par les Anglais. Adrienne se donne la discipline, elle dort à peine et la plupart du temps sur sa planche; elle trouve constamment de nouveaux moyens de pénitence et ne cesse de me demander de la laisser libre. Une série d’histoires sont en cours avec de jeunes jésuites qui cherchent leur vocation. Adrienne offre pour eux des nuits entières d’expiation. Également pour obtenir de voir clair dans des affaires importantes elle offre souvent toute une nuit et ne dort guère alors. Le matin, elle me téléphone et me communique le résultat de sa prière et de son sacrifice.

 

Veille de la PentecôteAdrienne n’est pas dans le trou, mais douleurs les plus violentes. Tous ses membres sont disloqués l’un après l’autre, une fois le soir, puis une fois encore durant la nuit, si bien que le jour de la Pentecôte Adrienne en sent encore les conséquences.

 

PentecôteAu cours de la semaine écoulée, sous l’ancienne plaie du coeur, trois nouvelles qui se fondent ensuite en une seule. Le jour de la Pentecôte, toutes les anciennes plaies sont bien cicatrisées, ce qui n’est pas totalement agréable mais provoque chez Adrienne une sorte de difficulté à respirer comme si elle avait en quelque sorte à respirer par les plaies.

 

26 septembre - Dans la nuit de jeudi à vendredi, souffrances et désolation. Adrienne voit constamment la croix, tantôt avec le Seigneur, tantôt vide, et la Mère là devant qui pleure. Et on ne sait pas ce qui est le plus terrible : la souffrance au sujet du Seigneur ou la souffrance au sujet de la croix vide. Et on n’ose pas y prendre part, à quoi cela servirait-il? – Adrienne est dans le trou jusqu’à samedi; il cesse soudainement pendant une dictée. Pour cela, durant la nuit, souffrances physiques insupportables. La plaie du coeur est grande ouverte. Adrienne ne sait pas si ses douleurs sont un spasme vasculaire ou la croix dans le dos. Toute la nuit, de douleur, elle a les larmes aux yeux. A un certain moment, Ignace apparaît et cherche à la consoler. Il dit qu’il sait quelque chose. Il s’en va et apporte un certain nombre de blocs de bois carrés qu’il déballe et dispose lentement et avec précaution. Puis il regarde Adrienne. Après quelque temps, il dit qu’il sait encore quelque chose. Il s’en va à nouveau et apporte une quantité de boules, mais pendant qu’il les décharge pour aller en chercher d’autres, elles commencent à rouler. Il revient et dit : elles ne vont tenir en ordre que si on les entoure d’une clôture. Puis il regarde à nouveau Adrienne. Elle a toujours les mêmes souffrances et elle trouve que tout cela n’est pas particulièrement amusant ou consolant. Ignace dit alors qu’il sait encore quelque chose : il fait rapidement une petite croix sur chaque bloc de bois et chaque boule et il s’en va avec un mystérieux sourire. Il revient avec la Mère de Dieu qui reste alors seule avec Adrienne et qui lui montre comment toutes les souffrances sont utilisées : pas seulement pour les jeunes jésuites (les blocs de bois) et les jeunes filles (les boules qui sont si difficiles à tenir avant qu’il y ait un local), mais pour toute l’Eglise. Là-dessus Adrienne est très heureuse et elle porte volontiers ses souffrances.

 

2 octobreAdrienne a une nouvelle plaie au coeur qui est particulièrement douloureuse. A chaque instant cela la fait tressaillir, elle saigne fort, du sang rose clair, et la douleur lui tire des larmes des yeux. Elle peut à peine dicter. Elle pense que c’est pour les prêtres allemands.

 

19 octobre - Début de semestre. Adrienne est profondément dans le trou depuis dix jours. C’est un problème tout à fait intellectuel devant lequel elle est placée et qui la torture jour et nuit. C’est comme si elle devait prendre part à la décision de prévision du futur. Vaut-il mieux que l’Église, l’État, le pays soient épargnés par les Russes, la Révolution, l’athéisme, et rester dans ce cas avec les anciens cadres et l’ancienne tiédeur? Ou bien vaut-il mieux que tout périsse pour que quelques-uns au moins se réveillent? Comme elle est dans le trou et que la foi lui a été ôtée, elle ne peut pas dire : que ta volonté soit faite. Mais elle doit choisir d’une manière pressante en quelque sorte. Et elle n’a aucune idée de la direction qu’il faut prendre. Elle voit Marie au-dessus de Bâle, avec la main qui bénit, mais en regardant quelqu’un qu’on ne voit pas – (c’est le Fils) – pour savoir ce qu’il va décider, toujours prête à retirer sa main protectrice si le Fils le veut. Elle voit Ignace à Rome, prêt à lancer dans le Vatican quelques paroles tonnantes, mais lui aussi regarde avec attention quelqu’un d’invisible et il attend sa décision, car lui aussi est prêt à se taire et à tout laisser en l’état. Cette souffrance est beaucoup plus torturante que ce que les mots peuvent en dire; car elle place devant l’impossible : ne pas être en mesure de choisir et ne pas avoir le droit d’attendre.

 

26 octobre - Dans le “trou”. Dans la nuit, des questions à cause de N.; elle croit discerner la vocation religieuse. Le trou se fait ensuite toujours plus profond; un malaise sourd, sans forme et angoissant. Elle prie au pied de son lit jusqu’à ce qu’elle soit engourdie de froid, se glisse péniblement dans son lit, sent alors ses mains glacées entourées d’une chaleur merveilleuse; deux autres mains, qu’elle ne voit pas, les tiennent; pour un instant, il n’y a plus en elle qu’amour et gratitude; elle se donne totalement et s’offre tout entière; au même instant, les mains invisibles se détachent et elle sent tomber sur ses mains deux gouttes de sang glacées. Elle est projetée dans l’abandon le plus extrême; les deux plaies de ses mains sont très visibles, elle est dans une totale désolation. Elle a la ferme intention de brûler tout “Jean”. Le livre sur le mariage également, parce que tout ce qui s’y trouve ne ferait qu’induire en erreur le lecteur inconscient, etc. Aujourd’hui elle n’est plus sûre du tout qu’elle ne dissuadera pas chaque personne qu’elle rencontrera d’être catholique ou de le devenir. Elle dit : si je savais que K. ou F. ou l’un des jeunes devait passer au noviciat par quelque chose de semblable, je lui déconseillerais aujourd’hui d’entrer.

 

27 octobre - Les deux gouttes de sang glacées qui étaient tombées sur ses mains sont entrées en elle et elle sent maintenant du sang glacé circuler dans ses veines, un sang qui n’est plus le sien et la plonge dans l’effroi. Elle est tout à fait séparée de l’amour.

 

28 octobre - Cela va mieux. Après la communion seulement elle est tout à fait dans le trou pendant une heure. Prière pour les étudiants. Pour R., elle s’est sacrifiée encore une fois totalement parce qu’il a encore toujours la plus grande angoisse de s’offrir à Dieu. Là-dessus, elle se sentit mal toute la nuit; elle dut vomir constamment.

 

10 novembreAdrienne est de nouveau dans un trou tout à fait profond et désolant. Elle sait qu’elle est damnée, qu’elle est le péché lui-même, que personne ne peut l’aider. Elle vit dans l’angoisse et se sent abandonnée de tous, non seulement de Dieu mais aussi des hommes. Elle a un besoin invincible de compréhension et de proximité humaines, mais elle ne sent partout que froideur et indifférence. Pendant plusieurs nuits, elle ne dort pas du tout, elle est plongée dans les autres par une vision d’angoisse; toute la journée, elle est très fatiguée. Malgré cela elle continue à travailler à “Jean” et au livre sur le mariage, et elle voit beaucoup de monde.

 

Après le 3 décembreA Bâle, l’angoisse continue toujours. A part cela, Adrienne est physiquement mal en point, elle a une forte fièvre persistante, suite à un refroidissement, elle a mal à la tête et une forte douleur constante au poumon, qui devient insupportable la nuit si bien qu’elle doit verser des larmes d’une manière presque continuelle, ce qui n’est pas dans ses habitudes vu son extrême capacité de résistance à la souffrance. L’abcès va un peu mieux, mais n’a pas encore disparu. Elle vit dans une angoisse sans forme qu’elle essaie de me décrire en détail étant donné qu’elle présente toujours de nouveaux aspects. Mercredi, ce fut surtout lassitude, dégoût et honte devant le péché des hommes qu’elle doit sans cesse prendre sur elle. Elle trouve ce péché si infiniment répugnant qu’elle préférerait presque offrir pour cela un véritable enfer au lieu d’avoir constamment à s’en occuper. Elle trouve insupportable que le Seigneur ait dû toucher quelque chose comme cela. Comme l’amour sensible lui était retiré, elle ne pouvait pas non plus sentir de véritable amour pour les pécheurs. Tous ces jours, il y eut très peu de vision; tout passait sur la mer d’une angoisse sans forme. – Le trou continue jusqu’au 20 décembre presque sans interruption. Il est le plus souvent très brutal et fait passer Adrienne par tous les stades de l’angoisse et du désespoir. Assez souvent, Ignace apparaît pour la réconforter. C’est comme un martyre long et raffiné, dit Adrienne, qui s’étend sur des jours et des semaines; quand on voit que celui qui est martyrisé ne peut plus aller plus loin, on interrompt et on lui donne un reconstituant. Ce rôle, Ignace l’a assumé de la manière la plus aimable. – La nuit, Adrienne fait à nouveau d’effrayants exercices de pénitence. Je ne l’apprends que rarement et en passant. Elle dit alors qu’elle doit confesser quelque chose, mais qu’elle demande l’absolution à l’avance, qu’elle a peut-être fait quelque chose de trop, mais que c’est arrivé sans qu’elle le veuille et non de propos délibéré. En fait il semble que cela arrive toujours quand elle est accablée par la démesure de la souffrance et du péché des autres; elle se laisse alors emporter dans des pénitences de ce genre.

 

Vers la mi-décembreElle fait toujours aussi des exercices de pénitence avant de poser une question la nuit à ma demande : par exemple si tel ou tel est appelé, pour savoir comment agir avec lui. Elle explique qu’autrement cela ne va pas, ce serait tout à fait contraire aux règles de bienséance. On ne peut pas s’introduire dans une soirée distinguée avec un tablier de travail. Un exercice de pénitence est la purification de rigueur la plus élémentaire. Et Ignace aussi bien que Jean en sont bien d’accord.

 

Aux environs de Noël – Adrienne a une étrange vision qu’elle ne comprend pas du tout et qui est pourtant très transparente. Elle est sur une magnifique prairie en été avec beaucoup de fleurs et de papillons. Mais un papillon particulièrement beau a la propriété, chaque fois qu’on le regarde, de grandir un peu. Si on cesse de le regarder, il reste comme il est; si on le regarde à nouveau, il se remet à grandir. Finalement il fait presque un mètre, il est magnifique à voir avec ses couleurs extraordinaires et variées, mais il a cependant quelque chose d’inquiétant. Il se met à voler et se pose sur la tête d’Adrienne. C’est pour elle plutôt peu rassurant. Mais elle n’ose pas le prendre pour le chasser. Puis le papillon s’envole et se pose sur la tête de quelqu’un d’autre. Mais cela, Adrienne le supporte encore beaucoup moins, elle le chasse chaque fois de là, et le papillon revient sur sa propre tête. – Il est clair que le papillon signifie la souffrance de substitution : c’est très beau à voir mais inquiétant à porter.

 

4. Événements insolites, prémonitions, guérisons inexpliquées

 

4 janvier - Dans les jours précédant Noël, je lui avais dit assez sévèrement que la grande plaie du côté qu’elle avait reçue par son instrument de pénitence devait maintenant enfin guérir. Cette nuit-là, Adrienne dormit très bien; le matin, la plaie était fermée et elle ressemblait à une cicatrice après une opération quand on a retiré les fils, et à droite et à gauche les petits points rouges des fils sont encore visibles. Adrienne trouva cela très amusant.

 

Après le 19 janvier – Durant la nuit, elle voulut faire pénitence et comme elle est maintenant trop faible pour prendre la discipline, elle a trouvé une nouvelle sorte de pénitence : rester à genoux au pied de son lit jusqu’à ce qu’elle ait très froid, puis rentrer dans le lit pour se réchauffer et en ressortir. Elle fit cela toute la nuit. Tandis qu’elle priait ainsi, elle vit tout Bâle sous ses yeux, sa misère, sa médiocrité, la manque de fraîcheur des catholiques, le clergé, etc. Ce fut une prière intime, implorante. Marie se tint à genoux à côté d’elle presque toute la nuit; et à côté de Marie était agenouillé Ignace; tous trois priaient, assiégeaient Dieu. “Le Bon Dieu a passé un mauvais quart d’heure”, dit ensuite Adrienne.

 

Les consultations de ces jours-ci sont importantes et pénibles. Aujourd’hui E.B. arriva peu avant 3 H. La salle d’attente était pleine; Adrienne lui dit d’attendre un moment. E. attendit. Adrienne vida la salle d’attente (comme elle a coutume de dire); cela se fit en cinq ou dix minutes environ; tous les patients avaient été traités. E. entra alors. Elle voulut s’en aller avec Adrienne, mais celle-ci lui dit qu’elle devait encore une fois vider la salle d’attente qui s’était remplie entre-temps; cela ne durerait pas longtemps. De fait Adrienne traita quinze ou vingt personnes en un temps très bref. Puis les deux allèrent en voiture à Kleinhüningen voir une patiente; ensuite Adrienne fit de nombreuses visites à l’hôpital Sainte-Claire, tint plusieurs conversations avec des Sœurs. En rentrant à la maison, E. lui dit que ce n’était quand même pas naturel, que du reste cela avait frappé aussi sa mère, et même que toute la ville parlait de ces consultations et de son rythme impossible. Adrienne me raconta cela à moitié amusée, à moitié confuse.

 

Après le 30 janvierUne après-midi, à la consultation, deux guérisons s’étaient produites.

 

18 février - Encore deux guérisons. L’une pour une femme à qui Adrienne avait rendu plusieurs fois visite et qui avait entre 40 et 41 de fièvre; toute la famille la tenait pour mourante et elle était épouvantée chaque fois qu’Adrienne lui demandait de parler, de s’asseoir, de manger, etc. Aujourd’hui en arrivant, Adrienne lui a dit que ça allait définitivement mieux, qu’elle était guérie. La femme fut réellement guérie.

 

3 marsDimanche dernier, il y avait au Penclub une conférence de Fritz Ernst. Ensuite, souper. Adrienne était assise à côté de Th. G., elle parlait justement avec animation avec son vis-à-vis quand elle entendit une conversation nettement perceptible de Monsieur von der Mühll-Burckhardt avec Mme G., dans laquelle il commençait à vanter l’art médical de son mari. Il disait : “Il est si rassurant d’être soigné par lui. Dès qu’il entre, on se sent mieux. En tout cas ce n’est pas comme chez certains médecins, particulièrement chez une femme-médecin, dont on me dit qu’il lui suffit de prendre le pouls de quelqu’un pour qu’il soit guéri. Ces derniers temps, j’ai entendu plusieurs fois des histoires de ce genre”. Le tout était dit tout haut intentionnellement pour qu’Adrienne l’entende. Dans le ton de celui qui pense d’un air supérieur : “On ne nous aura pas!”. Après m’avoir raconté cette histoire, Adrienne dit : “Je vous ai bien dit que nous aurons encore des embêtements! Mais ça m’est passablement égal”.

 

Après le 3 mars - A la consultation, une série de guérisons. Quatre en un seul jour.

 

Après le 21 mars – Vendredi, à la consultation, ce fut toute une procession de gens qui parlaient de miracles et la remerciaient. Cela commença par le crieur de journaux devant la librairie Wepf; il s’avança vers elle et lui dit que c’était pour lui une joie de vendre les journaux devant sa maison. Il lui montra une photo de son enfant et lui demanda de penser à lui, cela suffirait bien. Vint aussi Mlle Gr. dont le père avait été fait prisonnier en Allemagne, qui avait été condamné à mort pour un méfait et, quand Adrienne avait prié pour lui, il avait été soudainement libéré. Puis vint Mlle Sc. dont la sœur avait été récemment guérie sur son lit de mort (elle était déjà absolument une ruine et elle ressemblait à un cadavre); elle raconta que toute la maison Singer où habitent les sœurs en parle et que ce n’est pas la première histoire de ce genre dont elle entend parler. Mlle Z. lui téléphone pour demander ce qu’il en est de la guérison et si elle ne croit pas que c’est un miracle, etc. – Quand Adrienne rentra chez elle en voiture alors qu’il faisait presque complètement nuit, elle vit près du café Spitz un homme, dont elle reconnut exactement le visage, tirer sur elle avec un pistolet. Elle entendit la détonation mais ni elle ni sa voiture ne furent atteintes. Cinquante mètres plus loin, dans la rue du Rhin (Rheingasse), un deuxième homme tira également et manqua son but. Le surlendemain, en allant à sa consultation, Adrienne rencontra les deux hommes à l’entrée de son cabinet, près de l’étalage de Wepf. Je lui dis que la prochaine fois qu’elle les verrait elle devait leur parler au cas où cela ne l’angoisserait pas. Elle dit que dès qu’elle reçoit de moi une mission, elle n’a jamais la moindre angoisse.

 

25 avril – Le prodige du lilas se renouvelle. Adrienne fait une visite chez une patiente rue Hirzbrunnen. Quand elle sort de la maison, elle prie Marie comme à son habitude. Elle voit un lilas encore tout fermé qui n’a guère encore que des esquisses de feuilles. Elle pense que le lilas convient bien à la Mère. A cet instant, l’arbre s’épanouit, les ombelles apparaissent, pas encore totalement ouvertes mais, comme dit Adrienne, “comme une vierge”. De l’autre côté de la rue, un vieil homme était à sa fenêtre, il le vit en même temps et aussitôt il appela quelqu’un qui était dans la pièce pour qu’il vienne voir : l’arbre est en fleurs. – La cousine de J., de Saint-Gall, est tombée malade, sans espoir; par la prière d’Adrienne elle est guérie d’une manière apparemment miraculeuse. A part cela, Adrienne prie aussi pour beaucoup d’autres causes, par exemple pour la conversion d’un protestant, étudiant en théologie, qui était chez moi et ne voulait pas avancer comme il fallait. – Je n’avais jamais parlé avec Adrienne de R. J’avais simplement toujours l’impression qu’il pourrait devenir un jour jésuite. Pour le moment il étudie la médecine. Un soir, G.B. est chez Adrienne et il lui raconte qu’il a rencontré R. Quand il prononce le nom de R., celui-ci est répété tout à coup d’en haut par la voix d’Ignace, fortement et énergiquement; et Adrienne sait qu’il est appelé pour l’Ordre. Elle me demande ensuite de qui il s’agit et elle me reproche de ne pas lui avoir parlé plus tôt de l’étudiant.

 

Le dimanche précédant l’Ascension, c’était la fête des mères. Adrienne était dans le trou. L’après-midi, on sonne : une femme inconnue paraît avec deux bouquets de marguerites, un grand et un petit. Elle dit à Adrienne qu’elle a cueilli ces fleurs exprès pour elle et que toutes ces fleurs sont des prières, à chaque fleur elle a dit une prière. Le petit bouquet est pour la statue de la Mère de Dieu, ce sont des prières pour la Mère ; le grand est pour elle : c’est à elle, Adrienne, que ces prières sont confiées, elle peut en faire ce qu’elle veut. Elle a bien assez de choses qui lui tiennent à coeur. D’ailleurs, dit la femme, étonnez-vous du temps qu’il faudra encore pour que les gens remarquent ce qui se passe vraiment place de la cathédrale. Adrienne fut si troublée qu’elle n’osa pas demander son nom à la femme.

 

22 juinDans son ménage, il ne cesse d’arriver des choses inexplicables. Adrienne a par exemple toujours du beurre en abondance. Elle me raconte qu’elle a un jour distribué tous ses tickets de beurre à sa parenté et quand, peu après, elle chercha quelque chose dans son sac à main, elle en retrouva une quantité.

 

25 juin – Adrienne me dit qu’elle a prié pour un étudiant qu’elle ne connaît pas, dont elle ne connaît pas non plus le nom. Il s’agit d’une vocation sacerdotale, mais pas d’un jésuite, sans doute une vocation religieuse. Je dois faire un peu attention aux gens qui viendront à moi prochainement. – Adrienne raconte aussi que le verre d’eau qu’elle a auprès d’elle la nuit s’est toujours rempli à nouveau après qu’elle a bu. Je demande qui l’a rempli. Elle répond : “La Sainte Vierge, je pense”. Et elle ajoute : c’est quand même curieux qu’on lui laisse la soif et qu’on ne fait que la soulager alors qu’il aurait été aussi facile de lui enlever la soif. Mais elle comprend bien que cette soif est en quelque sorte nécessaire.

 

29 juinLe soir vient Mlle Gr. qui veut entrer au Carmel. Je suis enclin à considérer la vocation comme authentique, mais quelque chose en l’affaire ne me plaît pas. Je demande à Adrienne de prier. Le lendemain matin Adrienne me téléphone et m’explique le cas jusque dans les moindres détails : l’authenticité de la vocation est confirmée et ce qui n’est pas en ordre exactement expliqué.

 

19 octobre A la consultation, nouvelles “histoires”. Une femme, qui était entrée avec une sérieuse arthrite, quitte la pièce d’un pas normal. Une autre, qui ne pouvait plus marcher chez elle qu’avec l’aide d’une chaise, est aussitôt guérie. Adrienne lui prend la chaise et lui ordonne de marcher librement. Dans la salle d’attente, Mme Speidel déclenche une conversation générale sur les événements étranges qui se produisent chez Mme Kaegi; beaucoup ont quelque chose à raconter.

 

Samedi et dimanche 2-3 décembreNous sommes à Einsiedeln. Le vendredi soir, j’étais à Lucerne et je fus touché par une grippe soudaine assez sérieuse. Vu cet état de choses, je pensai que j’aurais à rester au lit plusieurs jours et je téléphonai à Adrienne que je ne pourrais pas aller à Einsiedeln. Adrienne fut inquiète plus que nécessaire de mon état de santé, elle s’informa de tout. La nuit, vers deux heures, la même grippe la saisit qui la harcela fortement pendant une heure. Moi-même, le matin, j’étais complètement guéri tandis qu’elle-même était encore toujours très enrhumée. Nous allâmes ainsi ensemble en voiture à Einsiedeln. – Mme le Dr. H. était au lit avec un abcès à la jambe et beaucoup de fièvre; elle ne put donc pas venir avec nous à Einsiedeln. L’abcès apparut soudainement au même endroit à la jambe d’Adrienne, elle eut de la fièvre; au même moment, Mme H. était guérie et, à notre retour, elle nous reçut en pleine forme pour le souper.

 

5. Connaissance des cœurs (cardiognosie)

 

4 janvier - Durant la retraite à Einsiedeln, de loin elle avait attiré mon attention sur l’un des retraitants qui ne croyait pas bien. Mais on pouvait l’aider. Je ne savais pas exactement de qui il s’agissait; il pouvait s’agir de deux retraitants. Je lui téléphonai. Elle me décrivit alors son visage. Je n’y voyais pas encore très clair. Elle dit : je vais demander cette nuit. Je la rappelai le lendemain; elle raconta que durant la nuit elle avait vu tous mes retraitants; celui auquel elle pensait était X; pour d’autres aussi elle me donna quelques conseils.

 

18 février - Mercredi dernier, elle avait fait un exposé à l’Association des mères de Saint-Antoine sur des questions d’éducation sexuelle pour les jeunes filles. Son exposé semblait, dit-elle, avoir trouvé un écho. Cependant, à la fin, elle eut tout d’un coup une vue précise de l’état d’âme d’un ecclésiastique qui était présent; elle en fut plongée dans une grande inquiétude: elle reçut cela comme une tâche.

 

3 marsAdrienne a été invitée récemment chez un curé; elle rentra chez elle épouvantée et elle me dit que cet homme “n’était pas libre”. Il est attaché à sa sensualité et même s’il ne commet pas de péchés extérieurs contre le sixième commandement, il se complaît en des rêveries sur des péchés commis auparavant. Comment un tel homme peut-il conduire des âmes, dit Adrienne? On doit être totalement libre et pur pour pouvoir le faire.

 

6. L’enfant

 

27 janvier – Adrienne arrive vraiment dans le “trou”. Angoisse croissante qui submerge tout. Elle vient me voir tout éperdue, se plaint qu’elle n’en peut plus, elle se sent coupable sans mesure. Elle doit absolument abandonner l’enfant car elle le souillerait tout à fait. (Le soir précédent, nous avions eu une belle rencontre : Adrienne et les quatre qui sont déjà là; salut du Saint-Sacrement, puis conversation sur la prière et la contemplation. Ignace et Marie étaient à nouveau présents. Adrienne m’avait dit avant : “Dépêchez-vous, Marie et Ignace sont déjà en bas dans la chapelle”. Quand je revêtis mon surplis, Ignace aida à le mettre en place par derrière. Aujourd’hui tout a disparu dans l’angoisse.

 

Mi-février – Les “enfants” : Mlle Bl. a enduré depuis des mois une véritable torture. Sa vocation est extrêmement attaquée par sa famille. On lui coupe toute relation avec son milieu, on lui interdit tout commerce avec des catholiques. Sa mère, qui jusqu’alors allait toujours à l’église, ne pratique plus pour punir sa fille. Un oncle menace de devenir protestant; son père surveille son courrier. Elle ne peut garder pour elle aucune lettre, elle doit lire son courrier devant tout le monde. Seule Mlle Chr. peut encore, jusqu’à présent, aller la voir. – Chez Mlle G., une prière approfondie. Mlle Chr. a également chez elle des difficultés croissantes (son père est protestant). Mais toutes sont pleines de zèle, tout à l’affaire.

 

1er maiVision de la Mère comme reine de mai. Elle est très jeune et très belle, et elle a l‘enfant sur le bras. Dans une autre vision, la Mère, Jean et Ignace se trouvaient ensemble.

 

Début mai - Adrienne voit beaucoup de gens parmi lesquels sans cesse les “enfants” qu’elle éduque individuellement et avec soin.

 

19 juilletLes semaines depuis la dernière note ont été marquées par beaucoup d’épuisement et de lassitude. Adrienne ne se sent plus capable d’aucun travail, elle se traîne péniblement d’une consultation à l’autre, perd fréquemment connaissance ou bien tombe soudainement. Finalement une nuit elle a une telle crise que, contrairement à son habitude, elle sonne et appelle à l’aide. Elle croit que sa dernière heure est arrivée. C’est un épuisement à mort, tout à fait physique; c’est comme si elle devait vivre la mort du chrétien ordinaire, de l’homme de la rue, sans beaucoup penser à Dieu et à l’au-delà, en se souciant de la manière dont elle doit laisser la maison et le travail, en se souciant aussi de l’enfant. Le lendemain elle me dit que peut-être ou même vraisemblablement elle ne verra plus l’enfant. Je lui dis que la nuit suivante elle doit demander à la Mère comment nous devons avancer, si nous devons tout accélérer, etc. Elle promet de le faire.

 

7. Matériaux pour l’intelligence de la foi

 

Par ordre chronologique, thèmes abordés par Adrienne ou contenu de ses échanges avec le P. Balthasar.

 

4 janvierLe temps et l’éternité.

Entre la nouvelle année et la mi-janvierAvec Catherine de Sienne, le sens de la pénitence.

Mi-janvier – Marie et la Trinité.

Après le 19 janvier – Quand la souffrance a commencé dans l’âme du Christ.

25 janvierImportance de la présence de Marie dans l’enfance, l’adolescence, les fiançailles.

29 janvier Tableau d’apostats.

Après le 30 janvierLa fausse mystique – La communion sacramentelle – Les hérésies.

11 février – Le monde qui s’écroule… dans le Seigneur.

Mi-février – Inciter à la pénitence, à la prière, à la grâce, à la conversion – Le choix des candidats – Comment être supérieur – La personnalité d’Ignace.

18 février La solitude du Seigneur.

Après le 18 février – L’obéissance – Saint Ignace – Le Notre Père.

Mercredi des cendres Les cendres.

3 marsLa communion – Le purgatoire.

Après le 21 mars – Une coupe de pommes.

Après le lundi de PâquesLa grâce – Ignace – La prière.

21 avrilLa prière – A chaque faute, nous devrions apprendre.

24 avril – Marie qui répare.

30 avril – Sur Catherine de Sienne.

Début de mai – Marie et son Fils.

4 mai - Baptisés et non baptisés dans le ciel.

7 maiGemma Galgani.

Les jours qui précèdent l’AscensionNoviciat.

Ascension - Faire obstacle à la Trinité.

Après l’Ascension – Le péché.

Pentecôte Comment l’Esprit se répand.

24 juin – Jean-Baptiste.

25 juin – Déviation dans la mystique

19 octobre Des prêtres dans ciel : des aides de la chrétienté future.

1er novembre - Tous les saints coopèrent pour ainsi dire à la formation d’un nouveau saint dans le monde.

2 novembrePurification des défunts.

 

8. Adrienne et ses relations

 

4 janvier - Il y a une semaine, elle avait reçu à Bâle l’Abbé Journet et elle était ravie de cette rencontre. Pour elle, Journet incarne l’amour authentique, johannique.

 

Mi-janvier – Ces jours-ci, Adrienne a des difficultés invraisemblables avec la tenue de son ménage et avec les gens de maison. Les trois jeunes filles ont annoncé leur départ pour le 15 janvier et Adrienne ne trouve personne.

 

28 janvier Adrienne a des difficultés les plus invraisemblables avec ses bonnes; c’est un chaudron de sorcières où seule une patience infinie peut encore tenir. Les unes prennent leur congé dans un ciel serein, d’autres quittent la maison sans dire au revoir, d’autres encore s’annoncent mais posent des conditions impossibles (par exemple que l’une des congédiées soit reprise), beaucoup exigent un salaire excessif.

 

Après le 30 janvierLa plaie au côté saigne et tout le côté est ouvert sur la largeur d’une main environ. Le soir, alors qu’elle changeait le pansement tout en sang, Werner entra; il demanda effrayé ce qu’elle avait là; il comprit, sortit et revint plus tard; il lui demanda seulement de manière amicale si cela lui faisait fort mal. – Elle a une singulière conversation avec un protestant, Sell, qui ne cesse de lui dire que dans cette pièce (son bureau) il y a un air tout particulier, un fluide, quelque chose qui touche l’âme et conduit à Dieu. – Au début de la semaine, après des état d’angoisse longs et terribles, le front et les mains se mirent tout d’un coup à saigner. C’était le soir. Noldi entra et vit le front saigner. Fort effrayé, il aida à le sécher et il demanda à Adrienne ce qu’elle avait.

 

11-12 févrierAdrienne se réveilla avec un sentiment de malaise : faiblesse et nausées. Elle découvrit que la plaie du coeur avait beaucoup saigné. Tout son lit était plein de sang; sous le coeur s’était formée une flaque. Désespérée et avec un profond dégoût d’elle-même, elle se leva et s’assit pendant un certain temps au bord du lit, le sang gouttait par terre. Puis elle alla dans la salle de bain pour tout laver et essuyer au moins les traces. L’actuelle femme de chambre, H., lui fit une grande scène : si Adrienne ne faisait pas appeler un médecin, elle parlerait à Monsieur le Professeur. Elle ne pouvait pas supporter cela plus longtemps. Le lendemain matin, la perte de sang était un peu plus faible mais encore toujours importante. Il fallut encore une fois tout laver. C’était le vendredi 11 et le samedi 12 février. Le dimanche, cela ne saignait plus que faiblement. Le lendemain encore la plaie coule toujours un peu. Adrienne doit mettre un solide pansement.

 

Jeudi après les cendresConsultation : rien que des cas désagréables. Des gens qu’Adrienne doit tancer. D’horribles histoires sexuelles à n’en plus finir. Adrienne me montra récemment dans son cabinet de consultation son coin lavabo : quand une horrible histoire de ce genre est passée, elle se lave non seulement les mains mais aussi le visage et les dents pour être à nouveau à peu près propre et capable de travailler.

 

Après le 3 marsCes derniers temps, elle l’a eu très dur avec Niggi. Derrière la première catastrophe d’autres se découvrent, c’est une série de difficultés. En plus apparaît Md. qui s’invite sans avoir été invitée. On ne sait pas pour combien de temps. Mais le fléau des domestiques semble provisoirement surmonté; deux gentilles jeunes filles catholiques sont à la maison depuis dix jours environ.

 

Après le 21 mars – Samedi soir le P. de Menasce, o.p., est chez Adrienne, recommandé et envoyé par l’Abbé Journet. Adrienne craignait un peu la rencontre; elle avait remarqué, par une lettre de Journet, que celui-ci en savait sur elle (sans doute par Béguin) plus qu’elle n’aurait aimé, et il envoyait vraisemblablement Menasce pour la sonder. De fait celui-ci porta plusieurs fois la conversation sur la mystique; il lui demanda si elle pensait qu’il y avait encore des mystiques aujourd’hui, etc. Dans l’ensemble l’entretien se déroula paisiblement.

 

Après le lundi de PâquesCes dernières semaines Adrienne eut beaucoup à supporter de la part de sa parenté. Sa mère vient souvent chez elle maintenant pour chercher du réconfort, mais incompréhensiblement elle ne cesse néanmoins de se montrer horrible dans ses propos. Elle lui dit ainsi que l’Eglise catholique avait jeté sur elle son filet à cause de son nom et qu’elle en faisait artificiellement une sainte. La vraie sainte, c’est sa sœur dont personne ne se soucie justement parce qu’elle est protestante. – A l’hôpital, dit Adrienne, elle est comme nue. Elle a l’impression de passer entre deux haies de curieux. Toutes les Sœurs l’abordent, lui demandent conseil, voudraient du réconfort, etc. Il lui semble que toutes en savent sur elle beaucoup plus qu’elle ne le voudrait.

 

7 maiA la consultation il se passe une foule de choses ; elle ne me dit pas tout. La plupart du temps c’est seulement : “J’ai eu une consultation affreuse”.

 

9. Adrienne elle-même. Adrienne devant Dieu, sa prière, sa mission

 

25 janvierCes jours-ci Adrienne est très malade, elle a constamment entre 38 et 39 de fièvre. Une sorte de grippe. Mais elle ne me le dit que tout à fait en passant; cela ne l’empêche pas d’assumer sa consultation et tout le reste. Mais le mercredi, alors qu’elle a beaucoup de fièvre, elle n’est plus dans le “trou” et elle est moralement pleine d’entrain. Au lit elle voulut encore lire quelque chose. Son regard tomba alors sur la petite statue de la Mère de Dieu qui se trouve sur sa commode et qui avait un peu bougé. La petite statue faisait des mouvements avec la main, “comme quand on chasse des poules”: un signe qu’elle devait éteindre rapidement et dormir. Le lendemain matin la fièvre avait baissé. – Adrienne travaille à nouveau à son livre sur le mariage. Elle sait qu’il doit se faire, qu’elle le veuille ou non. Elle s’astreint, malgré la fatigue et l’épuisement qui suivent la consultation, à exécuter chaque jour son pensum pour ce livre. Elle m’apporte aussi des aphorismes.

 

28 janvier Toute la journée, Adrienne la passe “dans son propre péché”, totalement anéantie par sa propre faute. C’est comme un fleuve de feu rempli d’immondices et d’horreurs qui passe à travers elle et l’inonde par vagues. C’est horrible qu’on ne puisse pas saisir ce péché. Adrienne souhaite être une pécheresse qui puisse saisir ses péchés et s’accuser clairement. Mais justement elle a commis tous les péchés sans distinction. “Nommez-moi un péché que je n’ai pas commis”. Moi : “Par exemple vous n’avez pas assassiné vos parents”. Elle : “Ce n’est pas sûr. Quand mon père était à la mort, je savais ce qu’il en était, mais ma mère, qui était comme un enfant, ne le savait pas. On aurait encore pu l’opérer, mais ma mère ne voulait rien en savoir. Peut-être que si j’avais insisté plus fort il serait encore en vie maintenant”. Après cet exemple, je n’osais plus élever d’autres objections.

 

Dimanche 30 janvierCette semaine ses chemises sont chaque jour tachées de sang et elles collent aux plaies. Marie dit seulement : Cela n’a pas d’importance et si on peut l’utiliser, on le donne volontiers, n’est-ce pas? Ce qu’Adrienne approuva. Puis Adrienne alla à la messe.

 

Après le 30 janvierAdrienne se plaint d’être exploitée et de ce qu’on lui en demande trop. La foi et l’amour lui sont retirés. Elle croit souiller toute personne qu’elle rencontre. Elle se sait damnée pour toujours. Elle me demande si je ne pourrais pas aussi la réprouver puisque le Seigneur l’a déjà fait. Ce serait tellement plus facile si ce malentendu entre nous était liquidé. Année après année elle est devenue toujours plus profondément infidèle à la grâce de Dieu. Plus elle en a reçu, moins elle en a transmis. Personne ne pourrait mesurer les dimensions de sa faute.

 

Mi-février – Tandis qu’Adrienne s’entretient un soir avec le P. Balthasar, elle s’interrompt brusquement et dit : Ah! Je crois que je sors du “trou”. Je puis croire à nouveau. De fait, la nuit suivante elle put de nouveau prier. Elle ne dormit pas : elle avait une si grande soif de prière qu’elle dut s’y livrer totalement.

 

Mercredi des cendresLa nuit elle est assise pendant des heures au bord de son lit parce que son coeur ne lui permet pas de se coucher, ou bien elle va et vient dans sa chambre. Elle voulut d’abord lire quelque chose, mais toute la chambre brûle, partout de petites flammes jaillissent en l’air, ce sont des flammes de purification, ce sont toutes les balayures du monde qui brûlent dans cette chambre; les flammes l’inquiètent, elle éteint la lumière, mais les flammes continuent à brûler sans répandre beaucoup de lumière, s’avivant ça et là. Par hasard elle voit son visage dans la glace, elle lui trouve un trait étranger, quelque chose de pur, dit-elle, qui ne lui appartient pas, et à ce moment-là, une angoisse la saisit qui ne la quittera plus jusqu’au matin.

 

3 marsHier soir, elle était seule chez elle, elle pleura longtemps. Après, je lui demandai pourquoi. “Parce que je me croyais tout à fait abandonnée par Dieu, par tout le monde et aussi par vous. Mais cela me serait encore égal que personne ne m’aime; ce que je ne peux pas supporter, c’est que moi-même je ne puis plus aimer. J’aimerais même bien être en enfer si là je pouvais aimer. Vous ne pouvez pas savoir ce que c’est quand on ne peut plus aimer.Qu’est-ce que je cherche encore en ce monde?”

 

Après le dimanche de Laetare (4e dimanche de carême)De retour à Bâle après un passage à Einsiedeln, elle est à nouveau dans le “trou » qui avait déjà recommencé à Einsiedeln. Elle est sans cesse effroyablement contrainte à chercher. Durant la nuit, cela devient une véritable obsession. Chaque nuit elle ouvre plusieurs fois tout son lit jusqu’au matelas du dessous qu’elle cherche à soulever de toutes ses forces pour voir si “cela” ne se trouve pas là-dessous. Plusieurs fois il y a dans sa chambre une grande pierre, plus haute qu’un homme, qu’elle doit bouger. Elle s’y essaie terriblement et le lendemain matin son épaule est déchirée jusqu’au sang. Elle pense qu’elle doit évacuer la pierre en la roulant; derrière se trouve peut-être ce qu’elle cherche. Et comme elle voit qu’elle ne peut la déplacer, elle essaie au moins de la soulever pour voir au-dessous ce qu’elle cherche. Elle dit que cette obsession de chercher, qu’elle n’a jamais connue auparavant, fait partie de ce qu’il y a de plus horrible. Mais elle dit ensuite : Tout cela, ce n’est pas moi. « Cela » cherche. Si je pouvais vous expliquer cela : je n’existe plus. Ce qu’on nomme le moi, la personnalité, ce sur quoi en moi on ne peut pas se méprendre, est en quelque sorte parti, se trouve sur un quelconque bas-côté de route. Je ne suis plus qu’un organe, un moyen, pour la mission divine. C’est comme si un homme avait appris à chanter durant de longues années parce qu’il croyait pouvoir exprimer par sa voix ce qu’il avait de plus personnel, il ne fait rien d’autre et il ne le fait pas par égoïsme mais en vertu d’une impulsion à donner et à aimer. Et quand il a atteint le plus haut degré, la voix lui est tout à coup enlevée, ou mieux il ne peut plus se chanter lui-même; il est accaparé pour une autre langue et une autre technique. Ainsi je suis une bouche, une oreille, une main d’une mission, mais mon « âme » est partie. L’horrible en cela est que cette âme m’est constamment montrée et présentée! Adrienne raconta alors comment, dans cette séparation d’elle-même, elle se voit dans toutes les situations possibles de la vie, celles qu’on a tout à fait oubliées; et c’est le meilleur d’elle-même qui lui est montré, ses plus forts moments; elle se voit par exemple jeune fille de treize ans agenouillée au pied de son lit, dans une chemise de nuit qu’elle avait oubliée depuis longtemps, au pied d’un lit dont l’odeur du bois lui avait complètement échappé et elle se voyait prier avec ferveur et offrir à Dieu tout son coeur. Ce n’était pas vertu et dévotion fausses mais un moment de total don de soi. De tels moments lui furent encore présentés plusieurs fois. Mais tout cela, c’est l’Adrienne définitivement morte. Elle dit : Croyez-vous que ce soit amusant de se voir ainsi morte? Je lui dis : A Pâques il y a une résurrection. Elle, là-dessus : Mais quand même pas une résurrection de cette personne? Ah, ça non!. Tout plutôt que ça! Celle-là doit être morte et le rester. Ce serait horrible si elle ressuscitait!

 

Après le 21 mars – La nuit fut à nouveau extrêmement pénible. Le soir, elle eut des états d’angoisse tels qu’elle n’osa pas se mettre au lit; elle resta assise en bas jusqu’au petit matin. Quand alors elle monta, elle trouva dans sa chambre une lumière inhabituelle, blafarde et inquiétante, une lumière d’angoisse. Dans le coin se trouvaient deux femmes; c’était des saintes, mais elle ne les connaissait pas. Elles parlaient de l’amour du Seigneur dans la souffrance. Les deux avaient la plaie au côté. Leurs propos se firent toujours plus tristes; elles parlaient des gens qui ne veulent pas offrir leur sacrifice, le remettent toujours à plus tard ou bien oublient à nouveau le oui un jour prononcé. Puis un homme entra, c’était un jésuite, quelqu’un dans le genre de Lallemant, dit Adrienne; il les tranquillisa et indiqua que l’amour vaincrait quand même dans l’ensemble. On ne peut jamais s’affliger tellement du péché qu’on oublie de penser au sens de l’amour. Finalement apparut Ignace. Et avec lui il y eut tout d’un coup dans ce coin une foule de croix commencées, inachevées. Elles étaient là vides et réclamant. Ignace dit : “Certes on penserait facilement qu’on pourrait faire un meilleur usage de tant de bois, on pourrait par exemple l’utiliser comme bois à brûler et en réchauffer l’humanité. Mais justement cela ne va pas finalement”. Et il montra à Adrienne comment les bras de la croix sont exactement confectionnés et assemblés. Plus tard Adrienne dut se coucher sur d’innombrables croix, sans cesse sur d’autres croix, dans un tourbillon frénétique.

 

Après le lundi de Pâques - Le samedi elle était tout abattue, elle n’avait plus d’argent, ni pour payer le loyer, ni pour régler ses factures, ni pour ses vacances à Vitznau. Arriva alors un envoi postal de 1700 francs, juste assez pour régler tous ces comptes.

 

21 avrilAdrienne est d’humeur excellente, elle dort beaucoup et mange bien à nouveau. Elle raconte que la communion le matin a été belle. Elle a vu le Seigneur petit enfant et en même temps comme rédempteur : ce qu’il y avait d’enfant chez lui était justement ce qui sauvait. La Mère aussi était là, à l’état d’enfant. Et elle-même, Adrienne, est devenue dans le Seigneur un enfant et c’est ainsi qu’elle a eu part à sa rédemption. Ignace était là et il semblait dire, d’une manière taquine en quelque sorte, qu’elle se donnait du bon temps! Il semblait plutôt pressé “de retourner au travail”. Ceux qui sont là-haut parlent à leur aise; ils ne font toujours que nous charger et ils sont eux-mêmes « en dehors de la course”. Mais pour le moment, dit Adrienne, tout n’est que joie et même la joie a souvent “quelque chose de gamin”. On pourrait se livrer à toutes les sottises imaginables : être au bord d’une rivière et y jeter des pierres par pur plaisir, si on en avait le temps. – Adrienne apprend que le P. Maydieu, o.p., qui l’année dernière, venant de Paris, était entré illégalement en Suisse et qui avait fait sur elle une grosse impression, a été arrêté et terriblement maltraité par les Allemands. Elle est restée debout toute la nuit de samedi à dimanche pour prier pour lui.

 

25 avril – Samedi dernier, elle dut à nouveau commencer une neuvaine sur consigne de la Mère. Il s’agit sans doute, dit Adrienne, du pape et de son entourage.

 

30 avril - Elle a quatre-vingt personnes à sa consultation de l’après-midi. – Ces jours-ci elle n’est pas dans le trou à part de courts moments où elle y est plongée soudainement. Plusieurs fois elle a des crises cardiaques si violentes qu’elle croit mourir. Souvent le matin elle ne peut pas se lever malgré plusieurs essais répétés. Mais elle travaille imperturbablement.

 

Semaine du 19 au 26 juinAdrienne a tous les jours une forte fièvre, jusqu’à 39, elle a une angine qui se transforme finalement en pleurésie. Mais je ne peux pas l’amener à rester au lit. Cela ne lui fait rien, dit-elle. Elle tient ses consultations, s’acquitte de “Jean”, fait beaucoup de visites et, durant la nuit, elle prie ou dort sur sa planche, tremblant de fièvre.

 

1er septembre - Après une longue interruption je continue ces notes. Entre-temps j’ai été à Gstaad avec des étudiants; ce furent des jours magnifiques, un pur cadeau de notre Père Ignace. Adrienne est entre-temps à Fribourg, Bulle et au carmel du Paquier avec les enfants. Ce qu’elle a vécu dans les différents monastères l’occupe profondément pendant des semaines. Elle sent en quelque sorte une vocation à aider à remédier aux anomalies de ces monastères contemplatifs. Avec le Père Lavaud elle noue une amitié immédiate et joyeuse. – Du carmel Adrienne continue vers Riffelalp. Là cela va tout d’abord physiquement très bien; cependant le séjour dut se terminer avec l’une des plus fortes crises cardiaques qui se préparait depuis plusieurs jours. Elle vomit longtemps du sang et se trouva dans une extrême faiblesse, incapable de bouger. Elle revint à Bâle avec les plus grandes peines après un jour de halte à Brig. Spirituellement elle avait passé à Riffelalp un beau temps de vacances. Elle avait constamment accès au ciel. Si autrefois, pour poser une question, elle devait prier longuement et souvent faire beaucoup pénitence, la réponse maintenant était facile à avoir et sans effort. Elle vit très souvent la Mère et il fut beaucoup parlé de l’enfant.

 

19 septembreAdrienne travaille avec le P. Lavaud à un traité sur chirurgie et théologie.

 

19 octobre - Après une série de visions, suivirent quelques jours d’un bonheur extraordinaire. Adrienne expérimente l’amour de Dieu dans une mesure telle qu’elle ne sait plus guère comment le supporter. Sa vie tout entière n’est plus qu’amour, elle le rayonne presque visiblement. Durant ce temps, elle est particulièrement clairvoyante, elle aide de nombreuses personnes.

 

25 octobre – Adrienne est de nouveau partiellement dans le trou. Un jour, pendant que nous travaillions, elle vit descendre derrière moi une foule de petites croix lumineuses. Ces jours-ci elle est très fatiguée, elle a beaucoup de travail et beaucoup de soucis pour le ménage. Elle n’a plus d’argent. Deux mille francs de loyer et deux mille francs de frais de pharmacie ne sont pas réglés. Cela la rend légèrement inquiète.

 

6 novembreDurant la nuit, dit Adrienne, elle a été tout en feu de la tête aux pieds, corps et âme, et alors qu’elle était auparavant dans le trou, elle connaît aujourd’hui (il en sera de même le jour suivant) rien d’autre que le désir énorme d’être consumée totalement par l’amour de Dieu. Elle répète constamment qu’elle voudrait ne faire que brûler, n’être que cendre ardente, car une bûche enflammée a encore une forme alors que dans une cendre incandescente toute la forme a disparu dans le feu.

 

9 novembreElle continue à brûler jour et nuit. Tout en elle est en flammes, corps et âme. C’est douloureux et en même temps béatifiant. C’est aussi accompagné de beaucoup de visions. Tous les jours maintenant elle voit Jean et aussi Ignace, et plusieurs fois par jour la Mère du Seigneur. Durant la nuit, elle a lu “Sans ombre dans la femme”, et elle a été frappée par la force de l’instinct sexuel dans le commun du peuple. Elle eut aussi à nouveau conscience qu’elle-même également était liée à ce monde par les liens du mariage. La Mère lui apparut alors et lui montra son fiat. Adrienne vit pour la première fois que Marie avait dit son fiat à Dieu sans mettre au courant Joseph, son fiancé. Il en résulta une étrange situation : elle avait un engagement humain et en même temps un engagement divin. Et à partir de ce moment-là, elle maintiendra l’apparence d’un mariage humain, mais intérieurement elle sera totalement vierge devant Dieu. Adrienne comprit que cette vision lui avait été montrée par la Mère d’une manière tout à fait personnelle. Ignace aussi était là et il semblait justement prendre une part singulière à ce mystère. Il semblait être celui qui aime apporter dans les mariages chrétiens, sans les briser, le facteur du renoncement.

 

L’après-midi, Adrienne eut un long entretien avec Ignace. Celui-ci la pressa d’avancer avec le livre, avec l’enfant, avec tout. Elle fit remarquer que nous avions peu de temps et que nous ne pouvions pas tout faire à la fois. Il rit et pensa que lui aussi avait du travail par-dessus la tête. Mais l’essentiel, dans cet entretien, était qu’Adrienne, depuis qu’elle avait été tellement tout en feu, avait perdu le sens du péché, qu’elle s’en sentait réellement séparée, que si elle avait reçu l’ordre de se confesser, elle aurait été embarrassée. Cela finit par l’inquiéter : elle se demanda si tout était encore en ordre et elle appela finalement Ignace. Celui-ci la tranquillisa. Il lui montra toute sa vie (à lui). Comment lui aussi, à Manrèse, il avait traversé toutes ces expériences, du désespoir extrême à la plus haute extase dans laquelle on est séparé de son péché. A Manrèse, Ignace a souffert et goûté, en substitution pour ses fils en quelque sorte, tous les états par lesquels ils passeraient eux-mêmes. Plus tard, quand il passa à la vie active, il ne garda pour ainsi dire de ces états mystiques que le fruit : des relations confiantes avec Dieu et avec les saints. Il ne connut plus pour lui-même la desolatio proprement dite mais uniquement encore par compassion pour les personnes de son entourage qui devaient la traverser, et Ignace était très sensible à une compassion de ce genre.

 

29 novembre - Bien qu’elle soit profondément dans le trou, elle donne une conférence sur des questions de morale à des étudiantes non catholiques. Celles-ci ont beaucoup attendu cette conférence et elles ont invité beaucoup de monde. Adrienne dit que cela s’est très bien passé; la discussion en tout cas en a secoué beaucoup.

 

10. Adrienne et le Père Balthasar

 

4 janvier 1944 - Le deuxième jour d’une retraite prêchée par le P. Balthasar à Einsiedeln, Adrienne lui dit au téléphone qu’aujourd’hui elle avait vu sa mère au ciel. « C’était le quinzième anniversaire de sa mort (je l’avais tout à fait oublié) ». Adrienne a une relation singulière avec ma mère. Elle est convaincue que je lui ai été confié par ma mère. Et en effet il s’est passé ceci : ma mère est décédée le matin du 2 janvier 1929. Sa dernière prière avait été : “Seigneur, reste avec nous car il se fait tard”. Le même jour, le soir – c’est ce que raconta Adrienne – à un tournant décisif de sa vie, elle avait dit les mêmes paroles. C’était des années où elle ne priait plus guère; le jour et l’heure de cette prière lui étaient donc restés plus profondément en mémoire. – A Einsiedeln, Adrienne me donna aussi à nouveau quelques exhortations, me montra clairement mes fautes et me dit que je devais absolument trouver les moyens de les vaincre. Surtout mon irrégularité dans mes relations avec les gens, mon manque d’amour prévenant, ma trop grande familiarité avec les jeunes gens, etc.

 

Après le 19 janvier – Le soir chez Adrienne; elle parle de Marie. Quand je pris congé, elle vit soudain derrière moi un feu énorme, une flamme qui monta pure et claire et s’engouffra dans le tringle du rideau. Elle regarda un moment étonnée et dit : “Eh” et sourit. Puis : “Oui, on a parfois l’amour, on ne le désire pas, mais on l’a”. Ce jour-là, le matin, elle n’avait été qu’une heure dans le “trou”. Mais humainement elle redoute celui qui va venir.

 

Après le 30 janvierMercredi soir, comme nous étions assis en silence auprès du feu de la cheminée, je vis Adrienne sursauter tout d’un coup. Au même moment quelque chose s’enflamma dans la cheminée, une bûche s’était retournée avec bruit. Adrienne perdit presque connaissance. Une angoisse infinie la saisit. Bientôt elle se remit et elle me demanda si je n’avais rien remarqué. Non, dis-je. Elle raconta qu’elle avait été transpercée par derrière d’un trait brûlant; il traversa le coeur et sortit sur le devant de la poitrine; elle-même vit l’éclair sortir d’elle et finir dans le feu de la cheminée. Le lendemain elle me dit que son linge de corps derrière et devant avait vraiment été touché par le feu, qu’il avait également une forte odeur de brûlé. Les plaies qui en résultaient étaient manifestement des plaies causées par le feu. Sa robe ne portait aucune trace de trou. Le lendemain, la plaie ne faisait plus très mal. Adrienne dit qu’elle savait que c’était une grâce pour moi et pour mon apostolat.

 

11 février – Adrienne a beaucoup d’angoisse et cela, comme elle le laisse entrevoir, en grande partie pour moi. Je perds le contact avec le Seigneur. Ces derniers mois, je me suis tellement enfoncé dans le travail extérieur que je n’avais plus guère de temps pour la contemplation. Elle a aussi de l’angoisse pour le clergé en général.

 

Autour du mercredi des cendresEn conversation avec le P. Balthasar, Adrienne s’interrompt tout d’un coup et dit en levant le doigt et en regardant le mur avec angoisse : “N’entendez-vous pas ce que le pécheur réclame de moi?” Je demandai quoi. Elle, dans la plus grande angoisse : “Il voudrait que je pèche. Il me demande d’entrer dans le péché. Vous comprenez : non seulement participer au péché d’une certaine manière, mais pécher en fait et en vérité! C’est terrible! Cela, je ne le peux quand même pas! Cela, je ne le veux pas! Il dit qu’il serait alors un peu moins seul. Il pense qu’il y aurait alors pour lui une proximité, un passage”. Adrienne qui ce soir était très malade du coeur et extrêmement faible, se leva et traversa la pièce en vacillant jusqu’au poêle, toute proche de la syncope. Elle fixait sans cesse le mur et disait pour elle-même : “Je ne peux quand même pas faire cela pour lui faire plaisir”. Je craignis qu’elle ne tombe sur le sol comme l’année dernière et je la reconduisis à son fauteuil où aussitôt elle tomba dans une longue syncope qui ressemblait à la mort. Elle recommença à chuchoter doucement; de nouveau tout le ciel s’ouvrit, tous les saints étaient là, Ignace également. Elle me demanda en chuchotant et en suppliant de la laisser aller. Cela ne dépendait que de moi, elle le savait très bien. Ceux qui étaient là étaient prêts à l’accueillir. Je lui dis que la vie et la mort n’étaient pas à ma disposition. Elle dit : “Mais vous ne pouvez donc pas lier et délier?” Puis à nouveau, toujours avec de longues pauses, en chuchotant doucement : “Voyez-vous les fleurs? Un champ de fleurs, les unes contre les autres, toutes blanches comme des camélias, vous les voyez? » Puis elle demande au P. Balthasar s’il voit Ignace. Il répondit par la négative. Elle : “Il pense que pour lui personnellement cela lui est indifférent de lier amitié avec nous là-haut ou ici. Ce n’est pas très gentil de sa part de me dire cela. Mais je sais que c’est avec une bonne intention. Bien que je doive toujours me disputer avec lui. A vrai dire je ne sais pas si je ne suis pas déjà morte. Je crois vraiment que je suis déjà de l’autre côté”. Un instant elle écouta à nouveau la musique du ciel. – Puis elle se tut longtemps et soudain elle reprit ma main et la plaça dans une main invisible. Elle le fit deux fois de suite. Les deux fois, dit-elle ensuite, c’était le Seigneur. Quand elle alla un peu mieux, elle dit : “Vous ne savez pas combien il est beau de pouvoir mettre la main de quelqu’un dans la main du Seigneur. Pendant toute l’éternité, je ne voudrais rien faire d’autre”. Puis elle pria pour l’enfant et pour différentes personnes. Tout à coup une douleur indicible au coeur. C’était comme si quelque chose d’incandescent traversait le plus intime de son âme. Et elle dit que c’était très dur ce que nous avions promis à nouveau aujourd’hui. Mais maintenant le oui est dit et on ne peut pas revenir en arrière. “Et nous ne le voulons pas non plus, n’est-ce pas?” Comme nous continuions à parler ensuite, elle vit à nouveau derrière moi dans la pièce le Seigneur et Marie. Et quand je m’en allai, elle leva soudain les yeux étonnée pendant un moment : elle avait vu passer une bande de grands anges avec des ailes dorées qui brillaient comme des éclairs. “Ils ont bien des choses là-haut, dit Adrienne, et rien n’est de mauvais goût”. A la fin elle me remercia de tout coeur de pouvoir être catholique.

 

Adrienne revint sur la journée précédente. Elle dit que je m’étais chargé d’une grande responsabilité en la forçant à rester ici. Et il avait été infiniment humiliant de dépendre si totalement du bon vouloir d’un homme. Elle avait été comme une chose au sujet de laquelle on discute de ce qu’on va en faire. On ne lui a même pas demandé son avis. Elle a maintenant compris aussi 1 Co 11 : ce que veut dire pour la femme d’être soumise à l’homme. L’autre aspect, que je lui oppose, que la femme est en même temps la gloire de l’homme, elle ne peut pas le voir maintenant. – L’après-midi Adrienne vient me voir en grande angoisse. Le tout lui semble trop dur. A côté d’elle il y a constamment quelqu’un d’invisible; elle ne sait pas qui c’est. Je lui demande ce qu’il veut d’elle. Elle dit : “Il m’en demande trop. Il veut toujours plus et toujours plus, et il y a longtemps que je n’ai plus rien à donner”. Moi : “Alors justement on doit lui donner les mains vides”. Pendant que nous parlons, elle cherche constamment du regard autour d’elle cet être invisible bien qu’elle fasse un effort sur elle-même pour ne pas le faire. Elle me demande si je sais qui c’est. Je lui dis : “C’est aussi bien le Seigneur que le pécheur, le Seigneur exige pour le pécheur et le pécheur exige au nom du Seigneur”. Adrienne est étonnée de cette réponse et en même temps apaisée. Le soir, elle me dit que j’avais vu juste.

 

3 marsIl y a quelques jours j’ai parlé d’Adrienne à M. Gr. – Adrienne sut à nouveau que je “l’avais vendue à quelqu’un”. Elle me fit aussi le léger reproche de ne pas le lui avoir dit tout de suite.

Après le 3 mars - Constamment des visions de personnes qui veulent quelque chose d’elle ou qui vivent d’elle. Elle m’appelle souvent au téléphone quand quelqu’un est avec moi pour me dire que je ne dois pas oublier de lui dire ceci ou cela, par exemple qu’il doit prier davantage. Elle me donne souvent aussi pour des lettres des indications précieuses, exactes. En deux ou trois phrases elle résout une situation compliquée, humainement mal engagée.

 

Dimanche de Laetare (4e dimanche de carême) Adrienne arrive à Einsiedeln très fatiguée, mais c’est comme une fenêtre qui s’ouvre pour une journée. Elle voit la Mère et Ignace et cela la divertit. Elle voit le sens du sacrifice et elle promet, comme elle dit, « le bleu du ciel” pour nous deux. Elle prie pourtant ceux qui sont là-haut de ne pas l’épargner pour le temps qui vient, mais de prendre tout ce qui est nécessaire même si cela la fait crier. Elle me remercie et elle me demande également de ne pas l’épargner.

 

Après le dimanche de Laetare (4e dimanche de carême)A Einsiedeln Marie a offert à nouveau une grâce spéciale. Adrienne pensait que nous devions la mettre à la disposition des jésuites, surtout de tous les jeunes qui se trouvent à la porte de la Compagnie, entre autres R. Celui-ci me rend visite à Bâle pour parler de vocation. Je demande à Adrienne sa prière. Le matin elle me téléphone et elle m’indique exactement ce que j’ai à lui dire, les points sur lesquels il faut être attentif.

 

21 mars - Après une journée très dure, le soir elle a comme perdu la tête. Comme si soudainement elle avait disparu dans un abîme. Elle s’arrête de parler au milieu d’une phrase et au bout de cinq minutes elle se réveille comme perdue, regarde autour d’elle pleine d’angoisse et dit : “Où suis-je donc vraiment?” Toute son existence se décompose en mondes séparés; des parties entières de son être “manquent” (comme elle dit). Elle oublie des parties entières de sa vie. C’est extrêmement pénible de la voir dans cet état de totale confusion, mais à aucun moment il n’est question du manque de dignité de la folie. Entre-temps elle dit les choses les plus sublimes. La plaie de la main est ouverte et fort visible. Peu à peu les souffrances spirituelles passent dans les souffrances physiques; elle gémit de temps en temps : on lui enfonce les clous dans les mains. “Oh! Mais maintenant vous m’avez cassé l’os. C’est sûr qu’il est cassé. Bon! Si cela vous fait plaisir, ça m’est égal”. Puis elle est soudainement très effrayée de nouveau au sujet de ses mains; elle les cache, elle me demande si elle ne peut pas les mettre dans le feu de la cheminée. Je n’aurais en fait qu’à dire un mot et elle le ferait aussitôt sans hésiter. Puis les pieds commencent à lui faire mal, puis le dos, d’abord un point au milieu du dos, puis la croix; le tout par à-coups. Entre deux, de petits répits. Elle s’agenouille par terre un long moment; entre deux elle raconte, comme assez souvent déjà dans cet état, de charmants petits souvenirs d’enfance. Il semble vraiment que l’enfance et la croix (une croix réelle) se correspondent.

 

Le matin, un coup de téléphone de Lucerne : mon père est très malade, double pneumonie, le médecin trouve que c’est très sérieux. J’en fais part à Adrienne; elle dit qu’elle ne sait pas, elle a tellement le sentiment qu’un délai est expiré. Je lui demandai si le délai était depuis la dernière guérison jusqu’à maintenant ou si une prolongation était possible. Elle ne le savait pas, mais elle prit ma demande avec elle dans la chapelle de l’hôpital Sainte-Claire où elle se trouva l’après-midi vers quatre heures et elle la présenta à Dieu sans pouvoir vraiment prier. Pendant qu’elle était à la chapelle, elle entendit trois fois nettement le mot “délai”. Elle comprit aussi que c’était un délai surtout à cause de ma belle-mère qui devait apprendre à offrir le sacrifice avec plus de générosité. A la même heure, la fièvre était descendue de 39 à 36,5. A Lucerne, on attribua le résultat au Cibazol. – Aujourd’hui O.R. m’a rendu visite. Il logeait chez Adrienne pour deux jours. Il s’agissait de sa vocation au sacerdoce qu’Adrienne tient pour indubitable. Elle put me dire encore beaucoup de choses sur son état intérieur et elle me donna des indications sur la manière de traiter avec lui. Au reste elle le fait souvent maintenant et je le lui demande également souvent. A chaque fois elle ne veut pas s’exprimer tout de suite mais elle demande une nuit de prière ou quelques heures pour réfléchir à la chose en Dieu.

 

Après le 21 mars – Peu de visions seulement ces jours-ci. Dimanche je vais à Zurich; elle me donne une indication pour quelqu’un à qui je voulais rendre visite. Elle ne savait pas qui c’était. – Après sa consultation elle corrigea mes épreuves d’imprimerie pour le “Soulier de satin”; les scènes avec Prouhèze et l’ange gardien la touchèrent si fort qu’elle en fut toute troublée. Elle s’arrêta et partit en voiture pour faire des courses. Dans le premier magasin où elle entra se trouvaient les deux hommes qui récemment avaient tiré sur elle. – Un matin, après une très mauvaise nuit, elle perdit plusieurs fois connaissance par angoisse. Elle m’appela au téléphone et me demanda ce qu’il fallait faire et si je ne pouvais pas lui dire un mot d’assistance. Elle me dit aussi qu’elle avait découvert ces derniers jours qu’une grande partie de ses papiers avait disparu une fois encore de manière inexplicable. Elle avait rédigé un certain nombre de notes, de prières, maintes pages sur saint Paul (de celles-ci il n’en restait que très peu); curieusement il y avait par contre à nouveau dans ses papiers une description du samedi saint qu’elle m’avait donnée. Avaient disparu également les esquisses pour une nouvelle sur Marie et une mère, sur le “curé à la campagne”. Elle en fut un peu malheureuse. Elle ne cesse de regretter surtout que soit disparu son écrit sur l’eucharistie qu’elle avait composé il y a deux ans environ et qu’elle avait relu un jour avec beaucoup de joie. Ces pages sont les seules qui lui aient vraiment plu. Elle ne savait plus exactement ce qu’elles contenaient. La nuit suivante, ces feuilles lui furent montrées à nouveau et même mises en main, mais le lendemain matin elles n’étaient pas là quand même.

 

Un mardi après le 21 mars – La même chose qu’hier mais plus fort. Elle me raconte toute sa journée; elle a tout à coup de fortes douleurs et elle est ravie en esprit. Cela dure environ une heure : je suis à côté d’elle, je cherche à soulager ses douleurs, mais elle ne me voit pas, regarde à ma droite et à ma gauche; quand son regard tombe sur moi, elle ne me reconnaît pas. Elle s’agenouille ou se couche par terre et elle parle à voix basse avec le Seigneur et avec elle-même. Il est touchant de l’entendre. Tout d’abord elle est très inquiète, elle cherche, elle fouille dans ses papiers, prend quelques pages remplies et essaie de les jeter dans le feu. Je les lui prends de la main. Puis elle réfléchit, cherche à se souvenir, dans la plus grande angoisse. Tout à coup elle tombe par terre. Puis ses membres commencent à lui faire mal. Elle gémit et prie. C’est d’abord un cri : “Non, non, non, non! C’est trop!” Puis plus doucement : “Ou bien je n’ai pas le droit de dire non?” Lentement elle lutte contre elle-même jusqu’au oui total. Entre deux, tout d’un coup, en regardant tout étonnée autour d’elle : “Oh! Qu’est-ce que c’est donc pour un temple?” Elle s’agenouille comme si elle était à l’église et elle prie. Puis de nouveau les douleurs.

 

Du 31 mars au 4 avril le P. Balthasar est à Dussnang, retraite pour étudiantes. Adrienne l’aide de loin. Nous nous téléphonons presque chaque jour. Adrienne me dit : “La petite noire, je la voyais presque tout le temps : elle veut simplement ne pas lâcher”. C’était X. de Berne, mais Adrienne ne connaissait pas son nom. Puis c’est une autre, avec des taches de rousseur, de taille moyenne, aux cheveux bruns un peu roussâtres. Je ne savais pas si c’était W ou Y. Finalement je devinai de qui il s’agissait en m’appuyant sur sa description. Adrienne eut à souffrir pendant des heures pour chacune d’elles et elle prit sur elle jusqu’aux souffrances du temps de la Passion. Elle avait le sentiment de savoir pour la première fois ce qu’est une retraite. Elle dit qu’elle a l’impression d’être comme quelqu’un qui a récuré une maison sur les genoux de la cave au grenier.

 

Après le lundi de PâquesAdrienne me dit au téléphone qu’à Stans j’avais commencé une conversation avec un jeune homme. Je devais avoir l’œil sur lui. Je savais que c’était X, qu’Adrienne ne connaissait pas du tout.

 

Dimanche 7 maiAdrienne aime parler au P. Balthasar des jeunes jésuites, elle les passe en revue un à un et lui dit ce qui est nécessaire.

 

Jours précédant l’AscensionCes jours-ci, Adrienne est remplie d’un besoin incoercible de pureté. Elle ne cesse de me demander de bien vouloir l’aider à acquérir une plus grande pureté. Son péché fait qu’elle ne peut pas sentir pleinement l’angoisse qui lui est donnée, ce qui serait pourtant son devoir. Elle a l’angoisse de ne pas porter totalement l’angoisse et c’est grave. Elle me demanda aussi si je lui permettais d’offrir au Seigneur qu’elle soit toujours dans le trou. Je refusai; on ne doit vouloir être dans le trou que quand le Seigneur le souhaite. Adrienne insista : mais elle peut quand même offrir au moins de vouloir toujours être dans le trou quand il le souhaite. Cela, je dus le lui permettre, et elle le fit aussitôt. – Le P. Balthasar prend désormais peu de notes; toute la force est employée maintenant pour le commentaire de saint Jean. Nous travaillons presque chaque jour, souvent plusieurs heures. De là vient aussi qu’Adrienne peut moins souvent me rapporter ce qu’elle a vécu personnellement.

 

19 septembre - Adrienne donne au P. Balthasar beaucoup d’indications pour traiter avec les jeunes gens.

 

19 octobre Le P. Balthasar est à Schönbrünn pour une conférence mariale pour laquelle Adrienne lui a encore donné de très bonnes idées.

 

10 novembreCette nuit, il lui est annoncé que bientôt il lui arrivera quelque chose de très dur et qu’elle doit s’y attendre. A présent elle me parle peu de ses visions et de ses « voyages » pour ne pas trop interrompre le travail de “Jean”.

 

12 novembre Avec Ignace, il y a de véritables explications. Ignace n’est pas tout à fait content qu’elle ne me parle plus assez de ses expériences vécues.

 

Mercredi 29 novembre - Pendant une nuit de souffrance, Adrienne avait en main son chapelet. Marie apparut avec un visage souffrant, elle prit le chapelet, le tint un peu en main, le rendit à Adrienne, et Adrienne sut qu’il m’était destiné. Le lendemain, elle me le donna comme un grand cadeau. Mais je n’ai pas le droit de le donner à quelqu’un d’autre. La nuit suivante, Adrienne avait en main le chapelet que je lui avais donné à la place de celui qu’elle m’avait offert; celui-ci aussi, la Mère le toucha, il était destiné à Adrienne elle-même.

 

Après le 3 décembreAdrienne parle encore d’Einsiedeln. Quand nous fûmes à l’église pour la dernière fois, j’étais agenouillé sur le côté à la grille de la chapelle des grâces. Adrienne vint derrière moi pour me chercher; elle vit autour de moi une grande quantité d’anges; plus précisément, c’était mes anges gardiens qui étaient en conversation avec les anges des futurs retraitants et des futurs convertis : dès ce moment-là s’établissaient entre eux certains accords, certains plans de travail en commun étaient arrêtés. Quand je me relevai, Adrienne vit la Mère, qui était à côté de moi, faire un mouvement pour me redresser sans se baisser elle-même et ce n’est pas tellement moi qu’elle recueillit que toutes les demandes que je lui avais présentées. Elle les prit en quelque sorte en dépôt, comme on se charge d’un fardeau précieux et fragile.

 

20 décembreA Bâle, le trou cesse peu avant Noël pour faire place à un grand bonheur. Ensuite le P. Balthasar donne des Exercices à Engelberg. Adrienne y est tout entière; nous nous téléphonons chaque jour. Au deuxième jour des Exercices, Adrienne me dit qu’il y a là deux incroyants : l’un endurci, l’autre tourmenté. Ce n’est que le dernier jour que je découvre de qui il s’agit. Adrienne est totalement à Engelberg par la prière et la pensée. Elle a encore deux ou trois nuits très douloureuses. Crises cardiaques.

 

Noël - Adrienne est tout entière au ciel; tous viennent à elle; et la Mère aussi bien qu’Ignace le lui confirment : nous sommes sur le bon chemin.

 

Aux environs de Noël – Le lendemain, elle raconte une deuxième vision : elle vit deux petit oiseaux rouges, extérieurement tout semblables, mais intérieurement très différents. L’un semblait avoir la nuque brisée; l’autre, qui était en bonne santé, tenait dans son bec celui paraissait mort. Puis la chose s’inversa : tout à coup celui qui était en bonne santé laissa pendre la tête et sembla avoir la nuque brisée, et celui qui auparavant semblait mort était maintenant en bonne santé et il prit le malade dans son bec comme pour le porter. Mais soudain un grand oiseau gris fondit sur les deux. On pensa d’abord que c’était un oiseau de proie et que les deux petits oiseaux seraient sûrement dévorés. Mais le grand oiseau gris prit alors place entre les deux et tous trois s’accordèrent bien ensemble. Cette histoire-là, Adrienne ne la comprenait pas du tout non plus alors que, dès le début, elle était pour moi évidente : les deux petits oiseaux, c’était nous deux, le grand, c’était la souffrance. Quelques jours plus tard, Adrienne raconta qu’une nuit les trois oiseaux avaient soudain volé bruyamment dans sa chambre; on les entendait voler seulement et on ne les voyait pas. Mais tout à coup le grand gris fondit directement sur sa poitrine comme un trait et la perfora du bec, à la suite de quoi elle eut une crise cardiaque très violente avec d’abondantes hémorragies.

 

11. Messe et communion

 

Après le 19 janvier – Le samedi, je lui donnai la communion. Adrienne dit qu’elle avait brûlé comme un feu; deux jours plus tard, la langue lui faisait encore mal. Le lundi soir, la douleur sur le devant de la langue se fit très forte, et d’une plaie il sortit encore une fois un petit caillou noir comme deux fois déjà à d’autres plaies.

 

18 février - Comme si souvent quand elle est dans le “trou”, elle hésitait à communier. Je lui dis qu’elle devait essayer de consoler le Seigneur. Avant de recevoir la communion, elle entendit une voix qui disait : Ce serait déjà beaucoup si une seule larme était épargnée au Seigneur. Quand elle reçut l’hostie, elle crut que le pain sec et cassant pourrait pour ainsi dire être utilisé pour sécher une larme. Mais alors un ruisseau, un fleuve, une mer, sortirent de la larme et il était impossible de faire quelque chose; on ne pouvait que se livrer à cet infini, entrer en lui.

 

3 mars - Quand Adrienne communie ces jours-ci, ou bien c’est un vide béant qui l’effraie, ou bien la communion la brûle comme un feu. A cet instant, elle a aussi le sentiment de ne pas pouvoir aimer et cela est particulièrement effrayant.

 

12. « Voyages »

 

Après le 19 janvier – Très lentement le “trou” s’annonce à nouveau. Mercredi 19 janvier, c’est encore une contemplation apaisée des missions dans l’Eglise; Adrienne vit ces missions partout : écoles, armée, État, Eglise, familles, etc. Voir les missions était beau et la remplissait de bonheur. Le jeudi, s’ajouta l’aspect difficile des missions; Adrienne sut ainsi que le “trou” arriverait bientôt.

 

25 janvierAprès une longue période, à nouveau un voyage à travers les pays d’Europe.

 

28 janvier Adrienne dans l’angoisse liée à beaucoup de visions épouvantables et atroces.

 

18 février - A la consultation de ces derniers jours, sans cesse un excès d’exigence. Sans cesse de nouvelles personnes, une surabondance dont il n’est pas possible humainement de venir à bout. Aujourd’hui c’est particulièrement difficile parce que Adrienne, avec tout son travail, a encore constamment des visions. Au lieu de se rendre en voyage comme d’habitude auprès des gens à qui elle doit donner quelque chose, ceux-ci viennent maintenant à elle. La consultation et la salle d’attente sont remplies de gens qui ne sont pas physiquement à Bâle, il y a aussi des anges parmi eux, plongés dans la tristesse. Adrienne, qui est dans le “trou”, ressent cela comme une charge insupportable et pense qu’elle est maintenant vraiment hystérique et mûre pour Friedmatt (l’hôpital psychiatrique).

 

4 mai - Durant l’avant-dernière nuit elle a refait pour la première fois un “voyage” dans lequel elle a vu aussi bien les destructions extérieures que les cœurs de nombreux prêtres et laïcs, surtout deux prêtres à Munich : un jésuite et le titulaire d’une haute fonction ecclésiastique.

 

Les jours qui précèdent l’Ascension – Une nuit, Adrienne a beaucoup de visions de couvents de femmes. Il lui fut montré toutes les possibilités de devenir infidèle à Dieu dans le cloître; depuis le noviciat jusqu’à la mort en passant par tous les stades de la vie du cloître. Les femmes sont réparties en catégories et, à l’intérieur de chaque catégorie, sont traitées à nouveau toutes les nuances particulières.

 

19 juillet – Un autre jour Adrienne fut de nouveau soudainement empêchée de continuer la dictée (de saint Jean). Elle était profondément dans le trou et elle tomba dans une extase de souffrance. C’était la première fois que j’étais présent lors d’un “voyage”. Elle voyait devant elle une foule de malheurs qui se passaient dans le monde juste à l’instant : des agonisants qui mouraient désespérés et sans foi, des personnes déplacées, des prisonniers. Tout à coup son expression se fit encore plus douloureuse : elle voyait ceux qui étaient torturés par les Allemands en France et aussi à l’Est. Elle était tout à côté d’eux, elle parlait avec eux, elle les encourageait avec un amour indicible et pénétrant. Ils devraient quand même tenir pour l’amour de Dieu. Elle était infiniment soulagée quand l’un d’entre eux avait tenu bon sans fléchir. Elle le louait et priait pour lui. Il me sembla que cette demi-heure avait exigé d’elle tant de force que de telles expériences ne pouvaient plus se répéter souvent. Mais elle me dit ensuite que cela arrivait presque chaque nuit maintenant, et même plusieurs fois et pendant des heures.

 

2 octobreFête des anges gardiens. Le matin, Adrienne voit deux grands anges qui vaquent à leur mission quelque part en Allemagne et qui tiennent conseil ensemble. Puis elle voit une foule d’hommes circuler en habits d’ouvriers et de paysans : ce sont des prêtres cachés qu’on recherche. Nombre d’entre eux disent la messe dans une cave. D’autres sont au travail à la campagne et dans une usine. Les anges ne cessent de donner des conseils. Puis on voit tout à coup que ce sont les anges gardiens de deux catholiques tièdes qui sont dans une prison centrale et qui ont pour mission de rechercher les prêtres. Ils ne se conforment qu’à moitié à cet ordre, s’occupent de leur affaire avec tiédeur. Les anges empêchent et ralentissent leur action. Puis viennent Ignace et Marie. Il lui dit : Non, ce n’est rien! L’Eglise ne doit pas être protégée par la tiédeur de catholiques apostats. Cela ne peut rien donner de bon. La Mère objecte que les anges font quand même ce qu’ils peuvent. Ignace dit curieusement : on peut les laisser dormir un peu; après cela ils reprendront mieux leur affaire. La Mère dit : “Alors je dois bénir les prêtres”. Et elle toucha légèrement chacun d’eux avec la main. Mais on ne sut pas si elle les protégea par là de la persécution et de la torture, ou bien si elle les affermit pour qu’ils les supportent.

 

19 octobre - Une nuit, elle est conduite au noviciat de Balzers. Après coup elle m’a décrit très exactement la maison qu’elle a vue avec son atmosphère extérieure et intérieure. Un novice de deuxième année ne va pas bien. Les avantages et les inconvénients du maître des novices, et comment on pourrait l’aider. Elle vit sur le chemin des trois qui entrent (M., R. et P.) une quantité de pierres : les unes provenant d’eux-mêmes, d’autres placées par le maître des novices. Ignace les regarda attentivement, il en enleva quelques-unes des deux catégories, mais en échange, il en replaça aussitôt d’autres qu’il avait choisies lui-même. Marie aussi était là. Elle ne peut pas enlever les pierres mais faire la route avec les novices et les aider à arriver au bout.

 

Mercredi après le 22 novembreUne nuit, d’innombrables destins de gens souffrants sont montrés à Adrienne – certainement mille, dit-elle. Et elle devait s’identifier à tous ces destins, porter un instant la croix de ces personnes, passer par leur désespoir, leur angoisse, leur désarroi, sans interruption. A peine un destin était-il porté qu’arrivait le suivant; les solliciteurs se pressaient. Le matin, Adrienne était totalement bouleversée et épuisée. Elle avait l’impression d’être une enveloppe vide dont on aurait tiré la dernière goutte. “Je ne sais plus qui je suis”, disait-elle. Son état lui semblait proche de la schizophrénie et pourtant elle savait que c’était quelque chose de tout autre.

 

Samedi et dimanche après le 22 novembre - Elle est hors du trou, mais extraordinairement fatiguée. Le dimanche, il lui fut dit que, durant la nuit, elle devait y retourner. Et de fait cela recommence : cette fois-ci, ce sont surtout des prêtres, un nombre incalculable. Le lendemain, il lui fut dit qu’elle mourrait la nuit suivante, non pas elle-même à vrai dire, mais elle aurait à vivre la mort d’autres personnes. Elle a peur de ce qui va arriver, mais elle y va courageusement. De fait, dans la nuit de lundi à mardi, elle vit l’expérience d’une quantité de personnes qui meurent justement à ce moment-là, surtout des martyrs dans les prisons de la Gestapo, exécutions de prêtres en Allemagne, liées le plus souvent à des actes de cruauté particuliers et aussi à des humiliations spécialement avilissantes, également des martyres et des mises à mort de femmes, mort de soldats au front, de femmes et d’enfants abandonnés, de pures horreurs qui l’épuisent totalement et lui inspirent de l’épouvante. Et pour chacun elle est entièrement présente dans leur peau et elle doit les accompagner intérieurement jusque dans l’au-delà. Souvent ce qu’elle doit faire avec eux n’est que le réveil dans l’au-delà qui a lieu après une mort soudaine.

 

29 novembre - Le trou continue les jours suivants jusqu’au samedi. Adrienne voit une foule d’horreurs, surtout en Allemagne. Tortures, scènes sadiques qui précèdent la mise à mort de prêtres et de religieuses, et qui sont si horribles qu’il ne m’est pas permis de les noter. Elle n’en raconte d’ailleurs qu’une petite partie; durant ces nuits, elle ne cesse de se laisser entraîner à la plus sévère pénitence. A plusieurs reprises, elle a déjà mis ses pieds nus sur les charbons ardents du feu de la cheminée ou bien elle s’en est mis sur la partie supérieure du pied. Elle ne raconte cela qu’avec hésitation et ajoute aussitôt pour s’excuser : mais je ne le supporte pas longtemps.

 

Après le 3 décembreUn jour, pendant la dictée (de saint Jean), Adrienne tombe dans une sorte d’extase de souffrances et d’angoisse. Elle est totalement absente, va et vient dans la pièce. Tout à coup elle tombe et reste un long moment par terre, geignant et gémissant dans les plus grandes souffrances. Elle supplie comme un petit enfant : “Pas plus! S’il vous plaît, pas plus!”, pour ajouter ensuite aussitôt : “Pourtant oui, pourtant oui!”… Elle ne me voit plus; dans un coin elle voit un prêtre qui est torturé et, par terre, de grandes mares de sang. Durant la nuit, elle voit beaucoup de scènes de supplices. Elle affirme que les salles de tortures des Allemands sont maintenant déplacées des territoires occupés vers l’Allemagne, d’abord vers la Bavière, et à présent on fait surtout la chasse aux prêtres et aux religieuses pour fournir une nourriture au sadisme des gens.

 

13. Diable et tentations

 

2 marsElle se rend à l’hôpital en voiture. Dans le couloir de l’hôpital elle eut une vision. Elle vit le mur d’une chapelle assez ancienne et devant, en bas, un homme vêtu de blanc, plongé dans ses réflexions. Tout à coup le mur commença à trembler; éclairs et orage; le mur se fendit et il était tout près de s’écrouler. Elle vit une troupe d’anges passer à travers les fentes du mur à une vitesse prodigieuse, comme dans une fuite éperdue. Après quelque temps, des diables passèrent à travers, plus lentement, d’une manière mesurée, lourds et menaçants, comme de grosses chauves-souris noires. Elle vit alors comment l’homme en bas commençait à prier. Mais sa prière n’était pas authentique. Les diables la captaient et quand ils la captaient, elle sonnait creux. L’homme n’avait pas la vraie foi. Il avait une foi vide, comme une foi de fonctionnaire, elle ne jouait qu’un rôle. Adrienne vit que les anges avaient fui cette absence de foi car ils ne peuvent aider que là où il y a de la foi. La foi doit être là soit dans l’homme lui-même soit dans un autre qui croit pour lui, à sa place. Tout à coup apparut la Mère de Dieu, elle était bouleversée, éperdue, décontenancée, c’était bien pire que lorsqu’elle avait pleuré.

 

Pâques Le soir, elle appelle le P. Balthasar au téléphone, elle est très agitée. L’après-midi elle lui avait montré son projet de livre sur le mariage : trois chemises avec cinq lettres terminées auxquelles elle avait travaillé longtemps et avec peine; deux chemises avec des lettres commencées et des brouillons. Puis elle avait tout rangé pour le donner au P. Balthasar. Ensuite elle était partie manger; quand elle revint, la chemise avec les lettres terminées avait disparu. Adrienne comprit aussitôt que c’était le diable. Elle ne le vit pas mais elle l’entendit toute la soirée. Elle était consternée; pas tellement à cause du temps et du travail perdus que parce que cela devait lui arriver le jour de Pâques. Plus tard Ignace apparut; il lui dit pour la consoler : “Que cela ait dû encore nous arriver, c’est vraiment un peu trop!”

 

Lundi de PâquesNous allons en voiture ensemble jusqu’à Lucerne puis je continue jusqu’à Stans, elle jusqu’à Vitznau. Je lui fis promettre de repartir à zéro immédiatement. Elle le promit; cependant elle devait d’abord se reposer, laisser se guérir la fracture des côtes et la meurtrissure des vertèbres qui étaient encore toujours aussi douloureuses. Mais au bout de deux jours déjà elle m’envoya une lettre et une enveloppe jaune avec une nouvelle lettre de mariage (pour son livre en chantier). Elle vit souvent le Seigneur et la Mère; elle eut encore beaucoup d’autres visions, mais elle était cependant toujours légèrement inquiète; elle sentait le diable épier de loin et rôder autour d’elle.

 

Après le lundi de PâquesLe temps qu’Adrienne passe à Vitznau est intérieurement serein mais le diable rôde autour d’elle de loin. Elle raconte qu’elle n’a encore jamais si bien perçu les relations entre le ciel et l’enfer. Elle vit Ignace et Satan, la Mère de Dieu et Satan. Satan n’a sur elle qu’un pouvoir extérieur. Un jour qu’elle classait sur sa table les papiers qui lui restaient pour le livre sur le mariage, elle vit disparaître sous ses yeux un tas de notes. A la fin des vacances elle a encore environ le quart de ce qu’elle possédait au début.

 

25 avril – Ces jours-ci, Adrienne lit la vie de Gemma Galgani. Elle est indignée au sujet du P. Germano et des épreuves insensées d’obéissance auxquelles il la soumet à propos de rien. Elle est très étonnée du fait que le diable, qui avait volé à Gemma un grand manuscrit, l’avait rapporté sur l’ordre de Germano, presque carbonisé mais encore lisible.

 

22 juinAdrienne passe en voiture rue Holbein et elle voit devant elle sur le trottoir un prêtre qui boite et qui porte sous le bras un gros paquet. Elle le voit de derrière, et de le voir la remplit de crainte et la met mal à l’aise. En passant à côté de lui, elle voit qu’à un pied il a une chaussure tandis que l’autre pied est un pied de cheval. A cet instant, la forme disparaît en brume. Adrienne me dit par la suite que c’est vraiment très gênant de penser aux substances dont est rempli l’air qui nous entoure. La nuit suivante, elle revit le même diable dans sa chambre à coucher.

 

19 juillet – Le diable aussi la tracasse à nouveau. Un soir, quand elle voulut monter dans sa chambre, elle trouva la cage d’escalier pleine de diables, grands et petits. Ils étaient si menaçants qu’à leur vue elle fit un faux pas, tomba par terre et resta assise environ deux heures dans l’escalier sans avoir le courage de se lever.

 

Dernier dimanche d’octobreFête du Christ Roi. Adrienne a derrière elle une belle nuit, elle est heureuse. Mais le lundi après-midi elle me téléphone, triste et déprimée : le deuxième manuscrit sur le mariage, qui était presque terminé, 150 pages environ, a disparu une fois encore. Ces derniers temps déjà, fréquemment, des parties de ce livre et des brouillons, également pour Jean, s’étaient envolés. Elle remarque aussi des vides tout à fait incompréhensibles dans sa bibliothèque : ce sont toujours exactement les livres dont elle a besoin qui sont partis. Il y a quelques jours, elle voulait commencer à écrire : tous ses stylos avaient disparu; elles les trouva ensuite enfermés dans son secrétaire où elle ne les avait jamais mis, et les plumes étaient cassées. La disparition du manuscrit me contrarie d’autant plus que le même jour j’avais décidé de le lui demander pour le faire copier; mais aussitôt après la disparition, elle se remit résolument à l’ouvrage et recommença ce travail des Danaïdes comme elle l’appelait.

 

2 novembreAdrienne a vu aussi aujourd’hui son manuscrit volé et d’autres livres et écrits volés précédemment. Ils étaient chez le diable et celui-ci était assis dessus. De temps en temps il tirait l’une des feuilles de dessous lui, la chiffonnait et la jetait devant lui dans l’eau. Je dus bénir ses nouveaux cahiers et ses nouveaux papiers pour qu’ils ne soient plus volés.

 

14. Les grandes dictées : l’évangile de Jean

 

« Adrienne et l’Écriture sainte » dans HUvB, « Premier regard sur AvS » (p. 121-126), donne un aperçu parlant de la place de l’Écriture dans la vie d’Adrienne depuis son enfance.

 

Début mai - Ces jours derniers, Adrienne a vu assez souvent l’apôtre Jean. Cela a commencé comme ceci : un jour Ignace l’a amené avec lui. Puis lui-même disparut aussitôt comme si on devait laisser Jean tout seul. Une autre fois, Jean apparut avec la Mère et on voyait que les deux étaient davantage l’un pour l’autre que n’importe quel homme ou n’importe quelle femme. Jean est l‘amour et la parfaite virginité. Adrienne en parle longuement. Elle compare sa pureté à celle de Joseph. Joseph est un homme qui a son combat pour la pureté et doit sans cesse renoncer. Non pas qu’il ait jamais regardé Marie avec convoitise, mais il doit combattre la tentation en lui-même. Il est pur parce qu’il n’est jamais vaincu. Jean par contre, par son particulier attachement d’amour avec le Seigneur, est préservé de toute tentation. Il est au-delà de la sexualité, non qu’il serait efféminé, mais son amour répand simplement ses rayons sur toute la sphère érotique. Sa pureté vit totalement de la grâce et dans la grâce.

 

Plus tard, Adrienne voit la Mère de Dieu avec son tablier bleu. Celui-ci devient d’un bleu toujours plus profond, un bleu comme sur de vieilles vitres; puis au milieu il se forma une clarté et dedans apparut à nouveau l’image de Jean. Adrienne comprit alors à quel point il était pris dans le mystère de Marie. La Mère se tient absolument derrière son évangile, il pense avec elle et en elle, même quand il ne la nomme pas. Puis l’image de Jean disparut et, à sa place, on vit une flamme qui s’élevait toute pure et toute bleue. Adrienne dit que cela avait été une vision tout à fait merveilleuse, rien que sous l’aspect visuel. Elle dit aussi qu’on prie sans doute Jean beaucoup trop peu car il peut beaucoup auprès du Seigneur. – Une nuit, Jean apparut dans sa chambre à coucher près de son lit. Cette fois-là il voulait lui expliquer quelque chose pour l’enfant. Il prit le petit Nouveau Testament qui se trouvait sur la table de nuit, l’ouvrit au prologue de son évangile et commença à expliquer. “Au commencement était le Verbe”. Jean lui montra un triple sens de ces paroles et elle en donna un résumé oral au P. Balthasar. – Quand Adrienne avait expliqué au P. Balthasar les versets du prologue de Jean sur les ténèbres, le P. Balthasar avait été incapable de suivre. Tout était si incroyablement compact et profond qu’il ne comprenait plus. Elle lui dit seulement : “Avez-vous remarqué que la dernière fois, à la fin, ce n’est plus moi-même qui parlais? J’étais simplement une embouchure. C’est la première fois que cela m’arrive”. Et Adrienne expliqua à nouveau au P. Balthasar ces versets sur les ténèbres.

 

4 mai - L’après-midi, Adrienne continue à me parler du Prologue de Jean. Pour la première fois je lui demande si je peux prendre des notes pendant qu’elle parle; ce qui suit a été sténographié presque littéralement. Elle parle avec mesure, sans un mot de trop, le regard au loin, sans hésiter. Elle est étonnée que j’aie pensé que de prendre des notes pût la gêner : “Vous savez quand même bien que je ne me sens jamais gênée devant vous. Et vous devez bien savoir ces choses. Jean ne les dit pas pour moi”.

 

Dimanche 7 mai - Les jours suivants, les dictées sur Jean continuent. Nous écrivons chaque jour trois ou quatre pages (en sténo) que j’écris au propre et que je soumets ensuite à Adrienne. Souvent je n’ai pas compris exactement, souvent aussi elle a oublié de dire quelque chose qu’elle ajoute après coup. Le mode d’inspiration est très variable. Jean lui parle tantôt avec des mots, tantôt par gestes et allusions, tantôt en ne lui montrant que les grandes connexions. Tout comme dans une conversation entre amis on fait souvent des allusions qu’un tiers ne comprend pas et qu’on doit lui expliquer. C’est pourquoi ce qui est dicté rend parfois directement ce qui a été entendu. Dans un cas extrême, Adrienne peut dire des choses que sur le moment elle répète plus qu’elle ne les comprend. Mais souvent elle doit s’arrêter dans la dictée et elle dit alors : “Je vais d’abord vous expliquer le sens”. Alors j’écoute et je note ensuite aussi clairement que possible ce que j’ai compris. – Un jour qu’Adrienne me dictait Jean, elle s’arrêta soudainement et elle vit le Seigneur, la Mère et Jean. Elle vit l’amour du Seigneur et du disciple, totalement humain, chaud et amical, puis la remise de la Mère au disciple et celle de Jean à la Mère, tandis que le Seigneur disparaissait. L’amour entre Marie et le disciple était un véritable prolongement de l’amour entre Jésus et le disciple même si Jean regrettait de ne plus avoir le Seigneur immédiatement auprès de lui.

 

Jean apparaît maintenant chaque nuit et il fait quelques corrections. Il est loin devant dans son exégèse. “Ils” sont déjà au chapitre 3 par exemple alors que la dictée n’en est encore qu’à la fin du prologue. Mais Adrienne n’oublie rien, elle sait toujours tout de suite à nouveau de quoi il s’agit. Qu’on se réfère aux volumes sur saint Jean. – Jean donne ses leçons sans se soucier si Adrienne est dans le trou ou non. Et Adrienne dicte aussi dans le trou quoique alors cela lui soit plus difficile. Elle a souvent alors l’impression de m’induire en erreur ou plus encore d’être empêchée par son péché de rendre exactement ce qu’elle a entendu, ce qui la plonge dans une grande angoisse.

 

Jours précédant l’AscensionLe P. Balthasar prend désormais peu de notes; toute la force est employée maintenant pour le commentaire de saint Jean. Nous travaillons presque chaque jour, souvent plusieurs heures.

 

Après l’Ascension - Chaque nuit Jean continue à dicter. Alors que j’en suis aux environs du chapitre 4 avec mes notes, son explication en est déjà au chapitre 8. Adrienne a souvent plus envie de dormir que de veiller encore la nuit. Une nuit apparut aussi saint Paul qui commença à expliquer un passage de la 2e Lettre aux Corinthiens. Adrienne en fut indignée et elle le pria instamment d’arrêter : elle ne peut quand même pas tout faire à la fois. Paul sourit et disparut. Mais, la nuit suivante, il fut là à nouveau et il recommença ses explications. Adrienne dit que ça n’allait certainement pas : elle est tout à fait sûre que je ne le permettrais pas. Paul dut rire et il demanda quand il pourrait venir. Adrienne dit : dès que mon confesseur le permettra. – En maints endroits de la dictée, j’ai nettement l’impression qu’en plus de Jean Ignace aussi doit se trouver là. Ainsi pour l’explication de l’Esprit au chapitre troisième. Adrienne sourit quand je lui en fis la remarque et elle dit : oui justement Ignace a été présent ici et il a « co-inspiré ». Adrienne ne voudrait en aucun cas que quelqu’un sache qui a dicté ce commentaire.

 

Après la PentecôteJe donne les soixante premières pages du commentaire de Jean au Père G. qui n’est pas convaincu de leur origine surnaturelle. Il pense que c’est mon inconscient qui parle là. J’essaie de le convaincre que c’est impossible.

 

Après le 21 juin – Adrienne est de nouveau profondément dans le trou. Bien que la foi et l’amour lui soient retirés, cela ne l’empêche pas de continuer à dicter “Jean” avec une précision absolue et sans dommage pour le contenu.

 

29 juinAu point de vue santé, cela va lentement mieux pour Adrienne. Elle tousse encore très fort et elle a de la fièvre la nuit. Depuis le 30 juin, elle est à nouveau dans le trou. Malgré cela, nous travaillons tous les jours à “Jean”. Nous avançons avec persévérance et lentement. Nous en sommes au chapitre 7.

 

19 juillet – Elle est souvent dans le trou le plus profond. Un jour elle est convaincue que non seulement elle est perdue éternellement mais qu’elle est le mal en personne; avec cela elle a un désir infini de pureté et de prière, et même dans cet état elle continue chaque jour à dicter “Jean”. (Le 19 juillet, fin du chapitre 9). – Quand elle n’est pas dans le trou, elle voit presque constamment des choses de l’autre monde. Des anges l’entourent, souvent ils vont et viennent entre elle et moi pendant qu’elle dicte. Souvent Ignace et Marie sont là, et elle s’entretient de tout avec eux. – Au cours d’une vision, la nuit, il fut indiqué que nous ne devions pas accélérer le commentaire de Jean plus que nous ne le faisons. Il fut décidé que Jean ne devait plus continuer à être expliqué chaque nuit afin que l’écart entre la leçon et la dictée ne devienne pas trop grand et qu’Adrienne ne pense pas devoir activer. En fait, depuis lors, Jean ne vint plus la nuit; il avait dicté jusqu’au chapitre 19 alors que la dictée d’Adrienne n’en était qu’au chapitre 10.

 

1er septembre - Quand elle revint à Bâle, elle était plus fatiguée que jamais. Dans les deux ou trois semaines qui suivirent nous reprîmes une fois encore le prologue de Jean. Elle était épouvantée de la piètre qualité et des défauts de la première dictée, et elle l’attribuait à son inaptitude. Elle avait également pensé que je pourrais comprendre et élaborer convenablement ses indications. Le travail était souvent passablement pénible et, au bout d’une heure, elle devait toujours faire une pause parce qu’elle était trop fatiguée pour continuer à dicter.

 

19 septembre – Adrienne est de retour à Bâle; le 20 nous recommençons le travail avec Jean.

 

26 septembreLe trou qu’elle pressentait depuis quelques jours s’abat soudainement sur elle avec violence. Angoisse et doute, plus de foi. Le travail sur “Jean” continue plus péniblement. Adrienne dit : tout ce qu’elle dicte est contre sa “conviction intime”, ce qui fait apparaître son imposture. Aujourd’hui Adrienne remarque, je ne sais à quoi, que je rédige des notes depuis longtemps déjà. C’est pour elle, dans le trou, une grande souffrance, elle se sent enregistrée, trahie, abusée. Elle ne me fait aucun reproche mais elle dit que c’est elle qui est coupable. Elle comprend bien que je me suis senti obligé de le faire.

 

19 octobre Visite du P. Benoît Lavaud qui retourne bientôt en France. Il est extrêmement amical et deviendra un bon ami. Il a commencé à traduire le commentaire sur saint Jean et il a l’intention de continuer ce travail en France si possible.

 

2-3 décembre – Au retour à Bâle, Adrienne retombe dans le trou et plus précisément dans une angoisse sans limites et sans formes, qui dure jour et nuit. Elle se plaint peu, mais elle est totalement bouleversée et ne peut que difficilement parler avec les autres. Elle n’entend ni leurs propos ni leurs questions et elle doit faire très attention pour ne pas répondre tout à fait à côté. Nous continuons à travailler à “Jean” tant bien que mal. Le chapitre 16 est dicté, je copie les chapitres 14 et 15, et nous corrigeons les 5 et 6.

 

Après le 3 décembreAdrienne me parle encore un peu de la dictée de “Jean”. Jean montre ce qu’il veut dire surtout en images, en tableaux et par des idées d’ensemble. Pour dicter, Adrienne traduit ce qu’elle voit, en quelque sorte la “species impressa”. Il peut se faire aussi que Jean ne lui montre que quelque chose de général et il lui laisse achever certains détails “dans son sens” à lui. Comme par exemple un tailleur (l’image vient d’Adrienne) donne des indications : ici encore deux boutons, là une garniture assortie, etc., sans se soucier de chaque accessoire. Puis Adrienne complète aussitôt; la nuit même, elle y pense jusqu’au bout. Ensuite tout est mis de côté comme dans un tiroir, est oublié, pour n’être ressorti qu’au moment de la dictée. A ce moment-là tout est à nouveau là, tout frais comme autrefois, même si des mois se sont écoulés; c’est-à-dire que les pensées sont totalement claires, elles n’ont pas besoin d’être cherchées. Souvent, il n’y a que l’expression orale qui doit être cherchée. Adrienne me demande alors de ne pas écrire pendant un instant mais d’écouter d’abord : elle m’explique ensuite l’affaire, peut-être avec quelques images et comparaisons, et je mets alors par écrit un texte cohérent, aussi fidèle que possible à son exposé. – Ignace est un peu mécontent que “Jean” ne soit pas encore terminé, et Jean aussi semble un peu triste que tout ne sera pas fini avant Noël. Il semble se réjouir de l’édition du livre. Le premier volume est terminé et va à la censure.

 

Pour une pause à la fin de cette année 1944

 

- C’est en mai 1944 que commencent les grandes dictées. C’est quelque chose qui est imposé à Adrienne et au P. Balthasar. Une mission de plus après la souffrance et l’enfant. – « La mission théologique au sens strict ne débutera (avec les dictées sur l’évangile de Jean, en mai 1944) que lorsque Adrienne sera initiée avec assez de profondeur aux mystères de la passion et de la vie nouvelle qui en découle » (HUvB, L’Institut Saint-Jean, p. 38).

- Il est question de « dictée ». Mais comme le « Journal » l’explique : ce n’est pas du mot à mot. C’est une « dictée » très complexe (Cf. Ibid., p 45-50 : « Les dictées et leur facture« ).

- En 1944, il s’agit de l’évangile de Jean. Rien n’est dit de l’avenir. Mais on apprend déjà que saint Paul aussi voudrait bien « dicter » quelque chose à Adrienne.

- Plus d’une fois au cours de cette année, le P. Balthasar relève qu’il prend désormais peu de notes concernant la vie d’Adrienne. Par exemple, on ne trouve rien entre le 19 juillet et le 1er septembre. Les événements n’ont certainement pas manqué, mais on n’en sait rien. Toutes les forces sont employées pour le commentaire de saint Jean. Adrienne elle-même parle peu de ses visions et de ses « voyages » pour ne pas trop interrompre le travail de Jean. Elle-même ne se voit plus que comme « un organe, un moyen, pour la mission divine ».

 

- Il est peut-être temps d’indiquer le nombre pages que comporte chaque année du « Journal » :

1940-1941 : 155 p.    1947 : 148 p.      1953 : 21 p.      1959 : 9 p.      1965 : 7 p.

1942 : 95 p.               1948 : 78 p.        1954 : 24 p.      1960 : 11 p.     1966 : 7 p.

1943 : 165 p.             1949 : 37 p.        1955 : 41 p.      1961 : 11 p.     1967 : 6 p.

1944 : 105 p.             1950 : 41 p.        1956 : 12 p.      1962 : 10 p.

1945 : 86 p.               1951 : 24 p.        1957 : 13 p.      1963 : 12 p.

1946 : 128 p.             1952 : 22 p.        1958 : 12 p.      1964 : 8 p.

 

 

1945


 

Pour l’année 1945, le « Journal » du P. Balthasar compte 86 pages (Erde und Himmel II, p. 56-142).

 

1. Santé

 

20 janvier 1945 - Adrienne est fréquemment dans le trou. D’abord ce sont des souffrances plus physiques, très changeantes : la croix dans le dos, une nouvelle plaie pour les prêtres et surtout la plaie du coeur, qui saigne comme jamais auparavant. Adrienne en devient si faible qu’elle pense mourir. Un jour elle me téléphone et me demande si elle doit faire venir le médecin : la perte de sang est si grande que – naturellement parlant – il y a danger de mort. Je dis non, ce qui la réjouit et la tranquillise beaucoup. Son linge est plein de sang, elle doit éliminer dans la salle de bain des caillots de sang tels que les canalisations en sont bouchées pour quelques heures. Autant que faire se peut, elle lave ses affaires la nuit et les remet le matin à la bonne pour qu’elle les donne à la lessive. Son lit aussi est plein de sang. La plaie lui fait fort mal.

 

2. Le ciel s’ouvre : « présence » et visions

 

21 marsNous allons à Einsiedeln pour deux jours, ce qui fatigue beaucoup Adrienne dans son état actuel. Elle s’affaisse un jour devant J. dans une légère syncope. Une autre fois, alors qu’elle sort de l’église et prend l’escalier de l’habitation de J., elle se voit entourée d’une grande troupe d’anges et de saints qui l’invitent d’une manière pressante à les rejoindre là-haut. Elle s’arrête un long moment dans l’escalier; elle aurait bien voulu mourir mais elle sait qu’elle doit rester. A Einsiedeln, comme toujours, beaucoup de visions, mais le tout comme voilé, d’une manière appropriée au temps de la Passion. Adrienne dit que c’est comme si elle allait dans une maison de deuil à un moment où on ne devrait vraiment pas déranger. La Mère était certes d’une bonté touchante, mais tout renvoyait à la mort du Fils.

 

Pâques - Adrienne vint pour la messe de 7 H 30 à la maison des étudiants. Elle me raconta après combien belle avait été la résurrection, mais différente des autres années, plus sérieuse, plus astreignante. Ce fut comme si sa vie était introduite, scellée dans le mystère du Seigneur. Elle vit aussi la Mère et Ignace; avec ce dernier, elle se “réconcilia” car, dans la nuit de vendredi à samedi, dans l’enfer, elle s’était disputé violemment avec lui et elle lui avait finalement tourné le dos. Cette dispute entre les deux était quelque chose de si amusant que je dus souvent en rire aux éclats : une dispute à l’intérieur du plus grand amour mais qui pouvait, de la part d’Adrienne, se transformer en une indignation la plus totale. Il vous joue un tour, on ne peut pas compter sur lui; avec son éternelle “reservatio mentalis”, on ne s’y reconnaît plus. Ignace par contre soutenait avec une mine innocente qu’il avait toujours dit la vérité, qu’il n’avait à se reprocher aucun mensonge, qu’on devait seulement apprendre à l’entendre correctement. Adrienne lui demanda aussi s’il savait que c’était à cause de lui surtout qu’elle était en enfer; c’est-à-dire à cause de son Ordre, et pourquoi il ne mettait pas enfin un peu d’ordre chez ces jésuites. Ignace répliqua : parce que c’est aujourd’hui le samedi saint, il veut aussi se laisser dire une fois quelque chose. Le matin de Pâques, il apparut, très amical et avec la volonté de remercier sincèrement. Puis il voulut faire une plaisanterie et commença à raconter : “Oui, autrefois à Manrèse, cela n’avait pas non plus été drôle”. Adrienne l’interrompit : “Laisse-moi tranquille avec ton éternel Manrèse, ou bien tu veux peut-être aussi devenir paulinien?”

 

20 novembreDimanche, nous étions à Zurich avec d’autres connaissances pour la messe en si mineur. Pendant le prodigieux Sanctus, Adrienne eut une vision dont elle dit que tout son sens avait été faste et beauté, ressemblant à la vision que, dans son enfance, elle avait eue de Marie : dans la lumière et l’or et les anges. Elle vit le Seigneur dans un septuple manteau blanc et, bien que tous les manteaux fussent d’un blanc éclatant, ils devenaient quand même de plus en plus brillants vers l’extérieur. Sept anges entraient toujours pour retirer l’un des manteaux. Les sept derniers anges restèrent avec le dernier manteau autour du Seigneur.

 

24 novembreToute la journée, elle est alternativement au ciel et en enfer. Au ciel, elle doit regarder l’enfer du point de vue du ciel et, de l’enfer, regarder le ciel. Ce va-et-vient est infiniment laborieux et pénible, elle en est toute malade. – Récemment elle est venue chez moi complètement absente et éperdue; elle me raconta, avec beaucoup d’interruptions, quelque chose du « livre de vie » (non du livre céleste, mais du livre de chaque vie sur terre). Elle voulait m’apporter le livre, dit-elle, il a une reliure rouge et elle l’a encore eu dans sa voiture quand même; à vrai dire, elle n’en est plus très sûre… Elle a pensé en même temps qu’elle le trouverait chez moi. Puis elle s’approcha de ma bibliothèque et chercha longuement. Elle avait donc vu comment tout d’abord les bons anges commencent à écrire dans le livre; puis vinrent les diables pour déchirer le livre. Ils le déchirèrent en petits morceaux et, malgré cela, le livre resta entier; mais ce qui avait été écrit auparavant disparut et devint invisible. Puis Adrienne vit une main : le petit doigt se posa sur le livre et l’intéressé dit trois fois non. Puis elle en vit un deuxième qui dit nettement sept fois non. Il commença à écrire dans le livre en tamponnant à chaque fois sa plume au petit doigt pour prendre une goutte de sang. Il écrivait avec du sang sur l’ancien écrit devenu invisible. Puis vint un troisième, quelqu’un qui souffrait. Il ne faisait rien, il ne faisait que souffrir, on savait qu’il saignait. Il regarda le livre d’une manière infiniment douloureuse et, pendant qu’il le regardait, l’écrit primitif reparut et ce qui était écrit par dessus disparut. C’était sans doute la même personne à différents âges de sa vie. – La même nuit, Adrienne vit neuf prêtres. Trois d’entre eux s’étaient nichés dans le sacerdoce sans avoir la vocation. Trois auraient dû devenir prêtres et ne l’étaient pas devenus. Les trois derniers le sont devenus et ont fait défection. Elle souffrit pour ces neuf; elle sut aussi que saint Ignace s’occupait d’eux particulièrement. Le lendemain, cette affaire avec les neuf se poursuivit. Elle était assise avec Mme R. au buffet de la gare pour attendre un train. Mme R. la quitta. Elle resta assise encore un instant, vit tout d’un coup que quelqu’un était assis à la table voisine et mangeait vraisemblablement quelque chose. Elle regarda : c’était saint Ignace, apparemment très occupé. Elle lui demanda ce qu’il faisait. Il dit mystérieusement : “Je conçois un plan”.

 

3. Souffrances imposées et souffrances spontanément offertes, stigmates, « trou », désolation

 

20 janvier - On se dirige clairement vers le temps du carême. Les temps de trou et d’angoisse se font plus fréquents, surtout la nuit, et Adrienne fait de nouveau une pénitence extrêmement sévère. Il y a maintes nuits où elle ne va guère au lit, une fois elle veille pour K., puis de nouveau pour une autre connaissance, pour E., etc. Je ne cesse de lui ordonner de dormir au moins un peu.

 

23 janvier - Le trou devient toujours plus profond. Adrienne est pleine d’angoisse. Elle ne cesse de chercher de l’aide. Est-ce que je ne connaîtrais pas un remède contre l’angoisse? Durant la nuit, elle a perdu connaissance, elle est tombée par terre et s’est cassé la clavicule. Les jours suivants, très fortes douleurs à l’épaule à chaque mouvement. Adrienne continue pourtant le ménage et la consultation. Elle dit qu’en comparaison du trou une douleur physique n’est rien du tout. Mais le trou s’approfondit. Une nuit, Ignace la prépare à quelque chose de très dur. Il a “presque” pitié d’elle. Une fois, elle voit le Seigneur, à genoux en prière devant le Père. Il s’agit de la souffrance. Elle entend le Seigneur dire : “Je sais qu’il y a davantage de souffrance dans le monde parce qu’il y a en lui davantage d’amour”. – La nuit, il lui est montré à quoi sera utilisée la souffrance qui vient maintenant. C’est presque illimité : l’enfant, les novices, toute la Compagnie de Jésus, surtout le pape, les prêtres en général, la Suisse, toute la situation politique mondiale. Et puis encore particulièrement son apostolat et le mien. – La nuit, Adrienne est dans un trou dans lequel elle sombre totalement. Elle a l’impression d’être dans un profond marécage, une main seule émerge encore et appelle à l’aide. Mais personne ne la regarde. Ou bien elle se trouve au bord d’une paroi rocheuse verticale avec un espace très étroit pour ses pieds et elle sait qu’elle sera bientôt précipitée dans l’abîme qu’elle doit toujours regarder.

 

21 févrierDe nouveau une nuit horrible. Pas de foi et pas d’espérance. Tout paraît totalement perdu, on ne voit plus de limites entre le monde véritable et un monde chimérique et irréel. Quand Adrienne cherche à aider et à consoler quelque part, tout se dissout dans la brume, et là où elle présume un simple rêve d’épouvante, il s’avère être une vérité sanglante. Elle ne cesse de demander si je ne pourrais pas lui permettre de mourir ou de dormir ou d’aller quelque part ailleurs. Constamment elle ressent une soif surnaturelle que rien ne peut apaiser.

 

22 février - La semaine dernière à nouveau terrible : Adrienne voit le Seigneur dans la plus extrême souffrance. Ignace se tient à côté de lui et lui montre tout ce qui doit encore être pris dans la souffrance : il lui montre son Ordre, son imperfection et son péché. Il contraint pour ainsi dire le Seigneur à souffrir davantage. Ce tableau devient si insupportable qu’Adrienne se trouve prise dans une sorte de folie de souffrance et n’a plus qu’une pensée : on doit les tuer tous les deux pour que cela cesse. Comme hors d’elle-même, elle descend à la cave en chemise de nuit pour chercher une hachette mais elle n’en trouve pas et retourne dans son lit comme elle est venue. Ignace se tient auprès d’elle alors qu’elle est couchée et il exige d’elle qu’elle se confesse et dise tout, tout jusqu’au fond, jusqu’à la dernière chose. Elle est d’accord et le ferait volontiers. Mais elle ne peut se souvenir d’aucun péché qui n’aurait pas déjà été confessé. Ignace est inexorable et il ne cesse si bien d’exiger qu’Adrienne est assaillie par une sorte d’horreur de la confession, presque plus encore que du péché lui-même. Le lendemain elle comprend d’une certaine manière que la scène jouait le rôle d’une substitution pour tous ceux qui ne veulent pas se confesser en toute honnêteté.

 

Mercredi des cendresLes stigmates sont plus visibles, souvent aussi du sang coule. Les mains et les pieds font très mal, une plaie au bas-ventre également. La plaie au front aussi est nettement visible. La nuit, Adrienne est souvent tourmentée d’une telle angoisse que plus d’une fois elle descend, s’assied dans sa voiture pour venir chez moi, et ce n’est qu’alors qu’elle remarque que c’est impossible. Une fois, elle voit la souffrance du Seigneur et le péché du monde, qui le torture d’une manière si pressante qu’elle n’a plus qu’une pensée : mettre fin à ses jours pour ne plus voir cela, ou bien tuer le Seigneur lui-même pour mettre un terme à cette souffrance. Cette pensée la tracasse toute la nuit, elle est comme hors d’elle-même et elle ne peut rien faire contre cette pensée. Souvent elle voit la Mère dans les souffrances : comment elle voit le péché, comment elle en est tourmentée à l’extrême et comment ensuite devant la croix elle offre au Crucifié toute sa souffrance avec son amour; ou bien elle la voit trébucher sur les chemins glissants (du péché) et il semble toujours que l’enfant qu’elle porte tombe dans l’abîme. Une fois, Adrienne doit se tenir sur une toute petite saillie au-dessus d’un abîme infini (de péché et d’enfer), elle y tombe (elle se trouvait alors physiquement au lit) et s’y abîme la colonne vertébrale si bien que, pendant plusieurs jours, elle ne put marcher qu’avec peine et avec de fortes douleurs.

 

15 marsConstamment dans le trou le plus obscur. La nuit, souvent chassée du lit par une angoisse effrayante; il faut qu’elle se rende en un endroit quelconque : chercher quelque chose qui n’est pas trouvable, empêcher une catastrophe qui est cependant inévitable; une fois ce sont les prêtres dont elle doit empêcher la tiédeur, puis toutes les confessions fausses, pharisaïques. Elle passe de nombreuses heures à trembler de froid dans l’escalier, assise ou debout, tantôt en haut, tantôt en bas; elle dit qu’elle a ainsi la possibilité de recueillir ce qui tombe ou bien – en haut – empêcher la chute. Elle voit aussi à l’occasion la Mère en larmes, cherchant son Fils perdu. – La plaie au ventre est ouverte et extrêmement douloureuse, elle saigne constamment et nécessite des soins incessants et fâcheux. Récemment, elle a de nouveau eu une syncope; elle heurta si durement un meuble qu’elle se luxa le genou et maintenant elle ne peut plus guère marcher. Elle ne mange presque plus.

 

16 marsPendant la dictée de l’après-midi, une extase de souffrance. Adrienne voit la Mère qui cherche le Fils dans l’angoisse et l’abandon. Elle voit en même temps un événement diabolique qui se déroule juste à l’instant présent : peut-être torture de prêtres ou bien défection de catholiques qui, par amour de la politique, renoncent à leur point de vue. Pendant un long temps, elle est comme éperdue de souffrance. Puis elle voit la Mère et le Seigneur : les deux tiennent chacun une extrémité des cordes auxquelles les hommes sont liés : mais des hommes qui ne veulent pas être liés. Les tenir quand même est pour le Seigneur comme pour la Mère une charge très lourde. Adrienne est invité à porter avec eux. D’autres encore portent, entre autres Ignace, mais la charge des cordes est infiniment lourde. Adrienne est assise là, les bras ouverts, presque haletante sous la charge; elle ne comprend pas que je ne voie rien. Cela dure longtemps. Souvent elle chuchote simplement : “Ne pas crier! Dire oui! Ne pas se sauver…!” Comme un enfant se parle à lui-même pour se donner du courage. – Ces derniers temps, une vision inquiétante la poursuit : elle voit sept tableaux du Christ. L’un d’entre eux est le vrai, les autres sont faux. Pas moyen de trouver lequel est le Christ authentique et pourtant on devrait le savoir. Cela la tourmente tellement que, la nuit, elle cherche le vrai Christ durant des heures. Pour la tranquilliser, je lui dis que l’un d’entre eux est le vrai, et finalement il suffit qu’il sache que nous le cherchons.

 

Les notes du Père Balthasar concernant la semaine sainte 1945 se trouvent dans « Kreuz und Hölle » I, p. 86-115.

 

14 avrilA Einsiedeln, Adrienne a de graves troubles cardiaques. Elle saigne si fort qu’elle doit changer des serviettes de toilettes entières pleines de sang. Elle dut nettoyer le sol de l’église avec son mouchoir et, le matin, elle dut longuement laver celui de sa chambre pour faire disparaître les mares de sang. Pourtant elle est de bonne humeur. Il lui fut aussi montré les grâces qui sont données par ces hémorragies : elle vit en Allemagne une troupe tout entière qui, avant la bataille, se confessait.

 

Avant la Pentecôte – Adrienne est presque constamment dans le trou. Elle est un fardeau pour elle-même et ne supporte pas que ce fardeau charge encore le Seigneur. Elle dit qu’il est si humiliant de n’être toujours que traînée, de ne jamais marcher soi-même vraiment. Elle ressent toute la passivité de sa souffrance comme une manière d’être traînée par le Seigneur. Puis lui vient tout à coup la pensée :”Peut-être pouvez-vous transmettre tout ce fardeau au Seigneur de l’autre côté, là où le Seigneur ne souffre pas? Là, cela ne le surchargera peut-être pas?” Elle voit constamment des tableaux de la Passion; à chaque tableau, on a le sentiment que si le monde (ou moi seulement) le voulait, tout pourrait être arrêté. Chaque tableau est une question insistante aux hommes. Mais personne ne veut. Le Seigneur offre tout ce qu’il a, sans cesse, toujours d’un nouveau côté. Mais les hommes veulent quelque chose de tout autre et se détournent de lui avec mépris. Puis les tableaux deviennent encore plus horribles. Une autre fois, Adrienne revoit ces tableaux de souffrance; chaque tableau est une question qui lui est posée à elle; et quand le moindre effort est fait de son côté pour dire oui et vouloir aider, ce oui est aussitôt noyé dans un surplus de souffrances. Cette intensification est si pressée qu’elle ne laisse pas le oui arriver jusqu’à la conscience. Adrienne voit que cela m’accable, également l’incertitude concernant la suite de mon chemin dans l’Ordre. Après l’avoir quittée, elle me téléphone pour me dire : “Je sais que tout se terminera bien. Mais moi-même je n’ai pas le droit de le savoir”.

 

Trinité - Plusieurs jours du trou le plus profond, surtout avant la Fête-Dieu. Partout dans le monde, Adrienne voit ce qui n’a pas été accompli, le vide. Même l’Eglise, elle ne la voit que comme une enveloppe vide, et même l’hostie lui semble vide, pure impuissance. Avec cela l’absolue nécessité de devoir chercher dans ce vide où manifestement il n’y a aucune plénitude à trouver.

 

10 octobre - La veille de la fête de la maternité de Marie, nous allons commencer le triduum. Adrienne est dans le trou, dans la plus grande agitation : elle ne peut pas assumer la maternité, elle veut dénoncer l’obéissance qui la lie à moi. Je n’arrive pas à la consoler. Elle se sent non seulement indigne, mais totalement incapable, pécheresse jusqu’au plus intime, sans foi. Avec cela, elle a constamment la vision du sang. Cela a commencé la nuit. Elle voyait le Seigneur en croix et, à côté, Marie qui recueillait soigneusement chaque goutte du sang qui tombait par terre. A l’égard du sang du Seigneur, Marie a une tout autre relation que nous : elle n’est pas seulement sauvée par ce sang, elle est préservée du péché d’une manière générale. C’est pourquoi ce sang la concerne d’une manière encore beaucoup plus intime, elle le prend d’une manière beaucoup plus personnelle que le pécheur, qui ne comprend toujours qu’après coup quelque chose de la rédemption, et encore! Adrienne voit ce sang partout, toute la journée, il goutte, il remplit tous les récipients, il colle même au pain qu’elle va acheter.

 

20 octobreJ’ai été absent quelques jours. Pendant ce temps, Adrienne fut le plus souvent dans le trou et très fatiguée. Le 20, elle a une sorte d’intoxication de l’estomac; toute la journée, elle doit vomir et elle se sent très faible, si bien que le soir elle peut à peine dicter un verset.

 

26 octobre - Adrienne est tout à fait dans le trou. Elle voit partout l’absence du Christ. Dans les hommes, dans toutes les affaires de ce monde : partout le vide. Et en elle aussi, tout est vide et exige absolument d’être rempli. Elle peut décrire cet état de vide de la manière la plus exacte psychologiquement, mais elle dit : ce n’est pas l’état qui est important, mais l’objet qui le provoque. Ce vide n’est pas d’abord en moi, comme mon besoin, mais dans les choses, comme un manque objectif.

 

Mi-novembre - Elle est souvent dans le trou, surtout la nuit. Un jour elle m’avoue, avec mauvaise conscience, qu’elle a attrapé un refroidissement. J’en demande la raison et j’apprends qu’elle s’était couchée toute la nuit en haut sur la terrasse parce que le bois est là plus mauvais et beaucoup plus sensible que dans sa chambre à coucher.

 

20 novembreA Zurich, une campagne est montée contre les jésuites et en particulier contre le Père G. – Adrienne en a entendu parler et elle a passé toute une nuit sur le plancher pour G.

 

24 novembreCes temps derniers, elle a beaucoup de crises cardiaques. La nuit même où les diables déchirent ses papiers, elle a une déchirure sous le sein gauche. Ce n’est pas une plaie, c’est un morceau de peau qui est déchiré. Depuis quelques jours, elle a au nez une suppuration très incommode et douloureuse qui lui déforme le visage. Mais elle ne lâche pas un mot à ce sujet.

 

8 décembre - Ma tante J. est malade : paralysies soudaines. Je vais la voir pour lui donner les derniers sacrements. Adrienne souffre pour elle, elle est très inquiète parce qu’elle voit exactement que tante J. ne s’est pas confessée avec la transparence qu’il aurait fallu. Elle veut tout prendre sur elle; une terrible douleur se fait alors sentir à son pied si bien que temporairement il lui est impossible de mettre le pied par terre. Elle a le sentiment qu’un épais boulon lui est enfoncé dans le pied. Le jour suivant, on lui voit de fait au pied un exhaussement, comme une cheville ou un bouchon. Adrienne me le montre à travers son bas. Elle a aussi à souffrir moralement : elle se tourmente à cause de la confession générale, elle doit se confesser et elle ne sait pas de quoi. – Ces jours-ci, Adrienne souffre beaucoup. Quand elle n’est pas dans le trou, elle doit le payer de spasmes vasculaires effroyables dont elle dit qu’elle n’avait jamais pensé qu’un être humain pût endurer de telles souffrances. Une nuit, elle a dû crier et gémir plusieurs heures durant. Une fois elle s’est levée, mais elle est tombée par terre et, comme elle ne pouvait plus se relever, elle frappa par terre avec un pied de chaise pour réveiller Niggi qui dormait en dessous. Mais il n’entendit rien et Adrienne dit qu’à l’avenir elle s’abstiendrait de demander de l’aide. – Après comme avant, Adrienne fait une pénitence qui dépasse la mesure. Elle ne peut pas le faire chaque nuit parce qu’elle est trop malade pour cela. Mais quand elle décide de faire pénitence, c’est le plus souvent alors toute la nuit. Elle se donne la discipline, se tient couchée pendant des heures sur le sol froid, s’agenouille sur une bûche de bois ou sur les pointes du cilice que je lui avais donné, ou bien elle se couche dessus en changeant sans cesse de position. Elle a encore trouvé une foule d’autres méthodes qu’elle ne m’indique que vaguement. A l’occasion, quand elle a le sentiment d’en avoir trop fait (cela veut dire alors certainement déjà beaucoup), elle m’avoue le lendemain : “Je crois que j’ai fait une bêtise. Est-ce que je suis pardonnée?”

 

4. Événements insolites, prémonitions, guérisons inexpliquées

 

4 févrierDepuis peu, quelque chose de pénible est en cours. Une vieille connaissance, X, qui fréquente beaucoup la maison, montre tous les symptômes d’une maladie vénérienne mais ne veut pas l’avouer et soutient qu’il a une cystite. Récemment, Adrienne a demandé dans sa prière de pouvoir prendre sur elle toutes les choses écœurantes que les autres ne veulent pas porter. Elle découvre maintenant en elle une tumeur, en même temps que la maladie disparaît chez l’autre. Cette tumeur grandit pendant plusieurs jours, les glandes inguinales grossissent, le tout est très douloureux et elle est gênée pour marcher. Son sommeil également est compromis, des frissons de fièvre l’affaiblissent. Je lui conseille de ne pas appeler de médecin et de ne prendre aucun remède.

 

3 mars - Une tante du P. Balthasar est paralysée par une attaque. Adrienne lui téléphone, prend sur elle pour quelques jours la paralysie; pendant ce temps, la malade est libérée. – Il y a une semaine, le P. Balthasar avait une grippe intestinale. Dès qu’Adrienne l’apprend, elle la prend sur elle; à l’heure même cesse l’indisposition du P. Balthasar. Malgré cela, elle veille à ce que j’aie tous les médicaments nécessaires. La même chose se reproduisit dix jours plus tard quand j’allai la voir avec une infection de la gorge; la nuit, j’avais à peine dormi à cause des douleurs mais, le jour qui suit celui où elle l’apprend, tout a subitement disparu tandis qu’elle, elle a maintenant des maux de gorge. Elle se réjouit beaucoup de ces prières exaucées. Au milieu du trou le plus obscur du carême, où la foi et l’amour lui sont retirés, c’est en quelque sorte une preuve qu’il peut y avoir une réelle substitution et que tout ce qui est souffert a peut-être quand même un sens.

 

15 mars Par deux fois, augmentation inexpliquée du bois à la cave. La veille, il n’y en avait presque plus; quand Adrienne y jeta un coup d’œil, il y avait à nouveau un gros tas, et le jour suivant le tas était encore plus gros. Personne n’a apporté quelque chose à la maison.

 

21 marsQuand je rentrai à la maison, Adrienne était tout à fait au bout de ses forces. Elle avait encore à peine le courage d’entrer dans la semaine sainte. Quelques guérisons à l’hôpital ou à la consultation avaient augmenté son angoisse. Constamment elle voyait des scènes de la Passion, mais la foi et l’amour et toute possibilité de prier lui étaient retirés. Et pourtant elle éprouvait une soif énorme de prière. Elle me demanda de prier à sa place ou de dire des prières devant elle pour qu’au moins elle pût suivre ce qu’elle entendait.

 

28 juin - Ces jours-ci, j’ai à nouveau une grippe, avec fièvre, etc. Quand Adrienne l’apprend, elle prie à nouveau pour pouvoir la prendre sur elle; exactement à l’heure où la grippe me quitte soudainement, Adrienne ne se sent pas bien et commence à avoir de la fièvre, mercredi entre 9 H et 10 H. C’est bien la cinquième ou la sixième fois que cela arrive.

 

Début juillet – Ces jours-ci, elle va chez le dentiste pour enfin, au bout d’un an, mettre ses dents en ordre. Il y a un an, le dentiste lui avait ouvert et préparé les dents, il avait préparé Adrienne elle-même et il était prêt à achever le travail. Grand étonnement des deux côtés : la moitié de la bouche est absolument sans aucun vide et tout ce qui avait été préparé aux dents avait disparu.

 

7 octobreLe beau-frère de J. est très malade, abandonné par les médecins. J. téléphone, très inquiet. Adrienne, qui ne sait pas si elle peut prier pour la guérison, fait en tout cas de sévères exercices de pénitence en disant à “ceux qui sont là-haut” qu’ils doivent s’en servir comme bon leur semble. Deux jours plus tard arrive la nouvelle que l’homme est guéri.

 

10 octobre - Ces derniers jours, j’avais une grippe sournoise. J’essayai de la cacher à Adrienne. Hier pourtant elle la remarqua; aujourd’hui la grippe a disparu tandis qu’Adrienne en ressent tous les symptômes : nausées, rhume, maux de gorge.

 

26 octobre - Ce soir-là, Werner rentre tard à la maison et il se met à parler politique. Il demande à Adrienne ce qu’elle pense de la situation. Adrienne commence par lui donner un aperçu de la situation spirituelle et religieuse de l’Europe, avec des détails pour chaque région, à expliquer le combat contre le communisme, le tout avec une connaissance des faits qui lui avait été soudainement donnée d’en haut comme elle dit. Werner est stupéfait et dit qu’il avait toujours pensé qu’elle ne comprenait rien à la politique.

 

Mi-novembre - J’apprends d’Adrienne, comme en passant, que l’argent que Madame le Docteur H. avait mis à sa disposition ne s’épuise pas. Il ne cesse d’y avoir quelque chose en caisse. J’avais demandé à Adrienne si je devais acheter certains livres qui seraient à avoir. C’est à cette occasion que je l’ai appris. – Il faut noter ici aussi que, chaque fois que je vais chez elle pour travailler, je trouve pour le thé une fraîche tablette de beurre. C’est grâce à ce supplément que j’ai pu si bien travailler ces derniers mois. Chaque jour Adrienne trouve des tickets de beurre dans son sac à main alors que le beurre est strictement rationné. Elle l’appelle “le beurre de la Mère” et elle m’incite à me servir, la Mère le veut ainsi. Pour l’hiver qui arrive, elle a peu de combustible et ne sait que faire. Mais elle ne se fait pas de souci. Elle dit : “Si ceux qui sont là-haut veulent que je travaille, ils trouveront bien quelque chose”.

 

20 novembre - Invités le soir chez Mlle E. Zellweger. Nous parlons de la Bible. Mlle Zellweger cite un texte et elle dit qu’il se trouve quelque part, elle ne sait pas où. Je ne le sais pas non plus. Adrienne dit tout d’un coup : il se trouve chez Jean. Je réfléchis longuement; finalement je me souviens qu’il se trouve dans le dernier chapitre de l’Apocalypse (que nous n’avons pas encore fait). Jean avait soudain été là et il avait donné à entendre que la phrase était de lui.

 

24 novembreAujourd’hui elle me dit qu’elle sait depuis hier qu’elle devra aller à Fribourg cette semaine. Chez l’Abbé J. Elle l’a su soudainement, elle n’en connaît pas la raison. Elle ira mercredi. – Mme Lucy R. doit me rendre visite aujourd’hui. Adrienne le sait. Elle a vu son âme et elle me donne des détails sur sa vie, son foyer, en me demandant de lui dire quand même quelque chose de sérieux. Je le fais. Elle me dit également ce que je dois dire à B.H. lors d’une promenade; saint Ignace ne l’a pas encore abandonné.

 

8 décembre - Adrienne me donne des indications, qui viennent de saint Ignace, sur la manière de traiter différentes personnes. Par exemple, des indications très précises sont fournies pour E.C. Saint Ignace se soucie souvent de ce qui semble être des détails. R. est à Bâle avec M. Gr. – Adrienne donne pour eux des indications sur la manière de les traiter. Et comme je conseillai à R. de faire une surprise à sa mère, saint Ignace me fait dire par Adrienne qu’il ne doit pas partir avant de lui avoir téléphoné, car sa mère est malade du coeur (ce qu’Adrienne ne savait pas) et elle ne supporterait pas le choc. – Durant l’Avent et au temps d’une grande épreuve pour Adrienne, il lui est montré que quelque part à l’Est (Adrienne dit : vraisemblablement en Croatie) une sorte de schisme est préparé pour Noël. Un groupe de prêtres, une dizaine environ; l’un d’entre eux est un notable. Ils veulent faire un cadeau aux gens à Noël, tout est prêt pour la distribution, et les gens y comptent déjà. A cette occasion, ils veulent aussi annoncer qu’ils se séparent de Rome et entraîner les gens avec eux. Adrienne est très agitée à ce sujet. On pourrait l’empêcher, dit-elle, et la demande aussi est faite de l’empêcher. On doit faire sauter l’affaire. Je lui dis que sa souffrance actuelle est certainement utilisée à cette fin. Le lendemain, Adrienne me dit qu’elle ne sait plus où est le schisme. Car maintenant elle a vu un mouvement semblable en Allemagne, et puis à nouveau le tout lui semblait se trouver ailleurs. Il y a dans l’Eglise beaucoup de nids qui ont tous la tendance à se séparer de Rome, et cette séparation, à chaque fois, ne veut pas seulement dire schisme, mais en même temps et expressément hérésie. Avec la séparation, libre accès est donné aux bons plaisirs de chacun, et ceux-ci veulent toujours changer le dogme. Le mariage des prêtres joue là un rôle essentiel. – Adrienne décide d’aller voir Bleuler à Zurich pour parler avec lui de l’état de santé d’un proche parent. Dès qu’elle a pris la décision, elle commence à voir l’âme de Bleuler, comme auparavant elle avait vu J. : elle le voit avec une grande angoisse.

 

5. Connaissance des cœurs (cardiognosie)

 

Aux environs du 10 août Pendant les « Exercices » à Estavayer, Adrienne eut plusieurs fois certaines visions qui lui dévoilaient les âmes des retraitantes. Elle vit chez l’une une faute cachée qu’elle n’avait pas confessée et, dans un entretien, elle l’engagea discrètement à en parler. Tout rentra ainsi dans l’ordre. Une autre fois (elle était justement occupée à l’interprétation d’un animal d’Apocalypse 13,1 et de ses blasphèmes), elle se trouva prise dans une angoisse terrible. C’était comme si elle se trouvait devant le jugement imminent de Dieu. Elle disait en tremblant : “J’ai tout confessé, je ne sais rien de plus, je n’ai sûrement rien caché…!” Elle défaillit presque d’angoisse : “Mon Dieu, qu’est-ce que j’ai donc caché…?” Mais c’était l’une des jeunes filles qui avait passé sous silence quelque chose d’important. A partir de ce moment-là, je me demandai si cette jeune fille, qui en fait vint bientôt confesser sa faute, faisait partie de la communauté.

 

6. L’enfant

 

4 févrierCes derniers jours, le plus souvent dans le trou. Grande angoisse devant le carême qui vient. Elle réfléchit beaucoup à l’enfant. Une nuit, une sorte de vision. Adrienne voit les murs de sa chambre se rapprocher toujours plus, l’air autour d’elle se fait rare, elle risque d’étouffer. C’est l’enfant dont on cherche à enfoncer les murs de l’extérieur. La pression est très forte. Ignace arrive et elle lui fait part de son angoisse : qui peut résister à une telle pression? Ignace dit : on devra justement construire les murs très solidement, beaucoup plus solidement que prévu tout d’abord. – J’ai une conversation avec le Père G. au sujet de l’enfant; il me donne une petite brochure sur les Dames de Nazareth, qui préoccupe beaucoup Adrienne à cause de la similitude de la conception de base des deux communautés.

 

21 avril – Ces jours-ci, quelque chose de grand est décidé au ciel. Pendant plusieurs jours, cette délibération est montrée à Adrienne sans qu’elle comprenne de quoi il s’agit. Mais elle doit obtenir mon consentement. C’est en quelque sorte une fondation. Le Seigneur est là, la Mère, Jean et Ignace. A la fin, il y a comme une acte solennel ouvert par une sorte d’entrée : d’abord Jean et Ignace, la main dans la main, puis la Mère seule, enfin le Seigneur. Le tout se termine par une bénédiction du Seigneur et une promesse. En ce qui concerne les jeunes et la communauté, c’est pour le moment très mystérieux. Ignace dit qu’il espère que cela ne viendra que dans quelques années. Ce serait alors le signe que cela se fera à l’intérieur de la Compagnie, que les jésuites peuvent s’adapter à leur temps. Mais j’ai le sentiment très fort que ce ne sera pas le cas. Ignace me fait dire d’autre part que je dois me tenir prêt. Il voudrait toujours que ses règles et ses pensées soient adaptées à la situation actuelle. Il promet de ne pas nous laisser dans l’obscurité mais de nous donner des indications précises quand le moment sera venu.

 

Après le 21 avril – Nous cherchons une maison pour la communauté. Les « Exercices » sont décidés pour l’été. Nous cherchons de nouveaux membres.

 

28 juin - Nous cherchons partout une maison pour l’enfant. La nuit, Adrienne voit un instant l’abbé Blum et un étage vide. Elle me le dit et me demande si on ne devrait pas demander à Blum. Le soir, je vais chez lui et il me conduit à une maison, 6 avenue de Wettstein, qui est à louer. Il m’indique aussi d’autres maisons dans le voisinage.

 

5 aoûtLe soir, commencent les « Exercices » à Estavayer, où Adrienne m’avait précédé : c’est la retraite de fondation de la nouvelle communauté (l’enfant). Y participent neuf personnes avec Adrienne. Le premier jour, tout va à peu près bien. Adrienne me dit par la suite que, les deux premières nuits, elle les avait passées intégralement debout pour prier. Dès le début, Adrienne est très fatiguée. C’est pour elle tout à fait inouï de rester debout depuis le matin pendant huit jours et de participer à tout. Les jours suivants, elle est dans une angoisse grandissante. Les plaies du côté s’ouvrent toutes, les sept l’une après l’autre, par des perforations nouvelles, la grande plaie tout d’un coup; enfin les mains aussi commencèrent à saigner, et cela à table, visiblement.

 

Septembre Le travail se poursuit à la maison de la communauté, avenue de Wettstein. La maison est rénovée, toute l’installation vient comme du ciel. Adrienne est chez l’Abbé Blum pour lui demander s’il ne pourrait pas l’aider; il va dans la pièce à côté chercher un testament qui lui lègue toute une maison avec mobilier, cuisine et cave, et en plus du charbon et du bois à brûler. Il le donne à Adrienne pour qu’elle en dispose librement. Après mille difficultés qui proviennent de la nature distraite et compliquée de Mme le Docteur H., ses grandes caisses avec tout le nécessaire du ménage arrivent finalement : le tout a été choisi à merveille et acheté généreusement, en outre du linge et quelques caisses remplies de vivres du couvent de Wil. Mme R. fait le reste si bien que fin septembre la maison est toute prête. L’oratoire, auquel Adrienne a apporté un soin particulier (“pour l’oratoire on ne regarde pas à la dépense”), est orné d’un tableau que j’avais acheté à Berne. Des prie-Dieu furent d’abord loués, le tout fut tapissé, pourvu de rideaux, finalement fut placé un petit autel.

 

Début octobre - Les trois premières postulantes font leur entrée : Mlles Gisi, Glutz et Capol. Au dernier moment, Mlle Chr. a des doutes et veut réfléchir. Les autres se tiennent à distance et veulent faire partie du cercle extérieur. Mlle Auderset voudrait suivre; elle regrette d’avoir manqué la retraite durant l’été. Pour les deux demoiselles A., on ne sait pas si elles ne seront pas expulsées en tant qu’Allemandes. Chacune des trois jeunes filles apporte, sans qu’elles se soient concertées, un bouquet de roses rouges; Madame Rudolph également envoie des roses rouges et d’autres pareilles viennent encore d’un autre côté. Adrienne et toutes les trois sont très touchées par cette coïncidence. On orne l’oratoire avec toutes ces roses et on célèbre un premier office. Les jours où les jeunes filles s’installent, je suis encore à Lucerne. Mais Adrienne me dit par la suite que la chapelle avait été pleine d’anges et de saints et qu’elle était déjà comme “investie par la prière”. Quand l’Abbé Blum visita la maison, il s’arrêta en entrant, tout saisi, et dit : “C’est vraiment l’opulence…” Les habitantes sont à peine maîtrisables de joie intérieure. Le pays de cocagne spirituel qui menace ici de s’étendre sera certainement bientôt dégrisé. Cependant Adrienne aussi est très heureuse, et ce début, qui s’est effectué si totalement dans la grâce et dans une abondance symbolique offerte par le ciel, est certainement celui qu’il fallait.

 

10 octobre - Hier j’étais à Solothurn pour informer l’évêque au sujet de la communauté. J’étais un peu angoissé avant cet entretien et je demandai à nos filles de prier. L’une d’entre elles a dormi par terre, elle a avoué qu’elle le faisait fréquemment. Durant l’été, elle a dormi par terre neuf jours de suite. Une autre nous cause du souci.

 

11 octobreFête de la maternité de Marie. Aujourd’hui commence avenue de Wettstein l’ordre du jour. Points de méditation; triduum jusqu’à dimanche.

 

15 octobreOuverture de la maison. Messe dans la chapelle de Lindenberg. Je donne une prédication, plutôt sèche. Tout à coup, je ne sais pourquoi, je commence à parler de Marie. Comment elle tient la communauté dans les bras; la voix alors me fut coupée. Adrienne me dit ensuite que, pendant tout un temps, avant que je commence à parler d’elle, la Mère se trouvait derrière moi avec l’enfant dans les bras. Après la messe, la maison est bénite. Nous allons ensemble de pièce en pièce et nous prions partout à genoux. – Chaque soir, Adrienne donne des points de méditation; trois fois par semaine, des instructions qui sont transcrites par Mlle Capol. Une fois par semaine, je donne une heure de dogme. Ignace indique à Adrienne comment faire pour les points de méditation qu’elle donne; il ironise : naturellement quand on est toujours aussitôt emporté dans les hauteurs, on sait peu de choses de la prière méthodique. Lui, il ne l’a pas eu facile, il a dû s’esquinter… Puis il se fit très amical et il lui montra comment elle devait faire.

 

20 octobreOn apprend que le Père H. est nommé visiteur de la province : cela pourrait créer des difficultés pour la communauté. On prie.

 

Mi-novembre - Avenue de Wettstein, Adrienne donne chaque jour des points de méditation et, deux ou trois fois par semaine, des instructions. Il n’est pas facile d’apprendre à nos filles le sens de toutes choses. Sans cesse elles viennent avec toutes sortes de sottises; l’esprit n’entre que lentement, bien que la volonté soit bonne.

 

7. Matériaux pour l’intelligence de la foi

 

Par ordre chronologique, thèmes abordés par Adrienne ou contenu de ses échanges avec le P. Balthasar.

 

3 janvier Comment comprendre les voix du ciel – Les saints dans le ciel.

23 janvier - Le samedi saint.

15 marsInitiation au “Suscipe » – La manière d’être d’Ignace – La vie selon les conseils évangéliques.

16 marsLa crucifixion du Seigneur et le sens de la souffrance.

Pâques La mystique – Les enfants et les anges.

Après Pâques - La Mère de Dieu – La prière .

21 avril – La fin d’une vision – Ignace – Marie.

6 mai Le diable.

Veille de la Trinité La Trinité.

TrinitéLa Trinité.

3 juin La vie des bienheureux dans le ciel.

10 juin Le monde sans Dieu.

Fin juinSaint Paul.

Aux environs du 10 août Le livre des « Exercices ».

14 août La pénitence.

15 aoûtLe chemin de Marie depuis le Ecce ancilla jusqu’à sa réception dans le ciel.

10 octobre - Points de méditation par Ignace.

20 octobreUne nuit de la petite Thérèse.

21 octobre - Le pouvoir des saints dans le ciel et leur impuissance.

27 octobre Les outils entre les mains du Seigneur.

Mi-novembre - La grande parenté entre visions et confession – Les visions : en avoir ou ne pas en avoir – La conception de Marie.

20 novembre La vie en Dieu – Une discussion entre Ignace et Paul – Les imperfections des saints – Au ciel, nous ne perdrons pas le sens du temps – Le péché originel – Tout appartient au Seigneur – Irénée – La dictée et l’extase – Différentes formes de chasteté – Pénitence et prière.

7 décembre - L’acte sexuel.

 

8. Adrienne et ses relations

 

3 mars - La nuit, Adrienne est presque toujours debout maintenant : elle cherche de l’aide, circule dans la maison dans une inquiétude mortelle. Noldi aussi bien que Niggi le remarquent; une fois même, au milieu de la nuit, elle entre chez Niggi avec chapeau et manteau sans remarquer qu’elle est prête à sortir. Le lendemain, il lui demande où elle a été la nuit. Elle doit répondre qu’elle n’est pas sortie du tout.

 

16 marsSes mains et son front saignent. Adrienne mange seule le soir avec Niggi, le front saigne et Niggi le lui fait remarquer. Il lui tient un long discours : elle ne doit pas gratter, etc. Ces mains qui saignent aussi sont quelque chose de singulier, il l’a remarqué depuis longtemps et fréquemment. Adrienne est persuadée que Niggi tient les plaies pour quelque chose de tout à fait naturel.

 

Après PâquesAdrienne dit : Ignace a prédit pour l’été deux autres jours dans l’enfer parce que sinon on “n’en viendra pas à bout”. Dans les journées qu’elle passe à Vitznau, elle réfléchit souvent à la future communauté. Elle raconte aussi comment elle a été reçue dans les différents monastères de la Suisse de l’ouest : comment tout de suite elle s’est entendue avec l’abbesse de la Maigrauge et avec Mère Ignatia, o.p. Quand une sœur de la Maigrauge eut avec elle une conversation au téléphone et que l’abbesse entendit la voix d’Adrienne (sans savoir qui parlait), elle dit : c’est une voix que j’attends depuis de nombreuses années. Quand Adrienne parut, l’abbesse fut toute déférence et humilité avec toute la sagesse de ses paroles.

 

22 juillet – Adrienne se fait beaucoup de souci pour Niggi qui est manifestement impliqué dans mille sombres aventures et ne rentre plus du tout à la maison. Elle prie pour lui et pour toutes les mères abandonnées par leurs fils.

 

12 août - Fin des « Exercices » à Estavayer. Adrienne est extrêmement heureuse. Elle va en voiture à Fribourg avec le P. Lavaud. Visite à Mme l’Abbesse de la Maigrauge et à Mère Ignatia, o.p., retour à Bâle.

 

Septembre sans douteAu retour d’Adrienne à Bâle (après des vacances), il y a de nouveau des difficultés avec Ks. qui fréquente beaucoup la maison de la place de la cathédrale. Il mène depuis longtemps une double vie impénétrable, il disparaît pendant des semaines bien qu’à part cela il vienne régulièrement, il a manifestement une foule de dettes mais il cherche à les nier. De plus en plus fréquemment des objets disparaissent de la maison : des livres, de la nourriture dans des armoires fermées à clef (Ks. a certainement un passe-partout), finalement des bijoux précieux reçus en héritage dans un bureau fermé à clef, des choses qui plus tard réapparaissent au mont-de-piété et ailleurs. Comme Ks. nie tout avec la mine la plus amicale et accuse Adrienne de le soupçonner faussement, elle ne sait finalement plus que faire et elle demande conseil à John Staehelin (le psychiatre); elle avertit en même temps la police. Les deux la mettent en garde parce que Ks. possède certainement des pistolets chargés, les deux redoutent de rencontrer l’homme devenu inquiétant. Après de longues discussions où Adrienne assume toute la responsabilité, elle conduit Ks. en auto à Friedmatt après qu’il a déposé ses pistolets sur la table au dernier instant, et là il a un entretien avec John. Adrienne est présente, Ks. fait une confession, également au sujet de sa maladie vénérienne qu’Adrienne a prise sur elle pendant un temps six mois auparavant, mais qui aujourd’hui connaît à nouveau une phase aiguë. Après ces événements irritants, cela va bien avec Ks. pendant plusieurs semaines; il se donne visiblement beaucoup de mal, mais au début octobre la situation redevient peu claire, il a aussi une inconcevable manie de mentir. – Une amie, qui était à l’école avec Adrienne, Mme le Docteur H.B., qui n’a plus pratiqué pendant de longues années, recommence à se tourner vers la religion, impressionnée par le catholicisme d’Adrienne. J’ai deux entretiens avec elle. Elle emporte “Jean” 1 et 2 pour les congés.

 

8 décembre - Un soir, Adrienne me téléphone : je dois aller chez elle le plus tôt possible. J’y vais et je la trouve très agitée et défaite. Elle peut à peine parler. Quand elle s’est un peu apaisée, elle dit : C’est à cause de J. Et, en hésitant, elle commence à raconter. Elle a vu l’âme de l’Abbé J. : à proprement parler deux âmes différentes; l’une, bonne, avec des fautes manifestes et avec la connaissance de ces fautes et une sorte de repentir à leur sujet; l’autre, dans les griffes du diable. Adrienne me donne une description précise et longue de l’état de son âme; à l’arrière-plan de son christianisme : fierté, calcul, rigueur, ambition. Sa bonté excessive aussi est au fond calcul. A un certain endroit, ce calcul est l’assurance vis-à-vis d’un Dieu possible. Elle sait qu’elle doit aller trouver J. pour le secouer. Elle résiste à cet appel qui lui paraît inouï : “Que dois-je donc lui dire d’un ciel si serein?” Elle trouve qu’on lui en demande incroyablement trop. Toute son âme est dans un tourbillon, dans le même tourbillon que le manque de foi de l’Abbé. Le lendemain, elle y va de fait. Elle est dans la plus grande angoisse jusqu’au moment où elle se trouve en face de lui. Elle commence alors à parler, tout amour et sagesse et prudence. Elle parle d’une manière indirecte : d’un prêtre qui pourrait être comme ci et comme ça. Adrienne le décrit si exactement que J. fond en larmes et dit : “Ce prêtre, c’est moi. Qu’est-ce que je dois faire?”. Elle donne quelques directives et promet sa prière. Il dit : “Je retomberai”. Elle dit qu’elle priera et intercédera pour lui. Puis elle rend visite encore à l’Abbesse de la Maigrauge, sa grande amie, et revient à Bâle. Deux semaines plus tard, alors qu’elle est un jour dans le trou, il lui est montré que J. a de nouveau gaspillé la grâce offerte. Il s’est refermé. Et un petit prétexte (voyage de Béguin à Paris) donne à l’Abbé l’occasion d’envoyer à Adrienne un télégramme furieux. On doit attendre une occasion ultérieure.

 

9. Adrienne elle-même. Adrienne devant Dieu, sa prière, sa mission

 

20 janvier - A la consultation, beaucoup de travail. Un jour, Adrienne avait prié pour avoir une consultation “convenable”. Là-dessus il vint une telle foule de cas horribles, de prostituées, de gens atteints de maladie vénérienne, de ménages désunis, qu’elle dit par la suite qu’elle ne ferait plus jamais une prière de ce genre.

 

Pâques - Toutes les plaies étaient fermées, les stigmates des mains à peine visibles encore, la plaie du front tout à fait invisible; Adrienne dit que toutes les plaies du coeur aussi avaient totalement disparu; seule, la grande cicatrice qui allait jusqu’au milieu du dos était encore là. Elle semble devoir rester. – Adrienne part en voiture pour Sion, Estavayer, Fribourg, Vitznau, tandis que je vais à Emmetten pour un cours de deux semaines, puis à Einsiedeln pour des « Exercices ».

 

Après le 21 avril - Ce sont les jours qui précèdent la capitulation; Mussolini a été exécuté et les grands chefs nazis disparaissent. Adrienne sent l’appel pressant à prier pour ces grands criminels; elle s’agenouille toute une nuit au pied de son lit : elle prie et fait pénitence. Elle le fait parce qu’elle doit.

 

7 octobreAprès une pause assez longue, je résume brièvement dans ce journal ce qui s’est passé depuis la mi-août. Je suis parti dans le Tyrol puis à Rigiklösterli où je donnai un cours. Entre-temps Adrienne alla au couvent de Wil chez les dominicaines. Là elle se sentit plutôt mal à l’aise, elle trouve tout absurde ou, comme elle dit : “bête” . Elle est heureuse de pouvoir prétexter des crises cardiaques pour s’en aller. Elle va pour peu de temps à Cassina où elle s’entend bien avec la vieille Madame R., elle lui donne des indications sur maintes questions de vie spirituelle et se repose un peu. Au bout de quelques jours, elle se rend à Vitznau où elle s’arrête pendant que se poursuit mon cours à Rigi. Je lui rends visite un jour, elle est très gaie. Ce sont quelques jours de congé, sans visions, sans exigences; enfin, dit-elle, il lui est permis d’être une fois une chrétienne normale. Mais elle se réjouit en même temps des missions futures. A Rigi, le cours se poursuit dans une ambiance excellente et les vocations religieuses sont affermies. De loin, Adrienne s’y associe par la prière et le sacrifice.

 

Premiers jours d’octobreDurant ces mois, Adrienne eut constamment des visions, plus ou moins régulièrement, et elle ne cessait de m’en parler. Comme j’ai oublié beaucoup de détails, je renonce à les reproduire d’une manière inexacte. La plupart des visions concernaient Marie, ses relations à la Trinité et aux hommes. Sur ma suggestion, Adrienne a commencé aussi à donner forme au livre sur Marie, qu’elle devait écrire. Elle distribue les chapitres et met en ordre sous les titres les pensées qui lui viennent. On devra encore voir si elle écrit le livre elle-même ou si elle va le dicter. Les lettres sur le mariage ne sont toujours pas finies, malheureusement.

 

20 novembreIl y a quelques jours, une nuit, au bord de la syncope, Adrienne s’en est remise de tout à Dieu et lui a demandé de bien vouloir tout reprendre pour le donner à quelqu’un qui en ferait un meilleur usage. Elle entendit alors tout d’un coup la voix de saint Ignace qui disait : “Sottise”. Elle leva les yeux et vit saint Ignace qui dit encore : “Quand on reçoit de Dieu une mission, ce n’est pas pour la lui rendre. Il est quand même clair que Dieu veut qu’elle soit réalisée et il y compte bien”.

 

24 novembreElle ne cesse de remarquer à quel point saint Ignace est un homme amusant et curieux. Il fait toujours quelque chose d’inattendu. Elle l’aime “chaudement”, bien que parfois elle se dispute un peu avec lui. Quand elle est vraiment dans le besoin et l’abandon, saint Ignace l’aide avec une merveilleuse fidélité.

 

8 décembre - Adrienne donne une conférence chez les étudiantes; là on l’interroge assez crûment sur la fondation avenue de Wettstein. Elle répond ouvertement et avec une sincérité qui les contraint toutes au silence et à la réflexion. La discussion se poursuit ensuite entre les étudiantes jusqu’au matin.

 

15 décembreCes jours-ci, Adrienne est très triste pour tout ce qu’elle a traversé. Elle m’explique la différence entre la tristesse et la souffrance de la croix. La souffrance est quelque chose de beaucoup plus grand que la tristesse personnelle la plus profonde. Le soir où elle fut dans une terrible angoisse pour Noldi, elle me disait ainsi : “Et cependant cette souffrance n’est pas comparable à la souffrance que je supporte à cause de Marie qui doit mettre au monde son enfant”. Je demande pourquoi. Elle dit : “La Mère sait exactement que le monde devrait être prêt à recevoir le Fils, et elle a l’angoisse de le faire sortir dans un monde hostile. Oh! Si seulement on pouvait l’aider! J’ai offert les miens : c’était un petit rien en face de cette douleur. On peut pleurer sur ses enfants. Sur le Seigneur en croix, on ne peut pas pleurer. Cette souffrance se trouve sur un tout autre plan”. Je lui rappelle le mot du Seigneur sur le chemin de la croix : “Pleurez sur vous et sur vos enfants”. Elle dit : “Tiens, c’est vrai! Oui, je comprends cela maintenant”.

 

10. Adrienne et le Père Balthasar

 

23 janvierUn étudiant, F.X., qui prépare le bac à Engelberg, écrit au P. Balthasar; il s’intéresse à la Compagnie. Je fais demander à Ignace par Adrienne ce qu’il en pense. Ignace acquiesce et Adrienne me donne le lendemain matin des détails précis sur le caractère du garçon, sur la manière dont je dois rédiger ma lettre, etc. Ces jours-ci, C. est également en cause. Ignace dit qu’il ne s’en désintéresse pas, indique là aussi une tâche, mais il laisse entrevoir que, finalement, il n’en sera sans doute pas question pour lui.

 

4 févrierPour me faire une surprise, elle a rédigé en quelques jours un petit écrit : « Quatre lettres au sujet d’une vocation au cloître ». Je lui demande de poursuivre le travail.

 

25 févrierAvant le mercredi des cendres, elle me dit que je devais prier parce qu’elle avait quelque chose de dur à me dire. Elle me dit dans les larmes que, depuis quelques jours, le matin à la messe, elle voit que je ne vis plus tout à fait dans l’amour, que beaucoup de choses en moi se sont assombries, que je prie trop peu. Elle a prié pour pouvoir enlever tout cela et, là-dessus, elle a eu un mal de tête épouvantable comme jamais auparavant quand elle avait pris sur elle quelque chose pour moi. Je dois de nouveau être mieux à mon affaire, il n’est pas permis que je la laisse seule dans la souffrance. Cela a dû être purifié avant d’entrer dans le temps du carême. Elle dit tout cela avec tant d’amour et de simplicité que cela me toucha profondément et que, depuis, je cherche à mieux y correspondre.

 

15 marsUn jour, dans une conversation avec F.B., elle apprend l’existence de ce journal sur elle. Comme elle est dans le trou le plus profond, cela lui donne un tel choc qu’elle croit que tout est fini entre nous. Elle voit là une telle profanation du secret que tout amour est devenu impossible; elle me fait venir et dit qu’elle ne veut pas continuer. Il ne fallut pas longtemps néanmoins pour lui faire comprendre que ce sacrifice aussi était inclus dans le grand sacrifice qui avait déjà été offert; elle le reconnut et demanda mille fois pardon. Elle craignait fort que le Seigneur ne pût lui pardonner cette “trahison”.

 

21 marsPuis je donnai à Einsiedeln les « Exercices«  pour des étudiantes. Adrienne était rentrée à Bâle et, de là, elle me donna des indications. D’une part elle connaissait les noms (elle avait la liste) de celles auxquelles je devais faire particulièrement attention, d’autre part elle les voyait en esprit sans connaître les noms et elle attira mon attention sur certains points. Il y avait par exemple une blonde très petite, fine, dont elle parla beaucoup : c’était H.V.; toutes les données correspondaient. Également pour Mlles R., H., I., elle savait à quoi s’en tenir. Pendant ce temps, elle ne dormit pas une heure, mais elle souffrit toute la nuit pour les jeunes filles; elle était tellement à Einsiedeln en esprit qu’elle savait aussi exactement si chacune dormait ou non, si elles étaient inquiètes la nuit, etc.

 

Après PâquesD’Emmetten où le P. Balthasar donne des cours, il rend visite à Adrienne à Vitznau. Elle est certes en bonne condition physique mais très inquiète par quelque chose qui me concerne. Elle n’a cessé de voir la Mère avec notre communauté et aussi quelques prêtres qui se trouvent en rapport avec cette œuvre. Qui sont ces prêtres? Un jour qu’Ignace est là, elle lui demande : “Est-ce que ce sont les jésuites qui vont à Balzers?” Ignace fait le mystérieux et disparaît. Il réapparaît au bout de quelque temps comme si de rien n’était. Adrienne lui demande à nouveau : elle doit quand même savoir clairement ce que nous aurons à faire. Devons-nous chercher à mener à Balzers les jeunes gens qu’Ignace a “désignés”? Ignace dit d’une manière assez énigmatique : pour le moment il n’y a pas d’autre voie. En outre il renvoie au dernier samedi saint comme s’il y avait là la solution toute prête. Pour cela, Adrienne en vint à penser que je pourrais peut-être être obligé de sortir un jour de la Compagnie. Je lui remets en mémoire que, tout au début, elle avait déjà vu quelque chose de ce genre : elle avait dit alors que pourrait venir un temps où d’être dans la Compagnie ou en dehors n’aurait plus aucune importance. Je dis : naturellement, je n’envisagerais une telle idée que si cela apparaissait comme la volonté tout à fait claire de Dieu sur moi. Je préférerais la volonté de Dieu à l’Ordre. De son côté, Ignace dit qu’il nous montrerait en toute clarté quand le temps serait venu pour une nouvelle fondation. Ces jours-là, je m’offris aussi pour ce sacrifice qui, certainement, serait le plus dur qui puisse m’être demandé. – Comme le cours à Emmetten ne se déroulait pas bien tout d’abord, je téléphonai à Adrienne pour lui dire de prier un peu. De fait, dans l’agitation du voyage, elle n’y avait pas beaucoup pensé. Dès qu’elle commença à prier, tout fut comme inversé, zèle et bonne ambiance furent manifestes.

 

14 avril – A Einsiedeln, Adrienne me parle de grâces particulières qui m’ont été accordées et que je ne note pas ici. Puis je donne mes deuxièmes « Exercices » pour étudiantes, et Adrienne retourne à Vitznau pour quelques jours. Une fois encore elle me donne des indications par téléphone. A la fin de son séjour, elle a des crises cardiaques qui s’intensifient. A la fin, elle est si faible qu’un soir elle oublie mon interdiction et qu’elle prie pour pouvoir mourir. Elle ressent un très grand désir d’être unie à Dieu. Sa prière est exaucée : elle est réellement et véritablement morte, dit Adrienne, et cela n’a certes pas été agréable. Mais, de l’autre côté, elle a rencontré aussitôt le Seigneur et tout a été si magnifique qu’elle ne pensait plus du tout revenir en cette vie. Il lui revint ensuite à la mémoire qu’elle était partie sans me le demander. Elle dit au Seigneur qu’elle devrait sans doute retourner une fois encore par obéissance. Le Seigneur lui demanda si elle retournait par obéissance ou par amour. Elle répondit que c’était difficile à décider, les deux étant si proches l’un de l’autre. Le Seigneur lui donna une bénédiction et lui promit d’aimer la nouvelle communauté, et cela tout autant qu’un autre Ordre comme les dominicains ou les jésuites. Elle emporta aussi une bénédiction du Seigneur pour moi.

 

Après le 21 avril – Pour moi aussi et pour mon apostolat, elle prie beaucoup; elle ne cesse de m’offrir une nuit. Il est clair que je retransmets aussitôt ces grâces dans nos travaux communs.

 

Dimanche 10 juin - Il est arrivé plus d’une fois qu’Adrienne m’a téléphoné pour me dire qu’elle devait me dire quelque chose mais qu’elle ne savait pas encore quoi. Comme cela lui semblait absurde, elle hésitait longtemps avant de prendre au téléphone. Mais la pression était la plus forte. Elle venait avec un secret qui était noué comme un nœud, et le nœud n’était défait que lorsqu’elle était chez moi.

 

Fin juinVendredi, Adrienne était dans un trou affreux. Elle vint me voir le matin pour me dire qu’elle devait simplement me dire quelque chose. Tout ce qu’elle a fait est faux, elle ne croit plus et on ne peut plus lui demander de faire comme si sa vie dépendait totalement de la foi, alors qu’il n’y a plus en elle la moindre étincelle de foi. Je la tranquillise à grand peine et je la console jusqu’à l’après-midi. Mais l’après-midi, la même chose recommence : pendant deux heures je participe à cette peine indicible qui était en partie physique mais surtout morale. A la fin, elle me dit qu’elle a vu R.S. et qu’il est tout près de la vision. Seulement ce qu’il fait n’est pas tout à fait correct. Elle me donne des indications précises sur la manière dont il devrait se comporter : plus simplement, avec la confiance d’un enfant, sans réfléchir sur le don reçu. Et tout à coup elle entend la voix du Seigneur; elle écoute attentivement et répète mot pour mot : “Les dons que je fais, il doit les recevoir aussi simplement que je les lui donne sans les regarder et sans les éplucher”. J’écris encore le jour même à R.S. Elle me donne également des indications pour G.B. qui s’est éloigné intérieurement. Elle me décrit exactement sa situation. – Mercredi dernier j’ai été invité chez le P.G. qui voulait discuter avec moi de tout le problème. Il était inquiet au sujet de ma position vis-à-vis des jésuites. Je lui expliquai le tout aussi bien que je le pus : je suis prêt à faire la volonté de Dieu dans la Compagnie comme en dehors d’elle; renoncer à la Compagnie serait pour moi le sacrifice le plus dur qui pourrait m’être demandé. Adrienne sut exactement ce qui avait été discuté à Zurich. La nuit suivante, elle la passa tout entière à genoux et pria “avec une sorte de rage” (comme elle dit), comme elle n’avait plus jamais prié depuis la mort de son premier mari : Ignace doit quand même rendre possible que tout ce que nous devons faire puisse se réaliser dans la Compagnie. Ignace était là et il était très aimable. Ce jour-là, d’une manière étonnante, je n’avais pas le moindre rhume des foins bien que normalement j’aurais dû en avoir un très fort. Adrienne l’avait, comme je m’en doutais. J’y vis un signe qu’Ignace se soucie de tout, qu’avec lui c’est en bonnes mains, quelle que soit l’issue de l’affaire.

 

Début juillet - Adrienne expérimente à nouveau un grand enfer avec beaucoup de scènes symboliques dont elle m’explique ensuite le sens. Je pars en voyage aussitôt après cet événement. Les jours suivants, Adrienne m’écrit qu’elle vit encore toujours au bord de l’enfer. Elle a le sentiment que je n’aurais pas dû partir si rapidement en voyage étant donné que davantage de choses encore devaient lui être montrées sur l’enfer. Elle n’a plus de visions, mais il lui semble que l’abîme est encore toujours là, prêt à la prendre en lui. Ce n’est qu’après huit jours environ que cela change et que cela fait place à un temps de tranquillité de l’âme.

 

22 juillet – Nous nous rencontrons à Einsiedeln. Adrienne se plaint de douleurs à un œil. Le lendemain, les douleurs s’accroissent tellement qu’elle va chez l’oculiste, qui lui extrait un éclat de fer rouillé. Encore deux jours et l’œil aurait été perdu. Le médecin lui prescrit des lunettes qui lui causent dans les semaines qui suivent une souffrance grandissante : elle ne voit plus rien, elle ne reconnaît plus les personnes et ne peut plus travailler à cause des maux de tête. Comme chaque année, elle collabore cette fois-ci aussi aux « Exercices » que je donne à Einsiedeln et elle m’indique les vocations possibles. Pour l’un ou l’autre, elle passe souvent la nuit entière à genoux.

 

12 août - Le jour de mon anniversaire, le 12 août, dernier jour des « Exercices », je demandai le matin à Ignace de me choisir un beau texte de l’Ecriture. Quand j’ouvris le missel, mes yeux tombèrent sur l’évangile : Beati oculi qui vident quae vos videtis. Adrienne me dit par la suite qu’Ignace avait été avec elle le matin et lui avait donné, pour ainsi dire comme points de méditation, une petite explication du texte : Beatam me dicent omnes generationes.

 

Premiers jours d’octobre - Je vais une fois encore à Lucerne pour finir d’écrire un livre. Déjà au premier temps du travail, en août et septembre, Adrienne m’avait aidé de loin d’une manière remarquable. Elle priait, se couchait par terre la nuit, trouvait encore une foule d’autres choses qu’elle ne m’a pas révélées; en fait, le travail avançait avec beaucoup de facilité; le tout fut terminé en trois ou quatre semaines. Un jour, alors qu’elle était en enfer, Adrienne me parla de la confession, à moi, l’inconnu. Elle dit qu’elle a toujours voulu tout découvrir jusqu’au fond à son confesseur. Sur un point seulement, elle n’a pas tout à fait bonne conscience : elle ne lui a pas dit tout ce qu’elle a fait pour lui comme pénitence. Il en aurait peut-être été mécontent. “ Croyez-vous que cela a été contraire à la sincérité?” Je lui dis : “Non, et je veux en prendre sur moi la responsabilité”. Cela la tranquillisa; elle dit : “Ce sont les petites cachotteries de l’amour”.

 

10 octobreJe fais part aujourd’hui à Adrienne que je conclus, des notes sur l’enfer que j’ai prises, qu’elle vivrait sans doute jusqu’en mars-avril 1950. Elle est très étonnée de ce calcul, elle trouve le temps vraiment long et soupire.

 

21 octobre - Le soir, Adrienne me fait savoir, d’après ce qu’elle a compris de saint Ignace, qu’elle ne vivrait plus que deux ans tout au plus. Je lui réponds : il ne peut se faire qu’elle meure à cause de moi. Elle ne comprend pas ce que je veux dire. Je dis : elle ne peut pas mourir pour que je n’aie pas à sortir de la Compagnie de Jésus. Elle me regarde, ébahie, comme si j’avais deviné quelque chose de secret, et elle dit d’un ton mal assuré : “Comment avez-vous trouvé cela?” Je confirme ce que j’ai dit. Elle, finalement : oui, c’est lié. Alors, moi : “Dites à notre Père (saint Ignace) qu’il veuille bien regarder sa devise : Major gloria. Si la plus grande gloire de Dieu exige que je sorte de la Compagnie, je suis prêt à sortir tout de suite. Il ne peut pas se faire qu’en raison de mon refus quelque chose de la mission de Dieu soit réduit ou modifié”. Elle me remercie pour ces paroles bien que, humainement parlant, elle préférerait de beaucoup mourir plutôt que de vivre encore.

 

20 novembre Je lui suggère d’écrire davantage dans son journal. Elle dit : “Je préférerais écrire sur des feuilles volantes, parce que je ne suis pas sûre que mon bureau n’est pas visité. Puis le livre sur Marie ». Pour Noël, elle voudrait faire un cadeau au P. Balthasar. « Je voudrais écrire quelque chose sur la prière. Dois-je l’écrire d’une manière plus personnelle ou d’une manière impersonnelle?”. Moi : “Faites quelque chose de plus personnel”. Puis Adrienne s’agenouille et devient infiniment sérieuse. Elle dit très lentement : “Désormais voici ce qui va se passer : si vous avez quelque chose à demander, vous n’avez qu’à le dire. Et si, auparavant, vous dites : Je vais maintenant demander quelque chose, je ne le saurai pas si vous préférez le savoir sans que je sois au courant”. Je dis que je remercie pour ce cadeau. Elle dit : « Vous pouvez bien dire un grand merci d’une manière générale ». Je lui demande alors : “Comment puis-je faire mieux?” Adrienne répond : “En mettant toujours plus le Seigneur au centre. Nous ne pouvons pas être en même temps chez nous et avoir le Seigneur comme centre. Lui laisser la place libre. Mais comment faire? Il n’y a qu’un moyen, tout simple : nous devons donner la main à la Mère. Alors le centre sera libre pour le Seigneur. Dès qu’on commence à prier, tendre la main à la Mère afin que le Seigneur soit le centre de la prière. Vous comprenez? Surtout ne plus penser à soi. C’est la seule manière de faire mieux. Vous n’avez pas le droit de vouloir mesurer le centre. On est si souvent distrait en tout : lors de l’action de grâce à la messe, lors de la méditation, ici et là. On y introduit trop de ses propres plans. A la méditation, on peut bien sûr jeter un coup d’œil sur ce qui va venir et en quelque sorte réfléchir d’une manière évangélique sur ce qu’on a vu. Mais pas trop. Sinon le centre n’est plus libre pour le Seigneur. Après la messe, ne faire que rendre grâce. Nous sommes si habitués à savoir que le Seigneur à la messe est au centre, que nous oublions que nous devons toujours le connaître à nouveau… Mais maintenant nous allons prier, n’est-ce pas? » Je récite quelques prières; elle se réveille (d’une sorte d’extase). Quand elle se réveille, elle veut continuer à partir de l’endroit où elle s’était arrêtée. Mais elle remarque dans sa conscience un vide qu’elle n’arrive pas à combler. Elle ne saura pas à l’avenir ce qu’elle m’a dit dans cet état. – (Le phénomène se reproduira plus d’une fois par la suite. Adrienne est en extase. Le P. Balthasar lui pose des questions, elle y répond, toujours en extase. Après coup, elle ignore totalement ce qu’elle a pu dire dans cette extase, mais le P. Balthasar en a pris note). – (Adrienne en extase). Je devrais pouvoir parler avec quelqu’un de la mission. Je ne peux pas être si seule dans la mission et ne rien y comprendre. On peut même me jeter en prison – Inquisition -, mais me dire quand même au moins pourquoi. Où se trouve l’erreur? Qu’est-ce qui est faux? Pourquoi Dieu n’est pas content? Suis-je orgueilleuse? Je veux faire tout ce qui est la volonté de Dieu, mais je dois parler une fois de la mission car elle existe. Elle nous est venue et nous avons dit oui. J’ai beaucoup prié pour chaque enfant en particulier. Et aussi pour ceux qui vont venir, pour l’Église, pour les jésuites. Je les aime. Aussi pour les futurs jésuites. Peut-être me suis-je trop dispersée. Mais je pensais qu’on devait le faire. Je savais bien qu’on pouvait faire mieux. Il y a beaucoup de choses que je n’ai pas dites à cause du manque de temps, mais j’ai toujours essayé… Non, je ne veux pas présenter un plaidoyer. La seule chose qui ne peut pas être lésée, c’est l’amour de Dieu. Et si la méfiance autour de nous et toute opposition sert à ce qu’il soit mieux répondu à l’amour de Dieu, à ce que sa volonté s’accomplisse plus totalement, aucun de nous deux ne murmurera. Je me porte garante pour le P. Balthasar ; pour soi-même, on ne peut pas se porter garant. Pensez à Pierre, mes enfants! Il est difficile de décrire l’animal qui bouge sans arrêt, qui était et qui sera et qui n’est pas… Nous avons simplement répondu à l’exigence avec notre humaine faiblesse, faiblement, cahin-caha; il a vraiment fallu l’amour de Dieu pour former un oui avec nos soupirs. – Deux fois, ces jours derniers, la Mère dit à Adrienne que je dois veiller sur elle, Adrienne, prendre soin d’elle.

 

24 novembreLe jour où elle me parla du livre de vie, elle me dit encore : “Où dois-je mettre le caillot de sang?” Je fus plutôt contrarié et ne sus que répondre. Elle marcha dans la pièce. Puis elle découvrit à mon prie-Dieu un petit tiroir. Elle s’agenouilla, l’ouvrit et y déposa quelque chose d’invisible. Puis elle se frotta longuement les mains et dit : “Étrange qu’on doive toujours se purifier du sang même quand lui-même est pur”. – Comme j’ai des sténogrammes à l’infini et qu’avec cela et mes autres travaux je n’en sors plus, une espèce de panique me saisit. J’explique à Adrienne d’une manière assez rude que je dois absolument faire une pause pour recopier; nous pourrons ensuite continuer la dictée. Le jour suivant, Adrienne me dit que je ne dois pas être de mauvaise humeur avec elle. Notre amitié n’est pas de ce monde, elle appartient au ciel et là, on n’a pas le droit d’avoir des humeurs. Elle dit cela avec beaucoup d’amour. Puis elle ajouta que saint Ignace m’envoie son bon souvenir et que je ne dois pas prendre trop de peine maintenant pour recopier. “Plus tard” j’aurai bien assez de temps pour trier et mettre en ordre. Je dois mettre à profit maintenant le temps qui m’est donné.

 

8 décembre - La Mère apparaît à Adrienne le matin comme la première fois il y a de nombreuses années : toute vaporeuse et en état d’apesanteur. Mais la veille tout avait été le plus grand désordre spirituel, doute, intelligence du péché originel. Adrienne avait seulement dit que le lendemain elle viendrait me rendre visite avec la Mère. Elle était à ma messe avec Marie. – Durant tout le mois de décembre, chaque fois que nous travaillons ensemble à l’Apocalypse de Jean, après deux ou trois pages, saint Ignace apparaît et il explique beaucoup de choses. La présence de saint Ignace est d’une proximité et d’une familiarité merveilleuses. Il rend heureux et en même temps il élève, insistant strictement et inexorablement sur la clarté et la transparence, mais plein d’humour. Il explique quelque chose et, à la fin, il pose une question pour voir si j’ai compris. Il invente un cas que je dois résoudre. Entre deux, je peux toujours poser des questions; mais les questions doivent être claires (pas abstraites en quelque sorte), sinon il demande un exemple pour expliquer la chose. Il se tient quelque part derrière moi si bien que constamment le regard d’Adrienne va de moi à lui et de lui à moi. Quand elle reproduit une explication plus longue de saint Ignace, elle ressemble à un peintre qui ne cesse de regarder le modèle pour vérifier. Elle lit les mots sur les lèvres de saint Ignace, mais elle doit tout traduire de la langue céleste dans la langue terrestre. Souvent il lui suffit de jeter un bref coup d’œil pour lire toute une vérité qu’elle développe ensuite en plusieurs phrases. Elle compare la voix de saint Ignace à celle de l’eau mugissante de l’Apocalypse : tout est dit en même temps. Elle, Adrienne, doit le déployer dans le temps. – A la fin d’un entretien de ce genre, au cours duquel font rarement défaut les idées les plus inattendues et souvent amusantes – des idées dont on voit de loin qu’elles portent la marque de l’esprit de saint Ignace – je peux chaque fois poser des questions. Sur tout ce que je veux. J’ai donc établi toute une liste de questions et j’ai toujours reçu des réponses sur tout. Saint Ignace dit que c’est son cadeau de Noël pour moi. Un jour, à la fin, il dit par Adrienne quelque chose qu’elle ne me transmet pas volontiers : je dois savoir que ces vérités qu’il dit ici ne proviennent pas seulement de lui, elles proviennent aussi d’Adrienne. Je croyais tout d’abord qu’il voulait dire que ses “vérités célestes” étaient comme forcément broyées par un médium terrestre. Mais il veut dire quelque chose d’autre, ainsi qu’il le précise lui-même : il doit en partie à Adrienne que ses pensées peuvent continuer à vivre dans la langue et la manière de penser d’aujourd’hui. Et lui exprime par là sa reconnaissance. Adrienne est très gênée de me rapporter ces propos. – Ces jours-ci, Adrienne me prédit quelque chose sur mon avenir, que je ne peux consigner ici, mais qui m’étonne au plus haut point et me semble incompréhensible. – Je demande à saint Ignace, qui avait dit deux fois que je devais fonder une revue, comment il se l’imagine. Je ne vois pas la possibilité de le faire maintenant. Il dit : “Pas maintenant! Mais déjà faire des plans et penser à des gens avec qui on écrira”. (Première annonce de ce qui sera un jour la revue « Communio« ). – Un dimanche de l’Avent, je prêche dans l’église Sainte-Marie. Adrienne prie et ne pense pas du tout à moi. Puis elle voit tout d’un coup s’ouvrir les portes de la sacristie; deux anges en sortent avec une étole verte; je sors derrière eux à quelques pas, également avec une étole verte. Les anges marchent devant moi jusqu’à la chaire. On m’avait de fait donné une étole verte au lieu d’une violette; je ne m’en aperçus qu’après. – Mais la grande épreuve de cet Avent devait venir tout d’abord. Ce n’est que lorsqu’elle commença que je compris pourquoi Marie avait dit il y a quelque temps que je devrais prochainement prendre soin d’Adrienne et être gentil avec elle. Cette tentation ne peut pas être décrite ici parce que plusieurs personnes de son entourage immédiat y étaient impliquées. Ce fut une affaire énervante qui dura des semaines; de temps à autre, le soir, je trouvai Adrienne tout en larmes; de sévères crises cardiaques également en découlèrent. Adrienne est si absorbée que pour la première fois rien n’est dicté. Elle propose de le faire, mais je refuse. Nous allumons deux bougies de l’Avent, j’essaie de la consoler un peu.

 

11. Messe et communion

 

11 octobre 1945 - Hier, dans une conversation sur l’eucharistie, Adrienne me dit comme allant de soi : “Le Seigneur fait que son corps eucharistique a une influence jusque dans le monde d’en bas afin qu’il agisse en ceux qui, sans l’avoir voulu, ne sont pas parvenus à la foi”.

 

12. « Voyages »

 

22 janvier 1945A nouveau des “voyages”. Elle voit des choses épouvantables et elle doit aider. Quelque part dans le Nord, un couvent plein de moines, peut-être des capucins, qui sont emprisonnés et brûlés avec leur couvent. Deux ou trois étaient des saints, quelques-uns essayaient au moins d’adorer Dieu et quelques-uns étaient intérieurement franchement révoltés. Elle dut persévérer là jusqu’à ce que les corps eux-mêmes brûlent. C’était si horrible que, le matin, elle était encore tout épuisée. Pour la première fois, dit-elle, elle eut aussi une idée de la manière dont elle revenait dans son corps après un “voyage” de ce genre. Pendant le “voyage”, elle a comme un autre corps, totalement imperceptible, dont la caractéristique principale est qu’on n’y fait pas attention. Elle ne possède alors que des sens récepteurs, tournés vers l’extérieur : elle voit, entend et ressent. Mais il manque à ce corps tout ce qui a rapport à lui-même : tout sentiment réflexe. Et elle a éprouvé exactement et avec étonnement comment elle devait reprendre possession de son ancien corps par la force. Elle était si épuisée par le “voyage” qu’elle me téléphona qu’elle ne pourrait pas venir à la communion. Il y a quelque chose de presque humoristique dans le fait qu’il y a peu de temps on se trouvait sans peine en Silésie et en Norvège, mais qu’on est maintenant trop fatigué pour aller en voiture de la place de la cathédrale à la rue Herberg.

 

25 févrierSans cesse des “voyages” : Adrienne voit presque chaque nuit les horreurs indicibles qui se passent dans le monde, surtout les crimes contre les mœurs, la corruption de la jeunesse, l’étouffement des vocations au sacerdoce et à la vie religieuse par des adultes corrompus, souvent par les parents eux-mêmes, etc.

 

3 mars - Adrienne parle à nouveau de visions. Elle a vu tout le clergé suisse, comme sur un plateau à servir.

 

26 octobre - Ces jours-ci, Adrienne fait fréquemment des voyages dans toute l’Europe : en Allemagne, en France, en Italie, etc. Elle voit une quantité de discussions, de conférences, surtout sur des questions religieuses. Mais partout on se cherche beaucoup plus soi-même que le Seigneur. On est très amical les uns avec les autres, et on a tous les égards possibles, mais l’ultime arrière-pensée ce n’est pas Dieu, c’est d’imposer sa propre tendance.

 

13. Diable et tentations

 

20 janvier 1945 - Le diable aussi recommence à se montrer. Un jour, étant dans le couloir, elle le voit traverser la pièce et disparaître dans le petit salon : grand, vêtu de noir. Le 20, au matin, elle revoit le Seigneur, plein de bonté et bénissant.

 

23 janvier - Le diable la tourmente. Elle est parsemée de taches noires. Un jour, elle essaie d’écrire un brouillon à son bureau, mais le diable y est assis et cela lui cause une sorte de nausée comme à l’annonce d’une grippe. Avec des signes de croix et de l’eau bénite, il n’est jamais chassé que pour un instant; il réapparaît aussitôt à l’autre bout du bureau. Plus tard, le diable l’agace en ouvrant constamment la porte de la pièce et Adrienne doit sans cesse se lever pour la refermer. La porte n’est ni abîmée ni branlante.

 

15 marsLa nuit dernière, elle était assise pleine d’angoisse à son bureau, la maison était vide. Soudainement, elle eut le sentiment que quelqu’un était dans la pièce. Elle se leva pour vérifier, dans une angoisse grandissante, mais elle ne trouva personne. Puis elle entend nettement des pas dans le couloir. On frappe, elle crie : entrez. Personne. Elle va voir : il n’y a personne. Après un instant, on frappe à nouveau. Elle retourne voir, la lumière est allumée et la porte donnant sur le balcon est ouverte. Elle va voir sur le balcon : personne. Elle ferme, éteint la lumière, retourne dans la pièce. La même scène se reproduit bientôt. Elle passe alors dans toute la maison comme folle d’angoisse. Elle voit que tout à coup la porte de sa chambre, qui donne sur le balcon et qui se ferme de l’intérieur, est grande ouverte, mais il n’y a personne. Elle entend alors un coup de feu sur le balcon; cela la soulage : il y a donc quand même quelqu’un là. Quand elle revint dans sa chambre, il y avait une cartouche sur le tapis; elle me la montra le lendemain. Tout cela, ce sont manifestement des tracasseries du diable pour augmenter son angoisse.

 

1er août Adrienne avait dit au P. Balthasar que le manuscrit des lettres de mariage lui avait été à nouveau volé par le diable. Il n’avait pas osé l’inciter à recommencer une fois de plus. Elle l’informe maintenant dans une lettre que, la nuit, elle avait dû se lever et descendre, et en bas elle avait reçu d’Ignace le manuscrit. Elle l’envoya aussitôt au P. Balthasar pour qu’il le garde.

 

5 aoûtA Estavayer pour la retraite de fondation de la nouvelle communauté (l’enfant). Vers neuf heures du soir, j’étais encore parti faire une petite promenade. Quand je rentrai et me trouvai encore à l’étage du dessous, Adrienne descendit en robe de chambre et me demanda qui avait sonné. Je lui assurai que je n’avais pas entendu sonner; j’allai à la porte d’entrée pour vérifier, il n’y avait personne. Puis j’allai me coucher. Le lendemain matin, Adrienne me raconta que, peu après, on avait à nouveau sonné. Ce n’était pas tout à fait le son de la sonnette de la maison, mais un signal semblable et prolongé. Elle descendit et trouva devant la porte tout un rassemblement de diables qui demandaient la permission d’entrer. Elle savait seulement qu’elle devait refuser de toutes ses forces. Elle rentra pour prier; finalement, comme elle ne savait plus que faire, elle se rendit à la chapelle, prit de l’eau bénite et en mouilla le seuil de l’escalier. Elle dit : “Les diables ne sont vraiment pas entrés”.

 

Aux environs du 10 août Adrienne fit une visite à Béthanie près d’Estavayer, au couvent des dominicaines. Elle vit là les sœurs au chœur. En arrière, se trouvait une sœur qui semblait constamment ricaner. Elle avait quelque chose dans les bras, à son coude, sur quoi elle jetait constamment des regards à la dérobée en ricanant. Adrienne vit se tortiller une queue et elle pensa d’abord qu’elle avait pris un chat avec elle. Mais la petite queue se tortillait de-ci de-là si haut qu’il n’y avait pas de doute : c’était une tromperie du diable. Adrienne dit : peut-être la sœur est-elle possédée ou bien le diable est-il très proche d’elle.

 

26 octobre - La nuit, très tard, comme elle veut aller se coucher et qu’elle se trouve dans la salle de bain, elle voit un diable à la porte de sa chambre à coucher, grand et massif; elle ne voit pas sa tête. Ce diable est terriblement imposant et répugnant; on est horriblement couvert de honte sous ses regards indiscrets. Elle le hait et le méprise. Puis, par la porte ouverte, elle voit que la Mère se trouve dans sa chambre, enveloppée d’un manteau gris. Elle voudrait aller vers elle, mais il n’y a pas d’autre chemin pour y aller que de passer devant le diable. Elle s’y refuse longtemps; le désir d’être avec la Mère grandit en elle et, tout d’un coup, sans savoir comment, elle se voit transportée dans sa chambre. La Mère est amicale mais elle dit : on ne devrait pas passer tout près du diable trop machinalement. Ignace aussi est là tout d’un coup et il lui dit qu’elle devrait retourner et venir auprès de la Mère en passant devant le diable. Elle le fait et passe courageusement devant le diable en lui crachant au visage.

 

20 novembre Une nuit, pendant la dictée de l’Apocalypse, bien que la foi lui soit enlevée, Adrienne doit défendre la foi en Dieu. Le diable se présente comme un mandataire du Seigneur et défend sa cause. On doit lutter contre le diable, on doit par là défendre la cause du Seigneur mais contre sa propre conviction parce que le diable la défend et parce qu’on n’en est pas convaincu. – Un soir, elle est à son bureau et range des fiches. Elle voit alors que l’un des paquets disparaît : c’est celui avec ses notes sur la prière, pour Noël. Aussitôt après, elle voit deux diables le déchirer dans un coin de la pièce. Elle voit les feuilles tomber par terre et d’autres sont chiffonnées. Elle se lève et y va, mais toutes les feuilles ont disparu. Elle me raconte cela après coup; je lui dis qu’elle doit demander à SPN s’il peut les rapporter. Elle le fait, mais SPN répond que cela n’est pas en son pouvoir. Il ne peut pas non plus redresser sa Compagnie.

 

8 décembre - La nuit, Adrienne a plusieurs fois la vision qu’elle écrit avec ses deux mains sur deux tableaux. Ce qu’elle écrit sur un tableau demeure écrit; ce qu’elle écrit sur l’autre tableau est effacé chaque fois que le tableau est plein, comme pour ces bloc-notes où l’on peut faire disparaître ce qu’on a écrit. Elle me demande ce que signifie cette vision. Je la lui explique, ce qui n’est pas difficile. Du reste, récemment le diable lui a volé à nouveau des manuscrits dont elle voulait me faire la surprise à Noël.

 

14. Les grandes dictées : l’évangile de Jean

 

20 janvier 1945 - Durant les jours et les semaines qui suivent, nous sommes totalement occupés avec “Jean”. Le chapitre 16 est terminé, le 17 est commencé. – A présent, elle voit Paul fréquemment; il semble pressé de commencer à dicter. Un jour, il est assis dans sa voiture alors qu’elle va à l’hôpital Sainte-Claire. Elle va avec lui à la chapelle. Il lui explique que nous pouvons choisir la lettre qu’il doit commenter. Adrienne a un peu d’angoisse en sa présence : il exige trop d’elle. Pour Jean, elle suit à peu près parce qu’il parle toujours de l’amour. Mais Paul est un théologien et là elle craint de ne rien comprendre. Je pense à la lettre aux Éphésiens, éventuellement aux Galates.

 

25 févrierTous ces temps-ci, travaillé sérieusement à « Jean”. Adrienne est presque toujours dans le trou.

 

3 mars - Pendant qu’Adrienne dicte, elle dit à l’occasion : “Non, je ne peux pas continuer plus longtemps à jouer la comédie! Je ne crois pas du tout à tout ce que je dis!”

 

Pâques - Paul était apparu plusieurs fois, toujours pour hâter son commentaire. Il lui donna des aperçus et des coups d’œil sur ce qu’il se proposait de lui montrer. Si Jean organise tout à partir de Dieu, lui, il voudrait le faire un jour à partir de l’homme. Il voudrait montrer l’image de l’apôtre : ce que lui, Paul, était devenu par la grâce de Dieu, combien il avait souffert pour le Christ, et puis, dans un deuxième temps, à partir de lui, déduire la grâce et l’action du Seigneur et du Père. Pour le moment, Adrienne n’avait pas encore de goût particulier pour cette théologie. Mais comme Paul ne cessait d’apparaître et de lui expliquer toujours plus profondément la chose, elle eut le désir de tâter aussi de ce commentaire. Mais quand je lui dis que le Père G., à qui j’avais annoncé qu’un commentaire de Paul était projeté, n’avait pas montré beaucoup de joie à ce que ces dictées continuent, qu’il avait même interdit d’entreprendre autre chose après l’achèvement de “Jean”, elle fut triste et troublée. C’est simplement une mission d’en haut, dit-elle, et elle sera maintenant exposée à toutes les scènes de Paul qui ne lui laissera aucun repos. Je lui dis qu’elle n’avait qu’à l’envoyer avec Ignace au Père G. pour lui expliquer leur point de vue. Moi-même, je ne peux rien faire contre l’obéissance. Cela, elle le comprit tout de suite. Il faut tout d’abord terminer les trois volumes de Jean.

 

21 avril - Repris le travail à “Jean” (chap. 20).

 

10 juin - Quand Ignace parle avec Adrienne, il arrive souvent qu’elle ne cesse de chercher d’abord l’expression allemande pour un mot latin. Lors de la dictée sur la première lettre de saint Jean, il arrive constamment que Jean et Ignace parlent ensemble et ce qui sort de leurs deux bouches donne un texte compréhensible et homogène. Mais on reconnaît dans le texte tantôt la marque de l’un, tantôt la marque de l’autre.

 

15. Les grandes dictées : l’Apocalypse

 

9 août 1945 – (Le P. Balthasar a publié la plus grande partie de ce texte dans « Adrienne von Speyr et sa mission théologique », p. 73-76). Le soir, après avoir été longtemps dans l’angoisse, Adrienne me dit avant une conférence: “Tout de suite après, venez dans ma chambre”. Je la trouvai en grand désarroi. Elle ne faisait que dire : “Je ne puis plus la tenir, je ne puis plus la tenir!…” Je lui demandai de me faire un récit suivi. Elle le fit aussi bien qu’elle le put. De temps en temps, elle s’interrompait et demandait : “Est-ce que c’est encore raisonnable? Dites-le moi si vous me prenez pour une folle”. Elle raconta que tout à coup était survenu un orage terrible. Il y avait des éclairs, ça tonnait, c’était un tremblement de terre général. Puis vint la grêle. Elle sortit sur la terrasse pour s’assurer de ce qui se passait; mais elle ne fut pas mouillée. Alors elle comprit que cet orage n’était pas dans la nature extérieure. Elle se trouva prise dans une tension étrange; elle voyait en même temps le ciel terrestre de cette soirée, qui était tout à fait serein, et l’autre paysage tout à fait bouleversé qu’elle expérimentait intérieurement. Puis tout d’un coup elle vit le ciel s’ouvrir (dans ce qui suit, j’utilise strictement les termes de sa description) et, dans l’ouverture, elle vit une femme; celle-ci était si rayonnante qu’elle, Adrienne, dont les yeux ces derniers temps s’étaient affaiblis, en fut tout éblouie. (Plus tard encore elle se plaignit qu’elle ne pouvait plus guère voir à cause de ce pur éclat). La femme avait douze étoiles autour de la tête, Adrienne les avait comptées; elle dit : “Je suis presque sûre que c’est douze. Elle est tout enveloppée de feu et elle se tient sur une sphère. Elle était enceinte et elle criait tout le temps. N’entendez-vous pas comme elle crie? Vous n’entendez vraiment pas?” Je lui demande : “Qu’est-ce que c’est que cette sphère sur laquelle elle se trouve?” Adrienne est comme en extase. Elle se lève, retire un soulier et tâte le sol avec son pied. “C’est la lune, dit-elle, oui réellement, c’est sûrement la lune”. Puis elle voit apparaître un dragon, il est rouge, il a sept têtes, dix cornes et sept diadèmes sur les têtes. Je lui demande ce que peut être cet animal. “Je ne sais pas, dit-elle, il est simplement en furie et il est très puissant. C’est le Malin, le diable”. Puis elle regarde autour d’elle : “Qu’ont à faire là ces coupes de sang?… Et dites-moi donc : qu’est-ce que saint Jean a à faire avec tout cela? Il est là d’une certaine manière, mais il n’est pas visible dans le tableau”. Elle me regarde tout à coup, mortellement effrayée : “Qui est cette femme? Est-ce…la Mère?” Adrienne s’approche de moi, me tend les mains. “Je vous promets obéissance, obéissance absolue, je ne veux plus être que la chose de Dieu. Mais on doit aider cette femme, on doit la soutenir”. Puis elle commence à m’expliquer comment on aide les femmes qui accouchent, au moment de l’ouverture : “On doit les soutenir en pressant fortement leur dos avec la main pour leur donner de la force ou plutôt le sentiment de la force. Et on doit en même temps leur entourer les épaules”. Elle raconte qu’elle a souvent fait cela pendant un long moment dans la salle d’accouchement et combien c’est extrêmement fatigant. Et maintenant c’est la même chose qu’elle doit faire à la femme et elle-même n’a plus de force. Que faire alors? Tout est si difficile, car le tableau est si morcelé. Je demande pourquoi. Elle dit : “Tout est si haché, si décousu, l’orage, la grêle, la femme, la grande lumière, la bête rouge… C’est si fatigant, ça vous déchire tellement. Mais ce qui est étrange, c’est que vous soyez là aussi, totalement. Je ne vous ai jamais été aussi unie qu’ici. Dans la souffrance aussi vous étiez présent, mais d’une certaine manière séparé, comme un étranger, et dans l’enfer je ne vous reconnaissais pas du tout. Mais ici vous êtes absolument présent et vous collaborez sans le savoir. Nous sommes comme deux personnes qui voyagent en calèche la nuit dans un pays; vous dormez, je regarde dehors; de temps en temps vous ouvrez peut-être un œil et vous voyez un tableau, puis vous vous rendormez. Je puis vous raconter le pays que nous avons traversé ensemble et vous ne pouvez pas dire que vous n’y étiez pas… Vous ne l’entendez vraiment pas crier?” J’ouvris alors le Nouveau Testament et je lui fis la lecture d’Apocalypse 11,19 à 12,3. Elle fut totalement pétrifiée. “Qu’est-ce que c’est?” Je dis : “Jean”. Elle demanda : “Mais nous n’avons pourtant pas étudié cela dans l’évangile?” Moi : “Non. C’est l’Apocalypse”. Elle : “Mon Dieu! L’Apocalypse!…” Au bout d’un certain temps : “Je ne l’ai jamais lue. J’avais un jour commencé, il y a des années, mais je ne suis pas arrivée au bout du premier chapitre. C’était simplement trop grand, trop incompréhensible pour moi… Mais qui donc est la femme?” Je dis : “Marie et l’Eglise, dans l’unité”. Elle dit : “Vous avez raison. C’est vrai. Maintenant je comprends… Marie crie parce qu’elle prévoit le destin de son Fils. Elle ne crie pas pour ses propres souffrances, elle crie par anticipation dans la claire compréhension des souffrances de son Fils. En éprouvant les douleurs de l’enfantement, elle subit à l’avance une partie de la Passion de son Fils. Et l’Eglise crie, mais sans voir d’avance. Elle crie pour les souffrances de ses enfants qui ne peuvent pas être prévues, simplement pour leur destin en général; mais elle aussi, elle crie par anticipation. Par là les deux ne font qu’un. Que peut-on faire?” Je dis : “Aider”. Elle dit : “Je veux bien…Mais je n’ai plus de force, je n’ai plus de courage. Leur en faut-il toujours autant pour une naissance? Ou bien c’est peut-être parce que nous sommes à deux ici pour mettre au monde cet enfant? L’homme alors peut assumer le côté sagesse et prévision et, à la femme, on peut lui faire entrer dans la tête qu’elle est là pour souffrir…” Puis elle est effrayée et elle dit : “Je n’entends pas cela comme une plainte, comme un coup de poignard, n’est-ce pas? Vous le savez bien… Je vais essayer cette nuit. J’ai mis une main autour de la femme et en même temps les deux mains sous la grêle et en même temps les deux mains dans la foudre. Je vois la femme partout. Je peux me tourner où je veux, derrière, devant et partout. Et tout est dans le tremblement de terre, bien que tout paraisse tranquille…” – Le lendemain matin, Adrienne vient me voir et me dit : “Je dois continuer à vous raconter. Je n’ai que peu dormi. (Je lui avais ordonné de dormir quatre heures, et elle l’a fait très exactement). La femme n’avait cessé de crier. Puis tout à coup elle avait enfanté; la naissance elle-même, on ne la voit pas. Le dragon arracha plus de la moitié de la moitié des étoiles du ciel. Il essaya d’abord d’arracher les douze étoiles autour de la tête de la femme. Mais il ne le put pas à part une seule étoile qui lui appartenait déjà et qu’il n’avait pas besoin d’arracher. Il voulut avaler l’enfant, mais l’enfant fut emporté très rapidement auprès du Père. Car il avait mission du Père et cette mission est infinie et inattaquable. Le dragon par contre ne connaît que la mission unique qu’il s’est donnée à lui-même et qui est limitée, et de la sorte il ne pouvait faire aucun mal à celle de l’enfant. L’enfant avait quelque chose comme un balai ou un râteau de fer pour balayer le monde. Cela paraissait comme une punition, mais au fond c’était le salut. C’est pour ainsi dire une discipline de fer, comme une règle monastique, mais considérée du point de vue négatif, du point de vue du monde. Obéissance comme simple renoncement à soi-même, aux yeux du monde une ingratitude vis-à-vis de la liberté que Dieu nous a donnée, de même la pauvreté et la chasteté. Tout semblait n’être que rigueur et renoncement. Mais c’était le point de vue du monde. Le Fils donc retourne à Dieu, il a rempli sa mission. C’est étrange : on ne peut pas inverser l’ordre. Cela doit suivre strictement l’ordre suivant : d’abord l’orage, puis la femme, puis le dragon, puis les coupes avec le sang… Et pendant que le Fils achève sa mission, la femme aussi achève la sienne : elle doit aller dans la solitude, là où Dieu lui assigne un séjour. Il lui donne aussi la nourriture nécessaire pour le temps de sa solitude. Son bannissement dure quatre ans. Mais Dieu a déduit de ces quatre ans le temps de son jeûne. Elle doit rester quatre ans, moins les vendredis qui ne tombent pas un jour de fête, car elle ne doit pas jeûner un jour de fête. C’est ainsi que Jean me l’a expliqué. Les jours de nourriture sont en même temps les jours des douze étoiles; et là, pour chaque étoile, il est compté vingt fois plus pour l’or (le soleil) que pour l’argent (la lune). Chaque étoile a en effet un noyau d’argent et est pour le reste en or. L’argent, c’est la nature humaine qui veut, l’or c’est la grâce. Les jours de nourriture sont convertis en une valeur (que je ne connais pas) qui constitue les douze étoiles, et là il est compté vingt fois moins pour l’argent que pour l’or. Cela s’équilibre avec les jours parce que la Mère vit tellement dans sa mission qu’elle ne vit plus pour elle-même mais pour l’humanité. Et l’humanité est représentée ici par les douze étoiles élues. La solitude dure quatre ans parce que une année appartient au Père, une année au Fils, une année à l’Esprit Saint et une année à la Mère. Qu’une année appartienne à la Mère est une expression de son humilité. Cela ne veut pas dire que par là elle est ajoutée à la Trinité. C’est un témoignage de son humilité non de son élévation. C’est le contraire de toute présomption. Quand le Seigneur par exemple a donné la préséance à Pierre, Pierre a dû marcher en tête parce qu’il représente l’Eglise, et de précéder le Seigneur est humiliant pour Pierre justement parce que le Seigneur s’humilie par là. Ainsi la Mère prend une année pour elle et elle en laisse la responsabilité aux trois personnes divines. Les quatre années sont des années qui vont d’un temps de Pâques à l’autre. La Mère criait comme une femme qui accouche, mais en prévision des souffrances du Fils, et l’Eglise maintenant voit aussi l’ensemble de l’année liturgique. Elle la voit comme ce qui est à accomplir, elle voit à l’avance comme la Mère voit à l’avance la vie du Fils. Elle voit l’année liturgique en tant qu’Église qui doit s’en tenir aux conditions du temps et de l’humanité. Elle n’a pas le pouvoir de modifier l’année liturgique (en l’étendant par exemple sur 33 années correspondant à la vie du Seigneur, etc.)”. J’allai alors chercher le Nouveau Testament et je lus à Adrienne le passage d’Apocalypse 12,4-6. Tout correspondait à sa description, sauf que le texte disait : 1260 jours. Nous commençâmes à compter. Cela donna quatre années de chacune 315 jours; il manquait donc les cinquante jours de jeûne si on décompte deux vendredis qui ne sont pas jours de jeûnes parce qu’ils tombent des jours de fête. Pour les douze apôtres par contre, cela donna le chiffre de 105 dont 5 était l’argent et 100 l’or. Le Seigneur garde le fer pour lui, la Mère par contre et l’Eglise gardent l’argent et l’or. Le Seigneur veut que son Épouse soit parée, mais il veut qu’on vienne à lui par le fer. Il veut qu’on connaisse le fer. Son amour est viril, son gouvernement auprès du Père est aux yeux du monde un gouvernement de fer. Il n’y a pas de place chez lui pour de la mollesse. Il est vrai que le fer est aussi une expression de l’angoisse, étant donné que le tout est une vision d’angoisse : l’angoisse de ceux qui ne comprennent pas le gouvernement de fer. Tout dans la vision se traduit en angoisse; la femme également, avec son argent et son or, est vue dans son angoisse et à travers cette angoisse. La lune signifie la soumission de tout ce qui était en haut. Elle se trouve ici en opposition à la terre, comme ce qui n’est absolument pas terrestre. Que la Mère ait les pieds sur la lune signifie qu’elle n’a aucune possibilité d’avoir les pieds sur la terre : la lune est la non-humanité. La place sur la terre lui est interdite; elle ne lui est pas soumise. Le monde n’attend pas le Fils, la femme n’a donc pas la possibilité de se tenir sur la terre. On doit chercher des images dans le ciel pour faire comprendre quelque chose. Le soleil c’est son amour, sa pureté, le caractère brûlant de son don d’elle-même, surtout la grâce de Dieu en elle. Soleil, lune et étoiles sont en quelque sorte les décors qui expriment sa nature, les décors aussi pour son angoisse. Jean, qui a la vision, ne fait qu’un dans l’angoisse avec l’angoisse de la femme; son angoisse est le prix de son amour d’amitié pour le Seigneur : l’amour et l’angoisse ensemble font de ses yeux des yeux de visionnaire, de sa vision une vision comblée. Comme une jeune fille pure qui se donne par amour à un homme voit son amour se réaliser dans le don d’elle-même, dans la souffrance et dans l’angoisse vécue lors de la première relation conjugale. Le dragon balaie de sa queue plus de la moitié de la moitié des étoiles (ainsi qu’elle l’entendit, alors que le texte dit un tiers) : cela veut dire qu’il séduit autant d’hommes. Ils sont étoiles parce que le tout se déroule dans le ciel et y est vu. C’est pourquoi sont aussi dans le ciel ceux qui n’appartiennent pas au ciel. Dieu est un et trois. Dans l’homme il y a une sorte de reflet et d’inversion de cette relation. Comme si dans l’homme la place de la grâce du Père et de l’Esprit était occupée et comme si la place de la grâce du Fils n’était pas encore occupée; elle n’est libérée que lorsque le ciel est délivré de l’accusateur, lorsque le Fils retourne au Père. Jusque là, l’homme vit dans une sorte de moralité, de justice, selon la loi du Père, une vertu qui correspond à la loi de l’Ancien Testament. Il y a là aussi un ordre et une sagesse qui correspondent à l’Esprit. Mais il manque encore la grâce du Fils, le désir d’aimer, de participer, d’être racheté. Là où elle manque, l’homme devient pharisien : il pense ne pas avoir besoin du Fils. Apparemment il fait bien la volonté du Père et il a son Esprit. « Plus de la moitié de la moitié » est une formulation en quelque sorte plus exacte et plus respectueuse que un tiers, parce que le Seigneur prend à proprement parler dans l’âme du chrétien une place indéfinissable. Le chrétien montre au non chrétien quelque chose de tout à fait étrange : le non chrétien se trouve dans une sorte d’équilibre de la morale; mais le chrétien affirme posséder en lui une réponse à quelque chose que l’autre ne sent pas du tout, qu’il n’appelle pas. Il lui apporte une inquiétude dont l’autre affirme ne rien savoir et ne rien vouloir. Ce n’est que lorsque le non chrétien crée en son âme un espace qu’il commence à attirer en elle la grâce du Seigneur. Mais alors il doit commencer en même temps à lutter contre Satan qu’il n’avait pas connu au fond auparavant. Le chrétien a la mission de rencontrer l’autre là où il y a en lui la possibilité d’une mission, la mission de recevoir le Seigneur et de libérer en soi la place que le Satan a perdue au ciel: mais cela ne va pas sans un combat contre Satan. Cette explication du tiers des étoiles se rapporte déjà en partie à ce qui suit. – Adrienne récite alors les versets 12,7-11, exactement quant au sens, mais une fois de plus sans avoir lu le passage. Elle voit le grand dragon lutter contre le grand ange (elle dit : c’est Michel vraisemblablement), et les petits démons contre les petits anges. Ce n’est pas Dieu qui s’abaisse à lutter personnellement contre le diable, il engage pour cela un archange qui est du même rang que le dragon. D’après leur rang, les chances du combat sont égales. C’est un combat violent au milieu du ciel. On voit seulement que le dragon n’a pas la victoire. Le négatif : il n’a plus sa place au ciel. Il en est précipité avec ses partisans et le trou dans le ciel ne se referme pas. Adrienne entend alors une voix très forte qui promet le salut non seulement à la femme, mais le salut d’une manière générale. – Les dictées sur l’Apocalypse continuèrent les semaines et les mois suivants. Pour plusieurs chapitres, Adrienne récite d’abord le texte qu’elle va commenter, sans l’avoir lu, avec de toutes petites différences; en 13,16, elle dit par exemple « et » au lieu de « ou »; de même en 14,9. Le jour de l’Assomption de Marie, nous étions arrivés au verset 13,8 (”dans le livre de vie de l’agneau qui est immolé depuis le commencement du monde”). Ici Adrienne fut ravie en extase et elle vit l’Assomption de Marie mais, pendant ce temps, elle continua à dicter sans le savoir. Quand nous fûmes arrivés à 14,1-3, le texte disait : “.Et ils chantaient un cantique nouveau, ils chantaient devant le trône, devant les quatre êtres vivants et devant les anciens : ce qui était dès le commencement, ce que j’ai entendu, ce que j’ai vu de mes propres yeux, ce que j’ai contemplé, touché de mes propres mains, tout cela concerne le Verbe de vie”. Adrienne ne se doutait pas que le dernier verset provenait de la première lettre de Jean. Pendant que Jean prononçait les derniers mots, il tenait le Nouveau Testament à la main. “A cet endroit, dit Adrienne, Jean montre la véritable origine de son apostolat en faisant provenir du ciel dans cette voix le début de sa première lettre. Par la proximité de l’agneau immolé, il ose le saut dans sa mission”. Dans la dictée le plus souvent tumultueuse de l’Apocalypse, Adrienne fait de temps en temps des digressions qui ne pouvaient être reprises dans les deux tomes du commentaire. Souvent aussi elle expliquait simplement plus en détail le contenu des images, par exemple à quoi ressemblaient les animaux, le genre de blasphèmes qui se trouvaient inscrits sur leurs têtes, etc. Ce qui est dit sur l’Apocalypse dans ce qui suit, d’une époque ultérieure, est reproduit à cause de son importance. – Le Christ dans l’Apocalypse. Dans l’évangile, le Seigneur est expérimenté à travers l’amour de Jean. Mais dans l’Apocalypse, le Seigneur se donne lui-même comme se trouvant dans une relation difficile au Père. Il propose lui-même une tension avec l’évangile. Celui-ci pouvait être vu, vécu et écrit à travers les lunettes du disciple bien-aimé. Mais la situation humaine de Jean est employée dans la vision de l’Apocalypse comme un matériau à quoi est donnée une forme nouvelle; il est transvasé en elle. Les “situations” du voyant décrites dans l’Apocalypse ne sont pas les situations naturelles de Jean. Ce n’est certes pas un hasard que c’est à lui justement qu’il est donné de voir l’Apocalypse; son amour le prédestine à traverser cette refonte comme une souffrance. Pour le voyant, l’Apocalypse est un livre de souffrance. Elle l’est aussi pour que ceux qui viendront après lui et qui voudraient savourer l’amour du Seigneur apprennent à connaître la tension dont il s’agit. Avant les évangiles, nous ne connaissions le Seigneur que par les prophéties. Après son Ascension, il se fait connaître à nouveau par une série de prophéties, justement dans l’Apocalypse. On n’aurait pas à supprimer beaucoup de choses dans ce livre pour en faire un livre vétéro-testamentaire. Toujours est-il que le Seigneur paraît, parle et se manifeste au voyant de l’Apocalypse comme le même que celui qui a vécu sur terre. Mais aussi comme celui qui a été annoncé dans les prophéties de l’ancienne alliance. Dans cette addition, il y a ceci : il est toujours aussi bien celui qui est promis que celui qui est présent, toujours au ciel et sur terre. Il crée par là la grande tension qui caractérise la vie chrétienne. – L’évangile nous offre une première plénitude, mais telle que nous n’avons pas le droit d’en être rassasiés. Il y a aussi bien sûr les Juifs et leur destin, et nous devons porter avec eux, nous devons rester des gens qui attendent. Non parce que le Christ ne serait pas venu, mais parce que tous ne l’ont toujours pas encore vraiment atteint. Par l’Apocalypse, lui qui est venu devient en chacun de nous celui qui est promis, celui qui est en train de venir. Presque comme dans une grossesse. L’enfant est déjà là et il doit encore venir. Il a en lui ce plus, de pouvoir être les deux en même temps. Ainsi il est impossible de détacher l’évangile du double cadre de la prophétie et de l’Apocalypse, le cadre qui relie la fin au commencement. – Pénitence et attente. Il y a un rapport entre la pénitence et l’attente. Dans la “lettre à la communauté d’Éphèse”, le Seigneur attend le repentir et le nouvel accueil de son amour. C’est son attente à lui. Et c’est en même temps l’attente de l’Eglise vis-à-vis de nous. Pour y correspondre, il nous fait le don de la pénitence, et la pénitence est particulièrement actuelle pour le temps de l’Avent, qui est le temps propre du nouveau commencement, le temps où “Éphèse” doit faire demi-tour, où recommence l’année liturgique et où l’Eglise place une nouvelle introduction aux fêtes du Seigneur : dans la fête de l’Immaculée Conception. Elle introduit Marie dans cette attente du Christ, non pas la Mère dans son état de grossesse, mais Marie qui devient un enfant. Mais tous : le Seigneur, la Mère, l’Eglise, chaque chrétien, attendent sous le signe de la pénitence. Le pénitent est le prototype de celui qui attend. – Le Seigneur, la Mère, l’Eglise prennent sur eux le nouveau don de la pénitence pour montrer aux hommes que leur centre dynamisant, c’est l’attente. Ils font de la pénitence quelque chose de tout à fait élémentaire. D’abord pour accompagner les hommes dans leurs temps de pénitence, mais aussi pour leur montrer que le don de la pénitence est peut-être le plus grand don du Seigneur, justement parce qu’il inclut en lui l’attente. Après sa Passion, le Seigneur rapporte, comme fruit de la croix, le sacrement de pénitence. Mais par sa Passion, il a fait à la terre le don du ciel. La pénitence devient la véritable clef du ciel.

 

Aux environs du 10 août Estavayer. La vision de l’Apocalypse continue régulièrement. Adrienne doit toujours faire très vite son récit parce que de se souvenir des versets lui demande un gros effort. C’est tout à fait différent de l’évangile où elle pouvait garder longtemps en elle ce qu’elle avait vu, sans y penser, et le sortir d’elle-même d’une manière toute fraîche. Ici elle doit constamment apprendre par coeur pour ne pas oublier. Jamais elle ne regarde le texte de l’Apocalypse de Jean : je lui ai demandé de ne pas le faire. Je continue à mettre ici par écrit ce qui ne fait pas partie de la dictée de l’Apocalypse, des choses aussi qui se sont produites pendant la dictée, quand Adrienne tombait en extase et dictait ou disait alors des choses qui n’appartenaient pas au texte ou qui du moins ne faisaient pas partie du commentaire d’une manière immédiate.

 

12 août - Les jours qui suivent la retraite à Estavayer, continuation de l’Apocalypse pendant que je mets “Jean” par écrit.

 

Septembre En septembre, je fus à Bâle peu de temps. Ce temps fut utilisé pour l’Apocalypse et il y eut presque chaque jour des expériences marquantes en enfer. Il était rare qu’Adrienne ne sombrât pas dans l’extase après l’explication d’un ou deux versets : ou bien elle dictait peu à peu comme d’un autre monde, ou bien elle s’arrêtait soudainement, regardait autour d’elle, étonnée, comme quelqu’un qui s’est égaré; elle commençait alors à tenir des propos étranges et incompréhensibles, connus par des scènes d’enfer précédentes, et elle accomplissait des actes qui après coup se révélaient chaque fois comme pleins de sens lors de leur interprétation. A nouveau elle rencontra beaucoup de saints et d’autres figures de l’histoire de l’Eglise, par exemple Newman, mais aussi des hérétiques ou des personnes qui avaient causé beaucoup de tort à l’Eglise, et elle s’entretenait avec eux. – Ces scènes d’enfer sont toujours très pénibles et énervantes. En enfer, il n’y a pas d’amour; celui-ci est mis en dépôt, on n’a plus de relations les uns avec les autres qu’avec un reste de bienséance si bien que le fil de la patience menace toujours de se rompre. Adrienne m’a dit une fois quand elle fut à nouveau dehors : “J’ai le sentiment que nous nous sommes terriblement frictionnés les uns les autres là en bas”. Elle est énervée par la présence de l’inconnu, parce qu’il prend des notes, parce qu’il ne participe pas, parce qu’il ne comprend pas. Ce qui m’énerve, c’est que je dois consigner par écrit une foule de choses que je ne comprends absolument pas, dont la moitié m’échappe parce que je ne saisis pas ce qu’Adrienne dit ou fait, parce que je n’arrive pas à mettre par écrit tout ce qui devrait l’être, parce que je dois constamment courir derrière elle dans la pièce, etc. Mais les événements qui se passent en enfer ont chaque fois un rapport avec les versets précédemment expliqués. Ils expliquent quelque chose qu’on ne peut pas montrer autrement qu’à partir de l’enfer et dans cet état.

 

Mi-novembre - Un matin, Adrienne voit Jean de la croix. Il décrit ce qu’il a vu et vécu presque plus comme une tâche personnelle que dans le don de soi. Dans le don de soi, on cherche à servir Dieu et à montrer ce que Dieu nous charge de montrer; et en cela, je m’accorde tranquillement la place que Dieu m’accorde. Dans l’Apocalypse, Jean mentionne aussi ses propres sens; il dit : “Je vois”, “J’entends”, dans la mesure où c’est nécessaire pour comprendre la vision. Ses sentiments également peuvent être à l’occasion dignes de mention. Il est comme un instrument qui se laisse accorder à tout; tout lui est donné, la vision aussi bien que son écrit.

 

20 novembre Adrienne demande à Ignace : “N’est-ce pas que c’est toi qui nous a fourré l’Apocalypse?” (en remplacement de “Paul” remis à plus tard). Ignace dit : “Évidemment”. – Pendant les dictées sur l’Apocalypse, un jour qu’il était question d’un chiffre sept, apparaît Irénée. Il montre, selon son esprit, sept attitudes fondamentales de l’homme pour correspondre à l’Esprit Saint. – Sur l’Apocalypse. Un contrôle du voyant peut consister en ceci que la vision naturelle et la vision surnaturelle peuvent se contredire. Le même objet peut sembler différent selon qu’on le voit naturellement ou surnaturellement. Dans le sujet voyant lui-même, l’unité a été détruite. Cela humilie celui qui voit. Ce qui s’édifiait en lui est anéanti. Le même objet peut être en même temps entier et brisé. Du point de vue du sujet, la vie n’a pas de sens maintenant car tout ce qu’elle peut demander, ce qui détermine ses actes, est supprimé. Ainsi le sujet ne pourrait plus commencer quelque chose que dans une méfiance absolue parce qu’il saurait a priori que ce qu’il fait est inadéquat. Mais cette inadéquation a rendu possible l’action convenable sur un autre plan : au plan du Seigneur qui est Dieu; c’est lui qui maintenant arrange les choses et les accomplit. On ne peut donc que remettre le tout à Dieu, et cela sans l’arrière-pensée d’y gagner quelque chose : on ne donne pas à Dieu la vue d’ensemble pour obtenir en Dieu une vue d’ensemble plus grande. La vue d’ensemble personnelle est devenue tout à fait sans importance. C’est dans ce saut de la connaissance à la foi que se trouve la vision apocalyptique de Jean. Il percevra et croira tout ensemble mais en étant lui-même au lieu de celui qui a fait le saut. Il contemple d’un angle visuel entre ciel et terre où se rencontrent les deux plans mais qui, ensemble, ne donnent aucun système. – Les oiseaux de l’Apocalypse qui volent au milieu du ciel et qui doivent dévorer la chair des tombés et des chevaux remplissent une mission neutre. Aujourd’hui nous devrions tous devenir des oiseaux de ce genre. Cela peut être un devoir des chrétiens de faire disparaître la chair pourrie et d’édifier au même endroit quelque chose qui est offert par le Seigneur. D’une certaine manière, tous les chrétiens sont appelés à cette opération; ils n’ont pas besoin de savoir quelle chair ils doivent manger; ils savent seulement que c’est de la chair corrompue. – Adrienne raconte combien est difficile pour elle la dictée de l’Apocalypse. Il ne lui est pas possible de tout simplement “dicter en bas”, ce n’est pas donné à si bas prix. “Ceux qui sont là-haut veulent qu’elle saisisse tout comme avec sa propre substance et utilise toute sa substance pour formuler ce qu’elle a saisi ». C’est pourquoi très rapidement elle est la plupart du temps terriblement fatiguée.

 

8 décembre - Durant tout le mois de décembre, chaque fois que nous travaillons ensemble à l’Apocalypse de Jean, après deux ou trois pages, saint Ignace apparaît et il explique beaucoup de choses sur le péché, la confession, les Exercices, la vocation, la direction spirituelle, etc. A chaque fois, je remarque aussitôt son arrivée au contenu de ce qui est dicté. Je lève les yeux, interdit, et dit : ça, c’est saint Ignace. Adrienne dit le plus souvent en souriant : “Il vient d’arriver”.

 

16. Le filet du pêcheur (le chiffre 153)

 

5 août 1945 – A Estavayer, Adrienne dit au P. Balthasar à brûle-pourpoint : “Vous savez quand même que François, c’est le 17?” Je ne comprenais pas ce qu’elle voulait dire. Elle dit : “A cause des nombres premiers. J’ai oublié de vous dire qu’il y en a sept, et que c’est très important. En fait : 11, 13, 17, 19, 23, 29, 31, les nombres premiers qui, avec les nombres de Dieu (3 et 7) font 153, sont les points incommunicables dont chacun est occupé par un saint déterminé”. Pour le moment, Adrienne sait seulement que François c’est le 17, Ignace le 11 et Monique (qui contient vraisemblablement Augustin en elle) le 31.

 

9 août – Le nombre 153 fut montré à Jean (dans l’Apocalypse) comme étant la somme de la sainteté ecclésiale, liée aux hommes, aux représentants des tendances spirituelles, des vertus. On pourrait aussi présenter le sens des nombres par les seules vertus elles-mêmes, en faisant abstraction des hommes qui les produisent. Après que Jean a vu dans l’Apocalypse tant de choses liées à des nombres, quand il revint à lui, quand il ne fut plus dans l’Esprit, il a souvent pensé dans ses prières qu’il devait trouver en lui-même quelque chose qui correspondait à ces nombres. Il chercha à comprendre ces nombres en lui-même : il adorait Dieu dans le 10, l’Esprit dans le 7. Les nombres devinrent pour lui des sortes de “points de méditation”. Renvoi au monde mais avec la prescription de Dieu de se souvenir de l’ordre de ce qui a été vu.

 

20 novembre – Sur les nombres. Les nombres qui se trouvent entre les nombres indivisibles ont aussi une signification (par exemple 11 + 8 = 19). Cela sera peut-être montré plus tard. – 1000 – 847 (= 7 x 11 x 11) = 153 : (comme exemple qui montre comment on doit remonter lors d’une fondation, dans l’esprit d’Ignace (7 + 11), pour arriver au vrai point de départ qui est 153, la totalité, qui doit toujours se trouver au début d’une fondation. – (11 x 13) + 10 = 153 (10 = 7 et 3, le nombre de Dieu). Le plus indique qu’on ne peut pas augmenter Dieu, qu’on ne peut pas multiplier avec Dieu. On peut seulement en tenir compte, l’ajouter, non faire une multiplication avec Dieu. – Par contre, on peut multiplier 11 (Ignace) et 13 (Paul). Ignace montre comment à Manrèse il a lutté toute une nuit avec Paul. Adrienne ne voit tout d’abord dans cette vision rien d’autre qu’un combat à perdre haleine entre deux formes qui luttent l’une contre l’autre comme des boxeurs, sans qu’elle sache au début de qui il s’agit. Puis elle voit qu’Ignace se dispute avec Paul. Il se bat pour une synthèse, il cherche à se multiplier avec Paul, à s’approprier ce qui est paulinien et qui lui manque. Mais ensuite il reconnaît que le don possédé par quelqu’un ne peut pas être repris directement de lui par celui qui n’a pas ce don. Il peut seulement le voir réalisé chez l’autre et ensuite le demander pour lui-même à l’Esprit Saint au nom de la Trinité. Avec les seules dispositions personnelles de caractère de Paul et ses qualités, Ignace n’aurait rien pu commencer. Il doit bien plutôt les recevoir telles qu’elles sont formées par l’Esprit Saint comme pures propriétés chrétiennes et telles qu’elles s’enracinent dans la Trinité. Ignace demanda à Dieu la persévérance paulinienne dans le travail apostolique, la ténacité, la constance dans sa ligne…; lui-même voit très bien les rapports qui existent entre Paul et lui. – Adrienne me demande de mettre par écrit les nombres premiers jusqu’à 153. Elle ne peut pas les retenir, elle confond toujours les saints les uns avec les autres.

 

Pour une pause à la fin de cette année 1945

 

« La Parole de Dieu n’est pas faite pour satisfaire une curiosité frivole, mais toujours pour nous conduire à ce salut qui ne se trouve que dans la rencontre avec Dieu et l’union avec lui«  (Louis Bouyer, « Le métier de théologien« , p. 245). On pourrait dire la même chose de la mystique.

 

Plus que jamais on perçoit la grâce inouïe que fut pour le P. Balthasar sa rencontre avec Adrienne : durant vingt-sept années, il fut le témoin privilégié d’une présence de Dieu.

 

Première mention dans le « Journal » que le P. Balthasar devra peut-être un jour quitter les jésuites : ci-dessus § 10. Adrienne et le P. Balthasar, Après Pâques.

 

On apprend qu’Adrienne commence un livre sur Marie : ci-dessus § 9. Adrienne elle-même, Premiers jours d’octobre.

 

Ci-dessus au § 10. Adrienne et le Père Balthasar, le 20 novembre, il est noté que, dans certaines extases, Adrienne ne saura pas à l’avenir ce qu’elle a dit dans cet état. Le P. Balthasar a appelé ces états des « enfers de mission » et souvent, plus brièvement, des "enfers" . Voici comment il explique la chose dans « Adrienne von Speyr et sa mission théologique », p. 55 : "Au cours de l’année, Adrienne connaissait souvent des états qu’on peut qualifier d’enfers de mission… Ces états étaient des extases dans un état de conscience – ressemblant à celui de l’enfer – de pure objectivité où il n’était question que d’obéissance de mission et de transmission; il s’agissait de choses dont par la suite elle ne savait plus rien la plupart du temps, mais je pouvais lui en rendre la mémoire en vertu de l’obéissance pour qu’elle me les explique plus à fond. Dans ces états, elle n’était plus la femme aimante, elle était le pur instrument d’une vérité à communiquer ou à expliquer, elle ne me reconnaissait plus; j’étais un quidam qui devait apprendre ici quelque chose et qui commençait par n’y rien comprendre, ce qui faisait qu’il n’était pas rare qu’elle eût des mots sarcastiques pour tant de stupidité dans les choses de Dieu. Elle donnait finalement quelque signe indiquant que la leçon était terminée; il fallait alors la ramener à son état de conscience normal par une simple prière commune. Ces ‘enfers de mission‘ sont comme des prolongements du mystère central d’obéissance du samedi saint" . Ces « enfers de mission », sont au fond des extases de pure transmission : Adrienne n’est qu’un canal qui ne retient rien, qui ne se souvient de rien, qui ne fait que transmettre au P. Balthasar des informations du ciel. Ce qui fait que saint Ignace et le Père Balthasar peuvent parfois avoir des échanges par le canal d’Adrienne, sans que celle-ci soit le moins du monde au courant de ce qui a été dit.

 

Le ciel avertit le P. Balthasar qu’il devra lancer une revue (Cf. ci-dessus § 10. Adrienne et le Père Balthasar, au 8 décembre) : lointaine annonce de ce qui sera plus tard la revue « Communio ». Voici comment le P. Balthasar évoque la chose dans « L’Institut Saint-Jean« , p. 63-64 : "En 1945, on avait plusieurs fois indiqué que je devais fonder une revue" . Aumônier d’étudiants, le P. Balthasar ne voyait pas du tout la possibilité de réaliser la chose. Réponse : "Pas maintenant. Mais il convient de faire déjà des projets, d’envisager les personnes avec lesquelles on écrira" . Un an plus tard, arrive un rappel : "Ne pas oublier la revue" . Le P. Balthasar n’y pensait plus sérieusement. « Et même quand, un soir dans un café de Rome près de la via Aurélia, en compagnie de quelques membres de la Commission théologique internationale, nous décidâmes de fonder la revue internationale Communio (elle devait être lancée à Paris, cela échoua, et elle commença à paraître en Allemagne en 1973), il ne me serait pas venu à l’esprit d’établir un rapport entre cette revue – qui paraît aujourd’hui en douze éditions nationales – et ce qui avait été demandé (quelque trente) ans auparavant. Ce n’est que lorsque le groupe des fondateurs me refila contre mon gré une sorte de rôle de coordination, qu’il se dispersa et que je restai seul, que je commençai à comprendre qu’il pouvait y avoir là un rapport avec cet ancien souhait du ciel ».

 

Et vous, quelles notes prendriez-vous pour cette année 1945 ?


 

1946


 

Pour l’année 1946, le « Journal » du P. Balthasar compte 128 pages (Erde und Himmel II, p. 143-271).

 

1. Santé

 

25 janvier 1946 - Dans la nuit du 23 au 24, Adrienne fait plusieurs fois l’expérience de la mort. Elle est tellement dans l’angoisse de la mort qu’elle sent fréquemment couler l’eau de la plaie du côté et que de fait elle en est toute mouillée bien que la plaie ne soit pas ouverte. Le jour suivant, elle se sent si mal qu’elle décide de faire quelque chose et, après consultation du Professeur Gigon, elle se fait faire une saignée à l’hôpital Sainte-Claire. Cette saignée dure une heure et est extrêmement douloureuse parce que son sang est épais et visqueux; trois Sœurs s’emploient avec beaucoup de peine et d’agitation à le faire couler. La Sœur lui demande si elle a reçu les derniers sacrements. Le lendemain matin, Gigon va la voir (pour la première fois depuis 1944), il ne fait que secouer la tête et dit qu’il ne comprend rien à ce coeur. Il prescrit une quantité de médicaments qu’elle ne prendra pas, naturellement. Elle est soulagée quand je l’en dispense.

 

5 février - Adrienne a constamment de fortes douleurs, surtout dans le dos, souvent aussi dans la poitrine, au sternum, tellement qu’elle peut à peine parler. Elle perd fréquemment connaissance; elle doit par exemple arrêter sa voiture en pleine rue et attendre de pouvoir continuer.

 

4 avril Adrienne a vomi toute la nuit. Douze fois environ. Je demande d’où cela vient. Elle dit : “De l’ancien ulcère à l’estomac. Vous savez bien, … cela revient de temps en temps et, pendant que vous étiez absent, j’ai vomi du sang pendant plusieurs jours”. Ce n’est qu’avec peine qu’elle se laisse convaincre de rester au lit aujourd’hui. Mais ce n’est pas encore sûr qu’elle le fera. A part cela, elle a une nouvelle sorte de troubles cardiaques : la paralysie d’un vaisseau du coeur qui l’empêche de se mouvoir et, tout comme l’embolie de l’automne dernier, fait qu’il lui est difficile ou plus guère possible de bouger ses membres.

 

16 mai – Adrienne a maintenant à souffrir physiquement l’indicible. Tout l’organisme semble perturbé. Le mauvais coeur provoque des engorgements dans les reins si bien qu’elle se sent intoxiquée dans tout le corps. Au bout de quelques jours, tant d’eau est évacuée à nouveau qu’elle peut à peine quitter sa maison et qu’elle est comme rongée par une soif effroyable. De plus il se forme un gros calcul rénal. Adrienne endure pendant quelques jours les spasmes les plus effrayants en gémissant simplement un peu. Une fois, elle appelle Merke qui lui dit qu’elle peut prendre autant de morphine que nécessaire. Il lui prescrit de rester au lit et il veut l’opérer. Mais le lendemain Adrienne est de nouveau debout et elle fait son ménage, assure ses consultations, ses visites, l’hôpital et la dictée. Merke ne comprend pas comment elle le supporte. Un soir, après que, au sommet de sa crise, elle eut donné aux étudiantes une conférence sur les femmes à la consultation et qu’elle se rend, presque inconsciente, aux W.C., elle évacue, avec une grosse perte de sang, un gros et un petit calculs. Après cela, Adrienne est enjouée et joyeuse bien qu’elle ait encore de fortes douleurs. Mais deux jours plus tard, un nouveau calcul s’est formé qui la tourmente une fois encore pendant des semaines, pas d’une manière aussi aiguë que les premiers, mais dans des crises plus longues. Elle a aussi, durant des semaines, de tels maux de gorge et d’oreilles que chaque parole lui traverse la tête comme un couteau. Malgré cela, elle dicte pendant des heures. Elle entreprend diverses choses, pensant que c’est un refroidissement. Finalement elle va voir le médecin. Le Professeur Labhardt lui dit que le tout vient du coeur et est lié aux congestions. Dès lors elle n’essaie plus de lutter contre le mal. – Adrienne renonce à sa consultation du jeudi pour pouvoir se reposer une fois la semaine.

 

13 août – Adrienne a été à Noiremont; là, à cause de l’altitude, elle eut des crises cardiaques et elle dut revenir. Elle alla alors au carmel et de là à Bâle.

 

20 octobreTrès vite reviennent les pires douleurs dues à son ancien ulcère d’estomac. Il crève et, durant des nuits entières, la douleur l’empêche de dormir. Elle crache aussi de grandes quantités de sang; elle interrompt même souvent la dictée pour vomir du sang. Au bout d’une semaine, elle a encore 52 d’hémoglobine et elle a la sensation d’une totale faiblesse. Elle ne veut rien savoir d’une transfusion : la pensée de courir avec du sang étranger dans les veines lui est insupportable. En cas d’extrême nécessité, elle accepterait le mien.

 

10 décembreLe dentiste Vest dit qu’il veut ne faire à Adrienne qu’une obturation malgré ses principes; vu son état de santé, il n’est pas indiqué de faire quelque chose de durable.

 

2. Le ciel s’ouvre : « présence » et visions

 

18 février 1946 - La nuit dernière, Adrienne a de nouveau vécu une mort. Elle était morte, ce ne fut pas particulièrement effrayant, puis elle fut au ciel et tout était beau. Saint Ignace était là et il lui demanda si elle voulait rester. Il dit cela très aimablement. Elle était prête à dire oui quand il lui vint à l’esprit que je le lui avais interdit. Saint Ignace sembla presque troublé et déçu : “Qu’est-ce qu’il veulent encore en bas? C’est quand même terrible!”

 

6 marsElle a une vision de la Mère de Dieu, d’abord un peu vague; elle est assise et sourit. Puis la vision se fait claire et nette, la Mère se tient debout, elle voudrait faire un pas, mais il y en a des milliers qui l’empêchent d’avancer. Elle souffre. Le tableau est insupportable. Puis soudainement elle est à nouveau comme au début : un peu vague, souriante… Je demande à Adrienne si elle voit un sens à cette vision. Elle dit : “Si nous ne contemplons la Mère que d’une manière peu claire et conventionnelle, c’est un tableau paisible et souriant qui nous apparaît. Mais si nous ne la contemplons pas à travers un voile, nous voyons ce qu’elle souffre ».

 

Du 23 avril au 4 maiAdrienne est à Vitznau. Elle essaie de se reposer. Il se passe peu d’événements surnaturels; elle voit quand même plusieurs fois la Mère et saint Ignace. – Un jour, en revenant de Brunnen, elle voit un crucifix. Elle arrête la voiture pour prier. Elle voit le Seigneur descendre de la croix et s’approcher de l’Eglise qui se trouve sous la croix : tant qu’il était suspendu à la croix et que l’Eglise restait seule, tout paraissait en ordre. Mais maintenant qu’il s’approche de l’Eglise comme pour la chercher, on voit que, plus il s’en approche, plus elle se désagrège ou plutôt plus elle manifeste son délabrement. Adrienne dit que cela avait été horrible : toute pleine de fissures, prête en quelque sorte à tomber en ruine. Ce qui était le plus triste était que le côté de l’Eglise qui se trouvait le plus près du Seigneur s’était d’une certaine manière parée pour avoir une allure convenable tandis que la partie qui se trouvait à l’abri des regards passait son temps à se délabrer tout à fait.

 

3. Souffrances imposées et souffrances spontanément offertes, stigmates, « trou », désolation

 

Nuit du 22 au 23 janvier 1946 - Trou profond. Très grandes souffrances : la croix du Seigneur. Adrienne voit comment aujourd’hui le Seigneur est partout rejeté : dans une communauté, une association, un parti, une famille. Le tout étiqueté catholique à l’extérieur. Et le Seigneur pense qu’il peut gagner de la place ici quelque part. Mais au moment où il veut s’appuyer, tout se dérobe à lui : non, ça n’a pas été pensé comme ça. Il tombe. Et le chemin de croix recommence. Adrienne est à chaque fois entraînée dans un tourbillon terrible : elle croit toujours que cela ira cette fois-ci sans le chemin de croix, et chaque fois il devient nouvelle réalité. Elle-même est constamment transpercée à nouveau aux mains et aux pieds. Une fois, on doit tout présenter en même temps : tous les membres, et les clous traversent complètement en même temps; d’autres fois, un membre après l’autre : la main droite, la main gauche, etc. Avec cela une angoisse qu’elle n’a pas connue jusqu’ici : l’angoisse qu’un clou pourrait se perdre. Elle n’aurait pas reçu tous les clous qui lui étaient destinés. Durant les souffrances, elle sent le besoin de s’assurer qu’ils sont réellement là, qu’elle ne les a pas perdus. Avec cela de très forts maux de tête, et partout elle sent le bois de la croix. Quand elle penche la tête en arrière, elle heurte le bois avec la couronne d’épines et tressaille. Je l’ai vu plusieurs fois. – Le soir, je trouve Adrienne dans l’abandon absolu. Elle se tord de douleur comme un vendredi saint, elle ne sait plus comment se tenir. Elle décrit la douleur des mains et des pieds : la sensation insupportable des clous qui déchirent la chair. Elle tente de tenir ses mains dans le feu pour atténuer la souffrance surnaturelle par la souffrance physique. Puis le dos. “C’est si bête que nous n’ayons qu’un seul dos”, dit-elle. “Pour les deux mains, la douleur se répartit en quelque sorte; on peut écarter les mains l’une de l’autre et croire alors qu’il y a un espace entre les deux. Mais le dos est si près”. A chaque instant, les plaies sont à nouveau transpercées et elle tressaille à chaque fois. Elle explique l’abandon, en hésitant et avec des pauses. “Vous comprenez : non seulement le Fils se croit abandonné, il est réellement abandonné. Il constate un fait quand il dit : Pourquoi m’as-tu abandonné? Ce que je sais maintenant, ce sont ces deux données : le Père a abandonné le Fils et il m’a abandonnée. Si j’étais seule à être abandonnée, cela me serait finalement égal. On pourrait d’une certaine manière sombrer dans son trou et personne ne s’en soucierait. Mais le pourquoi du Fils, c’est cela qui est terrible. Il ne comprend pas pourquoi il est abandonné. Il ne trouve pas la moindre explication. J’entends tout le temps ce pourquoi. Il est comme la croix elle-même : une poutre verticale et une horizontale : pour – quoi. Il ne cesse de se former à nouveau. Je peux faire ce que je veux, j’entends la question et je dois la poser aussi. C’est pourtant totalement incompréhensible, c’est vraiment absurde de voir que la Mère est à côté du Fils, mais pas le Père… Et puis, tout à fait ailleurs, très loin de cette connaissance, je sais aussi qu’on devrait aller rechercher les abandonnés. Adrienne me décrit beaucoup de cas de personnes abandonnées; elles sont abandonnées parce qu’elles ne comprennent pas que la mise à l’épreuve par Dieu peut aller jusqu’à l’extrême. Elles reviennent peut-être dans leur village et trouvent tout détruit, tous sont morts. Elles auraient supporté qu’une partie de leurs biens soit anéantie, qu’un enfant soit mort. Mais tout! Elles ne comprennent pas et leur pourquoi se tourne contre Dieu. Ce sont des personnes de ce genre qu’on devrait pouvoir aider. “Mais que puis-je donc faire?, dit Adrienne, je suis retenue, je suis clouée, je ne peux pas aller vers elles, sans parler de les aider. Naturellement je puis faire des pas. Mais la croix m’accompagne. C’est comme si j’étais clouée à des échasses. Je ne peux pas aider”. J’essaie de la consoler un peu. Mais elle est aujourd’hui tellement désolée que je ne peux rien faire d’autre que de lui arracher la promesse de rester là où Dieu l’a placée.

 

8 mars - Elle est dans un trou “stupide”. Quoi qu’elle fasse, c’est faux. Ne pas penser à la croix, c’est être sans amour pour le Seigneur. Mais penser à la croix, cela veut dire s’appuyer sur elle et supposer qu’on contraint le Seigneur à souffrir, qu’on alourdit la croix… De même s’offrir pour souffrir veut dire plonger encore plus profondément le Seigneur dans la souffrance, parce que notre souffrance est tellement insuffisante qu’il doit quand même prendre sur lui la plus grande part. Ne pas s’offrir veut dire refuser l’offre du Seigneur qui voudrait nous donner part à sa souffrance. Et encore : si nous cherchons le Seigneur, nous le faisons d’une manière si grossière que nous ne faisons que l’importuner dans sa souffrance; mais si nous restons loin, nous savons qu’il nous cherche et que nous ne lui répondons pas. – Depuis cette nuit, Adrienne a un zona. Elle a de fortes douleurs et l’affaire ne lui semble pas anodine. Cependant elle ne pense pas à se coucher pour autant.

 

23 marsElle me téléphone dans la plus grande angoisse. L’angoisse est telle qu’elle ne peut rester assise deux minutes à son bureau. Cela la poursuit dans toute sa maison, du haut en bas. Elle ne peut plus voir les croix qui se trouvent sur son bureau ou qui sont accrochées au mur. Elle pense les enlever toutes. Elle est tellement possédée par l’angoisse que, même lorsqu’elle donne les points de méditation avenue de Wettstein, elle ne peut parler de rien d’autre que de l’angoisse, mais cependant de telle sorte que cela donne des points de méditation tout à fait objectifs et corrects. Seulement, en terminant, elle met en garde contre la fausse angoisse mystique.

 

Les notes du Père Balthasar concernant la semaine sainte 1946 se trouvent dans « Kreuz und Hölle » I, p. 116-151.

 

Veille de la ToussaintUn enfer épouvantable. Toute la journée, elle voit des gens qui refusent la sainteté, qui s’enfuient devant la croix, qui rejettent leur mission. Elle-même vient pour “résilier l’obéissance”une fois de plus. Quelques mots suffisent pour la remettre dans la juste obéissance.

 

20 novembre - Un jour qu’Adrienne avait touché ses stigmates en sang : “J’ai vraiment eu du sang sur les doigts quand j’ai touché les plaies. Il n’est pas sûr qu’à ma mort les stigmates seront encore visibles (N.B. A la mort du Padre Pio il est dit que ses stigmates disparurent). Il y a des raisons précises pour qu’après la mort plus rien ne soit visible. Mais il y a certaines personnes qui ont vu les stigmates, surtout celles des mains”.

 

31 décembre Saint Ignace : C’est toujours l’Esprit qui donne les signes de la fécondité; il a aussi dilaté le corps de la Mère pour qu’il reçoive la semence de Dieu. C’est lui qui donne les stigmates.

 

4. Événements insolites, prémonitions, guérisons inexpliquées

 

4 janvier 1946 - Durant les jours de fête, j’étais à Fribourg et Lucerne. Suivirent des « Exercices » à Engelberg où Adrienne attira mon attention sur une vocation possible. Elle me donna de nouveau par téléphone des indications pour traiter avec les retraitants. A la nouvelle année, j’ai rencontré Paul Claudel, et je suis rentré chez moi le 2. Pendant ce temps, Adrienne était assaillie par la maladie : fièvre et fatigue la tinrent souvent au lit. Les tensions dans la famille continuent.

 

3 janvierIl y a quelques jours, Adrienne a reçu pour tout l’hiver tellement de charbon qu’elle peut continuer à séjourner dans sa grande pièce. Ce charbon, d’où vient-il? C’est tout à fait inexplicable, étant donné que tout est strictement rationné. Un matin, elle avait entendu qu’en bas on vidait sac sur sac.

 

6 février - Souvent Adrienne connaît les gens que je reçois. Elle dit : “Aujourd’hui, vers dix heures, je voulais vous appeler pour dire : avec celui qui est là vous devez parler rupture, il s’est détourné de Dieu”. Ou bien : “Vous devez réconforter doucement cette jeune fille, souvenez-vous de Marie”. Ou bien : “Aujourd’hui, vers onze heures, je me suis sentie très mal : l’homme qui était chez vous était si tiède qu’on devrait le secouer jusqu’au plus intime de l’âme”. Etc.

 

19 mars - Quand nous revînmes d’Einsiedeln, où nous étions allés pour la Saint-Joseph, je la laissai seule dans le hall de la gare parce qu’un ami venait me prendre. Elle traversa le hall. Un homme s’approcha d’elle tout d’un coup et lui dit : “Permettez au moins ceci”; il se mit à genoux dans la cohue et baisa le bord de ses vêtements, tout comme il y a quelques années, place de la cathédrale. Elle se promettait de me raconter la scène; mais plusieurs jours passèrent et elle l’oublia complètement.

 

Dimanche 18 août – L’Abbé d’Engelberg, qui lit “Jean” depuis longtemps, souhaite voir Adrienne. Elle monte là-haut ce dimanche. La conversation est bonne. Elle lui dit des choses qu’elle ne peut pas savoir, sur sa mission à lui et la gestion de sa charge. Il est étonné et ne cesse de répéter que l’affaire est manifestement authentique. Ensuite il commence aussi à parler de choses personnelles, ce qui ne plaît pas à Adrienne; cependant elle lui donne là aussi une réponse et l’Abbé en semble très satisfait. Elle dit qu’après cela elle avait été totalement épuisée et qu’elle avait compris le passage où le Seigneur dit qu’il avait senti une force sortir de lui. Il en est toujours ainsi à vrai dire quand on fait quelque chose vraiment dans sa mission.

 

5. Connaissance des cœurs (cardiognosie)

 

1er février 1946 - Récemment, Adrienne a vu à l’église un jeune homme dont elle a su qu’il devait devenir jésuite. Elle n’a pas bien remarqué son visage et elle en est troublée. Elle réfléchit à la manière dont elle pourrait le retrouver.

 

20 octobreSa connaissance des autres âmes est toujours la même. Un jour qu’elle doit attendre devant mon bureau parce qu’un étudiant se confesse, elle sait tout ce qui est imparfait et faux dans cette confession; elle m’en parle ensuite sans me parler en détail des péchés de l’intéressé. Elle sait aussi la plupart du temps le matin, pendant que je reçois des visites, ce qui se passe chez moi. Parfois je l’ai appelée au téléphone après le départ de quelqu’un et, à chaque fois, elle était au courant. A l’occasion, elle se reproche de ne pas m’avoir téléphoné pour m’avertir au cours d’une conversation, pour m’encourager, m’orienter.

 

Fin octobre La prière des saints. Jusqu’à présent, le jeudi, nous avons travaillé chez X. Dans le trou, Adrienne me prie instamment de ne plus devoir aller là. Tout d’abord je ne sais pas pourquoi; puis elle m’explique qu’il y a là une telle atmosphère de péché, toute la maison est tellement souillée et profanée que les mots lui viennent à peine sur les lèvres. Et il y a des choses qu’elle a dû réellement passer sous silence parce que ça n’allait pas; elle voulait faire la prière d’une sainte, elle n’avait pas pu le faire là. Depuis lors, nous ne sommes plus allés dans cette maison.

 

6. L’enfant

 

6 février 1946 Saint Ignace dit : nous devrions nous occuper de l’Oratoire. Il y a là quelque chose à apprendre. J’apporte à Adrienne un livre sur les oratoriens. Il dit aussi qu’il y a chez Newman beaucoup de choses encore qui nous concernent. – Il montre certains traits d’une communauté que je devrai fonder plus tard. Ce sont différentes maisons, avec chacune un supérieur, qui se rencontrent à l’occasion et dont, à tour de rôle, quelqu’un est le supérieur général. Par ailleurs, les maisons sont indépendantes, comme à l’Oratoire; par contre il y aura des vœux. Puis : d’un côté des membres sont reçus, de l’autre sont incorporées des œuvres que la communauté assume. Auparavant, Adrienne a vu Ignace construire les maisons du nouvel Ordre.

 

26 février Saint Ignace nous pousse à aller de l’avant pour la nouvelle communauté. Il donne différentes indications et on devrait se décider prochainement pour ce qu’on veut faire et y travailler résolument. Il donne des instructions sur la manière de traiter les premières : on doit faire table rase, ne pas calculer ce que chacun a étudié et quelle formation a été reçue. Les premières, qui peuvent ne pas avoir reçu une formation complète, ne doivent pas être considérées comme ayant moins de valeur que les suivantes. Au sujet de ce que chacune dit : la plus grande discrétion. Éviter les bavardages des unes sur les autres. Celui qui signale au supérieur quelqu’un d’autre comme pouvant intéresser la communauté doit être écouté attentivement, mais le supérieur ne doit pas porter des jugements qui peuvent être colportés. Tout, le négatif comme le positif, doit être reçu objectivement et celui qui informe ne doit pas savoir la conclusion qu’en tire le supérieur. Celui-ci doit être tout oreilles et se taire.

 

6 mars - Saint Ignace : nous devrions, dans notre Règle, préciser très exactement l’obéissance, aussi bien pour tous les membres que, tout particulièrement, dans le “cahier de la supérieure”. – Pour la communauté masculine, on doit veiller à ce que, pour le début, on ait quelques hommes formés qui peuvent faire eux-mêmes des études intensives sans qu’on ait besoin d’être derrière eux. Il semble que la communauté masculine ne verra pas le jour rapidement, elle croîtra sans doute plus lentement que l’enfant. D’autre part il semble à nouveau que saint Ignace veuille d’une certaine manière hâter ma sortie. Je ne sais pas.

 

30 mars Saint Ignace presse pour la communauté. Jusqu’à présent, j’avais cherché parmi les séminaristes. Mais il y a toujours plus de difficultés sur le chemin. Saint Ignace dit : d’abord des prêtres, puis ceux-ci entraîneront plus tard des séminaristes.

 

Dans l’octave de l’AscensionAdrienne traverse un trou ininterrompu qui lui avait été offert et auquel elle avait dit oui. Saint Ignace dit que désormais il y aura toujours quelque chose qui découlera des “enfers” pour la nouvelle communauté.

 

6 décembre Saint Ignace dit : Plus tard, dans la communauté masculine, s’adjoindront aussi des médecins pour qui il sera difficile, en tant que religieux ou en tant que prêtres, d’avoir affaire à des femmes. Ils devront d’abord prononcer des vœux privés. Plus tard, l’Eglise sera reconnaissante de leur existence et elle pourra les reconnaître. Mais il sera difficile de le faire accepter. – Naturellement aussi d’autres professions.

 

10 décembre Saint Ignace : Pour nos fondations : que les hommes et les femmes vierges non seulement évitent ce qui est charnel mais le comprennent aussi en le dépassant. Beaucoup de choses dans les Ordres ces derniers siècles étaient trop éthérées; on a simplement fermé les yeux sur la réalité du sexuel. Pour les garçons on a seulement veillé à ce qu’ils ne se masturbent pas, et pour les jeunes filles on a loué la virginité. Mais on n’a pas accordé assez d’importance à la vie conjugale et à la maternité. Naturellement on ne doit pas tomber maintenant dans l’autre excès. Mais ceux qui sont vierges doivent savoir remercier Dieu pour le cadeau de la sexualité qu’ils peuvent lui rendre.

 

7. Matériaux pour l’intelligence de la foi

 

15 janvier 1946 Les échanges dans le ciel – Comment on évolue au purgatoire et dans le ciel.

25 janvier - Certaines âmes au purgatoire.

1er févrierLe Père et la souffrance du Fils sur la croix.

2 févrierLa Présentation de Jésus au temple.

8 mars - L’état de l’Église.

30 mars et 3 avril - Le sens de la croix.

26 mai - Le jugement de Dieu sur la vie des hommes – La disponibilité.

Ascension - Les anges gardiens et l’ascension de l’homme.

Dans l’octave de l’Ascension - Le refus de la grâce – Paul et Jean – Des différentes sortes d’anges.

Samedi avant la Pentecôte - Le refus de l’Esprit et le désir de l’Esprit.

Pentecôte - La descente toujours nouvelle de l’Esprit SaintMarie et l’Esprit – L’attente de la Pentecôte dans le ciel – La descente de l’Esprit et la connaissance des choses divines – Les degrés d’adaptation de l’esprit humain à l’Esprit Saint – Le parler en langues – Être saisi par l’Esprit – Adorer l’Esprit.

Autour de la fête du Sacré-Cœur - Une armée contre Dieu – Le cœur, symbole de l’amour – La vérité qui sort du cœur du Christ – Le refus de la vérité.

8 septembreMarie enfant accompagnée déjà par le Fils.

Sept-douleurs (mi-septembre) - Eve et Marie.

13 octobre - Les saints sont des humains comme nous.

2 Novembre - Mourir en chrétien – Le désir de purification au purgatoire.

15 novembre - Croix et Trinité – Eucharistie et Trinité.

20 novembreSur les visions et la mystique en général.

8 décembre - Les deux vies de Marie.

20 décembre - Les fautes des saints.

Noël - Marie et la naissance de Jésus.

31 décembreL’amour de Dieu veut toujours surprendre – Sur l’inspiration.

 

8. Adrienne et ses relations

 

15 février 1946 - Elle a une grande explication avec sa mère à qui, pour la première fois, elle lance en plein visage une foule de vérités sur sa vie. Sa mère est sidérée; il semble que ça aille un peu mieux maintenant.

 

18 février - Hier, à la consultation, il y eut de nouveau une femme qui voulait se faire avorter. Adrienne cherche à la persuader de ne pas le faire; elle était fatiguée et énervée. Saint Ignace apparut alors et il lui dit, au milieu de la conversation : “Bien! Vous avez déjà épargné environ cinq cents enfants de cette manière!” Mais Adrienne était à ce moment-là si agacée que ces paroles ne firent que la « mettre en rage” et elle pria saint Ignace de disparaître.

 

11 marsAdrienne a bien du mal à supporter encore de pénibles affaires de famille à la maison. Pendant ce temps, se font aussi les préparatifs pour le mariage de Niggi.

 

30 mars - Je reçois ces jours-ci la visite du P. de Lubac qui loge chez Adrienne. Il est très aimable. Il a de longues conversations avec Adrienne et la quitte avec les meilleures impressions, convaincu de l’authenticité de sa mission. Adrienne s’occupe de lui de manière touchante; elle lui fournit ce qu’elle peut, veut lui envoyer des vêtements et du linge. A son départ, elle demande sa bénédiction pour elle-même et pour les enfants. De Lubac dit que, pour elle seule, il n’en aurait pas donnée; ce serait à lui à en demander une. Il donne la bénédiction pour elle et les enfants tous ensemble avec une réelle émotion. – Madame le Docteur H. donne à Adrienne sa vieille voiture, étant donné que maintenant il y a de nouveau de l’essence. Mais la voiture est tellement usée qu’elle s’arrête constamment et qu’Adrienne ne se risque pas à sortir de la ville avec elle. Elle pense vendre cette voiture ainsi que sa voiture électrique pour acheter une vraie voiture, mais elle n’ose pas le faire pour ne pas froisser Madame le Docteur H.

 

16 mai – Adrienne parle toute une soirée avec le Père Maltha, o. p., et les deux sont devenus de bons amis. Adrienne pense qu’on pourrait peut-être l’engager comme conseiller théologique. J’essaie de le contacter avant son départ pour la Hollande, mais en vain. – Les problèmes familiaux ne cessent pas.

 

22 aoûtWerner est à Riffelalp. Par contre, Teddy, le frère d’Adrienne est à Bâle, venant d’Angleterre, et il y a des scènes chez sa mère. Dès le premier instant où Teddy est à la maison, sa mère répand sur Adrienne une cataracte des plaintes et des calomnies les plus diverses. Elle lui reproche tout ce qui est possible, par exemple qu’il est inouï qu’elle se soit mariée avec Werner deux ans après la mort de son premier mari. Les plus petites bagatelles deviennent des montagnes. Il suffit qu’Adrienne prenne avec le thé un sandwich qu’on lui offre pour déclencher une avalanche de remarques fielleuses. “Tu me manges toujours tout. Tu as toujours été comme ça”. Etc. L’atmosphère est si pénible que Teddy, qui n’était plus en Suisse depuis des années, prend la fuite avec sa femme et va quelque part ailleurs pour passer de paisibles vacances.

 

15 septembreTeddy et les siens sont repartis. Pendant le temps du séjour de Teddy à Bâle, Adrienne fut fréquemment chez sa mère, place Sevogel, et elle constata avec la plus grande douleur que sa mère a vraiment pour elle de la haine. Depuis longtemps elle ne lui rend plus visite, elle raconte sur elle toutes sortes de méchancetés et elle lui fait tout le mal possible. Pour un thé, quand elle offre des petits gâteaux, elle passe Adrienne intentionnellement et si Teddy le lui fait remarquer, elle dit à mi-voix, de manière à être entendue d’Adrienne : “Elle n‘en a pas besoin”, jusqu’à ce que Teddy, en rage contre elle, en offre lui-même et lui verse à boire. Adrienne est profondément triste de tout cela, pas tellement pour l’affront, qui est si manifestement voulu, que pour sa mère qui est si endurcie. “Elle est quand même toujours ma mère!”, dit-elle souvent.

 

9. Adrienne elle-même. Adrienne devant Dieu, sa prière, sa mission

 

17 janvier 1946A la consultation, beaucoup de gens, en partie encore une fois des nouveaux. Tout tourne autour des questions du mariage, du domaine religieux, des problèmes de vie non résolus. Adrienne elle-même n’est pas bien; elle a constamment des crises d’angine de poitrine; la nuit, elle croit très souvent que sa dernière heure a sonné et elle est souvent sur le point de me faire appeler. Elle y renonce au dernier moment.

 

30 janvier - Hier, Adrienne m’a encore une fois parlé de sa jeunesse : combien sa mère a toujours été méchante avec elle. Tout ce qu’elle faisait était mauvais. Elle craignait sa mère terriblement. Elle n’a jamais vraiment été aimée de sa mère; bien qu’elle ait été jolie, elle ne l’a jamais su alors, étant donné que sa mère disait toujours : “Cache-toi, tu es si laide!”. Elle lui interdisait tout ce qu’on permet naturellement à un enfant, ce qu’Adrienne ne comprenait pas et qui la blessait profondément. Elle était la fille la plus candide et la plus gaie de toute une classe de garçons, toujours bonne camarade; sa mère la soupçonnait toujours de relations illicites avec les garçons et elle lui disait des choses dont elle ne devina que plus tard ce qu’elles signifiaient. Sa mère fut un poids constant sur son âme.

 

15 février - Je demande à Adrienne de commencer à écrire sa vie. Elle le fait, non sans hésitation. Elle dit qu’elle préfère écrire en français. Elle le fait uniquement pour me faire plaisir. Chaque soir, quand elle est trop fatiguée pour autre chose, elle travaille à la traduction de la petite Thérèse et elle me donne quotidiennement ses feuilles pour qu’elles ne disparaissent pas. Elle me donne aussi des morceaux de Règle.

 

18 février - Depuis qu’il ne m’est plus permis d’aller chez Adrienne, place de la cathédrale, elle est tout à fait hors d’elle-même. Non à cause de moi, mais elle a l’angoisse de perdre sa mission. Jean continue à dicter imperturbablement. Ignace parle en même temps de la mission et Paul essaie également de s’immiscer. Elle ne peut plus se défendre contre le ciel, toutes ses prières ne servent à rien. Elle me dit : ce Père avait sans doute raison quand il disait : « La vie contemplative est une plante exotique. Vraiment cette mission ne peut être accomplie que si existent des conditions tout à fait précises, optimales ». Et maintenant tout semble fichu parce que G. et Rome ne veulent pas. – Depuis vendredi dernier – c’est aujourd’hui mardi -, Adrienne n’a rien mangé. Elle ne peut prendre du thé qu’avec une cuiller à thé; si elle en prend plus, elle doit rendre aussitôt. Même le café, dont elle a besoin habituellement pour son coeur et qu’elle prend volontiers, lui répugne maintenant; elle se sent mal rien qu’à le sentir. Elle est très faible et pourtant elle a le sentiment qu’on devrait promettre quelque chose. Elle promet, si l’affaire s’arrange, de monter et descendre à pied la colline de Mariastein. C’est naturellement déraisonnable, et je ne sais pas encore si je le lui permettrai. Adrienne a constamment de la fièvre, plus de 38°. Elle ne dort pas, elle prie tout le temps et souffre.

 

6 marsElle continue à écrire sa biographie, le soir le plus souvent, puisque je ne peux plus aller place de la cathédrale. Elle le fait à contrecœur, ça l’ennuie beaucoup de s’occuper ainsi d’elle-même. Elle le fait uniquement pour me faire plaisir. Il lui est arrivé une fois d’avoir pendant deux jours un rude combat contre le diable qui cherchait à nouveau à lui arracher les feuilles, et de fait il en détruisit quelques-unes. C’est pourquoi maintenant, chaque fois qu’elle me voit, elle me donne ce qu’elle a écrit.

 

11 marsAdrienne voit la croix que personne ne veut plus tenir et qui, pour cette raison, tombe. Elle doit être tenue pour qu’elle ne tombe pas. Elle essaie de la tenir, mais plus la croix se fait lourde, moins elle a de force pour la tenir. Elle est si lourde qu’il lui semble qu’elle doit soutenir une montagne qui menace de l’ensevelir. Malgré cela, l’exigence est là; également l’exigence de stimuler le maximum de personnes à cette action. Et on ne saura jamais si on est là tout seul ou si d’autres collaborent. Adrienne se sent comme déchirée entre le devoir de regarder elle-même la croix et celui d’inciter d’autres personnes à faire de même. Et on ne sait pas si quelqu’un collabore ou non. Comme pour une invitation : au moment où l’on entre, la lumière s’éteint; on ne sait pas si on est tout seul ou si les autres invités sont déjà là. Adrienne ne sait pas non plus si la souffrance qu’elle ressent dans tout son corps, au coeur, dans le dos, est une souffrance naturelle ou surnaturelle.

 

30 mars - Tout à fait en passant, parce que le sujet était venu sur le tapis à propos de la pauvreté du P. de Lubac, Adrienne dit qu’elle ne veut plus rien posséder elle-même. C’est étrange la rapidité avec laquelle fond un trousseau si on ne fait rien pour cela. Il y a quelques années, elle avait encore vingt chemises, et maintenant elle n’en a plus que deux. Elle voudrait quand même expérimenter ce que cela veut dire être tout à fait pauvre, savoir comment se sentent ceux qui le sont. La plupart du temps, elle n’a pas d’argent. Et s’il lui arrive d’en avoir un peu, elle le donne sans scrupule pour l’une ou l’autre bonne cause, par exemple pour ma communauté de formation. Souvent cet hiver, je l’ai vue avoir froid mais uniquement parce que sous ses vêtements usagés elle ne portait rien de chaud, seulement une chemise légère; de la laine ou de la soie, qui pourrait la réchauffer, elle n’en possède pas. Elle ne veut rien avoir. – Adrienne parle de sa méditation. Il va de soi pour elle que celle-ci se poursuit toujours. Dès qu’elle se réveille, sa première pensée, c’est Dieu, sans effort. Elle se souvient encore précisément d’un jour, il y a quelques années, où il y eut une exception : elle dut d’abord se recueillir pour penser à Dieu. Mais tandis que d’habitude elle vole pour ainsi dire à la rencontre de Dieu, maintenant qu’elle est dans le trou elle se tourne vers lui avec une sorte de répugnance. Comme si elle préférait ne pas voir ce qui est montré. D’ordinaire toute sa méditation est conduite de telle sorte que, l’une après l’autre, les images défilent devant elle, et ce n’est que rarement qu’elle s’arrête, qu’elle retient pour ainsi dire une image pour s’en imprégner plus exactement; parce qu’elle pense qu’elle ne l’a pas encore reçue tout à fait comme elle est présentée. – A Bâle, elle est profondément dans le trou. Elle reçoit un coup de téléphone de la vieille Madame Gigon qui lui dit qu’Adrienne ne sait pas combien elle, Madame Gigon, lui est redevable; autre coup de téléphone de Madame Max Burckhardt qui lui dit : son renom de sainte est fondé en droit, elle en est maintenant convaincue (Quand Adrienne me raconta cela, elle omit le mot “sainte”, mais elle fit comprendre, toute confuse, ce qui était entendu).

 

3 avril - Adrienne lit la feuille de la mission populaire de Bâle. Il y a là en grosses lettres : “Le plus important en ce monde, c’est : sauve ton âme!” Cette sentence la dégoûta tellement qu’elle se sentit mal et qu’elle dut sortir pour vomir. Elle me dit ensuite : “Nous ne voulons quand même pas considérer notre propre salut comme la chose la plus importante, n’est-ce pas?! Nous ne voulons jamais nous mettre en avant quand il s’agit du salut”.

 

11 mai Adrienne est de nouveau dans le trou, pour la première fois depuis Pâques. C’est un trou étrange : c’est toujours comme si le Seigneur venait et Adrienne est dans une joie pleine d’espoir. Mais cette joie se transforme tout d’un coup en angoisse; mais, au même instant, ce n’est plus sa propre angoisse, c’est l’angoisse d’un homme quelconque qui a vécu sa vie d’une manière bourgeoise et égoïste et qui doit maintenant, à sa mort, rencontrer le Seigneur. Il commence à voir ce qu’a été sa vie, la somme de toutes les fois où il s’est détourné du Seigneur, où il l’a méprisé, offensé. A chaque fois, pour chaque personne concernée, pour qui elle a de l’angoisse, Adrienne fait une expérience différente. Il y a des types innombrables, tous extrêmement rebutants (Adrienne dit : au fond cela leur fait du bien d’avoir un jour un peu d’angoisse devant Dieu), et Adrienne sent comment elle se transforme en ceux-ci. Comme si elle se présentait tout à fait innocemment devant un miroir pour voir qui elle est, mais un visage étranger lui fait face. Elle fait un mouvement pour voir si c’est vraiment son image qui est reflétée, l’autre fait le même mouvement, elle tire la langue, l’autre aussi, et plus les deux s’identifient, plus Adrienne sait d’un côté qu’il y a là une erreur singulière, mais de l’autre côté croît son angoisse. Ainsi se passent toute la journée et la nuit. Adrienne reste éveillée; jusqu’aux environs de sept heures du matin, elle prie à genoux par terre. Je la désapprouve pour cela. Elle dit : “Je crois que je ne peux rien y faire. Deux fois, par réflexion, j’ai voulu me coucher, mais les deux fois j’ai dû aussitôt sortir de mon lit pour continuer à prier ». – Je blâme aussi sa pauvreté. Elle dit : “Je voulais seulement voir comment c’est quand la pauvreté devient sérieuse, quand vraiment on ne peut plus rien acheter”. Ainsi, tout l’hiver dernier, elle n’a pas porté de vêtements chauds, ce qui fait qu’avec sa mauvaise circulation elle a eu froid constamment. J’ai remarqué que ses vêtements avaient aussi en partie des accrocs et des trous. Je lui ai fait un devoir d’acheter de nouveaux vêtements, ce qu’elle promit après quelques soupirs. – Dans sa famille, constamment beaucoup de choses désagréables.

 

14 maiAdrienne est intérieurement très agitée et d’une tristesse inconcevable pour elle-même et toute la mission. Même quand elle est hors du trou, elle a le sentiment d’avoir tout fait de travers. Elle est si triste que lorsque Ignace apparaît pour la consoler, elle ne fait pas attention à lui. Il disparaît et laisse la place à la Mère – on a le sentiment qu’il lui a demandé d’essayer à sa place – mais, même la Mère, Adrienne ne veut pas l’entendre cette fois-ci. Elle a le sentiment que ce ne serait pas juste d’importuner encore la Mère avec ces choses : elle en a déjà tellement. Elle ressent si fort sa tristesse concernant la défaillance de sa mission comme sa propre affaire qu’elle ne voudrait la partager avec personne. La Mère disparaît et le Seigneur apparaît. Il est sérieux et dit : « Oui, certes, la mission souffre. Beaucoup de choses se perdent. Mais ce n’est pas de sa faute à elle ». Adrienne est si pleine de gratitude qu’elle promet d’essayer de faire mieux et elle demande également si quelque chose serait à changer en moi. Le Seigneur dit : « Non, c’est juste ». Et il semble donner à entendre d’une certaine manière que cela ira mieux à nouveau avec la mission. Mais moi-même, je dois savoir que beaucoup de choses sont perdues.

 

15 septembreAdrienne raconte une histoire de sa petite enfance, elle la mettra plus tard par écrit à ma demande : c’est sa rencontre avec le pauvre homme à la pèlerine le jour de Noël dans la ruelle en escalier de La Chaux-de-Fonds. Elle dit que cette histoire lui était revenue à l’esprit quand, la nuit dernière, elle avait vu saint Ignace. Tout d’un coup il avait paru tout semblable à cet homme, si semblable qu’elle ne sait plus du tout, qu’elle n’est plus sûre du tout… Elle se tut et regarda devant elle. Puis elle continua à dicter. Pendant la dictée, saint Ignace vint, comme si souvent, et il dit quelques petites choses et il demanda à la fin s’il y avait d’autres questions. Je dis à Adrienne : “Demandez-lui si c’était bien lui autrefois”. Adrienne le regarda et poussa tout d’un coup un petit cri étouffé : “Maintenant il a mis la pèlerine!…”

 

16 septembreAujourd’hui, dimanche des Sept-douleurs, Adrienne est à nouveau dans mon bureau. Nous parlons de choses tout à fait sans importance, de tout ce que nous devons encore accomplir, où elle doit se rendre. Elle dit d’une manière tout à fait naturelle : “Et puis nous devons encore aller ensemble à La Chaux-de-Fonds pour que je vous montre l’endroit”. Je lui demande, étonné : “Quel endroit?” Adrienne : “Pour la chapelle… Je pense à… ce lieu où on priera…” Ce n’est qu’alors qu’elle s’arrête court; elle est toute décontenancée. Je lui demande ce qu’elle veut dire. Elle : “Je ne sais pas. J’ai dit quelque chose? Qu’est-ce que j’ai-je dit?… Vous allez certainement me prendre pour une folle… Peut-être aussi le suis-je? J’ai rêvé, l’une de ces dernières nuits, que je devais vous le montrer…” Je demande : “C’est l’endroit de saint Ignace?” Elle, encore toujours troublée et hébétée : “Oui, la ruelle en escalier”. Elle me dessine un petit plan où se trouve l’endroit. “Je ne peux pas le dessiner tout à fait exactement, mais je peux vous le montrer, je dois seulement pouvoir le chercher moi-même”. – Puis elle se remet à dicter et, à la fin, elle dit : “Je ne sais pas, je suis si hébétée aujourd’hui, c’est comme si toutes sortes de gens là-haut me suggéraient constamment des choses… Récemment, la nuit, j’étais si profondément dans le trou, vous comprenez, en grande détresse. Alors je pus prier à mon endroit, en un lieu qui m’appartient tout à fait. Je n’ai pas compris ce que cela voulait dire. L’église Sainte-Marie m’appartient bien aussi d’une certaine manière, mais c’était autre chose… Il y avait toute une foule de lieux de ce genre qui m’appartenaient, et pourtant il n’y en avait qu’un, tous n’en faisaient qu’un…, et dans l’un de ces lieux je pouvais prier. Je ne peux pas vous expliquer cela tout à fait comme il faut. Peut-être aussi est-ce tout à fait simple, parce que je suis un peu folle, pas vrai?” Adrienne exprima tout cela avec beaucoup de naïveté. Je m’étonnais qu’elle pût être si près de la vérité sans la voir.

 

10 octobreSaint François de Borgia. A Cassina où Adrienne dicte au P. Balthasar la fin de l’Apocalypse et d’autres choses. Ce jour devait se produire soudainement quelque chose qui s’introduisit dans notre vie comme un éclair et que saint Ignace désigna comme une très grande grâce. La mort à Cassina. Le matin, lors de la dictée, Adrienne était comme distraite. Quand je le lui fis remarquer, elle dit toute confuse que, oui, elle avait beaucoup de mal aujourd’hui à se défendre du ciel. Je l’interrogeai au sujet de Borgia. “Je viens de le voir! Il peut faire aujourd’hui le portier du ciel”, dit-elle en riant. Au verset : “Soyez parfaits comme votre Père du ciel est parfait”, qu’elle dicta avec une grande concentration et qu’elle avait commencé avec une angoisse particulière, elle perdit tout d’un coup connaissance. Elle dit ensuite : “C’était trop! L’exigence était si infinie : être parfaits comme Dieu! Ce n’était pas supportable!” Il était deux heures de l’après-midi. Pendant cette syncope, qui était en même temps une extase, elle dit à voix basse, mais c’était tout à fait distinct : “Ce soir vers dix heures…” Je demande : “Qu’y aura-t-il alors?” Elle répondit, toujours inconsciente : “Alors je m’en irai”. Elle me dit cela avec une telle certitude que j’en fus effrayé au plus profond. Elle répéta une fois encore la même chose. J’étais comme étourdi. Elle allait donc mourir, loin de tout. Rien n’était fini, je ne connaissais pas mon chemin, la communauté était à peine commencée, le travail n’était partout que fragments. Et il me revint à l’esprit qu’elle avait dit hier : “Je serai appelée au milieu du travail, on n’attendra pas qu’il soit terminé”. Adrienne revint à elle, elle ne savait rien de ce qu’elle avait dit. J’avais perdu la tête à moitié. Pendant que nous parlions, je réfléchissais avec une vitesse folle à ce qui serait à faire : préparer les derniers sacrements sans qu’on le remarque. Je demandai à l’employée de maison d’appeler Don Francesco; je le vis en cachette; pendant le souper, il apporta en secret les saintes huiles et le viatique, que je cachai dans ma chambre. Durant toute l’après-midi, j’interrogeai Adrienne sur sa vie, étant donné que sa biographie était encore loin d’être achevée. Elle s’étonna de ce nouveau travail inopiné, mais elle s’y plia volontiers. Nous parlâmes de la mort. Tout renvoyait à la mort aujourd’hui, il y avait partout des indices de sorte qu’il n’y avait pas d’erreur possible. Adrienne était comme transfigurée. Elle savait que quelque chose, une grâce, s’annonçait, mais elle ne savait pas quoi. J’écrivais comme un possédé, mais j’essayais de ne rien laisser voir de ce qui se passait en moi. Entre-temps je sortis un instant pour tout remettre à Dieu, pour prier pour que je puisse accepter sa volonté. Nous allâmes souper. Adrienne mangea peu, elle était fatiguée comme un enfant avant d’aller dormir. Ensuite elle demanda de pouvoir écouter encore un peu de musique; elle souhaita l’Ave verum. J’entendis avec effroi les paroles : in mortis examine. Puis encore la visite à une malade, Mme X. – Adrienne était comme liée. Seulement de temps à autre jaillissait une pensée : c’est mon dernier souper, c’est la dernière musique, la dernière visite à une malade. Mais cela ne causait pas d’inquiétude. Je regardai l’heure : neuf heures. Je lui dis que nous devions monter. A ce moment-là, Adrienne sut qu’elle “était tout entière en ma main”. Sans réfléchir, elle alla avec moi, remit tout entre mes mains, la grande chose qui allait venir et qu’elle sentait approcher. En haut, dans sa chambre, elle s’agenouilla et demanda une bénédiction. Puis elle demanda si elle pouvait se confesser, une confession générale. Je dis oui. La confession dura trois ou quatre minutes parce que plus rien ne lui venait à l’esprit, elle était dans la plus grande paix. Elle pleura presque de bonheur à l’absolution, se leva, voulut parler, quand j’entendis sa voix se casser avec un déclic audible. Elle porta la main à la poitrine, une veine avait sauté, le sang se répandit et provoqua dans la poitrine une sensation de grande chaleur. Je sortis un instant, le temps qu’elle pût se coucher. Je revins, elle avait de vives douleurs, manquait d’air, mais était heureuse comme un enfant. Elle ne savait toujours pas que c’était la mort. Elle me demanda alors : “Pensez-vous que je vais mourir bientôt?” Je fis signe que oui. Elle : “Dès aujourd’hui?” Je dis : “Cela pourrait se faire si Dieu le veut”. Elle ne fut aucunement angoissée car elle voyait des anges autour d’elle. Tout était comme transfiguré. Je dis : “J’ai encore pour vous une surprise : je vous ai apporté les saintes huiles et le Seigneur”. Je sortis pour chercher les sacrements, j’allumai le cierge et je lui donnai les derniers sacrements. Elle écouta, toute recueillie, dit : “Amen” et “Et cum spiritu tuo”. Puis commença l’agonie. Un combat purement physique, abstraction faite de rares moments d’angoisse plus profonde où tout d’un coup elle se tâtait les mains, les stigmates et portait la main à la tête : les stigmates l’angoissaient. Une fois elle fut subitement transpercée à la poitrine : elle sursauta et la plaie se rouvrit. Le lendemain matin, le lit était rouge de sang à cet endroit. Adrienne décrivit l’approche de la mort. Les pieds étaient glacés, puis les jambes, puis le ventre, enfin les bras, que je tâtai. Il n’y avait plus de chaleur que dans la poitrine. Chaque fois qu’elle commençait à s’inquiéter, je lui disais qu’elle devait simplement tout remettre, et elle se laissait conduire comme un enfant. Elle dit par la suite que je n’avais plus été l’ami mais simplement l’Eglise et que, quand on a reçu les derniers sacrements, on n’a plus qu’à marcher en donnant la main à l’Eglise sans penser à quoi que ce soit et sans vouloir décider soi-même; alors tout est absolument facile et beau. Si l’Eglise dit : “N’aie pas peur”, on obéit simplement et on n’a pas peur. L’agonie dura longtemps. Adrienne respirait toujours plus difficilement. Par moments, elle perdit connaissance, on ne sentait plus aucune respiration. Plus tard, elle fut de nouveau agitée, elle râla légèrement. Puis tout d’un coup elle vit de nouveau quelque chose : des anges, des saints autour d’elle, elle leur sourit, elle entendit de la musique céleste. Je lui demandai sa dernière volonté. Tant qu’elle put parler, elle me dit encore beaucoup de choses; elle me confia un secret de sa vie : elle aurait tellement aimé jouer du piano! Mais quand elle comprit qu’elle avait à choisir entre une vie pour l’art et une vie pour les hommes, elle avait renoncé au piano du jour au lendemain et elle n’y avait plus jamais touché. Cela avait été extrêmement dur et elle avait juré de ne plus jamais en parler. De fait, durant toutes les années où je l’avais bien connue, je n’avais jamais deviné qu’elle était douée pour la musique. Et pourtant elle avait joué les choses les plus difficiles au piano, à l’orgue, un peu au clavecin, elle avait lu les partitions couramment. Elle me raconta tout cela en chuchotant, comme un conte pour enfants. “Mais maintenant, plus un mot de cela!” Puis elle parla à nouveau du bonheur de mourir dans l’Eglise et qu’on doit seulement être tout à fait comme un enfant, et il lui semble que d’année en année, par moi, elle était devenue davantage comme un enfant. “Généralement, pour les gens qui ont des visions, il n’y a qu’une chose à observer : être tout à fait comme un enfant. Car voir est une affaire dangereuse, dangereuse quand on veut être adulte… Mais maintenant, à l’heure de la mort, quand je jette un coup d’œil en arrière sur ma mission, je sais bien que j’aurais pu mieux faire beaucoup, beaucoup de choses… mais rien n’était faux pourtant… Je sais maintenant : tout était juste…” Puis elle ne cessa de remercier et qu’elle ait pu devenir catholique et elle promit d’être auprès de moi dans les années à venir. Elle donna des indications pour l’enfant et qu’on ne devait pas mettre comme supérieure une convertie qui allait venir, pas de converties d’une manière générale, pour longtemps. Puis elle parla de la manière de traiter chacune des filles. Beaucoup de choses peuvent être abordées, corrigées, lors des points de méditation. Donner ces points de telle sorte que justement les personnes qui les écoutent en tirent quelque chose. Déjà la nuit précédente, elle était arrivée à la limite de la mort. Elle avait demandé un délai pour pouvoir au moins me le dire. Je demande : “Pourquoi dois-je alors sortir?” (N.B. De la Compagnie de Jésus). Elle : “Je crois que, si je pars maintenant, la sortie vous sera épargnée”. Moi : “Nous sommes déjà arrivés à ce point. Mais je ne voudrais en aucun cas que vous mouriez pour que je n’aie pas besoin de sortir”. Le matin, elle avait vu saint Ignace qui lui avait dit : “A tout à l’heure”. Elle dit : “Maternité” (la fête de demain). Saint Ignace a dit hier : “Ce sera fini tout d’un coup. Interrompu. Mais au ciel, tout deviendra cohérent”. La fondation : des semailles partout. Puis je lui demandai qui elle voulait encore saluer. Elle nomma sa parenté. Pour K., elle pleura; c’était pour elle le plus dur. Et pour maman! Elle gémit profondément, avec toute la douleur de l’enfant mal aimé. Puis ses paroles devinrent peu à peu incompréhensibles. Sa tête s’inclina sur le côté. Deux fois encore, elle reprit conscience, regarda quelque chose, essaya de se redresser, étendit le bras. Puis elle retomba et sembla comme morte. Il était 22 H 30. Mais elle n’était pas tout à fait froide. Elle ouvrit encore une fois les yeux et regarda tout d’un coup intensément vers la gauche, comme si elle ne comprenait pas quelque chose. Un temps assez long. Il y avait là Ignace. Elle chuchota : “Il … ne veut pas…” Pause. “Les autres veulent bien, mais il ne veut pas ». Longtemps encore je n’osai pas croire qu’elle ne mourrait pas. J’étais tout à fait sûr que c’était la fin. Depuis ce moment jusqu’à la certitude qu’elle resterait en vie, il se passa une demi-heure. Durant ce temps, Ignace nous fit le don de l’indifférence entre la vie et la mort. Je dus lui dire mot pour mot que j’accepterais volontiers qu’elle meure, que j’accepterais volontiers qu’elle reste en vie. Pendant que je disais cela, je n’avais aucunement l’arrière-pensée que ce n’était qu’une mise à l’épreuve. J’étais exactement au milieu des possibilités, je devais rendre à Dieu toute la mission, la reprendre, la rendre, la reprendre. Puis Adrienne commença à expliquer : Le « Saint Père » (= Ignace) en tient une autre par la main…, une qu’il a prise sur le fait, une qui ne veut pas… Une femme qui aurait dû assumer une grande mission mais qu’il a surprise en flagrant délit d’orgueil dans la prière si bien que la mission ne peut être réalisée. Et Adrienne devait d’une certaine manière sauter dans la brèche et continuer cette partie. Puis elle dit plusieurs fois : “Angoisse? Encore plus d’angoisse?” Par la suite, elle raconta que saint Ignace avait eu en main trois anneaux d’or, pour ainsi dire l’un à l’extérieur, un autre au milieu et un à l’extérieur, et pourtant tous trois étaient de la même taille et il avait voulu les emboîter les uns dans les autres. Mais l’un avait encore fait défaut… Elle avait aussi le sentiment clair et net qu’il ne s’agissait que d’un bref retard. Saint Ignace avait parlé ainsi plusieurs fois vaguement de mars. Mais elle ne sait pas, du moins pas sûrement, si cela est la dernière date de sa mort. Alors elle me demanda de continuer les prières des agonisants. J’avais déjà beaucoup prié, je lui avais lu aussi le chapitre 17 de Jean qu’elle avait suivi avec la plus grande attention et qu’elle avait saisi pour ainsi dire avec tous ses sens. Elle dit : “Dites la dernière prière; pendant celle-ci, le verdict tombera”. Je dis le Suscipe. Elle avait comme perdu connaissance. Puis elle dit tout bas : “Je reste”. Elle se remit lentement. La douleur à la poitrine persistait. C’était comme une “barre” qui l’empêchait de respirer. Elle revint à elle et elle ne savait comment exprimer la splendeur de la mort chrétienne. Durant toutes les journées qui suivirent, elle ne parla de rien d’autre, à tout instant de libre. Elle ne cessait de remercier, elle disait que jamais elle ne s’était imaginé que la mort était si belle, elle voudrait mourir chaque jour. Elle voudrait rédiger une louange de la mort chrétienne. Pour tous les gens qui ont peur de la mort. Moi-même j’étais bouleversé par le tout, je n’avais jamais vu quelque chose d’aussi beau, même si cela m’avait conduit à la limite de mes forces physiques. Je crois savoir ce que ressentit Abraham quand il sortit le couteau. Vers minuit, j’allai me coucher et ordonnai à Adrienne de dormir aussi, ce qu’elle fit aussitôt. (Bien qu’Adrienne eût par elle-même beaucoup de mal à s’endormir et qu’elle dût souvent attendre plusieurs heures, elle s’endormit quand même tout de suite).

 

Le jour suivant, Adrienne était extrêmement fatiguée, elle ne pouvait respirer que difficilement; la douleur dans la poitrine persistera sans doute. Elle dicta un peu de son lit, mais elle était remplie d’une béatitude infinie. Elle me dit beaucoup de choses sur l’extrême-onction et sur ses effets quand la mort ne survient pas. Maintenant donc c’est mars qui est en vue. Mars 1947! Est-ce que ce sera bien la fin? Vraisemblablement. Mais Ignace nous retire toujours plus la vue d’ensemble, ici comme en tout autre domaine. Il nous enveloppe de brouillard pour nous maintenir à tout instant dans l’indifférence. Il efface à moitié ses propres traces qui n’étaient utiles qu’aussi longtemps qu’on avait besoin de certitude. Maintenant la certitude doit se trouver uniquement dans la foi, dans la mission, dans l’amour de Dieu, et tout le reste, on doit le rendre et le déposer auprès de Dieu. – Quelques semaines plus tard, elle me dit qu’elle avait toujours oublié, depuis Cassina, de me communiquer ceci : comme j’ai été entraîné si fort dans l’indifférence et que je ne me suis pas défendu de la laisser partir, j’ai acquis auprès de Dieu un “droit” de la retenir plus longtemps la prochaine fois qu’elle pourrait partir, au moins pour quelque temps. Car ça n’ira plus longtemps.

 

12 octobre - Nous quittons Cassina, où nous avons eu un soleil radieux et un temps chaud, pour retrouver la froidure du Nord, d’abord à Einsiedeln. Adrienne conduit sa voiture. Cela va bien. Chemin faisant, elle a un visage : saint Ignace qui regarde dans différents cercueils, puis tourne son regard vers elle comme à la recherche de quelque chose et étonné. Adrienne sait très bien ce que cela veut dire : elle pense que cela a un rapport avec l’autre qui ne voulait pas. – Durant la nuit, à Einsiedeln, Adrienne a une fois de plus une très sévère crise cardiaque et, subjectivement, elle croit à nouveau qu’elle va mourir. Je suis dans un autre hôtel, elle ne peut pas m’appeler. Puis un ange lui apparaît et il lui demande si elle consentirait aussi à mourir seule, ici, soudainement. Ou bien si cela lui serait égal de mourir un jour au coin d’une rue au lieu de recevoir les derniers sacrements au lit d’une manière aussi belle qu’à Cassina? Adrienne dit oui et elle se souvient qu’elle avait offert à Dieu de prendre sur elle une agonie difficile si par là la mort était facilitée à d’autres gens. Elle répéta cette offre à l’ange qui la prit avec lui. – Adrienne me demande de ne plus rien lui permettre à partir de maintenant de ce qui n’est pas absolument nécessaire dans sa mission. Plus aucun travail, aucune traduction, aucune lecture, etc., inutiles. Elle a le sentiment que le temps est devenu court, elle ne veut plus faire que le plus important. Mais elle dit : “Nous ne voulons pas devenir nerveux, n’est-ce pas? Mais continuer à travailler tout paisiblement comme Dieu en décide. Et ne désirer de lui rien qui ne se trouve dans sa volonté!”

 

13 octobre - Nous allons en voiture à Schönbrünn après qu’elle a vu la Mère de Dieu dans l’église (d’Einsiedeln); elle continue toute seule jusqu’à Vitznau où elle veut se reposer quelques jours, continuer à écrire sa biographie et rédiger des notes sur la mort. A Schönbrünn, je fais ma retraite. – J’ajoute quelque chose : quand Adrienne était à la mort, la tête à l’horizontale au bord du lit et les yeux levés fixement vers les saints, elle était d’une beauté qui n’était pas de ce monde et qu’on ne lui avait guère vue autrement. C’était aussi, à ne pas s’y tromper, le retour de sa jeunesse : elle ressemblait à une jeune fille de vingt ans, d’un profond sérieux et d’une virginité parfaite. Son regard sur la vision était si soutenu qu’elle semblait en savoir à l’infini, c’était pourtant un savoir qui faisait d’elle comme un enfant et la rendait indiciblement pure. Jeanne d’Arc a eu peut-être quelque chose de semblable : le même mélange de courage jusqu’à l’extrême et d’amour abandonné. Du reste, quand elle était en extase et regardait quelque chose du ciel, elle ressemblait fréquemment à une madone du Greco : des yeux humides tournés vers le haut, le visage si plein de douceur qu’on comprenait tout de suite que les grands maîtres du baroque n’avaient rien inventé et rien exagéré. – Adrienne voit un jour l’œuvre de sa vie terrestre : une quantité de minuscules petites flammes qui, ensemble, donnent à peine un tout petit feu et puis – quand elle est morte – tout d’un coup le tout devient une unique grande flamme qui touche tout alentour.

 

20 octobreBâle. Adrienne est encore extrêmement fatiguée. Beaucoup de choses ont changé depuis la mort à Cassina. Adrienne est devenue “quelqu’un de l’au-delà”. Elle ne mange presque plus rien. Les jours où elle communie physiquement, elle ne peut plus rien manger. Les autres jours, elle mange tout au plus des portions minimes pour ne pas se faire remarquer. La famille semble peu s’en apercevoir. L’employée de maison est mécontente d’elle, mais elle pense qu’Adrienne mange les tartines beurrées alors qu’elle me les apporte d’ordinaire à la consultation ou chez moi. Plus d’une fois, quand elle a été forcée de manger quelque chose à cause de la présence d’invités, elle doit tout rendre après le repas. A présent elle travaille plutôt plus facilement et plus longtemps comme si elle dépendait moins de la fatigue physique. Elle dit que j’ai aussi un droit de l’utiliser davantage qu’autrefois, de la “convoquer” en quelque sorte. Elle est d’une certaine manière devenue plus disponible.

 

Fin octobre A Cassina, après la “mort”, Adrienne a offert, quand cela deviendra sérieux, de mourir réellement dans l’angoisse de la mort, avec une véritable agonie, afin de donner cela aussi pour les pécheurs. Je ne sais pas si Dieu acceptera ce sacrifice; ce qui est sûr, c’est qu’à présent elle ressent souvent une angoisse surnaturelle de la mort, une horreur de la mort qui est tout à fait contraire à ce qu’elle vit d’habitude.

 

8 décembre - La plaie sous le sein gauche saigne plus fort. Et Adrienne sait maintenant qu’elle l’a reçue pour la première fois quand elle a vu la Mère dans sa jeunesse. Elle l’avait sentie autrefois pendant quelques jours mais n’y avait pas réfléchi. Elle pensait en quelque sorte que cela faisait partie des malaises de la femme. Quand elle avait eu ses premières règles, son père était entré par hasard; il lui a dit que sa mère devait lui expliquer la chose, mais Adrienne n’en parla pas avec elle parce qu’elle avait peur de sa mère. Mais elle n’était aucunement inquiète. Et parce qu’elle ne voulait pas en parler, elle lavait elle-même son linge sans problème ; elle ne dit rien non plus de la plaie. - Saint Ignace : Cette plaie lui a été donnée en substitution pour moi. Pour une mission double. Plus tard elle ne s’en est plus souvenu non plus. Et pourtant ce fut une forte douleur parce qu’on ne peut pas infliger de telles blessures sans douleur. On a agi le plus tendrement possible mais cependant de telle sorte qu’elle engage aussi une responsabilité correspondant à son âge.

 

10 décembre Saint Ignace voudrait que le P. Balthasar transporte à nouveau Adrienne dans sa jeunesse et parle avec elle de la sexualité, en tant que prêtre et avec ménagements. L’explication brutale et soudaine qu’elle a connue autrefois fut toujours pour elle un fardeau. Elle en a entendu parler alors comme d’une mauvaise plaisanterie. Maintenant elle doit apprendre encore une fois la même chose dans une juste explication catholique. Tout à fait opposée à la psychanalyse! – Et la même chose pour les 25 ans. Quand elle s’est mariée, elle avait une certaine connaissance médicale des relations sexuelles mais, en en faisant l’expérience, elle fut tout d’abord profondément bouleversée. Elle est dans une fausse situation. Cette situation également, le P. Balthasar doit la mettre au clair du point de vue catholique : conduire Adrienne à se donner elle-même, à comprendre. Ce sera important pour ce qu’elle devra écrire plus tard et transmettre à l’Eglise. Moi : “C’était donc une situation fausse?” Ignace : “Oui, mais lui montrer que le sacrifice, là, était juste et que, dans une situation juste, c’est également juste et bon. Elle n’oubliera pas non plus ceci : que pour elle, tout bien compris, c’était objectivement faux, mais que pour elle autrefois il n’y avait pas d’autre voie. Elle voulait aider un homme veuf, désarmé, avec deux enfants. Seulement elle n’était pas préparée au domaine sexuel. Le P. Balthasar doit faire tout autre chose que psychanalyser! Mais il peut parler comme celui qui autrefois déjà a accompagné.

 

A l’avenir, le P. Balthasar a la possibilité de transporter Adrienne à n’importe quelle époque de sa vie, comme il l’entend, pour parcourir sa biographie. Et elle se laissera toujours faire. (N.B. C’est le début de ce qui deviendra le tome 7 des œuvres posthumes : « Geheimnis der Jugend » ["Mystère de la jeunesse"]. C‘est là (p. 26) qu’on trouve un complément à la description de la vision de Marie par Adrienne en 1917 : « La Mère de Dieu arrive. Et maintenant tu es celui pour qui j’ai la plaie… Elle était belle. Elle était là et, autour d’elle, il y avait quelques saints. C’était comme un grand tableau. Mais très vivant. Et tu étais à genoux sur le côté. La Mère de Dieu n’a rien dit, elle a seulement regardé. Adrienne n’a pas su alors qu’elle deviendrait catholique, mais j’ai su que je lui appartenais… On était follement heureux et on avait le sentiment que ce qu’il peut y avoir de plus captivant, ce n’était rien à côté »).

 

17 décembre Saint Ignace pense qu’on doit bien employer le reste du temps de l’Avent. Il veut envoyer à Adrienne les angoisses de la maternité, avec Marie et cependant totalement séparée d’elle. Les trois jours du week-end doivent être particulièrement intenses afin que les deux derniers jours avant Noël puissent être paisibles. Et sans que la mesure d’angoisse soit changée, le P. Balthasar peut donner à Adrienne pendant ce temps, comme question ou comme tâche, ce qui à son avis devrait encore être expliqué. L’angoisse aura en partie un effet clarifiant sur la question. – Ignace au P. Balthasar au sujet des trois fausses couches d’Adrienne : Adrienne elle-même n’a jamais réfléchi au sort des enfants. Chaque fois, elle savait seulement par pressentiment qu’elle devait les perdre si elle accomplissait une démarche de secours auprès de quelqu’un. La première fois, elle aurait dû se ménager; mais malgré cela, elle avait donné son sang à une femme gravement malade sur le point d’accoucher, et elle l’avait sauvée au moins extérieurement au prix de sa propre grossesse. La deuxième fois, elle avait dû faire une longue marche en montagne pour rendre visite à un paysan; elle sentait que c’était trop et elle l’avait quand même fait. La troisième fois, en 1931, cela se produisit lors d’une pneumonie; elle l’avait attrapée en veillant toute une nuit auprès d’un homme qui s’étouffait et qui n’était tranquille et ne respirait que tant qu’elle était auprès de lui. Elle ne sait plus rien des deux dernières affaires. Mais de la première elle sait encore très bien que c’était un sacrifice : ou bien son propre enfant ou celui de l’autre; que tout cela soit arrivé se trouvait déjà alors dans un plan de la Providence. Elle devait apprendre à offrir. Cela aurait été deux garçons et une fille.

 

20 décembre – Ignace : Quand le P. Balthasar replace Adrienne dans sa jeunesse, bien regarder sa prière! Et aussi ses exercices de pénitence particuliers.

 

24 décembreIgnace : Le P. Balthasar doit transporter Adrienne dans différentes fêtes de Noël de son enfance, dans des fêtes de Noël plus anciennes et plus récentes; brosser de petits tableaux.

 

27 décembreAdrienne dicte un passage sur “le médecin et la femme”. – Ignace dit : Quand, à la consultation, Adrienne a eu son premier contact avec des prostituées, elle a pris sur elle de sévères exercices de pénitence corporels pour porter quelque chose d’elles. Ignace fait éprouver à Adrienne le sentiment de la vie qu’ont les prostituées : elle sent son corps comme si toute la journée elle était passée d’une relation sexuelle à une autre et serait toute écorchée. Ou bien plus tard, comme une femme qui aurait couché avec son fils. Elle se sent impure et humiliée à l’extrême.

 

10. Adrienne et le Père Balthasar

 

4 janvier 1946Ces temps-ci, j’ai appris peu de choses en fait d’apparitions. Seulement que saint Ignace, après mon départ, vint deux fois à l’heure habituelle et se montra très étonné de ne pas me trouver. Il eut l’air de me chercher, de regarder l’heure : ne va-t-il pas venir? Etc. Adrienne dit à ce propos : “Ils s’amusent comme ils peuvent là-haut”.

 

17 janvierAvant comme après Noël, saint Ignace est visible chaque jour. Il apparaît chaque fois que la dictée a un peu avancé et il explique alors à sa façon le verset étudié en insistant surtout sur les aspects pratiques. Ensuite je peux poser des questions, au fond sur tout ce que je veux et qui a un rapport avec ses intérêts. Il n’est pas répondu à ce qui glisse vers la seule curiosité, ou bien une indication générale remet les choses à leur juste place. Je demande aussi quelle attitude avoir en ce qui concerne “Jean” (qui avait été refusé à Rome) : laisser courir ou bien modifier ou le récrire. Saint Ignace dit seulement : “Jean” est écrit, mais la mission continue. Puis je lui demande si je dois défendre chaque pouce de terrain à l’intérieur de la Compagnie jusqu’à ce qu’on me renvoie, ou bien si je dois rompre rapidement quand cela commencera à ne plus aller. Là non plus il ne donne pas de réponse mais il dit qu’il a tout en main et qu’il le montrera bien. Mais nous devons prier. C’est comme s’il souhaitait l’attitude d’indifférence, maintenant surtout justement, et l’obéissance envers lui qui a l’intention de tout diriger. Tel que c’est, c’est ce qu’il y a de plus beau. Dans ses réponses, saint Ignace est toujours d’une incroyable bonté : il accepte tout, il met toute chose à sa juste place; il présente tout avec un humour fin, souvent aussi avec une plaisanterie, si bien qu’Adrienne doit éclater de rire quand elle le voit et qu’elle le décrit ensuite.

 

22 janvier - Adrienne annonce que demain elle sera dans le trou. Le trou a déjà commencé et promet d’être “juteux”. Le Père G. est justement à Rome et il y confère aussi à notre sujet. Durant la nuit, saint Ignace a montré Rome. Il souffla dessus et tout sembla s’écrouler. Adrienne en fut très effrayée et elle pensa que plus rien ne tenait debout maintenant. Mais saint Ignace sourit et dit : non, cela ne suffit pas encore. Il souffla une deuxième fois et il y eut encore beaucoup plus de poussière et de décombres. Et encore une troisième fois. Puis il dit : on devrait recommencer tout à fait à la base, creuser profondément sous la poussière pour poser de nouveaux fondements. Adrienne était découragée : comment pourrait-elle y faire quelque chose… Saint Ignace ne dit rien de plus et disparut.

 

1er février - Ces derniers jours, dictée du livre sur Marie, que nous devons terminer rapidement. De Rome, difficultés croissantes. Le Père G. a rapporté des nouvelles plutôt sombres. On a écrit là-bas sur nous beaucoup de choses défavorables. “Jean” a été refusé par trois censeurs comme incorrigible. Hier arrive en recommandé une lettre laconique du Père H. qui m’ordonne comme visiteur, au nom de l’obéissance, de laisser tomber totalement Mme K., également ses œuvres, et d’abandonner la “direction des novices”. Cela se trouvait en contradiction directe avec l’ordre du Père G. et j’attends que les deux se mettent d’accord. J’ai demandé un contrôle du tout par le P. Rast et l’Abbé d’Engelberg. Le Père G. va présenter cette proposition au Père Brust, assistant. – Après une interruption, saint Ignace est là de nouveau et il explique des détails du petit livre des « Exercices ». Je dois toujours collaborer courageusement avec des questions et des suggestions. Il est comme un marchand qui a les marchandises les plus précieuses, mais on doit payer son modeste pfennig pour les avoir. Il veut nous apprendre à collaborer. Hier il a parlé surtout des règles du discernement des esprits et du “De amore”.

 

5 février - Elle a remarqué, et moi aussi, que dimanche matin justement, quand elle a voulu se lever, elle n’a pu venir à l’église parce qu’elle était simplement trop faible. Nous nous posons tous deux la question de savoir pourquoi. Est-ce qu’elle ne devrait pas faire un effort sur elle-même? Je lui dis qu’à l’occasion elle devait poser la question à saint Ignace. Elle le fait et il répond laconiquement : “C’est à cause de la cathédrale”, et il passe tout de suite à autre chose. – Saint Ignace continue à répondre à toutes les questions qu’on lui pose. Nous terminons le livre sur Marie et il y coopère beaucoup en indiquant des aspects tout nouveaux. Adrienne voudrait exposer “Marie dans l’Apocalypse”. Cela ne fait pas partie de ce livre; je lui conseille aussi d’omettre le samedi saint. Je lui demande si Marie ne devait pas traverser l’enfer. Elle dit : “Non, ce n’est pas quelque chose pour une femme”. Je demande : “Et vous?” Elle dit : “Moi? Là en bas, je ne suis pas une femme, je ne sais pas moi-même ce que je suis là-bas à proprement parler”.

 

15 février - Après la lettre du Père H., le Père G. se montre hésitant; il se décide finalement, dans une lettre, à m’interdire de fréquenter la maison de la place de la cathédrale. Je ne dois plus rencontrer Adrienne que rue Herberg (à la résidence des jésuites). Je lui réponds par écrit en long et en large. – Saint Ignace donne des directives précises; il prend soin de dire exactement ce qui est à faire sans faire de pronostic pour l’avenir. Ses directives sont précieuses; elles sont comme des paroles intérieures de l’Esprit Saint, fortes et sûres, qui me montrent clairement ce qui est à faire, et aussi ce que font et pensent les autres personnes qui sont impliquées dans l’affaire et ce à quoi on peut s’attendre après ces prémisses. – Saint Ignace nous montre le programme qui est encore à réaliser : les derniers versets de l’évangile de Jean, l’Apocalypse, les lettres de Jean, un livre sur les états de vie, un livre sur le catholicisme; pour les deux, Adrienne doit beaucoup collaborer. Aussitôt après la sortie (de la Compagnie), nous devons commencer avec Paul. Puis nous devons regarder prochainement les règles religieuses existantes; le “cahier de la supérieure” doit être réalisé de même qu’une sorte d’interprétation et d’explication de la Règle. La rédaction définitive de la Règle ne se fera que longtemps après la mort d’Adrienne. – Parce que c’était vendredi, Adrienne fut dans le trou jusque vers le soir. Mais comme je voulais parler avec elle dans la soirée de choses importantes, je lui ordonnai de sortir du trou pour ce moment-là. Ce qui de fait arriva. Seulement, à la place de cela, elle devint tellement malade physiquement qu’elle fut près de la mort, presque plus dans l’au-delà qu’ici-bas. Elle répondit à toutes les questions que je posais à saint Ignace comme d’un grand lointain. – J’ai fait faire des copies de “Jean” I et II, afin que la version originale soit sauve selon le souhait de saint Ignace. Le livre sur Marie est terminé et il va chez Stocker. Quand saint Ignace disparut, il nous menaça du doigt et il dit qu’il nous interdisait très strictement une chose : que nous ayons du ressentiment contre Rome. Il attend, dans un livre sur le catholicisme, un chapitre beau et rayonnant sur la Rome de saint Pierre. Il dit aussi qu’il me soutiendrait quoi qu’il arrive. J’ai en lui une confiance sans bornes.

 

16 février – Le P. Balthasar a exposé sa situation à l’évêché de Bâle et il a demandé s’il serait accueilli dans le diocèse s’il quittait l’Ordre. Saint Ignace dit qu’il aurait voulu que la sortie ne se fasse que dans deux ou trois ans. Adrienne est profondément bouleversée : elle ne sait pas si elle ne va pas perdre sa mission prochainement, tout semble suspendu à un fil. Car pour une mission, il ne faut pas seulement la foi de deux, il faut la foi de plusieurs. Et s’il n’y a pas de correspondance, tout s’écroule. Ceci est un point de vue subjectif, mais je vois bien que beaucoup de choses s’effondrent quand on n’obéit pas. – Adrienne, chez qui il ne m’est plus permis d’aller, me parle de saint Ignace au téléphone. Et pendant qu’elle téléphone, il lui apparaît et il lui dit certaines choses pour moi. Ainsi au sujet d’un étudiant qui avait été chez moi, comment j’aurais dû me conduire envers lui.

 

26 février - Adrienne est triste et inquiète. Elle a vu plusieurs fois le Seigneur qui s’est présenté à elle tout triste. Tout le reste, dit-elle, lui est tout à fait égal, également que saint Ignace soit perplexe. Mais la tristesse du Seigneur n’est pas supportable. Il est triste parce qu’il ne peut plus faire don de sa souffrance comme il le voudrait. Je dis à Adrienne que je ferai ce qui est en mon pouvoir pour rendre possible aussi la mission de souffrance, c’est-à-dire aider Adrienne aussi bien que je le peux. Le Seigneur demande ensuite plusieurs fois s’il peut aussi compter tout à fait sur moi. Car il ne donne cette mission de souffrance que comme une mission double. Je dis oui et elle transmet ce oui au Seigneur. Elle avait déjà dit oui sans cela pour nous deux. Le Seigneur ajoute encore que, quand la mission est lancée, les égards de l’amour éclipsent tout le reste. Adrienne doit me le dire. Elle ne le comprend pas très bien, moi si par contre. Elle dit : “La transmission de votre oui et la nouvelle promesse de souffrance faite par le Seigneur fut une scène solennelle”.

 

6 marsCes temps-ci, Adrienne est constamment malade, toujours d’une manière nouvelle. Un jour elle a des spasmes du myocarde qui la mènent au bord de la mort, puis de nouveau une forte fièvre, mais malgré cela elle fait son travail. La longue séance de dictée, qui est devenue nécessaire suite aux interdictions, la fatigue beaucoup plus qu’autrefois; il arrive que l’effort d’une dictée de trois ou quatre heures (avec de courtes pauses) provoque chez elle une poussée de fièvre. Par ces interdictions, tout son “intérieur” spirituel et surnaturel a été ébranlé, imperceptiblement mais indéniablement. Nous avons un jour une explication où elle me fait comprendre que tout menace de tomber à l’eau; depuis ce moment-là, elle vit constamment avec une mauvaise conscience (peut-être en conséquence de ce qu’elle a promis de porter toutes les fautes du Père G.). Elle a le sentiment que beaucoup trop de la mission se perd du fait qu’elle ne peut plus tout me dire et me rapporter. Comme je ne peux rien y changer, je lui dis que je vais essayer de faire moi-même de mon mieux. Cela l’aide pour quelques jours. Mais l’inquiétude ne cesse de revenir.

 

19 mars Adrienne et le P. Balthasar étaient allés à Einsiedeln pour la saint Joseph. Adrienne raconta alors, le seul jour où elle fut hors du trou, qu’elle avait été au ciel et que là elle m’avait rencontré. Elle a compris alors pour la première fois ce que signifie la joie parfaite : non seulement une atmosphère générale joyeuse à laquelle tous participent, mais la réalisation débordante de toute la vie personnelle. Une joie qui laisse loin derrière elle tous les désirs du monde, qui n’est pas seulement le contraire du renoncement à ce monde, mais infiniment plus : la vie en Dieu et le don de Dieu à tous.

 

30 mars - Pendant tout le carême, à l’exception d’une journée à Einsiedeln, elle est dans le trou, tantôt plus, tantôt moins. Quelques journées sont aussi terribles que si c’était la nuit du vendredi saint. Elle me téléphone alors en toute angoisse. Il me semble que d’une certaine manière il est plus difficile et plus désespéré de la consoler que dans les premières années. Il me semble que quelque chose en elle a été cassé par l’interdiction romaine. Elle dit : il ne suffit pas que quelqu’un croie. L’Eglise ou l’Ordre devrait croire pour que la mission puisse être menée à son terme. Je me sens plus isolé. Le Père Provincial interdit aux novices de parler avec moi de la moindre chose concernant Adrienne. Chez les novices, il semble se préparer comme une “division” : certains me stimulent en secret à faire la volonté de Dieu même si elle devait me faire sortir de la Compagnie, tandis que M. Gr. est absolument pour la capitulation.

 

3 avril - Adrienne me téléphone le soir et me demande d’aller chez elle, c’est très important. J’y vais; malgré la souffrance, elle est très paisible, comme décantée. Elle dit : “J’ai vu le Seigneur pendant la consultation. Je corrigeais des feuilles d’impression du petit livre des « Exercices ». Pendant les mystères de la vie de Jésus Christ, le Seigneur parut une première fois et dit : « Dans mes jours, cela doit être comme toujours”. Adrienne comprit ces paroles comme une promesse pour les jours saints : ce sont les jours du Seigneur, et je dois être auprès d’elle et rien ne doit troubler la souffrance. Puis le Seigneur revint un peu plus tard et il dit quelque chose qu’Adrienne devait me communiquer. Il dit : “De cette manière, la réserve de force tire à sa fin; et de plus la mission souffre, c’est-à-dire, moi-même je souffre”. “De cette manière” veut dire l’interdiction de pouvoir être auprès d’elle plus souvent, si bien qu’une part essentielle de la mission ne peut être transmise et particulièrement la mission de souffrance (qui est double : l’une de souffrance, l’autre d’aide, de soutien) ne peut plus être remplie comme prévu. Puis le Seigneur apparut une troisième fois pendant qu’elle corrigeait et Adrienne entendit sa voix. Celle-ci indiqua la fin du n° 301 du petit livre des « Exercices » et elle donna à Adrienne une mission pour moi : là est indiqué le lieu où je dois le voir. Finalement le Seigneur dit : au temps du trou, de la croix et de l’enfer qui est maintenant traversé, se trouve la fécondité pour une nouvelle communauté masculine qui doit être fondée. Adrienne rapporte tout cela avec un calme presque supra-terrestre et elle dit ensuite que maintenant elle se sent enfin de nouveau en équilibre pour la première fois (cela ne devait pas durer longtemps) parce qu’elle pouvait transmettre sa mission comme elle lui avait été dite. Ces derniers jours, elle avait toujours senti que quelque chose en elle était desséché. Du reste elle disait quelque chose de semblable dans les états d’enfer qui la saisissent maintenant presque à chaque dictée sur 1 Jean, et dans lesquels elle ne me connaît plus. – J’ai écrit un article sur la nécessité des saints. Adrienne en est bouleversée et elle me demande si elle ne peut pas assiéger le ciel pour que nous recevions des saints. Elle dit : “Je voudrais vraiment très volontiers vivre encore un peu plus longtemps si cela me permettait de voir un vrai saint”.

 

Pâques - Le jour de Pâques, Adrienne et le P. Balthasar vont en voiture à Leysin voir Robert Rast qui est mourant. Le voyage est pour elle une fatigue démesurée. Au début, cela va très bien mais, au col de Mosses, Adrienne n’en peut plus guère de fatigue; c’est surtout l’altitude qui lui cause des nausées et des vertiges. Elle s’arrête plusieurs fois, roule très lentement. Elle raconte ensuite que des anges n’avaient cessé de border le chemin, qu’ils les avaient accompagnés dans la joie de Pâques. Avec une part de mon âme, j’espère toujours que Robert pourrait encore être sauvé. Mais Adrienne me dit plus tard que Dieu veut certainement sa mort. Quelque chose reste ouvert qu’elle ne comprend pas. Cependant elle ne voit pas la possibilité de prier pour sa guérison.

 

Du 23 avril au 4 maiUn jour, Adrienne a eu une crise longue et dure. Elle rentre chez elle; elle raconte que saint Ignace va et vient en quelque sorte affairé et très préoccupé, et il s’attend à ce qu’on comprenne ce qui l’occupe tant. Toutes les questions d’Adrienne, quelles qu’elles soient, ne reçoivent qu’une réponse indirecte, comme s’il était étonné qu’elle ne le voie pas. Elle s’offre à prier davantage; ce n’est pas cela. A davantage de pénitence : “Non, pas en ce moment!” Je pense donc que nous devons attendre. – Nous parlons ensemble de la parole du Seigneur pendant le carême : “La mission souffre, donc je souffre”. Elle a vu plusieurs fois le Seigneur et elle lui a demandé ce qu’il fallait faire. Le Seigneur lui expliqua que la dictée avait besoin nécessairement d’une atmosphère détendue. Chez elle, tout était organisé pour qu’elle pût se donner et se concentrer en toute tranquillité, avec “bonne conscience”, ce qui n’est plus possible maintenant dans l’agitation d’une maison étrangère. Le Seigneur dit que je dois le savoir. Il avait été prévu que la dictée se serait pour ainsi dire toujours augmentée et développée. Je remarque de fait la lassitude et un manque de développement paisible.

 

Pentecôte - Adrienne me laisse sténographier tranquillement ce qu’elle dit sans vouloir contrôler ce qu’elle ne peut pas lire. Quand elle est en « enfer », le fait que je prenne des notes l’énerve parce que alors ce qu’elle ne comprend pas ne se passe pas dans l’amour (senti).

 

10 juillet - Je vais à Hauterive où je donne un premier cours pour de jeunes prêtres séculiers. Adrienne apporte son aide alors qu’elle est en vacances. Puis mon père meurt à Lucerne. Quelque temps après, je vais à Salzbourg. Durant ce temps, Adrienne a beaucoup prié. Un jour, elle sait tout particulièrement qu’elle doit beaucoup prier.

 

13 août - Pendant que je donne quatre jours d’Exercices à Schönbrünn, Adrienne me téléphone plusieurs fois pour me donner des indications précises sur plus de la moitié des retraitants; à chaque fois, je peux utiliser ses directives pour une confession ou un entretien. Les quelques-uns qui ne vinrent pas me voir, elle ne les avait pas non plus pénétrés. – Depuis que je suis rentré à Bâle, elle est comme délivrée. Durant les semaines écoulées, elle avait comme perdu de plus en plus la parole intérieure et la possibilité de s’exprimer, elle ne pouvait plus exprimer ses visions, et celles-ci cessèrent même peu à peu.

 

20 août – Une grande part de la mission se perd par le fait que je ne peux pas être là au moment des extases et des enfers. – Saint Ignace apparaît; Adrienne ne l’avait pas vu depuis longtemps, et il lui dit que tout est en ordre pour la mission, pour l’essentiel également en ce qui me concerne. Dans la nuit du 21 août, elle voit saint Bernard (N.B.: Fête de saint Bernard le 20 août) qui l’encourage beaucoup à aller de l’avant et à ne pas perdre de temps. Il y a encore tant à faire! Elle demande quand elle mourra, pour pouvoir mieux s’organiser, mais le saint refuse de répondre.

 

22 aoûtAdrienne a utilisé le temps de mon absence pour répondre à un souhait du P. de Lubac : elle a traduit en français “Le coeur du monde”. Des nuits entières elle fut à son bureau jusqu’à 4 heures du matin. Si je l’avais su, je le lui aurais interdit.

 

1er septembreIl y a plus d’une semaine, l’ordre fut clairement donné que je devais aller le soir chez Adrienne. J’y allai et il y eut un enfer avec un enseignement sur la mort du Seigneur, sur la nature du péché qui le touche, sur la relation de la croix et de l’enfer. Aujourd’hui, une semaine après, Adrienne sait précisément que le soir elle se trouvera en enfer : il s’agit de la souffrance de la Mère, et je devrais y être. Mais elle n’a pas entendu d’ordre catégorique comme la dernière fois et elle hésite à me dire que je dois y aller. Je crois donc ne pas pouvoir le faire étant donné que l’obéissance me lie aux supérieurs. Sur ces entrefaites, Adrienne tombe en enfer en mon absence. Elle voit des choses et, malgré mon absence, elle me les raconte exactement, elle dicte vraiment. Je lui demandai d’écrire quelques notes. Elle le fait par obéissance. Mais ainsi qu’il en va habituellement en enfer, à la fin elle est tellement en rage contre les papiers que, cette fois-ci, comme je ne suis pas là, elle les déchire en tout petits morceaux. Je ne peux même pas l’en empêcher au nom de l’obéissance. Que s’est-il passé en enfer? Elle n’en sait plus que des fragments qu’elle me communique. C’est infiniment dommage pour ces morceaux perdus. Que de choses perdues déjà par la décision que je ne puis plus aller place de la cathédrale! – La sœur de Cornelia est sans connaissance depuis huit jours; j’ai demandé à Adrienne d’aller la voir peut-être quand même à Lucerne. Adrienne prie longuement pour elle. L’après-midi, pendant la dictée, elle dit tout d’un coup : “Je crois que l’affaire avec Maria Capol est en ordre”. J’en concluais que cela allait mieux pour elle et je le dis le soir à Cornelia. Mais, peu après, Cornelia reçoit la nouvelle de sa mort. Adrienne en est très troublée. Elle a le sentiment d’avoir failli. Je l’en dissuade.

 

Sept-douleurs (mi-septembre) Adrienne est malheureuse et elle n’exprime pas ce qu’elle voudrait dire. Finalement elle m’explique pourquoi, ces derniers temps, souvent elle n’a pas dicté aussi bien qu’elle l’aurait voulu. Elle est lasse de la mission, elle est dégoûtée de tout en quelque sorte. Mais au fond elle ne dit cela que pour me dire que quelque chose n’est pas en ordre en moi. Elle a l’art de tout prendre d’abord sur elle-même, puis de faire une très légère allusion à ce qui n’est peut-être pas tout à fait juste en moi également et, à la fin, elle se charge à nouveau de tout. De fait, au cours des séances, je me comportais souvent d’une manière purement officielle, j’écrivais, mais j’avais alors le sentiment que le tout était une grosse perte de temps. Adrienne le sentait très fort, et cela l’inhibait beaucoup. Elle dit : “Cela ne va bien que dans l’ouverture absolue devant vous; je dois pouvoir rendre toute mon âme transparente jusqu’au fond devant vous, et vous ne pouvez pas la fermer. Je dois prier et contempler devant vous, et cela ne va bien que dans l’amour parfait”. Je m’étais souvent agacé de ce que les dictées sur “Jacques” n’étaient plus aussi bonnes vers la fin. Je vois maintenant que la raison s’en trouvait en moi-même.

 

10 octobreAdrienne dit que saint Ignace lui avait montré quelque chose de tout nouveau. Sans y réfléchir particulièrement, elle avait toujours pensé au fond que ma mission était en quelque sorte incluse dans la sienne, j’aurais à rendre un service aux révélations qui lui étaient communiquées. Mais aujourd’hui saint Ignace lui a montré que c’est l’inverse : ma mission a commencé plus tôt et se terminera plus tard; et la sienne a été placée à l’intérieur de la mienne, pour donner à la mienne sa véritable hauteur qu’elle ne pouvait pas atteindre toute seule.

 

13 octobre Après la “prière d’adoration des serviteurs” (N.B..: « Erster Blick auf A.« , p. 212; trad. française dans : « A. v. S. Sur la terre comme au ciel. Prières« , Ed. du Serviteur, Chiry-Ourscamp, 1994, p. 89-91), Adrienne dit : “Ne pouvez-vous pas me confesser pour moi? N’est-ce pas la saleté personnelle qui nous empêche d’être tout service? Il y a un tel effort dans la prière. Je suis comme quelqu’un qui fait une excursion en montagne, il pourrait finalement déjà arriver en haut, il a pris avec lui assez de guides, mais il a beaucoup trop d’équipement si bien que les guides doivent constamment s’occuper de l’équipement au lieu de pouvoir lui donner librement la main aux endroits difficiles. D’où cela vient-il? Si vous dites que ce n’est rien, je vous crois. Et pourtant il doit bien y avoir une raison pour que cela coûte un tel effort! Ou bien est-ce parce que la croix et le ciel sont si proches l’une de l’autre? La prière commence chaque fois comme une conversation; supposons que nous aurions convenu de parler d’un sujet, par exemple : “Mesure pour mesure”. Tu connais sur le sujet beaucoup de choses que je ne connais pas encore. Mais la conversation doit avoir lieu. D’un autre côté, cela réjouit mon amour que tu veuilles bien me communiquer quelque chose de tes idées et que tu ne fais pas attention à mon manque de culture… Mais la conversation a à peine commencé qu’il arrive quelque chose qui est plus important, quelqu’un arrive qui dit : il vous serait plus utile, à vous deux, d’écouter ce que moi j’ai à vous dire au lieu de parler ensemble. Et il commence à dire des choses fondamentales sur le même sujet comme s’il était Shakespeare lui-même. « Il est certain que ce que vous disiez n’est pas faux, mais ce que je sais est beaucoup plus central”. Maintenant l’application : à ta place se trouve Jean qui montre son Apocalypse, mais tout d’un coup apparaît l’auteur de l’Apocalypse lui-même et il explique le tout avec beaucoup plus de profondeur. Et c’est lui qui inspire les prières. Mais d’une manière qu’on ne peut pas traduire totalement. Tous les mots sont insuffisants. C’est le Seigneur lui-même. Ce qu’on traduit n’est pas à la hauteur comme l’attente des disciples demeure toujours au-dessous de ce que le Seigneur a abordé dans la conversation. Et quand la prière est terminée, un sentiment de totale solitude s’empare de moi, mais ensuite le Seigneur me remet à vous de manière nouvelle et il a besoin que vous confirmiez que vous voulez collaborer et que c’est juste ainsi. L’unique mission double doit être scellée à nouveau”. – (Le lendemain). Le Seigneur n’écarte pas seulement Jean lors des prières. Il s’ajoute à lui et surélève le tout. C’est un don du Seigneur à Jean comme à nous. Et c’est sans doute à cause de la résurrection de la chair qu’il est si difficile de dire les prières; cela apporte la tension. A vrai dire, on devrait d’abord être dans une nouvelle chair. On devrait tout à la fois mourir et ressusciter. Le corps avec lequel on est au ciel est une chair avec laquelle on n’a péché en aucune manière; le corps accomplit pour ainsi dire le même processus de purification que l’âme. Il existe ainsi une double angoisse devant la prière : une angoisse de l’âme : est-on assez net ou devrait-on se confesser? Et l’angoisse physique, qui est tout autre. Les deux se rencontrent comme une inquiétude de tout l’être. Tout est introduit dans cette prière, c’est comme une “puissance de pointe” bien que l’homme lui-même ne fournisse là aucun travail. Et pourtant on doit être là avec son esprit; les mots doivent être traduits. Le Seigneur montre et on doit saisir et dire avec une âme neuve et un corps neuf. – A la fin de l’Apocalypse, le jour de la fête du rosaire (7 octobre), elle a une grande vision. Elle voit la Mère, s’agenouille devant elle, lui tend son chapelet; la Mère le bénit et le lui rend. Elle embrasse les mains de la Mère et lui dit quelques mots de remerciement remplis de candeur. Tout cela devant moi, sans me remarquer. Ce n’est qu’à la fin qu’elle vient me chercher; je dois aussi m’agenouiller et nous recevons la bénédiction de la Mère. Auparavant, elle avait parlé avec Marie de la mission et aussi des livres que nous écrivons. Elle demande à la Mère : “N’est-ce pas que lorsque le P. Balthasar les met par écrit, il n’y a aucune contrefaçon?” Et elle fait signe oui de la tête, tout heureuse : “Je m’en doutais bien!” – Après le dernier verset de l’Apocalypse, le Seigneur lui-même apparut. Adrienne se retourne promptement, elle est toute vénération et tout regard, et elle me fait signe de vite me mettre à genoux, un peu comme quand on rappelle un jeune homme stupide à la bienséance. Puis nous recevons ensemble une bénédiction du Seigneur; c’est aussi, dit Adrienne, une bénédiction sur le livre et un signe que le Seigneur l’accepte et en est content. Ignace se tient auprès de lui et peut donner la bénédiction avec lui.

 

10 novembre - Hier je dus interrompre rapidement l’action de grâce pour donner quelque chose à un étudiant. Adrienne, au lit, sursauta comme si quelque chose avait été cassé, une prière rompue. Ce n’est qu’alors qu’elle remarqua combien notre prière à tous deux forme une unité, naturellement, sans qu’on en soit conscient. C’est un mystère insondable que cette communication dans la prière, cette assistance réciproque qu’on y trouve, et cette manière de la compléter. – L’après-midi, il y eut un enfer qui m’énerva beaucoup. Je devais partir pour préparer une conférence; je dis donc la prière de conclusion par laquelle Adrienne revient dans ce monde; je la dis mal et avec une sorte de hâte et de dépit. Pour la première fois, il se fit que cette prière ne fut pas assez puissante pour retirer totalement Adrienne de l’enfer. Elle me reconnut sans doute, mais elle n’était pas libérée. Et je dus la laisser là. Elle eut l’impression d’être abandonnée et trahie, elle ne savait plus que faire. Le soir, je retournai chez elle, nous priâmes ensemble, convenablement cette fois, et elle fut totalement libre. Puis elle parla longuement de la prière.

 

5 décembre - Le soir, après le retour de La Chaux-de-Fonds, où Adrienne m’a montré les lieux de son enfance et le lieu de sa rencontre avec saint Ignace. Adrienne est en extase, c’est Ignace qui parle : « Pour Adrienne, viennent maintenant des jours difficiles. Elle va expérimenter une très forte inquiétude intérieure parce qu’elle saura qu’elle devra montrer un jour les plaies. Cela lui sera très pénible, et le P. Balthasar devra tout faire pour lui rendre la chose plus facile, prendre les choses le plus possible comme allant de soi. Elle-même s’est offerte, elle veut prendre sur elle pour la mission tout ce qui est difficile. Et quelque part, elle porte la plaie aussi pour le P. Balthasar, à sa place. C’est pourquoi le P. Balthasar doit la voir, même s’il n’en a pas besoin, purement par responsabilité. Il doit l’aider fraternellement à surmonter les difficultés. Adrienne sait qu’elle devra le faire, mais elle ne sait pas quand. Cela lui sera inspiré. Il y a aussi ceci : elle qui fait partout l’expérience du rejet, ressent comme nécessaire que quelqu’un qui croit et approuve voie ce qu’il en est. Je priai pour que tout s’accomplisse simplement et naturellement, et cela se fit ainsi. Je pense qu’il me fut donné quelque chose comme un œil de médecin en plus de l’œil du confesseur.

 

6 décembre Saint Ignace dit : Ne pas oublier la revue. On n’a pas besoin de tout faire soi-même, mais toujours une partie. Dans l’ensemble, le P. Balthasar est sans cesse capable de transmettre beaucoup plus à Adrienne. La faire monter davantage, extérieurement et intérieurement, s’entretenir davantage avec elle. Lui demander aussi de prier et de s’offrir à ce genre d’intentions. Elle se sent souvent seule dans le sacrifice et quand elle ne sentira plus la mission, ce sera une nouvelle fécondité. On peut tranquillement se confier à elle; nous, au ciel, nous l’avons remarqué depuis longtemps. Elle a besoin de confiance et d’amour. Elle n’a pas connu beaucoup d’amour dans sa vie. Nous, au ciel, nous pouvons bien lui donner de l’amour, mais nous ne pouvons pas la retenir tout le temps au ciel. Elle doit être laissée sur un plan moyen entre ciel et terre. – Saint Ignace : Le P. Balthasar doit dire à Adrienne qu’elle doit se savoir comme un jouet dans la main de Dieu; Dieu peut abîmer le jouet et puis le réparer de telle sorte qu’il ne reste aucune couture. Puis transporter Adrienne dans l’extase : à l’âge de quinze ou seize ans; savoir que le P. Balthasar parle avec une jeune fille et lui propose pour la première fois de décider entre le mariage et le cloître. Expliquer cette décision de telle sorte qu’elle puisse la comprendre. Tout doit être tout à fait pur et transparent. Ensuite la transporter dans sa vingtième année et lui montrer à nouveau les deux possibilités. Lui poser quelques questions décisives, puis lui laisser choisir l’état virginal. Puis une fois encore dans les années entre vingt et vingt-cinq ans, au cours desquelles elle n’a cessé de renoncer au mariage et lui montrer aussi comment cela aurait été si elle était devenue alors catholique. Le tout, sans aucun reproche, parce qu’elle ne pouvait pas faire un autre choix que celui qu’elle a fait. Il ne lui était pas possible de se convertir, et quand elle rencontra l’homme avec ses deux enfants et qu’elle sentit qu’elle devait être pour eux une mère, elle accepta. Elle pensait toujours qu’elle aurait beaucoup d’enfants. Elle doit donc comprendre que son choix d’autrefois était juste et qu’en même temps elle doit être initiée du plus profond d’elle-même à la virginité par le P. Balthasar. Elle doit donc réapprendre tout cela à son âge actuel et cela, non d’une manière extérieure, mais de telle sorte que cela devienne une expérience réelle. L’introduire à tout : à la fécondité virginale de Marie, au Seigneur, à l’Eglise. Éveiller la volonté de se tenir avec toute sa vie à la disposition de Dieu, de l’Eglise, de la nouvelle fondation. En même temps, un adieu au passé et à son sens (qui était différent) et une nouvelle exigence. Et toujours lui présenter, également en vertu du ministère, la virginité comme digne d’efforts, mais tout laisser ouvert, la placer dans l’indifférence.

 

8 décembre Ignace : Il y a quelque chose dont Adrienne ne se souvient plus : quand le P. Balthasar est entré chez elle pour la première fois, elle sut, sans le connaître encore : c’est lui que j’ai attendu. Elle l’a reconnu en quelque sorte par la plaie. Le Père Balthasar doit montrer très clairement à Adrienne qu’aujourd’hui la mission double dans l’Eglise est confirmée expressément. Une nouvelle base de fécondité dans l’Eglise. Ce qui s’est passé jusqu’à présent n’est pas sans valeur, mais une nouvelle valeur s’y ajoute.

 

10 décembre Saint Ignace voudrait faire encore une suggestion dont on n’a pas besoin de tenir compte tout de suite. Est-ce que le P. Balthasar n’a pas eu aussi le sentiment que dans les commentaires sur Jean, Ignace, Jacques, Pierre, Adrienne était surtout un porte-parole bien que, dans ce qu’elle disait, il se trouvât certainement aussi du sien? Est-ce que sa propre spiritualité ne devrait pas s’exprimer un jour dans des œuvres propres? Le P. Balthasar doit réfléchir, lui proposer des thèmes. Lui faire venir des idées au cours de conversations. Saint Ignace voit une introduction pratique à la foi, à la vie dans la foi, des choses que la jeunesse actuelle pourrait lire. Ou bien : foi, amour, espérance, comme vérités actuelles. Ou bien : les rencontres avec Dieu dans la prière, la lecture, la visite à l’église, etc. La dévotion à la Mère de Dieu. Moi : “Doit-elle parler de sa propre prière mystique?” Saint Ignace : Il voudrait encore davantage. Le P. Balthasar doit l’inviter à prier. Bien que ses prières ne comportent pas beaucoup de paroles. Cette invitation doit se faire avec beaucoup de ménagements. Elle doit ensuite prier naïvement, elle ne doit être aucunement gênée par des notes à prendre. – Ignace : Le P. Balthasar doit savoir dans quel bain de grâce il nage actuellement; il devra s’en nourrir plus tard comme d’un viatique.

 

31 décembre Ignace : La plaie d’Adrienne, qu’elle a portée pour moi depuis qu’elle a vu Marie, court exactement le long de la dernière côte, qui est reliée au sternum.

 

11. Messe et communion

 

26 mai 1946 - La communion d’aujourd’hui : le Seigneur en croix, la mesure est dépassée, il lui en est trop demandé; le renonçant absolu, qui fait aussitôt le don de son renoncement et, en le donnant aux siens, le réclame. La communion devient ainsi une exigence absolue de renoncer avec le Seigneur.

 

24 octobreFête de saint Raphaël. Un tel grouillement d’anges autour d’Adrienne qu’elle ne sait plus où aller avec eux; contrairement à son habitude, elle vient le matin à la messe pour les “ravitailler” en quelque sorte. Et de fait ils y sont tous allés avec elle.

 

20 novembre - La messe d’Adrienne. La veille, elle lit les textes de la messe. Si le lendemain elle va à la messe, elle ne prend pas de livre parce que cela la gêne; il lui est toujours montré ce qu’elle doit entendre et voir. A Cassina, où elle doit répondre au célébrant, tout va bien. Quand il est clair qu’elle n’ira pas à la messe, sa méditation du matin en arrive à une sorte de messe. Dans son lit le matin à Bâle, elle sait la plupart du temps quand commence la première messe dans la ville. Pour ma messe, elle y est souvent “présente” à longueur de semaines. A d’autres époques, elle n’y est plus. Mais neuf fois sur dix peut-être elle suit ma messe. Quand elle se lève pour la messe, sa préparation est plus prolongée. Il y a, en vue de la messe, comme des points de méditation propres. Ceux-ci, la plupart du temps, concernent tous les prêtres, souvent uniquement les jésuites, souvent uniquement ceux pour lesquels Ignace a des desseins particuliers. Presque toujours cette préparation se déroule dans le cadre d’une intention de saint Ignace. Souvent elle voit alors chacun des prêtres, d’autres fois non. Parfois elle formule des prières propres dans cette préparation à la messe, d’autres fois tout est conduit. Depuis quelques années, dans tout le chemin qui va de sa chambre à l’église ou à la chapelle, elle entend la plupart du temps des prières. Leur sens en est clair pour elle bien qu’elle n’en comprenne pas formellement tous les mots. – Le plus souvent, quand elle entre dans l’église ou dans la chapelle, celle-ci est déjà remplie : il y a là des anges, des saints – souvent ceux du jour – ou la Mère de Dieu. Ou bien les saints qui sont spirituellement proches de la prière qui a précédé. Dès le début de la messe, beaucoup de visions. Au confiteor du prêtre, elle voit en quoi il a failli vis-à-vis de Dieu; au confiteor de l’assemblée, la plupart du temps elle voit seulement quelque chose des défaillances de l’Eglise (jamais uniquement celles du servant de messe). Quand les saints sont nommés au confiteor, elle voit se détacher plus nettement ceux qui sont concernés, dans une attitude particulière de disponibilité, parce qu’il s’agit de préparer la venue du Seigneur. – Pendant toute la durée de la messe, Adrienne perd en quelque sorte la conscience d’elle-même, comme quand on assiste à un drame qui nous captive. On est tout yeux et tout oreilles. Ce qui nous est propre est comme effacé, l’esprit ne fait que servir, il reçoit pour donner. Il sait combien tout est chargé de sens, mais le sens ne s’accomplit pas en lui, il s’accomplit ailleurs. Et il en est tellement touché qu’il n’est plus guère conscient de lui-même. – La plupart du temps, la vision s’en tient au texte de la messe; du moins il en était ainsi au début. Maintenant les diverses prières sont comme soulevées vers l’événement à venir, elles sont un cri vers la venue du Seigneur. L’évangile se distingue presque toujours clairement, le plus souvent une partie seulement qui s’adapte au contexte de la messe. Il n’est pas non plus interprété pour lui-même, il l’est dans le cadre de la venue du Seigneur. Au credo, Adrienne voit parfois passer rapidement les contenus de la foi, les uns après les autres. Mais c’est rare. La plupart du temps, les mystères débordent les uns sur les autres, et la vie éternelle à la fin renvoie à nouveau au début. Le tout est un tableau unique qui se détaille en ses différents aspects. La souffrance et la mort du Fils n’apparaissent pas dans leur horreur mais totalement incluses dans la foi et dans la vie éternelle qui devient ici temporelle d’une manière passagère. Le mouvement part du Père, chaque détail a sa valeur propre dans l’ensemble. Et tout reçoit à la messe des rapports à perte de vue, est tenu ensemble par elle; considéré hors de la messe, chacun des mystères se trouverait beaucoup plus isolé. – A l’offertoire, Adrienne voit le plus souvent l’Eglise : son institution par le Seigneur, la toute-puissance qu’elle a de disposer de lui. Autant au confiteor apparaît le côté personnel du prêtre, autant il est maintenant le pur représentant de l’Eglise. C’est elle qui offre. Et l’adaptation de l’épouse à l’Epoux se fait péniblement, en s’appuyant sur le sacrifice du Seigneur. L’Eglise a du mal parce qu’elle s’offre elle-même tellement à contrecœur. Mais déjà de s’offrir ainsi elle-même avec le Christ a quelque chose d’eucharistique, d’englobant, d’entraînant. Et il ne s’agit pas seulement du don sur l’autel, mais de la volonté des croyants de se laisser offrir avec le Christ. Comme si personne n’avait le droit d’être là s’il ne veut pas participer. – De toutes les prières, Adrienne ne perçoit qu’un ou deux mots; cela suffit pour toute la prière. D’autres fois, elle l’entend totalement, intérieurement ou extérieurement, ou bien elle la connaît. Mais pour les prières du canon, la plupart du temps il suffit d’un mot qui s’intègre dans la contemplation de la messe ou la prolonge, la transforme, la fait avancer. Si le prêtre ne prie pas comme il faut ce qu’il dit, elle se sent fort troublée. Elle ne peut plus que prier pour le prêtre surtout si elle voit plus clairement, quand la messe avance, qu’il est distrait ou qu’il n’est pas bien disposé ou qu’il ne croit pas comme il faut. Très souvent il se produit une totale transparence. Adrienne a alors le sentiment de participer personnellement à l’état du prêtre. Il est alors pénible aussi de recevoir de lui la communion parce qu’elle éprouve une totale contradiction : l’hostie reçue est sainte et la main qui la lui donne est sacrilège. Il existe alors une exigence irréalisable, car il ne lui est pas permis d’aller à la personne concernée et de parler avec elle. Et pourtant la parole directe aurait plus de flamme que la prière à laquelle il se ferme. S’il est ouvert intérieurement, que l’on prie ou que l’on parle, le résultat est presque le même. S’il est égaré, Adrienne porte le fardeau de ne pas pouvoir parler, et ce fardeau ne lui est pas enlevé par la prière. Et le Seigneur est tellement livré dans l’eucharistie que cela rend le tout encore plus pénible. Les croyants reçoivent la communion du prêtre; ils ne la prennent pas eux-mêmes. La sainteté du ministère ne fait qu’un avec celle du pain, et elle doit l’être. La main est sanctifiée par l’hostie. Quand on voit qu’un prêtre s’est égaré personnellement, c’est une douleur spéciale; c’est comme si on devait regarder comment est torturé un enfant incapable de se défendre; le Seigneur est dans cet état, totalement livré, sans défense. – A la consécration, Adrienne voit le sang du Seigneur en quelque sorte au calice; non comme une tache, mais spirituellement. L’événement de la consécration, elle le voit souvent dans l’image d’une transformation dans la vie terrestre du Seigneur : de l’enfant au Crucifié, comme comparaison de la transformation du caractère anodin du pain et du vin dans sérieux absolu de la chair et du sang. Mais c’est très différent selon les temps liturgiques. A la messe de Noël par exemple, l’éternité est totalement présente; ce qui devient, est déjà, parce que cela provient de l’éternité. Et, dans la foi, la consécration s’y trouve déjà présente aussi comme grâce, car la foi elle-même est déjà grâce parfaite et c’est à l’intérieur de cette grâce qu’est accomplie la consécration. – Le plus souvent, les instants de la consécration sont les plus riches en visions. Devient alors visible beaucoup de ce qui est transformé par le sang du Christ, de ce qu’il emporte avec lui dans sa propre transformation. Visible aussi est la manière dont le Seigneur est redevable à son Eglise de la consécration; le Père et l’Eglise coopèrent pour ainsi dire. Et visibles aussi se font beaucoup d’attitudes, de pensées et d’actes du Seigneur, différents à chaque messe. Souvent ce qui a été vu et contemplé la veille ou la semaine précédente reçoit maintenant, lors de la consécration, son sens dernier, également des données qui concernent la famille, la profession, le monde, dont on sait quelque chose naturellement ou surnaturellement. On comprend pourquoi tout doit être ainsi, on le voit à l’intérieur de la transformation du Seigneur dont la vie intérieure est portée par ses mystères inconcevables. Très souvent, Adrienne voit le passage du sacrifice à la consécration; par exemple une mère qui perd son enfant et ne sait pas pourquoi; ce sacrifice est alors transformé en grâce. Des actes du Seigneur, elle voit souvent la multiplication des pains; ils sont rompus, bénis, distribués : la “réalité” de cette symbolique. Mais aussi des choses toutes différentes : une guérison du Seigneur, dans laquelle il transforme la disponibilité en foi, et cela dans le même mystère par lequel il transforme le vin en son sang. Elle a vu ainsi le sourd-muet. Ou bien des transformations spirituelles : chez des gens qui gonflent leurs opinions pour en faire une vision du monde, et elles ont pourtant aussi peu de valeur que l’eau et le vin; et le Seigneur transforme tout en foi en y intégrant ce qui est disponible. Adrienne a souvent vu cela chez les novices qui sont entrés (également des choses qui se sont manifestées par la suite dans des conversations avec moi; lors d’une messe elle a vu quelques jours à l’avance la confession de X. Elle a vu chacun des points à l’offertoire et, à la consécration, tout fut ramassé et il s’en fit une flamme). – Au confiteor avant la communion – souvent aussi au premier – Adrienne entend une confession. Souvent les pécheurs sont là visibles individuellement, d’autres fois tout apparaît concentré dans le “maxima culpa”. Cela peut être la faute d’une communauté, une sorte de péché collectif, ou celle de ceux qui sont là présents, et on voit à ce moment-là combien il est juste et nécessaire qu’elle soit confessée de cette manière. La confession du prêtre et celle de la communauté incitent Adrienne, en tant que membre particulier de cette communauté, à faire sa confession personnelle. – Quand Adrienne s’est convertie, elle a dit oui à chacune des propositions de la profession de foi mais, au credo de la première messe à laquelle elle assista dans l’assemblée, il lui fut accordé un don de foi qui lui fit comprendre la foi comme une unité indivisible, et cela resta ainsi par suite; ce n’est que lorsque les visions commencèrent à augmenter que le credo développa aussi à nouveau sa richesse interne. – Au Notre Père de la messe, quelque chose de semblable : chacune des demandes de la prière personnelle lui est donnée à nouveau à partir de l’unité de la prière qui est faite à l’autel par l’Eglise. Toutes deviennent compréhensibles à partir de l’Eglise; elles gardent par là un sens ecclésial dans la prière personnelle également. Et à partir de l’obéissance de l’Eglise, elle voit que certaines personnes ne se soumettent pas. Elle emporte ainsi de la messe beaucoup de choses pour les entretiens pendant la consultation et les visites. A la messe, les vérités de la foi vous touchent avec une force absolue; après, on doit à nouveau traduire et adoucir, mais quelque chose de la vue originelle peut cependant passer. A la messe, on doit chaque fois se livrer totalement à la vérité, nu, sans prétentions ni attentes précises. On n’a pas le droit de venir avec l’espérance de revivre ce qu’on a vécu la veille même si on n’a pas été capable de réaliser dans le quotidien ce qui s’est passé hier et si on pouvait cette fois-ci mieux le faire. La messe est un acte relevant beaucoup trop du ministère pour qu’on puisse s’en approcher avec des exigences personnelles. Les sortes d’illuminations qu’elle procure, on n’a pas voix au chapitre pour en décider. Et on n’a pas le droit non plus de revenir sur quelque chose si Dieu veut aller plus loin. Ce qui est de l’ordre du ministère a partout des limites précises; de même que dans la confession on ne revient pas non plus sur les confessions antérieures. “Je sais très bien qu’autrefois j’ai reçu l’absolution avec beaucoup trop de tiédeur. Et pourtant je dois laisser les choses en l’état”. – A la communion, le Seigneur vient très souvent à elle visiblement. Quand je dis la messe, elle voit presque toujours le Seigneur venir à ma rencontre et se communiquer en attirant la personne à soi et en lui procurant l’indicible. Très souvent, elle le voit déjà à la consécration et c’est comme s’il laissait au prêtre son action et l’attendait pour apparaître. Il se trouve déjà là auparavant, du côté de l’évangile. Adrienne voit aussi avec d’autres prêtres comment le Seigneur se donne, mais comment, pour un indigne, il se sent repoussé par lui. Également comment le Seigneur, à la fin, se tient devant le prêtre pour recevoir l’action de grâces. Elle peut voir cela aussi les yeux fermés; elle sait par exemple où je suis agenouillé parce qu’elle sait où se trouve le Seigneur. Entre la consécration et la communion, le Seigneur est présent d’une manière qu’on ne peut pas décrire parce qu’elle correspond au mystère de la présence eucharistique réelle. – Quand elle communie elle-même, elle ne voit presque jamais l’hostie seule; elle voit ou bien le Seigneur, ou bien l’hostie dans un état particulier : comme souffrance du Seigneur par exemple, comme plaie du côté, comme patène qui est offerte au Père, comme quelques gouttes de sang qui coulent de la croix, ou aussi comme angoisse au Mont des oliviers. Le Seigneur n’a pas besoin d’être à chaque fois totalement visible physiquement; souvent on ne voit qu’un aspect : une plaie. Quand Adrienne communie avec d’autres, elle voit le plus souvent comment l’hostie se transforme à l’instant où elle est donnée. L’hostie montrée par le prêtre a par exemple le caractère d’une croix; quand il la donne alors au premier, qui ne pouvait pas comprendre et accepter la croix comme un tout, l’hostie est tempérée et devient une aide pour porter la croix. Et si le deuxième a besoin de joie, le Seigneur lui donne une hostie joyeuse, mais qu’il a achetée sur la croix; et si le troisième est totalement indifférent, il peut se faire que l’hostie se réduise pour ainsi dire, on voit en elle quelque chose du rejet de celui qui la reçoit. Quand Adrienne communie dans l’église Sainte-Marie, et des bancs entiers avec elle, souvent quand elle revient à sa place elle est forcée de voir plus loin et de saisir comment la réception de la communion a transformé les personnes qui sont dans les bancs. Cela peut être très variable. Mais elle voit alors aussi le dommage que cause la mauvaise accoutumance au sacrement dans l’Église.

 

12. « Voyages »

 

Nuit du 22 au 23 janvier 1946 - Des “voyages”. Elle raconte qu’elle a encore vu des fours crématoires en service, cette fois chez les Russes. Ils les ont simplement pris aux Allemands; seulement, maintenant, ils avertissent les gens. La cérémonie de la salle de douches est supprimée. De plus ils ont un équipement plus pratique pour l’évacuation des cadavres, une certaine manière de les enterrer qui dispense de les évacuer. – Puis elle vit de vastes régions de l’Eglise complètement désertées et abandonnées. Il y avait bien encore la présence réelle du Seigneur dans les églises mais, dit Adrienne, pour que le Seigneur soit réellement là, il ne suffit pas de sa présence réelle, il y faut aussi la foi des gens. Si manque celle-ci, la présence réelle ne sert à rien, c’est comme si le Seigneur n’était pas là. Des régions de ce genre, elle en vit surtout en Italie, dans la campagne, où quelques femmes seulement vont encore à l’église, mais les hommes et surtout les enfants sont devenus tout à fait étrangers à l’Eglise. – En Allemagne, Adrienne voit deux groupes dans l’Eglise : l’un, plus fort, voudrait une réforme de l’Eglise par adaptation aux temps nouveaux, aux nouvelles manières de penser, etc. L’autre groupe, plus petit, comprend que la réforme ne peut réussir que par un retour à l’évangile et par sa proclamation.

 

15 février - Ces derniers jours, toujours des “voyages” la nuit, surtout dans des monastères. Presque chaque nuit, des souffrances insupportables, si bien que souvent Adrienne veille toute la nuit assise ou à genoux au bord de son lit.

 

6 marsDurant la nuit, Adrienne voit d’innombrables personnes qui ne veulent pas dire leur oui. C’est terriblement angoissant. Le lendemain, elle me demande si je crois qu’elle peut dire oui à leur place. Je dis que je le pense bien.

 

11 marsDe nouveau elle voit dans sa chambre des foules entières de gens qui ont été interpellés par le Seigneur mais qui ne veulent pas donner de réponse. Elle me demande si elle peut ou doit dire oui à leur place.

 

20 octobreElle recommence à “voyager”. Elle voit à nouveau tout un mouvement dans le clergé, qui travaille de manière occulte à se séparer de Rome. On ne remarque rien à l’extérieur, mais secrètement tout est préparé pour pouvoir, au moment voulu, se détacher avec une foule de partisans. Par cette vision, elle est poussée à nouveau dans le trou, car elle s’offre pour tout.

 

13. Diable et tentations

 

17 janvier 1946J’ai revu les lettres sur le mariage et j’espère qu’elles iront maintenant à l’impression. Le soir où je les lui rapportai, saint Ignace et le diable étaient là dans la pièce et le diable chercha encore une fois à s’emparer des feuilles. C’était comme une taquinerie. Mais saint Ignace dit que je n’avais plus besoin d’être angoissé, ce combat était passé. Je laisse donc les feuilles en toute tranquillité. Le diable eut alors avec saint Ignace un vrai combat qui dura la moitié de la nuit. Adrienne, qui était présente en retenant son souffle et y participait intérieurement avec force bien qu’elle restât extérieurement épargnée, avait le lendemain matin beaucoup de bleus. Les meubles dansaient dans la pièce. Les deux lutteurs étaient omniprésents. Adrienne, qui durant ce temps me téléphona, poussait de temps à autre un cri étouffé comme si elle voyait quelque chose ou comme si elle se heurtait à quelque chose. Saint Ignace dit ensuite que cela avait été une partie de Manrèse. Il n’avait vu Marie qu’après la fin de ce combat.

 

1er septembreOn en est au milieu du chapitre 2 de “Jacques”. Cela va bien; seulement Adrienne est très fatiguée par la dictée. Par contre, beaucoup de ce qu’elle écrit chez elle ne cesse de disparaître. Hier, elle a rédigé pour moi quelques notes; elles disparurent aussitôt. Une fois, ses papiers lui furent pris directement des mains et ils disparurent sous ses yeux.

 

26 septembreDurant les journées à Cassina où furent dictées les pages commentant la fin de l’Apocalypse, Adrienne fut d’une sérénité supra-terrestre et d’une amabilité joyeuse et toute confiante. Elle était avec chacun humblement charmante, elle cherchait constamment à faire plaisir sans être jamais pesante à personne. Il y avait parmi les hôtes de la maison une Allemande hystérique qui était assommante pour tout le monde avec sa maladie imaginaire. Adrienne discerna aussitôt le jeu, mais elle demeura amicale et l’aida quand elle le put. Un jour, nous fîmes un tour en voiture jusqu’à Soglio, en Italie; cela fit un très grand plaisir à Adrienne de retrouver sa chère Italie et cette fois-ci comme catholique dans une église italienne. A Soglio, elle eut une sévère crise cardiaque, mais elle rentra au port en bonne forme. Une nuit, je lui laissai les feuilles. Elle eut un combat avec le démon qui voulait les lui voler : une grosse liasse qui aurait été irremplaçable! Elle posa dessus un crucifix : cela avait été le seul moyen de se protéger. A l’avenir, je ne pus plus lui laisser de feuilles pour la nuit.

 

14. Les grandes dictées : les lettres de Jean

 

3 avril 1946 – A Lostorf, lors d’un triduum de la communauté de formation, je rencontre le Père G. qui me rend une partie de Jean III en me disant : “Je ne vois vraiment pas ce qu’on pourrait avoir contre cela et pourquoi cela ne devrait pas être publié”.

 

Du 23 avril au 4 mai – Jean recommence à dicter énormément. Nous en sommes à 1 Jean 3. Adrienne se fatigue maintenant beaucoup plus vite qu’autrefois quand elle dicte. Elle dit que ses forces diminuent sensiblement et que la fin sans doute approche.

 

18 août – L’Abbé d’Engelberg, qui lit “Jean” depuis longtemps, souhaite voir Adrienne. Elle monte là-haut ce dimanche. La conversation est bonne.

 

15. Les grandes dictées : l’Apocalypse

 

16 février 1946 – Ignace montre le « Suscipe » en ce qui concerne la dictée de l’Apocalypse. Il dit : “Prends ma volonté” veut dire aussi : “Prends ma volonté dans la tienne, donne-moi ta volonté au lieu de la mienne”. Et de même pour l’intelligence. Mais aussi pour la mémoire : et “Jean” aussi bien que l’Apocalypse sont à expliquer en partie à partir de la mémoire de Dieu, comme participation à cette mémoire. Maintes choses dans ce livre se trouvent écrites entre les lignes, et elles ne sont à expliquer que de cette manière. Il y a des choses du vivant du Seigneur que personne d’autre ne pouvaient connaître que Dieu et ceux à qui il a donné part à sa mémoire. Jean aussi autrefois ignorait humainement beaucoup de choses qui lui furent montrées et données dans la vision de la mémoire de Dieu. Et maintenant il est en mesure de les transmettre.

 

26 février – Commence maintenant l’état de choses très fâcheux qui fait qu’Adrienne doit toujours venir chez moi pour travailler. Comme nous n’avons la permission de travailler que deux fois la semaine rue Herberg, la dictée doit être longue et intensive. Adrienne est chaque fois complètement épuisée. Elle claque des dents de lassitude. Mais en deux semaines nous avons terminé de deux à quatre chapitres de l’Apocalypse (4-8). Quelque chose aussi sur la Genèse.

 

3 mars – Le matin, il est dit à Adrienne qu’elle doit lire Ézéchiel. Elle le fait, lit sept chapitres sans y comprendre grand-chose. Puis il est dit que cela suffit. Puis le matin, entre cinq heures et six heures, elle voit les êtres vivants d’Ézéchiel avec les roues, et elle perçoit leur rapport étroit avec les êtres de l’Apocalypse. Elle dit que les animaux faisaient tout à fait le même bruit que celui qu’elle avait entendu dans l’Apocalypse. Ils rappellent aussi vaguement les quatre cavaliers de la première trompette, ils ont aussi des dents de lion et des queues. – Plus tard elle voit la séparation des eaux dans la Genèse; au-dessus du ciel et au-dessous du ciel.

 

Veille de l’Ascension – Au sujet du ravissement dans l’Apocalypse. Avant l’Ascension, Adrienne a l’impression que c’est de sa faute s’il n’y a pas d’Ascension. Jean dit : pendant qu’il avait les visions de l’Apocalypse, c’était devenu très dur pour lui de continuer à vivre, d’être parmi les hommes, de croire encore à une mission. Il lui semblait souvent que l’Apocalypse signifiait d’une certaine manière que sa mission était rayée. Les images d’épouvante avaient été en lui si puissantes qu’il avait pensé que lui-même était rejeté. Quand il était encore avec le Seigneur, il ne l’avait pas aimé et maintenant il expérimentait pour cela sa punition éternelle. Il n’avait jamais pensé que tout pouvait se terminer dans la béatitude du ciel. Pendant qu’il voyait les images d’épouvante, il s’était senti inclus en elle et, dans les pauses de détente, il avait prévu qu’il serait livré pour toujours d’autant plus sûrement. Cela l’avait aussi fort chagriné de savoir que personne d’autre à côté de lui ne devait passer à travers ce “trou”. Mais quand quelqu’un disait une parole qui s’adaptait par hasard à l’atmosphère du “trou”, il soupçonnait que celui-là était dépositaire du secret… Il avait une sorte de manie des relations. Celui qui croit et sait qu’il y a une communion des croyants est convaincu, dans la souffrance, qu’il y a aussi une communion de ceux qui souffrent. Et quand sa propre souffrance consiste à ne plus pouvoir croire, on craint de fonder cette communauté des non-croyants! Pour Jean, tout s’est terminé au ciel et finalement il y fut établi plus solidement qu’auparavant. La vision dura assez longtemps, avec des interruptions; quand ce temps fut passé, la vision ne recommença pas. Pendant la vision, Jean a pris lui-même des notes partielles. Par exemple, quand on lui disait : écris! Par la suite, il a noté d’autres choses. Le déroulement de l’ensemble fut très irrégulier. Il y avait des choses qui se déroulaient lentement. La période de vision dura aussi longtemps que le temps de la mise par écrit ou plus longtemps encore. – Pour les lettres de l’Apocalypse également quelques passages furent écrits tout de suite sous l’influence de l’Esprit; pour d’autres, il dut les méditer pendant un long temps. Il y a des actes de l’Esprit qui, pendant qu’ils se produisent, emportent si fort la personne qu’elle est incapable de faire autre chose, elle ne peut que les vivre; ce n’est qu’après qu’ils deviennent en elle parole, message. Un inspiré peut expérimenter un tourment intérieur : ne pas savoir ce qu’il doit dire. Ce n’est que lentement que la mission se cristallise. Sur le modèle de l’incarnation du Christ, l’Esprit peut inquiéter longtemps quelqu’un avant qu’il comprenne et fasse ce que veut l’Esprit.

 

26 septembre – Je pars pour Cassina où Adrienne m’attend. Il était prévu que nous ferions ici le ciel de l’Apocalypse. J’espérais un temps particulièrement beau et je ne fus pas déçu. Les grâces de Cassina me semblent dépasser tout ce que nous avons pu expérimenter jusqu’à présent. Le premier soir, je tourne au hasard le bouton de la radio; se fit entendre alors depuis Hambourg la conclusion de la 4e de Mahler : “Nous jouissons des joies célestes et nous évitons le terrestre”. Durant ces jours, Adrienne jouit d’une santé relativement bonne. Elle se lève le matin pour la messe (les derniers jours, elle donne les réponses, pour sa plus grande joie). Puis nous travaillons toute la journée, à part le temps du bréviaire. Il en résulte un gros paquet de manuscrits. Entre-temps Adrienne a constamment des visions : du ciel, de saint Ignace, de beaucoup d’anges, de la Mère et du Seigneur. Elle en dit peu de choses parce que nous n’avons pas le temps pour tout. Certains versets furent moins réussis que d’autres; mais chaque fois, je dus apprendre que c’était de ma faute parce que je n’accompagnais pas assez. Et chaque fois avant de commencer quelque chose de céleste, elle demandait presque avec angoisse : “Croyez-vous que cela ira? Suis-je assez nette? Voyez-vous tout en moi, voyez-vous tout jusqu’au bout?”

 

Entre août et octobre – Nous terminons l’Apocalypse : le ciel. Il n’y eut plus là de digressions, à part les prières du ciel (Éditées à la fin de “Erster Blick, p. 175-220. Ces prières n’ont pas été reproduites dans la traduction française de “Erster Blick”, c’est-à-dire dans “Adrienne von Speyr et sa mission théologique”. On en trouve une traduction française dans « Adrienne von Speyr, Sur la terre comme au ciel. Prières », Éditions du Serviteur, Ourscamp, 1994, p. 7-104), qui en un sens plus large sont inspirées par le texte et qu’elle faisait à genoux, toute donnée et tout écoute. Ce ne sont pas des prières d’Adrienne elle-même, mais des prières du ciel qu’elle répétait en quelque sorte et qui étaient transposées par elle. Cela la fatiguait énormément d’être en même temps tout oreille et toute langue : ne faire que recevoir totalement et en même temps transmettre. A chaque fois, elle était ensuite complètement épuisée et nous devions insérer des pauses.

 

13 octobre – Ap. 21,19-20. Les prières du ciel. Jean dit que je dois arranger ces prières (d’autres viendront encore) et les rendre utilisables non seulement pour ceux qui lisent le commentaire mais pour une diffusion plus large. Expliquer en quelques mots qu’elles s’appuient sur l’Apocalypse. Adrienne dit combien fatigantes sont ces visions bien qu’il s’agisse de la splendeur du ciel. Il est fatigant aussi de rendre ces prières parce qu’elles ne sont ni faites ni transmises en mots. Elles sont données dans une globalité et les mots sont une traduction. Fatigant aussi est l’incessant va-et-vient entre le ciel et la terre. – Au milieu de la dictée de la sixième prière, on frappe à la porte. Adrienne l’entend et elle se lève pour recevoir celui qui entre; occupé à écrire, je n’avais pas entendu qu’on frappait. – Avant de dicter le “Notre Père au ciel” (N.B.: Erster Blick, p. 215 ss.; trad. française dans: A. v. S., Sur la terre comme au ciel. Prières, Ed. du Serviteur, p. 95 ss.), Adrienne dit : « Vous avez quand même fait autrefois le Notre Père en enfer? Alors vous devez appeler! Je ne sais pas si je suis assez nette. Après tout, on ne sait rien. Et vous devez collaborer”. Commence alors la prière. Après la dictée, elle dit : Cela devrait briller beaucoup plus! C’est le « Notre Père » auquel pense le Seigneur : « C’est ainsi que vous devez prier ». Et dit dans toute la lumière du ciel. A chaque phrase on devrait voir comment la lumière afflue bien qu’on doive dire sur terre les paroles. Cela devrait contenir la plénitude de lumière que Dieu offre à ses enfants… Vous devez maintenant me rappeler sinon je meurs définitivement. Cela me serait égal aussi de mourir maintenant”. (Je la rappelle). Elle : “Et l’autre voix? A qui dois-je obéir? Avez-vous le pouvoir d’appeler? Alors faites-le… Ah! Je ne passe pas ce seuil!” (C’est sans doute la fin des visions de l’Apocalypse qui est marquée de cette manière). – Après Ap 22,9, Adrienne dit : “Eh! Maintenant nous recevons quelque chose. (Elle écoute). Quand nous disons un Ave Maria, cela peut se faire dans la vision ou dans la sécheresse : il peut avoir la même plénitude. Nous n’avons pas de conditions à poser en ce qui concerne notre état. Donc : nous avons encore reçu un Ave Maria par la petite Thérèse dont c’est la fête aujourd’hui. Elle veut nous donner un Ave Maria dans le ciel pendant qu’on voit la Mère elle-même”. (Ce ne fut pas mis par écrit). – Quand Adrienne commence le verset 22,16 : “Moi, Jésus,…”, elle ne sait que dire car elle ne sait pas si c’est elle qui voit quelque chose ou si c’est Jean qui voit quelque chose. Comme si s’était produite une légère rotation. Deux images, comme dans un stéréoscope, mais qui sont à superposer. Tout d’abord cet accord ne se fait pas parce qu’on ne sait pas exactement qui est Jean et qui je suis. Mais nous n’avons pas non plus besoin de le savoir; les deux devraient être vus ensemble de sorte qu’il en résulte une image en relief. Tout d’abord c’était insupportable de penser à quelque chose de ce genre. Et on voit maintenant que le Seigneur a en main tout le tissu dont nous avons tous deux en main un morceau. Je le vois maintenant (le Seigneur). Je le vois à l’intérieur d’une sorte de vision éternelle. Peu importe pour l’instant si c’est la vision de Jean ou la mienne; c’est au fond la vue que le Seigneur donne depuis le commencement des temps et qui revient toujours; il tient en main toutes les parties du tissu. Et tout ne serait encore que joie s’il n’avait pas parlé à l’instant de tous ces péchés et si, à présent, le péché du monde entier n’était pas si visible. Si bien que, malgré la splendeur de sa proximité dans la vision, toute la responsabilité pèse lourdement sur nous, pour tous les frères, pour mes frères les impudiques, pour mes frères les assassins, pour mes frères les menteurs, qui tous se détournent et refusent le Seigneur et qui pourtant pourraient devenir ses frères par sa grâce… Et voilà que le Seigneur est là et il dit : “Moi, Jésus”.

 

16. Le filet du pêcheur (le chiffre 153)

 

6 février 1946 – Un jour, à l’occasion de la stigmatisation de saint François, saint Ignace a signalé le chiffre 17 : sept nouvelles plaies, naturellement comme plaies de l’Esprit Saint (telles que la Mère les avait) et comme expression de la divinité demeurant cachée : 1.

 

4 mars – Pendant la dictée, Adrienne dit tout d’un coup : “Après la fête de saint Ignace (31 juillet), il y a encore 153 jours jusqu’à la fin de l’année”.

 

27 décembre – Le 1er novembre 1917, Adrienne a reçu la plaie : 19 Vianney, 17 François, 11e mois : Ignace (= Toussaint).

 

17. Le livre de tous les saints

 

3 janvier 1946 – Un soir, pendant une dictée sur Apocalypse 1,5, Adrienne s’enfonce tout à coup dans l’extase et commence à dire ce qui suit. Ce n’est que peu à peu que je remarquai que, par elle, trois femmes parlent : la petite Thérèse, la grande Thérèse et Catherine de Sienne. Chacune raconte son entrée dans l’Ordre et son sens. A la fin, quand Adrienne reprend conscience, elle ne sait pas ce qu’elle a dit. Elle a seulement le vague sentiment que trois femmes ont été là et qu’elle leur a servi pour ainsi dire de porte-parole. (N.B. Suit un très long développement qui n’est pas reproduit ici : les trois saintes racontent comment les choses se sont passées pour elles quand elles sont entrées dans leur vocation. Première annonce – amorce – de ce qui deviendra un jour « Le livre de tous les saints »).

 

6 février – Hier, lors de la dictée, Ignace a parlé de sa propre prière et Adrienne l’a décrite en extase. Elle était agenouillée et Ignace montrait par elle sa propre prière. La nuit suivante, elle dut sans cesse se lever et prier la prière d’autres saints. Elle ne savait pas exactement ce qu’elle faisait, elle avait seulement le sentiment de devoir obéir, de devoir s’agenouiller, et expérimenter et faire, dans la prière, la prière des autres. (N.B. Nouvelle annonce de ce qui deviendra un jour « Le livre de tous les saints »).

 

26 mai - Adrienne traduit actuellement le chapitre 12 de la vie de la petite Thérèse où il est question de ténèbres et d’angoisse devant la mort. Adrienne vit cette obscurité comme si c’était la sienne. Entre son expérience vécue et celle de Thérèse, il n’y a plus de différence.

 

Entre août et octobre – Les prières des saints accompagnèrent les dictées sur saint Jean. Il fut donné à Adrienne comme une cardiognosie non pour des personnes vivantes mais pour les saints de tous les siècles; elle recevait pour ainsi dire un aperçu de leur vie de prière; certains, elle les avait vus elle-même; pour d’autres, il m’était permis de les désigner moi-même – c’était une grâce particulière de saint Ignace. A un moment ou à un autre de la journée, l’un de ces saints lui était alors tout d’un coup montré. Je pouvais ainsi lui demander : “Avez-vous déjà vu Hilaire?” Elle répondait oui ou non. Alors même qu’elle était un jour dans le train, quelques saints lui furent montrés et, quand nous étions à Einsiedeln, elle dicta quelques portraits de ce genre.

 

13 octobre – Saint Ignace vient avec le mètre de l’ange (de l’Apocalypse) et il fait comme s’il voulait mesurer les apôtres, les saints; il semble indécis : il se demande s’il va le faire. De là sortiront les “prières des saints”. – A l’occasion du mur de la Jérusalem céleste dans l’Apocalypse, la situation d’Hildegarde. Hildegarde accepte les affronts et les reproches et elle ne les réfute que si sa mission le requiert; sinon elle les encaisse. Elle sait, dans la grâce, que Dieu s’en occupera, que le mur restera intact ou sera complété à nouveau. Tout dépend du fondement de l’humilité. Il faut une certaine humilité pour avoir autour de soi un mur de Dieu, car il donne l’impression de masquer la vue vers l’extérieur et vers l’intérieur. Il empêche le libre épanouissement, il crée une sorte de séparation du reste, et une séparation dans quelque chose d’imprévisible. Pour l’Épouse de l’Agneau, l’Agneau ne peut pas être vu totalement.

 

20 octobre – Adrienne me semble très soucieuse ; j’ai une conversation avec saint Ignace, dont Adrienne ne sait rien. Saint Ignace m’a offert en effet la possibilité de parler avec lui seul à tout moment. Alors que je n’en ai jamais fait usage, il le fait maintenant; il me fait dire par l’intermédiaire d’Adrienne – celle-ci ne sait pas ce qu’elle transmet et elle n’en a par la suite aucune idée – qu’Adrienne se fait beaucoup trop de soucis. Cela ne va pas. J’en parle ensuite à Adrienne; elle est très étonnée et elle se demande comment je le sais. Elle avoue qu’elle se fait beaucoup de soucis à cause des saints pour lesquels elle doit servir d’intermédiaire : comment peut-elle les “communiquer” sans les déformer? Cela demande une pureté telle qu’elle croit ne pas pouvoir y arriver! Au nom de l’obéissance, je lui interdis ces soucis, je l’exhorte à avoir confiance et à remettre la chose à Dieu et à moi. A partir de ce moment-là, cela va nettement mieux.

 

Fin octobre – La prière des saints. J’établis une liste de noms; ensuite l’un ou l’autre y est choisi. Ou bien Adrienne a vu un saint prier, elle ne connaît pas son nom ou bien pas complètement; je dois alors trouver moi-même de qui il s’agit ; ainsi par exemple pour Grégoire de Nazianze ou Catherine de Gênes. D’autres fois, tandis que je dis un nom, Adrienne voit le saint et elle peut le reproduire immédiatement, par exemple Angèle de Foligno. Saint Ignace attache une grande valeur à ces prières des saints et il veut que chaque fois on en traite une ou plusieurs. Saint Ignace la presse aussi, bien que ce ne soit pas du tout son goût à elle, de parler davantage d’elle-même, de sa prière, de la manière dont elle suit la messe, de son entrée dans la vision, etc. C’est avec un amour et une vénération particuliers qu’Origène fut montré, certainement pour me faire plaisir, dit Adrienne. D’autres, comme Thomas et Augustin, sont réglés brièvement.

 

18. Les grandes dictées : autres textes de l’Écriture

 

Pentecôte 1946 Ces jours-ci est dicté à nouveau un gros morceau de la Genèse, en particulier le péché originel que, durant deux nuits, Adrienne doit revivre totalement par l’intérieur. Elle est Eve en quelque sorte, et elle doit voir ce qui s’est passé en elle.

 

Entre août et octobre - Quand « Jean » fut terminé, Adrienne dit qu’elle croyait que nous devions faire le Sermon sur la montagne. Je fus d’accord. Mais Adrienne n’était pas encore sûre. Car cette fois-ci, il n’y avait pas d’apôtre pour lui montrer la chose. Le texte lui fut inspiré d’une autre manière, mystérieuse et inexplicable pour elle-même, et elle eut ici à faire preuve de davantage de spontanéité. C’est comme si elle devait aller chercher au ciel le contenu et opérer elle-même la transposition dans le langage terrestre. Certaines parties furent dites dans une concentration et une absorption au moins semblables à l’extase. Adrienne avait les mains devant son visage et, quand c’était très difficile, elle s’arrêtait tout d’un coup et disait : “Maintenant je ne peux plus!” Ce travail continua en septembre.

 

22 aoûtCommencement de la Lettre de Jacques. Je suis surpris par l’importance du changement. Jacques est un tout autre caractère, presque le contraire de Jean.

 

1er septembreOn en est au milieu du chapitre 2 de “Jacques”. Cela va bien; seulement Adrienne est très fatiguée par la dictée.

 

15 septembre - “Jacques” est terminé. Quelques passages furent dictés tout à fait en extase. Parfois j’ai interrompu Adrienne parce que quelque chose ne me semblait pas clair. Chaque fois ce fut une catastrophe. Adrienne était arrachée, elle ne savait plus où elle était, elle avait toutes les peines du monde à s’y retrouver. Elle dit : “C’est comme quand on est tiré en sursaut d’un rêve et on n’a qu’un souhait : se rendormir tout de suite pour voir comment le rêve continue…” Je l’interrogeai sur son état. Elle dit : “Je peux très difficilement le décrire. Souvent c’est comme une courbe : on est emporté et puis, lentement, on est rapproché et replacé dans le monde habituel. Souvent c’est comme si l’esprit devait tenir encore longtemps, mais le substrat terrestre se fatigue et cela continue tant qu’on en a la force; on sent qu’elle diminue et on se dit : pourvu qu’on arrive au bout, ce n’est pas un sentiment désagréable. Souvent aussi on est débranché brusquement!” Je demande si elle collabore elle-même ou si tout lui est simplement inspiré. Elle dit : “Je ne peux pas le dire. C’est les deux. C’est vraiment comme si on était un instant son propre idéal, totalement séparé de tout péché, tel que Dieu aimerait nous avoir, voudrait toujours nous avoir. Et, de là, on voit et on dicte. Mais naturellement cela ne dure qu’un instant. Et puis on doit faire table rase de tout cela, fournir un travail tout à fait exact comme si on passait le cerveau de quelqu’un au fer à repasser. Le fer passe sur tous les plis jusqu’à ce que tout soit complètement déplissé”. Après deux ou trois versets, on doit toujours faire une pause d’un quart d’heure environ. Maintenant, le plus souvent, nous prenons cinq versets environ par séance.

 

Fin octobreLe « Sermon sur la montagne » se termine; la dictée n’est pas toujours facile car Adrienne a souvent du mal à rester à son affaire parce que, pendant la dictée, quelque chose de tout différent lui est souvent montré en même temps. Saint Ignace apparaît fréquemment; il fait des applications et ajoute des excursus.

 

Début novembre - Commencement de la 1ère Lettre de Pierre. Saint Pierre commence avec force; Adrienne se plaint qu’il “tire” d’une manière si impitoyable qu’elle ne peut tout simplement pas suivre. Il la traîne “par les cheveux”. Adrienne dit : c’est un brave homme, mais rude, brutal, y compris dans son humour. Saint Ignace est beaucoup plus fin, il fait toujours attention si elle est malade ou si elle n’en peut plus, sauf naturellement quand elle est dans le trou, où elle est nécessairement surmenée.

 

10 décembre Consigne d’Ignace : dans les jours qui viennent, continuer les lettres de Pierre. Ne pas oublier la Genèse.

 

Noël Ignace : continuer à travailler sur la Genèse.

 

31 décembreCompléments à la 1ère Lettre de Pierre. Adrienne voit Ézéchiel se mettre à côté de Pierre (sur 1 P 1,14). Pierre a devant lui tout le salut opéré, la croix, et il les voit. Tandis qu’Ézéchiel a comme la croix derrière lui, dans son dos : il ne la voit pas. Arrive maintenant Jean et il réunit les deux en composant l’évangile et l’Apocalypse. Mais chacun des trois a une mission accomplie qu’on ne peut pas faire jouer contre les autres. Cependant la mission de Jean comprend les deux autres. Ignace arrive et dit qu’il voudrait qu’on voie comment tous trois sont “pour la plus grande gloire”, mais comment aussi tous trois comprennent leur mission à leur manière et sont capables de la transmettre de telle sorte qu’elle puisse être comprise par les autres. La même chose vaut pour tous les chrétiens.

 

Pour une pause à la fin de cette année 1946

 

« Si la Révélation est close avec la manifestation de Dieu lui-même dans l’histoire humaine, le prophétisme, lui, n’est pas clos avec les livres de la nouvelle Alliance. Dieu le créateur continue d’instruire son peuple, de l’enseigner, par l’intermédiaire d’hommes et de femmes qui se sont mis à son service » (Claude Tresmontant, La mystique et l’avenir de l’homme, p. 217).

 

« Dieu d’Abraham, d’Isaac et de Jacob… Dieu de tous les saints. Dieu, l’Invisible et l’Éternel, s’est manifesté en ce monde par des hommes. Par des hommes, son visage est devenu reconnaissable. C’est en des hommes que Dieu s’est manifesté. Nous le louons en ceux qui ont été les réceptacles de sa faveur. Ils ne sont pas en travers de son chemin. Ils nous renvoient à lui » (Benoît XVI, Touché par l’invisible, p. 311).

 

« Hildegarde renouvelle pour son temps l’expression des mystères que la Bible enseigne et que l’Église transmet » (R. Pernoud, Hildegarde de Bingen, p. 58).

 

Le livre sur Marie, dicté par Adrienne, se termine le 5 février ; il part à l’éditeur le 15 du même mois (Cf. ci-dessus au § 10. Adrienne et le Père Balthasar).

 

Le 15 février, le P. Balthasar demande à Adrienne d’écrire sa vie (Cf. Ci-dessus § 9. Adrienne elle-même). Après la mort d’Adrienne, on trouvera dans un de ses tiroirs les notes qu’elle avait prises sur des feuilles volantes (près de trois cents). L’édition française de cette « vie » s’intitule Fragments autobiographiques.

 

Le 26 mai, Adrienne est occupée à traduire l’Histoire d’une âme de Thérèse de Lisieux (Cf. Ci-dessus §17. Le livre de tous les saints). Le P. Balthasar indiquera plus tard que cette traduction a été publiée « dans notre maison d’édition », mais qu'elle sera ensuite dépassée par l’édition critique des Manuscrits autobiographiques (Cf. L’Institut Saint-Jean, p. 46-47).

 

Le 10 décembre (cf. ci-dessus au §10. Adrienne et le P. Balthasar), le ciel suggère qu’Adrienne se mette elle-même à écrire des livres.

 

Le même jour (Cf. ci-dessus au § 9. Adrienne elle-même), c’est le début d’une expérience mystique rare dont le fruit sera Le mystère de la jeunesse.

 

En cette année 1946, le ciel s’obscurcit du côté des jésuites pour Adrienne et le P. Balthasar.

 

Et vous, quelles notes prendriez-vous pour cette année 1946 ?


 

1947


 

Pour l’année 1947, le « Journal » du P. Balthasar compte 148 pages (Erde und Himmel II, p. 272-420).

 

1. Santé

 

22 janvier 1947Le soir, Adrienne est très fatiguée, elle a une crise cardiaque.

 

8 mars - Hier soir, fortes douleurs : coeur et calculs rénaux en même temps. Les deux très violentes, mais susceptibles d’être offertes spirituellement. Adrienne sait que c’est utilisé. Elle sent même que Dieu l’accepte. Puis la douleur du coeur s’étend à la plaie qui s’ouvre à nouveau, comme de l’intérieur, à partir du coeur.

 

27 juillet - Chaleur terrible. Le matin, Adrienne a deux syncopes (ce sont des journées de grands exercices de pénitence). A 11 H 30, elle voulut aller à la messe, mais elle en fut empêchée intérieurement, elle est comme clouée par une douleur.

 

3 aoûtMaladie : commencement durant les vacances à Montbarry où elle éprouva une douleur aux reins, comme si le rein était arraché. Violente douleur aux reins, nausées, fièvre, urine mêlée de sang et de pus, qui lui cause des douleurs insupportables lors de l’excrétion. Elle est comme transpercée par des coups d’épée. Pour la première fois depuis que je connais Adrienne, elle est vraiment soucieuse, inquiète. Elle veut à tout prix en avoir le coeur net, fait faire une analyse d’urine et aussi de sang chez le Dr August Meier qui diagnostique un affaiblissement catastrophique. Adrienne s’étonne que son coeur tienne encore. Merke est appelé deux fois par Adrienne sur son lieu de vacances, puis par moi, finalement par Werner. Pour la première fois, Adrienne s’est comme rendue à la maladie. Des visions d’anges et de saints se mêlent à ses délires. Entre-temps elle dit : “Peut-être mourrai-je mardi”. Elle dit cela d’une manière absente comme autrefois quand elle annonça sa mort à Cassina. Il me semble qu’elle pourrait vraiment mourir; la mission n’est quand même pas encore finie. Saint Ignace a parlé clairement d’un achèvement des nombres (Cf. « Le filet du pêcheur »). Il a dit aussi que nous devrions travailler ensemble à différentes choses, que je dois avoir quelques jours de patience puisque Adrienne est maintenant trop malade pour travailler. Le soir, elle est si faible qu’elle ne supporte même pas une compresse sur le front. Elle gémit doucement.

 

4 août - Le matin, transport à l’hôpital, laborieux. Adrienne reçoit de l’oxygène. A l’hôpital, elle se sent soudainement mieux. La nuit, une quantité de pus est partie avec l’urine. Le temps est insupportablement chaud, entre 36 et 39°. Tout est desséché, l’herbe n’est plus seulement jaune, elle a disparu. Adrienne se trouve à la chambre 151. Elle dit : Est-ce que nous pouvons imaginer ce que cela signifie pour elle de revenir une fois encore à la vie?

 

15 aoûtParce que Adrienne a maintenant trop de fièvre, beaucoup de choses lui échappent dans l’intelligence des visions. Surtout l’exactitude du début. Elle se trouve au milieu d’une vision ou d’une conversation. Et pourtant le début serait nécessaire. Sinon les choses reçoivent quelque chose d’impersonnel. Le moi terrestre et le moi des visions doivent de nouveau être mis en contact l’un avec l’autre.

 

27 aoûtLa nuit, les souffrances les plus terribles. Adrienne pense se trouver devant une mort imminente. Elle ne cesse de tressaillir de douleur, elle se tourne, elle a trop chaud ou trop froid. Merke arrive et diagnostique une aggravation aiguë. Vésicule biliaire (sans doute des calculs), rein droit, foie, urètre, dans le plus triste état. Il veut à nouveau l’emmener tout de suite à l’hôpital. Elle est apathique, elle dit qu’elle va quand même bien mourir un jour. La nuit, elle a déliré. Malgré cela, elle a un certain nombre de longues conversations avec M., C., Mme le Docteur H.

 

24 octobreEinsiedeln. Durant la nuit, le calcul rénal progresse. Adrienne a des souffrances insensées; elle est incapable de saisir une pensée. Tout d’abord elle voudrait faire venir une ambulance de Bâle. Puis elle cesse de disposer d’elle-même. Il pourrait se faire que l’endroit dans le ventre et celui dans le dos sont justement ceux qui ont reçu les premiers coups de fouet. La souffrance est si brutale qu’on pense qu’on n’a jamais su jusqu’à présent ce qu’est la souffrance.

 

Décembre - Au point de vue santé pour Adrienne, cela ne va pas mieux. La suppuration rénale continue, elle a constamment environ 38 de fièvre, mais elle veut reprendre ses consultations. Elle est extrêmement fatiguée, elle dort à peine parce que la nuit de terribles maux de dents la tourmentent. Le dentiste dit qu’on ne peut rien faire parce que c’est une nouvelle manifestation des troubles circulatoires provenant du coeur. Dans la journée, ses genoux lui refusent de plus en plus tout service, ses pieds sont très enflés. Se lever et s’asseoir est à chaque fois un problème.

 

2. Le ciel s’ouvre : « présence » et visions

 

Épiphanie 1947 - Le premier qui fut là le matin, ce fut Ignace; comme pour introduire la Mère; puis celle-ci apparut pour introduire le Seigneur. Le Seigneur apparut comme adulte, mais en lui étaient visibles aussi toutes les autres formes, également le petit enfant circoncis et le Fils sur la croix; il était totalement dévoilé, même physiquement. Ce fut une vision pleinement objective, sans aucune nuance personnelle.

 

11 janvierLe matin à la chapelle. La Mère est là entre le Seigneur et Jean, mais au même moment le Seigneur entre Jean et la Mère. Puis Jean de la croix et Thérèse, Jean Eudes et Marie des Vallées, et nous en face d’eux. Et plus tard, derrière nous deux, Ignace. Nous “qui représentons quelque chose”, comme les autres qui représentent quelque chose. Le thème ne cesse d’être repris.

 

15 maiAscension. Adrienne voit d’abord la montée du Seigneur quittant la terre et c’est comme s’il prenait avec lui notre foi terrestre. Puis on voit le Seigneur marcher au ciel à travers une grande foule. La Mère est là et tous les anges et tous les saints. Et le Père est présent. On ne le voit pas, mais on sait qu’il est là. Et de le savoir vous remplit totalement. On sait aussi que le Fils le voit. Un enfant devant l’arbre de Noël regarde les lumières avec beaucoup d’admiration et il fait l’expérience de la plénitude de l’arbre. Les adultes regardent l’enfant et non l’arbre. Ainsi nous nous réjouissons de la vue du Seigneur que nous regardons. Au ciel, il y a une participation qui nous dépasse. On est emporté par la joie des autres. Ainsi Adrienne voit comment les saints voient le Père avec le Seigneur. Et sûrement il y a encore au ciel une différence dans la vision de Dieu entre les saints et les autres rachetés.

 

3 octobreFête de la petite Thérèse. Adrienne la voit le matin. C’est une fête très joyeuse avec la Mère et tous les saints. Ensuite Marie et Thérèse se trouvent séparées et on voit le renoncement de la petite Thérèse.

 

11 octobre - “Cette nuit, grande joie parce qu’on a vu le ciel sans arrêt. Avec cela, un sentiment perplexe : le corps terrestre ne suffisait pas pour le ciel. Beaucoup de choses étaient faites pour le prouver, et on ne pourra vivre tout entier dans le ciel que lorsque la décision sera vraiment prise. Il y a certaines atmosphères qui sont pleines de sainteté. De temps en temps place de la cathédrale, quand justement la Mère ou le Seigneur ont été là, « ça sent le ciel ». Vous ne connaissez pas cela? Cela ne vous a encore jamais surpris? Un jour, dans la chapelle du carmel, tout l’air a été transformé tout d’un coup. Mais cela peut arriver en tout lieu quand les saints sont là ou qu’ils y ont été. Eh bien quand il y a sur terre une atmosphère de ce genre, on ne peut justement pas la supporter, on en est submergé; elle n’appartient à personne, elle appartient à Dieu. Il y a cela aussi au ciel, mais infiniment augmenté. Et alors c’est comme si le coeur n’avait pas la force de supporter toute cette joie et que les poumons n’avaient pas la capacité de respirer tout d’un coup de cet air saint autant qu’il serait nécessaire pour continuer à vivre. Et l’esprit aussi reçoit au ciel beaucoup plus que sur terre de cette sainteté substantielle. Et toutes les relations vont d’âme à âme, rien n’est caché, tout est à découvert. Car ces gens au ciel se trouvent effectivement devant la face de Dieu, et parce que Dieu les voit et qu’eux le savent, et qu’eux-mêmes aussi voient Dieu, ils ne font pas la moindre tentative de montrer la vérité autrement qu’elle paraît devant Dieu. Mais il n’y a en cela aucun ennui, tout est événement plein. Cependant il arrive toujours exactement ce que Dieu veut maintenant pour chacun en particulier. Et on n’a plus besoin de s’inquiéter de son propre désir parce qu’il correspond toujours d’avance au désir de Dieu. Si déjà sur cette terre on fait toujours par amour pour quelqu’un ce qu’il désire de nous, combien plus fait-on au ciel par amour de Dieu ce qu’il nous dit. Tout l’air du ciel est tellement amour que chacun fait ce qu’il veut et qu’il demeure cependant relié de la manière la plus étroite à la volonté de Dieu. Il y a ainsi une certaine manière de faire des plans avec Dieu. Et cependant la liberté est infiniment grande. Et tout s’accorde. Quand, sur terre, on chante ensemble un air de la Flûte enchantée et une valse de Strauss, il y a une dissonance. Au ciel, cela sonne merveilleusement juste. Et cette atmosphère d’amour et de sainteté est ce qu’il y a de plus captivant. Mais on doit y être entré pour en faire l’expérience; de l’extérieur, on ne peut pas s’en faire une idée. – Adrienne : Cette nuit, j’ai eu le sentiment de marcher dans une très belle rue qui s’étirait une fois au ciel et de nouveau sur terre. Chaque fois qu’on passait par un bout de ciel, on perdait la vue d’ensemble de la rue (c’est-à-dire en réalité du temps) et il n’était pas évident qu’elle continuerait jamais à nouveau sur terre. Mais tout d’un coup, sans transition, elle était à nouveau une rue terrestre. Et celle-ci semblait si facile, si courte, si dégagée qu’après quelques pas on revoyait aussitôt la rue céleste. Ainsi on pense : Bon! Je peux bien faire encore ce petit bout de route; et c’était en quelque sorte parallèle au ciel parce qu’on n’était pas tout à fait sûre là que c’était définitif. – Dans cette alternance d’états, il y avait quelque chose de remarquable : sur terre j’étais heureuse, et au ciel un peu perplexe. Mais j’ai compris une chose : c’est que ce bonheur sur terre dépend en tout cas du ciel, que sur terre on ne peut jamais être vraiment heureux si on ne se sait pas entouré par le ciel, si on n’a pas conscience que ce qui est beau sur terre nous est donné directement du ciel comme un cadeau.

 

Mais pourquoi était-on un peu perplexe au ciel? Parce qu’on n’avançait pas jusqu’à la face de Dieu. Et cela, je le voudrais pourtant tellement, et c’est pourquoi j’aurais aimé rester au ciel pour avancer plus loin. Mais on n’était pas tout à fait sûr que le Seigneur et sa Mère ne nous reçoivent pas au ciel dans une sorte de « salon de réception » et pas tout à fait encore en son centre.

 

Toussaint Adrienne ne cesse d’être ballottée de plus en plus entre ciel et terre. La veille de la Toussaint, il lui semble que son coeur reçoit des “ailes”. Tôt le matin, le ciel tout entier fut là, dans une ouverture vers la terre en bas, exactement à l’endroit où était Adrienne. La Mère, Jean, Ignace étaient sortis par l’ouverture tandis que le Seigneur restait en haut. Adrienne pensa : Ce serait beau d’être là où est le Seigneur. A peine avait-elle pensé cela que saint Ignace dit : “Ne pas oublier que nous voyons tous tes pensées!” Elle fut un peu honteuse et dit : “Je n’ai même plus le droit de penser une fois tranquillement!” Lui : “Si, si, mais en paix”. Et : “Il faut si peu de chose pour être simplement là où est le Seigneur”.

 

Noël - Adrienne est mortellement fatiguée. En rentrant chez elle en voiture, elle voit près de la banque du commerce des anges qui l’accompagnent et qui lui disent : Nous pouvons te donner notre force. Là-dessus elle se sent tout d’un coup en pleine forme. Elle va à la messe de minuit à laquelle elle avait renoncé. Durant la nuit, jusqu’à 11 heures, elle ne cesse de voir des anges. Puis une visite de saint Ignace, qui se montre charmant avec elle d’une manière touchante, et puis de nouveau des anges seulement : on voyait qu’ils étaient en route vers Bethléem. De la Mère, on ne voyait rien. Pendant la messe de minuit, la lumière de la crèche se fit toujours plus forte, également la lumière reçue dans les âmes; jusqu’à ce que tout d’un coup tout (la Mère, Joseph, tout l’entourage, le ciel lui-même) ne se trouva plus que dans la lumière de l’enfant. On ne pouvait plus discerner si c’était la chapelle ou le ciel. C’était une lumière de grâce et surtout de sagesse : tous rayonnaient ce que la venue de l’enfant leur donnait comme mission chrétienne.

 

3. Souffrances imposées et souffrances spontanément offertes, stigmates, « trou », désolation

 

10 février 1947Adrienne est souvent dans le “trou”. Elle réfléchit dans son état de perdition : doit-on attirer l’Esprit à soi ou se dépouiller du sien? Attirer à soi voudrait dire : acquérir le plus possible de dogme et de théologie jusqu’à ce que mon esprit en soit totalement garni et qu’il ne reste plus d’espace pour sa propre réflexion. Ou bien, à l’inverse, tout ce qu’on n’a pas pensé soi-même, doit-on le ressentir comme du ballast et le rejeter? Aucune des deux solutions ne marche. Et quand on comprend cela, on est malheureux. “Car naturellement je sais par expérience que la seule chose possible pour moi est de me livrer à la grâce, dépouillée de tout”. Mais pour finir, Adrienne ressent le tout comme faux. L’acte de foi vivant lui est maintenant inaccessible et, sans lui, elle n’a pas non plus accès au contenu du credo, tout reste une pure construction et est donc sans issue. Dans le “trou” en tout cas, quoi qu’on fasse, tout est absurde.

 

17 février - Dans la nuit. “Si je sais que le Seigneur veut mon obscurité, il n’est pas difficile de la supporter. Je peux alors acquiescer à mon indigence actuelle en pensant à une plénitude céleste ultérieure. La petite Thérèse décrit toujours son obscurité comme si elle savait que le Seigneur avait décidé cette épreuve; il se peut qu’elle le fasse pour ne pas inquiéter les autres”. A ses “enfants” non plus, jamais Adrienne ne révélera la nuit proprement dite, où l’on ne sait plus que le Seigneur en dispose.

 

21 févrierAdrienne passe toute une nuit pleine d’angoisse pour ceux qui renient leur religion parce qu’ils sont devenus soi-disant plus avisés alors qu’en fait ils s’abêtissent parce qu’ils n’ont plus de réceptivité spirituelle pour Dieu.

 

Les notes du Père Balthasar concernant la semaine sainte 1947 se trouvent dans « Kreuz und Hölle » I, p. 152-178.

 

29 mai – Vendredi avant la Trinité. Pendant qu’Adrienne va au lit, pensées tout à fait accablantes : tout est faux. On peut se méprendre sur l’Esprit, on peut si bien tout déformer que plus rien n’est valable. Elle ne voit pas de ligne droite, toutes les lignes sont courbes, tout se brise sur sa fausseté à elle, sur son orgueil. “Je me suis méprise sur l’Esprit et par là j’ai altéré Dieu lui-même…”

 

22 juin - Adrienne n’a plus la force de faire beaucoup d’exercices de pénitence. Auparavant elle avait coutume de faire une pause chaque fois qu’elle s’était donné cent coups de discipline et puis elle continuait. Actuellement elle a du mal à arriver à cent.

 

2 octobre - Hier, dans le courant de l’après-midi et plus tard, Adrienne a eu très brièvement trois ou quatre fois de l’angoisse. Non pour quelque chose de précis. Elle pensa d’abord à une cause naturelle. Ce matin, c’est clair pour elle : c’est pour X.

 

4 octobre - Fête de saint François. Cette année, pour la première fois, Adrienne a vu les stigmates de François. Ce qui l’a frappée c’est que plus ils duraient, plus aussi l’Église et le prochain s’y trouvaient inclus. Comme si les chevilles de bois (Holznägel) qui percent la chair étaient porteuses de la pourriture de l’Église. Car ses chevilles semblaient pourrir avec le temps. – A l’instant où quelqu’un reçoit les stigmates, une angoisse terrible, une angoisse de mort peut fondre sur lui : il meurt réellement pour commencer une nouvelle vie dans le Christ au-delà de lui-même. Est-ce que cette angoisse n’est pas comparable à celle que ressent celui qui est jeté aux bêtes? – Adrienne a eu une angoisse épouvantable quand elle reçut les stigmates. Dans les instants qui précédèrent son appel, elle eut le sentiment d’une fin. Seulement elle ne pouvait pas l’éprouver totalement car elle ne savait pas de quoi il s’agissait exactement. Seulement le sentiment qu’elle allait maintenant perdre son sang d’une manière ou d’une autre. Mais c’était déjà une deuxième chose, une conclusion. La première chose était la conscience d’une catastrophe. Parce qu’elle avait pris la voie catholique? – Cette voie avait été très vivante. Adrienne voyait aussi croître sans cesse l’exigence du Seigneur, elle essayait d’y ajuster son oui, mais elle ne savait pas comment. Puis soudain, lors des stigmates, la conscience d’un abîme : on est rejeté, repoussé. La voie était impraticable. Et aucune nouvelle entrée n’était visible. D’où le sentiment que peut-être on devait continuer à vivre sans amour. Dans le meilleur des cas, comme si du rang d’épouse on était reléguée au rang de servante. “Ainsi je me détournerai chaque fois que tu seras là…” Et puis, dans ce sentiment que quelque chose se termine, la pensée qu’on devrait pouvoir vérifier, savoir ce que cela signifie, chercher jusqu’à ce que la clarté se fasse. Et pourtant au même instant : ne pas y toucher, laisser les choses telles qu’elles sont. Aux moments les plus clairs, Adrienne voyait un rapport avec moi. En tout cas, ne toucher à rien jusqu’à mon arrivée. Comme si je pouvais servir d’intermédiaire entre ce qui lui était arrivé et elle-même. Comme si elle était tellement arrivée à un terme que la question de savoir si c’était une conclusion ou un nouveau début n’était soluble que par moi. – C’était l’instant où le ministère apparaissait avec le plus de force : il doit gérer. Adrienne n’avait pas la possibilité de le faire. La première nuit du vendredi saint, il était tout à fait juste pour elle que je fusse présent, je ne la troublais pas. “Je savais que vous vouliez m’aider; c’est la chose la plus positive que je puisse dire à ce sujet. Mais si la nuit du vendredi saint m’avait prise à l’improviste, sans que vous y fussiez, je n’aurais pas pensé du tout devoir vous appeler. Pour les stigmates par contre, c’était parfaitement clair. La mission était partie prenante. Je sais bien que le vendredi saint ne peut pas non plus en fait être vécu seule. Mais l’autre chose était une totale expropriation Je le savais d’une manière tout à fait essentielle avant même que nous en ayons parlé. Il y a désormais des choses en mon corps qui ne correspondent plus à mon état antécédent. Devait-on qualifier l’état nouveau par rapport à l’ancien comme une mort ou comme une nouvelle vie, je ne le savais pas ».

 

“La plaie de la main n’était aussi que le point de départ pour quelque chose de beaucoup plus important. Je n’aurais pas été étonnée si peu après ma langue ou mes entrailles ou autre chose avaient disparu… Et peut-être parce que je suis médecin, je savais que mon corps ne suivait plus les lois naturelles. Non comme si toutes les lois étaient abrogées, mais parce qu’une autre loi commande. Le prolongement semblait d’abord se trouver dans le domaine physique : des maladies graves, des choses fâcheuses, quelque chose qui vous ronge. Et cette perspective (qui ne fait pas l’objet de davantage de réflexion) était aussi une partie de l’angoisse qui était très proche de l’angoisse de la mort”.

 

4. Événements insolites, prémonitions et guérisons inexpliquées

 

3 mars 1947Hier soir, Noldi était au lit avec 39 de fièvre. Il devait partir aujourd’hui; il appelle sa mère qui, ces jours-ci, va le voir tous les soirs : elle doit y aller, c’est particulièrement important et elle ne doit pas l’oublier. Quand elle arrive auprès de lui, il dit : “Je voulais seulement que tu me donnes rapidement la main pour que demain je sois guéri”. Le lendemain matin, Adrienne entend que Noldi sort l’auto du garage. Il est guéri, il chante dans toute la maison : “Je me porte comme un charme”, et il part en Alsace.

 

18 mars - Le cousin d’Adrienne, le jeune F.O., compositeur à Lausanne, est disparu depuis plusieurs jours. Il a probablement dévissé dans les montagnes. Puis on dit : assassiné à Lausanne (étant donné qu’on n’a trouvé de lui aucune trace). Le vendredi, Adrienne dit à Werner : on le trouvera dimanche. Dimanche après-midi, encore aucune nouvelle. Werner : “On va sûrement le trouver, tu l’as dit; dans de tels cas, tu es infaillible”. Lundi, téléphone de la mère d’Adrienne : on l’a trouvé dimanche dans la montagne avec son marteau de géologue.

 

27 mars - Saint Ignace au P. Balthasar : Bien des miracles sont arrivés par elle dont elle n’a aucune idée, beaucoup seront connus plus tard.

 

5. Connaissance des cœurs (cardiognosie)

 

18 mars 1947Ces jours-ci, une vieille connaissance de Werner, une Allemande, est en visite chez lui. Adrienne se sent mal en sa présence. Une fois, elle a dû sortir pour vomir. Tant qu’elle est à la maison, Adrienne ne se sent pas bien. Werner en est plutôt indigné. Adrienne : d’une manière ou d’une autre, cette femme a du sang sur les mains. Peut-être a-t-elle tué son enfant. Werner ne veut rien en savoir, mais il ne laisse plus cette personne passer la nuit dans la maison; elle ira à l’hôtel.

Fin avril - Coup d’œil rétrospectif sur le voyage à Rome. Pendant des heures, une fois pendant toute une journée, elle vit à Rome les gens dans les rues moralement transparents; cela donnait une mosaïque bigarrée. Tous étaient marqués par leur position vis-à-vis de la foi et de l’Eglise. Il y avait les vrais ennemis, les croyants authentiques; entre deux toutes les nuances : les tièdes, des gens qui se déclarent d’Eglise à moitié ou sans enthousiasme. Adrienne participait intérieurement à leurs manières de penser. Non à la haine proprement dite – qui était comme réservée -, mais bien à l’attitude des tièdes et des hésitants; ici elle est chez eux comme chez ceux qui aiment. Non en raison d’un acte particulier, mais avec son être. Quand elle était dans les tièdes, elle ne perdait pas de vue les ardents et ceux-ci n’en brûlaient pas moins. Elle ressentit la multiplicité inouïe des relations humaines à Dieu. En outre, tout paraissait tout autre dans un quartier pauvre que dans un quartier riche, dans un quartier d’affaires que sur le Corso, le matin que le soir, sous la pluie que dans le soleil, etc. Et le tableau bigarré tout entier devait se graver dans sa mémoire, on n’a pas le droit de l’oublier, on devra y revenir. – Là où chez un croyant l’Eglise se trouvait au centre, la qualité de la foi était le plus souvent mauvaise. Ainsi elle était égoïste chez quelqu’un qui voulait à tout prix « faire son salut » par l’Église. Ou bien chez un prêtre qui cherchait à faire carrière dans l’Eglise. Là où c’était le plus beau, c’était chez ceux pour qui l’Église apparaissait comme une communauté, chez un pasteur qui, sur l’ordre de Dieu, voulait vivre pour ses brebis. Mais alors la structure de l’Église paraissait à l’arrière-plan. Il est vraiment difficile justement à Rome d’unifier les deux aspects : ici foi et amour, là ce qui est structure. Celui qui arrivait à ne pas trébucher constamment sur les côtés humains de l’Eglise devait être intellectuellement supérieur à la plupart de ceux qui aimaient et qu’Adrienne avait vus. Une certaine résignation s’impose; on prend de l’Église ce qui vous semble supportable, surtout les sacrements, mais on ne peut pas se décider à porter aussi toute la structure.

 

Adrienne rencontra beaucoup de religieux dans les rues. Elle remarqua pour la première fois combien les religieux avaient quelque chose de différent par rapport aux autres croyants. Naturellement il y a ici aussi toute l’échelle : depuis ceux qui ont de la haine et qui cachent leur haine, jusqu’aux bons en passant par les tièdes; mais tout est imprégné par leur forme de vie dont la qualité se communique à tout leur être et fait ressortir bien plus fortement les déformations. Les différences entre chaque Ordre ne jouent pour le moment aucun rôle. La tendance à la déformation commence chez tous au même point; elle a des conséquences grotesques dans le cadre de chaque Règle comme dans la personnalité de chacun. Ceux qui sont dépravés sont en général beaucoup plus éloignés de l’Église que dans le clergé séculier; celui-ci a, vis-à-vis de l’Église, une certaine résignation. Chez le religieux, cela devient une ligature; avec l’Ordre, il s’arrange, l’Église lui devient égale; il a tout au plus encore contact avec elle par les sacrements, comme avec son voile. Adrienne rencontra aussi quelques religieux qui étaient intelligents et zélés. Mais ils ressentaient la vie religieuse comme difficile parce qu’elle se tient aujourd’hui à l’écart des grands intérêts de l’humanité. Elle se trouve dans un angle mort; les points d’insertion lui font défaut pour s’approcher des hommes. C’est pourquoi les religieux ne sont souvent que peu touchés par ce qui secoue les hommes dans le monde. Que faire pour rapprocher les religieux du monde et gagner le monde aux pensées des ordres religieux? Adrienne voudrait en parler plus tard avec Ignace.

 

Début juilletRetraite pour étudiantes à Kerns. Avant la retraite, Adrienne voit, sans connaître les noms, que cinq retraitantes environ sont en question. Et la moitié environ réellement pour nous. Et l’une d’elles est comme une renégate : elle sait qu’elle devrait, mais l’appel est pour elle quelque chose de fâcheux; elle l’a sans doute déjà entendu dans ses toutes jeunes années et ensuite elle l’a fui. Et l’appel vient maintenant chaque fois au moment le plus fâcheux, au moment de la plus grande envie de faire quelque chose d’interdit. Mais non, fais un sacrifice! Au couvent on devra quand même aussi faire des sacrifices! Je mange donc la pomme justement à dessein. Ainsi toujours plus loin dans le non. – Adrienne fait les Exercices comme je le veux et, d’un autre côté, elle est harcelée de visions qui sont très nombreuses. Les visages intérieurs des jeunes filles passent devant elle, mais elle saisit peu de choses de leur vie intérieure; elle voit davantage leurs aptitudes et leur intelligence et comment, en dépendance de cela, leur volonté de se donner ou de se réserver.

 

4 aoûtPendant la maladie d’Adrienne à Montbarry (sur son lieu de vacances). Pleine d’angoisse, elle voit les grâces refusées dans la maladie : des hommes qui, jusqu’au dernier instant, se refusent à voir la mort en face, qui préfèrent n’importe quel mensonge, qui ne se résignent aucunement à l’inévitable, qui refusent de penser à Dieu bien qu’ils aient peut-être eu durant leur vie une faible foi en lui, pensant que la mort les épargnera plutôt s’ils persistent dans leur refus. Se tenir à Dieu leur semble trop dangereux.

 

6. L’enfant

 

17 mars 1947 - Adrienne a donné plusieurs fois dans la communauté des points de méditation sur la difficulté pour les riches d’entrer dans le Royaume. Après cela lui vient la pensée : nous parlons vraiment du Seigneur vivant. Non seulement d’un homme historique. Nous avons le droit de transmettre son enseignement vivant. Adrienne est saisie par la présence du Seigneur dans ses paroles, presque plus que par l’eucharistie, même si la parole n’est vivante que là où l’eucharistie est vraie. Entre-temps l’angoisse au sujet de ces paroles : “Comme il est difficile pour un riche…”, et l’angoisse de comprendre cette parole de travers, de l’interpréter faussement. Le Seigneur se confie totalement à nous et que faisons-nous de sa parole! Nous oublions de l’adorer, car elle doit être vraiment adorée.

 

27 marsAu sujet de l’enfant. Saint Ignace discute avec le P. Balthasar de la retraite passée; il mentionne quelques participants. Puis il dit : on ne peut pas commencer un nouvel Ordre avec des types moyens. Pour cette raison, il y aurait au début beaucoup d’abandons. Les gens moyens ont suffisamment de normes avec ce qui existe déjà. Ils ne voient pas la nécessité de quelque chose de nouveau. Parmi ceux qu’on pourrait rassembler dès aujourd’hui, en prendre tout au plus la moitié, laisser les autres libres pour ne pas les perdre. Pour le moment, séparer prêtres et laïcs. Par la suite, intégrer les laïcs au groupe des prêtres. En tout cela, demeurer élastique. Ne pas penser pouvoir fixer dès maintenant les détails. Penser sans doute à l’organisation, rester ouvert aux différentes possibilités. Si on doit abandonner l’une, c’est pour connaître les autres. Parler avec Adrienne du programme du noviciat, également pour la communauté féminine. Mobilité. Au début, quand il y en a peu, ne pas craindre d’abandonner des emplois extérieurs peu importants; sur ce point, ne pas être timoré. Pour le noviciat, Adrienne avait une bonne idée : la lui rappeler. Faire une sorte de séminaire.

 

10 septembre - Adrienne voit souvent maintenant un tableau de la Vierge avec les communautés dans les bras. Le nombre des hommes a maintenant augmenté si bien qu’on ne peut plus dire exactement s’il y a plus d’hommes ou plus de femmes. Tout d’abord Adrienne n’a pas remarqué la différence; au début, le rapport était peut-être de 10 pour 100, et cela dura sans doute des années; un jour (au printemps), le rapport avait changé : 30 pour 100; ces derniers temps, le rapport était devenu équilibré. Parfois il y en a tellement qu’on ne peut pas les évaluer à l’œil nu.

 

7. Matériaux pour l’intelligence de la foi

 

4 janvier 1947 L’Esprit Saint.

15 janvierLa création et le péché.

3 février La force créatrice de l’éros.

11 févrierLes différents modes d’apparitions de Marie – La fécondité de Marie.

17 février Prier avec les autres.

21 févrierCommunion des saints.

28 févrierDifférentes sortes de communion.

6 marsLa situation du Fils quand il accepte du Père l’existence humaine.

7 mars La souffrance du Seigneur.

30 mars - Le purgatoire – Le refus des hommes.

Fin avril – Marie a fait la cuisine, le Fils a raboté.

Pentecôte - La descente de l’Esprit sur les apôtres.

Début juilletLa confession.

5 août – Etre mère.

10 août - Participer à la messe.

15 aoûtAssomption de Marie – Les nuits de l’âme.

3 septembrePrêtres séculiers et religieux.

10 septembre - L’action des saints dans le ciel.

15 septembreL’action de Marie dans le ciel.

1er octobreLe devoir des saints.

12 octobre La fécondité au ciel et sur terre – Le rôle des saints.

15 octobreLa collaboration des saints à la Providence de Dieu.

Noël La mission – Le sens de la vie et le sens de Dieu – La vertu.

 

(N.B. Bien des pages de ce « Journal« , surtout en cette année 1947, sont remplies de « Matériaux pour l’intelligence de la foi« . Tout n’est pas signalé ici pour ne pas surcharger cette biographie).

 

8. Adrienne et ses relations

 

17 mars 1947 - Werner lui dit qu’il la tient pour une sainte et que la plupart des gens qui la connaissent voient en elle quelque chose de particulier. Lui aussi sait très bien qu’elle est quelque chose de particulier, seulement il ne sait pas avec qui il pourrait en parler.

 

29 mai - Vendredi avant la Trinité. Werner arrive et demande ce qu’elle sait d’Osée. Elle : rien. Lui : Étrange que l’Esprit lui ait inspiré des choses tout à fait absurdes : engendrer des enfants de prostituée. Adrienne ne sait que répondre. Werner lui lit ici le passage; cela a pour effet de l’anéantir parce qu’elle est dans le “trou” et qu’elle a le sentiment qu’elle est visée.

 

27 juillet - Le vendredi, jour de grande souffrance, une sorte de conversion de la mère d’Adrienne. Le samedi matin, celle-ci est à l’église Sainte-Marie; l’après-midi, sa mère se présente en pleurs chez Adrienne : elle est la seule qui lui reste. Elle sait qu’elle s’est conduite d’une manière stupide. Elle voudrait apprendre à aimer à nouveau. Adrienne se montre affectueuse avec elle. Le jour suivant, sa mère n’est que sollicitude pour Hélène et tante Jeanne qu’elle avait tellement maltraitées depuis longtemps. Adrienne est très étonnée, elle n’a encore jamais vu sa mère ainsi. Mais elle comprend : c’est un aspect de la grâce du jour.

 

27 août – Avec Ida, la bonne, qui la tracasse et la tyrannise, elle a des ennuis constants. Il y a quelques jours, Ida était si enragée et si bruyante qu’Adrienne, pour la punir, ne voulut pas accepter d’elle le repas de midi; sur quoi elle eut très faim. Ida est très fière de son art culinaire, la punition fut sensible. D’un côté elle aime Adrienne tendrement et jalousement, mais justement aussi avec tyrannie et cruauté. Elle fait également la malade, peut-être par rancune pour la maladie d’Adrienne de sorte que celle-ci, pendant tout un temps, ne reçoit rien à manger. De plus elle n’apporte jamais à Adrienne ce que celle-ci a demandé.

 

9. Adrienne elle-même. Adrienne devant Dieu, sa prière, sa mission

 

22 janvier 1947La nuit, en prière. Elle dit : “Prends et reçois”. Mais aussitôt elle entend : Sumpsit et suscepit Dominus. Comme si c’était quelque chose de tout à fait terminé. Et ainsi à travers toute la prière. Et cet achèvement (dieses Perfectum) lui cause tout d’un coup de l’angoisse. Aucun retour n’est possible, ni non plus apparemment aucun développement. Dans cette immutabilité, tout devint désespérant. Comme si manquait l’espérance. Tout est simplement “accompli”.

 

27 mars – Ces derniers temps, quelque chose était très difficile pour Adrienne : elle craint toujours d’être d’une certaine manière hypocrite. Elle voyait le chemin double et, si elle était sur l’un, elle pensait être infidèle à l’autre. Et elle craignait de mener le P. Balthasar sur une fausse voie.

 

31 mars - Il y a quelques jours, Adrienne était invitée pour le soixantième anniversaire de son amie, Pauline Müller. Il y avait là beaucoup d’invités; son voisin de table était le Professeur Heinrich Barth. Toute la journée, Adrienne avait été dans le “trou”, elle avait des craintes pour la soirée où elle devait prononcer un toast. Peu avant de sortir, le “trou” s’éclaira; quelques idées lui vinrent, elle prononça son toast qui déclencha une hilarité générale parce qu’il était très original et plein d’humour. Elle se livra à une amusante mystique des nombres avec les dates de la vie de Pauline. Barth lui dit ensuite que vraiment elle devrait faire l’exégèse de l’Apocalypse. Ils en parlèrent pendant un certain temps; Adrienne lui expliqua certaines choses sur la Jérusalem céleste, sur quoi elle dit à Barth : ce qu’elle explique se trouve d’ailleurs dans la “Cité de Dieu” de saint Augustin. Barth demande où; elle l’indiqua et cita un passage, bien qu’elle n’eût jamais lu le livre. Barth sembla étonné et promit d’aller lui rendre visite un jour. Quand Adrienne fut partie, on parla beaucoup d’elle. Quelqu’un dit que c’était quand même dommage qu’une femme si intelligente soit devenue catholique. Barth répliqua : “C’est peut-être justement pour cela qu’elle est devenue catholique”.

 

3 août - Adrienne est extrêmement fatiguée; hier elle avait 39 de fièvre; aujourd’hui la fièvre a baissé par un médicament qui ne convient pas à Adrienne. Elle ne parle qu’en courtes phrases, donne des indications pour son enterrement. “Et cela par cette chaleur!” Pour les faire-part de décès : “Cela doit commencer par : Munie des consolations de notre sainte religion”. Je lui dis : elle a sans doute le droit de mourir, mais elle doit revenir car je ne lui ai pas encore donné la permission de rester au ciel… Et qui terminerait les nombres?

 

15 aoûtAdrienne elle-même dit : “J’ai de si fortes douleurs que je suis tout à fait épuisée et que je ne puis plus comprendre aussi bien. Mais les douleurs et le fait que je ne comprends pas remplacent quelque peu la compréhension. Dieu prend ce dont il a besoin et on ne doit pas s’en soucier davantage. Supposons que j’aie toujours participé à une course – ‘Qui sera le premier au bout de la rue?’ – et que maintenant je marche avec des béquilles parce qu’on m’a enlevé une jambe; Dieu veut quand même que je participe à la course. On doit faire quelque chose sans égard pour le résultat ».

 

30 aoûtAdrienne est reconnaissante pour une prière sans vision. Sa propre responsabilité s’explique ainsi. Les forces qui sont contre nous ne sont pas plus fortes que nous. On a sa propre personnalité qu’on peut engager.

 

15 septembreA Montbarry (lors des “expériments christologiques”), il y eut simultanéité de la conscience de sa jeunesse et du temps présent. Lors de cette inspiration, c’est comme une coïncidence de la vie temporelle et de la vie éternelle. Cela peut être aussi une coïncidence de sûreté et d’angoisse. On est angoissé parce qu’on ressent une certaine appréhension à être prise. Mais on est sûr parce qu’on sait qu’il existe une caution et qu’aucune des paroles dites n’est pas contrôlée, par Dieu, par les anges. Comme une manière céleste de “savoir mieux que les autres” : inébranlable, inaccessible aux arguments de l’extérieur. – Sur les états mystiques d’Adrienne. Lors des “voyages”, ou bien elle ne fait que voir et entendre ce qui se passe en d’autres lieux, ou bien elle est là avec tout son corps, elle se voit alors dans le lieu concerné aussi nettement qu’elle voit les personnes étrangères dans tout le concret de leur existence, en tels ou tels habits, etc. – Quand elle est en extase devant moi, l’instant peut arriver où elle se trouve dans l’au-delà avec toute son attention et il n’y a plus que l’obéissance de mission qui la relie à moi pour qu’elle me rapporte ce qu’elle expérimente. Dans cette obéissance, elle se laisse aussi rappeler à tout moment. Mais cela peut lui demander un effort de revenir. Un ravissement total (sans le rattachement à la terre) ne se produit que lorsque Adrienne est seule.

 

1er octobreAdrienne dit : “En raison de ma maladie, je me fatigue souvent inopinément et profondément, et je me sens incapable de continuer à travailler. Mais justement à cet instant je suis souvent forcée de continuer un peu et de formuler certaines choses. Il y a certes aussi l’autre possibilité : que la défaillance physique coïncide avec un tarissement spirituel. Mais souvent le moment de la défaillance physique, où ne coulent plus que quelques gouttes, est exactement l’occasion où doit jaillir une source. Aujourd’hui je devais vivre quelque chose de l’état de Marie quand elle n’en peut plus pour voir surgir de là l’exigence d’une nouvelle naissance. Pour les naissances physiques, c’est souvent à l’instant où la femme dit qu’elle n’en peut plus qu’un effort minime est encore requis pour que la tête de l’enfant perce; et ensuite le principal est fait par l’enfant lui-même, la mère n’a presque plus qu’à laisser faire.

 

11 octobre“J’ai le sentiment qu’on peut être aussi bien sur un autel qu’ailleurs. On ne se sentira pas totalement déplacé. Si, sur terre, on pouvait vivre aussi bien place de la cathédrale que dans une cuisine de pauvres gens, au ciel on s’arrangera de la place qu’on vous assignera. Ce sera tout naturel. Ce serait même amusant que, pendant que vous célébrez la messe, je vous fasse un petit clin d’œil du haut de l’autel. Ou bien je parle d’une manière sacrilège? Au cas où cela se passerait réellement, je suis seulement curieuse de savoir l’explication que les gens trouveraient en présence de quelque chose de ce genre. Supposez que cela se passe rapidement : les gens seraient quand même bien surpris. « Figure-toi qu’elle était médecin dans la rue Eisengasse, ma cousine l’a connue ». – « Y avait-il quelque chose de frappant chez elle? » – « Non, rien du tout ». – « Elle a peut-être fait des miracles? » – « Jamais de la vie. Elle a toujours dit aux gens qu’ils n’allaient pas mal. Ce n’est pas ainsi qu’on peut faire des miracles ». Les Bâlois diront : « Oui, nous avons toujours pensé qu’avec celle-là il y a quelque chose de louche ». Et : « C’est à devenir catholique! » Alors je répondrai d’une voix grave : « Alors, qu’il en soit ainsi! ».

 

24 octobreEinsiedeln. A la messe du matin, en la chapelle des grâces. Après la messe, Adrienne dit qu’elle va peut-être mourir quand même. La question reste ouverte. Indifférence.

 

28 novembre - La faiblesse d’Adrienne est maintenant pour elle la véritable origine de tout ce qu’elle fait et expérimente. Du fait qu’elle n’est pas morte mais qu’elle doit continuer à vivre, une plaie s’est ouverte de laquelle tout sort. La faiblesse ne cesse de se produire pour être utilisée. Elle ressemble à un exercice de pénitence de longue durée, librement entrepris, auquel on ne s’habitue pas. Je lui avais interdit de faire pénitence pendant mon voyage à Rome. Et voilà qu’à la place elle a une éruption aux deux bras, qui la fait souffrir. Sa faiblesse ne l’autorise pas à l’inactivité, on doit lutter contre elle. D’autre part elle n’est pas donnée pour être simplement supprimée en la surmontant; on ne peut pas la “traiter d’une manière ascétique” seulement, elle est et demeure imposée.

 

29 novembreDurant la nuit, forte crise cardiaque. Puis un état d’excitation. Il semble à Adrienne qu’elle doit dicter en même temps toute une série de livres, dix environ; elle les a tous en tête et elle commence à dicter bien que personne ne soit là pour en prendre note. Cela l’apaise un peu. Elle dort un moment. Le matin, nouvelle crise cardiaque. La respiration se fait de plus en plus rare. Adrienne arrive à l’extrême lisière de la mort; elle se rend compte que ce n’est pas sa propre mort mais qu’elle accompagne quelqu’un d’autre. Tout d’un coup un signal lui vient d’elle-même de ne pas s’engager plus loin, sinon le pas suivant serait une chambre mortuaire avec des fleurs, des couronnes, des cierges. Il s’agit d’une jeune femme, croyante, qui ne voulait mourir à aucun prix. Adrienne ne sait pas qui c’était; une chose seulement importait : lui arracher de toutes ses forces le oui à la mort. Adrienne dit : “Je savais exactement que pendant un moment je me trouvais sous elle pour éprouver jusqu’au bout la profondeur de sa mort tandis qu’elle, elle se trouvait quelque part au-dessus et elle pouvait planer et l’avoir facile. Comme quand on prend à quelqu’un un lourd travail. Ce qui était difficile était de dire adieu à tout ce qui avait été commencé en doutant que Dieu permette réellement qu’on meure en quittant un tel bonheur. Ce qui était facile, c’était que tout était une porte vers le ciel et qu’on pouvait simplement se laisser emporter vers Dieu en planant comme on peut contempler par la fenêtre une belle perspective”. A la fin, Adrienne fut si fatiguée qu’elle pouvait encore à peine bouger ses bras. Puis un apaisement : sa maladie n’empêche pas l’accomplissement d’une mission.

 

10. Adrienne et le Père Balthasar

 

14 janvier 1947 - Quand j’entrai aujourd’hui chez Adrienne, elle était au ciel et en même temps en train d’écrire. Elle met sa tête dans ses mains. “Combien de temps?...” Je demande : “Combien de temps quoi?” Elle : “Dure une prière dans le ciel. On ne sait jamais si ce sont des minutes ou des éternités. Les prières sont comme comprises dans la foi éternelle si bien qu’aucune prière n’a de durée”. Ce n’est que peu à peu qu’elle me reconnaît. “Etes-vous là aussi depuis des temps éternels?... Je ne sais pas si j’étais là sans vous pendant un certain temps. Mais en tout cas je sais que, dès que quelqu’un entre dans l’éternité, il était déjà là éternellement. Son éternité n’est pas écourtée. Il se trouve bien dans le plan de Dieu, il y a son origine, et le plan de Dieu dure depuis l’éternité”.

 

22 janvier - Cette nuit, Adrienne était auprès de quelqu’un qui sera important plus tard pour mon œuvre. Il a un rang dans l’Eglise; il est plus que prêtre; il ne lui fut pas montré s’il s’agissait d’un religieux. Il était occupé à s’installer dans une vie confortable. Une plus grande exigence de Dieu devait lui être montrée. Et qu’il est impossible de servir de manière confortable un Dieu qui, pour nous, s’est rendu la vie si inconfortable. Il semblait fatigué, épuisé, bien qu’il fût encore assez jeune; il semblait être d’avis qu’il avait vraiment le droit à présent de se rendre la vie plus facile. Et il cherchait pour cela des preuves dans l’Écriture et il y trouvait de fait l’un ou l’autre texte. Adrienne dut lui montrer les textes opposés : “Ne pas enterrer son père”. “ Le tiède est vomi par le Seigneur”. “La moisson est grande, les ouvriers peu nombreux”. Un type très intelligent. - Je téléphone à Adrienne; la Mère de Dieu est auprès d’elle. J’envoie un salut à la Mère. La Mère reçoit ce salut avec un geste incomparable si bien qu’Adrienne s’écrie dans un pur élan d’enthousiasme : “Oh! Vous auriez dû voir ça!”.

 

6 février - Je lui avais ordonné de dormir quatre ou cinq heures. Elle ne se souvient pas du chiffre exact que j’avais dit; elle se décide pour six car, en cas de doute, on doit faire quand même un peu plus.

 

10 février - Ces jours-ci, différents “enfers” ainsi que des indications de saint Ignace sur le sens de l’enfer et sur mes rapports avec Adrienne quand elle est dedans.

 

19 février - Mercredi des cendres. Adrienne ne veut plus faire aucune communication. Elle pense que ses péchés collent à toutes ses paroles et leur donnent un goût particulier. Pour moi personnellement et pour mon ministère, il est mieux de ne rien entendre que d’entendre des choses qui semblent parler souffrance et qui en fait portent en elles tout le poids du péché si bien qu’elles ne peuvent être vraies. Si on force pourtant Adrienne à parler, cela ne fera qu’augmenter son péché. Elle est pleine d’une angoisse épouvantable devant la souffrance, la mort, le mensonge. Un combat est nécessaire pour qu’elle veuille bien continuer à dicter.

 

1er mars - Vers la mort annoncée. Saint Ignace m’avertit que le 6 mars il va se passer quelque chose de décisif et que je dois être très attentif pour tout comprendre. Adrienne va peut-être mourir; mais qu’elle meure ou non, beaucoup de choses importantes s’éclairciront ces jours-là. Parler maintenant avec Adrienne du sens de sa mort éventuelle ou de la vie qui continuera et, pour cela, lui enlever tout à fait le “trou”. Lui demander aussi si elle veut se confesser. D’une manière générale, être conscient du pouvoir surnaturel qui m’est donné par Dieu, l’utiliser de manière plus responsable.

 

5 mars Saint Ignace à moi sur la mission d’Adrienne. Je dois savoir que si Adrienne continue à vivre c’est aussi ma mission qui m’est par là donnée à nouveau. Et je dois lui expliquer clairement que si elle continue à vivre, elle sera plus encore que par le passé une aide pour ma mission. Le tout en Dieu, naturellement, parce que toutes les missions proviennent de lui. Dieu me donne alors le pouvoir de prolonger physiquement pour la mission une vie qui sans cela serait terminée. Ceci comme gage, comme grâce particulièrement visible, dont on devra se souvenir toute sa vie. Offerte au ministère, mais avec une note personnelle qui se répercutera dans le travail, en parallèle avec les grâces mystiques qui ne sont jamais limitées par le temps, qui ne cessent jamais d’agir avec la fin de la vision.

 

6 mars - “Jour de la mort”. Dans la matinée. Quasi mourante. “Pour moi, il est trop tard pour vouloir quelque chose. Que voulez-vous?” Elle voit des anges rouges pour la première fois. “Ne devrions-nous pas un peu prier?” Elle respire difficilement, manque d’air, sombre dans une courte syncope. Ses bras sont pendants. Puis elle rouvre les yeux. Elle a les angoisses de la mort. “Je m’en vais maintenant. Adieu”. Je parle avec elle. Elle veut rester dans la mission. Puis à nouveau de l’angoisse. “Puis-je me présenter ainsi devant Dieu? Est-ce que tu vois mon âme?... Il y a là maintenant beaucoup d’anges blancs avec les rouges. Et il y a une ombre sur une partie de leur ronde. L’ombre du passage. Je dois y aller”. Elle regarde attentivement entre moi et les anges de côté et d’autre. “Je ne sais pas de quel côté on doit regarder. Mais maintenant ce sont tes mains. Cela ne peut plus aller que par toi. Donc fais ce qui est juste”. Moi : “Mais seulement si tu veux, toi aussi, ce que je veux”. Elle : “Père, je veux tout ce que tu veux”. Adrienne promet alors de rester dans le monde. Je lui commande, par obéissance, de dormir. - Le soir. Adrienne n’a plus le même accès en haut qu’auparavant. Le matin avant la “mort”, il lui aurait encore été facile d’aller chez les anges; et elle y serait allée comme celle qu’elle était jusqu’à présent. Maintenant elle ne sait plus si elle le peut, si je le lui permettrais, comme ça, de temps en temps. Ces dernières années, c’était devenu pour elle comme quelque chose qui allait de soi d’être au ciel ou sur la terre. Maintenant elle remarque tout d’un coup qu’elle n’a pas encore recouvré une nouvelle relation avec là-haut, tout au plus les relations que j’ai. Elle peut prier, elle peut se représenter le ciel, etc. Mais a-t-elle le droit d’y aller? Ce fut la même chose pour le Fils quand il eut choisi d’être homme. C’était le Père qui, de l’au-delà, lui donnait la vision. Le Fils ne la prenait pas de lui-même comme sa propriété, il la tenait du Père. Depuis ce matin, Adrienne n’a plus vu personne de là-haut. Elle sent la satisfaction de saint Ignace mais lui, elle ne l’a pas vu. Il n’est pas sûr non plus que le Fils ait eu la vision du Père quand il était encore petit enfant ou à l’instant où la Mère lui apprit pour la première fois à prier. Il ne l’avait certainement pas quand il dut apprendre à chercher le Père d’un coeur purement croyant. A d’autres moments, Jésus enfant peut avoir eu la vision. - Adrienne ressent sa nouvelle dépendance non comme quelque chose de déshonorant pas plus que le Fils ne se sent déshonoré en tant qu’homme. Ce n’est pas non plus un “malheur” de ne plus être au ciel. Auparavant, dix heures sans vision auraient été pour elle un temps très long. A présent, cela ne lui en donne pas l’impression. - A moi, aucune vision n’est donnée car le Père non plus ne se regarde pas lui-même. Mais cela dépendra de moi de rendre à Adrienne la vision du ciel. Tout d’un coup, une bénédiction de saint Ignace et ensuite de tous les autres.

 

18 mars - Lettre du provincial qui annonce que la décision du Général est arrivée. Sentiment d’être livré, le sol se dérobe sous mes pieds. Que se passera-t-il ensuite? Mais je dois d’abord sauter, sans aucune sécurité. Personne ne sait si l’évêque de Bâle m’acceptera, si même il me tolérera à Bâle. Cela semble plutôt invraisemblable. Où devrai-je donc aller?

 

27 mars - J’ai donné à Maria Rickenbach une retraite pour étudiants. Adrienne y a beaucoup collaboré; elle fut emportée dans un tourbillon : dans le “trou”, hors du “trou”.

 

Avril - Voyage à Rome. En voiture avec Madame le Docteur H.; Adrienne se porte bien dans l’ensemble, à part quelques crises cardiaques. Elle en est étonnée elle-même et de bonne humeur. Elle prie beaucoup pour que l’entretien avec le Père général soit fécond. A la chartreuse de Pavie et à Pise, elle voit les statues et les tableaux des saints devenir tous vivants, entrer en relation avec nous, pendant que nous les contemplons ou que nous passons devant eux. - A Rome, elle fait l’expérience de la ville par l’intérieur. Elle voit l’intérieur de beaucoup de prêtres : les jeunes et les vieux, la plupart pieux; ceux d’une âge moyen, souvent distants, éloignés de Dieu, suivant leurs passions favorites. Au total, dit-elle, on rencontre très peu Dieu. Qui pense vraiment à lui tout simplement? Tous sont occupés à l’une ou l’autre des “choses de Dieu”, il n’en est guère qui s’occupent de lui. Peu de traces aussi de Marie; elle demeure comme voilée dans les églises de Rome; Rome est surtout une affaire d’hommes.

 

22 avril - En la fête de la Reine de la Compagnie de Jésus, je suis invité chez le Père général. Le Père général m’écoute amicalement et patiemment. Je parlais d’abord des livres, du Commentaire soumis à Rome; il pensait qu’il était clair qu’une femme sans formation théologique peut commettre des erreurs dans l’expression, cela ne dit rien contre l’authenticité de la substance. La subjectivité se fait jour très souvent. Puis je parlais des communautés; il n’était pas contre, dit-il, il voulait encore s’informer plus en détail en ce qui concerne ma direction; peut-être laisser plutôt la direction à Madame Kaegi. Sur mes relations avec elle, il ne dit rien de définitif. Puis il passa à mes vœux : pourquoi les repoussé-je? Moi : je suis sûr que c’est la volonté de Dieu de m’engager pour les communautés. Le Père général parla alors longuement des révélations privées et de l’obéissance; cette dernière est le chemin absolument sûr même quand elle est très dure; l’autre chemin expose à beaucoup d’illusions. Il donna des exemples dans l’histoire de la mystique où beaucoup de choses échouèrent pour ne s’imposer que plus tard. La dévotion au Coeur de Jésus a eu besoin de deux siècles, etc. Moi : si les choses manifestaient leur authenticité, est-ce que l’union des deux formes d’obéissance ne serait pas possible? Le Père général sépara tout à fait cette question de la première. Mais ici aussi il dit : l’obéissance ne peut être qu’absolue et elle a la priorité. Il est impossible de poser des conditions.

 

Pentecôte - L’après-midi, saint Ignace apparaît. Il donne à Adrienne pour moi une bénédiction qui est une bénédiction de l’Esprit Saint sur laquelle on peut s’appuyer. Quand dans des discussions je soutiens des choses ou quand par écrit je mets des choses qui, aux yeux d’autres, semblent contestables, je peux faire appel à cette bénédiction pour trouver la juste formulation. En plus de cela, pour moi, encore un ordre spécial de prière.

 

29 mai - Ces jours-ci, différents “enfers” avec pour thème l’Esprit Saint. Un matin, l’abus de l’Esprit devait lui être montré : surtout les hérésies, tout ce qui s’écarte de la vérité. Adrienne sent venir un “enfer”, elle attend mon coup de téléphone. Je l’appelai, je ne pouvais pas y aller. Tout sembla alors s’effondrer pour elle, elle sombra dans l’enfer, mais comme personne n’était là pour expliquer, il demeura incompris. Il y avait beaucoup de gens dans cet enfer.

 

Début juillet - Ignace trouve qu’on devrait profiter de la présence d’Adrienne à des "Exercices". L’interroger sur la confession : dans la vie des jeunes filles, des vierges, des femmes, où voit-elle les obstacles à la confession ou la voie vers la confession. Tout pourra être utilisé plus tard pour des conférences sur la confession.

 

31 juillet - Saint Ignace. En ce qui concerne notre mission : au ciel Adrienne voit avec moi, sur terre elle voit par moi, dans la combinaison des deux missions. Ces derniers temps, il devient toujours plus clair pour Adrienne que si elle était seule elle ne pourrait rien comprendre. Je suis pour elle comme un mur de projection. Il faut de l’obéissance pour que sa bonne volonté soit utilisable.

 

4 aoûtDans une mission comme la nôtre (Adrienne et le P. Balthasar), on s’habitue un jour à vivre nature et surnature comme une unité. Ainsi les maux naturels deviennent une partie de la mission, ils n’ont ni place ni sens en dehors d’elle. Et quand alors survient soudainement comme à présent une maladie grave, c’est certainement pour qu’on ne s’installe pas dans la mission. L’événement naturel est assumé dans la mission, mais les deux aspects influent l’un sur l’autre, ils doivent s’intégrer d’une manière nouvelle. Le “frère âne” n’est pas simplement enterré par la mission.

 

15 aoûtSaint Ignace : le P. Balthasar doit être plus naturel avec saint Ignace, il ne doit pas toujours avoir peur de poser une question, il ne doit pas penser que c’est quelque chose d’extraordinaire. Il est plus avec lui qu’il ne le pense. Souvent il suffit aussi de demander une bénédiction ou un mot amical.

 

27 août – Gl., un membre de la communauté fondée par Adrienne et le P. Balthasar revient d’une visite chez ses parents qui ont été voir plusieurs fois l’évêque. Beaucoup de papotages sur Adrienne; les parents sont inquiets parce qu’ils ont appris que ce n’est plus le P. Balthasar qui assure la direction de la communauté, mais Adrienne. L’évêque est étonné, il convoque le provincial ; celui-ci confirme que la Compagnie de Jésus s’est désolidarisé de toute l’affaire. Là-dessus l’évêque dit aux parents de Gl. qu’il ne tenait pas Adrienne pour capable de conduire l’affaire toute seule. Il y a eu là beaucoup de visions et de prophéties qui ne se sont pas réalisées. Et d’une manière générale Adrienne ne s’est pas libérée totalement du protestantisme. Les parents sont très perplexes et Gl. est abattue. Comme je veux aller à Soleure voir l’évêque, on me dit qu’il est absent toute la semaine. - Adrienne croit maintenant sérieusement qu’elle va mourir. Elle ne parle plus guère. Un jour elle dit : “On ne serait alors plus jamais sans la Mère de Dieu... Il faut penser à cela aussi”. De temps en temps elle fait un signe de tête affirmatif. Moi : “Et moi, on me laisse simplement en plan!” Elle : “Je sais bien... que ce n’est pas bien... Mais je suis si absente”. Elle se redresse un peu. Je lui demande pourquoi elle le fait. Elle : “Parce que maintenant arrivent les décisions”. Elle semble réfléchir très sérieusement. Puis elle s’assied sans rien dire au bord de son lit. Finalement elle se lève et murmure: “Je pense que ça va aller”.

 

30 août - Adrienne est de nouveau seule avec sa maladie et elle promet au Seigneur de faire sa volonté. Pour moins me charger, elle demande si possible un peu plus de santé. Mais à l’instant où elle commettait ce “petit péché contre l’indifférence”, saint Ignace apparut encore une fois, terriblement gentil. Elle lui demande si cela avait été de l’infidélité. Lui : “Non, non”. Là-dessus, elle s’endormit. - Le matin, encore une fois, une conversation avec Ignace. Lui : J’ai véritablement une influence sur sa maladie, mais d’un autre côté celle-ci est aussi soumise aux lois de la nature. Et Adrienne n’a pas été exposée d’une manière aussi radicale que le 6 mars par exemple quand je l’ai empêchée de mourir. Alors ce fut la violence absolue; maintenant mon inquiétude humaine est utilisée pour empêcher le pire de la maladie. Par là doit être mis en évidence ce que l’amour chrétien est capable de faire quand il est purifié par l’amour du Seigneur. D’un autre côté la maladie est aussi là pour être une occasion toujours nouvelle d’inquiétude aimante.

 

7 octobre - Après le repas, Adrienne commence tout d’un coup à parler, comme absente. Madame le Docteur H. et moi la regardons. Ensuite, quand nous fûmes seuls, elle dit : “Un malheur s’était presque passé. J’avais une vision”. Elle pensait toujours que tout apostolat a son côté anonyme, on ne voit jamais l’ensemble de ses effets. Et beaucoup de graines tombent sur un bon sol sans que nous le sachions et elles lèvent peut-être dans l’apostolat d’un autre. Elle regardait mes mains; je faisais justement un puzzle, rapidement et sûrement, rien que de petits morceaux très semblables. Tout d’un coup ce furent de petits morceaux d’âmes qui devaient être assemblés en un tout. De l’extérieur, il n’est pas du tout visible que tous ces morceaux ont une âme et encore moins que tous sont disparates et que Dieu veut les voir assemblés en un ordre très précisément préformé. Et que le prêtre aussi bien comme ministre que comme personne doit former une structure de ce genre. Tout d’un coup les petits morceaux semblèrent recevoir une longueur infinie parce que chaque morceau touche aux morceaux d’une autre âme et s’y accroche. Apparaissent ainsi des ensembles immenses, également vers le haut, jusqu’au Seigneur.

 

11 octobre - Quand je quittai Adrienne hier soir, elle fut tout d’un coup comme distante, en extase. Elle me reconnaissait à peine bien qu’entre deux elle me reconnût. La nuit, il y eut un combat. D’un pied elle était sur terre, de l’autre au ciel, si bien qu’elle ne pouvait pas faire un pas. “Et je savais exactement : ce que je vois s’est passé en partie il y a un an, et cela se passera à l’avenir pour l’autre partie; c’était ainsi en quelque sorte irréel. C’était une explication entre Ignace et la Mère. Marie voulait (autrefois) que je meure. Cette nuit, ce fut comme ce fut autrefois et comme ce sera aussi à nouveau. Et ensuite, comme je continuais à vivre, Marie fit à quelqu’un le grand cadeau qui se trouvait tellement dans les desseins de saint Ignace et qui aura des conséquences surtout dans l’au-delà : s’insérer dans votre mission. Par exemple, je peux faire ce Job, monter là où je reçois à voir ce qui est nécessaire. Je suis comme un ballon qui est fait pour une certaine hauteur seulement et s’il allait plus haut il éclaterait tout simplement.

 

Octobre - Intrigues croissantes contre la communauté auprès de l’évêque.

 

Novembre - Voyage du P. Balthasar à Rome. Après avoir attendu six jours à Rome une audience du P. Général, il fut reçu le 26 après-midi. Avant de nous séparer, il me proposa d’aller passer une ou deux semaines auprès d’un Père ancien et de me laisser convaincre, en parlant avec lui, que mon point de vue était erroné. Il me proposa le P. Dhanis à Louvain et le P. Rondet à Lyon. Je lui demandai la permission d’envoyer aux deux Pères quelques documents, et je dis que je préférerais aller à Lyon auprès du P. Rondet que je connaissais plutôt qu’à Louvain. Il le permit et il me congédia après m’avoir donné la bénédiction que je lui demandai.

 

Décembre - Le “trou” proprement dit se fait rare maintenant, elle est trop fatiguée pour cela. A la maison, beaucoup d’ennuis avec le personnel; de plus, le souci de la communauté. - Bien qu’elle ne puisse presque plus rien faire, elle se donne un mal incroyable pour répondre à mes moindres souhaits. Elle prend elle-même des notes, accompagne aussi mes moindres travaux d’une prière constante, elle ne cesse de demander de pouvoir faire pénitence. Mais on ne peut plus lui permettre autre chose que de se lever la nuit pour peu de temps et de s’agenouiller au pied de son lit, ce qui pour ses genoux est un grand supplice.

 

11. Messe et communion

 

Épiphanie 1947 - Le Seigneur lui-même présente à Adrienne la sainte communion. A côté se tiennent Marie et Ignace et beaucoup de saints. C’est sans doute la première fois que le Seigneur lui-même lui présente l’hostie.

 

29 mars - Quand Adrienne communia ce matin, il lui sembla que l’hostie ne voulait pas. Après l’avoir reçue, elle voulut s’enfuir, ne le fit pas pour ne pas causer de scandale. Alors seulement lui revint à l’esprit la nuit précédente. Elle avait vu une quantité d’hosties, des consacrées et des non consacrées, toutes mélangées, et un incroyant disait : on ne doit quand même pas faire d’histoire, c’est tout du pareil au même. Adrienne reçut alors la tâche de séparer les hosties et elle le fit. On ne pouvait prendre en main que les hosties non consacrées, les autres non. A les examiner seulement, on ne voyait pas de différence.

 

2 juin - Adrienne parle de sa communion d’aujourd’hui : il était tôt, cinq heures environ. Le Seigneur apparut avec deux ciboires. Celui qu’il tenait dans la main droite était plein d’hosties, celui de gauche était vide. Il plaça les deux sur un autel qui se trouvait derrière lui; le plein du côté de l’épître, le vide du côté de l’évangile. Puis il inclina le plein sur quelque chose, peut-être une patène, jusqu’à ce qu’il fût vide. Le vide, du côté de l’épître, il le bénit : pour ce qui était et qui vient; celui du côté de l’évangile, il le bénit pour ce qui se fait et qui vient. Puis il parla (« je n’étais pas seule, vous étiez là et surtout des saints ») : "Nous allons prier". Il s’agenouilla et dit à peu près ceci : "Père, qui as permis que je devienne homme, donne que je prenne chair à nouveau et qu’en ton nom j’éveille la foi et l’amour". Puis il se leva, mais il ne bénit plus visiblement les hosties. C’était comme s’il avait maintenant la certitude que le Père les avait fait devenir sa chair en sa présence (celle du Fils). Il les mit dans le ciboire du côté de l’évangile, des anges vinrent, et l’ange qui vint du côté de l’épître emporta le ciboire; et quand il le prit, une foule d’autres anges apparurent derrière lui, et ce n’est que lorsque ceux-ci eurent disparu qu’un ange vint du côté de l’évangile et vint chercher la patène. Le Seigneur plaça alors le ciboire au milieu de l’autel et dit merci, il se tourna vers nous, le ciboire avec les hosties en main, et ils nous invita à embrasser le ciboire; tous s’avancèrent l’un après l’autre, s’agenouillèrent et embrassèrent le ciboire qui leur était présenté. Puis il dit à peu près ceci : "Ce que le Père nous a offert, nous allons maintenant le donner à toute l’Église en remerciant tous ensemble". Ce fut la fin. Mais on savait que toutes ces hosties allaient aux différentes messes dites aujourd’hui et qu’elles seraient aussi là à la consécration. - Le ciboire est emporté par l’ange parce que après la consécration on ne doit plus se souvenir des hosties non encore consacrées. La patène aussi est emportée afin que le Seigneur reste seul avec le ciboire des hosties vivantes. Le fait d’embrasser le ciboire lors de la communion était un symbole de la réception des hosties et en même temps une sorte de mission pour ceux qui les recevaient, un gage. Et ceci, après que le Seigneur eut accompli tout seul la consécration mais avant qu’il distribue les hosties.

 

12. "Voyages"

 

18 février 1947 - Le matin, grands “voyages” auprès de nombreux prêtres. Adrienne comprend alors qu’on fait des “voyages” de ce genre dans le ciel et à partir du ciel. Elle voit un prêtre avec une auréole : un diadème de lumière. Elle est sur le point de dire à Ignace : Regarde, il y en a un là. Au même moment, l’auréole revient sur Adrienne. Il lui explique que l’auréole provient de sa mission à elle et que le prêtre peut la lui prendre. Quiconque devient saint par un autre doit en quelque sorte rendre la grâce reçue bien qu’il ne la perde pas pour autant.

 

17 mars - “Voyages”. En Allemagne, auprès de prêtres qui n’administrent pas les sacrements dans un juste esprit.

 

13 mai - Vers le matin, un "voyage". Adrienne vit maintenant ces "voyages" presque toujours entre quatre heures et sept heures, la plupart du temps quand les gens concernés se réveillent, cherchent leur situation, retournent à leur vie ordinaire. C’est à ce moment-là qu’on est auprès d’eux. En Allemagne : l’un est déjà prêtre, deux sont en formation; l’un d’eux se demande s’il doit se décider pour cela. Tous voudraient le bien, mais ils trouvent leur chemin absurde. Celui-là fait le choix, mais il a l’impression qu’il est comme perdu dans cette vocation. Et pourtant la bonne volonté est là. On devrait tous les aider. Le P. Balthasar va les rencontrer quand il ira en Allemagne. L’un d’eux l’attend déjà, mais il s’est fixé un terme pour sa décision; il commet la faute de ne pas commencer tout de suite.

 

29 mai - La nuit, Adrienne lit "Le Consolateur" de Reinhold Schneider, et elle se sent touchée personnellement. Ensuite elle est à nouveau auprès de beaucoup de gens qui ne veulent simplement pas l’Esprit, qui lui barrent tout accès; ils ont établi eux-mêmes leur ligne et l’Esprit n’a pas le droit d’y toucher. Tout ce qu’il pourrait faire pour les stimuler, ils l’évitent, qu’ils reconnaissent ou non actuellement l’exigence de l’Esprit. La vision commence par un écolier assez grand et va jusqu’au vieillard. En général, les hommes refusent l’Esprit plus rapidement que les femmes. Celles-ci s’ouvriraient souvent si elles trouvaient un soutien auprès de leur mari. Mais pour le mari, l’Esprit n’est qu’un hobby de sa femme, et il ironise.

 

30 août - Hier Adrienne travaille à sa biographie. La nuit, elle se surprend à dire : “Mon Dieu, prends-moi avec toi!” Puis : “N’écoute pas ce que je dis”. Plus tard, elle a une conversation avec le Seigneur et saint Ignace, mais sans les voir. Le contenu en était : c’est un vrai travail pour Dieu de se faire entendre sur terre, et plus encore de devenir homme. Notre endurcissement et notre manque d’intelligence sont si grands qu’il doit comme s’ouvrir un passage de force : avec les voix et les visions des prophètes, etc. Il faut beaucoup d’efforts à Dieu pour qu’il en arrive au point d’oser venir dans le monde. Et plus tard les saints sont chargés de réaliser son œuvre. Saint Ignace n’est pas peu occupé. Et il pense : si lui-même fait tant, nous essaierons, nous aussi, d’y mettre du nôtre. On sera naturellement entraîné dans un tourbillon, mais on devrait se donner du mal pour rester fidèle jusqu’au bout. Il n’est peut-être pas difficile de commencer avec un enthousiasme juvénile, le principal est de tenir quand cela devient compliqué.

 

13. Diable et tentations

 

17 mars 1947 - Son bras est enflé et plein de taches noires qui la brûlent. C’était un combat avec le diable. Un combat de ce genre est maintenant difficile étant donné qu’elle ne sait plus exactement qui elle est. Quand elle s’inquiète elle-même en se demandant : “Qui suis-je?”, cela va très bien, elle peut se tranquilliser elle-même. Mais quand le diable l’inquiète avec la même question, cela devient difficile; il lui est alors insinué que le P. Balthasar a un intérêt à ce qu’elle ne se connaisse pas, mais ce serait justement aussi intéressant de le savoir. Et peut-être que toute l’affaire avec cette mission est une grossière erreur. Il la saisit par le bras, elle le sent très nettement. Pour une main ordinaire, on sent où est la chair et où sont les ongles; ici, on a le sentiment que tout est constitué par des ongles. Adrienne le repousse et dit qu’elle en parlera avec moi quand je serai de retour. Cela, il ne peut pas le supporter. - Encore une fois le diable. Il devient toujours plus “sérieux”. Au premier instant, on ne le remarque pas. Il s’accroche là où se trouvait justement encore Dieu. Comme si les paroles du Seigneur devaient se transformer insensiblement en celles du diable. Transition camouflée. - Comme c’est le carême, Adrienne cherche à méditer chaque sacrement. Le diable cherche toujours à minimiser leur efficacité jusqu’à ce que finalement il soit indifférent de les recevoir et peu importe quand. Comment un nourrisson peut-il s’apercevoir qu’il est baptisé! Et il serait plus intelligent de fournir une fois un vrai petit déjeuner à cette vieille femme qui communie tous les jours. Et les confessions sont quand même toutes fausses, parce que personne ne peut savoir et dire ce qui s’est vraiment passé. Il trouve ainsi à redire à tout, toujours un peu pour salir. Il ne s’ensuit pas un vrai combat parce qu’on est trop fatigué pour cela.

 

11 mai - Une vision : des anges et, derrière eux, une foule de saints, puis de nouveau des anges et finalement le Seigneur. Le tout comme une pyramide. Quand elle vit le visage du Seigneur, elle ressentit le besoin urgent de parler avec lui. Puis les diables revinrent; ils enlevèrent d’abord la vue des anges les plus bas, puis les saints; finalement on ne vit plus non plus le visage du Seigneur. De derrière se fit entendre comme étouffée la voix du Seigneur : “Tu dois le dire tout de même”. Puis de nouveau un combat avec les diables tandis qu’Adrienne avait dans l’oreille l’écho de la parole. Mais plus le combat s’intensifie, moins elle sait ce qu’elle doit dire, ce qu’elle a prévu ou quelque chose d’autre, sur mission. En grande agitation, elle se remet à prier, presque comme dans une provocation, comme si on devait encore dire rapidement la dernière chose avant qu’on soit dans l’impossibilité de prier. Pendant la prière, les diables semblent s’éclaircir en bas; ceux qui avaient caché les premiers anges devinrent moins opaques, moins menaçants. Et chez ceux d’en haut, on pressentait que cela devait s’éclaircir. Cependant, en priant, Adrienne avait le sentiment que ses mots perdaient de leur force, elle se laissait trop impressionner et ne restait pas aux mots de la prière. Alors elle ne cessa de répéter le Notre Père. Mais il devint toujours plus difficile de dire : Et ne nous soumets pas à la tentation, mais délivre-nous du mal. La dernière phrase semblait à chaque fois imprononçable. Elle pensa : c’est sans doute la phrase qui compte maintenant. Lui vint alors à l’esprit la tentation du Seigneur et elle pria : “Arrière, Satan”.

 

16. Le filet du pêcheur (le chiffre 153)

 

11 janvier 1947 - Les nombres seront continués en partie plus tard. Leur système n’a pas de fin. Mais même ainsi ils ont déjà leur sens pour autant qu’ils montrent que Dieu a besoin à certains moments de certaines personnes et qu’il les place en certaines positions clefs et en certains rapports les unes avec les autres. Mais les nombres sont à vrai dire plus l’affaire de saint Jean que de saint Ignace. Jean savait exactement que les nombres qui lui étaient donnés étaient de saints nombres. Et que le nombre 10 était parmi eux. La répartition des nombres est leur œuvre commune. Dieu la leur a donnée. Beaucoup de choses au ciel sont transmises. Avant tout, Dieu veut montrer que ces positions clefs existent et qu’elles ne peuvent se partager. Dieu ne laisse pas au hasard les positions de ses saints. - Jean est 53 : le dernier nombre de la série. Peut-être par modestie. Mais il se trouvait très proche de la Mère (5) et, de par son amitié avec le Fils devenu homme, il a mieux compris le Dieu Trinité (3). - Pourquoi Ignace est-il 11? Quelqu’un devait commencer. Peut-être aussi par modestie. Peut-être pour voir ce qu’il y a peut-être aussi dans une obéissance très stricte à Dieu parce que Dieu voulait montrer quelque chose : comment on opère avec les nombres. Et il dut trouver quelqu’un qui se laissât engager dans une “obéissance aveugle”. Il a les nombres de Dieu (1) de sorte qu’il ne lui reste vraiment rien comme caractéristique personnelle.

 

12 juillet - Adrienne a une vision du filet de l’Eglise correspondant à Jean 21. Elle voit vraiment de ses yeux le nombre 153. Le filet se déchire presque; l’Eglise ne cesse de presque s’écrouler sous le poids de la sainteté. Certains saints, elle ne peut les garder qu’avec peine dans son filet. Adrienne voit que de petites têtes, de petites queues sortent des mailles, le poisson en tant que tel reste cependant dans le filet. Et on doit constamment secouer un peu le filet pour que le grand nombre des poissons reste ensemble. S’ils poussaient tous du même côté, il pourrait presque y avoir un accident.

 

17. Le livre de tous les saints

 

14 janvier 1947 - La situation des saints est différente selon leur mission. Mais la mission céleste n’a pas besoin d’être le reflet de la mission terrestre. On peut avoir eu sur terre une certaine mission, mais au ciel en avoir assez de celle-là; par exemple, Bernadette a eu la mission d’un instant, quelque chose d’extrêmement simple. Maintenant elle peut recevoir d’une certaine manière une mission plus grande, plus compliquée. Mais Ignace a au ciel exactement la même mission que sur terre. Il ne fait totalement qu’un avec sa mission. Mais cela ne vaut pas pour tous. Il n’y a pas de loi. Notre "Livre de tous les saints" contient chaque fois la mission terrestre avec un certain aperçu de la mission céleste. Il importait de montrer chez certains saints l’imperfection de la réalisation de leur mission terrestre.

 

3 octobre - Il y a quelques jours, Adrienne a vu Jérôme avec toute sa violence, en contraste avec l’un ou l’autre martyr qui allait à la mort avec beaucoup de douceur. Jérôme a ce genre d’agressivité qui justement ne peut pas laisser passer une injustice. Michel combat, Jérôme par contre se défend. C’est comme un violent combat incessant avec tous les éléments où il perçoit quelque chose d’attaquable. Pour Jérôme, c’est presque comme si chaque matin il avait besoin de quelque chose qui l’agace pour l’occuper toute la journée. Son caractère et sa mission ne peuvent pas être mis sans plus sur le même plan. Il aurait pu accomplir aussi sa mission sans briser tant de vaisselle. Car alors on ne voit plus guère l’amour. Il lui manque la douceur qui peut garder à l’amour son caractère.

 

Toussaint Ignace : Continuer aussi les tableaux des saints et ne pas oublier tout à fait "Job".

 

18. Les grandes dictées : autres textes de l’Écriture

 

18 mars 1947 - Nous travaillons à la Passion selon saint Matthieu; cela ne va pas très bien, mais les parties pour lesquelles Adrienne est en extase sont excellentes.

 

30 mars - Attendre un peu pour la deuxième lettre de Pierre. Paul, après Pâques seulement. Et peut-être ensuite le Cantique des cantiques, mais après cela faire une pause.

 

15 août Ignace : Ne pas oublier l’Epître aux Éphésiens! Chaque jour un verset. Dans la maladie actuelle d'Adrienne, elle ne voit pas moins que d’habitude mais, à cause de sa lassitude, elle a plus de mal à trouver la juste formulation.

 

1er octobreCassina. Ignace : Il a pensé : l’Epître aux Éphésiens, le Cantique des cantiques et, dans quelques jours, commencer Job. - Comme nous commencions l’Epître aux Éphésiens, Ignace dit : Il trouve bon que pour cette Épître le P. Balthasar collabore désormais davantage que lors des premières dictées, car dans la manière de penser et de comprendre d’Adrienne, il y aura peut-être chez Paul beaucoup plus d’irrégularités que chez Jean. Il conseille aussi que là où quelque chose ne semble pas assez fondé ou que ça avance trop vite, le P. Balthasar aide à creuser plus profond, non en imposant son avis mais en élargissant la vision par des questions et des indications. Le nouveau travail exige davantage de collaboration des deux que jusqu’à présent; pour la raison aussi que Paul, justement parce qu’il est Paul, se montrera moins disposé à expliquer en détail. Et pourtant le travail doit répandre une lumière constante sur l’ensemble. - Adrienne est un peu angoissée parce que, à chaque mot, elle voit que ce qui est à dire lui est inspiré pour une part par Paul et qu’une autre part est exigée d’elle. Pour ce qui est requis d’elle, elle a l’impression qu’elle est un peu sans scrupules pour dire des choses dont elle n’est pas pénétrée au plus intime d’elle-même. Jean lui convenait comme il pouvait convenir à une femme; Pierre aussi lui convenait pour autant qu’il était don de lui-même. Maintenant elle doit rencontrer l’intelligence virile d’un Paul comme un homme rencontre un homme. C’est difficile pour Adrienne. - Ignace pense qu’en ces jours de Cassina nous devrions nous souvenir souvent de la Mère de Dieu afin que le tout, guidé par elle, devienne plus jaillissant; nous devrions prier aussi pour que toute résistance soit écartée. - Sur Ep 1,15-16. Jean a vu en quelque sorte la communion céleste des saints. Paul en a connaissance. La vision ne commence chez lui que là où l’absolu devient visible ici-bas. Il est beaucoup plus intellectuel que Jean. Jean commence par ce qui est sensible pour prolonger jusque dans le ciel. Tandis que Paul commence au ciel par le spirituel et il voit ensuite ce qu'on peut projeter de la terre au ciel. Jean a une certaine perception de ce qui est sensible que Paul ne possède pas; celui-là sent avec tout l’appareil de ses sens, celui-ci discerne avec précision tout ce qui est idées; il peut reculer d’un pas pour contempler ce qu’il a fait. Ni Jean, ni Adrienne ne peuvent faire ce pas, ils sont trop insérés dans ce qui se passe. Ils ne savent vraiment pas ce qu’ils ont fait et ils ne veulent pas le savoir non plus. A la fin de sa vie, Jean est incapable de jeter un coup d’œil rétrospectif sur ce qu’il a accompli, il aurait trop peu à en dire, il ressent toute son œuvre comme quelque chose qui est en train de se faire. Paul ne cesse de conclure; à la fin, il pourrait décrire exactement toute son œuvre. Quand Paul ne cesse d’évoquer le souvenir des Éphésiens et de rendre grâce pour eux (Ep 1,16), il est très proche d'Ignace. Car Paul s’adresse alors à des convertis pour en faire des apôtres à sa suite en leur communiquant une connaissance plus profonde de ce qui est chrétien, en instruisant une foi déjà présente. Son attention a été attirée sur les Éphésiens justement parce que déjà ils croient et aiment, et il espère en tirer un fruit pour le royaume du Christ. - Sur Ep 3,14. Aucun mot de ce commentaire ne provient de Paul lui-même. Paul ne donne que des tuyaux, il indique des directions, des rapports; Adrienne doit fournir elle-même le développement tandis que dans “Jean” des parties tout entières étaient dictées mot à mot. Adrienne a pris sur elle quelque chose de l’esprit de Paul, un peu comme on reçoit une hostie.

 

11 octobre - “Pourquoi doit-on mourir? Parce que ce corps n’est pas apte à supporter les fatigues du ciel. Certes, quand nous aurons la nouvelle vie céleste, on ne pourra plus parler de fatigues. Toujours est-il qu’au ciel on garde une grande responsabilité tant que subsiste la terre. Mais sur terre ça nous fatigue de vivre des réalités célestes. Je vous ai déjà dicté pendant des années maintenant et, avec le temps, on en est toute fatiguée. Quand Jean a dicté - et il s’est sincèrement donné de la peine, le brave homme -, on pouvait y être assez longtemps. Il l’implantait si bien en vous qu’on n’avait plus qu’à le prendre. Mais quand je vous parle de Job, je vous dis en partie des choses que je ne connais pas. Mais pour dire les choses comme il faut, je dois me rendre moi-même en un lieu où elles peuvent être comprises. Et ça fatigue encore plus. On prend avec soi son corps et son esprit et il y a ainsi une double fatigue : celle de l’esprit mais aussi celle du corps qui doit résister à des exigences inhabituelles. Pour le Sermon sur la montagne, c’était un monde que je connaissais, le monde du Nouveau Testament. Pour Job, c’est plus difficile, étant donné qu’on doit avoir un pied dans l’ancienne Alliance et l’autre dans la nouvelle. Et peut-être aussi est-on devenue plus sensible parce qu’on est malade”.

 

19. Autres œuvres

 

30 mars 1947 - Continuer également un peu les souvenirs de saint Ignace (N.B. Sans doute pour les Ignatiana : "Notes ignatiennes")

 

1er octobreCassina. Ignace : De temps en temps des points comme durant l’été, souvent laisser simplement raconter.

 

Pour une pause à la fin de cette année 1947

 

Le filet du pêcheur : "Nous appelions ainsi le livre qui donne une (une, non la seule) interprétation du nombre johannique des cent-cinquante-trois poissons pris dans le filet de Pierre. C'est le plus "donné" des ouvrages (d'Adrienne). Il peut et doit prouver qu'elle ne tirait pas ses inspirations de n'importe où. Cent-cinquante-trois, c'est ici la somme de la sainteté de l’Église, composée des nombres premiers qui y sont contenus ; ces nombres sont des principes déterminés de la sainteté, représentés par certains saints choisis. Pendant longtemps ne furent donnés que les sept nombres premiers fondamentaux (de 11 à 31, puisque les nombres jusqu'à 10 appartiennent à la divinité ; 5 toutefois était Marie) ; ensuite le système s'élargit jusqu'à 53 (= Jean), enfin jusqu'à 153 (avec le dernier nombre premier 151 = Pierre). Que le 'système' de la Jérusalem céleste corresponde à une 'mathématique' infinie, ici-bas insaisissable, c'est ce que montrent aussi ces sections du commentaire de l'Apocalypse (par Adrienne) qui s'occupent des nombres. Tous ces nombres ne sont que des expressions de l'amour infini" (H. U. von Balthasar, Adrienne von Speyr et sa mission théologique, p. 67-69).

 

Saint Paul : "C'est avec saint Paul qu'Adrienne était le moins à l'aise : l'accent que Paul met sur sa personnalité, la recommandation de l'imiter (comme lui-même imite le Christ) se concilie difficilement avec l'esprit d'effacement qui était celui d'Adrienne" (Ibid., p. 67).

 

Et vous, quelles notes prendriez-vous pour cette année 1947 ?


 

1948


 

Pour l'année 1948, le "Journal" du P. Balthasar compte 78 pages (Erde und Himmel II p. 421-498). Les détails biographiques au jour le jour se font plus rares. Sont privilégiés les "Matériaux pour l'intelligence de la foi".

 

1. Santé

 

Juillet 1948 - Au cours d’un voyage à Einsiedeln, l’effort est trop grand pour Adrienne. Elle croit qu’elle va mourir tout de suite. Elle est à toute extrémité. Le tout sur un plan naturel. Finalement elle commence à prier : pour une bonne mort. Elle se vit alors tout d’un coup entourée de beaucoup d’anges, des anges de la vie. Elle se remet alors, elle jouit du large panorama au-dessus de Wädenswil. Les anges ont emporté tout le mal et ils lui transmettent toute la beauté du point de vue qu’Adrienne voit de ses yeux naturels.

 

2. Le ciel s'ouvre : "présence" et visions

 

Fête de la Sainte Famille 1948 Adrienne : “La nuit, au ciel, auprès de Dieu Trinité : Le quotidien dans l’éternité. En soi, l’éternité semble le contraire d’un quotidien parce que tout en elle va sans cesse de Dieu à Dieu. Le Fils est habitué à une 'vie de famille' céleste; dans sa famille terrestre, Marie et Joseph doivent apprendre à transposer dans le divin ce qu’ils perçoivent de l’enfant, à voir dans les petites transformations d’un jour terrestre à l’autre comme un reflet de la grande nouveauté constante de la vie trinitaire".

 

Depuis Pâques, les visions ont un nouveau caractère : on sait que les sens avec lesquels on voit n’ont qu’une lointaine parenté avec les sens naturels. Pour décrire la vision, on a besoin de son “dictionnaire ordinaire” parce qu’on n’en possède pas de céleste. Mais alors on doit constamment réduire.

 

Après Pâques - Il ne faut pas que ceux qui ont des visions et ceux qui n'en ont pas se sentent étrangers les uns aux autres. Ils sont un dans le même service du Seigneur. De même que Marie et le Fils et l’ange étaient dans le même service. L’harmonie entre tous confère aussi au service une plus grande sécurité. - La petite Thérèse apparaît très souvent. Elle a quelque chose de très calme, de très paisible, qu’on n’oublie pas, qui se grave en quelque sorte dans la mémoire.

 

6 mai - Ascension. Il y a des fêtes qui commencent toujours aux environs de minuit. Aujourd’hui, l’Ascension du Seigneur débuta vers deux heures du matin. Tout d’un coup, au milieu de la prière, ce fut comme si là-haut s'écartait un toit ouvrant. Tout était lumière. Et plus le toit s’écartait, plus on voyait quelque chose aller vers le haut. Puis ce quelque chose se mit sur le côté afin qu’on pût mieux voir. Et on vit que c’était l’ouverture du ciel. Celui-ci descendit alors tout entier jusqu’à ce qu’on soit soi-même dans le ciel. Puis arriva le Fils. Et alors seulement on reconnut que ce qu’auparavant on avait vu en train de monter, c’était le Fils. Il va vers le Père, qu’on ne voit pas, mais on sait qu’il est là : là où va le Fils. Quand quelqu’un dit à quelqu’un d’autre : “Regarde, là!”, si ce dernier suit le conseil, il entre plus profondément dans la connaissance de celui qui l’a interpellé. Il dit : “Regarde comme c’est magnifique”; l’autre participe à sa joie et à son enthousiasme. Et à aucun moment il ne pense : il me renvoie à quelque chose d’autre pour que je ne le regarde pas. Ainsi quand le Père nous invite à regarder le Fils, nous prenons part à la vision et à la joie du Père, et à aucun moment nous ne pensons que le Père nous renvoie au Fils pour que lui, le Père, nous ne le regardions pas parce qu’il ne veut pas être vu. Nous ne sommes pas privés de la vision du Père. Nous savons que le Père est là, cela suffit totalement. Sur mission du Père, nous avons tourné nos regards vers le Fils. Et tous les autres dans le ciel n’ont pas pour le moment les yeux fixés sur le Père, ils regardent la joie du Père dans le Fils. En tout cas il n’y a pas de distinction entre ceux qui sont au ciel et moi qui ne suis pas encore morte. Les autres se placent pour l’instant sous ma loi; c’est une courtoisie du ciel.

 

Avant la Pentecôte - Toutes ces années, il arrivait souvent qu’on voyait quelque chose - par exemple un ange qui fait quelque chose - et on en comprenait quelque chose, mais malgré cela tout restait indécis; plus tard devaient venir des prolongements, des couleurs et des nuances nouvelles. Si je vois quelque chose du Seigneur qui parle avec Ignace, il y a dans leur attitude et leurs paroles quelque chose que je peux comprendre, qui m’est destiné, sinon je ne le verrais pas. Mais il y a là quelque chose d’autre dont je ne sais pas d’où cela provient et comment ce sera continué. On entre pour ainsi dire dans une situation donnée qui n’est pas quelque chose de complet; la conversation engagée n’est pas terminée; pour l’avenir il reste là un espace. Le Seigneur et Ignace et vous aussi, vous pouvez un jour ou l’autre revenir sur la situation. Le Seigneur peut dire un jour : dans cette conversation d’autrefois, il s’est passé quelque chose qui trouvera sa signification en ceci ou cela. Ou bien dans l’une ou l’autre mission vous pouvez un jour demander : “Qu’est-ce que cela voulait dire? Où cela devait-il conduire?” Car il faisait bien partie d’une mission qu’on vît quelque chose. Et maintenant, ces derniers jours, il est arrivé que parfois il n’y avait pas de vision du tout; mais une intelligence de certaines choses, qui fait partie de la vision, arrive sans vision d’une manière très immédiate. Et cette intelligence et ce savoir commencent souvent précisément là où la vision s’était arrêtée. Auparavant, j’entendais un bout de conversation; par la suite, arrivait à part la compréhension des choses dites. Deux personnes se disent l’une à l’autre : “Entendu! Demain à cinq heures”. Et alors je sais tout de suite ce qu’ils projettent pour demain.

 

15 août - Fête de l’accueil de Marie dans le ciel. La joie de la Mère dans le ciel : elle se nourrit de la joie que les autres ont à cause d’elle et elle leur redonne cette joie. La joie de Dieu, des anges, des saints est si grande qu’elle ne peut rien faire d’autre qu’accepter cette joie. La pure acceptation de la joie est sa réponse la plus profonde à Dieu et à tous. Elle ne veut accepter la joie que Dieu et tous lui offrent que pour donner à Dieu et à tous une joie parfaite. - Et elle voit son oui accompli. Il a la substance du ciel, il fut comme préformé par le ciel et il lui fut remis pour qu’elle pût le dire. Marie doit dire son oui humain avec toute sa faiblesse humaine et elle en souffrira. Mais ce oui est déjà inscrit dans le ciel. Comme s’il était tenu par une longue chaîne; le oui exprimé est comme lancé à Marie du ciel sur la terre. Elle l’exprime dans son entretien avec l’ange. Puis elle vit toujours davantage tournée vers le ciel. La chaîne est toujours plus raccourcie; elle arrive au bout quand Marie est accueillie dans le ciel et alors tout est mis là en sûreté. La longue approche du ciel aussi, elle l’a parcourue de par la grâce contenue dans son oui. Et cependant au début elle ne doit pas savoir que son oui provient du ciel, qu’avec lui le ciel la cautionne. Et même si elle le sait parfois au cours de sa vie, si elle a au fond une profonde assurance, cela peut être une assurance dans la désolation, une assurance qui ne lui appartient pas et ne la regarde pas. Dans une expropriation croissante qui vient de son oui, elle s’approche de la fin céleste; et quand celle-ci est atteinte, elle a tout en elle, du début à la fin : terre et ciel, corps et esprit.

 

Toussaint - Lors de cette fête, la plupart du temps Adrienne ne sait pas où elle se déroule : au ciel ou sur la terre. Elle se trouve tellement dans le monde des saints qu’elle ne connaît plus son lieu propre. - Le matin de bonne heure, elle fut d’abord dans une sorte d’antichambre où une foule de fondateurs attendaient quelque chose. Marie Ward y était ainsi que beaucoup d’autres. On savait exactement qu’ils étaient tous des fondateurs. Mais qu’attendaient-ils? Finalement il devint clair qu’ils attendaient tous le “fondateur principal”. Puis arrivèrent ceux qui étaient attendus : le Seigneur et sa Mère. Tout ce qui est fondation dépend de la relation entre le Seigneur et sa Mère. Les deux apparurent ensemble, comme une unité, un couple, un tableau unique. Peu après, on vit Jean et son appartenance : d’abord son appartenance au Seigneur; il vint à côté du Seigneur comme plein d’espoir. Ensuite il se trouva tout près de la Mère, un peu comme quand dans un quadrille on change de dame. Ou mieux : à la fin, le Seigneur se retire (sans s’éloigner) et rapproche Marie et Jean.

 

3. Souffrances imposées et souffrances spontanément offertes, stigmates, "trou", désolation

 

Janvier 1948 - Tous ces temps-ci, surtout la nuit, beaucoup de nausées. Cela ne va jamais jusqu’à la mort. Le mal physique par lequel elle passe est là pour une expérience morale. "Plus ça va mal pour moi physiquement, plus je me sens angoissée; à chaque fois cela introduit à une vision du Mont des oliviers : on doit se mettre sous la volonté du Père. Répugnance et dégoût nous sont donnés et on est conduit alors jusqu’au lieu où on doit dire oui. Cela se passe en moi, mais c’est un autre qui est visé".

 

10 avril - Adrienne ne peut pas prier. Elle ne peut que se préparer, mais cela ne mène à rien. D’habitude elle pouvait toujours prier pour les hommes qu’elle rencontrait dans la rue; aujourd’hui cela ne va pas. La prière est vécue comme négativement : c’est par son absence qu’on voit ce qu’elle est. A la consultation, c’est la même chose. Adrienne dit : Quand je ne peux pas prier, je ne suis plus moi-même! D’habitude la prière sur la route pour aller à la consultation a toujours une force préparatoire qui forme une communion. Aujourd’hui cela ne va pas. Et c’est comme si le reniement des gens et mon propre reniement se repoussaient, nous isolaient, si bien que nous ne pouvons pas nous réunir.

 

Les notes du Père Balthasar concernant la semaine sainte 1948 se trouvent dans "Kreuz und Hölle" ("La croix et l'enfer") I, p. 179-195.

 

Toussaint - Adrienne dit : Il arrive souvent que je vois un péché précis dans mon entourage ou simplement dans la rue, et je ressens l’offense faite à Dieu. Et de là j’arrive dans un "trou" qui n’a apparemment rien à faire avec le péché en question. Je suis incapable de m’en souvenir. Comme si je vous avais menti et que pour cela vous me donniez une gifle bien sentie, et je réfléchis : "Comment cela se fait-il que j’ai si mal à la tête? Mais finalement tant qu’on est sur cette terre, on a des trucs embêtants comme ça". Je sais bien qu’il y a du péché dans le monde mais je ne vois pas de rapport précis. Il en est très souvent ainsi. Au début il y a un petit morceau auquel on coopère, tout le reste se fait sans ma participation.

 

4. Événements insolites, prémonitions, guérisons inexpliquées

 

Avril 1948 - Récemment alors qu’Adrienne montait dans sa voiture, après ses consultations, un homme qui boitait s’approcha d’elle; il sembla d’abord vouloir tenir la porte de la voiture, puis il toucha Adrienne et s’en alla sans boiter en regardant en arrière tout rayonnant.

 

7. Matériaux pour l'intelligence de la foi

 

Épiphanie 1948Les mages.

Janvier - Grandir dans la prière.

8 marsLes conventions et les poncifs dans l’Église.

Pâques - La paix de Dieu.

Avril - Une image du Seigneur.

Pentecôte - Quand l’Esprit souffle vraiment.

20 maiLes apparitions de Marie.

18 juin - L'ange gardien.

8 juillet - Le Christ venant du Père et retournant au Père - L'amour en Dieu. L'amour entre les hommes et Dieu. Aimer et être aimé. Le service.

Toussaint Être aimé et humilié par Dieu en même temps.

8 décembreMarie dans la lumière trinitaire.

 

8. Adrienne et ses relations

 

Avril 1948 - A la consultation, il arrive souvent maintenant que des choses qui “devraient être” sont là tout d’un coup. Une femme arrive totalement dégoûtée de tout. Adrienne pense : “On devrait la consoler”; et avant même que la conversation commence, la femme a déjà compris de quoi il s’agit, et la très longue introduction qui paraissait nécessaire peut être sautée.

 

9. Adrienne elle-même. Adrienne devant Dieu, sa prière, sa mission

 

Janvier - L’inspiration d’Adrienne a toute une étendue. Quelque chose peut être simplement inspiré; elle le perçoit sans savoir qui dicte. Mais il peut se faire aussi que lui soit laissé davantage de liberté de donner forme à ce qu’elle reçoit; cela peut à l’occasion l’inquiéter mais à vrai dire seulement en dehors du travail, non durant le travail lui-même. Il peut aussi se faire que quelque chose lui est inspiré et qu’elle ne le rende qu’après un temps plus ou moins long, et qu’elle doive alors également ajouter davantage d’elle-même. - Pendant qu’Adrienne dicte Isaïe, elle a une autre sorte de contemplation. Elle connaît maintenant en dictant un état intermédiaire entre l'extase et la conscience normale ; sa contemplation aussi peut prendre cette forme. C’est souvent fatigant. Elle est transportée aux origines, auprès de Dieu Trinité, mais dans une totale solitude. Elle ne voit ni n’entend rien de particulier, elle est en même temps dans sa chambre à coucher avec ses objets réels. Elle doit se trouver en même temps sur deux longueurs d’onde différentes. Elle y est initiée. Un peu comme une vieille pendule qu’on remonte, mais ensuite on l’arrête jusqu’à ce qu’on en ait besoin. Adrienne doit demeurer dans une pensée, sans avancer. Quelque chose est semé en Dieu et lève en lui. Ce sont comme des fragments d’une réceptivité telle que nous l’aurons dans la vie éternelle.

 

17 mars - Adrienne se souvient de deux humiliations de sa jeunesse. La première fois (elle avait trois ou quatre ans), son père lui avait donné une petite friandise pour l’attirer à lui afin de lui retirer quelque chose de l’œil. L’autre fois, son père s’était fait d’abord à lui-même une petite piqûre au doigt pour lui montrer “que cela ne faisait pas mal”, avant de lui piquer son doigt à elle pour une prise de sang. Cela l’humilia profondément et d’une manière inoubliable : pourquoi fait-il cela alors que c’est encore bien pire pour moi de voir que cela lui fait mal à lui que d’avoir mal moi-même. Le coup m’est quand même destiné, pourquoi alors se frappe-t-il? Mais - c’est l’objection que fait maintenant Adrienne - le Seigneur ne veut peut-être rien demander à son Eglise qu’il n’ait d’abord éprouvé lui-même.

 

Après Pâques - Un jour, à Vitznau, alors qu’un sentiment de désespoir s’emparait d’Adrienne, elle vit une grande foule de gens des premiers temps de l’Eglise semblablement désespérés. Tous devaient, à une heure précise, faire quelque chose qu’ils ne voulaient pas faire et qui pourtant était décisif par la suite pour l’Eglise. Adrienne en reçut un sentiment de justesse même si ce n’était, à proprement parler, ni un encouragement ni un soulagement.

 

Avril - Place de la cathédrale, quatre enfants attendaient le départ derrière la voiture. Tout d’un coup ils se ruèrent devant : ne pas partir avant que tu nous aies raconté une histoire. Adrienne, naturellement, raconta une histoire.

 

Octobre - Adrienne : Depuis quelque temps il m’est impossible de penser, d’agir, d’être, sans avoir sous les yeux le mystère de la Trinité. Les choses les plus banales comme se lever, se mettre au lit, également penser aux gens, la prière, la réflexion, ont maintenant un rapport à ce mystère. En toute circonstance, je cherche la place qu’elle a dans ce mystère. J’attends ta visite ou bien je ne l’attends pas. Comment, dans la Trinité, Dieu attend Dieu, et comment ne l’attend-il pas? Etc. Rencontrer des gens dans la rue est maintenant douloureux : ils ne connaissent pas Dieu. Comment Dieu Trinité décide-t-il de se faire connaître à ces gens? Cette façon de penser s’enracine si fort qu’il semble impossible de penser à nouveau autrement un jour. - Un soir, cela va très mal pour Adrienne. Faiblesse cardiaque. Elle prévoit une syncope et se demande si elle doit m’en avertir ou demander à Mme le Docteur H. de m’en aviser. “Je vais d’abord poser la question à Dieu Trinité”. Puis elle tombe par terre. En revenant à elle après la syncope, elle sait que la mort n’est pas encore pour maintenant. Dans cette obligation de chercher la Trinité, il y avait une certaine irréalité comme si le corps et l’âme ne s’accordaient plus. Après la syncope, cette irréalité avait disparu. Reste une grande évidence d’entrer dans la vie trinitaire. Comme si Adrienne avait enfin trouvé ce qu’elle a si longtemps cherché. Depuis lors, elle sait que les relations des trois personnes sont infiniment plus différenciées que nous ne l’imaginons. Et toute parole, tout état du Fils sur terre a son correspondant dans la vie trinitaire et en est l’expression. - Adrienne va à La Chaux-de-Fonds pendant que je suis à Vienne. De sévères exercices de pénitence avaient précédé. Avant le départ, j’avais remis totalement Adrienne dans la paix. Elle part en voiture dans le Jura, sans souci, elle prie le matin comme d’habitude. Quand elle arrive dans les montagnes, qu’elle considère comme sa patrie - “la part en moi qui est la plus fortement terrestre -, elle devient de plus en plus inquiète, mais elle est heureuse parce qu’elle trouve Dieu particulièrement dans cette partie catholique du Jura; elle rencontre un ecclésiastique, se sent très liée à lui : ici est donnée la juste réponse à ce que Dieu veut. - A La Chaux-de-Fonds, elle est malheureuse : la ville et ses habitants se noient dans l’argent. Elle réside à Bâle et elle ne peut rien pour sa ville. Là les cercles intellectuels juifs sont pourtant, au point de vue religieux, très inquiets et réceptifs. Mais personne ne leur offre quelque chose. Il suffirait peut-être de peu de chose pour déclencher là un grand mouvement. Ce sentiment, Adrienne l’avait dès son arrivée, avant même de voir différentes personnes. - La première nuit à La Chaux-de-Fonds, beaucoup de prière pour la ville et son réveil, avec une inquiétude personnelle. Si arrivait ici un catholique vivant et cultivé, il devrait trouver tout de suite les points d’application. Le lendemain, elle est toute paisible. Elle voit ses tantes et elle a avec elles des conversations superficielles sur les chapeaux et les modes. A l’occasion d’une visite chez Schwob, elle voit les tableaux de Charles Humbert, un peintre local, qui a peint des natures mortes et qui peint maintenant des scènes bibliques. Mais il n’est pas croyant. Les Juifs achètent cela : des tableaux du Christ, la scène d’Emmaüs. Ce qui est chrétien s’approche d’eux par des voies détournées. Theo Schwob a fait à Tavannes la connaissance d’un jésuite et il s’est converti; il a autour de lui un cercle de catholiques; lui, un homme de grand prestige, lit la Bible. Tout semble à Adrienne incomparablement plus vivant qu’à Bâle. Adrienne est toute prière; c’est comme une respiration qui passe à travers tout. A part cela, elle est tout à fait naturelle, elle n’a aucune vision; ce qu’elle doit savoir lui est donné sans vision. Le retour à Bâle est merveilleux, le paysage avec les couleurs d’automne. Elle pense : “Il serait facile de se laisser dorloter par Dieu”.

 

Novembre - Nouvelle expérience de la mort. Pendant mon absence en Allemagne, Adrienne est très malade. Elle me dit après coup que cela avait été tout à fait incertain : mourir ou ne pas mourir. Un soir, ce fut si grave qu’elle dit à Werner qu’elle ne pourrait sans doute pas monter l’escalier. Finalement elle va quand même au lit; Werner veut avertir Merke, mais elle l’en empêche. Elle pense : il a dû y avoir quelque chose de semblable quand Étienne vit le ciel ouvert. Traduction dans le corporel : le sentiment de passer par une ouverture avec le haut du corps tandis que les jambes sont encore prises. Un état de passage vers le haut, mais non dans le sens d’un ravissement, où l’on ne remarque rien qui ressemble à une choix ou à une invitation. (”A peu près comme maintenant quand je vais et viens d’une pièce à l’autre en dictant, je passe à chaque fois un seuil sans y faire attention. Il y a pourtant beaucoup de visions où je vois par exemple en même temps la Mère de Dieu et les objets qui se trouvent dans cette pièce"). Cette fois-ci c’était différent : c’était une entrée dans le ciel après la mort. Quelque chose entre une invitation et une tentation, mais sans aucun chantage. - “D’une certaine manière, mon moi physique et mon moi spirituel, qui lui appartient, comprenaient que cela ne pouvait pas continuer comme cela (dans cette maladie); on est si fatigué qu’on ne peut plus se ressaisir pour arriver à comprendre. Cela comme une constatation tout à fait objective. Le fait est si patent qu’il n’y a là aucun sacrifice. C’est simplement un constat. Et on voit l’attente des autres. Mais à l’instant où elle est claire, on sait que toute décision vous est retirée. 'S’il te plaît, fais exactement ce que veut le P. Balthasar'. C’est sûrement un mystère de la Mère : elle inspire de faire ainsi; cela provient de son oui. Et elle en montre quelque chose à la cour céleste". Pour l’instant, Adrienne a déjà transmis l’affaire; elle ne décide rien. Pour l’instant, l’importance de l’événement n’est pas clair pour elle.

 

10. Adrienne et le Père Balthasar

 

20 février 1948 Le P. Balthasar va voir l’évêque (au presbytère de Sainte-Marie); il y a un grand éclat : on ne sait vraiment pas ce qu’est cette communauté. Il y a quand même assez d’autres communautés de ce genre pour tous les besoins possibles. Et avec cela, pas de règles, pas de plan! Le Provincial lui a écrit à nouveau que les jésuites s’en désolidarisent tout à fait. "Je cherche en vain à l’apaiser en le renvoyant au Général". - Le P. Balthasar est très souvent absent pour des cours, des retraites, des conférences. Il est difficile pour Adrienne qu'il ne soit pas là. "Elle ne me dit rien de plus que le nécessaire. Durant les nuits, elle porte beaucoup de choses toute seule".

 

10 avril - Le soir, Adrienne est à deux doigts de la mort. J’étais chez elle, elle voulait à tout prix que je reste encore. Mais je devais partir. Son coeur s’arrêtait. Mais c’était surtout l’atmosphère qu’elle ne supportait plus. Comme si Dieu et le diable se neutralisaient en elle, non dans un combat vivant mais dans un combat déjà réglé après lequel les deux sont comme abattus. En elle règne la pure “incroyance", comme un état. Et elle ressentait cela comme une ambiance de mort. Déjà durant la journée elle avait dit qu’elle allait mourir prochainement, peut-être déjà cette nuit. Elle m’appela au téléphone, je ne pus pas lui dire grand-chose, mais c’est la “voix d’un croyant” qu’elle allait chercher dans l’obéissance; elle put à nouveau prier et même avec une confiance et un équilibre rares. Elle peut regarder en face ce qui arrive. Puis elle prie à nos intentions.

 

Après Pâques - Ignace se montre peu. Comme s’il ne voulait pas que sa mission prenne possession de la nôtre. Comme s’il voulait, justement maintenant que je dois sortir de la Compagnie, me laisser ma liberté pour faire le pas.

 

20 mai - Dans la nuit, une rencontre avec le Seigneur. Adrienne prie, pas d’une manière tellement profonde, elle rend à Dieu les choses du jour écoulé. Elle lui recommande la mission. Tout alors devint soudain insupportablement difficile. Mais aussitôt après, il s’ensuivit une protection : paix et satisfaction qui s’emparèrent de son esprit comme de l’extérieur. Absolument sans transition. Tout d’un coup le Seigneur est là; ce n’est pas étonnant, car on sait que quelque chose de ce genre ne peut venir que de lui. - Une conversation qu’il est à peine possible de rendre. Adrienne tout d’abord : “Ce serait difficile si tu n’étais pas là”. Le Seigneur montre la profusion qu’il offre. Adrienne : “Je la sens bien, mais est-ce que le P. Balthasar la sent aussi?” Le Seigneur : “Oui. Il a l’assurance chrétienne”. Adrienne : “Est-ce que cela suffit?” Le Seigneur : “Pour un homme, c’est peut-être le plus beau cadeau”. Dans cette conversation, le Seigneur conduisit jusqu’à une limite : la limite qui consiste à ne plus vouloir recevoir . Il peut certes opérer un miracle; mais cela se trouve comme sur une autre feuille. Il s’agissait alors des possibilités qui sont offertes à tout croyant dans l’Eglise, mais qui ne sont pas imposées. Le Seigneur est discret dans ses offres.

 

10 juin - Adrienne raconte : Quand j’ai vu Marie dans mon enfance, la vision manquait certainement de maturité quelque part. Mais je pense quand même que c’était comme ce devait être. Je devais voir qu’il y a un monde qui est vivant mais que je ne peux pas contrôler davantage. Je devais voir que la Mère occupe une place éminente, qu’elle est une vérité et qu’il y a autour d’elle vie et échange. Et vraisemblablement tout cela devait simplement rester en suspens, un peu souvenir, un peu question, pour que à ce moment-là on pût aller son chemin sans se perdre. Et je dus vraisemblablement faire ces études, et rencontrer un nombre aussi infini de gens, et apprendre à connaître leurs peines et leurs besoins. Bien qu’aujourd’hui je doive penser douloureusement : si j’étais quand même devenue catholique plus tôt! Mais ce n’était sans doute pas possible. L’expérience humaine aussi devait s’accumuler pour qu’au moment voulu je puisse être reçue par vous (le P. Balthasar) et parvenir à un fruit en Dieu. Et vous aussi, vous avez dû parcourir un chemin analogue afin qu’un jour les deux moitiés de la lune s’assemblent. Depuis le paradis, Dieu a créé les humains les uns pour les autres à des points de vue très différents. Et la Providence ne se manifeste pas tellement dans le fait que les deux missions se retrouvent; elle se manifeste plutôt dans le fait que chacune ait d’abord été conduite par un chemin complexe, qui était nécessaire, pour aboutir finalement à la combinaison qu’il fallait.

 

18 juin - De la mise en dépôt accomplie par le Fils sur la croix, il reste pour l’Eglise un trésor : un compte pour les missions ultérieures. Ce trésor est monnayé, “changé”, quand la grâce est utilisée pour une mission. Adrienne ne cesse de voir le mystère de cette mise en dépôt et, au début, elle ne comprend pas ce qui lui est montré par là. Elle doit s’y investir. Il est montré quelque chose du trésor qui est à utiliser maintenant, sinon ce ne serait pas montré. Ici s’insère la mission du P. Balthasar : celle-ci est en quelque sorte pour Adrienne son principe directeur pour parler dans l’Esprit; elle doit s’appliquer à parler dans l’Esprit aussi longtemps que le P. Balthasar comprend. En tout cas expliquer aussi longtemps qu’il voit clairement ce qu’elle veut dire. Par là elle n’influence pas le P. Balthasar, elle analyse, elle ne fait que disséquer ce qu’elle voit comme une unité. Adrienne ne croit pas que ce soit lié au fait que j’ai une formation théologique et elle non; mais ce qu’il y a souvent, c’est que la théologie d’aujourd’hui n’est pas arrivée (ou pas encore arrivée) au point de comprendre ce qui est montré. - Quand quelqu’un lit Adrienne et dit : c’est du pur Balthasar, il peut parfois avoir raison. Là où Adrienne voit jaune et le P. Balthasar bleu, elle doit peut-être à l’occasion se rendre à l’endroit où il voit le bleu pour pouvoir le conduire à partir de là jusqu’au lieu où elle voit le jaune. Dans le parler en Esprit, il peut y avoir des phases où le P. Balthasar donne certains contours. Mais cela n’influence pas le résultat d’ensemble, cela n’influence que le chemin. Le P. Balthasar est aussi pour elle l’auditoire; autrement cela ne va pas. Il fait partie de la mission qu’elle se déroule sur une île avec laquelle il n’y a pas de communication. Mais toute la relation est destinée à l’Eglise et lui appartient. Seulement la transmission ne doit pas avoir lieu maintenant. La mission est un gâteau qui est destiné à quelqu’un; il est confié aujourd’hui à un garçon boulanger mais il l’a jeté par terre. Le chemin de la mission est très étroit, le faux se trouve tout près.

 

Début août - Incertitude sur ma sortie (de la Compagnie, après la retraite du P. Balthasar à Barollière avec le P. Mollat). Einsiedeln. Adrienne dit : J’ai entendu une voix : "Ton destin est vraiment trop dur parce qu’il inclut celui du P. Balthasar”. Adrienne sent constamment peser sur elle une responsabilité énorme à cause de ma sortie de l’Ordre. Je lui donne un chapelet. Elle dit le chapelet le soir du 1er août. Tous les mystères de la Mère sont parfaitement présents. D’habitude sa propre destinée n’a pour elle absolument aucune importance, elle n’y réfléchit pas; ce sont simplement des mystères contemplés du ciel. Mais cette fois-ci notre double destinée est incluse expressément dans sa prière et cela comme un vrai fardeau. Et à partir de ce fardeau, le chemin aboutit de nouveau à quelque chose qui n’a pas d’importance parce que ce qui est propre est totalement inséré dans la destinée de la Mère. Et cela d’une manière tout à fait naturelle; il y avait peu de lumière surnaturelle. Déjà quand elle avait “conçu de l’Esprit Saint”, tout était clarifié et apaisé. L’important, c’est sa conception. “Gloire au Père...” Également “maintenant” comme “en tout temps”, le présent est réellement inclus dans cette gloire. Il n’y a dans notre destinée rien de fâcheux, rien qui ne contribuerait pas à la gloire de Dieu. Ce chapelet fut comme une absolution pour tout. L’instant présent n’a rien à faire avec une “faute”. L’Esprit souffle où il veut, il nous place où cela lui plaît. Comme à l’hôpital on “s’occupe” du malade, tout est bien fait. - “Pendant que vous disiez la messe (à Einsiedeln) : la joie de la Mère à cette messe. Elle sembla aussi prendre Ignace en sa main auprès de l’enfant pour montrer qu’il fait ce qu’il peut. Elle lui confirme ce qu’il fait. Lors de la collecte, on ne savait plus si c’était la statue de la Mère ou elle-même, l’une devint l’autre. - La situation privilégiée de la Mère entre les saints et Dieu Trinité. D’habitude Marie et Ignace se trouvent l’un à côté de l’autre comme égaux en droits. Aujourd’hui on voyait clairement la prééminence de la Mère. Et on voyait aussi que Marie au fond était le directeur de conscience d’Ignace; sur terre, il n’en avait jamais eu un vraiment. Mais il a beaucoup reçu de la Mère sans savoir exactement que cela venait d’elle. - Lors de la communion, je vis nettement la Mère vous présenter le calice en l’inclinant. Ensuite quand tous eurent communié, tout fut rempli d’anges. Au début les anges semblaient avoir été cachés derrière la Mère, et alors ils jaillirent tout d’un coup, presque comme des bulles de savon”.

 

Triduum de pénitence avant l’Assomption de Marie - Il s’agit dans l’ensemble d’un état où on laisse faire, un état de suspension et de l’œuvre de l’Esprit Saint. Sur consigne de saint Ignace pour le temps des exercices de pénitence, j’avais donné à Adrienne certains thèmes de méditation auxquels elle devait réfléchir durant la pénitence : l’état de Marie quand le Fils la quitte, l’état d’Ignace quand il doit fonder son Ordre, l’état de saint Jean-Marie Vianney quand il entre dans son confessionnal. Adrienne résume ensuite le résultat : le plus grand danger qui est couru dans l’état de suspension de la désolation, c’est la tentation de la fuite : fuir l’état imposé par Dieu pour un état qu’on choisit soi-même. L’état de désolation ressemble à une salle sans tableau, il est rempli uniquement de l’absolu de Dieu. C’est justement pourquoi l’état de désolation est proche parent des inspirations de l’Esprit Saint. On ne peut recevoir celles-ci que si on leur est totalement disponible, aussi désarmé que possible. Cela ne vaut naturellement que pour la désolation imposée par Dieu. Ici le discernement des esprits est indispensable. Celui qui est sans satisfaction dans la prière, mais qui à part cela se comporte d’une manière impossible avec son prochain ne peut pas être dans une désolation imposée par Dieu.

 

13. Diable et tentations

 

10 avril 1948 - Adrienne sort, rencontre Ida qui est toute en larmes. “Je ne peux pas quitter la place de la cathédrale” (elle avait accepté une place à Zurich). “J’aime Madame le Professeur. Mais je ne sais pas, je suis envoûtée. Je pense souvent que Madame le Professeur est trop bonne, alors je dois justement être méchante”. Adrienne : “Et où se trouve le Bon Dieu dans tout ça?” Ida recommence à se tordre, elle est projetée de-ci de-là, elle s’accroche à la balustrade, sanglote; Adrienne lui met la main sur l’épaule et elle a au même moment la sensation de toucher quelque chose d’enflammé, tout à fait sec, qui se dissout sous sa main. Adrienne n’a pas vu le diable. Elle avait seulement le sentiment que ce qu’elle avait touché était mort. Ida était devenue toute calme et elle s’appuya sur Adrienne. Le lendemain elle est tout à fait normale, accomplissant simplement son service, sans l’exaltation qui d’habitude la portait à se donner en spectacle.

 

17. Le livre de tous les saints

 

15 août 1948 - 153 est le nombre total de la sainteté; en lui sont intégrées toutes les formes diverses de l’obéissance; les formes diverses n’en découlent que par une décomposition, une différenciation, qui n’est chrétiennement possible que si elle est toujours complétée - même dans leur différenciation - par le nombre entier. C’est pourquoi il ne servirait à rien d’étudier un saint isolément et de le présenter dans ce qu’il a d’unique, de le décrire comme digne d’être imité, si en même temps on ne le présentait pas absolument comme une porte particulière d’accès à la plénitude du Seigneur, par laquelle nous comprenons plus profondément quelque chose du Seigneur. Tous les saints doivent laisser transparaître le Seigneur; c’est lui qu’on doit voir, éclairé par les saints. - Mais en même temps ils doivent avoir leur lumière, leur forme, leur relief afin que tout ne se dissipe pas dans la forme du Seigneur, sinon ils ne rempliraient pas la tâche qui est la leur de renvoyer au Seigneur. Si les saints étaient si semblables les uns aux autres qu’on ne pût plus les distinguer, il n’y aurait rien de plus à lire en chacun, leurs missions coïncideraient, cela n’aurait pas de sens de parler de nombres premiers. C’est pourquoi il s’agit toujours en même temps d’universalisation et d’individualisation.

 

Toussaint Adrienne : Dans la rencontre avec les saints, il y en a qui disent spontanément certaines choses, tandis que pour d’autres on doit le leur demander. De temps en temps il faut briser une certaine résistance. Ils sont un peu inhibés par leur époque et ils n’aiment pas tellement s’exprimer pour la nôtre. Sous ce rapport, Ignace est sans doute le moins inhibé.

 

18. Les grandes dictées : autres textes de l’Écriture

 

Janvier 1948 - La dictée sur Isaïe commence par la vision d’Isaïe (chap. 6). Adrienne est comme prise par la vision et son atmosphère. Elle utilise une comparaison tirée de sa profession. C’est comme quand on passe dans une salle d’opération : ça sent l’éther, beaucoup de médecins et d’infirmières vont et viennent tout affairés, par terre il y a des caillots de sang. L’opération elle-même, on ne la voit pas. Ainsi, en entrant dans le ravissement, Adrienne n’a tout d’abord pas vu la vision elle-même, elle a saisi l’atmosphère.

 

Pour une pause à la fin de cette année 1948

 

La Compagnie de Jésus. "Ce qui dépassa réellement les forces humaines (d'Adrienne), ce fut la part de responsabilité qui pesa sur elle lorsqu'elle me poussa à sortir de la Compagnie de Jésus, alors que plus aucune perspective ne restait de pouvoir accomplir, dans le cadre de cette Compagnie, le devoir catégorique qui nous était imposé de fonder une nouvelle communauté. Certes, j'avais moi-même des preuves en surabondance que cette mission existait et devait être comprise comme nous la comprenions : car Dieu aura toujours la possibilité de s'exprimer sans ambiguïté en face de l'une de ses créatures (et spécialement dans l’Église). Pour moi, la Compagnie de Jésus fut la patrie la plus chère, la plus naturelle. L'idée que l'on doit, dans la vie, plus d'une fois, 'tout quitter', même un ordre religieux, pour suivre le Seigneur, ne m'était jamais venue à l'esprit et me frappa comme un coup subit. Si j'avais donc mes preuves et agissais en vertu de ma responsabilité propre – ce que je n'ai jamais regretté depuis lors -, pour Adrienne, dont le rôle d'intermédiaire fut essentiel, la coresponsabilité fut pourtant terriblement lourde. Une lettre qu'elle écrivit à mon provincial d'alors en témoignera un jour" (HUvB, AvS et sa mission théologique, p. 34-35).


 

1949


 

Pour l'année 1949, le "Journal" du P. Balthasar compte 37 pages (Erde und Himmel III p.9-46). Jusqu'à la fin du "Journal", les détails biographiques se font plus rares. Sont privilégiés les "Matériaux pour l'intelligence de la foi". La première note de cette année est datée du 20 janvier.

 

1. Santé

 

Fin juin 1949 - Durant la nuit, Adrienne a de très violents accès de toux. Pleurésie avec de fortes douleurs. Vomissements. Merke passe la voir.

 

Fin novembre - Adrienne a une congestion. Elle a du pus dans les poumons et elle doit tousser terriblement des nuits entières. La nuit dernière, elle dit une fois encore qu'elle n'a plus de courage. Cela ne peut plus continuer. Ces derniers jours, elle parle toujours plus fréquemment de la mort.

 

6 décembre - Adrienne a constamment des nuits affreuses. Les poumons sont encombrés, elle tousse durant des heures et ne dort plus guère. La toux fatigue le coeur, provoque douleurs et vertige. Souvent elle est sur le point de demander la mort. Mais le jour suivant elle est de bonne humeur, comme transfigurée. - Ces dernières semaines, Adrienne transpire tellement la nuit que le drap du dessus et celui du dessous sont complètement trempés. C'est de la faiblesse. Grâce aux grenades, les douleurs à la vésicule biliaire et aux reins ont un peu diminué. A la place, le coeur et les poumons, et la course incessante à cause de l'inflammation de la vessie; et presque toujours l'insomnie.

 

2. Le ciel s'ouvre : "présence" et visions

 

Août 1949 - J'ai entendu la confession de la petite Thérèse. Elle énumère quelques petites choses qui sont des fautes mais pas des péchés. Marie alors se tint à côté d'elle et elle lui découvrit l'image de la perfection, et Marie se réfléchit dedans. Il fut clair alors que l'élément positif réside dans la contrition. Plus un homme est saint, plus affinée devient pour lui cette image de la perfection. A ceux qui sont vraiment saints, Marie prête l'image de sa propre perfection afin qu'ils gardent toujours sous les yeux ce qui est inaccessible et ne pensent pas qu'ils n'auraient sans doute plus grand-chose d'essentiel à confesser. Thérèse confesse peut-être qu'elle a été impatiente et distraite et d'autres choses de ce genre. Si elle comparait son image de la sainteté avec celle d'un autre saint sur terre, par exemple avec celle de la grande Thérèse, elle pourrait penser en toute honnêteté : elle non plus n'a pas toujours été des plus patientes. Mais je ne dois absolument pas me comparer à d'autres, fussent-ils saints; il suffit que je tienne devant mes yeux l'image que Dieu a de moi. Et si des saints sur terre font grosso modo ce que Dieu attend d'eux, il reste toujours encore l'image de la Mère, celle de sa perfection terrestre, humaine.

 

Octobre - Adrienne a vu Origène. Elle se sent bien avec lui. Sa mission à elle se trouve très près de la sienne.

 

12 décembre - Au fond, c'est en compagnie des Pères de l'Eglise qu'Adrienne se sent le plus à l'aise. Elle dit que récemment elle en avait à nouveau rencontré quelques-uns, et combien leur façon de penser était proche de la sienne. Elle se sent particulièrement liée à Origène. Elle dit aussi qu'elle avait vu comment tout ce que les Pères savent de l'Ecriture provient de la prière. C'est dans la prière qu'ils voient si c'est juste. Et c'est dans la prière aussi qu'elle-même peut opérer un discernement.

 

3. Souffrances imposées et souffrances spontanément offertes, stigmates, "trou", désolation

 

Début mars 1949 - A Paris (N.B. Adrienne et le P. Balthasar ont sans doute passé quelques jours à Paris). Durant la nuit de dimanche, Adrienne contempla la Passion du Seigneur, mais ce ne fut pas un "trou" proprement dit. Les mains lui faisaient vaguement mal. Elles saignaient visiblement; le matin, Adrienne trouva des taches de sang sur le drap. Mais les plaies étaient fermées. Quand elle se lava les mains, l'eau fut rouge également bien qu'on ne vît aucune plaie ouverte. Adrienne est inquiète; elle met des gants pour aller à l'église, mais il n'y eut pas d'autre saignement.

Les notes du Père Balthasar concernant la semaine sainte 1949 se trouvent dans "Kreuz und Hölle" ("La croix et l'enfer") I, p. 196-242.

 

Novembre - Adrienne a de très fortes douleurs, mais elle en sourit constamment parce que maintenant justement elle voit l'accueil des douleurs, et cela dans la disproportion existant entre le peu d'importance de ce qui est donné et la grandeur de l'accueil. "Chez les Juifs, ceci n'était pas possible, ils souffraient et mouraient dans l'obscurité. Nous avons la possibilité de souffrir dans la vie du Christ. Pour eux, la souffrance était une punition; pour nous, c'est en quelque sorte une récompense, en tout cas quelque chose de très positif. Nous sommes toujours fort navrés de la souffrance des enfants, mais je crois que les enfants souffrent beaucoup plus facilement et mieux que nous. Ils ont plus de patience, ils sont moins accablés. Il y a là un mystère qui s'ajoute au mystère des saints Innocents".

 

24 décembre – Ignace dit : Oui, l'état d’Adrienne a un sens, car toute souffrance par laquelle on passe abrège la souffrance d'un autre. Quand une attente dans cette forme aride est imposée par Dieu, cela a son sens en Dieu et c'est aussi fécond que la prière.

 

4. Événements insolites, prémonitions, guérisons inexpliquées

 

24 mars 1949 - Mercredi de la semaine sainte. Hier et ces jours derniers, Adrienne devait toujours vomir quand elle mangeait quelque chose. Aujourd'hui elle prit un morceau de viande, assez gros. J'avais à peine commencé à manger le mien que par hasard je regardai son assiette : le morceau avait disparu. Comment avait-elle fait cela? Il lui aurait été impossible de le manger en si peu de temps. Il avait disparu.

 

7. Matériaux pour l'intelligence de la foi

 

20 janvier - Sur le "mariage spirituel" chez Jean de la croix.

Février Naître de Dieu.

Début mars - Le mont des oliviers - Le monde entier engagé dans une descente vers l'enfer.

25 mars - L'Annonciation à Marie.

Printemps - Sur l'Esprit Saint.

26 mai - Ascension.

12 juin - Trinité.

16 juinLes saints – Le ciel et ses secteurs.

Juin L’humiliation du Fils.

Fin juin - Le péché et le mystère de la souffrance.

12 décembre Paul et les révélations.

24 décembreL'attente du jugement - Les prières pour les âmes du purgatoire.

 

8. Adrienne et ses relations

 

Octobre 1949 - Pénurie d'argent catastrophique. Adrienne n'en parle plus. Mme le Docteur H. n'aide plus ou oublie. Il faudrait sans doute des milliers de francs. Récemment Adrienne avait un besoin urgent de 100 francs et elle les emprunta à sa mère fortunée. Peu de temps après, en présence de Mlle G., sa mère les lui réclama en répétant la grande gêne que cet emprunt lui avait causée. Adrienne en eut grande honte pour sa mère. Le dimanche 22, Teddy invite toute la famille au restaurant pour un souper; sa mère recommence à dire qu'Adrienne avait dû lui emprunter 100 Frs et que cela lui avait beaucoup manqué. En même temps, sous la table, elle glisse 100 Frs à son fils Teddy pour régler le souper; Teddy les prend avec gratitude bien qu'il soit directeur de banque à Londres. - Adrienne me défend de parler argent avec Werner.

 

9. Adrienne elle-même. Adrienne devant Dieu, sa prière, sa mission

 

20 janvier 1949Adrienne : Lors des méditations du matin, beaucoup de choses ne font qu'un avec la sainte communion. Ces derniers temps, je n'ai plus médité à partir de textes précis, surtout l'après-midi quand je suis fatiguée. Je prends alors le livre, ou bien le texte est d'habitude présent. Du reste est-ce qu'on ne médite pas tout le temps? Pendant que nous faisions le livre sur la confession, la confession revenait sans cesse; beaucoup de choses également la concernant qui n'ont pas été mises par écrit, surtout ce qui touche l'attitude de confession et la mission en soi. Beaucoup de choses aussi sur la réciprocité des trois personnes en Dieu. - Le matin, quand je m'éveille, la plupart du temps je suis déjà au milieu d'une méditation ou d'une messe qui est dite à un endroit ou à un autre, ou au milieu d'une phrase du texte de la messe. Alors la plupart du temps je communie à cette messe. Mais il peut se faire aussi que ce que je médite n'a qu'un rapport lointain avec la messe et il arrive alors que le Seigneur ou un ange - de temps en temps aussi le prêtre qui dit la messe à laquelle on assiste - me tend l'hostie. Souvent alors toute la méditation part de la communion : elle forme la matière. Etre avec le Fils dans lequel le Père s'exprime, ou communier avec les apôtres, ou bien avec d'autres qui sont venus plus tard, mais c'est toujours une communion comme don d'une force dont on a besoin: pour comprendre ou simplement pour être. - Souvent, dans la dictée, le sentiment qu'on commence là où on a commencé le matin si bien que la dictée provient de la même source que la réception de la communion. Celle-ci a créé la condition préalable à la compréhension d'un texte, d'une vérité. Le terme "atmosphère" ne sonne pas bien, mais c'est dans cette direction. - Quelque part entre deux vieilles femmes ou deux vieux messieurs à gauche et à droite, à un banc de communion quelconque, dans une église quelconque, je communie alors. Est-ce que le prêtre s'en rend compte? Je n'en sais rien. Mais il peut aussi se faire que tout l'extérieur est totalement effacé, il n'y a plus que la communion qui est en cause et on remarque seulement au mouvement des gens quand on doit avancer. Souvent aussi l'entourage est pleinement réel, je pense par exemple : ici il faudrait remettre le chauffage en marche. Mais d'autres fois, le tout se passe dans une sorte de vision à laquelle on prend si bien part qu'on ne sait qu'une chose : ce qui nous est montré. - Ce qui importe aussi, c'est ce qui est exigé à ce moment-là. Quand on doit s'ouvrir tout entier au mystère de l'eucharistie, quand on doit méditer seulement comment le pain devient le corps ou comment le Seigneur se prodigue lui-même, les phénomènes accessoires sont beaucoup plus effacés que lorsqu'on doit comprendre par exemple l'esprit de ceux qui vont communier, qui sont réellement à côté de vous et avec lesquels on doit entrer dans une sorte de communion pour comprendre ce qui se passe en eux. - Ces derniers mois, j'avais le sentiment que les communions gagnaient en extension dans deux directions : on pénétrait plus profondément le mystère divin du Père et du Fils, mais aussi la portée humaine s'ouvrait mieux à vous. Je voyais davantage les dispositions, les attitudes, les états d'âme lors de la communion. - La méditation qui suit part souvent de la communion : en présentant l'hostie, le prêtre présente aussi la matière de la méditation. Mais le Seigneur peut se donner dans l'hostie de manières très différentes : tel qu'il a vécu parmi nous, l'homme Jésus qui est en même temps Dieu. Ou comme le Fils dans le Père, sans forme saisissable par les sens. Les méditations peuvent rester parfois gravées dans la mémoire si bien que je puis les reconstruire point par point. D'autres fois, je ne sais rien de plus que ceci : en un lieu difficilement accessible, j'ai expérimenté des choses qui sont cachées dans le mystère de Dieu. On sait encore que lors de la méditation on était saisi dans une sorte de "transformation". - Sur l'expression "transformation". Supposons que je suis orgueilleuse et que je devrais devenir humble. Vous pouvez me dire une parole qui m'impressionne : une parole effrayante sur l'orgueil, une autre attirante sur l'humilité. Ou bien je vois que vous n'êtes pas content, j'en comprends la cause, je dois faire un effort. Mais il peut aussi se faire que vous me transformiez simplement si bien qu'ensuite je suis une autre, mais je ne peux pas dire comment cela s'est passé. Ou peut-être vous ne faites que prier et je suis transformée par la prière. Justement je médite beaucoup maintenant sur ce sujet. Et j'apprends par là aussi quelque chose du pouvoir de transformation de la prière. On y est introduit et malaxé. Et cela jamais tout seul mais toujours en relation avec la mission, avec l'Eglise, avec tout ce dont vous êtes chargé.

 

Début mars - Paris. A Notre-Dame, ce qui est impressionnant : comment foi et incroyance sont mêlées. Chez nous, à Bâle, tout est moyen; beaucoup de tiédeur et quelques-uns sont zélés. Au total : des gens qui comptent leur prime d'assurance. On est très étonné quand (dans une prière conduite) on peut voir la manière dont les gens s'occupent chez nous pendant la messe. A Paris, c'est tout à fait différent : un noyau de vrais croyants qui dès le premier instant produisent un effet de choc. Même quand il n'y en a qu'un seul, ou bien deux ou trois, on a le sentiment d'un groupe de choc. Et le zèle est lié à un apostolat direct. L'isolement des cercles catholiques chez nous fait ici totalement défaut. Une large moyenne n'est pas constituée comme chez nous de compteurs de primes, mais de gens remplis d'orgueil et d'ambition : pouvoir de l'Eglise, position dans la politique, facteur de représentation dans le fait d'aller à l'Eglise, etc. Toujours. Et à côté, tous ceux qui sont dégoûtés. Qui n'ont certainement plus la foi, qui entretiennent avec Dieu une sorte de froide amitié. Comme on met dehors non sans raison quelqu'un dont on était autrefois l'ami; on le voit encore parfois mais on n'a plus rien à lui dire. Il y a une tradition, mais on ne se sent plus obligé profondément par elle, on n'a pas besoin non plus de mettre forcément de l'ordre en soi. - A Notre-Dame : pour un qui priait vraiment, on en voyait trente qui ne faisaient que regarder l'église. L'incroyance se manifestait d'une manière si massive et si aiguë que la foi en paraissait d'autant plus consolante. Dans l'église Sainte-Marie à Bâle, on sent une sorte d'atmosphère de foi même si elle est dégénérée. Ici, quand on rencontre quelqu'un qui croit vraiment, on est touché presque jusqu'aux larmes. Tout le reste est tellement dénué de foi; on s'étonne que toutes ces églises ne soient pas devenues depuis longtemps des musées. - A Paris. Le soir, après le théâtre, pas de taxi à trouver; finalement Adrienne fait à pied tout le chemin qui va du Châtelet à l'hôtel du Louvre. Elle est à moitié morte, elle tombe une fois, se relève. Elle voit Marie qui l'accompagne. On n'a pas le droit d'être fatigué, la lassitude conduit facilement à la résignation. Nous n'avons pas la capacité divine du Fils d'être fatigué jusqu'à en mourir; dans sa lassitude à lui, il n'y a pas la moindre résignation. Nous oublions le toujours-maintenant, nous oublions que nous marchons à la suite du Christ, qu'il y a dans notre lassitude une nécessité. - Ce fut Marie aussi qui fournit à Adrienne une relation aux personnes. La ville est si grande qu'on perd la relation aux individus. Mais la Mère montra la grandeur de Dieu qui possède avec chacun une relation particulière même là où elle n'est ni vue ni comprise, même là où on la rejette. Dieu est partout beaucoup plus intéressé que nous ne le pensons. Les situations des hommes à Paris sont aussi beaucoup plus développées que chez nous. Non seulement les couleurs sont plus différenciées, il y a aussi toutes sortes de nouvelles couleurs. Le péché également a une autre apparence. Les contrastes sont plus forts. Les gens ont pour pécher mille manières auxquelles nous ne pensons pas. Entre la foi et le péché, il existe davantage de relations. Il y a une sorte de compassion humaine pour les pécheurs, et on s'y enferme soi-même. Les hommes savent beaucoup plus exactement où ils se trouvent - entre la foi et le péché -, et les médiations se font autrement que chez nous, épiciers renfermés. C'est avec la Parole de Dieu qu'on devrait pouvoir toucher Paris, non avec ses propres réflexions. Avec l'Ecriture, avec le christianisme primitif.

 

Juin - "Quand je devins catholique, je me fis d'abord un certain programme : quelques Notre Père et quelques Je vous salue Marie et un Suscipe et l’angélus et un Veni Sancte Spiritus. Nous en avons parlé autrefois et vous avez été étonné de la rigidité de ce programme. Je dis : je me connais; c'est pour le temps où je n'aurai plus envie de prier. Il resterait au moins un petit quelque chose. C'était la prière du soir, et d'ordinaire je la répétais plusieurs fois. C'était des vivres de réserve. Je ne sais plus quand je l'ai laissé tomber. Pendant tout un temps, je l'ai aussi augmentée et vous m'avez alors interdit de le faire. Maintenant il peut arriver qu'en allant en voiture à la consultation je dise le premier Ave de la journée. - Les jours où je suis vraiment mal, la méditation ressemble souvent aux feuilles d'un livre d'images. C'est un autre qui a peint les images, je n'ai qu'à contempler un petit peu. Il y a alors aussi de très légères méditations traversées de beaucoup de prière vocale. Je prie par exemple pour que le monde comprenne mieux les mystères de Dieu. Si j'ai de fortes douleurs, je suis prête à les offrir, mais alors me vient à l'esprit que le monde ne veut rien savoir du sacrifice du Seigneur; et cela est si triste qu'on prie pour le monde avec tristesse. Le "livre d'images" est là aussi pour les temps de souffrances et surtout de lassitude. Dans les méditations où on reçoit beaucoup de visions, on ne tourne pas les pages, on est fixé par ce qui est vu. - La prière vocale peut simplement aussi remplir des vides : le trajet du garage jusqu'à la consultation, etc. Il y a de plus une manière de devoir penser à Dieu qui se trouve très proche de la prière vocale; on ne dit peut-être alors toujours que "Dieu", ou "Toi", ou bien on est simplement ébahi ou on ne fait qu'adorer. Des relations comparables à celles d'une mère avec son enfant; on parle avec lui, puis on se tait, et on est quand même toujours occupé avec lui.

 

29 juillet - Cette nuit, alors que j'étais si mal, j'ai pensé à beaucoup d'événements du passé. Je devrai sans doute bientôt partir. Il y a eu tant d'obscurités, tant de "trous". Leur sens principal était quand même sans doute qu'à chaque fois on devait tout redécouvrir à nouveau. Dans un coin de son âme, on savait que, dans trois semaines, ce serait Pâques. Mais d'un autre côté, cette certitude vous était enlevée si bien que l'irrationnel l'emportait de loin sur le rationnel. Je savais qu'il y aurait une fête, mais la foi m'était retirée en la circonstance et c'était beaucoup plus fort que la conscience qui m'en restait.

 

Août Adrienne : La nuit dernière, souffrances et malaises. Au milieu de tout cela, un grand bonheur : participation! Ce bonheur était totalement objectif et cependant sensible en tous les endroits de l'âme et du corps, formant donc parfaitement une unité. Mais à l'instant où cette unité menaçait de devenir mon unité, elle se transformait à nouveau en une joie et une participation tout à fait objectives. Je compris alors que, dans la foi, il nous est permis de participer à tout ce qu'on aime, à tout ce qui nous intéresse, et que ce tout en Dieu c'est le monde entier parce que Dieu aime tous les hommes; que par la foi, sur terre, on passe du particulier au tout; par exemple par le particulier, par celui qu'on aime, on passe à tous ceux qui aiment; par quelqu'un qui souffre à tous ceux qui souffrent; par quelqu'un qui est joyeux à tous ceux qui sont joyeux. - Adrienne : Dans les premières années, beaucoup de choses étaient très excitantes. Il y avait beaucoup à voir. Et toutes sortes de gens venaient à moi ou j'allais chez eux. Maintenant je ne peux vraiment plus rien faire. On est tellement tenté de dire : "Mon Dieu, ne pourrais-tu pas me prendre avec toi?" Mais au même moment cette prière s'arrête; elle serait quand même contre mes "principes", ou plus exactement contre l'obéissance. D'autre part, quand je pense une fois ou l'autre que je n'ai pas vu la Mère de Dieu depuis un bout de temps, au même instant elle est là et elle me dit quelques mots gentils. - Pour les visions, c'est en ordre, je crois; je veux dire en ce qui concerne l'attitude que vous m'avez apprise et que j'ai cherché à assimiler. Et si une fois ou l'autre m'échappe la prière : "Prends-moi, mon Dieu", je sais tout de suite que cela n'a pas été volontaire et je n'en ai pas mauvaise conscience. Et si la Mère apparaît quand je pense à elle, je ne l'ai quand même pas forcée à venir, sinon elle ne serait sans doute pas apparue. - Je voudrais tant que X se convertisse et je peux prier beaucoup pour lui. Mais je ne peux quand même pas forcer le Bon Dieu à le faire. - Adrienne : Je suis tellement dégoûtée aussi qu'il n'y ait pas d'équivalence entre l'expérience que j'ai faite et ce que je suis à même de faire. Non que j'aie soif d'actes extérieurs, mais avec cette inactivité je ne voudrais pas faire obstacle à Dieu. D'autre part je ne peux pas demander non plus à Dieu qu'il crée des événements extérieurs. Je pense qu'on peut seulement persévérer dans une pure attitude de prière. Et j'ai toujours le sentiment que nous ne sommes pas créés pour la sensation.

 

Octobre - Toutes les ombres ont disparu; même dans les "expériments" les plus pénibles, Adrienne n'est que total abandon. Extérieurement elle paraît inchangée. Intérieurement, tout s'est tellement développé qu'il n'y a plus de limites visibles. - Adrienne a été au Rigi. Au début, tout alla mal à cause l'altitude. Avec cela, un rhume... Puis cela alla mieux, elle fit un jour seule une longue promenade de Staffel à Kaltbad. Je ne comprends pas comment cela se fit, elle non plus. Mais elle en savoura le plaisir. En fin de compte elle n'aime pas la montagne. Elle aspire à l'eau, surtout la mer. Le mouvement, la lumière, l'infini. Elle a particulièrement aimé les nénuphars de Monet à Paris parce que le monde entier est là dans l'eau, monte de l'eau. Elle regrette que l'hôtel de Vitznau était déjà fermé cette fois-ci. Elle ne cesse dire : je comprends maintenant que la mer m'a appris à méditer. Porquerolles. Elle parle de l'affinité de l'Esprit Saint avec l'eau : fluidité, incompréhensibilité, transparence, lumière. Elle séjourna deux jours à l'hôtel palace de Lucerne; elle en a goûté le plaisir parce qu'elle avait vue directe sur le lac. Les montagnes lui semblent bornées, imposant des limites.

21 novembreAdrienne : Pour la méditation, il s'agit maintenant la plupart du temps des mystères de la Trinité, des choses du ciel et de la vie éternelle. Souvent cela commence par un mot du Seigneur qui est ensuite tiré de plus en plus fort dans le ciel et en Dieu Trinité. Les méditations suivent alors parfois un cours - on passe d'un point à l'autre -, d'autres fois on est simplement suspendu au centre d'un mystère; cela ne va pas plus loin. On peut se proposer un sujet de méditation pour le lendemain matin, et parfois alors c'est bien cela qui se fait. D'autres fois, quand je veux commencer, j'ai oublié ce que j'avais prévu et j'y suis alors justement amenée. Mais parfois aussi tout à fait ailleurs; une nouvelle matière est présentée et la méditation se déroule sans "points". La plupart du temps alors on est au ciel, on est ensemble, et on n'a pas besoin de se parler beaucoup les uns aux autres. On peut simplement participer.

 

6 décembre - Elle raconte quelque chose de la Saint-Nicolas de son enfance. Elle se souvient d'une fois quand elle était encore toute petite. Elle avait dit à saint Nicolas, tout net et sans malice : "Mais tu ressembles terriblement à oncle Lucien!". Sa mère alors l'avait prise par le bras et entraînée dehors. Elle fut grondée, elle reçut une correction et n'eut aucun cadeau; ce fut très triste. Plus tard, elle voulut faire plaisir à sa famille et elle demanda à un camarade de classe de faire saint Nicolas. Elle acheta tout ce qu'elle put. Et cela se passa très bien, mais sa mère sortit dans le couloir et trouva là un ami de ce saint Nicolas qui l'attendait dans le couloir; elle pensa que c'était un voleur. Elle ne retrouva son calme que difficilement. Adrienne dit que toute sa vie elle a attendu saint Nicolas, à chaque 6 décembre. Et quand on sonnait, son coeur se nouait un peu.

 

10. Adrienne et le Père Balthasar

 

22 janvier 1949 - Après la confession je dis à Adrienne : "Comme pénitence, faites une prière à Marie". Après cela, Adrienne à la Mère : "Maintenant nous allons prier comme le P. Balthasar l'a dit". Marie apparut pour prier avec elle. Adrienne pense : "Je ne peux quand même pas embaucher la Mère pour demander que je ne pèche plus. J'ai donc prié pour vous et à vos intentions et pour la fondation. Et puis j'ai tenu un peu le manteau de la Mère et j'ai dit : chaque vendredi (pour les conférences du P. Balthasar), je veux le tenir. Je lui proposai encore de dire le Suscipe parce que cela fait plaisir à saint Ignace. Et la Mère l'a dit avec moi jusqu'au bout. Il y eut une interruption et nous convînmes de continuer un peu à prier le soir. Mais j'eus de telles douleurs que la Mère vint d'elle-même et nous priâmes à nouveau ensemble et nous fîmes aussi un brin de causette. A la fin, je ne savais pas si elle était partie ou si elle était encore là; il est souvent très difficile de le dire à cause de la fameuse unité de Dieu. Nous avions fait une prière d'adoration, surtout au nom de ceux ou de celles qui doivent venir.

 

Début mars - A Paris. Durant les nuits et à Notre-Dame, Adrienne a vécu beaucoup de choses difficiles. Quand nous parcourons la ville en voiture et visitons des églises, elle se sent davantage protégée par moi et il lui semble que nous pourrions répandre partout une nouvelle semence. Commencer quelque chose qui est certes présent déjà dans l’Église à titre d'idéal. Elle sent notre action au voisinage de "L'Annonce faite à Marie", chez Pierre de Craon, constructeur d'églises, hier et aujourd'hui. Lors de la dernière visite à Notre-Dame, la protection de Marie : comment elle s'entremet entre nous et le monde catholique dans lequel nous devons agir, et cela comme contenu de ce qui est à transmettre qui pour le moment n'a pas encore de réceptacle. Elle nous porte et elle est portée par nous. Elle montrera comment cela va se faire. L'attitude, le don de soi à la Mère sera à transmettre.

 

Veille de l'Ascension du Christ - Sur l'ordre de saint Ignace, j'interroge Adrienne sur ses dictées. Elle dit : J'aime le faire même si c'est dommage que ce ne soit pas toujours bien. Je voudrais tout y mettre. Moi : Comment faites-vous? Elle : Comment fait-on quand on voudrait beaucoup aimer quelqu'un? Ainsi j'espère que le Bon Dieu sent aux dictées que je l'aime. Je lui demande ce sur quoi elle aime le plus travailler. Elle : J'aime bien faire l'Ecriture sainte. Mais j'aime aussi beaucoup faire quelque chose comme préparation de vos conférences, et également des dictées sur un thème proposé tout d'un coup. Quand il m'est permis de faire quelque chose pour les conférences, je vois chaque fois à nouveau l'unité de notre mission. Moi : Et les livres sur la mission et la prière? Elle : De temps en temps je suis terriblement fatiguée, spirituellement aussi. Maintenant je sens bien que j'ai toujours plus reçu que ce que j'ai donné, je suis à nouveau reposée. Pour le livre sur la vocation, il arrivait souvent que je ne voyais plus du tout où menait le chemin, comme pour un tricot compliqué où l'on doit compter et ajouter, et on voudrait être plus fraîche pour le faire comme il faut. Mais quand la nuit par exemple je pense au travail, je ne cesse de m'en réjouir. Surtout pour rester à l'intérieur de ce que Dieu veut et de ce que vous aussi vous voulez. Les articles isolés, je les ressens davantage comme une détente par rapport au quotidien. Faire quelque chose de mon propre gré. Dans l'explication de l'Ecriture sainte, on peut arriver parfois à un verset où je ne vois rien de particulier. Pour un article par contre, j'ai le libre choix; ou bien également quand le vieux (c'est-à-dire Ignace) me donne des missions , c'est toujours justement ce que j'aimerais dire. - Ce que Dieu veut vraiment, on le fait volontiers. Sur le moment, cela peut être très désagréable, mais rétrospectivement c'est quand même ce qu'on fait le plus volontiers. Supposons que j'aie une tumeur qui me fait très mal; le médecin me dit qu'il doit la couper sans anesthésie; sur le moment, c'est tout à fait désagréable. Mais quand après cela je peux de nouveau mouvoir librement mon bras, je trouve que le tout a été très judicieux. Avec le Bon Dieu, c'est toujours encore beaucoup plus judicieux; c'est pourquoi avec lui on ne peut pas faire de réserves.

 

Août - Quand je me confesse à vous, je me confesse à Dieu. Je touche donc, dans mon attitude de confession, un monde qui n'est plus le mien, mais le monde éternel. Et l'image de perfection que Dieu a de moi et qu'il me montre en quelque sorte, a en soi le souffle de la vie éternelle. Je puis en emporter quelque chose après la confession, non comme un élément qui se trouvait dans mon acte de confession mais comme un élément qui est reçu par suite d'une sortie de Dieu. Dans ce qui me sépare de l'image de la perfection, je ne vois pas seulement mes lacunes mais aussi ce que Dieu espère de moi. Quand nous parlons tellement de la démesure de Dieu, nous avons tendance alors peut-être à enfermer Dieu dans sa démesure et à le rendre inaccessible. Et certes il habite une lumière inaccessible et nous ne pénétrerons jamais son essence. Mais nous pourrions aussi réfléchir un jour à ce que cela veut dire "se confesser en Dieu", à ce que fut la confession du Fils sur la croix et à la manière dont le Père présentait à son Fils crucifié l'image qu'il avait de lui à l'intérieur de la démesure de Dieu. Ici aussi s'ouvre une distance : "Que ce ne soit pas ma volonté qui se fasse mais la tienne". Mais quand Dieu le Fils prie, le Père prie avec lui : il lui répond en soutenant ses demandes; il se place à côté du Fils pour prier avec lui et il reste en même temps de son côté paternel pour lui répondre. Une partie de sa réponse consiste pour lui à prier avec le Fils et aussi dans le fait que le Fils ressent sa présence; une autre partie de sa réponse réside dans le fait qu'il se tient en face de son Fils.

 

Octobre - La situation ces jours-ci apparaît désespérée au P. Balthasar. On l'accuse de toutes les mauvaises actions. On raconte que le P. Balthasar est un phénomène pathologique. Sa vie passée dans la Compagnie ne laisse pas apparaître comme vraisemblable qu'il soit destiné à devenir "fondateur d'Ordre". L'évêque de Fribourg rejette ma demande, il ne veut rien avoir à faire avec la fondation d'Ordres nouveaux. Seul Guardini lui offre d'aller à Munich et de l'habiliter pour l'enseignement supérieur : mais alors comment vont se passer les choses à Bâle?

 

26 novembre - Veille du premier dimanche de l'Avent. Au cours de la dictée, insuffisance cardiaque : Adrienne pense mourir. Elle s'allonge, parle de sa mort. Se remet un peu. Le soir : "Je suis comme détachée de la terre, mais aussi du ciel; c'est comme si le ciel s'éloignait dans la même mesure que la terre. Un étrange flottement". Elle ne cesse d'essayer de me consoler au sujet de sa mort. Promet qu'elle sera toute proche. Elle dit : "Non, je ne vois pas d'anges maintenant. Je pourrais si je le voulais. Mais ce n'est pas le cas..." - J'ai écrit une fois encore au P. Général. Auparavant Adrienne avait dit un jour : "Ah! La petite Thérèse l'avait facile". Moi : "Pourquoi?" Elle : "Elle n'avait pas cette énorme responsabilité". Ce ne fut alors que je compris combien la responsabilité de ma sortie pesait jour et nuit sur l'âme d'Adrienne. Des nuits entières elle prie uniquement pour l'affaire avec le P. Général. Elle dit ensuite : "J'étais comme dans une cave obscure et je ne trouvais pas la porte. Mais je sais qu'il doit y avoir une porte. J'ai toujours le sentiment qu'il y aurait encore là quelque chose à faire".

 

Fin novembre - Le P. Balthasar à propos d'Adrienne : son amour pour notre mission est devenu un élément totalement constituant de son amour pour le Seigneur.

 

6 décembre - Le soir, un puzzle. Nous jouons sans beaucoup parler. Adrienne dit : "Comme le Bon Dieu est étrange! Ici nous jouons, si près de la mort; mais beaucoup de choses sont justement possibles en même temps". Elle me demande : "Vous devriez au fond me donner des instructions pour ce que je devrai faire au ciel. Là aussi, je voudrais être dans l'obéissance". Je ne réponds rien. Elle ne sait pas si elle doit consulter encore une fois Gigon. - Le P. Balthasar : Je suis spirituellement extrêmement fatigué. Je ne peux plus penser ni rien entreprendre. Fatigué au fond d'attendre. Tous les efforts visent à me rendre impossible toute action, à prendre des mesures pour que rien ne se passe et on peut continuer à attendre. Toutes les actions en tant que telles échouent. Il n'y a que l'attente qui réussit. Et l'espérance que Dieu viendra à l'aide.

 

11. Messe et communion

 

Début mars 1949 - A Paris. L'hostie. Adrienne : Je voyais surtout la manière dont le Seigneur s'offre. Plus que sa présence réelle. Je crois que je n'ai jamais vu le Seigneur aussi humble que là à Notre-Dame (à Paris). Nazareth semblait très proche. Et la purification du temple très loin. Il était là, patient, attendant, et pourtant persévérant et espérant. "Si quelqu'un vient à moi et me cherche, je suis quand même là pour lui". D'habitude on voit toujours l'incarnation comme un accomplissement des promesses passées, on regarde la part de la rédemption du monde qui s'est réalisée par sa venue. Ici cette part était comme mise de côté et l'important était que le Seigneur attend notre participation, que nous fassions attention à lui, que nous le regardions, que nous nous souvenions qu'il est là pour nous.

 

21 novembreAdrienne : La communion le matin est chaque jour la même et pourtant chaque jour différente. Parfois je vois le Seigneur qui est là tout d'un coup; alors le principal de la communion consiste dans le fait qu'on le voit, qu'on l'adore et qu'on reçoit une petite part de son action. Qu'on essaie d'être et de vivre dans ce qu'il fait, d'y coopérer même si cette aide la plupart du temps ne peut se décrire. C'est alors une communication de son être sans qu'on avale quelque chose, sans que mon corps y joue un rôle. - Très souvent ce sont des anges qui viennent simplement. D'autres fois j'assiste à votre messe à la clinique Saint-Joseph, je vois tout et je prie avec vous; je vois aussi que vous donnez la communion aux Sœurs, et pour moi c'est un ange qui me la donne. Mais deux fois au moins vous me l'avez donnée vous-même. Je ne suis pas toujours la messe tout entière, souvent je ne suis là qu'à la communion. L'action de grâce n'a lieu peut-être que des heures plus tard. Il m'est déjà aussi arrivé que le soir je pensais : maintenant tu dois encore faire l'action de grâce pour la communion. Souvent on doit communier avec l'Eglise persécutée ou bien pour des gens qui négligent de le faire ou simplement pour le trésor de prière de l'Eglise.

 

26 novembre - Quand Adrienne communie le matin sans être à la messe, c'est la plupart du temps la parole de la prière qui devient eucharistie. Dieu donne à sa parole la faculté de devenir eucharistique. On prie, on exprime les mots de la prière, mais dans une attitude que Dieu donne à sa propre parole exprimée et aussi à celle qu'il n'exprime pas. Dans la transsubstantiation, Dieu fait que le pain devient son corps, il concentre le pain et le vin dans sa propre substance. Pour Adrienne, il arrive parfois qu'il concentre en lui-même sa prière à elle; par la prière, il donne à ses sens à elle un prolongement dans l'au-delà. L'attitude de prière suffit alors en quelque sorte avec en plus une prière exprimée pour que Dieu se penche sur cette prière et qu'il en fasse sortir une hostie. Et en même temps la prière a formé les sens de telle manière qu'ils puissent recevoir cette hostie. - La venue du Seigneur est toujours la même; mais il est capable de créer dans celui qui prie des conditions telles que sa venue soit véritablement eucharistique.

 

12. "Voyages"

 

Début juillet - Le soir, Adrienne est très fatiguée. Elle voudrait dormir. Elle reçoit alors une vue de l'état du monde qui est si excitante que durant plusieurs heures elle en est captivée. Cette vue débouche sur quelque chose de précis : une perspective sur l'Eglise. Elle est là comme un squelette; il lui manque les raccords d'un os à l'autre. Il lui manque de la chair parce qu'elle ne continue pas à pousser et que la chair actuelle n'est plus nourrie. Et on n'a pas de solution, on n'a pas de remède, on se sent impuissant, on hésite à regarder plus longtemps parce qu'on en a vu plus qu'assez. Il y a de quoi sortir de ses gonds d'être obligé de voir et d'entendre tout cela : toutes ces exhortations lors des confessions, toutes ces prédications, ces enterrements, ces conversations des prêtres entre eux et des séminaristes : toute cette salade insensée de dispositions moribondes - et d'entendre à côté de cela le langage vivant du Seigneur. Là où cela brûle vraiment, personne ne se sent brûlé; là où il y aurait à dire quelque chose d'urgent, on parle de balivernes sans intérêt. L'unique espoir serait que les gens qui s'en émeuvent soient un jour assez nombreux pour déclencher une action. On a souvent le sentiment qu'il y en a un qui sait; il va en trouver un autre et celui-ci balaie tout encore une fois. Le tiède décourage celui qui a du zèle. Celui-ci est finalement convaincu qu'il est impossible de parler, que peut-être on nuit aux autres plus qu'on ne leur est utile en leur montrant l'état réel. Et alors il renonce.

 

21 novembre Adrienne : Souvent, ces derniers temps, c'est comme dans les premières années : on fait l'expérience du repas où la chair et le sang du Seigneur sont absorbés, mais l'hostie n'est pas vue. Cela se passe peut-être au milieu d'un "voyage"; souvent maintenant je suis auprès de prêtres parce que le Seigneur, je pense, veut leur donner davantage de foi, et on peut voir comment il le fait, on peut se trouver là. Ou bien on doit prier un peu avec eux, surtout quand ils célèbrent la messe, et on y communie, et c'est comme un repas.

 

18. Les grandes dictées : autres textes de l’Écriture

 

Juin 1949 - On apprend presque par hasard, de manière indirecte, qu'en ce moment Adrienne et le P. Balthasar en sont à la Lettre aux Corinthiens, sans que soit précisé laquelle. Et ceci sous la forme suivante : Adrienne pourrait demander au P. Balthasar : Que faisons-nous aujourd'hui ? Il pourrait répondre : Dix versets de la Lettre aux Corinthiens.

 

22 juin - Lettre aux Corinthiens. Paul rencontre Ignace, il tient en main la première Lettre aux Corinthiens. Adrienne descend et va chercher le petit Nouveau Testament de Crampon pour avoir le texte. Elle lit d'abord pour elle-même le premier chapitre. Puis Paul et Ignace s'entretiennent devant elle : comme ce serait beau si on en faisait l'exégèse. Adrienne : "Moi-même (c'est ainsi que je l'ai compris), je devrais rassembler tout ce que je sais de Paul et cela devrait accompagner mes pensées et mes méditations. Alors il me serait toujours montré à nouveau quelque chose, tantôt par Paul, tantôt par Ignace, tantôt aussi par des anges. Il doit s'agir davantage de l'esprit de Paul, de son zèle, de l'atmosphère qui l'entoure; il ne s'agit pas tellement de ce qu'il a éprouvé sur terre que de ce qu'il ressent maintenant dans le ciel. Pour la Lettre aux Éphésiens, l'inspiration était intermittente, elle indiquait davantage de détails. Cette fois-ci, il s'agit davantage de Paul tout entier. On doit se faire toute calme, se laisser transmettre une impression d'ensemble, c'est ce qui est paulinien en tant que tel qui doit être saisi. - Pour la dictée, Adrienne ferme les yeux pour obtenir ce calme et cette proximité et pour recevoir en même temps cette atmosphère en commentant chaque verset. Paul ne dicte pas en détail.

 

Pour une pause à la fin de cette année 1949

 

On apprend par hasard que le livre d'Adrienne sur la confession est terminé (Cf. Ci-dessus § 9. Adrienne elle-même, le 20 janvier).

 

Dans L'Institut Saint-Jean, p. 62-63, le P. Balthasar évoque "la longue et douloureuse histoire" de sa sortie de l'Ordre. "Les premières oppositions à notre collaboration (Adrienne et lui) ne vinrent pas de l'entourage protestant d'Adrienne mais de mon supérieur de maison qui, par ses bavardages en ville, m'a fait plus de tort que tous les autres, alors qu'au début mon provincial me défendait contre lui ; ce n'est que lorsqu'un jour, à mon instigation, Adrienne lui reprocha une faute enracinée en lui, qu'il commença à prendre ses distances". Puis vinrent les interdictions d'aller à la maison d'Adrienne, place de la cathédrale, pour les dictées . "Nous devions travailler dans mon bureau à la Herbersgasse, ce qui était très gênant. Aux novices que j'avais amenés au noviciat, le provincial interdit de parler d'Adrienne avec moi ; certains tinrent contre moi devant l'évêque de Bâle des propos incendiaires ; je fus envoyé à Rome pour un premier entretien avec le P. Général, puis pour un second qui décida de ma sortie ; celle-ci aurait pu être évitée si le provincial ne m'avait pas laissé tomber. Puis suivirent six années pendant lesquelles je fus sans évêque, d'abord à Zurich, puis en partie à Bâle... Les dictées, et donc la tâche commune dont nous étions chargés, souffrirent de tout cela. Mais Adrienne fit tout pour alléger le fardeau qui pesait sur moi et pour ne pas me laisser remarquer le sien. Elle souffrit aussi pour la Compagnie qu'il me fallait quitter".


 

1950

 

Pour l'année 1950, le "Journal" du P. Balthasar compte 41 pages (Erde und Himmel III p. 47-88).

 

1. Santé

 

13 janvier - La nuit, très forts maux de ventre. Entre deux, elle a vu la Mère de Dieu.

7 juillet - Adrienne est très malade ces jours-ci. Elle ne tient pas sa consultation.

15 novembre - Ces temps derniers, Adrienne est très fatiguée par une toux et des vomissements fréquents.

 

2. Le ciel s'ouvre : "présence" et visions

 

25 janvier - Adrienne : J'ai rencontré une femme qui m'a donné toute une leçon sur la nature des missions. Puis elle me demande : Comment au fond comprendre la mission? Moi : D'une manière trinitaire. Elle : Certes; et où voit-on cela correctement? Moi : Chez la Mère. Elle : Oui. La Mère reçoit le Fils du Père par l'Esprit; elle est un point dans un triangle, et l'Esprit est entre le Père et le Fils. Puis vient le triangle : Père - Fils - Mère. Et puis : Mère - Fils - Eglise. Et parce que la Mère commence déjà l'Eglise par le Fils, parce qu'elle se transforme en épouse du Fils, le trinitaire est maintenant sorti de lui-même dans la mission de la Mère. L'Eglise est réceptacle de la vie trinitaire et en même temps elle y renvoie. La femme qui me parlait avait reconnu sa propre mission et, parce qu'elle l'avait vue, elle était entrée au couvent. Ce ne fut pas la fondation qu'elle entreprit qui fut l'apogée de sa mission mais son entrée. C'était Chantal. - Puis Adrienne a parlé "avec un type très subtil du temps des Pères", que vous connaissez bien, dit-elle au P. Balthasar. Il fait constamment des hypothèses et, quand elles s'avèrent justes, il ne retient que le résultat et il prend celui-ci comme un nouveau point de départ. Il construit un système pour l'activation de l'Eglise par les missions. L'Eglise doit toujours rester vivante et féconde. Il compare l'Eglise à une femme qui hésite devant l'homme par suite d'une certaine peur de la grossesse, mais finalement elle dit quand même oui à l'homme. Et quand ensuite elle a l'enfant, c'est pour elle une preuve qu'elle a dit oui à la fécondation et elle ne sait plus rien d'autre que de vivre pour sa tâche. Un homme sensible, mais qui ne cesse de faire abstraction de l'amour (Note du P. Balthasar : Probablement Tertullien).

 

10-16 avril - "Ensuite il est apparu à Jacques" (1 Co 15,7). Adrienne : Récemment, j'ai vu Jacques. Tout d'abord je ne comprenais rien parce qu'il paraissait surhumainement grand tandis que les autres avaient des dimensions ordinaires ou étaient peut-être un peu plus petits. Je me demandai ce que signifiait cette apparition, cette manière en quelque sorte d'accrocher le regard. Il me l'a expliqué. Il y a un rôle de l'apôtre, comme aussi du prêtre au fond, qui le fait apparaître d'une manière anonyme - un parmi beaucoup d'autres - et qui incarne pourtant en même temps l'essentiel. On perçoit quelque chose mais, quand on commence à le copier, il disparaît dans la foule des autres si bien qu'on ne sait plus sous quels traits au fond il est apparu. Pendant que je voyais Jacques de la sorte, il reprit la taille des autres et on ne pouvait plus le distinguer. On aurait dû regarder avec beaucoup d'attention pour pouvoir encore le remarquer. Ses dimensions précédentes n'étaient pas conditionnées par sa personnalité, par des traits accusés, mais par le rôle qu'il assumait; son apparition comme sa disparition faisaient partie de son ministère.

 

7 juillet Adrienne : Ce matin, vu la Mère comme dans une des premières visions : vêtue de bleu et blanc. Elle était voilée. Le visage était libre mais elle portait autour de la tête une grande pièce d'étoffe qui lui descendait jusqu'aux pieds comme une grande pèlerine. Elle tenait en main un morceau du voile comme si elle voulait un peu l'ouvrir et elle montrait en même temps de quel tissu il était fait. C'était totalement naturel. C'était comme si (peut-être que ça manque de respect) on était entre amies. Je sais bien que je n'ai pas droit à votre amitié, mais je ne fais quand même pas des manières, je me sens simplement heureuse; c'est sans doute votre don de me le faire oublier. Avec la Mère de Dieu, c'est certainement la même chose. Elle voulait simplement me montrer quelque chose la concernant et concernant son voile. Je ne sais si j'ai compris tout ce qu'elle voulait dire; j'ai seulement vu la légèreté et la finesse du tissu. Puis apparut le Fils. Il se tenait comme une perpendiculaire dans un triangle très vaste et apaisant, qui était rempli d'anges resplendissants et dorés. Le Seigneur se plaça à côté de sa Mère, et les anges se tinrent alors tous à droite et à gauche des deux. Puis les anges montèrent dans le manteau de la Mère. Et le Fils montra alors comment, avec les anges, il constitue le voile de sa Mère. Lui qui est devenu homme, avec ses anges. Mais on voyait aussi comment ces anges vivent de sa vie et finalement on voyait comment aussi la prière de la Mère fait partie de son voile, comment ce voile est tissé de sa prière à elle, des grâces du Fils, de la pureté angélique et de l'amour de Dieu Trinité. Elle recueille cet amour... et le rend. Après "recueille cet amour", j'ai fait exprès une pause parce que, dans la joie que la Mère offre à chacun, il y a quelque chose qui dure, quelque chose de reposant. C'est sans doute comme ceci : si tu me fais un cadeau et que je te fasse un cadeau en retour, je me réjouis aussi de t'offrir quelque chose. Je dis joyeusement : "J'ai quelque chose pour toi". Mais la joie de recevoir ne doit pas être occultée pour autant. Et quand le Bon Dieu nous offre quelque chose, on devrait toujours s'arrêter un instant dans la joie qu'il y a à recevoir avant de renvoyer la balle. Certes il faut renvoyer la balle, mais on a le droit de la garder un peu. Durant ce temps où l'on reçoit, le tissu de la Mère peut être tissé. Naturellement l'essentiel dans ce tissu, c'est la grâce de Dieu, l'amour du Seigneur.

 

3. Souffrances imposées et souffrances spontanément offertes, stigmates, "trou", désolation

 

Les notes du Père Balthasar concernant les jours saints 1950 se trouvent dans "Kreuz und Hölle" I, p. 243-281.

 

5. Connaissance des cœurs (cardiognosie)

 

Juin. - Adrienne au P. Balthasar : Vous m'avez souvent demandé de bien vouloir "examiner" une personne, de juger une vocation. Chaque fois, je ne connaissais pas la manière dont je pourrais en savoir quelque chose. Parfois j'ai vu tout d'un coup une personne par l'intérieur sans l'avoir rencontrée; d'autres personnes, je les connaissais vaguement et, dans une inspiration soudaine, d'une grande certitude, j'en savais un peu plus sur elles, et cela souvent en dehors de toute attente. Il est arrivé aussi que j'ai vu le tableau d'une personne et que je devais chercher seulement à qui ce tableau correspondait. Il a pu se faire que je savais à quoi m'en tenir sur une personne avant que vous ne commenciez à vous occuper d'elle; et quand vous veniez alors me voir avec elle, il y avait quelque chose en moi qui était déjà prêt. Mais je n'ai jamais réfléchi à ces choses.

 

6. L'enfant

 

Début août - Retraite à Kerns pour la communauté. Lors de chaque conférence, Adrienne voit à quoi ressemble, vu du ciel, le thème traité. Après les conférences, elle dicte ses intuitions, si bien qu'en quelques jours il en résulte tout un manuscrit. (N.B. Ce texte a été publié par le P. Balthasar dans "Unser Auftrag", p. 155-197. Il n'a pas été retenu pour la traduction française de ce volume : "L'Institut saint-Jean").

 

7. Matériaux pour l'intelligence de la foi

 

Début de 1950 - Les trois rois qui suivent l'étoile - Tableaux de la vie de Marie - Le sens de la prière - L'esprit et le corps.

8 marsL'expérience du passage de la mort - Parler en langues.

25 mars - Le oui de la Mère à l'ange.

10-16 avril - La souffrance des actifs et des contemplatifs - Amour, foi, espérance dans l'éternité.

18 maiToute prière comme marche avec le Fils vers le Père – L'Ascension.

Pentecôte - Le mystère de la Pentecôte - Le saint est possédé par l'Esprit.

Juin Tout ce qui est difficile dans la vie.

Début octobre - Sur la parenté spirituelle.

8 décembreA propos de l'Immaculée Conception.

 

8. Adrienne et ses relations

 

Carême - A la consultation, elle donne des conseils à un homme pervers. Durant la nuit, vu la Mère de Dieu : si pure et par conséquent si reposante. Pendant que la Mère se trouvait ainsi devant Adrienne, elle comprit toujours mieux le caractère contre nature des pervers jusqu'à ne plus guère pouvoir le supporter. Elle essaie de les excuser : ils ont une foi si faible, ils ne comprennent pas l'obéissance, comment elle est exigée des adultes. L'adulte ou bien renonce à sa sexualité ou bien il la donne à l'autre sexe. Dieu n'a prévu que ces deux possibilités. Par le renoncement, on ne devient pas eunuque. Mais dans tous les cas on doit être obéissant.

 

Avril - "C'est la faute à Didi" (Didi : Adrienne pour les intimes). Aucune semaine, presque aucune journée, ne passe sans que sortent de la Sevogelplatz les accusations les plus incroyables. Adrienne peut faire ce qu'elle veut, elle a tort. Adrienne le dit elle-même quand quelque chose arrive : "Vous verrez que j'en serai coupable. Comment? Je ne le sais pas encore". Récemment on disait : Adrienne ne peut pas rire : "Jamais un sourire". Et quand, une fois, elle n'avait pas pu faire un déplacement en voiture parce qu'elle avait un autre rendez-vous, on lui dit : "Enfin, tu ne peux jamais rendre un service". Adrienne ressent très douloureusement tous ces coups d'épingle. Et elle se demande très souvent si elle n'est vraiment pas coupable. Elle se sent coupable. Adrienne est naturellement coupable de ce que le jeune Ks. réussisse si mal. Une tante l'a dit et "prouvé". Cette attitude est ancienne, il en fut toujours ainsi. Déjà Emil, au début de son mariage avec Adrienne, était aller trouver la maman et il avait essayé de lui montrer, très courtoisement comme à son habitude, qu'elle et le reste de la famille avaient à l'égard d'Adrienne une attitude trop négative. Cela avait provoqué une incroyable tempête d'indignation. La maman raconta partout qu'Adrienne avait aussi détourné son mari de sa famille, qu'Adrienne calomniait sa mère partout où c'était possible. Peu de temps encore avant la mort d'Emil, elle lui avait dit qu'elle n'oublierait jamais cette conversation et ne la lui pardonnerait jamais.

 

9. Adrienne elle-même. Adrienne devant Dieu, sa prière, sa mission

 

8 mars - Pendant que le P. Balthasar était en Allemagne pour une série conférences, Adrienne eut un certain nombre de visons, alternativement au ciel et sur la terre, dans l'éternité et dans le temps; souvent le lieu et le temps ne pouvaient être précisés. "Une fois ce fut Ignace qui vint et qui me montra ce qui suit : Pour quelqu'un qui a encore une tâche sur terre et qui pourtant vient déjà au ciel en visite, le ciel se présente comme une mosaïque dont il peut retirer les pierres dont il a besoin pour sa mission, bien que d'ordinaire elles ne lui appartiennent pas essentiellement. Par exemple, quelqu'un sur terre peut vivre totalement pour l'amour : constamment il y pense ainsi qu'à la manière dont il pourrait rendre Dieu vivant dans le monde par son amour du prochain; mais des jours entiers il ne pense ni à la foi ni à l'espérance. Il les met de côté en quelque sorte comme on repousse une grammaire quand on pense posséder suffisamment la langue. Il peut alors prendre conscience que l'espérance joue un trop petit rôle dans ses actes et ses paroles et son être; il peut être enlevé au ciel et apprendre là de manière toute nouvelle ce qu'est l'espérance, peut-être même y recevoir directement une tâche concernant l'espérance".

 

Juin - Adrienne : Hier fut un jour sans vision. J'ai prié et, dans la prière, j'ai su avec certitude que Dieu répond et conduit. Et que, sans vision, on peut savoir ce que Dieu veut montrer et ce qu'il ne veut pas montrer. Les visions ne sont rien d'indiscret : on est simplement introduit. Mais il y a aussi dans les visions une manière d'agir qui va de soi, par exemple quand elles s'achèvent. Souvent il n'est pas donné de signe que c'est terminé; on n'est pas "congédié", mais on s'en va de soi-même quand on estime que le moment est venu. Il y a le cas où Dieu lui-même met un terme à une vision; mais il y a aussi le cas où c'est moi qui mets un terme à une vision parce que je sais que c'est cela que Dieu voulait me dire.

 

10 octobreOn apprend ici par hasard que le P. Balthasar vient d'écrire "Thérèse de Lisieux. Histoire d'une mission" qui paraîtra d'abord en allemand en 1950. Adrienne est bouleversée par la préface qu'elle vient de lire : quelque chose sur la mission, l'obéissance vis-à-vis de la mission, vis-à-vis de l'Esprit Saint; puis pour toute mission, son surgissement à partir de l'obéissance de l'Esprit Saint à l'égard du Père et du Fils. L'Esprit est envoyé par le Fils et par le Père comme porteur de toutes les missions chrétiennes. - Adrienne dit : Quand je suis venue à vous afin de recevoir un enseignement pour convertis, j'ai appris beaucoup de choses sur la vérité chrétienne. Mais je fus aussi tenue dans une obéissance "à courte bride". Des choses furent données et durent être faites. Une mère ordonne à son enfant : va me chercher la corbeille à ouvrage dans la pièce à côté. L'enfant le fait, l'obéissance semble alors terminée. Mais l'enfant reste à portée de voix et il peut à nouveau être envoyé ailleurs par sa mère. Durant l'enseignement, ce fait de "rester à portée de voix" me fit la plus grande impression. On pouvait toujours être appelé. Tout cela devait s'intégrer à toute ma conception de la vie et à mon quotidien. Des tournants, des mises au point, des extensions étaient à opérer, et cela sans en voir la fin. Tout était inséré dans le mouvement, dans la montée vers le domaine catholique. C'est cette montée que les apôtres vivaient dans leur quotidien après s'être mis à suivre le Seigneur. Elle est le signe qu'ils sont entrés dans la sphère de l'Esprit Saint.

 

10. Adrienne et le Père Balthasar

 

Début janvier - Rupture définitive. Le P. Général ne veut plus rien savoir. Répond de manière cassante à une longue lettre; m'interdit aussi indirectement, par le Provincial, les conférences à Bâle. On me jette hors du temple avec hâte. L'évêque de Bâle, à qui j'avais envoyé les tomes I et IV de Jean, ne m'envoie qu'une réponse laconique comme si j'avais obtenu de force l'édition par des voies détournées. - Je suis très accablé à cause de l'affaire concernant l'année de la mort d'Adrienne. Pas de possibilité d'avoir un point de repère dans le temps. La Providence est en marche avec nous. - Le Provincial a parlé avec les évêques suisses pour empêcher mon accueil dans un diocèse de Suisse. Un Père qui sort en même temps que moi (pour une faute sexuelle) est accueilli tout de suite par l'évêque de Bâle. - Je vais à Zurich à la recherche d'une chambre. Mme le Dr H. m'offre alors une belle habitation presque sans meubles où je m'installe. L'évêque de Coire me permet, mais sans m'incardiner, de dire la messe et, plus tard aussi, de recevoir les confessions. Je puis donc continuer à donner les "Exercices". - Je vais à Bâle deux après-midi par semaine. Il y a là en route une série continue d'enfers, que je sois présent ou non, si bien que quelques enfers ne sont pas exploités. Cela me déprime le plus.

 

Février Le P. Balthasar donne toute une série de conférences en Allemagne : Tübingen, Bonn, Honnef, Maria-Laach (où il renouvelle ses vœux dans la chapelle de l'Abbé), Andernach, Coblence, Neuwied, Cologne, Essen, Münster, Paderborn, Stuttgart.

 

10-16 avril - Le P. Balthasar donne une retraite à Dussnang. Comme d'habitude Adrienne lui donne chaque jour au téléphone des indications pour plusieurs retraitantes

 

Juin. - Adrienne au P. Balthasar : Vous pouvez désirer apprendre quelque chose et me transporter en Dieu, et je vais à Dieu avec la question; mais la réponse de Dieu peut se trouver tout à fait ailleurs qu'à l'endroit où vous l'attendiez.

 

7 juillet - Adrienne dit : Je suis physiquement comme sur une balançoire; que je sois en haut ou en bas, je vois toujours beaucoup de choses et je voudrais vous les communiquer. Il me semble que je baigne dans la vérité de Dieu qui sort de lui; je me tiens comme sous une fontaine jaillissante et je devrais aller vous trouver toute mouillée et vous montrer comment c'est. Mais on se sèche alors trop vite et on ne peut pas le communiquer. On est comme rincé dans cette eau, on lui est comme mélangé de fond en comble; mais si vous êtes absent assez longtemps, je ne peux simplement pas le retenir. Cela me rend souvent inquiète... Ces derniers jours, j'étais aussi tellement épuisée que je ne pouvais rien en dire. Quand je suis très épuisée, tout perd de son actualité. "Je n'en viendrai quand même pas à bout, ce n'est pas la peine d'essayer". Et après cela je m'en afflige. J'étais comme dans une fièvre où on délire un peu, où l'on est un peu "à côté", et la fièvre vous empêche de fixer quelque chose; on se laisse porter. Et pourtant je sais bien que je n'ai pas le droit de laisser se perdre quelque chose. C'est la première fois, je crois, que cela arrive. Cela ressemble au tourment qu'on éprouve de ne pas avoir le temps de faire quelque chose. Mais au lieu que ce soit le temps qui vous file entre les doigts, c'est quelque chose de ce qui est révélé. Et il ne servirait à rien d'enfoncer quelques gros clous pour s'en rappeler; après coup, on n'en sait quand même plus rien.

 

Début octobre - Le P. Balthasar donne des cours à Colmar puis à Mayence. - Une vision sur les missions. Adrienne : J'ai prié pour vous, tel que vous êtes maintenant devant moi, et puis pour les missions : la vôtre, la mienne, la nôtre, et puis pour nos "enfants".

 

12. "Voyages"

 

Carême Adrienne : Il y a eu un "voyage" qui parut sans fin à travers de nombreux pays, et je dus alors examiner tous les renoncements qui avaient été faits de travers. Les vocations sont étouffées pour une part parce que les gens considèrent un autre problème comme prioritaire et ils ne cessent alors de s'éloigner toujours plus de l'amour, car ils ont en tête des théories psychologiques. Tous les onanistes aussi étaient là; on voyait sur leur visage qu'ils en étaient. Et tous ceux qui méprisent ce qui est sexuel, qui se méprisent eux-mêmes, qu'ils soient homme ou femme, et qui font comme si ce n'était pas un don de Dieu d'être tel qu'on est. - Et tout d'un coup Marie fut de nouveau là et, à côté d'elle, l'apôtre Jean. Et on voyait que Dieu avait fait à chacun le plus grand cadeau qui lui était destiné en le créant homme ou femme. Et on voyait aussi que le moi auquel ce cadeau est attribué est en quelque sorte là avant le corps et son sexe. - Puis une fois encore des monastères et des presbytères, etc., à n'en plus finir. Pour chaque personne on devait aider, prier, leur apporter de nouvelles pensées. Et parce que Marie et Jean étaient si près, on devait les apporter à ceux qui pouvaient les comprendre. Tout d'un coup une grande angoisse : serait-il possible qu'après cela on rencontre ces personnes dans la vie ordinaire? Car maintenant on devait leur suggérer des choses, et si on les rencontrait plus tard, on ne saurait pas s'ils ont entendu, ou si on devait parler une fois encore avec eux, ou... - Il y a beaucoup de prêtres qui ne vénèrent plus la Mère du Seigneur par peur de ce qui est féminin, par peur de l'image qu'ils se sont faite d'elle, ou encore pour ne pas devenir infidèle parce qu'ils ont rayé la femme de leur existence. Beaucoup commencent des relations perverses parce qu'il y a peu de danger qu'on soit trahi. Un homme est plus silencieux; et il n'y a pas d'enfants. Beaucoup ont le sentiment qu'ils ont été trompés au sujet du célibat, que par leur bon coeur, leur volonté d'aider, leur confiance, ils ont été poussés sur une voie pour laquelle ils n'étaient pas faits. Et maintenant ils voudraient le mariage, mais cela ne va pas; ils devraient renoncer à beaucoup de choses. Ils cherchent ainsi dans tous les coins un ersatz par suite du sentiment d'avoir été trompés. Beaucoup arrivent à une telle sensibilité qu'ils sont satisfaits rien que par la voix d'une femme. D'autres sont tellement mal disposés à l'égard des femmes qu'ils ne peuvent plus entendre une voix féminine, qu'ils attendent avec impatience que se fasse entendre à nouveau une voix d'homme.

 

Mai - Ces derniers temps, la nuit, Adrienne a fait de nouveau beaucoup de "voyages". Souvent saint Ignace est là; il dit parfois qu'il me remplace parce que justement je ne suis pas disponible. Parce qu'il ne fait pas partie de ma mission que je voie, mais il veut cependant que j'y sois d'une certaine façon. Car une participation précise me revient quand même de cette manière. Il accompagne donc Adrienne et il ouvre à chaque fois des portes; c'est lui qui fait le choix. Partout Adrienne doit voir ce qui manque. Souvent le principal est en ordre dans une personne, il ne manque que peu de chose. Souvent il manque presque tout. Trois des prêtres qu'elle a vus étaient en Allemagne et ils avaient assisté à mes conférences. Ils étaient secoués jusqu'à un certain point et Adrienne devait encore y faire quelque chose. Chez un autre, Ignace montra par exemple que l'espérance faisait défaut. Puis la connaissance est liée à la médiation. Celui qui était concerné priait certes avec persévérance et une sorte de désespoir, mais sans avoir confiance que cette prière pût être utile; et elle reste ainsi inefficace; il s'arroge le droit pour ainsi dire d'aimer et de croire sans avoir besoin d'espérance. Un autre, tout jeune, accomplissait tous ses devoirs consciencieusement, il disait son bréviaire dès les premières heures du jour, mais il ne voyait plus que les mots de l’Écriture, il n'en voyait plus la vérité. ("Vous avez parlé avec lui, il s'était senti stimulé, mais il avait de nouveau tout oublié". Et maintenant on devait le ranimer). - Toutes ces rencontres paraissent à Adrienne plus pénibles qu'autrefois. Elle est fort surmenée, les larmes ne sont pas loin. Ce ne sont pas tellement les pas physiques qui la fatiguent, comme parfois dans le passé, mais plutôt le fait de ce discernement et plus encore l'aide à apporter. "Ceci est fait par le ciel bien sûr, mais de telle sorte que mes forces se trouvent comme dans un plat : on y puise et on distribue; et quand elles sont épuisées, il ne reste plus qu'une enveloppe, un chiffon, quelque chose qui s'affaisse comme une marionnette après le jeu. Le problème est de savoir comment continuer. On ne trouve plus la main qui fait monter la marionnette. - On pense à la "force qui sort du Seigneur" quand la femme le touche. Peut-être que la force du croyant est une force qui doit sortir. Et on a ici très fort le sentiment de distribuer des choses très concrètement. Pour les actifs, la grâce est habituellement la force de faire quelque chose. Les deux s'additionnent en quelque sorte : la grâce et ma force. Mais ici il semble qu'il y ait soustraction : la grâce solde mes dernières réserves. L'instant où physiquement on n'en peut plus et où on devrait se reposer, il n'en est pas tenu compte. Que rien ne soit perdu, je le sais bien. Mais on est pompé totalement jusqu'au fond, y compris physiquement. Et on n'a pas l'impression que les autres en sont devenus physiquement plus forts. C'est dans leur esprit qu'ils ont reçu de l'aide. - Adrienne a l'impression que là où le point zéro est atteint, on est d'une certaine manière au point de la création. Dieu prend de la glaise pour pétrir l'homme, l'homme reçoit de la force, mais Dieu n'en est pas affaibli pour autant. Ici, c'est comme un processus inversé de la création : il y a un retrait de force. C'est un mystère qu'Adrienne ne peut pas expliquer davantage. Elle assure du reste : "Cela n'a rien à faire avec moi personnellement".

 

15 novembre – Adrienne : Le matin, j'ai fait un "voyage", comme souvent autrefois, auprès de quelques prêtres en Allemagne, en Autriche, en France et en Suisse. En tout ils étaient huit environ; je pourrais les reconnaître si je les rencontrais dans la rue. Je les ai vus en partie occupés à prier, à célébrer la messe, deux en méditation. L'un d'eux en Rhénanie, traversait son église - pas grande, plutôt une chapelle - pour aller vers la sortie; il vit les gens agenouillés, fut saisi d'angoisse, retourna dans sa chambre - une chambre minable, les livres par terre - où il s'arrêta, puis s'agenouilla et commença à prier pour les saints. Afin qu'ils soient mieux compris. Et pour l'esprit de sainteté, pour les Ordres, pour le clergé, pour Rome. Rome et le clergé d'Allemagne étaient pour lui de grandes préoccupations. C'était une prière si authentique qu'on dut absolument y participer, et je m'agenouillai réellement à côté de lui. (Mais je ne pus pas le faire longtemps à cause de mes genoux. Tout d'un coup je fus sur les genoux à côté de mon lit sans savoir comment cela s'était fait). C'était un prêtre séculier qui entrera vraisemblablement un jour dans un Ordre. Il ne sent pas encore la vocation bien qu'il soit très au courant de la nature des Ordres et qu'il s'en juge indigne. Il a quelque chose à faire avec vous. Il devrait s'expliquer et il ne cesse de remettre à plus tard faute de temps. - Puis, dans la même région, j'en vis un second qui ressemblait au premier, mais qui était fort harcelé par Dieu. Il lutte avec Dieu. Il voudrait bien, mais il ne veut pas encore vraiment. Il ne lui sera permis de dire son oui que lorsqu'il sera "cuit" de part en part. (Il y a ceci : certains ne sont tout à fait préparés que lorsqu'ils ont déjà été appelés; d'autres doivent dire un oui total avant que Dieu s'engage avec eux). - Deux Français, liés d'amitié, habitant non loin l'un de l'autre. L'un est de bonne volonté, l'autre non. Ils discutent beaucoup, et celui qui est de bonne volonté ne voudrait pas donner son consentement ultime avant que l'autre puisse en faire autant. Ce qui est visé, c'est une manière de suivre le Christ de très près. Il y a également autour d'eux une atmosphère de prière. Ils sont seuls et en même temps accompagnés. Les gens savent que ces prêtres prient comme il faut et ils se confient à leur prière. - J'en ai vu un qui, ces dernières années, n'avait plus la foi. Il gardait fidèlement sa prière, disait la messe, distribuait les sacrements. Mais pas une lueur de foi; d'opinion communiste. Il voudrait aider. Il voit maintenant que cela ne va pas de cette manière, et il voudrait retrouver la foi. Mais il ne sait pas vers qui aller. L'évêque et le curé dont il dépend ne comprendraient rien. Il cherche maintenant à saisir simplement d'une manière rationnelle le sens objectif tel que l'Eglise le comprend. Et dans la pastorale à être au moins de coeur avec les gens. Il écoute tous les soucis avec beaucoup de patience. - Puis j'en vis un à Aargau et un autre beaucoup plus loin en Suisse : des jeunes gens pleins de bonne volonté, des feuilles vierges. Le deuxième, saisi par l'atmosphère cléricale, a très peur de devenir un bon vivant en habit noir. Mais les deux sont appliqués dans leur prière.

 

16 novembre - Autres voyages. Adrienne : Cela arrive toujours dans la plus grande lassitude. C'est justement quand on n'en peut plus qu'on doit faire un voyage. Souvent après une crise, comme cette nuit. On peut alors être si épuisé que, par pur épuisement, on comprend à peine ce qu'on doit faire. - Tous ces ecclésiastiques que j'ai vus étaient comme des visiteurs à une exposition, qui diraient : "Qu'est-ce que c'est que ces murs blancs?" Ils ne voient pas les tableaux. Ils font partie de ce type de chercheur qui ne veut pas trouver. Qui attend quelque chose de très précis comme ouverture et introduction - comme si on le pouvait! - et qui pour cette raison ne veut pas admettre ce qui existe réellement. Comme il veut suivre Dieu, il veut aussi entendre la voix de Dieu, savoir à quoi elle ressemble. Il ne lui suffit pas d'avoir reçu dans la prière certitude et paix; il pense qu'il doit entendre en termes exprès comment Dieu lui dit personnellement : "Toi, suis-moi". Et vient alors l'instant dangereux : parce que l'agrément de Dieu à la voie que l'homme souhaite pour lui-même n'arrive pas, il devient indifférent et il ne voit plus que ce que lui attend. Si Dieu se soumettait finalement à son attente, il serait de nouveau libre pour lui (pense-t-il). - C'était des prêtres, en partie aussi des séminaristes, qui étaient tous sur le point d'abandonner. Chez les séminaristes, quelques-uns étaient pleins d'espérance joyeuse pour l'avenir parce qu'ils ne voulaient pas devenir comme les autres. Mais ils prennent trop à la légère leur situation; ils n'effectuent pas leur conversion; ils la repoussent pour le moment où ils auront charge d'âmes et où ils ne seront plus traités comme des enfants. Ils font partie de ces gens qui ne connaissent pas le moment présent mais qui attendent l'avenir. Et demain ils diront : "Si seulement je l'avais su plus tôt".

 

17. Le livre de tous les saints

 

3 septembre - Nous visitons la cathédrale de Strasbourg. Adrienne part en avant vers une chapelle latérale sur la gauche. Une modeste statue de Jeanne d'Arc. Adrienne pense : celle qui a sauvé la France. Au même instant arrive saint Ignace et il commence avec elle une conversation sur le courage. Le courage d'obéir. Le courage de suivre les voix. Le courage de faire avec son corps ce qu'on ne fait pas. Une femme qui se conduit en homme, le sujet qui prend la tête, quelqu'un qui laisse tout à fait infléchir par Dieu ses aptitudes et ses dispositions normales, qui passe outre aux différences de rang. Une jeune paysanne qui devient général, une fille qui prie et quémande, et qui devient celle qui donne des ordres. Cela, dit Ignace, c'est la véritable obéissance qui s'appuie sur celle de Dieu qui est devenu homme. On pourrait considérer l'action de Jeanne comme l'action de l'obéissance par excellence et développer aussi à partir de ce centre l'amour, la véritable pauvreté, l'authentique chasteté. - La petite Thérèse, elle, incarne la petite obéissance quotidienne, humainement non héroïque mais divinement héroïque. Mais toute obéissance chrétienne, qu'elle soit qualifiée ou non d'héroïque, est insérée dans l'obéissance du Fils; de là, elle se déploie dans le monde jusqu'aux extrêmes : ici elle semble n'être "rien du tout" (le "chapelet bruyant" dans la chapelle de la petite Thérèse), là elle semble "énorme" (chez Jeanne d'Arc). ( N.B. Cette note pourrait être ajoutée aux tableaux de Jeanne et de Thérèse qui se trouvent dans le "Livre de tous les saints").

 

18. Les grandes dictées : autres textes de l’Écriture

 

10 octobreAdrienne au sujet de la dictée de l'épître aux Philippiens : Quand je dicte, je vais en un lieu très précis où je me fatigue. Où il y a une tension de l'esprit que je ne peux pas fournir moi-même. Elle est fournie, mais en faisant appel à toute ma force spirituelle. Non comme si j'attribuais à celle-ci une valeur très importante, très positive, mais elle est un tout, mon tout. Naturellement, c'est "inspiré", et rien n'est forcé. - Supposons deux amoureux : en raison de son amour, l'un peut avoir l'inspiration de donner à l'autre un baiser ou de renoncer pour lui à un petit quelque chose ou bien aussi de donner sa vie pour lui. Et peut-être qu'il ne l'aime pas davantage quand il donne sa vie pour lui que lorsqu'il lui donne seulement un baiser. Ce qui importe, c'est l'amour, et viennent alors les trouvailles de l'amour. - Dans les dictées, ce qui est important, c'est l'Esprit. Et l'Esprit se sert de moi. L'amour demandera à l'autre des choses qui lui sont possibles en quelque sorte; il ne va pas lui arracher de manière explosive ce que l'autre veut lui offrir; il ne va rien revendiquer d'insensé, mais seulement ce qui est possible et utile pour l'amour. Mais même quand l'amoureux accomplit le plus grand acte d'amour, l'amour sera encore toujours ce qui est plus grand que tout acte. Quand il s'agit de l'Esprit, il requiert en quelque sorte de moi ma collaboration jusqu'au point où je peux aller, mais alors il complète. - Entre amoureux, le baiser peut passer pour la plus haute expression de l'amour; ou bien si l'un prête à l'autre une petite somme, celle-ci peut être "tout" parce que peut-être il n'en avait pas plus de disponible. Celui qui aime considère comme parfaits ces actes de l'aimé. De même l'Esprit accepte le peu que l'être humain est en mesure d'offrir pour qu'il le complète ensuite. Il conduit comme l'amour conduit les amoureux. Et maintenant c'est très difficile à expliquer; cette conduite peut aussi être telle qu'elle mène à quelque chose de plus grand : l'amoureux comprend que l'aimé requiert davantage, et il obéit et il accompagne. De même la conduite de l'Esprit peut aussi être telle qu'elle mène à quelque chose de plus grand; et je ne veux pas distinguer si c'est le sien ou le mien. Sans doute le sien en moi et avec moi. - Toujours quand je dicte maintenant arrive une parole qui exige. Vous dites : Aujourd'hui nous faisons tel verset. Ceci est dit avec la responsabilité de la mission et dans l'amour. Et je réponds en quelque sorte avec la même responsabilité pour la mission commune. - Paul? Pour la dictée concernant l'épître aux Philippiens, il n'est pas là. Ou bien il est certes là dans ses mots, mais jamais encore ses mots ne furent aussi isolés, et on doit en faire dans l'Esprit ce qui est requis par l'Esprit. Pour l'épître aux Éphésiens, il était davantage présent. Pour l'épître aux Corinthiens, souvent nous avons dû l'écarter, il y avait parfois un véritable combat avec lui. Si je peux me permettre, je dirais : pour l'épître aux Éphésiens, c'est lui qui l'a emporté; pour l'épître aux Corinthiens, c'est nous deux qui l'avons emporté en quelque façon; et ainsi cette épître aux Philippiens est maintenant devenue possible. Cela ne vaut pas naturellement pour l'ensemble, ce serait absurde de dire cela. Mais cela caractérise cependant les différences. - Pour la dictée actuelle, le sens de la réalité de la vie quotidienne ne disparaît que rarement. Au milieu de la dictée, la pensée peut me venir que je ne dois pas oublier ceci et cela, que je dois écrire cette lettre, etc.

 

19. Autres œuvres

 

Début de 1950 - Adrienne dicte la "Vie de Marie dans la prière" (qui sera reprise dans Le monde de la prière, p. 86-110). En dernier lieu, le passage sur la prière de Marie à sa mort. La voix d'Adrienne se fit alors de plus en plus basse et lointaine, les pauses s'allongèrent, ce fut comme si elle était elle-même à la mort. Quand elle eut fini, elle eut le plus grand mal à revenir à la vie. Elle venait de très loin. "Il serait beau de mourir ainsi. La Mère vous entraîne avec beaucoup de force".

 

Du 8 au 16 septembre nous sommes à Cassina où virent le jour "Élie" et de grandes parties de la "Mystique objective".

 

Pour une pause à la fin de cette année 1950

 

Le P. Balthasar doit quitter Bâle. Il loge à Zurich, il ne va à Bâle que deux après-midi par semaine (Cf. ci-dessus § 10. Adrienne et le Père Balthasar, Début janvier).

 

Il serait intéressant de faire le relevé systématique - année après année, d'après le "Journal" - des œuvres d'Adrienne avec la date de leur élaboration et la date de leur publication. Et mettre en parallèle toutes les publications (articles et livres) du P. Balthasar pour la même période.

 

Le Johannesverlag (Éditions Saint-Jean) fut fondé à Einsiedeln en 1947, d'abord pour la publication des œuvres d'Adrienne (Cf. L'Institut Saint-Jean, p. 90,n. 151).


 

1951


 

Pour l’année 1951, le « Journal » du P. Balthasar compte 24 pages (Erde und Himmel III p. 89-113).

 

3. Souffrances imposées et souffrances spontanément offertes, stigmates, « trou », désolation

 

Les notes du Père Balthasar pour la Passion de 1951 se trouvent dans « Kreuz und Hölle » I, p. 282-293.

 

7. Matériaux pour l’intelligence de la foi

 

2 février Le domaine humain et le monde de Dieu – Péché et péché originel.

1er marsLa prière de Marie.

PâquesPâques et Ascension.

25 avril Angoisse devant la mort et le néant.

PentecôteL’Esprit Saint.

Juin - Les inspirations.

Avent - Pendant que Marie attend son enfant.

8 décembreLe mystère de la conception immaculée de Marie.

Noël - L’enfance et la croissance du Fils de Dieu.

27 décembreLes saints Innocents.

 

9. Adrienne elle-même. Adrienne devant Dieu, sa prière, sa mission

 

Janvier 1951 - Adrienne : Je connais des formules qui sont vraies : Dieu est grand, Dieu est bon. Je peux dire aussi des choses qui sont subjectivement vraies : j’aime Dieu, j’aime prier Dieu. Restons dans la prière, c’est le meilleur exemple. Vous me demandez à quelle sorte de prière je pense alors : prière liturgique, prière vocale, méditation? J’essaie de répondre d’une manière vraie et je dis : j’ai très peu de contact avec la prière liturgique; toute prière qui est authentique m’est chère, mais peut-être que la prière liturgique est ce qui m’est le plus étranger. Il arrive alors que je suis transportée en un lieu où se déroule une prière chorale. Et je suis là extrêmement heureuse. Autour de moi, des psaumes sont chantés, je prie peut-être quelque chose d’autre, mais avec la conscience de faire partie du chœur, avec la conscience que les prières se complètent et s’enrichissent réciproquement ; j’expérimente par là une nouvelle dimension de la vérité de Dieu. Et ma première affirmation, que j’aime prier, a tout d’un coup reçu un autre visage. Je ne savais pas du tout qu’on pouvait tellement aimer prier. La vérité du fait que j’aime prier a beaucoup de visages. Tantôt j’aime prier devant le Saint-Sacrement exposé, tantôt devant le tabernacle fermé. Tantôt je peux laisser tomber tous mes soucis pour n’être qu’à Dieu, tantôt j’ai besoin justement de mes soucis pour prier avec eux. Tantôt je m’entretiens avec un saint dans la prière, et il sert alors en quelque sorte de pont vers le tabernacle. Il voit Dieu, et mon champ visuel atteint le saint qui voit Dieu. La vérité de la prière a pour moi beaucoup de visages, mais j’apprends par là que cette vérité est infiniment plus grande et plus riche que ce que j’en expérimente, même là où elle me comble totalement.

 

Carême Adrienne est très fatiguée. Des hommes indifférents et des broutilles. Dans la lassitude, une nervosité qui n’est nerveuse que physiquement. Quand Adrienne rentra chez elle et qu’elle voulut se reposer, Werner se présenta avec diverses demandes. Quand il fut parti, elle se mit à pleurer par pur épuisement, sans tristesse. Ignace apparut alors et dit à peu près ceci : C’est déjà très beau qu’une personne soit intérieurement si sereine et si forte qu’elle peut vaincre la lassitude physique et les souffrances. Mais Dieu a aussi doté le corps de nerfs qui peuvent un jour être « à bout ». Adrienne : Folie? Ignace : Pas du tout, c’est la nature qui se venge d’avoir été physiquement surmenée. Cela aussi on doit en avoir un jour fait l’expérience; cela reviendra. – Il a été fait en sorte aussi que durant les sévères exercices de pénitence qu’Adrienne a dû accomplir, elle n’ait pas pu prier. Il devait aussi être démontré que celui qui ne prie pas lors d’une grande lassitude fait nécessairement l’expérience que la nature garde une importance démesurée. Aucun de ceux qui possèdent une authentique mission n’a le droit de tomber dans cet état. Qui a une mission possède aussi ce qui est nécessaire pour vivre dans une certaine harmonie avec ce qui est exigé. Si la nervosité s’accroît outre mesure – autrement que d’une manière transitoire actuellement chez Adrienne -, elle devient destructrice.

 

25 avrilAdrienne : Ce que Dieu requiert de tout être humain, c’est l’amour et l’obéissance; et aussi, en plus, quelque chose de particulier. Il m’a conduite personnellement, il n’a cessé de me libérer de situations impossibles. Il ne m’a pas seulement conduite du péché à la confession, il m’a aussi conduite sur le chemin de la mission en me retirant de mes égarements. Il m’a donné des tâches très précises, à moi, Adrienne : une fondation, un message, également toute une attitude. Il y eut des moments où Dieu voulait que nous soyons des enfants pour jouer dans son jardin avec la Mère de Dieu et les saints. Et ensuite, que nous soyons de grands enfants qui ont beaucoup à apprendre pour parvenir à un engagement total en faveur de quelque chose qui avait été prévu d’avance par lui. Et nous devons subir un examen rigoureux; et il a voulu alors que nous allions là où il n’y a pas de saints et que nous transmettions, sous une forme compréhensible pour beaucoup, ce que nous avions appris au ciel et aussi ce que nous avions appris dans la foi.

 

6 décembreAdrienne : Quand on se trouve comme moi devant de si belles roses, on pense sans cesse à celui qui les a données. Et là, au mur, le tableau de la mer est si vivant avec son eau, qu’on pense à la Bretagne; on voit devant soi la mer et la création de Dieu tout entière, et il n’est pas difficile de trouver et de chercher Dieu en toutes choses. On n’a pas besoin de se donner du mal pour cette recherche, on est porté vers Dieu, et quand on a trouvé, cela se transforme tout de suite en amour – pour Dieu et pour les hommes – et en prière. La beauté des choses a forcément pour le croyant l’effet de le diriger vers Dieu, de faire sourdre la prière. Peut-être les mystères joyeux du rosaire, une méditation de la joie de Dieu en lui-même et en sa création. C’est pour Dieu une joie de savoir qu’il y aura dans son monde une fleur comme cette rose devant moi. Qu’elle répandra ce parfum. Comment Dieu ne serait-il pas déjà ivre de joie à l’avance en y pensant? Et que pourrait-il faire d’autre que de créer l’homme pour que lui aussi ait part à cette joie en ce monde? On comprend, à partir d’une fleur, que c’était la volonté de Dieu que l’homme aussi soit beau, l’être le plus beau du monde, en son corps et en son âme.

 

10. Adrienne et le Père Balthasar

 

Janvier 1951 - Le P. Balthasar a donné des conférences en Allemagne : Fribourg, Bonn, Walberberg, Cologne, Düsseldorf, Hanovre, Hambourg, Kiel, Göttingen, Marburg, Heidelberg, Baden-Baden. A son retour, Adrienne lui dit : La semaine dernière, j’ai souvent prié pour vous, pour vous accompagner, surtout le soir, pendant vos conférences. Pendant ce temps-là, souvent j’ai fait un travail manuel, souvent aussi je n’en ai pas fait… Je vous ai vu, non pendant vos conférences, bien que ce fût mon intention d’accompagner des conférences de ma prière, de jeter toutes mes forces dans votre action. A la place de cela, je vois que vous vous trouvez avec votre mission en un lieu où votre sécurité est totale : en Dieu; que votre conférence actuelle est sans doute un épisode qui n’a pas le droit d’échouer; mais alors si je voulais augmenter la pression d’un pneu et le gonfler, Dieu me montre que l’essentiel, c’est le moteur et il me fait entrer dedans… Et c’est justement de cette manière qu’on reçoit dans la prière une joie toute nouvelle.

 

Semaine de Pâques – Le P. Balthasar : Adrienne m’aide comme d’habitude pour la retraite des étudiants à Einsiedeln.

 

25 avrilAdrienne avait promis autrefois de prendre sur elle une mort difficile. Maintenant, dans le « trou », elle dit : « Je ne suis plus disposée à la prendre sur moi. Quand, en 1931, j’ai eu une grave pneumonie, tout le monde croyait que j’allais mourir. Vers le matin de la nuit critique, j’ai compris que ce n’était pas encore pour cette fois-là. Et j’ai pleuré comme jamais dans ma vie parce que je ne voulais pas mourir une fois encore, ne pas passer une fois encore par tout le combat indécis entre la vie et la mort. Tout aurait pu être si bien terminé dans cette maladie ». – Mais cette fois-ci, elle ne veut pas mourir; elle ne sait pas si elle voudrait continuer à vivre. Mais mourir et paraître devant Dieu avec toutes ces tâches qu’on laisse sans les avoir réalisées, ces tâches que Dieu nous avait données en si grand nombre pour qu’il en tire au moins quelque chose : pas cela! Aucun talent qu’on aurait fait se multiplier de la manière qui convenait! Vous m’avez appris ces dernières années à ne pas me donner de l’importance, à faire sans réfléchir ce qui semble commandé ».

 

Fin juilletParis.

 

Août Saint-Quay (en Bretagne).

 

12. « Voyages »

 

Semaine de Pâques Durant cette semaine, Adrienne participa constamment à des confessions dans le monde entier. « La confession ne m’a pas quittée de toute la semaine. Dans la confession, je ressens toujours ceci : on dit quelque chose et on espère par là que le confesseur voit qu’il y a davantage au-delà. Je ne sais pas pourquoi nous vivons dans un monde où on ne trouve jamais le mot juste. Je connais chaque péché, mais au moment où commence la confession, je reçois part à un autre monde où tout paraît tout autre. On est emporté inexorablement de ce qu’on a fait subjectivement à ce qui existe objectivement, et parce que ceci est infiniment plus grand, le tout est très difficile à exprimer ».

 

19. Autres œuvres

 

Carême1951 - Durant le carême Adrienne dicte le petit livre sur la mort (« Le mystère de la mort »).

 

25 avril - Sur les souffrances de mission, faisant suite à la « Mission des prophètes ». Quand Dieu crée les missions des prophètes, il regarde le Fils. Le destin du Fils jusqu’à la croix lui est alors présent par avance. L’envoi en mission des prophètes par le Père est comme un aspect de sa présence auprès du Fils durant sa vie terrestre.

 

Août - Saint-Quay. Travail aux « Portes de la vie éternelle ».

 

Pour une pause à la fin de cette année 1951

 

Parmi tous les livres qu’elle lisait, Adrienne appréciait en particulier « Queffelec parce que, de tous les paysages, elle aimait par-dessus tout la mer, et précisément celle de Bretagne où nous avions passé à trois reprises nos vacances ; elle pouvait, pendant des heures, rester sur sa chaise longue au bord de la mer sans se lasser du jeu des vagues, de leur flux et de leur reflux, et du jeu de la lumière. De toutes les œuvres de la nature, c’est dans la mer que Dieu était pour elle le plus présent ; elle aimait moins la montagne » (Cf. Adrienne von Speyr et sa mission théologique, p. 31).


 

1952


 

Pour l’année 1952, le « Journal » du P. Balthasar compte 22 pages (Erde und Himmel III p. 114-136).

 

3. Souffrances imposées et souffrances spontanément offertes, stigmates, « trou », désolation

 

Les notes du Père Balthasar pour la Passion de 1952 se trouvent dans « Kreuz und Hölle » I, p. 294 -301.

 

6. L’enfant

 

26 avril 1952Ignace : sa position vis-à-vis de nous. « Saint Ignace – qu’on trouve à tous les coins de rue -, on le rencontre parce que, dans sa responsabilité à notre égard, il a repris quelque chose de ce que le Fils exprime en tant que Parole vis-à-vis du Père. Naturellement on ne doit pas presser le parallèle. Cela veut seulement dire qu’Ignace assume pour nous le lieu de l’extension. Certes quand le Père entend le Fils, il entend dans sa parole ce qu’il veut entendre, ce qu’il aime, ce qu’il espère (si on peut parler d’espérance en Dieu). Il l’entend exprimé dans la plénitude du Fils, qui est de même nature que lui. Quand Ignace par contre nous dit quelque chose, il nous fait entrer au plan de l’éternité qui est le sien : celui du silence éternel et de la parole éternelle, sans que nous puissions saisir réellement ce plan, mais de telle sorte que nous devions recevoir ses effets comme croyables et les utiliser dans la foi, de manière à ce qu’il retrouve en nous la parole qu’il a exprimée. – Il y a là quelque chose de singulier : quand il s’agit de la fondation, nous avons le sentiment de voir quelque chose : quelques filles; et le sentiment de ne pas voir quelque chose : les fils. Et pourtant les deux se trouvent pour saint Ignace sur le même plan, qui est pour lui évident, le plan de son existence en Dieu. Une partie est déjà devenue en quelque sorte parole et réponse, l’autre partie se tient encore dans son silence. Mais en Dieu parole et silence sont un, comme le présent et l’avenir, comme l’exigence et l’obéissance. – Adrienne, de la part de saint Ignace sans doute : le P. Balthasar doit continuer tranquillement. La Parole de Dieu existe aussi quand elle se fait discrète. Il y a des semences qui lèvent tout d’un coup, d’autres très lentement. Et les semailles du P. Balthasar lèveront bien, belles et riches, mais il ne doit pas vouloir calculer les temps des semailles; la loi de la croissance est cachée en Dieu, elle est remplacée par l’amour et c’est sur lui qu’il doit compter. Le Seigneur prend soin de tout, et Ignace se tient auprès du Seigneur pour nous.

 

7. Matériaux pour l’intelligence de la foi

 

1er janvierLe circuit trinitaire – La circoncision du Seigneur.

Épiphanie – Le sens de l’Épiphanie.

31 maiSur la confession.

Pentecôte Sur l’Esprit Saint.

Christ-Roi – Sur les fêtes chrétiennes – Sur la prière.

 

9. Adrienne elle-même. Adrienne devant Dieu, sa prière, sa mission

 

26 avril 1952 Adrienne, de la part de saint Ignace  sans doute : le P. Balthasar doit continuer tranquillement. La Parole de Dieu existe aussi quand elle se fait discrète. Il y a des semences qui lèvent tout d’un coup, d’autres très lentement. Et les semailles du P. Balthasar lèveront bien, belles et riches, mais il ne doit pas vouloir calculer les temps des semailles; la loi de la croissance est cachée en Dieu, elle est remplacée par l’amour et c’est sur lui qu’il doit compter. Le Seigneur prend soin de tout, et Ignace se tient auprès du Seigneur pour nous.

 

Avant la PentecôteAdrienne : Souvent dans la prière on est interrompu par un motif extérieur : on est dérangé, on doit terminer un travail ou on est trop fatigué. On s’engage alors dans un monde clos de réflexions, de raisonnements, d’attentes. Et tout d’un coup on se souvient qu’on a le droit de prier et, pour un instant, tout le reste disparaît. La prière nous envahit de tous côtés comme le parfait rafraîchissement de l’esprit sans qu’on ait contemplé quelque chose de particulier, sans qu’on y ait pensé, ni même sans qu’on ait eu un thème précis de prière. C’est simplement le monde de Dieu qui fait irruption dans le monde de l’homme, qui fait sentir qu’on est un être humain et qu’on a un corps et des sens, qu’on est et qu’on signifie quelque chose qui a le droit de vivre dans l’amour de Dieu, et qui fait maintenant l’expérience d’être immergé dans le monde de Dieu. Peu à peu quelque chose se fait jour : ou bien on prie avec le coeur ou les lèvres dans une intention précise, ou bien on entend quelque chose, ou bien on trouve une nouvelle prière, ou bien on en dit une très ancienne… Et on voit que le monde où l’on était auparavant et qui semblait très éloigné de tout divin n’en était quand même pas tellement exclu. Il pouvait sans doute paraître pour quelques instants comme coupé de Dieu. Mais ensuite la grâce du bain de prière est si grande qu’on sait qu’on a le droit de demander, d’adorer, de se reposer, on peut tout en quelque sorte, inséré dans ce qui est offert et qui dépasse tout ce qu’on pouvait attendre ou chercher. C’est un bonheur inouï qui dépasse toute espérance et qui n’a de place que pour la béatitude. – Adrienne : Étrange que souvent voir, sentir, entendre, toucher deviennent une perception unique de la beauté. Récemment j’ai eu à nouveau la mer sous les yeux; je cherchai dans des livres ce qu’il y a comme coraux, poissons, plantes aquatiques, mais tout d’un coup ce fut comme si tous les animaux et toutes les plantes et toutes les formes jolies et le jeu des vagues et des lumières provenaient immédiatement des mains de Dieu, comme si la mer elle-même était une main de Dieu infinie qui livrait constamment tous ses secrets pour réjouir l’être humain. Du plus petit détail d’un coquillage sur le rivage on parvient tout de suite à l’immensité de Dieu. On se sent parfois proche du panthéisme, et pourtant Dieu reste le Dieu Trinité, il engendre le Fils et fait procéder l’Esprit, et il reste ce qu’il est. – Et à travers toutes ces choses la prière conduit à lui, on voudrait retenir des mots et des contours, mais cela nous immerge dans une plénitude; on voudrait partager avec d’autres, mais les mots ne sont pas à la hauteur.

 

10. Adrienne et le Père Balthasar

 

Après Pâques 1952Au retour de Paris. (N.B. Le P. Balthasar et Adrienne semblent avoir été ensemble à Paris). Adrienne : Dieu donne certaines forces épuisables ou déjà épuisées, qui font partie de la nature; elles diminuent par la maladie ou par un usage ordinaire. Mais il donne aussi la foi. Non seulement cette foi qu’on possède comme créature fatiguée; Dieu peut aussi mettre à notre disposition dans une mission la foi agissante d’un autre si bien que celui qui est épuisé reçoit tout d’un coup de nouveaux afflux, de nouveaux accroissements, de nouvelles possibilités d’action. Il peut parfois accorder ces forces de telle sorte qu’elles jouent en certaines limites; on pourrait presque calculer jusqu’où elles vont. Mais il peut aussi les donner autrement, dans une sorte de vague : cela suffit pour la première chose; après, on verra… Il en fut ainsi pour ce voyage. Dès le départ, je sentais que vous disposiez d’un bien que Dieu avait préparé pour vous afin que le tout soit réalisable dans le cadre de certaines occasions, que vous ne connaissiez pas, mais auxquelles cependant vous teniez. On sait qu’on part en voyage et qu’on reviendra; entre deux se trouvent des possibilités de joie, de travail, d’impressions, de parole, qui seront mesurées minute après minute. Non seulement de la part de Dieu de manière immédiate, mais aussi par le moyen de l’unité de notre mission. Maintenant je sais de manière neuve et tout à fait précise ce que veut dire la communion des saints : elle ne s’exprime pas seulement dans la prière, elle peut prendre dans la vie quotidienne des formes très concrètes. Beaucoup de ce que Dieu donne est offert à quelqu’un d’autre dans l’obéissance et dans l’amour. On peut demander à un saint : Aide-moi à aller plus loin quand je n’en peux plus. Mais on peut aussi recevoir de lui simplement ce qu’il communique.

 

26 maiAdrienne lit des lettres de Goethe, dont celles à Lavater. Position de Goethe : Ton Dieu, je ne le comprends pas, mais une amitié me lie à toi en tant qu’homme, rencontrons-nous humainement. Adrienne à ce sujet : Il serait étrange qu’on puisse diviser ainsi en deux la création : une partie inférieure qui ne dépendrait que de la raison – un amour sensible ou réfléchi ou aussi un amour de charité, qui maintient les relations entre les hommes – et une partie supérieure où on laisserait aux croyants individuellement leur accès à Dieu et au ciel, donné à eux personnellement. Ils adoreraient Dieu là-bas et redescendraient ensuite à des heures déterminées pour rencontrer les hommes en se débarrassant de Dieu. Naturellement cela ne va pas de cette manière. Je méditai un peu là-dessus et je dis un Notre Père. Quand je fus à « Pardonne-nous nos offenses », je pensai : J’espère être dans la volonté de Dieu et ne tromper personne. Humainement bien sûr, on devrait toujours faire plus. On devrait peut-être aussi mieux connaître la Parole de Dieu. Je remarque que vos réponses proviennent toujours de la Bible, que vous rattachez si bien toute votre mission à la Parole de Dieu qu’aucune inquiétude ne peut nous saisir. Et je peux vous parler dans la perspective de l’Ecriture. La conversation véritable entre croyants responsables ou entre deux envoyés se déroule toujours en passant par l’Ecriture Sainte. Chercher à comprendre Lavater en dehors de l’Ecriture, cela reviendrait à le dépouiller de ce qu’il a de meilleur. Quand deux chrétiens ont entre eux toute l’étendue de l’Ecriture, il peut y avoir peut-être entre eux des brouilles passagères, mais pas de malentendus profonds parce que en Dieu règne toujours la communication. Cela exclut radicalement les « offenses » si répandues d’ordinaire et souvent si mesquines.

 

22 maiAscension. Adrienne : Il arrive souvent la nuit maintenant que quelque chose me réveille : ou bien par une vision ou bien dans une vision. Ce qu’alors je perçois ou vois me paraît sur le moment totalement neuf. Cela me remplit de béatitude, j’y réfléchis un court instant pour bien retenir et pouvoir vous en parler. Vous savez bien que je voudrais toujours tout vous dire, et quand c’est dit, c’est pour moi terminé; et par la suite, la plupart du temps, je n’en sais plus rien. Mais vient ensuite le jour : le matin, je suis si fatiguée que je dors; et l’après-midi aussi je suis fatiguée. Souvent vous êtes absent, je devrais prendre quelques notes, et puis beaucoup se perd. Autrefois je voulais utiliser chaque minute pour raconter, maintenant je suis simplement trop fatiguée pour cela. Peut-être devriez-vous m’interroger davantage. Et puis je ne sais simplement pas si les choses sont réellement aussi neuves qu’elles me le paraissent la nuit. Dans le feu de l’enthousiasme, j’en arrive chaque fois à connaître des choses nouvelles qu’on n’a jamais sues, souvent à un niveau à peine accessible à la parole. « Est-ce réellement possible que ce soit si beau! » Et quand ensuite j’essaie de l’exprimer, pour moi-même d’abord toute seule, les mots me semblent tellement faibles.

 

Fin juilletParis.

 

Début aoûtLe Pouldu en Bretagne. (N.B. Le P. Balthasar a sans doute été avec Adrienne à Paris puis en Bretagne). Adrienne se délecte de la plage merveilleuse. – J’ai maintenant aussi une chambre Place de la cathédrale où je peux parfois passer la nuit.

 

23 aoûtAdrienne me réveille la nuit à deux heures et demie en frappant avec insistance. Quand j’arrive auprès d’elle, elle est toute perdue mais tout à fait calme, elle a les plus fortes douleurs au coeur et des crampes aux membres par suite d’une mauvaise circulation. Je dois l’aider à voir clair. Elle voudrait que nous partions en voyage. Elle doit absolument partir et elle ne peut le faire seule. Il lui est impossible même de mettre ses bas. Et on doit tout prendre avec nous, voir pour les trains, ne pas oublier le parapluie s’il pleut… Elle doit quand même maintenant aller chercher les enfants afin que cet Ordre enfin commence, il y en a beaucoup plus que je ne le pense. Elle doit aller les chercher pour que je me réjouisse des communautés. Elle cite le Seigneur qui s’en va : « Afin que votre joie soit parfaite ». Mais elle veut mettre ce voyage totalement entre mes mains. – Je cherche à l’apaiser, ce qui se fait lentement; elle revient insensiblement à une conscience « normale »; entre deux viennent des souvenirs d’enfance, mille petits soucis pour des personnes : elle doit envoyer des fleurs à sa tante et envoyer Line à Angèle et noter ce que Line doit emporter pour les enfants. – Pour la première fois, je vois clairement que je devrais prendre part à la mort d’Adrienne, ce qui d’ailleurs était prévisible depuis longtemps.

 

25 aoûtJ’ai appelé Ignace parce que je pensais qu’Adrienne allait mourir cette nuit puisqu’elle parlait toujours de « partir ». Ignace dit : Au fond, c’est davantage une conséquence physique de sa maladie qu’autre chose. Durant les deux dernières nuits, ce fut surtout la « fuite dans le voyage », typique des cardiaques; mais à ce côté physique s’est ajouté le sentiment de devoir agir, et ce sentiment doit lui être laissé quelque temps. Jusqu’à l’heure où les décisions tomberont vraiment. Pendant qu’elle était toute perdue, elle a dit naturellement des choses qui ne sont pas sans importance. Quand elle sera remise, des parties en resteront qui s’inscriront dans un ensemble qui sera visible dans quelques semaines. Il n’est pas question qu’un voyage soit entrepris tout de suite. Certaines choses qui lui arrivent la nuit devront être utilisées dans la mesure où elles expliquent ce qui devra être fait à Paris, à Vienne et en Allemagne. – Moi : Davantage au grand jour? Ignace : Là où c’est possible, la faire inviter pour une conférence, écrire davantage d’articles, publier de petites choses. Afin qu’elle ait davantage de présence. Mais pour le reste, ne pas entreprendre de grandes choses, ne pas se laisser décourager; tout va son chemin même si en attendant il n’est pas visible, souvent c’est la demi-obscurité. Le père aime et bénit ses enfants.

 

11. Messe et communion

 

22 septembre 1952 Adrienne : Parce qu’on ne sait jamais d’avance le moment, on ne peut rien calculer. Parfois c’est très tôt le matin, d’autres fois je communie à votre messe, souvent aussi je suis présente durant toute votre messe. Je prie avec vous pendant que vous entrez à la chapelle sans que pour autant je quitte tout à fait ma chambre, mon lit. Ce genre de prière peut durer toute la messe jusqu’à l’instant de la communion; à ce moment-là, il n’y a plus qu’une chose qui est actuelle : la réception du pain présenté par le Seigneur et cela, dans la « communio sanctorum », dans une présence de votre chapelle ou de l’église comme un tout. Souvent je peux voir les autres personnes qui sont à votre messe ainsi que leurs manières. Mais vraisemblablement je ne pourrais jamais dire si c’est la troisième ou la septième hostie qui m’est présentée. Il y a là une limite qui n’est pas franchissable. Je n’ai jamais essayé non plus de la franchir : il y a des choses que je ne pourrais dire que si j’avais été présente en chair et en os.  – Ceci est l’une des possibilités. D’autres fois, je dis entièrement avec vous les prières de la messe. C’est alors à ce qui est liturgique que je participe. D’autres fois encore, je ne fais que communier à votre messe sans que je fasse attention au lieu, sans savoir si c’est telle ou telle église; cela arrive presque par hasard juste à l’instant même. D’autres fois encore, comme je vous l’ai déjà dit, des anges viennent très tôt le matin et m’apportent la communion. Il arrive souvent aussi que je n’ai pas dormi de la nuit, pas tellement parce que j’aurais été mal ou parce que j’aurais été enlevée ici ou là, mais simplement parce que j’ai prié tout le temps; je reçois alors la communion à l’intérieur de cette prière. Il peut y avoir ensuite une action de grâces normale, ou bien la prière et la méditation continuent avec le thème de la communion ou quelque autre thème donné. D’autres fois encore, je communie dans toute une assemblée de gens que je ne connais pas, dans une église étrangère, dans un milieu étranger, en un lieu dont on n’a qu’une vague idée ou bien même pas du tout, ou bien aussi en un lieu qui est tout à fait familier. – Parfois la communion a lieu de telle sorte que l’hostie est présentée visiblement et on la reçoit de manière sensible; d’autres fois, pas du tout. Il y a là une hostie et je sais : « communion » ; mais tout est déjà tellement reçu et accompli qu’on vit dans le « fruit de la communion« , dans la conscience d’avoir communié. Bien que cette expression ne convienne pas tout à fait. Comme une prière qui vous est donnée dans la plénitude sans qu’on ait besoin de dire des mots; on ne fait que percevoir le sens.

 

12. « Voyages »

 

31 mai 1952 - Adrienne fait ce qu’elle appelle des « voyages de confession ». Dieu donne sans doute ces bénédictions de confession et de volonté de se confesser à tous ceux qu’on rencontre justement en « voyage ».

 

19. Autres œuvres

 

Début août 1952 - (Le P. Balthasar est en vacances avec Adrienne en Bretagne). Les conditions de logement à l’hôtel sont si insuffisantes que peu de choses seulement peuvent être dictées. En août- septembre naît « Das Licht und die Bilder » (La lumière et les images). Le livre sur « La face du Père », commencé en avril, a été terminé en juillet.


 

1953


 

Pour l’année 1953, le « Journal » du P. Balthasar compte 21 pages (Erde und Himmel III p. 137-158).

 

3. Souffrances imposées et souffrances spontanément offertes, stigmates, « trou », désolation

 

Les notes du Père Balthasar pour la Passion de 1953 se trouvent dans « Kreuz und Hölle » I, p. 302-312.

 

7. Matériaux pour l’intelligence de la foi

 

Nouvelle année Sur l’éphémère.

19 févrierL’harmonie entre la prière et le travail.

24 févrierVision sur la confession et la vérité.

13 mars - Incidences sociales de la confession.

Avant l’Ascension - Sur la place de la descente aux enfers.

AscensionAspects multiples de l’Ascension.

26 octobre - Les effets des sacrements.

 

9. Adrienne elle-même. Adrienne devant Dieu, sa prière, sa mission

 

5 mars 1953Adrienne : Que Dieu accorde de l’intensité à nos rencontres et à celles qui se produisent dans la communauté. Que nous ne soyons pas toujours là comme des orants tièdes, mais que nous soyons sérieusement conscients de la réalité de la prière. Que notre prière soit grâce et bénédiction et transmission. – Puis le sentiment d’une présence dans cette prière. Et tout d’un coup la vue du Seigneur. En le voyant, une sorte de choc : « Tu veux cette intensité, parfois tu la donnes si fort qu’aucune joie ne serait plus grande que celle de prier et aucun spectacle plus beau que celui du ciel comme on le voit justement maintenant. Parfois l’intensité est moindre, et alors ce n’est pas que le Seigneur lui-même imposerait une limite, comme s’il voulait une distance, mais c’est comme si on recevait dans d’autres personnes la teinte et la qualité et la hauteur de leur prière, comme si on devait prier comme eux-mêmes pour rester avec eux dans une communion en eux provenant de l’intérieur plus que de l’extérieur. Et alors le problème : qu’est-ce qui provient de l’intérieur et qu’est-ce qui provient de l’extérieur? Souvent on ne sait pas dans la prière ce qui est céleste en elle et ce qui provient de la terre, mais il y a aussi d’autres prières où la grâce se répand si exactement qu’il ne peut y avoir aucun doute : on est modelé par elle, on reçoit un autre esprit, un autre corps, d’autres mots, qui sont vivants et actifs, qui proviennent du Seigneur lui-même. Il grave en nous sa prière; d’être ainsi gravé peut par moments devenir douloureux – surtout quand c’est une prière pendant le carême ou la semaine sainte – parce qu’on ne la comprend pas, parce que beaucoup de choses sont nouées, parce que d’autres choses qui vous semblent étrangères sont imprimées de force comme si étaient employés des mots dont nous ne comprenons pas le sens. Et tout d’un coup ces mots peuvent de nouveau être si clairs et si brûlants qu’ils sont comme un modèle : c’est ainsi que j’aurais voulu prier, je n’en ai pas été capable, le Seigneur m’en a fait cadeau; c’est par son cadeau que j’apprends le souhait que j’avais. – Ou bien on prie avec une demande : toi et lui et cet autre là devraient quand même… – je pourrais peut-être continuer avec orgueil – : mieux prier! On doit alors prier avec les mots qu’ils emploient. J’aurais peut-être aimé faire l’expérience d’une grande effusion du coeur et, au lieu de cela, je reçois de prier un piètre balbutiement. Et je pensais que les mots tels qu’ils étaient employés étaient tièdes, mais je remarque alors combien ils sont chargés : de mémoire, de soucis, de foi, de confiance. Je ne demande plus que ces gens prient mieux, mais que me soit accordé de prier avec cette simplicité et cette plénitude. Avec tant de foi et tant de paix que ce que j’appelais auparavant intensité était peut-être une manière d’excitation. Ils prient avec assurance et je dois maintenant être reconnaissante de pouvoir prier de la sorte; ce qui devait venir de moi vient maintenant d’eux, de leur simplicité. Je pensais prêter et je reçois un cadeau. – Le Seigneur est là. Il demande que la volonté du Père se fasse. C’est comme s’il couvrait même cette volonté afin qu’aucune sorte de prescience ne soit mêlée à son obéissance, afin que le Père puisse continuellement le surprendre avec ses exigences. Afin qu’il fasse uniquement la volonté du Père et rien du tout en plus. Sur le moment, ce « rien du tout en plus » peut sembler une restriction : ne plus rien faire en voyant tout d’avance, ne plus rien accomplir de convenu, uniquement ce qui est ordonné à l’instant même, rester dans l’ouverture de ce qui peut surprendre. On voit l’amour infini du Fils, qui veut uniquement ce que veut le Père. Il s’astreint autant à ce but unique que s’il était réellement le dernier et le plus petit des valets. S’il peut seulement servir, tous ses désirs sont comblés. Il ne veut rien recevoir que ce qui peut être utile pour ce service. Le service a cette largeur et cette profondeur : le plus grand service, le plus petit service, tout ce qui peut être demandé.

 

27 octobre - A mon retour d’un cours à Kehrsiten, Adrienne raconte ceci : J’ai rendu visite une première fois à Sœur Jolenta; elle était à l’agonie et elle se réveilla. Elle dit : « Voyez ce qui est à faire ». Je ne fis que prier, je ne pouvais rien faire d’autre. Au retour, X. voulait bavarder dans la voiture, mais je voulais être tranquille. Je n’étais pas inquiète. Le lendemain, j’y suis allée encore une fois; j’étais parfaitement d’accord avec elle qu’il serait juste pour elle de mourir maintenant. Et je vécus sa mort avec elle, je l’accompagnai, tout était beau; il ne me vint à aucun moment la pensée de devoir entreprendre quelque chose de particulier. Seulement prier et rendre grâces. Le lendemain, elle était dans l’espace de la mort; je pris encore une fois congé d’elle. Tout est en ordre. – Durant la nuit, je dus me souvenir de l’enfant de Merke. Et me vint alors comme une tentation : Devrait-on intervenir? Qu’est-ce que cela voudrait dire? Presser Dieu de donner un signe. Mais pourquoi devrait-on le faire? La Sœur est en paix, Dieu est content, tout est bien. La nuit suivante, encore une fois la même tentation. Suis-je seulement lâche? Est-ce que je ne veux simplement plus revivre ce que j’ai subi autrefois avec l’enfant mort? A votre retour, toute l’agitation cessa. – Cependant il y a souvent maintenant durant la nuit des états d’agitation de ce genre pour ce qui semble des bagatelles. Comme si je devais briser une coquille d’œuf qui m’encercle, comme si quelque chose devait venir au jour. Mais je ne veux rien entreprendre sans en avoir parlé avec vous. Le lendemain, tout est parti à nouveau et le peu d’apparence de la vie semble être en ordre. Durant la nuit, je demande à Dieu de me montrer le chemin et de me donner un signe s’il veut quelque chose. Le poussin sait quand il doit donner des coups de bec dans l’œuf. Maintenant je ne sais rien. – Non que je sois tentée d’entreprendre quelque chose. De loin la tentation apparaît dans le désert. Mais je ne perçois pas cela tout à fait comme une tentation. Peut-être que Dieu a besoin d’une sorte particulière d’agitation pour un but ou un autre, et peut-être en fait-il quelque chose? Je ne sais jamais non plus jusqu’où on doit se livrer à cette agitation. Souvent elle est si forte qu’elle s’empare de vous, et on ne peut pas dire exactement à quel sujet on s’agite. Souvent il s’agit de personnes qui viennent de mourir. Très souvent ce sont des choses qui ont été mal confessées; dans ces états, la confession joue un grand rôle. Souvent je vois ceci : elles voudraient que cela avance, et rien n’avance. Mais ensuite beaucoup de choses me sont données à voir qui prouvent que cela se prépare. – Auparavant, quand des choses extraordinaires se produisaient, je ne me posais jamais de question. Il s’agissait de choses qui ne me concernaient pas. Vous m’avez dit un jour : Peu importe qui tourne les pages pour le pianiste lors d’un concert. Maintenant, cela peut être parfois comme une tentation : on pourrait disposer d’une force. Mais à peine formulées les expressions : « Puissance de Dieu », et « Moi, je veux en disposer », cela semble totalement absurde. Cependant entre deux il y a comme un petit choc. Cela ne m’a jamais vraiment attiré. – Adrienne : Quand je dis maintenant une prière vocale, un Notre Père par exemple, le contenu de ce qui est prié est toujours présent dans le sens du Seigneur. Il n’y a plus de prière avec les lèvres. La prière méditative se fait à partir de beaucoup d’occasions, souvent par une inspiration à méditer maintenant ceci ou cela, souvent sur une indication de Marie; et alors, depuis de nombreuses années, j’ai toujours la possibilité d’avoir une vision se rapportant à la prière ou à la méditation. Si je veux, je peux voir quelque chose à tout moment. Mais qu’est-ce que cela veut dire : « Je veux »? Pouvez-vous me l’expliquer? Par exemple, je peux vouloir prier de manière tout à fait candide, oui vraiment comme un enfant; et alors, presque sans que je le veuille, m’échappe la demande : « Oh! Prête-moi quand même un peu ton manteau »; et j’ai alors dans la main un pan du manteau de la Mère. C’est sans doute une gâterie? Dois-je en parler? Vous devez quand même tout savoir, tout, tout. Donc, quand j’ai demandé le manteau, avec la meilleure volonté du monde je ne sais plus après coup s’il m’a été donné parce que je l’ai demandé ou si je l’ai demandé parce qu’il m’était offert. Je ne peux pas distinguer, et la plupart du temps ça coïncide pour ainsi dire. Dans des choses de ce genre, je n’ai pas d’initiatives qui ne viennent que de moi. – Hier, alors que j’étais sur la terrasse et que je parlais avec Dieu, la conversation était si évidente que j’étais empêchée « par quelque chose de très fin » de faire quelque chose de marquant : tomber sur les genoux par exemple. C’est souvent aussi « quelque chose de très fin » en ce qui concerne la prière et son exaucement; je peux à peine distinguer les deux. Ou plutôt : au ciel, on peut très bien « coïncider » avec la volonté de Dieu, être d’accord; mais sur terre, en ce qui concerne les signes extérieurs, on doit agir avec circonspection.

 

10. Adrienne et le Père Balthasar

 

Juillet 1953 - Dans le « trou ». Adrienne : Cela commença par une méditation de l’eau sortant de la plaie du côté du Seigneur. La matière n’était pas choisie par moi; j’avais lu seulement quelque chose qui traitait de l’eau et de la plaie, l’occasion était tout à fait superficielle. D’abord ce fut la création et la mer infinie. Puis l’infini de l’eau apparut comme comprimé dans cette goutte d’eau sortant de la plaie du Crucifié pour s’étendre à nouveau à partir de là d’une manière sacramentelle sur tout, sur toute la création. – Puis j’ai prié pour vous et pour les enfants et toute la mission. Et un découragement m’envahit : le peu que je suis encore en mesure de faire; et avec cela toute la tâche se trouve parfois sous mes yeux, et je suis épuisée avant d’avoir fait la moindre chose. Vous disiez bien : « Etre reconnaissante pour ce qui est ». Tout d’un coup se fit entendre alors une voix : « Finalement tout ce qui est va par la croix jusqu’à cette plaie du Seigneur ». Je voulus réfléchir à ceci : peut-on sauter par-dessus la croix pour atteindre cette plaie ou bien doit-on chaque fois faire l’expérience de la croix et de ce qui est le visage de la croix quand elle se trouve là toute nue et qu’on n’y voit plus le Seigneur? – A cet instant, je tombai dans un « trou » concernant le fait de ne plus voir le Seigneur. Ce fut une grande oppression pour tout péché qui couvre le visage du Seigneur, pour toute tiédeur, pour tout ce qui devrait être autrement. Ce qui arriva après, je ne le sais plus que de manière imprécise; je vous ai cherché un instant désespérément : « Lui seul pourrait l’entendre et le comprendre ». Je me trouvais tantôt dans un couloir, tantôt dans un petit studio, tantôt par terre. Et j’étais seule, je ne pouvais plus me relever, ni physiquement ni spirituellement parce que vous n’étiez pas là, je ne pouvais pas sortir du trou parce que je n’étais pas en mesure de vous dire la chose. Puis j’essayai de ramasser hâtivement les mots qui avaient été dits, je ne cessai de dire « eau » et je ne pouvais pas voir les rapports. Puis un instant : maintenant prier et emporter « eau et plaie » dans les mots de la prière… Mais alors on ne put pas prier. Quand je fus libérée du trou, il resta un grand sentiment de vague, le sentiment que les mots étaient restés dans l’eau au lieu de passer à travers l’eau. Je peux bien dire les mots qui font partie de la prière, mais l’eau ne transmet pas le son. – Ce matin, quand vous avez fait sur moi le signe de croix, ce fut pour moi un grand soulagement. Je m’étais un peu précipitée dans l’aventure nocturne, mais je ne crois pas qu’il en soit sorti beaucoup de choses sensées.

 

11 juilletSaint-Quay. Adrienne : Quand nous étions à Paris avec Béguin, j’ai vu, avec la précision d’une révélation : « Ce n’est plus moi qui vis, c’est le Christ qui vit en moi ». Je ne pourrais plus jamais l’oublier, pensais-je. C’est pourquoi toute explication de la relation à Dieu par la psychologie est impossible. Si je cherche à te saisir par ma psychologie, si ce n’est pas toi qui vis mais le Christ qui vit en toi, je ne peux quand même pas me permettre de saisir le Christ en toi, donc de comprendre Dieu, avec ma psychologie. Cette intuition fut accompagnée d’une telle lumière que j’en fus toute secouée. – Hier j’ai pensé aux sacrements et au Thabor. Je voyais la vie dans les sacrements, dans leur prolongement depuis leur institution; et la lumière transparente du Seigneur était la vérité de toute la vie sacramentelle, également le toujours-plus dont on parle toujours sans pressentir ce que c’est. La réalité de Dieu aussi qui est devenu homme, tout ce que nous ne voyons pas du Seigneur parce que cela a ses racines dans le ciel, parce que la pointe du triangle formé par le Père, le Fils et l’Esprit ne touche la terre qu’en un point, sous la forme de la Passion du Seigneur : c’est le Christ qui, avec le Père, déverse l’Esprit et est éternellement auprès du Père.

 

30 juilletLes difficultés de la traduction. Adrienne : J’ai vécu toute une semaine comme un papillon dans sa chrysalide. Durant la nuit j’ai expérimenté des choses à la perfection; des choses sur la prière et les sacrements étaient pour moi totalement claires, j’ai eu part à des mystères qui n’ont pas porté ensuite leur fruit : le jour, j’étais fort loin d’eux et si j’avais voulu en parler je n’aurais eu sans doute que quelques points d’exclamation. Peut-être comme ceci : « J’ai vu comment Dieu est aimé; ou bien ce qu’est le don d’elle-même de la Mère à son Fils; ou bien ce que veut dire l’ardeur de la prière; ou bien comment des hommes, des saints, des gens purifiés, sont accueillis spirituellement dans le ciel; à quoi ressemble l’esprit qui les accueille, comment il opère; je comprends maintenant la luminosité que possède une âme après l’expérience du purgatoire et comment cela se passe ». Je n’aurais donc donné qu’un résultat et j’aurais pu dire quelques mots de plus sur l’état dans lequel j’ai vécu l’expérience. Mais l’expérience elle-même, je n’aurais pas été en mesure de la décrire. Durant la journée, c’est parti très loin et, à cause de la fatigue, il y a comme un mur qui est dressé entre l’expérience qui a été faite et le quotidien. Comme si j’avais dû décrire un paysage de montagne à quelqu’un qui n’a jamais vu de photo de montagnes et encore moins une montagne elle-même; tout ce que j’aurais dit de l’ascension, de l’escalade, du sommet, du lever du soleil, n’aurait eu pour lui aucun sens, cela n’aurait éveillé en lui aucune image correspondante; il n’aurait perçu que des notions toutes faites dont il ne possède aucune connaissance expérimentale, des notions qu’il ne peut pas analyser parce qu’il n’en connaît pas les parties. Ce serait comme si j’avais parlé à un aveugle de teintes, de couleurs, de tableaux. D’où le doute sur le point de savoir si on doit essayer ou non. Pour moi toute seule, en vous attendant, j’ai essayé plusieurs fois de recueillir les choses avec mon âme du jour; ça n’a pas marché. Était-ce la fatigue? Ou bien la mission ne va-t-elle pas plus loin que l’expérience elle-même? – Le jour est monotone, sans le désir que revienne bientôt la nuit afin qu’on puisse faire l’expérience. Aucun désir non plus de retrouver ce qui a été; seulement un certain vague. Comme un artiste qui après l’inspiration est là perplexe avec ses outils, qui ne sait par où commencer. Durant la nuit, on pouvait « déplacer les montagnes ». Durant le jour, on a bien la foi, mais il lui manque cette force absolue. Durant le jour, je regrette souvent que vous n’ayez pas été là la nuit pour tout recevoir à la source.

 

11. Messe et communion

 

11 avrilAdrienne : Avant-hier deux anges vinrent avec la communion et, pendant l’action de grâces, j’entendis les anges remercier le Seigneur de leur avoir confié la mission de donner la communion. Avec cela on vit quelque chose du ciel, de l’adoration permanente, de l’étonnement éternel de ceux qui vivent avec le Seigneur, étonnement que sa grâce soit si inconcevablement grande, qu’elle coule partout, qu’elle éveille toujours gratitude et amour en ceux qui ont été saisis par elle. – Les anges portent la communion à certains, mais ils voudraient bien la porter à tous et, dans cette volonté, ils incluent d’emblée la volonté de ceux qui la reçoivent. Ils leur donnent part à leur vaste désir, qui est le désir du Seigneur, d’être présents activement auprès de tous, de faire de sa résurrection une fête pour tous. A l’intérieur de ce désir de partager et de distribuer à tous l’acte de communier, notre participation à l’Eglise d’une manière générale, et déjà le fait d’avoir un prochain à qui nous pouvons nous donner, deviennent une joie parfaite. Il m’est permis peut-être de communier pour mon prochain qui ne croit pas, qui ne veut pas croire, qui a renié sa foi ou qui n’y est pas encore parvenu. Ce prochain pour qui il est permis de communier devient pour nous une source de joie chrétienne. On apprend à aimer cette personne comme son prochain non parce qu’on l’estime particulièrement ou parce que sa misère et sa détresse sont particulièrement grandes ou parce qu’elle est bien intentionnée à notre égard. Bienveillance, amour, don de soi se trouvent totalement dans le Seigneur et c’est lui qui donne au communiant d’y avoir part. C’est lui qui l’attache à ce prochain, qui lui fait don de tel prochain précisément.

 

8 maiCommunion dans la maladie. Adrienne : Qui reçoit le corps du Seigneur reçoit en même temps beaucoup d’autres choses qui, dans le Seigneur, sont inséparables de son corps : sa nature, sa présence, sans doute aussi quelque chose de sa prière, de sa vision du Père ou d’une traduction de cette vision pour notre usage. Des choses que le Seigneur apporte avec lui, qui nous transforment, qui nous procurent une joie, une intelligence, une manière de sentir. Et quand, au moment où l’on reçoit la communion ou après, on pense à ce corps parfait du Seigneur, on se sent peut-être alors très malheureux de ce que notre propre corps soit si malade. On a l’impression d’être physiquement comme un pécheur qui reconnaît son état et son impureté et qui redoute de souiller ce qui est pur. Il redoute par exemple de toucher des enfants innocents. Cette crainte ne va jamais jusqu’à refuser la communion, jusqu’au sentiment qu’on n’est pas en mesure de communier parce qu’on est si malade. Mais il y a quelque chose dans cette direction depuis le début de cette crise étant donné qu’il ne m’est plus guère possible de manger encore quelque chose, d’avaler une hostie entière. – Il peut aussi arriver qu’on soit tellement emporté, entraîné, renouvelé par la communion que pour un instant ou pour quelque temps on ne soit plus malade. Je ne pense pas qu’un miracle se soit alors opéré du fait que mon coeur aille bien pour un temps, pour redevenir malade ensuite. C’est bien plutôt une vie exclusivement dans l’âme du Seigneur, qui enlève totalement pour quelques instants l’existence dans mon propre corps. Mais une telle expérience contribue au fait qu’on est souvent plus fatigué encore qu’avant parce que cela fatigue davantage d’être à nouveau malade que de l’être sans interruption. – D’autre part on sait quand même très bien que, par le fait d’être malade, des sources de grâces se sont ouvertes et ont montré des choses qui sont très salutaires justement pour la pécheresse que je suis, ou justement pour mon penchant à la tiédeur. La maladie procure un sens beaucoup plus aigu de la présence spirituelle du Seigneur, la foi devient plus voyante, la personne plus ouverte pour le Seigneur qui vient à elle.

 

26 octobre - Quelqu’un peut demander au Seigneur de pouvoir le suivre, et il suivra le Seigneur dans le sacerdoce ou la vie religieuse, ou bien en donnant une nouvelle forme à sa vie dans le monde. Mais ce n’est qu’un point de départ; il ne lui sera pas permis non plus par la suite de cesser de demander à le suivre de plus près et à s’améliorer. – Marie a donné à son Fils de sa substance humaine. Quand elle communie, elle reçoit de lui en retour quelque chose de sa substance à lui, quelque chose qui a des conséquences dans son activité quotidienne, dans sa tâche quotidienne, comme le Fils veut que ce soit fait. Jamais un être humain n’a été plus proche de Dieu que Marie et pourtant cette proximité reçoit aussi par une communion une nouvelle stimulation, une réponse justement pour aujourd’hui. De son oui (d’autrefois) jusqu’à la communion passe une ligne droite, on peut à peine parler d’un développement, mais le chemin est quand même nouveau chaque jour et elle s’en tient strictement, dans sa réponse, à l’appel qui s’adresse à elle justement aujourd’hui. Que Marie mette le Fils au monde et qu’elle le reçoive dans le sacrement, les deux choses sont des exigences de l’Incarnation et les deux ensemble conduisent à son Assomption corporelle dans le ciel et à la formation du ciel chrétien d’une manière générale.


 

1954


 

Pour l’année 1954, le « Journal » du P. Balthasar compte 24 pages (Erde und Himmel III p. 159-183).

 

1. Santé

 

28 janvier 1954- Adrienne : Ces derniers jours, beaucoup de maux de dents, de maux de tête, de refroidissements; j’étais un peu contrariée (non pas exactement de mauvaise humeur) parce que j’aurais tellement aimé régler beaucoup de choses, et toujours au dernier moment je ressentais ce blocage; tout simplement, on ne peut pas accomplir ce qu’on veut, et ce qu’on fait va comme dans le vide.

 

2. Le ciel s’ouvre : « présence » et visions

 

28 janvier 1954Pendant une vision, Adrienne avait perdu ses propres souffrances, l’horreur qu’elle avait d’être incapable de tout travail. Elle continue à raconter : « Je regardais vos fleurs et je m’en réjouissais parce qu’elles font partie des cadeaux de l’amour et d’une certaine manière aussi de la prière. Je revis alors la Mère et je remarquai comment tout chez elle appartient à l’adoration. Tout d’un coup elle se trouva près des fleurs, les regarda, elle regarda aussi d’autres choses qui venaient de vous et cela faisait partie maintenant de sa prière. Elle peut justement tout intégrer dans l’adoration de Dieu Trinité. De l’Esprit, parce que tout doit être esprit d’amour et peut nous donner des suggestions pour l’amour. Du Père, parce que tout est créé par lui. Et à l’instant où j’associai dans mon esprit Père-créature, elle donna les fleurs pour jouer à son fils encore petit et elle alla encore chercher mille choses, et il souriait, et il était content, et il jouait vraiment avec tout dans sa contemplation du Père. – Je compris alors tout d’un coup que la beauté de l’Eglise peut jouer un rôle semblable : tout s’insère dans la prière. Tout est créé pour le Fils. Et cette phrase peut être étendue à tout ce que les hommes font pour le Fils : une cathédrale, un tableau, une prédication, surtout une prière, mais aussi tout ce qui peut être compris dans la prière. – Je vis alors la Mère prier avec son petit enfant. Elle lui apprend une prière quelconque; elle voit d’une certaine manière les mots tels qu’ils correspondent à son enfant, et lui les reçoit et les introduit en quelque sorte dans sa vision du Père. Et malgré la force de sa foi, la Mère ne sait pas la force avec laquelle le mot retentit pour Dieu, ni la grandeur de son propre monde de prière. Car elle est transportée sans rupture dans la vision du Fils. – Supposons que dans la chambre à côté il y ait un grand malade; vous me dites rapidement comment ça va, et je vous donne des médicaments; vous les portez au malade, celui-ci guérit. Je ne vois pas l’effet; de mon côté, j’ai simplement fait ce que je pouvais. C’est ainsi que Marie prie comme elle peut, elle met le meilleur d’elle-même dans sa prière et elle sait quand même quelque chose de ce qu’il y a d’énorme dans la vision du Père qu’a le Fils et ce qu’il peut faire là avec sa prière à elle. Le Fils n’est pas en mesure non plus de le lui expliquer en détail. Comparaison : le médecin est peut-être très pressé, il est impatient de vous prendre les médicaments et on est soi-même hors d’haleine. On ne sait pas du tout s’il est content. – C’est ainsi qu’on peut parfois vous arracher un miracle. Un miracle ne peut jamais correspondre au mérite de celui qui doit le réaliser visiblement pour d’autres. Tout se passe en relation avec l’au-delà, peut-être dans un emprunt imposé à l’au-delà; comment cela va et vient, on ne peut pas le préciser. Si Dieu n’avait pas fait la petite Bernadette si pure, la source n’aurait pas jailli et elle n’aurait pas opéré de miracles. L’enfant a été autrefois l’occasion de quelque chose qui opère encore aujourd’hui; tant de choses de l’au-delà étaient autrefois à l’œuvre.

 

3. Souffrances imposées et souffrances spontanément offertes, stigmates, « trou », désolation

 

Les notes du Père Balthasar pour la Passion de 1954 se trouvent dans « Kreuz und Hölle » I, p. 313-324).

 

Vigile de la PentecôteLe samedi saint est tout proche. Ce n’est ni la crèche ni la croix, mais c’est samedi. Le samedi avant la Pentecôte et la désolation de ne pas avoir l’Esprit. On appelle : Faites-moi aimer! Faites-nous aimer! Faites place à l’amour! Mais on est exclu de tout cela. L’Esprit souffle où il veut, mais je ne sais pas où est ce où. Il souffle dans la prière, mais je suis en dehors de la prière. Maintenant ce n’est pas pour moi, c’est le samedi saint. Je sens le fleuve des péchés, ce qui est vicié, stagnant, marécageux. Je sais que l’Esprit est quelque part. Mais je l’ai perdu comme on a égaré un objet. Si radicalement qu’on doute tout d’un coup de l’avoir jamais possédé. On ne sait pas si l’Esprit a jamais été là. On ne peut pas définir sa place. Mais on entend le cri : Ici l’Esprit fait défaut! C’est au fond le cri après la confession. Mais comment peut-on se confesser sans la lumière de l’Esprit? »

 

7. Matériaux pour l’intelligence de la foi

 

28 janvierLe Seigneur sur la croix – La souffrance de Marie à la croix.

12 févrierLa prière.

14 févrierSur la croix, le Fils porte tous les péchés – Le ministère et le mystère de la confession.

Vigile de la Pentecôte – L’Esprit Saint.

Pentecôte La Trinité – Marie.

16 maiLa prière.

22 juin La prière du prêtre.

 

9. Adrienne elle-même. Adrienne devant Dieu, sa prière, sa mission

 

22 juin - A Gelterkinden, pour l’inauguration du « monastère » protestant des Sœurs de Grandchamp.

 

24 aoûtSaint-Quay. Adrienne : A Bâle, après la consultation, quand on voudrait se reposer, on ne cesse d’être encore dérangé. Ici, c’est le repos si bien qu’on peut beaucoup prier. Une orientation précise vers le monde est supprimée, on se tient constamment sans voile devant Dieu. Ce matin, je pensais que lorsqu’on rencontre sans cesse des gens qui ont besoin de quelque chose, on prie avec des intentions beaucoup plus précises : pour leurs soucis ou pour la force de les supporter; si la prière n’est pas un travail, elle est quand même un acte de la volonté. Ici par contre on peut simplement écouter ce que Dieu dit, même si cela peut ne se revêtir d’aucune parole et qu’il n’y ait que de l’amour qui soit communiqué. Entre deux on pense à la tâche; on voudrait alors conserver ce qu’on a acquis ici pour le transmettre à Bâle. Là-bas la prière ressemble à un exercice tel que celui qu’utilise le « pèlerin russe ». Ici il n’est pas question d’exercice : « ça prie »; « ça », c’est la participation dans laquelle on vit, qui prête l’oreille à la parole de Dieu et qui reçoit quelque chose, peut-être de l’Eglise, peut-être des saints ou de Dieu. C’est comme un devoir de vacances sans contours précis; même quand je recommande quelque chose à Dieu : la communauté ou plus d’amour à Rome ou une plus grande ouverture d’esprit pour l’Église, etc., cela ne se fait pas volontairement, c’est simplement donné. Tout fait partie d’une grande chaîne dont on fait soi-même partie. Et tous les membres de la chaîne paraissent beaucoup plus égaux que d’habitude. – Parfois je sais pertinemment que maintenant justement je participe à une prière de saint Ignace ou de la petite Thérèse ou à une « situation de prière » d’un anonyme quelconque. Ou bien je sais que c’est Ignace qui a commencé cette prière et maintenant je continue à prier un peu dans le même sens. Ou bien tout d’un coup je sais : Ha ! Ha ! C’était comme ça quand la grande Thérèse ceci ou cela… Mais tout cela n’est peut-être que l’alimentation de la prière, l’aménagement d’une réserve, ou bien l’utilisation par Dieu de l’espace qu’est la prière, et il n’y a rien d’autre à dire de cette utilisation si ce n’est justement qu’elle a lieu. Spirituellement, on n’est ni en attente ni comblé. Les deux éventualités se rencontrent quelque part, peut-être en moi, ou à côté de moi, ou tout à fait ailleurs; on n’est pas poussé à réfléchir davantage à ce sujet; on prend la chose telle qu’elle est. – Je contemple les vagues, je sens la brise, etc.; de pures perceptions sensorielles. Et les comparaisons naissent d’elles-mêmes : quand le Seigneur vient, il vient avec une telle beauté et une telle force et une telle impétuosité de parole; et la parole se fracasse parce que nous ne l’entendons pas – ou aussi parce que nous l’entendons : elle s’atomise et se déploie. Il peut aussi se faire que tout d’un coup la mer est partie; il ne reste que les bruits et les couleurs; toutes les choses qui font la beauté de la mer deviennent des points de méditation, elles conduisent plus loin, sont utilisées de manière vivante. Ou bien l’éternel, l’infini, ce qui est toujours plus grand est suggéré par la mer. Le monde de la création devient l’arrière-plan du monde de la révélation.

 

20 novembreAdrienne : Dans les premières années, j’étais tantôt en enfer, tantôt au ciel, tantôt sur terre. Je ne sais pas si je me trompe, mais le passage me semble s’être effectué alors facilement. Et le séjour d’autrefois était net et total. Quand je suis au ciel, mon moi est un moi du ciel; plus tard, je suis allée une fois ou l’autre en enfer, et mon moi est devenu un moi de l’enfer, car j’avais là quelque chose à faire, et cet endroit devait être mon monde pour quelque temps. Et puis je suis sur terre, place de la cathédrale, dans cette ville, ou bien en vacances, n’importe où, et j’ai quelque chose à faire; et dans cet être que j’ai à chaque fois, je ne me sens jamais dépaysée, déplacée, étrangère. Je suis à chaque fois bien adaptée. Et quand dans un milieu je pense à l’autre milieu, quand je dois le faire – sur mission, ou bien parce qu’il m’est permis de penser au ciel à partir de la terre -, tout est très naturel. Même si parfois, en pensant au ciel, on perd la terre comme patrie pour quelque temps. Il peut être aussi voulu qu’on séjourne sur terre avec son âme du ciel ou avec son esprit de l’enfer, qu’on doive établir des comparaisons ou demander des choses ou se les faire élucider par la prière, des choses qui sont arrivées au ciel ou en enfer. Puis il faut encore dire d’une manière générale que l’esprit de l’enfer, dans un tel état, était très voilé : on se trouvait en enfer dans un état qui ne nous est plus montré sur terre (on est emporté). Et quand il s’agissait de passages, de lisière entre les domaines, l’expérience qu’on en faisait pouvait être chaque fois plus ou moins pénible, mais cela ne nous fatiguait pas. Pas plus que ne vous fatigue la vision en tant que telle.

 

10. Adrienne et le Père Balthasar

 

14 février 1954P. Balthasar : Beaucoup de visites. Souvent Reinhold Schneider, C.J. Burckhardt, Guardini, Heuss. J’ai encore toujours ma chambre à Zurich, je ne suis incardiné nulle part. Beaucoup de retraites et des semaines de formation continue; ainsi après Pâques, à l’Ascension, en juin; fin juillet et début août en Espagne, puis à Louvain. Le 17 août seulement je rejoins Adrienne à Paris; de là nous partons pour Saint-Quay. Après les vacances, de nouveau cours et sessions, si bien qu’Adrienne est souvent seule. Cette année elle tient sa dernière consultation à son cabinet; elle est trop malade pour les reprendre chez elle.

 

Vigile de la Pentecôte – Adrienne : Je ne vous trouvais pas. Je rencontrai alors saint Ignace et il me dit des choses qu’il avait déjà dites auparavant au sujet du travail. J’étais d’accord et j’eus soudain une grande espérance : peut-être sait-il où est l’Esprit. Il dit : Oui. Je lui demande si vous, vous le savez aussi. Il rit alors comme un fripon de ce que je sois si sotte de penser que vous pourriez l’avoir perdu tout comme moi.

 

12 octobre - Un « trou » sur la vocation. Adrienne me réveille la nuit vers deux heures; elle était encore debout. Elle est passée par un enfer sur l’appel. Auparavant déjà, durant mon absence, elle avait vécu un « trou » sur ce thème. Elle dit : Toujours quand je pensais à l’appel du Seigneur, je fus pendant un bref moment accablée et malheureuse; c’était comme s’il y avait dans les termes « appel », « vocation », quelque chose de confus. Puis, il y a quelques nuits, vint la solution : être tout à fait paisible pour qu’on entende l’appel. Ne pas poser de questions. On ne peut pas dire qui est appelé, à quoi il est appelé et où; mais préparer une paix afin que l’appel ne soit pas étouffé. Pouvoir attendre. Apprendre à attendre. Patience. Cette patience est quelque chose de très précis. Elle ressemble à la patience que toute mère doit avoir avec son enfant parce qu’il ne répond pas à son attente d’une manière ou d’une autre. Davantage encore à la patience de Marie pendant sa grossesse, à Cana, ou bien quand le Fils l’a quittée, et elle ne comprend pas ce qu’il fait; ou bien à sa patience sous la croix. Toujours elle est prête à être envoyée là où le Seigneur veut qu’elle soit. Mais sur le moment, l’important n’est pas d’être envoyé, c’est d’avoir la patience d’écouter. – Cette nuit j’avais d’abord liquidé de petites affaires; puis je devins toujours plus inquiète; et plus grandissait l’inquiétude, plus je savais qu’on doit être patient. Le terme de patience opérait comme un terme étranger, cela ne correspondait à aucune notion connue, ce n’était rien en somme. Au lieu d’être fatiguée, je fus de plus en plus éveillée; je pensais : je vais en profiter pour écrire des lettres. Mais tout d’un coup : non, cet état de veille est donné pour quelque chose d’autre. Puis je vis le Seigneur dans une lumière si aveuglante qu’on pouvait à peine le regarder. Et il dit : « Suis-moi ». Je voyais derrière lui quelqu’un qui était à genoux, qui devint toujours plus lumineux au fur et à mesure que les mots se faisaient entendre. Il passait de l’ombre à la lumière. Cela se répéta trois fois. Cela se passait sur un certain chemin. Le sens de la parole du Seigneur était très positif et il remplissait tout l’espace. – Puis je vis tout d’un coup l’énorme troupe de ceux qui ne voulaient pas. Ils sont touchés par la voix, mais ils n’entendent pas. Ce fut un énorme pêle-mêle, car le mouvement traversait tous les temps: hier, aujourd’hui, demain. Je sus que je devais en parler avec vous. Cela me contrariait parce que c’était la nuit, et j’essayai de tenir le coup toute seule. Je fus envahie par une fatigue épouvantable, un dégoût, un manque de disponibilité à porter plus longtemps toutes ces choses incompréhensibles. Et il n’était pas question de porter parce que porter suppose une attitude, et non seulement le fait d’être accablé comme c’était le cas ici. La force de ma réflexion et la force de ma foi se trouvaient quelque part, séparées de tout cela. Mais le tout devint comme un bloc pesant qui descendait sur moi, amorphe, et qui engloutit la voix du Seigneur; et finalement il ne resta plus d’autre issue que de m’adresser à vous. Il était tout à fait clair pour moi que je devais parler avec vous maintenant. Mais quand je fus ensuite chez vous, je ne sus plus que dire, mon savoir avait disparu. Je ne voulais plus maintenant qu’avoir accompli la mission de vous informer du « trou ».

 

20 octobreAdrienne : Il y a des moments – mais ils se font plus rares – où je me sens suffisamment bien pour prier et contempler; je fais des projets, mais pas toute seule, avec Ignace et Marie et le Seigneur. Et ce qui a été projeté donne de la lumière peut-être parce que ce n’est pas moi qui ai fait des projets, des choses me sont montrées. Je suis alors extrêmement heureuse et je voudrais courir chez vous avec ce que j’ai vu. L’un ou l’autre projet immédiat doit être réalisé en acte. Mais ensuite je trébuche aussitôt. Je dois m’adresser à vous pour le dire et pourtant je ne suis pas en mesure de le faire. Je sais que, quand je dis cela maintenant, ça paraît stupide. C’est cela peut-être qu’il faudrait surmonter. Mais je n’ai pas la force de venir à cause de ma faiblesse et de mon manque de souffle. Quand vous êtes là, je suis à nouveau apaisée et sereine. Mais quand je suis seule, je suis au bord des larmes parce que je me sens rejetée. Si c’est un jeu de Dieu, je le veux bien; je peux alors être tranquille et sereine. Mais parfois je ne peux arriver jusqu’à cette pensée; je ne suis alors que fatiguée et abandonnée, et je ne peux pas ou je ne veux pas. Et j’ai alors le sentiment d’être toute différente de ce que vous pensez. Je suis lasse de faire un effort. Souvent cela va et vient par vagues : ce qui est juste et ce qui est faux, ce qui est heureux et la croix avec son oppression.

 

11. Messe et communion

 

Vigile de la Pentecôte – Les fleurs sur la table sont aussi belles qu’auparavant, mais elles correspondent à l’Esprit de la création, elles me rendent l’Esprit Saint. Et j’en avais un besoin très pressant. Souvent à la communion du matin je sais exactement ce qui est présenté; c’est le corps du Seigneur imbibé d’Esprit et on a le droit de partager son amour à lui et on voudrait voir comment l’Esprit d’amour remplit tous ceux qui communient et rayonne d’eux… Mais quand on a perdu l’Esprit, l’amour aussi est quand même bien perdu…

 

13 novembreAdrienne : Très mauvaise nuit, du mal à respirer. Il n’y avait rien d’autre que le bruit que fait le poumon et l’effort pour atteindre la respiration suivante. Ce n’est que vers 4 H 30 du matin que cela s’améliora. Puis l’ange vint avec la sainte communion. Il était tout à fait au premier plan en tant que porteur de l’hostie; derrière lui se trouvaient la Mère, Jean et Ignace. Et derrière ceux-ci il y avait une grande foule. Je vis cela d’une manière fugitive avant de communier; et après, pendant l’action de grâces, les trois furent à nouveau là et je me demandais : Qui donc se trouve derrière? On ne voyait que des silhouettes. Je ne sais pas avec certitude si c’est Ignace qui donna la réponse, mais je pense bien. Quelqu’un dit : Quand les autres sont là, mais de manière floue, et qu’il n’y a pas de mission particulière, on doit justement ne vouloir voir que ce qui est montré. Je m’inquiétai et pensai : Est-ce que cette distinction est valable aussi quand il y a quelque chose de clair et que le flou fait partie du clair? Je vis alors très nettement comment les trois priaient. Je voulus dire : Puis-je prier avec vous? Mais je dis alors : Il m’est permis de prier avec vous. Je fus prise totalement dans la prière des trois, qui était une prière silencieuse. Je vis que tous trois étaient comme des pages totalement blanches, sans idée préconçue, sans volonté particulière, parce que la puissance de la prière s’était emparée d’eux totalement; et non seulement ils se taisaient, mais dans leur silence ils étaient suprême disponibilité. Et ils montraient cela si bien qu’on ne pouvait rien faire d’autre que les suivre. Être vide avec eux, se taire avec eux, entendre avec eux. Et ce qu’on entendait, c’était la grandeur du silence de Dieu et comment, en Dieu, la parole se réalise dans le silence parce que Dieu le remplit constamment. C’est une prière de joie, de reconnaissance et de disponibilité. Au début je pensais que ce serait avant tout disponibilité quand on se tait de la sorte devant Dieu. Mais ce fut justement aussi joie et reconnaissance. Et la joie était très variée et diverse. Joie surtout de pouvoir prier de la sorte, joie d’être introduit par les trois dans leur prière; et tout d’un coup une joie bouleversante de pouvoir somme toute exister en tant que croyante dans la communauté de ceux qui connaissent Dieu, et même somme toute comme créature de Dieu. Toutes les autres joies débouchaient sur ces dernières pensées, celle également de pouvoir être quelqu’un de sauvé, de vivre par le Christ qui, pour nous, est ressuscité et est monté au ciel. Le tout dura environ une heure.

 

12. « Voyages »

 

Vigile de la Pentecôte – J’ai vu tous ceux qui se confessaient avant la Pentecôte. C’était extrêmement pénible, parce que beaucoup de gens ne voulaient l’absolution que pour satisfaire à une règle extérieure. On est nettoyé pour une fête. On astique la cuisine et puis aussi l’âme. Que se passe-t-il quand on reçoit l’absolution avec une contrition aussi faible, aussi routinière?

 

Pour une pause à la fin de cette année 1954

 

« Adrienne a entretenu des relations très amicales avec Grandchamp, le complément féminin de Taizé » (HUvB, Adrienne von Speyr et sa mission théologique, p. 81).

 

- En 1954, « elle dut renoncer à ses visites de malades à domicile parce qu’elle ne pouvait plus monter les escaliers : sa consultation de l’après-midi resta son seul vrai temps de travail. Mais Adrienne fut bientôt trop faible pour aller seule à son cabinet. Elle dut souvent y être conduite par une personne de sa connaissance. En 1954, elle y renonça et s’organisa pour recevoir les malades dans sa maison, place de la cathédrale. Mais son état général avait empiré au point qu’elle dut cesser complètement l’exercice de sa profession » (HUvB, Adrienne von Speyr et sa mission théologique, p. 30).

1955


 

Pour l’année 1955, le « Journal » du P. Balthasar compte 41 pages (Erde und Himmel III p. 184-225).

 

3. Souffrances imposées et souffrances spontanément offertes, stigmates, « trou », désolation

 

Les notes du Père Balthasar pour la Passion de 1955 se trouvent dans « Kreuz und Hölle » I, p. 325-341).

 

7. Matériaux pour l’intelligence de la foi

 

29 janvier - L’expérience humaine et le mystère de Dieu.

3 marsThéologie et ascèse : 1. L’écoute de la Parole de Dieu – 2. L’effet en celui qui écoute – 3. L’effet à l’extérieur

27 maiSur L’Esprit Saint.

Juillet - La prière et le mystère de Dieu – Le Fils a peu parlé.

9 septembre Notre prière, les anges et les saints.

Du 23/9 au 15/10Méditation devant la mer.

31 octobreA propos de Florence, méditation sur toutes les choses qui ont été construites par amour de Dieu.

2 novembreMéditation sur Sainte-Croix, à Rome.

6 novembreSur le sens des monastères.

28 novembre – Sur la prière des apôtres entre la vie de Jésus et l’Apocalypse.

 

8. Adrienne et ses relations

 

6 mars 1955 Adrienne et sa mère. Adrienne : Étrange de penser qu’on a vécu avec elle pendant un demi siècle et qu’on n’a jamais pu l’aider, peut-être aussi même qu’on n’a pas toujours vu ce qui lui manquait, où on aurait pu intervenir; et tout d’un coup cependant quelque chose se dénoue : ce qui s’est passé hier fut un grand encouragement pour l’avenir. Elle disait que le catholicisme était quelque chose de beau et qu’elle aimerait être enterrée comme catholique. Ce qui autrefois l’avait encore plus éloignée de moi – ma conversion – fait partie tout d’un coup des choses qu’elle prend en considération, qui arrivent à sa portée. En tout cas son mépris pour le catholicisme a disparu et tous ses coups d’épingle sans fin se trouvent derrière nous. Il est trop tard, et pourtant il y a là quelque chose; c’est pourquoi il peut aussi ne pas être trop tard. On doit donc rendre grâce.

 

9. Adrienne elle-même. Adrienne devant Dieu, sa prière, sa mission

 

17 janvierAdrienne : Récemment j’ai prié, non pour moi, mais sur mission; une mission très stricte : je devais prier pour obtenir la connaissance. Et je dus poser la question : Quelle connaissance? D’abord je dus prier par obéissance. Et ce n’est que lorsque je fus chargée de poser la question, que je dus la poser. Je commençai alors à prier : Dieu, donne-moi la connaissance à laquelle tu penses; Esprit Saint, donne-moi cette connaissance. Et ensuite je parlai avec Dieu le Père, avec Dieu le Fils. – Et je perçus alors nettement comment saint Ignace priait pour obtenir la connaissance, je ne fis pas seulement que percevoir, je le vis aussi, je le sentis, je l’expérimentai, avec une expérience de mon moi tout entier. Et cela possédait une telle intensité que lorsque je dis : expérience de mon moi tout entier, je n’ai encore rien dit. Car le moi ne comptait plus du tout, il ne savait plus que c’était un moi priant; c’était simplement Ignace lui-même qui demandait la connaissance et la transmettait. Et ce faisant il s’ouvrait et se prodiguait tellement qu’on avait le sentiment qu’il ne savait pas à quel point il se montrait. Car la consigne paulinienne : « Imitez-moi! » fait chez lui totalement défaut, surtout dans la prière. Il fait de lui-même comme un torchon totalement trempé, dégouttant, qu’on tord et qui devient sec, complètement sec, parce que sa prière a une telle plénitude et une telle force. Il priait pour obtenir la connaissance, un jour, autrefois et aujourd’hui. Et sa prière est si rigoureuse et si concentrée et si authentique qu’elle suffit d’autrefois à aujourd’hui et au-delà; le grand torchon fut totalement tordu. Il demandait la connaissance de choses qu’il devait connaître, mais parce qu’il avait été chargé de demander cette connaissance. Et finalement ce fut la prière nue qui sécha le torchon, qui le fit sortir de lui, qui consuma sa force. Tout d’un coup il cessa de demander la connaissance et il passa à son bréviaire : des psaumes ou un texte connexe. Le bréviaire aussi, il le lisait si bien que le torchon sécha; il ne se permettait aucune distraction, aucune tiédeur; c’était un texte qu’il avait comme pour la première fois sous les yeux bien qu’il l’eût déjà lu x fois. Il était comme frappé par la nouvelle de l’amour, par la nouveauté de la connaissance. Puis il alla écrire des lettres et à nouveau le torchon fut totalement tordu. Et les choses qu’il disait ne me semblaient pas tout d’abord si extraordinaires, mais le torchon sécha. – Puis il disparut et je dus continuer à prier pour demander la connaissance. « Cela » en moi, c’est-à-dire la force de la connaissance que Dieu, quelque part, m’a donnée, nous a donnée, devait se soumettre à la demande, et la mesure de la connaissance survint en quelque sorte, bien que je ne susse pas de quoi il s’agissait. Mais je savais qu’il y avait une connaissance. – Tout d’un coup saint François se trouva là et il demanda l’amour. Il demandait joyeusement, mais en même temps rigoureusement, et ici aussi le torchon sécha, plus facilement d’une certaine manière, comme si du vent y aidait. Comme si François ne dépendait pas aussi totalement de lui-même qu’Ignace, comme si l’écho était plus facile à obtenir. On ne peut pas comparer l’humilité des deux; on peut seulement mettre en regard leur rigueur et leur sérénité. Dans la sérénité de saint François il y a une manière de s’oublier qui ne sent plus la souffrance d’un engagement total de soi tandis qu’Ignace continue à sentir cette souffrance. En demandant la connaissance, il sent ce que coûte l’affaire; cela fait partie de sa mission. François, dans sa prière, est comme perdu, dans une certaine joie, une certaine légèreté, une certaine clarté, qui demeurent. Mais c’est davantage l’arrière-plan qui est autre – plus sombre ou plus clair – que l’affaire elle-même. Ignace aussi est joyeux, mais il a une mission très rigoureuse. Quand il parle avec ses frères, il doit se défaire de sa rigueur; il doit certes les conduire à la rigueur, mais aussi leur montrer ce qui est léger, beau, joyeux, dans le service de Dieu. François fait que la rigueur est irradiée par son amour, par sa sérénité et par sa clarté. C’est finalement une affaire joyeuse, sans importance, d’être tout à fait pauvre ou persécuté. – François ensuite disparut aussi, et je priai encore un certain temps, et finalement une très grande joie me remplit, celle d’avoir reçu cette connaissance. Mais jusqu’à maintenant je ne sais pas en quoi elle consiste.

 

6 marsAdrienne : Il y a maintenant des temps où tout ne nous semble plus que douleur; tous les sens et toutes les pensées semblent aboutir là comme si on avait un esprit, une âme, un corps uniquement pour y avoir mal. A proprement parler des souffrances pour elles-mêmes! On ne peut pas dire : l’âme est maintenant est troublée parce que le corps souffre; ce n’est pas se chagriner pour quelque chose qui devrait être autrement, ce n’est pas se poser des questions sur le sens de la souffrance, c’est simplement une manière d’avoir mal qui est répandue dans tout son être. De longs moments peuvent en être remplis. – Parfois on veut se reprendre pour enfin offrir les douleurs ou pour réfléchir au sens de la souffrance, mais alors c’est faux parce que la souffrance est déjà acceptée. Souffrir et offrir ne font qu’un, et il n’y a pas de réflexion à ce sujet, ni non plus de distance spirituelle à cet égard. L’effort de créer une suite n’est peut-être là que pour nous montrer qu’une volonté de ce genre est inutile. Rien ne se laisse classer, rien ne peut sortir de ce chaos. Souvent même, c’est comme si la prière n’existait pas, elle a perdu toute forme, on doit être si pauvre dans la souffrance que même l’esquisse de la prière disparaît avec tout le reste. – Et cependant ce n’est pas simplement s’appliquer à ces choses, c’est laisser faire. En laissant faire, c’est parfois comme si une partie de mon moi regarde ce qui se passe et que l’autre partie laisse faire; dans cette souffrance par contre, toute observation ou toute vérification est exclue. Si la permission d’examiner est donnée ou si l’exigence de le faire est imposée, le pire est déjà passé bien qu’on ne puisse pas dire quel état a plus de prix ou moins de fruit que l’autre. Tout est tel qu’il est. – Cela se laisse peut-être au contraire expliquer pour la joie, même si c’est de manière incomplète. On se réjouit énormément de quelque chose, d’une grâce, d’une musique; on est plein de reconnaissance pour Dieu, mais sur le moment ce n’est pas le temps de ressentir et de faire autre chose que de savourer. Il m’est impossible de quitter maintenant cette musique pour témoigner à Dieu ma reconnaissance. La comparaison boite car Dieu et la reconnaissance sont présents aussi dans la joie, tandis que dans la souffrance Dieu demeure voilé. Dans la joie, je sais aussi qu’après j’aurai tout le temps de remercier Dieu explicitement. Dans la souffrance, je ne sais rien de l’après. La question peut alors se poser de savoir si, à cause du péché, il peut être réellement plus parfait de subir quelque chose de la Passion du Seigneur, si à certains moments l’abandon peut être plus accusé que la joie en présence de Dieu.

 

Avant la PentecôteAdrienne : Je réfléchis à ce « Falstaff » inouï de Verdi et je me posai la question : en est-il ainsi avec l’Esprit Saint? Là où est l’art authentique, est-ce qu’il inspire celui qui est doué et est-ce qu’en même temps il l’exproprie? Si bien que son œuvre est totalement objective : expression de sa personnalité aussi bien que de sa dépersonnalisation? Je ne suis certes pas assez douée pour comprendre le grand art et pourtant je sais, dans une certaine mesure, ce qui est bon et ce qui ne l’est pas. Mais le sait-on toujours dans l’esprit même où cela a été créé? Et est-ce que la musique en général est toujours cette invention de l’homme qui est capable de chanter, qui a le droit d’écouter, qui crée des instruments pour s’exprimer, et qui de toutes parts dans la nature, par l’eau, par les oiseaux, par le vent, perçoit des sons qu’il interprète et comprend? Est-ce que la musique renvoie à Dieu, à ce qui est toujours plus beau, plus grand, finalement à l’éveil d’une foi irrévocable et qui dépasse tout? Est-ce que quelqu’un peut croire parce que ce tableau est si beau? Grâce à ce tableau, grâce à ce son, peut-on être touché par quelque chose qu’on ne peut pas imiter soi-même, ni classifier, ni comprendre, ni s’approprier? Par quelque chose donc que celui qui a rompu ma solitude par son art fait apparaître ainsi à son prochain de telle sorte qu’il est certes un être humain à côté de moi et en même temps, pour ainsi dire, un surhomme? Et le « sur » ne résiderait pas simplement en son pouvoir, il lui aurait été donné par l’Esprit divin absolu? Il y a donc aussi l’Esprit Saint comme unité de tout ce qui est musical, de l’artiste en général qui se donne dans son art. Est-ce que l’homme donc doit faire de la musique ainsi et pas autrement, uniquement grâce à son talent et à sa personne qui est unique, ou bien pourrait-il aussi le faire tout autrement, dans une obéissance totale à l’Esprit, dépersonnalisé, et là où auparavant s’imposait le talent qui est unique, céder le pas à l’Esprit?

 

2 juinAdrienne : Prière pour voir ce qui est à faire. Tant de choses se présentent : on voudrait aider ici, fonder quelque chose là. Et on est mis dans l’impossibilité de faire quelque chose par manque de monde. C’est un point de vue rationaliste. On est ainsi convaincu que si on commence les gens viendront bien. D’une certaine manière ce serait à faire. Durant la nuit, il y a souvent ce dualisme : on voit où quelque chose serait à entreprendre : Petit Bâle (Kleinbasel), le port du Rhin (Rheinhafen), un bureau de consultation, un endroit pour les premiers secours, etc. Et on sait en même temps qu’avec le jour revient la fatigue aiguë ; les limites des forces se font toujours plus étroites, le fil de fer barbelé derrière lequel on vit devient toujours plus serré. De cette fatigue s’élève un « Pourquoi? » Il semble que cela ne vaille plus la peine de seulement raconter les choses de la nuit; et pourtant des choses sont montrées la nuit qui sont absolument impératives, peut-être parce que sont supprimés tous les empêchements et toutes les perturbations de la journée, parce que l’esprit et le dessein d’agir, l’obéissance sont plus vivants. – Quand, toute la journée, on voit des personnes qui devraient être aidées, on prie pour elles avec la décision de faire davantage. Dans cette prière on demande à Dieu non plus la force physique mais davantage de disponibilité à servir, de possibilité d’agir. Et au milieu de cette prière on rencontre à nouveau des choses pour lesquelles on voudrait s’engager, on voudrait en quelque sorte les confesser afin d’être libre pour elles, mais il est impossible de confesser les choses. Ou bien on voudrait peut-être confesser les choses dans leur rapport aux gens, par exemple : ces gens sont négligents, c’est pourquoi ils sont pauvres, sales, et c’est pourquoi ils sont répugnants, etc.; l’atmosphère qu’ils répandent, on peut la prendre dans la « confession », il peut y avoir une « confession » dans la prière; on dit par exemple à Dieu : Punis-moi, Seigneur, je t’en prie, pour ceci ou pour cela, je sais que je suis co-responsable. Si on était capable de se confesser de cette manière plus à fond, dans la plénitude du don de soi, beaucoup de choses seraient libres pour l’action, on rayonnerait mieux, la mission serait vécue de manière plus convaincante, on pourrait mieux arriver à ses fins. – Mais avec le jour il y a à nouveau le conflit entre les limites mises partout et la volonté de rester dans une attitude de confession qui englobe tout. Durant la nuit, on est libre, mais cette liberté ne sert à rien, on doit attendre le jour pour qu’elle ait des conséquences, et cela elle n’en est pas capable.

 

5 septembreRétrospectivement, j’ai le sentiment que ce fut une maladie épouvantable et pourtant, depuis que vous êtes de retour, une maladie tout à fait agréable. Je vois sans doute des sommets de souffrances; par contre, je ne vois pas la détente. Quand on se détend, on se sent rendu au monde et à ses tâches. Dans la détente, il y a une très nette orientation vers la vie. La maladie nous a donné des enseignements, la détente nous en donne d’autres, les deux se trouvent en corrélation. Pour moi, il n’en est pas ainsi. Dans la prière et dans la vie, que j’aie des visions ou non, la mission et le moi se trouvent pour ainsi dire face à face; le moi ne cherche pas à se saisir de la mission, il ne lui tourne pas non plus le dos; les jours s’écoulent dans une sorte d’attente, d’espérance et en même temps d’absence d’espérance… Dans une lenteur unique en son genre. Auparavant il y avait ceci : on se précipitait dans une tâche; quand elle était finie, on se réjouissait à nouveau du repos en Dieu, d’une prière plus paisible. Ou bien on s’étonnait de retrouver soudain l’Eglise, Dieu, les saints. Maintenant cette distance qui peut naître par l’action est très réduite, et je ne sais pas si cela est dû à la diminution de l’activité, ou à la violence avec laquelle on entreprend des tâches, ou si Dieu nous tient autrement. Je ne veux pas dire qu’il enchaîne, mais son soutien est plus sensible, on n’est pas en quelque sorte harnaché comme le petit enfant qui essaie de faire ses premiers pas; il doit, peut-être provisoirement, peut-être pour toujours, nous enlever la possibilité de trébucher. Et la prière semble plus régulière; je ne veux pas dire par là plus continue. Le Bon Dieu veut manifestement ménager en maintenant la densité de la prière à un certain niveau si bien qu’elle ne monte ni ne descend, du moins pas d’une manière sensible; c’est un ménagement de l’âme tout comme on ménage son coeur par des promenades en terrain plat. – Qui se détend se sent toujours d’une certaine manière en possession de forces qui se réveillent. Et il fait partie du jeu de ses journées que le convalescent s’imagine comment il les emploiera. Pour moi, ce jeu fait défaut. Malgré cela, j’ai toujours des plans pour des voyages, pour la communauté, pour des travaux qu’elle devrait entreprendre. Peut-être seront-ils réalisés, peut-être que non; ça n’a pas tellement d’importance. – Si des visions arrivent, on reçoit avec gratitude ce qui est montré, mais on ne cherche guère à les saisir. Auparavant il aurait pu arriver que Marie apparaisse et qu’on coure à sa rencontre en esprit, et le corps est entraîné. Maintenant la joie n’est pas moins grande, mais on reste assis. Il y a un élan qui ne fonctionne plus. – Si, sur terre, on a quelque chose à exprimer, on a le sentiment – sans repentir ni particulière tristesse – qu’on ne sera quand même pas tout à fait compris, qu’on n’a pas à sa disposition dans la conversation les mots qui viennent d’eux-mêmes dans la prière profonde. Le vocabulaire est limité, les nuances sont impossibles, on est contraint de peindre en noir et blanc, bien qu’on sache faire mieux. Les tons moyens manquent dans la palette de l’expression alors qu’ils sont toujours là dans la palette de la prière, complétés d’en haut. Souvent c’est un saint qui met les couleurs à ma disposition.

 

6 septembreQuand on a une vision du ciel, on est en mesure peut-être de recommander à Dieu ou à un saint une intention terrestre. Mais en général on a le sentiment d’entrer dans un monde fermé où toute intention de la terre reçoit un autre aspect. Elle s’ajoute à d’autres intentions innombrables. On ressent le monde avec ses intentions comme un tout, le ciel et ses intentions comme un tout; on ressent rarement quelque chose de particulier. Quand on prie sur terre, on sait que la prière est transmise, on peut faire monter vers Dieu dans la prière ce qu’il y a de plus personnel, de plus pressant. On peut jeter sa prière dans le trésor de l’Eglise. Et elle disparaît alors en quelque sorte, elle va son chemin avec sûreté, là où elle doit aller, ce qui ne veut pas dire que sur terre le fardeau à porter est devenu plus léger. On l’a confié à Dieu mais cela ne veut pas toujours dire uniquement apaisement. – Dans le ciel par contre, il semble y avoir une sorte de règlement rapide. Si on recommande quelque chose, c’est brièvement, dans la certitude d’avoir été compris. D’autre part on est tellement associé à des choses – qui certes ne font pas ressortir expressément leur urgence, mais qui sont là simplement et auxquelles on est convié à prendre part : requêtes célestes, exigences de Dieu pour le monde – qu’on ne peut que collaborer. Comment ce sera quand le ciel sera devenu notre patrie pour toujours? Cela nous reste obscur. – Et il y a aussi dans ces jours de maladie des moments où la mort semble toute proche; on ne se plaint pas alors de tout ce qui est imparfait, non achevé, non désirable. Il y a la grande confiance qui a sa place dans la foi, et cette confiance est l’espérance que Dieu fera tout dans l’amour. Quelque chose de l’enfance : comme un enfant qui creuse un trou dans la terre pour arriver de l’autre côté du monde mais qui ne se formalise pas quand vient le soir et qu’on le met au lit. Donc : quitter ce qu’on aime, les gens qu’on aime, je ne sais quoi encore. Mais l’amour qui est offert de l’autre côté est si saisissant qu’il n’y a pas de place pour l’amertume au sujet de ce qu’on quitte maintenant. Peut-être plus tard, mais pas pour le moment. C’est peut-être une indifférence obtenue de Dieu, mais une indifférence très curieuse parce qu’on ne cesse pas d’aimer aussi fort qu’on le peut aussi bien la terre que le ciel, aussi bien la vie d’ici-bas que l’éternité. Et parfois une émotion profonde traverse tout l’être : « Comme la vie est merveilleuse! Comme le monde est beau! Comme on peut remercier Dieu de nous avoir donné tout cela! » Et ceci n’est pas du tout mêlé avec la conscience qu’il y a quelques minutes j’aurais pu mourir d’une crise cardiaque et que j’en suis encore une fois sortie. Pas du tout. Même le souvenir le plus vivant de la crise et de la mort aux aguets n’est pas capable de troubler cette joie de l’existence. Cette joie avec toutes ses éruptions a quelque chose de si frais et de si absolu qu’on pense que par elle on devrait saisir quelque chose de plus de la vie éternelle et de son attrait. Il se fera sans doute que dans la vie éternelle de Dieu, il y aura toujours tellement à adorer et tellement à regarder bouche bée que tout restera toujours ouvert et plein de promesses et de curiosité.

 

Du 23/9 au 15/10Vacances d’Adrienne à Ronchi (A la mer, en Italie). Adrienne : La nuit, avant que les chiens ne se mettent à aboyer sans fin, il y a des temps de parfait silence que les petits bruits de la nuit, le bruissement des feuilles ne font qu’augmenter. On est seul, mais on sait que maintenant en beaucoup de lieux du monde on prie; dans beaucoup de monastères, on se lève et on va au chœur, ou bien une mère implore quelque part pour son enfant, ou un jeune homme lutte dans la prière pour sa vocation ou bien il remercie pour elle. Toutes les prières du silence. Et c’est un bonheur infini de pouvoir participer à cette prière du monde, de ne pas devoir réfléchir maintenant précisément à son manque de densité, ni non plus à tous ceux qui ne prient pas. Mais on prend part à une prière qui existe, peut-être un tout petit peu seulement, et c’est magnifique de pouvoir prier avec eux dans le silence de la nuit. – Et tout d’un coup le ciel tout entier est ouvert : on voit le Seigneur, la Mère, les saints, qui reçoivent la prière, l’entourent de soins, l’aiment, la rendent féconde. Et, sans transition, on est à nouveau dans la solitude d’une forêt près de la mer; on ne voit pas la mer, mais on sait qu’elle est là. On sait aussi l’omniprésence de Dieu et de son amour, on sait aussi l’unité qu’il forme toujours de manière neuve dans sa Trinité en y recevant aussi ce qu’il aime dans le monde, en en offrant quelque chose à ceux qui l’aiment. Mais je n’ai ni le temps ni le goût de réfléchir à ce qui arrive dans le monde parce que, dans ce silence, on sent si fort ce qui se passe dans le ciel. On n’a pas besoin de faire attention à ce qui est personnel quand on est inondé par cet amour de Dieu. On sait aussi que vous dormez dans une autre chambre et que vous aussi vous êtes inondé. Et beaucoup d’autres, et les futurs enfants aussi. On se promène dans ces flots comme dans une chaude pluie d’été et on n’a pas besoin de penser à soi, on en est comme imprégné d’une manière plus que personnelle. Au loin, on entend la mer et on sait que chaque vague ne cesse de laver le même sable, chaque vague d’une manière un peu différente, comme la grâce qui revient toujours; et si le sable était conscient, il saurait aussi que la vague reviendra. – Je dois aussi penser aux nombreuses églises vides dans lesquelles brille la lampe du Saint-Sacrement; ici aussi il y a la présence et la grâce du Seigneur et, avec lui, il y a là la prière de ceux qui prient; on voit comment le Seigneur prend en lui cette prière, comment il désire davantage de prière et de don de soi, pour la glorification du Père dans l’Esprit Saint et pour pouvoir répandre davantage dans le monde quelque chose de la grâce trinitaire.

 

10. Adrienne et le Père Balthasar

 

Avant la PentecôteAdrienne : Où est l’Esprit et où n’est-il pas? Où agit-il et où n’agit-il pas? Avec quelle force est-il capable de se mélanger à l’esprit humain de sorte qu’on puisse discerner vraiment qu’un homme est animé par l’Esprit? Ces questions se posaient sans une très forte participation du moi humain. J’aurais pu tout aussi bien réfléchir à un problème de médecine ou à autre chose. – Puis durant la nuit il y eut des chocs, je perdis pied et je me trouvai dans une totale solitude; je n’avais ni la force ni le courage, ni la volonté ni la mission de briser cette solitude et de parler avec vous. – Quand je vous voyais dire le bréviaire et que cela me faisait penser au mystère de la confession, au pouvoir de lier et de délier, et que je voyais à quel point, en tant que prêtre, vous êtes enraciné dans l’Esprit Saint, et comment il vous prend, vous tient et vous féconde, j’étais très touchée. En face du vrai sens du pouvoir de lier et de délier, il ne me semblait pas difficile de faire sortir un monde du chaos et un être humain de la glaise. Dieu n’a-t-il pas précipité par là le prêtre dans une aventure inouïe? Ne l’a-t-il pas trop chargé? Est-ce que chaque prêtre, s’il comprenait ce qu’il exerce, ne devrait pas en souffrir autant que Vianney? Quiconque croit vraiment ne devrait-il pas jeter par-dessus bord sa propre raison, se conduire comme quelqu’un privé de raison, de faire partout scandale, uniquement pour que les hommes se rendent attentifs au mystère? – Adrienne : Je pensai à notre solitude, la vôtre et la mienne; et je sus cependant que la mienne n’est pas purement humaine parce que je peux toujours venir à vous avec mes affaires. Mais ensuite je vis aussi votre plus grande solitude, étant donné que vous avez en moi un lieu plus petit et plus fragile que moi en vous. Ensuite je ne sais plus comment cela se fit, mais je voulus vous consoler par le fait que ma fragilité est débordée par l’être de Dieu, que vous devez retrouver consolation et compagnie, et pour cela je voulus vous offrir toute ma contemplation et mes visions. – La pensée s’arrêta et je me trouvai sur une sorte d’escalier de bois très raide et étrangement incommode : la montée me sembla une affaire vertigineuse et pourtant au début cela alla très bien car je savais que je vous cherchais et que je vous apportais consolation et encouragement; puis le coeur s’arrêta, je ne recevais plus d’air, je ne continuais à monter que mécaniquement. Penser, prier, espérer étaient avalés par l’effort physique, j’étais complètement « dépouillée » et le but était qu’on ne devait plus être que « chercher ».

 

Au début d’aoûtPendant que le P. Balthasar est à Paris, Adrienne est très malade. Il revient, elle est opérée à l’hôpital, puis ramenée chez elle avec une plaie ouverte. Elle raconte : Quand j’étais toute seule et si malade (plus de 40 de fièvre), j’étais tout unifiée. Dans les moment de lucidité je pouvais parler avec le Seigneur, avec la Mère, avec les saints, et ce que je recevais d’eux, c’était leur présence, rien d’autre. Pas de découvertes ni de missions nouvelles. Seulement la grâce de leur présence et ce qui l’accompagne. Et quand la fièvre montait et que je délirais, je savais pourtant très bien que je devais simplement faire l’expérience de cette maladie comme n’importe quel autre malade qui se sent aliéné de ses buts et a simplement à supporter sans comprendre. Et je savais seulement que quand cette heure ou cette demi-journée serait passée, je pourrai à nouveau prier. Ce n’était pas un état de désespoir, mais quand même une propulsion dans la maladie, dans l’incompréhensible. – Quand vous fûtes de retour, je sus à nouveau avec quelle force vous teniez les cordes. J’avais été dans la maladie comme si le temps ne se déroulait pas, il n’y avait ni nuits ni jours, le temps était devenu indépendant de l’heure et du calendrier. Par vous, le tout reçut à nouveau une direction. La prière se trouvait entre vos mains. Je sentis très fort ce que sont l’Eglise et la sécurité en elle. Le cours du jour, les heures du repas, etc., redevinrent réels. – Je sentais bien la précarité de mon état. Avant d’aller à l’hôpital, je fus un moment à mon bureau; cela me semblait si curieux que mourir pouvait avoir cette apparence. Ce n’était pas sentimental; ce n’était pas du tout moi qui prenais congé de moi ou du monde, c’était un simple retrait. Aucune angoisse. Cela fait partie de ma nature de ne pas avoir d’angoisse. Ce n’est qu’après l’opération que je vis que c’était une grâce. Auparavant je pensais en médecin, objectivement. Après : le Seigneur, l’Eglise, la Mère, les saints et vous et tout le monde de la grâce, le tout allant de soi et incontestablement. – A l’hôpital il y avait bien sûr les nuits et les jours; la nuit semblait une éternité, avec une part de vision céleste : beaucoup de notions s’éclairaient; le jour apparaissait comme l’éphémère. Les nuits se réunissaient toutes pour faire une somme d’éternité et les jours fugaces tombaient entre deux et n’arrivaient pas à former une somme. Pendant la nuit, les problèmes du jour ne sont pas les miens mais les problèmes des anges, des saints, les questions de Dieu et ses réponses. Et c’était comme si je comprenais bien qu’on doit vivre l’éphémère pour arriver à ce qui est permanent, qu’on doit connaître le cours des jours pour atteindre la vie éternelle. Je me demandais toujours : que font les enfants innocents dans cette éternité? Et à cela je ne reçus aucune réponse. Je voyais toujours des personnes qui avaient aimé, souffert, je voyais la nécessité d’avoir vécu une vie pour arriver dans l’éternel, pour être préparé à l’éternel de cette manière. – Et maintenant que je suis de retour à la maison et qu’ainsi je suis à mon bureau jusqu’à la nuit et qu’ensuite je suis si longtemps au lit, ce temps de la nuit se joint très fort à l’éternité; les chambres isolées sont mon espace nocturne, très concret, mais qui ensuite se perd dans le ciel; les deux ensemble sont remplis d’une « atmosphère d’éternité ». A l’hôpital, je vis souvent le Seigneur avec Lazare, Marie et Marthe, le Seigneur qui ressuscite les morts, qui console, qui vient à une heure où on ne l’attend plus guère. Et l’atmosphère entre eux me semblait être celle d’une cordialité ecclésiale, me semblait être la condition permettant à l’Eglise d’envoyer ses morts vers le Seigneur; je n’avais jamais vu cela ainsi auparavant. Il y eut aussi durant la nuit une foule de tableaux du Nouveau Testament et les tableaux s’étendaient toujours jusque dans la vie éternelle, comme si chacun d’eux avait montré une tranche de la vie éternelle, certes durant la vie terrestre du Seigneur, mais ces voies conduisaient toutes à la même vie éternelle.

 

Pour une pause à la fin de cette année 1955

 

« La naissance d’Adrienne fut difficile… et elle se demanda souvent par la suite si cet accouchement douloureux ne fut pas à l’origine de la forte tension qui ne cessa de régner entre sa mère et elle, jusque vers la mort de celle-ci. Pendant des dizaines d’années, Adrienne fut et resta l’enfant mal aimée, et c’est seulement lorsqu’elle fut un médecin connu dans la ville et l’épouse successive de deux professeurs de renom que sa mère, excellente personne au demeurant, dut reconnaître que sa fille n’était pas une enfant totalement ratée. Dans ses dernières années, la bonté qu’Adrienne ne cessa de témoigner à sa mère acheva de lui regagner son cœur. Mais il arrivait à la fille, peu avant sa mort, d’appeler sa mère en rêve, avec désespoir » (HUvB, Adrienne von Speyr et sa mission théologique, p. 14).

 

Il y aurait tout un chapitre à écrire sur les relations d’Adrienne avec sa mère, son père, ses frères et sœur.

 

1956
 

Pour l'année 1956, le "Journal" du P. Balthasar compte 12 pages (Erde und Himmel III p. 226-238).

 

3. Souffrances imposées et souffrances spontanément offertes, stigmates, "trou", désolation

 

Les notes du Père Balthasar pour les jours saints de 1956 se trouvent dans "Kreuz und Hölle" I, p. 342-355).

 

4. Événements insolites, prémonitions et guérisons inexpliquées

 

3 août - Comme si souvent déjà Adrienne m'a enlevé une grippe; elle a de la fièvre et elle va très mal. Le coeur ne cesse de s'arrêter.

 

7. Matériaux pour l'intelligence de la foi

 

Février - Sur la perte du vrai temps aujourd'hui.

20 février – Sur le silence : celui du prêtre et celui du médecin - Sur les confessions.

14 décembre Sur la confession.

 

9. Adrienne elle-même. Adrienne devant Dieu, sa prière, sa mission

 

Fin septembre - Adrienne est à Sienne en venant de Ronchi. Réflexions sur la mission de Catherine de Sienne, non reproduites ici.

 

11 novembre - Adrienne : Toutes ces nuits-ci, j'ai été très agitée à cause de la confession. Dans la correspondance Hofmannstahl - C.J. Burckhardt, ils se font réciproquement des aveux, mais tout aurait été beaucoup plus authentique s'ils avaient pu vivre dans la foi. Curieux que, dans une amitié, par amour de l'autre, on devienne tel que l'autre l'attend, et que, dans l'amitié avec Dieu Trinité, on ne se laisse pas transformer comme Dieu le voudrait pour qu'on lui soit conforme. Et pourtant on a une image de ce que Dieu attend d'un chrétien, mais une image qui n'est jamais réalisée. Quand on se confesse ou qu'on communie, on sait qu'il y a pour un instant une adaptation. Celui qui communie et se confesse en vérité comprend alors plus ou moins ce à quoi il a part. Celui qui ne se confesse que superficiellement, celui qui ne communie que l'esprit dispersé, ne peut recevoir en lui l'image que Dieu attend de lui; et pourtant cette image est là, et Dieu est prêt à la lui montrer dans le sacrement. Souvent je pense que Dieu est si peu content de moi. - Récemment devant l'église Sainte-Marie, beaucoup de gens bavardaient amicalement et avec animation; il y avait sûrement là beaucoup de commérages et de potins, et quand les gens entrent ensuite dans l'église et prient, ils ne sont sans doute pas tout à fait quittes, dans la prière, de leurs pensées précédentes. Et pourtant Dieu est reconnaissant qu'ils soient là au moins un instant et qu'ils représentent extérieurement des gens qui prient. Dieu est reconnaissant pour tout sacrement même quand l'homme ne fait pas tous les efforts qu'il faut pour correspondre. Cette reconnaissance de Dieu s'exprime aussi par le fait qu'il insuffle et intègre dans les sacrements tant de sa force vivante et qu'il possède dans son Eglise une communion des saints et aussi des souffrants, dans laquelle on a le droit de porter et de souffrir les uns pour les autres même si c'est de manière maladroite. L'Eglise passe ainsi à travers tous les niveaux humains : de la communion la plus extérieure à la réciprocité la plus intime.

 

14 décembre - Adrienne : Les mondes dans lesquels j'ai à vivre me sont rendus présents par Dieu comme un problème. Il y a le 4 Place de la cathédrale avec ses pièces, avec sa vie commune, les domestiques et le ménage, et puis il y a un autre monde, celui de la vision auquel il m'arrivait d'appartenir de manière toute naturelle en quelque sorte. La relation et les proportions n'étaient pas un problème jusqu'à présent. Maintenant cela fait question. Ce n'est pas le problème de la discrétion ou de l'indiscrétion qui se pose : j'ai au fond la liberté de passer dans l'autre monde quand je le veux, quand cela me semble juste en Dieu; il m'est permis de m'annoncer en tout temps et, à chaque fois, ce n'est pas une "affaire d’État". La question n'est pas là, la question est plutôt : Pourquoi Dieu donne-t-il la vision à l'un et pas à l'autre? Pourquoi cela me semblait toujours si naturel de voir et de pouvoir transmettre? Pourquoi ai-je part à tant de choses qui sont en partie difficiles et en partie pleines de joie? Et si le monde du ciel s'ouvre d'une manière si incroyablement large et qu'on en profite si peu, qu'en est-il alors du monde d'ici-bas?

 

10. Adrienne et le Père Balthasar

 

2 février 1956 - Sur les instances de quelques amis laïcs de Zurich auprès de l'évêque, j'ai été reçu dans le diocèse de Coire dans le territoire duquel j'étais toléré depuis 1950. J'ai dû quand même signer une déclaration suivant laquelle je ne pouvais rien demander au diocèse au point de vue financier. J'ai quitté la chambre que j'avais à Zurich et accepté définitivement l'hospitalité du Professeur Werner Kaegi, place de la cathédrale à Bâle, où j'ai vécu jusqu'à la mort d'Adrienne.

 

3 février - Adrienne : Quand je sais que vous allez dire la messe ou que vous allez entendre des confessions (cela tout particulièrement), il y a en moi une sorte de frémissement, un surcroît de vénération, comme quand on se trouve le souffle coupé devant un mystère incompréhensible qui nous prend de telle sorte qu'on se sent physiquement assailli. Je n'affirme pas que je frémis, mais que je frémis réellement. Un saisissement dans le sens qu'on a été pris. J'ai remarqué que cela avait augmenté au cours de ces dernières années, surtout au cours de ces dernières semaines. Pour percevoir la distance, j'ai parfois besoin de tout moi-même : non seulement de mon esprit, de mon entendement, mais de tout mon être. Il y a alors vous, qui êtes au-dessus, mais tout autant le sacrement en soi, finalement le Seigneur. Hier il est devenu tout à fait clair pour moi que tout ce que ces dernières années nous avons dû faire comme exercices de pénitence, subir d'humiliations, possède maintenant une actualité qui me rend capable de sentir cette vénération jusqu'au fond de mes os. Comme si une sorte de "crucifixion de la chair" était nécessaire pour qu'on perçoive la force du sacrement avec toutes les fibres de son être. Il y a une sorte d'ébranlement qui n'a rien de purement spirituel mais qui saisit tout ce qui en moi peut répondre. - J'ai déjà souvent pris part à d'innombrables confessions et états de confession : par la présence, par la souffrance, par des tourments spirituels ou corporels. Ce n'est pas de cela qu'il est question maintenant, mais d'un état général de vénération, de petitesse, devant la grandeur du mystère, d'une inquiétude en présence de la paix du sacrement. Ce n'est pas un événement, c'est un état.

 

7 août - Le soir, Adrienne était tombée par terre; comme je l'aidai à se relever, elle était partie en esprit. Je dis avec elle un Suscipe : elle connaissait les termes, mais le contenu lui échappait. "Comme une nouvelle de presse. Pourquoi dire des choses si connues?" Quand la prière lui fut rendue, la prière sortit comme un jet d'eau d'un tuyau sous haute pression. Comme si le désir de la prière était monté si haut qu'elle ne pouvait plus être contenue plus longtemps. Et les mots grâce, Eglise, foi, ont de nouveau un sens si plein qu'on rend grâces de pouvoir les dire. On ne les épuisera jamais, mais on se réjouit d'y avoir part. Il y a des fêtes qui sont si belles qu'on les boit avec les yeux et les oreilles, qu'on se les met de côté comme des provisions pour des temps futurs. Il en était ainsi dans cette prière. Comment était-ce possible que ces mots ne nous disaient plus rien?

 

14 décembre - Adrienne : Il y a comme une lassitude de l'au-delà qui s'ajoute à la lassitude d'ici-bas. Quand je peux en parler avec vous, je suis tout à fait tranquille. Mais quand c'est la nuit, je m'engage dans toutes les aventures possibles dont je ne sais pas si elles sont justes. C'est toujours la question de la mesure et de la limite qui donne de l'inquiétude. La question aussi de savoir ce qu'on peut demander au Seigneur, à saint Ignace, à la Mère de Dieu, à Jean. Je peux prier comme ceci : Je t'en prie, aide tous ceux qui sont sans espoir, montre-leur ta lumière, éveille en eux l'espérance, donne-leur d'apprendre peut-être quelque chose de ton amour par l'amour du prochain! Puis la crainte d'avoir omis des personnes, d'avoir oublié des questions particulières. Donc : Pour tous ceux que je ne connais pas! Que nous ne connaissons pas! Mais m'est-il permis de demander réellement au Seigneur tant de choses justement maintenant? N'a-t-il pas ses raisons de ne pas montrer à l'un ou à l'autre son espérance? Ou bien peut-être charge-t-on un saint qui souffre déjà sans cela pour le monde, et qui souffre encore davantage si on lui en demande davantage. Mais les saints sont là pour la souffrance, même quand j'accrois ma prière. Et finalement ce qui est décisif, c'est le Seigneur et non ma prière. Il doit faire ce qu'il tient pour bon. On se retire. Mais ai-je le droit de me retirer? On n'a pas de repos parce qu'on appartient à l'au-delà avec cette voix de la prière, on n'est pas en mesure de se retirer d'une certaine manière après avoir fait son travail. On dit donc peut-être un Notre Père ou un bout de chapelet et un Suscipe "pour avoir la paix". Mais ce faisant justement on tombe dans l'inquiétude : toute forme de prière a quand même son caractère particulier et on n'a pas le droit de choisir simplement ce qui nous plaît. Mais cette pensée est aussitôt à nouveau recouverte : en tout cas prier et sans trop de distinctions, pas de formalisme! Simplement aller de l'avant dans la paix. Donc : Je t'en prie, Seigneur, allume ta lumière sur le monde entier, viens en aide à tous les hommes!

 

12. "Voyages"

 

25 octobre - Adrienne : Cette nuit j'ai fait une expérience que je n'avais jamais faite. Minuit sonnait. Je me faisais beaucoup de soucis sur la nature de la confession. Au Landtag évangélique en Allemagne, comme on l'avait appris, on entendit des confessions toute la journée dans toutes les églises. Pour ce faire, on renvoie en quelque sorte les pénitents au Seigneur, ils ne reçoivent pas une absolution réelle. Quand je regardai l'heure à nouveau, il était 1 H 30; j'entendis sonner la demie. Je ne savais pas ce qui s'était passé entre-temps; cette heure me manquait tout simplement. Je cherchai à la reconstruire. Je n'ai certainement pas dormi. Puis je vis ce qui suit : quand des confessions sont organisées et qu'on voudrait soutenir la confession des autres et porter quelque chose de leurs péchés, quand on voudrait savoir partager en quelque sorte ce qui nous est propre et qu'on s'offre pour cela, on n'a plus le droit de tracer des limites précises vis-à-vis de celui avec qui on se confesse, à qui on offre une aide de manière anonyme; il y a bien plutôt le point où l'autre prend simplement, et ce qu'il advient alors de moi, je n'en sais rien. Je peux tellement donner mon temps et moi-même que Dieu prend sans que je sache ce qu'il advient alors de moi. Par la suite, je vois que le temps s'est écoulé. Tout comme dans un "trou". - Quand je compris que cela ne me concernait pas, je ressentis une joie infinie. Au début je pensais que je ne pouvais quand même pas avoir perdu cette heure sans en savoir quelque chose. Mais maintenant je sais que ce temps m'a été pris et qu'il a été distribué au profit de la confession. Est-ce pour la confession protestante? Je ne le sais pas, d'autant moins qu'au début j'avais prié pour la confession catholique. - Lors d'autres voyages de confessions, la durée était claire le plus souvent - deux heures par exemple -, ou du moins l'écoulement était clair. Ou bien il pouvait aussi se faire que je "voyage" durant une heure et que je le sache, mais je ne savais pas en détail comment cette heure avait été employée, je n'avais connaissance que de lieux, de visages, de problèmes. (Il en fut ainsi avant-hier par exemple). Souvent je ressens ces "voyages" et ce que je vois et l'aide que j'apporte comme quelque chose de tout à fait surnaturel; je sais qu'on ne peut pas inscrire ces choses dans notre monde d'ici-bas. D'autres fois, le tout est beaucoup plus ressenti comme étant d'ici-bas; l'insolite réside seulement dans le fait qu'on est "emmené en voyage", et pourtant celui qui serait arrivé à ma porte m'aurait trouvé au lit. Les personnes que j'ai atteintes dans le "voyage", les rencontres elles-mêmes me semblent toutes naturelles.

 

14 décembre - Adrienne : Ces dernières nuits, j'ai été très longtemps auprès de gens qui se préparaient à une confession pour Noël. Pour l'un, cela signifie quelque chose de sérieux, pour l'autre non. Cette fois-ci, c'était pénible : on voyait les gens, mais on ne pouvait se faire entendre. On ne pouvait que prier pour eux, il y avait entre nous une cloison de verre. Ils étaient pour moi comme des aveugles et des sourds-muets.


 

1957


 

Pour l'année 1957, le "Journal" du P. Balthasar compte 13 pages (Erde und Himmel III p. 239-252).

 

2. Le ciel s'ouvre : "présence" et visions

 

Début mai - Mort de Béguin. Adrienne prie toute la nuit. Au bout de trois ou quatre jours, elle dit : B. s'est trouvé tout d'un coup la nuit auprès de son lit, et ils avaient parlé longtemps ensemble. Tout d'un coup elle s'en était rendu compte réellement et elle lui avait demandé s'il était réellement... et alors il disparut. Elle dit : il est au ciel.

 

3. Souffrances imposées et souffrances spontanément offertes, stigmates, "trou", désolation

 

Les notes du Père Balthasar pour les jours de la Passion 1957 se trouvent dans "Kreuz und Hölle" I, p. 356-360).

 

4. Événements insolites, prémonitions et guérisons inexpliquées

 

Avril - Après avoir été couchée durant des mois, Hélène (la sœur d'Adrienne) doit être opérée. L'os ne guérit pas; on fait une radio : elle est plus mauvaise que jamais. Elle vient à Bâle, à l'hôpital Sainte-Claire. Merke l'ausculte, il constate que tout est en voie de guérison de la meilleure manière qui soit; il la renvoie chez elle. - A l'arrière-plan, la prière d'Adrienne.

 

7. Matériaux pour l'intelligence de la foi

 

4 marsSur les visions.

3 août Masculin et féminin - Sexualité et prière.

6 septembre - Sur les règles des ordres religieux.

21 septembreLa faute et la demande de pardon.

 

9. Adrienne elle-même. Adrienne devant Dieu, sa prière, sa mission

 

8 janvier 1957 - Adrienne : La nuit maintenant il y a d'abord une méditation sur un thème quelconque. Pas toujours une parole de l’Évangile; souvent simplement un principe, une intuition, qui certes sont ensuite ramenés à Dieu et à ses vues sur ce principe, etc. D'autres fois ce n'est qu'une méditation de l’Écriture. Je me souviens d'un mot ou bien j'en entends un. Et le Seigneur dit quelque chose, ou la Mère de Dieu, ou un ange. Souvent aussi je commence par prier pour les hommes qui ont prié sur le sujet et ensuite un mot de cette prière devient peut-être l'occasion de la méditation. - A la fin d'une méditation assez longue, il se produit souvent maintenant comme un tourbillon : pensées, plans, desseins de Dieu. Les desseins de l'un ou l'autre saint, mes propres desseins s'entrechoquent et il en résulte un énorme tumulte. A ce moment-là on devrait écrire vingt livres et faire trente sermons, et ce qui est décisif ne serait pas encore fixé pour autant : il y a tant de choses qui sont cachées dans ce tumulte; il a là tant de "matière" qu'on devrait examiner et on n'en vient pas à bout. - Tout d'un coup une "souris" quelconque naît de cette montagne, et cette "souris" peut être quelque chose de très connu : "Tu dois aimer ton prochain comme toi-même". Ou bien une prière, une réflexion, etc.; quelque chose qui ressemble à la petite pierre d'une mosaïque et qui est rangée à côté des petites pierres d'hier et d'avant-hier. - Puis on a prié encore, peut-être simplement rendu grâce pour ce qui a été vécu. Il peut se faire alors que tout est oublié, qu'il n'y a plus là qu'un peu de souffrance. Tout le tourbillon, avec ce qui l'accompagnait, est parti; peut-être par lassitude et faiblesse je craignais de le récapituler. Mais la nuit suivante, cela recommence et la petite pierre suivante est rangée. Et on voit alors aussi que rien n'est perdu. On reçoit un certain coup d’œil sur tout le tableau, mais il disparaît ensuite. - Il y a quelques nuits, je sus précisément que toutes ces phrases qui viennent se mettre les unes à côté des autres constituent une sorte de chemin mystique. Surgit la question : Doit-on saisir maintenant cet ensemble? "Non, plus tard". Mais si la mort vient bientôt? "Tout est en ordre". Comme si une cathédrale était en construction. On demande : Dans quel but? Sur quel sol repose le tout? Mais alors on laisse à nouveau l'affaire là où elle en est. Et tout d'un coup : Mais ce n'est pas une cathédrale, c'est une somme de mystique... Et on ajoute une fois encore une petite pierre et, le jour venu, on ne peut absolument rien en dire, c'est comme oublié. - Le fait que ce soit oublié se trouve alors d'une certaine manière au plan où se déroulent la prière et les événements sacramentels de l'Eglise, au plan de l'incarnation du Verbe. Il y aurait quelque chose à connaître, et cela ne peut pas être pleinement connu. L'homme terrestre, avec ses connaissances et ses expériences terrestres, est ici aussi enrôlé et il est intégré dans quelque chose. Et ce tout - au-delà de ce qui est personnel et impersonnel - apparaît alors comme l'unité de l'Eglise, de son enseignement, de sa catholicité. Et là-dedans tombent aussi bien l'homme dans sa corporéité terrestre que l'éternel qui se révèle dans le Christ, que ce qui est donné et expérimenté d'en haut, le surnaturel; le tout est une construction entre nature et surnature, entre "intelligence normale" et "mystique", entre ce qui est compréhensible dans la foi et ce qu'on peut à peine deviner. On doit collaborer à cette synthèse, et il ne s'agit pas simplement de parties isolées, il s'agit de l'unique et énorme dôme qui couvre le tout. Et ce dôme contient une mosaïque unique. - Des expériences terrestres en font partie aussi : qu'au point de vue physique, on soit si affreusement fatigué, qu'on s'essouffle, que simplement on ne suit pas. Et d'autre part on est appelé, par d'autres forces qui sont au-delà du dôme : Dieu y travaille pour ainsi dire de l'extérieur et d'en haut, l'homme de l'intérieur. Parfois je voudrais aller vous chercher et vous demander : "Doit-on mettre cela ici ou là?" Mais vous n'êtes pas là et c'est l'heure où je sais que je ne pourrais pas non plus vous l'expliquer. Et pourtant vous sauriez y faire. Et je n'oublie jamais que je vais oublier par la suite.

 

Avril - Au temps de la Passion. Adrienne : Je ne comprends plus : le purgatoire était déjà là le vendredi saint alors qu'il appartient quand même au samedi saint. Les clous font mal maintenant comme des brûlures et on est ainsi ballotté entre la croix et le purgatoire. Et je vois alors tout d'un coup qu'on ne peut pas non plus tenir l'ordre dans la confession. Si je dis : "J'ai été sans amour", je ne dis pas alors autre chose; dans mon désir de cataloguer, il y a toujours quelque chose qui passe à travers les mailles, l'essentiel peut-être. Et l'ordre porte : ce qui vient en premier est relié de la manière la plus étroite à ce qui vient en vingtième position, etc. La parole isolée dit d'autre part toujours plus que ce que j'y mets. L'eau est si trouble que le poisson que j'en retire dégoutte de cette eau malpropre; avec le poisson je retire beaucoup de choses qui ne sont pas le poisson, mais qui font partie cependant de ses conditions de vie. - Ainsi de même notre distinction entre stigmates et feu, entre clous enfoncés et brûlures, n'est pas possible maintenant. Est-ce que le Seigneur souffre dans le temps ou dans le purgatoire? Puis tout d'un coup la question perd pour moi son actualité. Elle n'est plus là, elle est maintenant totalement dans le Seigneur. Ce qui était ma souffrance, cela fait maintenant très mal sur la croix, cela fait très mal dans le purgatoire, et c'est le Seigneur qui porte tout. Et si la souffrance semblait insupportable en moi jusqu'à présent, maintenant c'est dans le Seigneur qu'elle est insupportable. - Si on l'aime, on cherche à alléger ses souffrances en les portant avec lui, mais elles ne sont pas à alléger; elles prennent possession de nous totalement; c'est alors comme si tout d'un coup on était capable de vivre quelque chose d'autre que ce qu'on vit soi-même, d'endurer d'autres souffrances que ses propres souffrances, ou de ne pas les endurer, mais d'y passer d'une certaine manière. Et ce passage à travers les souffrances est là sur la croix, où on le voit, dans le Seigneur, mais la distance est supprimée bien que ce soit sa souffrance et non la mienne. Pour des instants, tout le présent, tout l'aujourd'hui est effacé pour être là ensuite plus fort, comme si la même souffrance ne cessait de changer de sujet : ce qui est insupportable est tantôt sur la croix et tantôt en moi, ou bien je le sens tantôt dans le Seigneur, tantôt en moi.

 

28 juin - Fête du Sacré-Coeur. Adrienne : Si Jésus est notre chemin et notre vie, on ne peut certainement pas le connaître réellement si on ne partage pas un peu sa souffrance. Hier soir, je l'ai vu : la paix rayonnait de lui. Et de la paix se dégagea de l'angoisse : l'angoisse que tous ne puissent pas avoir part à sa paix, l'angoisse que tant de mal arrive. C'était une angoisse totalement objective dans laquelle je fus engagée, mais au fond beaucoup plus comme un objet que comme un sujet. - C'était aussi une angoisse devant les défigurations pécheresses opérées par les hommes, qui ne comprennent plus ce que le Seigneur veut dire, ou qui le comprennent de travers, qui ne trouvent en tout que matière à critique, qui nient la possibilité d'admettre la paix comme chemin et comme vie. Et d'une seconde à l'autre je fus aussi saisie d'angoisse subjectivement, et alors je fus sur le point de mourir. Je fus si mal, que je sus réellement qu'on pouvait mourir d'angoisse. Non de palpitations, mais parce qu'on ne peut plus y tenir, parce qu'on ne peut plus supporter l'angoisse objective. - Puis cela m'abandonna à nouveau, c'était entassé dans un coin, mais comme quelque chose qu'on connaît. Je réfléchis à beaucoup de choses comme si maintenant mes pensées n'étaient plus liées. Mais à l'instant où on pensait jouir d'une certaine liberté et d'une certaine indépendance, je fus envahie par la conscience que tout ce qu'un chrétien pense est lié non seulement dans le dogme mais dans le Seigneur, qu'on a le droit de penser à des choses très cachées; mais pourtant n'y penser finalement que si elles ont en harmonie avec le Seigneur, et que ceci n'est pas contrainte mais liberté et joie et accomplissement. Dans cette paix et dans cette joie on savait alors aussi qu'on doit et qu'on peut recevoir sans cesse ce qui est angoissant comme venant de la joie quand l'angoisse roule vers nous. Ce qui est premier, c'est que l'angoisse roule vers nous; je ne crois pas qu'il nous soit permis de provoquer cela nous-mêmes quand on demande la souffrance. Mais : "Qu'il me soit fait selon ta parole".

 

3 août - Après le retour de Berck-Plage. (N.B. On apprend ici par hasard qu'Adrienne a été à Berck-Plage, dans le Pas-de-Calais. Pour un temps de détente ou pour visiter des hôpitaux?). Adrienne : Hier soir j'ai été très mal, une méchante crise. Parlé un peu avec saint Ignace. Il se trouvait auprès de moi, soucieux, comme s'il était de ce monde et se faisait du chagrin. Si proche, si humain, si fraternel, qu'on n'avait pas du tout le sentiment qu'il venait du ciel. Il était simplement là pour que je ne sois pas seule. Enfin il y eut un mieux une fois encore. - Ensuite je pensai : il a disparu mais il est encore là. Au ciel? Sur terre? On ne sait pas. Je commençai à dire un Suscipe, sa prière; je lui demandai de lui donner forme, d'y mettre quelque chose de bien. Auparavant il était là comme notre frère, qui est cependant au ciel, et ainsi nous disons aujourd'hui sur terre une prière que les habitants du ciel nous ont laissée : avec leurs mots, sur leur trace et à leur suite. Ils ont compris ces mots d'une manière plus grande que nous; mais nous, les pauvres, nous avons le droit de les dire complétés par la puissance que les saints leur ont donnée. - Nous vénérons saint Ignace, nous adorons Dieu; la vénération est telle qu'elle débouche sur l'adoration, disparaît en elle; la vénération donne sa plénitude à l'adoration, elle m'emporte au sens de Nicolas de Flüe, parce que Ignace aussi s'est effacé lui-même dans le Seigneur. Et il nous donne la légèreté et la plénitude de la prière, et la joie et la persévérance, parce que tout cela, il l'a obtenu en partie de haute lutte, en partie souffert; il s'en est réjoui en partie simplement lui-même. - Ce cadeau ne perd pas sa force, il nous rapproche toujours plus de Dieu Trinité; dans l'esprit de saint Ignace, qui lui a été donné par l'Esprit Saint, nous nous tournons vers l'Esprit divin, nous sommes rendus plus proches de lui dans une chaîne d'expérience; l'Esprit se donne à Ignace, celui-ci se donne à nous; il y a là une force de résurrection, de reviviscence, de croissance et d'action. Nous comprenons que, lorsque nous voulons agir, nous n'en sommes capables qu'à partir de la source de la contemplation et que, d'avoir reçu une parole de l'Esprit dans saint Ignace, c'est un lien qui est noué dans le ciel, une source qui ne tarit jamais pour qu'elle se répande sur la terre. Nous sommes plongés en elle, nous avons le droit d'y puiser pour faire quelque chose. Un peu comme pour éteindre un incendie des chaînes sont formées et de l'eau ne cesse d'être puisée à la source. S'il n'y avait ni incendie ni eau, ce serait des mouvements vides de sens; mais ainsi la transmission a un sens. - Je comprends seulement maintenant que si saint Ignace était soucieux à cause de ma maladie, c'était voulu comme un avertissement que j'avais à dire la prière suivante dans son sens à lui et de faire cette méditation de telle sorte que l'ici-bas et l'au-delà s'unissent en lui pour l'adoration et l'action dans l'Esprit Saint.

 

5 septembre - Adrienne : Les états de maladie durant la nuit ou bien aussi à d'autres moments peuvent être très variés physiquement comme spirituellement : grande fatigue, souffrance spirituelle du fait que rien n'avance, qu'il y a à proximité des choses qui ne sont pas en ordre, parfois sentiment d'être étrangère à tout, solitude qui ne se souvient pas qu'il n'y a pas de solitude parce que le Seigneur, l'Eglise, notre mission, la famille, les amis, chacun à sa manière, nous sont confiés et peuvent peupler cette solitude. Quand malgré cela la solitude est ressentie, il peut se faire qu'on regarde l'abandon du Seigneur sur la croix et qu'il y ait là un certain soulagement, qu'on ait le droit d'y être présent de très loin. Il est parfaitement clair que notre souffrance ne soulage pas la souffrance du Seigneur mais qu'elle nourrit sans doute sa joie : sa joie lors de la Résurrection et de l'Ascension, quand il remet aux pieds du Père ce qu'il a accompli. La "compassion" est alors le signe de son action, et le fruit de cette action est placé dans la coupe des joies et non dans la coupe des souffrances bien que ce soit de la compassion. - Et cela humilie pourtant beaucoup l'homme au temps où il souffre avec le Fils et après le Fils du fait qu'il ne soulage rien. Il doit le savoir parce que ce n'est que dans l'humiliation qu'il peut porter un fruit. C'est une application de la sentence qui affirme que ce ne sont pas les mêmes qui sèment et qui moissonnent (Jn 4, 37-38). - Ces derniers mois, cette solitude la nuit est particulièrement forte. Parfois on n'en peut plus. Mais beaucoup plus souvent on ne sait plus si on pourrait au fond. Une sorte d'oubli. Et cet oubli est pesant dans la solitude. On peut sans doute penser au Seigneur, à l'Eglise... ou à vous, mais la relation n'est pas là, comme si on était totalement abandonné. La seule raison ne peut nous être d'aucun secours. Beaucoup de choses ont été faites dans la joie et cela perdrait sa saveur si on ne les mettait que sous le signe de la raison et de l'utilité. Récemment quand j'ai parlé avec saint Ignace, il m'a rendu beaucoup de choses que je m'imaginais avoir perdues. Je ne peux pas dire non plus que ces derniers mois j'ai vu moins souvent qu'auparavant la Mère ou les saints.

 

9 novembreAdrienne : Quand, la nuit, on médite la vie du Seigneur et de sa Mère ou autre chose, la plupart du temps on découvre une foule de relations. On s'énerve du fait que la vérité soit si grande et que jusqu'à présent on n'a pas prêté attention à ceci ou à cela. Que le Seigneur ait voulu dire ceci et pas cela... Et parce que le jour n'est pas là avec ses perspectives, on pense, toujours dans l'excitation, qu'il sera bientôt temps d'entreprendre ceci et cela. Le jour, tout paraît tellement différent que la nuit est oubliée. Et la question est celle-ci : Est-ce une faute que le jour soit différent? Un péché, un abandon, un manque de disponibilité? Fermer son oreille à Dieu? Sinon, pourquoi ce qu'on comprend le jour ne correspond pas à ce qu'on comprend la nuit? Pourquoi le jour est-il si incolore, si terne par rapport à la nuit? Est-ce que la solitude, le silence, le fait d'être couché sont favorables la nuit à des plans qui, le jour, ne peuvent se réaliser parce que le monde est devenu autre? Est-ce juste que la traduction dans l'activité du jour de la prière nocturne et de la méditation soit si bloquée parce qu'il y a alors des réductions et des limites extérieures? Il se fait sans doute que, durant le jour, nous opposons à Dieu notre finitude beaucoup plus catégoriquement. Ce que nous appelons prudence, prévoyance, raison, se retranche derrière le bastion de notre finitude. Et la distance qui nous sépare du voisin (quel qu'il soit) n'est pas alors la distance du respect et de l'amour, mais la distance de la paresse et de la commodité, de la peur d'être dérangé. C'est la distance comme produit du péché. C'est pourquoi cette distance ne favorise pas l'amour, ni non plus l'amour de Dieu; elle accumule les empêchements. Durant la nuit, une partie au moins de cette barrière s'écroule. Le chemin vers Dieu est plus ouvert, la méditation est plus légère; la nuit signifie peut-être aussi vacances; on n'est plus obligé de faire attention aux petites choses qu'apportent avec elles les affaires de la journée.

 

10. Adrienne et le Père Balthasar

 

19 mars 1957 - (Une carmélite allemande est en visite dans notre communauté). Adrienne : Je me suis tracassée à son sujet; je me suis à nouveau souvenue que je ne devais pas le faire et puis j'ai prié. J'ai vu alors deux choses : d'abord le Seigneur avec le jeune homme riche. Le Seigneur tel que je le connais, le jeune homme en quelque sorte sans visage. Je ne pouvais pas le reconnaître. Un peu comme une image abstraite à côté d'une image concrète. Et je vis sa tristesse et celle du Seigneur. Le jeune homme était si triste que j'ai tout d'abord partagé sa tristesse comme une sœur, puis je vis que la tristesse du Seigneur était beaucoup plus grande : il était trompé dans son espoir de voir le jeune homme se mettre à sa suite pour l'amour d'une misérable richesse. - Puis je vis le Seigneur avec différents apôtres, et il aplanissait tous leurs désaccords et tous leurs conflits. Et chaque fois qu'il avait à leur faire un reproche, il leur donnait un enseignement plus profond. Lui-même restait toujours le même avec l'exigence de le suivre. Ils l'acceptent plus ou moins en suivant cahin-caha, ils ne cessent de l'oublier, s'installent, renient même et il doit constamment rétablir l'équilibre et compléter ce qui manque. - Puis je vis Marie avec les femmes, cinq ou six, celles qui étaient près de la croix, et d'autres qui servaient le Seigneur. Et on voyait que ce qui sort du Fils et de la Mère affermit la marche à la suite du Christ, et non seulement la marche du jour, mais pour toujours. Et malgré cela, ils ne doivent cesser de se prodiguer, toute leur vie durant. Quand finalement les évangélistes décrivent ce qui a été, il est également important qu'ils consignent les événements comme les paroles. Je ne cessais de voir cela : le Seigneur et sa Mère, et leur enseignement qui reste toujours le même, qui contient éternellement toutes choses et suffit pour tout, et le don de soi qui se prodigue. Les apôtres et les femmes sont convaincus, et ils se réjouissent; et pourtant ils restent toujours en arrière et trahissent. Ici ou là, cela se passe si rapidement qu'ils ne le remarquent même pas. D'autres fois, ils ont une mauvaise conscience. Mais le Seigneur demeure toujours le même. Et quand on voit cette manière qu'il a de rester toujours le même, elle est si rayonnante, si convaincante, qu'on ne peut pas faire autrement que de promettre de le suivre. - Et ensuite il sembla qu'il faisait partie de notre mission que nous devions essayer de montrer constamment le Seigneur et sa Mère tels qu'ils sont. Afin que les femmes des différents Ordres, dans la mesure où elles nous sont confiées - ne serait-ce que dans la prière - , reçoivent plus d'amour, plus de force de rayonnement et d'ordre intérieur. C'est réellement une tâche. Et alors je posais la question : Comment? Comment peut-on faire cela? Le Seigneur et sa Mère commencèrent alors à devenir si lumineux qu'on voyait en eux le ciel tout entier, et combien tout est dans l'amour joyeusement. Je ne cesse peut-être de dire cela, mais il me sembla que je n'avais jamais vu un rayonnement aussi inouï, un rayonnement tel qu'on ne voyait plus rien dans le détail du fait de cette pure splendeur. Et nous devrions rayonner quelque chose de cette splendeur.

 

13. Diable et tentations

 

4 marsAdrienne : Les nouvelles taches que j'ai à nouveau au bras proviennent d'une lutte avec quelqu'un. Je ne suis pas en mesure de nommer ce quelqu'un; on peut dire : avec le péché du monde incarné, avec lequel, contre lequel j'ai à combattre quand il est question de confession. Est-ce le diable ou le péché des hommes? Je ne le sais simplement pas. Je suis tout à fait sûre que je ne me suis pas fait à moi-même ces taches, je ne me les suis pas faites non plus quand j'étais "partie". Après une nuit de ce genre, dont on sort "bleue", le matin on est complètement épuisé. On a perdu ses forces dans un combat contre le Mal. L'épuisement est une chose si élastique! Quelque part on est sans cesse en mesure de se défendre, d'en sortir, si cela s'avère nécessaire. Mais alors c'est un semblant de force qui nous est donné et qui suffit pour une tâche donnée.


 

1958


 

Pour l'année 1958, le "Journal" du P. Balthasar compte 12 pages (Erde und Himmel III p. 253-265).

 

2. Le ciel s'ouvre : "présence" et visions

 

4 novembre - Adrienne : Hier pendant votre conférence (une des conférences du P. Balthasar sur le thème de la beauté), il me vint à l'esprit que les visions sont toujours belles. Il y a certes des visions dont la beauté ne nous frappe pas particulièrement parce que l'essentiel de ce qui doit être saisi se trouve ailleurs. Mais il y en a d'autres... Il y a de nombreuses années, il y eut ceci : quelqu'un dansa, je ne sais plus qui. Je ne savais pas quel sens cela pouvait avoir; nous en parlâmes aussi plusieurs fois. Hier une partie du tableau me revint devant les yeux et je sus que c'était simplement beau. Tout comme Ignace divertissait par des danses un retraitant triste, on a été captivé ici par un grand mouvement harmonieux. Si l'on voulait rassembler toutes les visions du Seigneur, de la Mère de Dieu, du ciel en général, et décrire leur beauté, on n'en finirait pas. Pour la Mère, ce sont surtout les mouvements qui nous frappent. Si difficile et si agitée que soit sa vie terrestre, elle est toujours beauté qui se transforme en une autre beauté. Et la beauté opère en nous une ouverture toujours neuve. Et quand le tableau paraît et se montre, c'est une beauté plus originale que la simple figure.

 

3. Souffrances imposées et souffrances spontanément offertes, stigmates, "trou", désolation

 

Les notes du Père Balthasar pour les jours de la Passion 1958 se trouvent dans "Kreuz und Hölle" I, p. 361-366).

 

7. Matériaux pour l'intelligence de la foi

 

17 février - Sur la constance dans le don de soi.

Printemps - Prière et vie éternelle - Les conseils comme participation à la vie éternelle.

Printemps – été - Long développement sur Pierre et Paul.

Décembre - Vivre selon les conseils de manière vivante.

 

12. "Voyages"

 

22 juilletAdrienne : Ces derniers temps, j'ai de nouveau souvent été présente pour des confessions. On est trop mal pour s'endormir, on prie un peu (non jusqu'à trouver le sommeil). Et à un moment ou à un autre on voudrait bien dormir réellement. Mais juste à ce moment-là, il arrive quelque chose. Par exemple une pensée (inspirée) : comme il peut être difficile en certaines circonstances de se confesser sincèrement, de voir ses propres fautes sans déguisement. De ne plus toujours les considérer comme une réaction excusable à un sort contraire. Je serais tout aussi méchant si les circonstances extérieures étaient meilleures, si les gens avec qui je vis étaient des saints, etc. - A cet instant, on assiste à des confessions : d'une personne, ou de plusieurs, ou d'innombrables personnes. On voit surtout des "confessions d'excuse" dont il doit ressortir que le pécheur ne pouvait pas faire autrement que de se tirer d'affaire avec un minimum de péché, et il en attend presque davantage un compliment qu'un blâme. Et alors on devrait aider; ou bien leur faire prendre conscience que cela ne va pas comme ça et qu'ils se trouvent pris à leurs propres mots; ou bien d'autres fois simplement prier pour eux.


 

1959


 

Pour l'année 1959, le "Journal" du P. Balthasar compte 9 pages (Erde und Himmel III p. 266-275).
 

2. Le ciel s'ouvre : "présence" et visions

 

Été - Visions de la Passion en extase. Il est vraisemblable que ce qui a été vécu est en rapport avec l'état du Seigneur autrefois, mais de telle sorte que l'expérience est très simplifiée. On ne reçoit à voir que ce qui est le plus nécessaire, et ceci doit être mis à profit. Adrienne dit que sous ce rapport elle se sent "loin en dessous de Catherine Emmerich". Il n'est rien perçu de ce qui enjolive. On regarde comme avec les yeux d'un enfant qui contemple des images. Adrienne se souvient avoir possédé, quand elle était enfant, un livre avec des représentations de la Passion; et ce qu'avait vécu l'enfant, bien que ce ne fût pas des visions, en était tout proche. L'enfant a "vu le vrai" en quelque sorte "d'une manière tectonique"; les grands groupes ressortaient. Maintenant, mes questions aident à ouvrir davantage les perspectives.

 

Toussaint - Adrienne : Nuit épaisse, brouillard. Par la fenêtre, je voyais la cathédrale et les feuilles qui tombaient, toutes mouillées, ruisselantes. Je levai les yeux vers le ciel, m'attendant à des étoiles, bien que selon les prévisions humaines il n'en apparaîtrait aucune. Une lueur. Est-ce le jour? Un violent lever de soleil ? Non : une lumière verticale qui est très forte et qui s'accroît. Puis apparaît la Mère de Dieu comme la plus grande sainte si on peut dire. Puis suivit quelque chose comme une répartition des charges, comme dans un monastère quand il y a de nouvelles élections et que toutes les charges sont réparties sous l'influence de la grâce divine et du Saint Esprit dont la descente a été implorée. Il y avait là naturellement certains visages que l'on connaît, et l'on voyait l'obéissance dans la mission, qui n'allume rien de neuf, mais qui est seulement montrée de manière neuve. Dans l'éternité, chaque saint doit découvrir à nouveau le visage de chaque saint, bien que ce ne soit sans doute qu'une manière de dire d'ici-bas pour quelque chose qui se passe dans l'au-delà. L'étonnement d'un bien-aimé qui découvrirait qu'il est aimé. Certes la mission propre est déjà digne d'être aimée, et chacun la considère avec gratitude et avec un sentiment d'émerveillement. Et il croit qu'il a tiré le gros lot. Mais voilà que tout d'un coup c'est comme si tous les autres aussi avaient tiré le gros lot et comme si Dieu avait choisi tous les lots de manière tout à fait personnelle si bien que chaque bénéficiaire éprouve une joie pleine, incomparable. Cette joie ne s'exprime pas seulement dans le fait que tous en parlent mais aussi dans une certaine apparence extérieure d'un chacun qui provient de l'unité de son être avec sa mission. - Et tout cela se passe dans la lumière qui sort verticalement de la Mère de Dieu. Comme si toute la sainteté était une région qui était essentiellement déterminée par sa lumière. Tous ceux qui se trouvent dans cette zone sont saints et peu importe à présent qu'ils soient des saints grands ou petits. - Et on vit alors que les saints tous ensemble portent l'Eglise et que l'Eglise se trouve au-dessus des saints. Ils la portent comme un fardeau, ils font tous leurs efforts pour la porter. Et ils la portent comme une couronne; elle forme leur auréole commune et la lumière qui émane d'eux. Mais ils doivent se donner du mal. C'est peut-être une fois encore une notion d'ici-bas qui est montrée là afin que nous fassions des efforts. Et l'Eglise reçoit les efforts des saints. Et tout d'un coup la Mère de Dieu fut tellement une avec l'Eglise qu'en même temps elle recevait et rayonnait la lumière. Elle, la Mère Eglise, est portée par les saints du ciel et en même temps par la communion des saints qui est rendue visible par l'Eglise. L'au-delà et la vie présente sont ainsi réunis pour porter, agir, rayonner. Porter et rayonner ne font qu'un. - Puis tout d'un coup au milieu de tout cela un petit passage par toutes sortes d'églises terrestres qui, toutes, sont l'Eglise, et la communion des saints est représentée par la foi et la piété de chacun et, pour le moment, il est sans importance qu'ils soient de petits ou de grands pécheurs, car ils sont la Communio Sanctorum.

 

3. Souffrances imposées et souffrances spontanément offertes, stigmates, "trou", désolation

 

Les notes du Père Balthasar pour les jours de la Passion 1959 se trouvent dans "Kreuz und Hölle" I, p. 367-372).

 

7. Matériaux pour l'intelligence de la foi

 

Épiphanie – Sur la fête de l’Épiphanie.

Pâques - Madeleine à Pâques.

Après Pâques - Sur les Pères de l’Église.

Été - Réflexions sur ciel et terre.

15 août - Sur l'Assomption

Christ-Roi Sur la fête du Christ-Roi

 

9. Adrienne elle-même. Adrienne devant Dieu, sa prière, sa mission

 

Janvier Adrienne : Dans la soirée j'ai été faire une promenade avec la Mère de Dieu par Petit Bâle (Kleinbasel) vers Kleinhüningen; je ne sais pas si, dans la rue, nous avons cherché des possibilités apostoliques ou non. Ce qui était curieux (je ne voudrais pas être effrontée), c'est qu'on se soit parlé tellement d'égal à égal. La Mère apportait simplement ses propres expériences d'apostolat chrétien, elle connaissait les femmes de l’Église primitive et réfléchissait à ce qui était à faire là. Et je réfléchissais de mon côté. Nous rencontrâmes toutes sortes de frères et de sœurs de nuit. Vers la fin de la promenade, je pensais qu'on devrait réfléchir à toutes ces formes d'apostolat; il en résulterait peut-être beaucoup de choses pour la communauté. - Chemin faisant, nous parlâmes de la prière, des relations avec le Fils, de l'attente et de la possibilité d'attendre, du devoir d'attendre, du droit de saisir l'occasion et du devoir de le faire, de la juste disponibilité qui n'est pas tiède mais qui n'est pas non plus forcée. Le résultat en fut que nous devions être prêts à toute forme d'apostolat. La Mère disait que cela augmentait l'expérience. Et que cela n'avait peut-être pas tellement d'importance d'entreprendre maintenant quelque chose à quoi on devrait renoncer plus tard. Je dis qu'il était très difficile avec ces paroisses figées de commencer des choses, qu'on ne savait pas dans quelle mesure elles étaient prêtes au fond à accepter quelque chose de notre travail. Nous sommes extrêmement peu priés d'entreprendre quelque chose. - Au total, beaucoup de questions furent posées et peu reçurent une solution. Je ne suis pas à même de dire si nous fûmes plus encouragés pour l'action ou pour la disponibilité. - Mais tout d'un coup elle montra ce qu'était sa prière : l'union intime au Fils, au Père, à l'Esprit. Et comme en tout ce qu'elle fait, la prière est si souveraine qu'on comprend très bien alors son assurance et en même temps son innocence. Ce qu'elle pense et fait est pour elle tout naturel parce que tout prend racine dans la prière et y demeure. Cela mûrit dans la prière comme un fruit au soleil, comme un pain au four. Aucune impatience. Je me suis en tout cas promis de ne plus jamais être impatiente. Toute cette promenade n'était pas du tout aussi stupide qu'elle le paraît quand on raconte les choses comme ça.

 

10. Adrienne et le Père Balthasar

 

Mars - Dans le sommeil, on est davantage sans défense, plus exposé : aussi bien vis-à-vis de Dieu que vis-à-vis du diable... Je dois parler de moi? Dieu nous fait entrer dans le sommeil et il nous revigore aussi moralement. Je pense qu'il fait que tout ce qui se passe dans le sommeil lui appartient. Mais aussi que, s'il nous épargne les tentations et le diable durant la veille, il nous ménage à la place dans le sommeil une expérience du mal. Non qu'on devienne soit même méchant ou plus méchant, mais dans le sens qu'on expérimente la nature des tentations dans des tableaux qui nous sont montrés en rêve. - Le rêve et la vision sont naturellement des choses tout à fait différentes. Cependant il y a des rêves qui s'approchent de la vision, surtout au début du sommeil. Pour les enfants, qui n'ont pas de visions, mais qui par leur pureté sont très proches de Dieu, Dieu se sert de leur sommeil pour leur donner quelque chose qui ressemble à une vision. - Le sommeil est une partie de notre vie qui est retirée à notre action. Si quelque chose me tracasse, je peux prier à ce sujet, mais la certitude que Dieu s'occupe de la chose n'est peut-être pas encore une certitude absolue. Quand j'ai dormi là-dessus, souvent le matin suivant l'affaire s'est un peu éloignée. La nouvelle force spirituelle avec laquelle on va à la rencontre des événements provient de Dieu qui s'est servi du sommeil. - Encore une fois au sujet de l'expérience du mal : durant le sommeil, on peut se sentir chargé de choses qu'on n'a pas commises soi-même. Il ne s'agit pas de savoir qui est coupable. Mais on sait ce que ressent un voleur ou un meurtrier; cela nous accable personnellement. Il y a justement dans le sommeil beaucoup de choses qui sont une participation au bien ou au mal ou à ce qui est indifférent; et cette participation correspond à la volonté de Dieu. - Parfois j'ai dû m'endormir pour vous obéir et alors vous m'avez vue en train de dormir. Ce fut la même expérience que lorsque vous me voyez dans la confession et que vous voyez dans mon âme des choses que je ne connais pas moi-même. Je voudrais dormir toute ma vie sous vos yeux pour être tout à fait sans masque devant vous. Cela revient au même pour moi que ce soit Dieu qui me connaisse à fond ou le représentant de l'Eglise. On est dans l'état du plus grand abandon possible, qui ne calcule pas. Vis-à-vis des personnes qu'on ne connaît qu'un peu, on prend toujours un visage. Plus grandit notre confiance en eux, plus on se débarrasse du masque, ce qui ne veut pas dire qu'on n'a plus de tenue. Et si la confiance est absolue, je n'ai plus besoin de ressentir la moindre gêne à être vue tout à fait comme je suis. C'est la chose la plus naturelle du monde.

 

Toussaint - Rétrospectivement, Adrienne décrit nos premières rencontres en 1940 : Quand vous êtes venu pour la première fois, tout était très paradoxal. Il y eut une conversation difficile sur les avortements dans les hôpitaux pour femmes. En mai, vous m'avez un jour téléphoné. Moi : "Je serais heureuse que vous veniez ce soir". Vous êtes venu malgré l'absence de mon mari. Depuis la terrasse, on voyait des incendies en Alsace et dans la Forêt Noire. Pour notre deuxième rencontre, j'avais lu Péguy et je lisais également le "Soulier de satin" de Claudel. Je rassemblai tout mon courage et je vous dis : "Je sais que je devrais devenir catholique". Vous n'avez pas semblé particulièrement intéressé. Ce n'est que lorsque Béguin arriva que votre intérêt s'éveilla. - En juillet, vous étiez à Gletsch en vacances; fin juillet, nous étions à Gunten et à Wengernalp où j'ai beaucoup prié et médité. Auparavant j'avais été plusieurs fois avec Jean à l'église Saint-Antoine et, pour entendre vos prédications, à l'église Sainte-Marie. J'étais toujours plus sûre de mon affaire, mais je me sentais tout à fait indigne d'entreprendre quelque chose de plus. - Vous m'avez donné la directive importante concernant le Notre Père, qu'on doit dire absolument, et vous m'avez enlevé par là un gros poids du coeur. A partir de ce moment-là, j'ai prié "comme une folle". - Un jour vous m'avez dit que je devais réfléchir une fois, deux heures durant, aux péchés de ma vie. Je réfléchis à tous les péchés que je connaissais et, pour chacun d'eux, la pensée me venait que je pourrais l'avoir commis aussi. - Vous m'avez indiqué comment lire l’Écriture. Je fis des lectures dans le Nouveau Testament, je lus des passages de l'Ancien. - Vous m'avez donné un enseignement et, en septembre, vous m'avez demandé quand je voulais être reçue dans l’Église. Moi : "Le 1er novembre, s'il vous plaît!" Je priais souvent dans la chapelle des étudiants, si longtemps que j'arrivais presque trop tard à la consultation. Un jour tout en moi était feu, j'étais totalement retournée, c'était trop.


 

1960


 

Pour l'année 1960, le "Journal" du P. Balthasar compte 11 pages (Erde und Himmel III p. 276-287).

 

2. Le ciel s'ouvre : "présence" et visions

 

Automne - La nuit, Adrienne entend trois fois un coup de tonnerre. Au premier, n'apparaissent que feu, chaos, menace. Au deuxième, plus nettement : ruine, jugement, fin, abandon (et là-dedans aussi le communisme d'aujourd'hui). Au troisième : le feu à l'intérieur de la Trinité.

 

3. Souffrances imposées et souffrances spontanément offertes, stigmates, "trou", désolation

 

Les notes du Père Balthasar pour les jours de la Passion 1960 se trouvent dans "Kreuz und Hölle" I, p. 375-379).

 

7. Matériaux pour l'intelligence de la foi

 

22 mars - Réflexions sur le mystère.

Ascension - Réflexions sur l'Ascension.

31 mai - Réflexions sur l'Esprit Saint.

15 août - L'Assomption de Marie vue par Adrienne.

Automne - Réflexions d'Adrienne sur le passage du Fils à travers l'enfer.

30 novembre - Réflexions d'Adrienne sur le mystère de l'Avent, sur l'incarnation.

 

9. Adrienne elle-même. Adrienne devant Dieu, sa prière, sa mission

 

4 février - Souvent maintenant apparaissent la nuit des questions, des problèmes, qui ont été posés par des suggestions et des rencontres de la journée, lancés par des personnes qui les avaient mis sur le tapis ou selon le cas comme expression résumée de toute leur personnalité. Des questions comme la fidélité, l'honnêteté, la confession, la prière, etc. Des sujets de ce genre se trouvent tout d'un coup là dans la prière, dans la méditation, en partie en tant que donnés, comme un bloc, comme une pierre qu'on ne peut pas déplacer, sans rapport avec un milieu auquel on doit s'attaquer des côtés les plus divers. Ces différents accès s'avèrent finalement être des missions de prière et plus précisément des missions où il faut "porter avec", aider, "souffrir-avec", "aimer-avec". Et tout ce qui réclame ainsi notre propre participation possède aussi la participation du Seigneur, de l'Eglise, de la Mère du Seigneur, des anges ou des saints. Certainement la participation de tous jusqu'à un certain point; et pourtant il semble très souvent que ce soit l'un des groupes mentionnés ou l'une des personnes mentionnées qui est particulièrement à l’œuvre. Le programme imposé, qui souvent se situe aussi dans le domaine d'un péché, ne se trouve donc pas là isolé finalement, il trouve dans la coopération céleste les conditions de sa solution. - Quand donc je me dispose à prier ou à souffrir pour le problème posé, une tout autre force passe alors à travers ma décision; finalement ma décision est une participation à la décision du Seigneur, de sa Mère ou de l'Eglise, et parce que nous en faisons partie, j'y suis engagée. La décision est prise au ciel préalablement et l'exécution nous est offerte, et nous nous y associons avec toute notre faiblesse. Mais dans la décision il y a aussi une certaine force de compréhension, de perception, de foi; le problème qui se trouvait là comme un bloc erratique se présente maintenant comme un problème humain, ecclésial, divin, qui est une tâche; il n'a pas été posé sans intention, il appelle une solution humaine et une intelligence humaine. Il peut se comparer à des dogmes qui sont donnés, selon lesquels il faut vivre, qui paraissent évidents peut-être vus de loin et qui pourtant ne reçoivent que dans la foi une évidence certaine. La seule capacité de la raison se brise sur cette évidence, la foi prend sa place et, dans la foi, toute la coopération à l'éclaircissement devient une manière de suivre le Seigneur. - L'efficacité de la grâce céleste s'avère alors chaque fois si forte qu'il en résulte une sorte d'enthousiasme, un déplacement vécu des limites; l'impossible est rendu possible, du moins dans la prière. La force du Seigneur opère sensiblement, ou celle des anges, ou celle de la Mère, ou celle de quelqu'un d'autre dans le ciel. Il peut se faire que le lendemain la même question se trouve là de nouveau et on sent à nouveau son insuffisance, mais quelque chose continue à rayonner, quelque chose reste vivant qui se trouve à notre disposition, autrement que durant la nuit, car durant la nuit le processus est totalement surnaturel, la participation a lieu dans la foi; durant la journée, il y a aussi une participation de l'activité humaine; elle s'avère bien sûr beaucoup moindre que l'action de la pure prière.

 

12 mai - Adrienne : Il y a une prière perpétuelle de l'Eglise, des individus en elle, une prière à Dieu qui résonne presque comme une musique céleste et qui est toujours entendue au ciel et qui y est reçue. Quand parfois on est trop fatigué pour prier, qu'on pense seulement à Dieu d'une manière ou d'une autre et qu'on se réjouit en pensant à lui, ou bien quand on est comme un enfant malade qui regarde sa mère ou qu'on regarde un peu ce que font les anges, il peut arriver alors que tout d'un coup on entende cette sorte de musique de la prière et qu'on en est touché. Est alors supprimée la limite entre ce qu'on entend et la collaboration entre le fait d'être là et l'action, finalement entre aimer et être aimé. Cela ressemble à peu près à une représentation théâtrale qui nous fascine totalement si bien qu'après on ne sait plus très bien où est la réalité. On se sent infiniment enrichi par le fait qu'on participe et que, dans cette participation, il nous soit donné tant de connaissances. On est saisi par le fait que maintenant réellement, en cet instant, tant de gens prient, que tant de gens aussi prient tout à fait simplement dans la joie et que, face au rayonnement de Dieu, ils ont oublié leur propre destin, leurs soucis personnels, leurs responsabilités, ils sont devenus pour eux-mêmes de peu d'importance. Pas du tout comme dans une ascèse consciente qui se détache de telle chose, en supporte une autre, repousse une chose ou la prend sur soi afin d'être libre pour autre chose; tout l'humain est oublié comme futile, dans un vrai don de soi, et c'est cela qui est beau et qui sonne juste. Parfois on expérimente soi-même quelque chose de ce genre dans la prière. On se propose de prier et on le fait aussi, et tout d'un coup on n'est plus seul, on est en accord avec la mélodie générale de la prière. Mais justement même si on est trop fatigué pour prier, il nous est donné quelque chose de ce genre.

 

Début mai - Quand Adrienne tenait encore sa consultation et était très fatiguée, le Dr. H. la conduisait souvent en voiture l'après-midi à sa consultation. Un jour, Niggi était aussi dans la voiture. Adrienne dit : "Roulez lentement, s'il vous plaît, et avec précaution, je me sens si mal". Sur quoi le Dr. monta volontairement sur le trottoir par-dessus le rebord, peut-être aussi pour en imposer à Niggi. Adrienne en reçut un fort choc, elle fit arrêter la voiture, descendit, entra dans le premier magasin, appela de là un taxi et renvoya le Dr. H. - Cette scène revient sans cesse à Adrienne dans ses rêves. Elle a pensé plus tard que cette frayeur avait été la raison première et décisive de sa cécité ultérieure qui, selon l'oculiste, aurait été provoquée par un choc. Elle eut alors pour la première fois l'impression de ne plus voir que de manière vague. - Le 13 mai, Adrienne raconte : Tout d'abord je m'irritais à cause du Dr. H. Pourquoi cette histoire ne cesse de me revenir? Je la vois toujours en rapport étroit avec la trahison. Et tout d'un coup, à partir de là, je vis le pardon du Seigneur crucifié. Il a remis son Esprit au Père parce qu'il n'y a plus là ni réflexions, ni jugements, mais seulement pur don de soi pour les autres. Son amour assume tout et se laisse abuser de toutes manières. C'est l'ultime renoncement possible dans l'amour, où la souffrance et le renoncement coïncident. L'amour ne veut rien d'autre que souffrir autant qu'il est possible. - Puis tout d'un coup la joie rayonnante de la résurrection, et là il n'y a plus de place pour le souvenir de la souffrance, de même que dans l'ultime souffrance il n'y a plus de place pour autre chose que la souffrance. Le pardon accordé dans la souffrance est assumé, consommé par la joie divine d'être en Dieu, de pouvoir rencontrer de manière neuve dans ce pardon le Père et les hommes; en étant devant le Père comme celui qui a rempli sa mission; en étant devant les hommes comme celui qui a apporté l'amour parfait. La joie présente de la résurrection n'a plus de tâche, tout est sûr et bon, et cette bonté de la rédemption se rattache immédiatement à la bonté de la création: Dieu vit que cela était bon. Mais la bonté actuelle est celle de la joie qui a pardonné, qui ne se connaît plus, mais qui connaît le Père et le Fils : la joie en Dieu Trinité. - La joie de Dieu à la création se répandait dans les choses créées. La joie de la résurrection est la joie de Dieu en ce qui revient à Dieu à partir de la création, la joie de l'homme à qui tout a été pardonné et qui s'exprime dans le Fils. Le Fils apporte avec lui toute l'humanité sauvée, et la joie du Fils retourne au Père qui lui a permis l’œuvre tout entière.


 

1961


 

Pour l'année 1961, le "Journal" du P. Balthasar compte 11 pages (Erde und Himmel III p. 288-299).

 

2. Le ciel s'ouvre : "présence" et visions

 

AscensionAdrienne : Entre une heure et deux heures du matin, la certitude de l'Ascension. Un savoir de foi, provenant du credo que j'ai appris étant enfant et que je dis maintenant en tant que catholique. Et tout d'un coup je vis le Seigneur montant au ciel, et beaucoup avec lui, mais seulement "tout en haut". Comme s'ils avaient attendu en un lieu qu'on ne peut pas préciser pour effectuer avec lui le dernier trajet. D'abord on les voyait de très loin, tout petits, puis comme des formes plus grandes, puis le tout devint un feu qui se posa comme une couronne autour du Seigneur; puis tout d'un coup il tint cette couronne dans ses mains comme un petit cercle ressemblant à une auréole pour ensuite entrer au ciel. - Puis quelque chose comme une cérémonie dans le ciel : la fête de son accueil. Le Père et l'Esprit, on ne les voit pas, mais on sait très bien leur présence en ce lieu qui est un "tout-lieu", le lieu du Père éternel dans l'infini. Et la joie de Dieu Trinité apparaît une fois encore comme une couronne qui appartient au Fils. Il n'est certes pas le fils perdu, mais il est quand même le Fils qu'on attend; c'est lui, l'unique, et il est Dieu. Et Dieu trouve le chemin pour rentrer à la maison, chez Dieu. Ce qu'il y a là comme joie ne peut pas s'exprimer, mais elle est partout, elle nous appartient aussi, à nous les créatures du Père auxquelles il communique sa joie. Les croyants la reçoivent au milieu de leurs soucis, de leur vie harcelée et éphémère, mais ils ne sont jamais à même de détourner du ciel cette joie et de se l'approprier comme une petite joie passagère, elle reste divine. Ils peuvent se détourner, mais la joie reste ce qu'elle est, une joie qui est déversée du ciel sur le monde. Et elle est vivante et elle brûle et elle pousse à la décision. - Puis j'ai dormi un moment et quand je me suis réveillée, je compris que la joie de l'Ascension demeure égale dans le ciel mais que, pour nous, elle est croissante. Elle est la joie que le Père reçoit de son Fils, la joie que le Fils reçoit du Père et de l'Esprit, la joie trinitaire reçue du monde. Aussi équivoque que soit le monde, il n'est pourtant pas quelque chose qui a échoué, parce que le Fils le porte au ciel. Il est l’œuvre tout à fait bonne du Père, que le Rédempteur ramène au Père. Et c'est comme si chaque coeur qui a jamais battu en ce monde devait ramener au ciel de la joie. Le mal, qui est venu entre-temps, est aujourd'hui couvert, oublié, passé, par les retrouvailles du Fils et du Père.

 

24 juin (sans doute) - Adrienne : J'ai vu Jean l'évangéliste comme autrefois quand il commença à dicter pour son évangile. Quand arriva l'endroit où il est question pour Jean-Baptiste d'aplanir la voie du Seigneur, il disparut et le Baptiste prit sa place. J'étais un peu perplexe. Mais alors le Baptiste expliqua l'aplanissement de la voie du Seigneur tel qu'il se réalise par les saints. Comment tous les saints au fond préparent les voies. Les uns pour les autres également. Puis il montra cela par un grand nombre d'exemples de saints connus de nous, entre autres Ignace, la petite Thérèse et Brigitte. - Ignace aplanit la voie vers le Seigneur - c'est la même chose qu'aplanir la voie du Seigneur - en conduisant au Seigneur des hommes de même noblesse avant tout par sa manière, par son intelligence, mais (c'est important!) une intelligence qui est toujours dans le cadre de la mission. Comme un arbre qui donne des branches. Le vrai jésuite est toujours tronc, et de lui sortent des branches. Ou bien on jette de petits cailloux dans l'eau : ils forment des cercles et finalement les cercles se touchent les uns les autres. De même les jésuites individuellement : leurs domaines de mission finalement se rejoignent. Certes je suis converti par un seul, mais lui-même a été converti par un autre, qui l'a été lui-même par un autre qui est entré dans la Compagnie de Jésus. Mais Ignace, c'est la noblesse, il possède une tendance d'esprit correspondante, il la reconnaît et la soutient chez les autres. Et ainsi finalement toute la Compagnie devrait correspondre à la mission qui lui a été donnée par Dieu et à sa fécondité. - Pour Brigitte, il montre l'aplanissement de la voie avant tout dans son cercle, dans sa famille. Elle pose des commencements, elle donne des impulsions; puis les autres vagues proviennent des différents saints qu'elle a dans sa famille, et cette nouvelle sainteté fait partie de la sienne. Ignace forme lui-même une famille de gens qui ont le même esprit tandis que Brigitte part de sa famille telle qu'elle est. Ignace reconnaît ses frères en cherchant ceux qui sont idoines. Pour Brigitte, ceci est beaucoup moins nécessaire parce qu'elle a déjà sa famille. - La petite Thérèse aussi a une sorte de famille parmi les croyants (elle n'est parvenue pour ainsi dire que d'une manière secondaire à son titre de patronne des missions). Elle agit parmi ceux qui sont déjà croyants; il peut se trouver parmi eux quelqu'un qui a une foi tiède : Thérèse le rencontre et lui fait comprendre ce qu'est la foi vraie et vivante. Elle lui aplanit le chemin de la foi. - Ainsi chaque saint a sa manière d'aplanir le chemin du Seigneur; et il y a une communion des saints par affinités et par contacts dans leurs missions différentes d'aplanir les chemins du Seigneur.

 

3. Souffrances imposées et souffrances spontanément offertes, stigmates, "trou", désolation

 

Les notes du Père Balthasar pour les jours de la Passion 1961 se trouvent dans "Kreuz und Hölle" I, p. 380-393).

 

7. Matériaux pour l'intelligence de la foi

 

3 février - Réflexions d'Adrienne : La Mère prie avec son enfant.

Octave mondiale de prière - Réflexions sur la création, l’Église, la prière.

11 mars - Sur la confession.

11 avril - Sur le temps pascal.

19 avril - Sur l'adoration et la sainteté.

12 septembre - Fête du saint nom de Marie. Sur le nom de Marie et la prière à Marie.

 

9. Adrienne elle-même. Adrienne devant Dieu, sa prière, sa mission

 

30 janvier - Méditation au temps de Noël. Adrienne : Durant la nuit, ce n'est pas précisément serein. Souvent je suis horriblement mal, avant même de me mettre au lit. Puis tout d'un coup : on a le droit de prier. Ces derniers temps, beaucoup plus des prières d'adoration que des demandes. Vu sans cesse Jésus enfant, tantôt seul, tantôt dans les bras de sa Mère. C'est si étrange d'adorer un enfant. Mais il est Dieu justement. On voit en lui ce que serait une parfaite ouverture, comment on pourrait être totalement ouvert à Dieu si on voulait. Et que c'est cela l’Église : le lieu où l'on se rassemble pour s'ouvrir. Et quiconque fait partie de l'Eglise devrait faire ce que l'Eglise fait vis-à-vis du Seigneur. Il l'a fondée comme le lieu de l'ouverture. - Puis tout devient très anonyme, je ne sais plus très bien pourquoi. Est-ce parce que chaque prêtre, si souvent, ne remplit pas sa tâche? Parce que chacun de ceux qui prient ne remplit pas sa tâche? L'Eglise, je la vois comme "communauté", priant à l'autel, ouverte à l'hostie et à l'amour; le tout est si impressionnant qu'on ne comprend pas pourquoi on n'est pas en mesure de garder aussi dans les relations avec chaque toi, avec chaque chrétien, avec tout homme, l'ouverture qu'on apprend et qu'on enseigne dans l'Eglise. Ouverture veut dire dans ce sens : acceptation de la foi tout entière. Acceptation de la réalité tout entière de ce que le Seigneur révèle et que la tradition nous présente : tout ce qui est, je veux y croire et, par la foi, apprendre l'adoration. Je n'ai pas besoin pour cela de comprendre comment se passe la transsubstantiation, pour quelle raison précisément Marie a été choisie, pourquoi et comment le Fils ressuscite et va au ciel, comment se sont produits les miracles du Seigneur autrefois; dans l'acceptation toujours plus grande, je laisse plutôt les choses se dérouler telles qu'elles sont. Et puis si cela nous fait plaisir, on peut encore y réfléchir. C'est comme ça; que j'en comprenne ou n'en comprenne pas peu ou prou, comment je l'interprète et comment j'ergote est tout à fait indifférent. Si la réflexion m'aide à une plus grande ouverture, elle sera bonne. Mais parce que je suis pécheur, j'ai encore tendance, au milieu de l'ouverture, à vouloir venir à bout de la foi avec mon intelligence, avec ma science, avec toutes mes connaissances rassemblées. Si cette tendance conduisait à mettre en doute quelque chose de la foi, on ferait mieux de tout laisser tomber. - Mais au fond la question ne se posait pas ainsi pour moi; cette tentation ne me concernait pas. Il s'agissait de l'ouverture toujours plus grande dont on ne savait pas ce qu'elle était finalement : elle était foi, amour, espérance; mais on n'est pas en mesure de distinguer les éléments, on est inclus dans le tout; parce que l'enfant regarde le Père, parce que, en tant qu'enfant, il sert de médiateur à Dieu Trinité - il est bien sûr en Dieu Trinité comme deuxième personne - et il est tellement ouvert au Père qu'en tant qu'homme il ne se soucie pas qu'il soit couché dans cette mangeoire, ni de ce qui lui arrivera plus tard. L'humanité de cet enfant s'enracine tellement dans le divin qu'il n'y a que cela qui compte; et nous, en tant que nous sommes ses frères, ceux qui croient en lui, en tant que nous sommes chrétiens, nous sommes portés par lui si seulement nous le laissons faire. Et quand on voit la joie des personnes présentes qui regardent l'enfant, on se demande si la joie qu'on éprouve devant les enfants des hommes ne pourrait pas être un reflet de la joie qu'on éprouve devant Jésus enfant. Et finalement lors de cette vision (et aussi en dehors d'elle) la question : est-il possible qu'il y ait à nouveau un vendredi saint? Il est étrange que l'année liturgique rapproche si fort de Noël le temps de la Passion, qu'en somme le chrétien croyant doive vivre dans le cours d'une année ce que le Fils a fait en trente-trois ans ou ce qui, de toute éternité, était la décision de Dieu Trinité : la rédemption du monde.

 

11 avril - Temps pascal. Adrienne : Je me disais: je ne suis plus capable que de prier, car mes forces ne peuvent faire davantage. D'un côté ce serait déjà très beau de pouvoir seulement encore prier. D'un autre côté, je ne fais plus que des oraisons jaculatoires, non plus des prières entières. Comment donc font les autres malades? Peuvent-ils encore prier comme il faut quand ils sont si faibles et si fatigués et si affligés de tant de souffrances? On pense : ça devrait pourtant aller! On se stimule, on prie un tout petit bout, et la pensée nous saisit : Seulement du repos! Du sommeil! Un lit! Chacun de ceux qui entrent dans la chambre dit quelque chose de désagréable, nous met quelque chose sur le dos, se décharge de quelque chose. Beaucoup de ces choses, on les laisse couler; d'autres, on les reçoit; et quand après cela on parle avec la Mère, on a honte d'arriver avec de pareilles broutilles, on avale ça, on la vénère et on la prie pour ceci et cela. Et tout d'un coup on doit quand même s'occuper à nouveau du fourbi . D'éternelles relations humiliantes.

 

25 juillet - Alors que j'étais très lasse et très triste, la Mère de Dieu vint comme par hasard, je me tins un peu à sa robe, puis à sa main, et je fus à nouveau réconfortée. Il suffit de savoir qu'elle est là pour être apaisée; on n'est pas abandonné. Souvent quand on dit seulement un Ave Maria dans la plus grande fatigue, c'est une grande consolation de savoir qu'elle l'entend. Et qu'elle porte tout au Seigneur. Et la nuit on la prie : passe dans les différentes chambres, bénis ces hommes, les employés aussi un peu, et elle le fait certainement. Elle est capable de tant de choses. Souvent on ne voit pas de différence entre ce monde-ci et l'au-delà. Quand elle apporte l'au-delà, ou quand nous avons la permission de porter notre monde dans son au-delà à elle, on ne sent plus de distances. Et l'unité est parfaitement réelle même si elle n'est établie si fortement que de manière temporaire. - On ne la voit jamais avec nos vêtements modernes mais avec une simple cape. Une sorte de pèlerine; comment celle-ci est maintenue, je ne le sais pas. Parfois elle a un voile, d'autres fois non. - Et puis il y a cette privation précise : par exemple, j'ai quelque chose de lourd à porter; je dis un Suscipe, il n'y a alors rien d'autre que le Seigneur sur la croix. On ne peut pas voir Noël ou Pâques; on n'arrive pas non plus à penser que la Mère est là et qu'elle pourrait consoler et apaiser ou qu'on pourrait demander à la Mère quelque consolation. C'est simplement retiré.


 

1962


 

Pour l'année 1962, le "Journal" du P. Balthasar compte 10 pages (Erde und Himmel III p. 300-310).

 

2. Le ciel s'ouvre : "présence" et visions

 

23 février - Adrienne voit Vianney alors qu'il est encore petit, lors de sa première confession. Il considère la confession comme une prière. Il veut tout montrer dans la confession, mais il lui semble que les mots ne suffisent pas. Il a raconté ses fautes, puis il s'arrête brusquement, la confession se termine, il reçoit la grâce de l'absolution, dont il ne doute pas, et il a alors le sentiment que quelque part il manque une pièce. Ses mots étaient sans doute trop faibles, trop plats pour montrer ce qu'il pensait réellement... Les années suivantes, il s'habitue à mettre en ordre tout de suite pour la confession suivante tout ce qui n'était pas en ordre, de commencer très vite à se préparer à la confession et pour cela à moins regarder ses propres actes que l'offense faite à Dieu. Et quand celle-ci est devenue pour lui évidente, toujours dans cette préparation il se laisse confesser comme en présence de Dieu en prêtant alors attention à ce que Dieu doit ressentir par son péché. Il aurait toujours aimé donner aux autres quelque chose de ce qu'il expérimente alors. C'est quand même difficile à exprimer, il n'est pas à même de le dire. Mais quand plus tard il sera prêtre, il le dira avec force parce qu'il voudrait rendre à la confession ce caractère qu'on y laisse parler Dieu, qu'on y laisse Dieu regarder. Pour lui, la confession est avant tout un regard de Dieu sur l'âme, et toute l'ouverture de l'âme à Dieu ne sert en cela que d'instrument pour ainsi dire. - A l'époque de sa formation, grandes difficultés extérieures qui le rendent incertain. L'étude de la théologie ne fait qu'attirer continuellement son attention sur sa propre insuffisance, sans lui montrer le chemin : comment malgré cela il peut être capable de remplir sa mission dans le sacerdoce. Cela se répercute dans sa prière. Ici aussi il devient incertain. Et quelque chose de cette incertitude au sujet de sa mission lui restera toute sa vie. C'est comme une crainte qui lui a été imposée, il pourrait s'être mépris sur l'appel de Dieu. Il sait très bien qu'il doit appartenir totalement à Dieu, qu'il n'appartient pas au monde. Mais il est difficile pour lui de savoir qu'il a à être prêtre dans le monde et que, sur ce point, il appartient quand même au monde, au lieu de pouvoir vivre totalement dans le silence de la contemplation. Car sa contemplation est très riche tandis que les relations avec les hommes lui sont très pénibles. Il manque d'aisance dans la compréhension (pour les études) et aussi dans la communication. - Mais il est méfiant aussi vis-à-vis de la contemplation parce qu'elle lui est trop facile, parce que les récompenses de Dieu lui semblent trop grandes, parce qu'il pense perdre par là sa participation à l'action. D'autre part, parce que l'action lui est si difficile, il pense que les hommes n'en recevraient rien. Sa contemplation est toute rayonnante et toute filiale, pauvre en mots et en concepts, mais merveilleusement belle et égale. Tout ne cesse d'être rempli, il n'y a pas d'accroissements. Il ne se lasse pas de méditer toujours les mêmes vérités et les mêmes merveilles de Dieu. Il ne se tracasse pas pour arriver à quelque chose de nouveau. Certaines de ses méditations sont pleines de visions, dans d'autres elles font défaut, mais les deux sont toujours totalement comblées. Pourtant, dans la méditation, aucun chemin visible ne s'ouvre à lui et, comme il est peu exigeant, il ne le désire pas non plus. Il vit totalement dans l'adoration. Chaque jour il peut avoir la même joie pour la même chose que Dieu lui montre. Il sait qu'il ne comprend rien, et il en est heureux chaque jour comme un enfant parce que la gloire de Dieu en rayonne d'autant plus. Puis la première confession qu'il entend et l'importance de plus en plus grande que le confessionnal prend dans sa vie. Son incertitude personnelle ne le quitte pas mais, à l'instant de la confession, elle se change toujours en sûreté. Il voit dans l'âme d'autrui. Dieu lui donne quelque chose de la vue que lui, il a sur le pécheur. Vianney voit très nettement; toujours l'essentiel. Il reconnaît que cette vue est une grande grâce, mais elle n'est pas pour lui occasion d'orgueil parce qu'il connaît trop bien ses défaillances par ailleurs. Parce qu'il ressent comme limités le meilleur conseil et la vue la plus sûre. Et il paie cher cette double vue et cette sûreté surnaturelles : après coup, il a chaque fois le sentiment de ne pas avoir été à la hauteur et, pendant la confession elle-même, il souffre et porte quelque chose de la faute du pénitent. Finalement il est exposé à toutes les persécutions du diable et des hommes. Pour lui, d'écouter les confessions est comme un travail de Pénélope : les autres avancent, pas lui. Au confessionnal, il fournit quelque chose de parfait; mais sitôt qu'il est dehors, son œuvre est à nouveau réduite en lui, tout lui fond entre les mains. Au confessionnal, il monte à pic pour se retrouver ensuite d'autant plus déprimé avec toute son incertitude : a-t-il bien fait? Est-il juste au fond qu'il soit prêtre? N'aurait-il pas mieux fait d'entrer dans un monastère? Et ses prédications sont si mauvaises! Mais dès qu'il se trouve à nouveau au confessionnal, la parfaite certitude est là à nouveau. Quand il doit partir confesser, il a de l'angoisse; il sait que des gens l'attendent. Et cela ne s'améliore pas avec le temps. Il ne s'habitue à rien. C'est tous les jours le même combat avec Dieu. Tous les jours à nouveau il paie avec son sang. Toutes ses mortifications ne sont que le résultat du sentiment qu'il a de son "insuffisance". Il sait si bien que le pouvoir qu'il a de lire dans les âmes est un pur don de Dieu qu'il se sent lui-même comme un obstacle. Sa totale insuffisance est son plus gros fardeau. Le diable, il le prend moins au sérieux que sa propre impuissance. Et il craint sa propre damnation; il a peur aussi d'être coupable que d'autres hommes soient damnés. C'est avec tout cela qu'il paie la grâce de sa connaissance des âmes, car il est impossible de lire dans les autres sans se porter garant pour eux. Si un meurtrier s'est confessé aujourd'hui, Vianney se sent lui-même meurtrier par la suite. La honte de l'acte repose sur lui; pour lui, c'est comme s'il l'avait commis. Et à la suite de ce sentiment il pense qu'il s'y est tout à fait mal pris avec le meurtrier; il devra s'y prendre tout autrement avec le prochain qui se confessera... Finalement il ne connaît plus d'autre issue que la fuite. La fuite dans un monastère, en un lieu où on ne peut plus entendre de confession. Où on ne peut plus nuire aux hommes. Cette fuite vit en lui à chaque instant dans l'angoisse qu'elle soit visible extérieurement ne serait-ce que quelques fois. Ce n'est vraiment pas une vie équilibrée.

 

3. Souffrances imposées et souffrances spontanément offertes, stigmates, "trou", désolation

 

Les notes du Père Balthasar pour les jours de la Passion 1962 se trouvent dans "Kreuz und Hölle" I, p. 394-396).

 

7. Matériaux pour l'intelligence de la foi

 

Épiphanie (sans doute) Réflexions sur l’Épiphanie.

Après l’Épiphanie - Marie devient l’Église.

Entre Ascension et Pentecôte - Sur l'Esprit Saint.

3 octobre - Sur la prière de demande.

16 décembre - Sur Marie et son Enfant.

 

9. Adrienne elle-même. Adrienne devant Dieu, sa prière, sa mission

 

23 février - Adrienne : J'ai lu un roman : Le poids de Dieu. Médiocre. Après son ordination, le héros se sent vide d'une certaine manière, comme s'il lui était maintenant arrivé tout ce qui était possible. Comme je réfléchissais à cela : "Est-ce que réellement après la première messe il peut se produire un tel désenchantement?", la question resta ouverte. Mais au même instant vint un impérieux besoin de prier, comme si on devait se soustraire à ce vide dont je venais de prendre connaissance par cette lecture et prier Dieu de bénir ses prêtres, de ne pas les livrer au désarroi après la joie et l'expérience de l'ordination, d'empêcher que peu à peu ils s'amollissent et s'émoussent. - Puis il y eut une césure. Il n'était pas possible de prier pour quelque chose de précis parce que Dieu était si proche, parce qu'il se trouvait ici dans cette chambre et qu'il y agissait. Ce n'était pas une vision de Dieu, rien ne fut vu ni entendu. Mais quelque chose en moi, que je ne suis pas, et quelque chose autour de moi, que les êtres humains ne sont pas, mais quelque chose qui est la présence de Dieu; ce quelque chose était si fort, si réel, si puissant, que le moi propre restait comme anéanti. Impossible de penser et de remercier; Dieu est là et il fait participer les siens à son être de manière inconcevable. On est envahi de bonheur : par sa pure présence. C'est pire qu'un tourbillon qui retourne tout. Ce qui se passe, c'est qu'on est balayé, que seul existe encore l'ouragan de Dieu. Cette force qu'il est. Lui-même. On ne fait pas la moindre chose pour y rester et garder quelque chose. Je ne sais pas comment cela s'est terminé. Je sais seulement que je voulais vous décrire cela tout de suite.

 

16 octobre - Adrienne : De mon lit, je contemplais au mur la madone de Locher. L'ange en bas à droite joue d'une petite harpe; tout d'un coup j'entendis la musique, d'abord très très légèrement, comme incertaine, mais parfaitement ravissante. Puis la musique se fit plus forte, mais elle resta toujours très légère. Depuis longtemps je n'avais plus entendu cela. Mais il était déjà midi, je dus faire un effort sur moi-même pour me rendre à la salle à manger, et j'eus beaucoup de mal à sortir des sons entendus.

 

11 novembre - Adrienne : Parfois on prie en quelque sorte normalement et "de manière ordinaire", sans inclination particulière mais sans dégoût non plus; et tout d'un coup on est saisi par la présence de Dieu et on est happé totalement. Dieu donne à connaître sa voix et son dessein et sa présence, et c'est comme s'il priait parfaitement en nous si bien qu'on se livre très volontiers à cette procédure qui nous dérobe à nous-même. Et quand Dieu nous a révélé son dessein - peut-être était-ce le Fils qui nous a pris dans sa prière au Père -, on est à nouveau doucement libéré pour qu'on prie maintenant soi-même de la manière que Dieu vient de nous offrir. Avec un feu nouveau, avec une autre proximité que celle qu'on avait au début. Auparavant, c'était ce qui est "habituel", maintenant c'est une sorte de violence interne de l'amour, l'impossibilité d'être autrement. On donnerait tout pour pouvoir continuer éternellement de la même manière cette nouvelle prière. Comme ce qui nous est propre, qui ne nous est cependant pas propre, le dernier cadeau qui vient d'être utilisé, un cadeau qu'on espérait continuellement et dont on se réjouissait à l'avance, et qui maintenant enfin est totalement arrivé.

 

10. Adrienne et le Père Balthasar

 

11 novembre - Récemment Adrienne a vu la nuit quelqu'un dans lequel finalement elle reconnut Pascal. Elle pensait à l'amour tout à fait incidemment et d'une manière assez vague, sans se représenter quelque chose de particulier. Ce fut alors comme si, de lui-même, l'amour s'accentuait et s'affirmait toujours davantage, occupait un espace toujours plus grand; il y eut un "éclatement" et, dedans, un feu énorme. Il nous prit dans sa chaleur, sa violence, toute sa nature. Il fut en même temps visible comme un brasier qui emporte tout avec lui. Et le tout sembla par là se condenser en pur amour. Cet amour était tout à la fois repos et vitalité qui se propage, et il s'empara totalement de nous. Quand ce feu fut le plus irrésistible, il devint tout à fait évident que Pascal avait rencontré ce feu; c'était son feu, son expérience. C'est en raison du feu que Pascal fut identifié.


 

1963


 

Pour l'année 1963, le "Journal" du P. Balthasar compte 12 pages (Erde und Himmel III p.311-323).

 

3. Souffrances imposées et souffrances spontanément offertes, stigmates, "trou", désolation

 

Les notes du Père Balthasar pour les jours de la Passion 1963 se trouvent dans "Kreuz und Hölle" I, p. 397- 405.

 

7. Matériaux pour l'intelligence de la foi

 

Janvier - Sur la Tradition.

13 mars - Sur la prière de Marie.

25 mars - Sur l'Annonciation.

Début avril - Comment le Fils et l'Esprit coopèrent dans les sacrements.

Début avril (ou à la Pentecôte?) - Accueillir l'Esprit Saint.

Fête de la Trinité - La Trinité et les vœux - Sur la prière chrétienne à l'intérieur de la Trinité - Sur la lecture de l’Écriture.

27 décembre - Sur saint Jean.

 

9. Adrienne elle-même. Adrienne devant Dieu, sa prière, sa mission

 

29 mars - Adrienne : Quand on médite la Passion du Seigneur, on ne s'en rapproche pas par ce qu'on a traversé soi-même comme souffrance. Parfois ce peut être comme une "illumination": on souffre quelque chose pour le Seigneur, à quelque distance de lui, peut-être pour une chose précise; mais même si on sait cela, on ne se sent pas pour autant participant. Au contraire, on est isolé de lui par une couche de "non-participation". On se sent étranger, incapable de comprendre. Puis si l'on médite la Passion du Seigneur, on comprend très bien (on prie même peut-être pour cela) qu'on doit souffrir avec lui, qu'on doit aider à porter les choses qu'il a à porter ou que les autres hommes auraient à porter; on comprend que la souffrance personnelle peut donner à d'autres hommes la liberté d'un travail apostolique, ou écarter de ces hommes ce qui pourrait les empêcher (d'un point de vue profane) d'accomplir pleinement leur service. Mais durant ce temps, il y a comme une séparation entre la souffrance et la prière. La souffrance accordée pour une prière n'apparaît pas du tout alors comme l'accomplissement de la prière, comme la réponse à une question. Et pourtant (peut-être est-ce ridicule) dès qu'on est à nouveau libéré, on ne peut s'empêcher de demander une fois encore : Permets-moi de porter avec toi! Permets-moi de participer à ceci ou à cela, donne-moi ce pour quoi celui-ci ou celui-là aurait à souffrir. Mais dès que cela vient, c'est une souffrance "étrangère", incompréhensible, lointaine dans son caractère impératif, imprévisible dans ses effets. Comme une bobine sans fin. Il arrive aussi que, pendant qu'on a tout ce mal, on sache que le Seigneur est présent : on le voit peut-être dans le désert, en prière, sur la croix, quelque part où c'est dur pour lui; ou bien on est conscient qu'il est présent invisiblement, on comprend très bien ce que la souffrance veut dire pour lui; mais les relations avec notre propre personne sont totalement abolies. D'autre part on peut être très triste au sujet du Seigneur qu'on voit ou qu'on sent dans la méditation, on peut comprendre que sa situation est désespérée et pourtant reconnaître parfaitement les relations : les relations de sa souffrance avec la chrétienté, avec ceux qui veulent se mettre à sa disposition et peut-être mon propre moi. Peut-être se fait-il aussi que, dans la souffrance, on ne s'oublie pas totalement soi-même tandis que dans la prière et dans la méditation on peut s'oublier totalement soi-même avec sa misère.

 

Début avril - Adrienne : Je voudrais bien savoir ce qu'a été le temps de la croix. Il a sans doute tellement appartenu à l'éternité qu'il ne fut pas pour le Seigneur souffrant un temps enregistrable. A cause de l'ouverture des tombeaux (Mt 27,51), il ne pouvait pas l'être non plus, car cette ouverture est quand même le signe que l'éternité (l'au-delà) était totalement présente. Déjà dans la vie ordinaire il y a l'expérience que certains événements, joyeux ou douloureux, se rejoignent en passant par-dessus le temps intermédiaire pour ne faire qu'un événement unique. Du reste il y a parfois aussi, lors d'exercices de pénitence, une abrogation du temps du même genre, surtout là où est dépassée la limite d'une exigence démesurée, où on n'en peut plus. Qu'on n'en puisse plus est vécu au-delà de l'assez! qui se trouve encore en deçà de la limite de l'expérience ordinaire du temps".

 

10. Adrienne et le Père Balthasar

 

Après un exercice de pénitence - (Dans un exercice de pénitence long et compliqué, décidé par saint Ignace, j'avais dû demander à Adrienne de se confesser alors qu'elle était en extase, d'abord devant une personne qu'elle ne voyait pas, puis devant plusieurs personnes, de sorte qu'elle devait avoir toujours plus le sentiment d'être en public et de ressentir par là une certaine "profanation de son intimité". Il s'agissait en outre de lui arracher des choses toujours plus humiliantes qu'elle n'aurait jamais pu confesser elle-même parce qu'elle ne les avait jamais commises, mais dont elle avait à répondre en vertu de sa solidarité avec les pécheurs. Après l'exercice, quand Adrienne est revenue à elle, elle parle longuement du sens et de la profondeur salutaire de l'humiliation qu'elle a vécue) : Ce fut une affaire qui s'est passée totalement dans l'Esprit Saint. Il y avait un chemin qui allait de l'amour personnel d'un ami à la pure obéissance et, à partir d'elle, au pur don de soi jusqu'à se laisser dépouiller. Ce qui est personnel et qui donne l'impulsion à se livrer à un tel expériment fut intégré de force dans une obéissance de service, et les humiliations suivantes m'ont encore davantage dépersonnalisée: en présence de l'Eglise, il y eut en moi-même une extension jusqu'à la manière de penser ecclésiale. Il était important également que je n'eusse pas le droit de savoir qui étaient ceux qui entendaient. Le tout devait servir à l'anonymat de l'Eglise. J'ai aussi fait l'expérience que le confesseur, au nom de l'Eglise et pour le bien de l'Eglise, peut prendre davantage que ce que je suis capable de donner. Et il ne prend pas avec hésitation, avec des formules courtoises toutes faites, mais comme quelqu'un qui décide simplement au nom du Seigneur. (On peut également penser à ceci : lorsque l'épouse se livre pour la première fois à son époux, elle a le sentiment qu'au fond il prend beaucoup plus que ce qu'elle avait envisagé de lui donner ou qu'elle pensait pouvoir lui donner). Il y avait en outre dans toute l'affaire un processus qu'on ne pouvait pas arrêter. Je savais très bien que je ne pourrais jamais dire "Halte!" une fois que j'aurais été entraînée. Je n'aurais pas été non plus en mesure de le faire parce que mon consentement allait comme de soi et me traînait derrière lui. Malgré cela était exigé que dans la relation de service l'aspect personnel et l'amour ne disparaîtraient pas; et montrer ici de l'amour faisait partie de ce qu'il y avait de plus difficile. Mais on n'était pas seul; on savait que le prêtre lui-même se trouvait dans l'obéissance vis-à-vis de l'Esprit Saint et que ce qui paraissait être parfaite indiscrétion, et qui devait être vécu comme telle, était, au plan de l'Esprit (et d'Ignace qui avait tout organisé), parfaite discrétion. Parce que vous étiez dans une parfaite obéissance vis-à-vis de l'Esprit et d'Ignace, l'affaire avait une forme simplement ecclésiale. Pour moi (et en partie aussi pour vous) ce fut un savoir dans le non-savoir, les yeux fermés. Dans ce non-savoir réside un mystère qui concerne le trésor de prière de l'Eglise. Je prie dans l'Eglise, je ne sais pas à qui profitera ma prière. Dans le pur don de soi, je n'ai pas le droit de savoir qui recevra le don que je fais de moi-même. - Apparemment je fus induite en erreur, car il n'y avait en réalité personne dans la pièce. Mais le tout avait sa parfaite vérité au plan d'Ignace. Et à ce plan l'effet aussi devient vrai. La vérité de l'Esprit est donc infiniment plus grande que celle de notre conscience. En raison d'un plan qui existe, l'Esprit demande un don de soi qui doit exister. Ce plan est la vérité et, à partir de là, la situation fictive devient vraie. Finalement peu importe que quelqu'un ait été là ou non. Et c'est la même chose pour l'accroissement des péchés, depuis ce qui est plausible jusqu'à ce qui est le plus impossible : ce qui au plan matériel, au plan immédiatement historique, est irréel, devient proprement vrai au plan de l'Eglise, de la communion des saints. Si je dis oui au fait que je suis une pécheresse, je ne peux pas crier "Halte!" tout d'un coup si on me montre infiniment plus de péchés que ce que je pensais en avoir. Et quand on est ainsi "convaincu" et dépouillé on a le juste sentiment qu'on est une "quantité négligeable" que le Bon Dieu peut utiliser comme il veut".


 

1964


 

Pour l'année 1964, le "Journal" du P. Balthasar compte 8 pages (Erde und Himmel III p.324-332).

 

2. Le ciel s'ouvre : "présence" et visions

 

Janvier - Ignace au sujet de la confession de Jean - Jean et Ignace - Sur la mystique de saint Ignace - Sur l'attitude de confession de saint Ignace.

 

Carême - Vision du samedi saint sur l'enfer.

 

3. Souffrances imposées et souffrances spontanément offertes, stigmates, "trou", désolation

 

Les notes du Père Balthasar pour les jours de la Passion 1964 se trouvent dans "Kreuz und Hölle" I, p. 406-409).

 

7. Matériaux pour l'intelligence de la foi

 

Janvier - Sur le dépouillement.

Carême - Réflexions sur la croix.

Après Pâques - Prière et Eglise.

14 mai - Sur la connaissance du Fils.

15 août - Sur l'Assomption de Marie - Sur le rôle du prêtre dans la direction des jeunes filles qui se préparent à se consacrer à Dieu - Au sujet de la substitution dans la confession - Réflexions sur Marie dans l'Apocalypse (Ap 12).

 

9. Adrienne elle-même. Adrienne devant Dieu, sa prière, sa mission

 

Janvier Adrienne : Saint Ignace dit qu'il a eu vis-à-vis de la croix une tout autre relation qu'Adrienne : la croix tombe sur elle verticalement pour ainsi dire. Pour lui, ce qui a été au premier plan, c'est la recherche du Seigneur : il a cherché à s'approcher de la croix avant tout à partir de la nature humaine, à partir du péché, à partir de ses propres insuffisances. Souvent son chemin a été : "Qu'est-ce que je subis! Mais ce que le Seigneur a subi a été incomparablement plus douloureux". Il part de lui et, de là, il regarde ce qui dans le Seigneur est toujours plus grand. La plupart des jésuites contemplaient la croix à partir de la terre vers le ciel. Pour Surin, c'était l'inverse, surtout vers la fin. Et pour les martyrs aussi; seulement ils sont rapidement écrasés par la croix qui tombe sur eux tandis qu'Adrienne est écrasée très lentement - Ignace inspire à Adrienne ce qu'elle a à dire en confession. "J'ai été imparfaite dans tout ce que j'ai essayé de faire et en tout ce que j'ai fait". C'était aussi la manière dont il s'y prenait autrefois quand il rendait visite à un mauvais prêtre pour lui montrer comment on se confesse. Il lui montrait point par point comment était imparfait ce que lui, Ignace, avait essayé de faire et avait fait : a) vis-à-vis de lui-même. b) dans sa relation aux autres. c) vis-à-vis de Dieu aux exigences de qui il n'avait en rien correspondu. Et à partir de ce dernier point, il esquissait de lui-même un tableau tout à fait noir. Le confesseur pouvait voir par là comment un chrétien pouvait se représenter une vie chrétienne et aussi quelle allure pourrait avoir une juste confession.

 

14 mai - Pendant que le P. Balthasar se trouvait à Lausanne pour une exposition, Adrienne a perdu un œil par suite d'une hémorragie. Peu après, la même chose est arrivée pour l'autre œil. Elle dut renoncer totalement à la broderie, qu'elle aimait faire à son bureau, et ce n'est qu'avec peine qu'elle pouvait encore tricoter un peu jusqu'à ce qu'en ses derniers mois elle fût totalement clouée au lit. - Le soir, elle écoutait volontiers un peu de musique classique ou moderne, par exemple Rameau, Bach, les messes de Haydn et de Schubert, tout de Mozart, et la musique plus récente jusqu'à Bartók et Schönberg.

 

Pour une pause à la fin de cette année 1964

 

"En 1964, elle perdit la vue presque complètement ; toute lecture cessa pour elle, de même les travaux de fine broderie ; elle tricotait un peu, mais plus sa vue baissait, plus ce travail lui-même devenait difficile : une maille tombée ne pouvait plus être reprise. Bien qu'elle ne vît plus, ou à peine, ce qu'elle écrivait, elle cherchait chaque jour à écrire encore plusieurs lettres, surtout à quelques moniales d'Allemagne et de France, dont l'amitié signifiait beaucoup pour elle. Si l'encre de son stylo venait à manquer, des lignes ou même des pages entières restaient blanches, et la lettre était quand même envoyée" (HUvB, Adrienne von Speyr et sa mission théologique, p. 36-37).


 

1965


 

Pour l'année 1965, le "Journal" du P. Balthasar compte 7 pages (Erde und Himmel III p.333-340).

 

2. Le ciel s'ouvre : "présence" et visions

 

Début de l'année - Adrienne : Durant la nuit, j'ai vu tout d'un coup une lumière traverser la chambre, une lumière mobile. Je pensais : c'est comme une lumière de procession parce qu'elle se déplace; et pourtant c'était une seule lumière, non pas beaucoup de lumières; chaque source de lumière appartient aux autres. Toutes sont dans l'unité de la lumière qui est exigée, une lumière qui est aussi une lumière donnée, donnée aussi bien par celui qui la demande que par celui de qui elle est exigée. La lumière traversait la chambre dans une direction précise, elle n'éclairait pas toute la chambre mais, en se déplaçant, elle était répartie de manière régulière. Pendant que je contemplais la lumière, je vis Marie avec les maisons et les nôtres. Je la voyais tour à tour dans sa propre lumière et dans la lumière de Dieu, que Dieu lui donne mais qu'il requiert aussi d'elle. Et cette lumière ne faisait qu'un avec la lumière des "enfants" qu'elle portait. C'était la vision habituelle de la Mère avec nos "enfants"; mais la lumière particulière qui entourait la Mère était nouvelle. Elle plongea alors les "enfants" dans cette lumière qui était là depuis le début, et elle-même aussi passa par cette lumière. Celle-ci restait la même; Marie en quelque sorte ne voulait plus rayonner, elle voulait n'avoir à sa disposition que ce qui était là à l'avance. Puis le tout apparut comme le chemin dans la lumière du Fils. - Apparurent alors les dix vierges de l'évangile; mais parce qu'elles étaient avec les vierges de l'enfant, on ne pouvait plus préciser leur nombre. Les nombres coïncidaient, c'était une multiplicité, mais ce n'était plus un nombre dénombrable. - La chose resta telle qu'elle était auparavant quand il n'y avait qu'une lumière; elle se déplaçait et elle était également forte. On savait seulement que la Mère et les enfants étaient dedans. Puis entrèrent en scène deux vierges qui portaient chacune leur lampe. Leurs lampes étaient les mêmes et les vierges ne pouvaient se distinguer. Retentit alors l'appel du Seigneur, non comme une voix mais comme une exigence valable pour tout le monde, que tout le monde connaît, et les deux se préparèrent pour répondre à cet appel en emportant leurs lampes. Mais l'une mit dedans de l'huile, qui peut éclairer le Seigneur, c'est-à-dire qu'elle y mit toute sa vie qui brûle pour le Seigneur. L'autre emporta bien sa lampe mais elle ne la remplit pas de l'huile dont le Seigneur avait besoin. Celle qui avait la lampe vide demanda alors de l'huile à l'autre; mais celle-ci refusa parce qu'on ne peut pas partager ce qu'on a donné totalement au Seigneur. On ne peut plus en disposer. - Et il fut alors soudain totalement évident que les vœux et la vie dans les vœux ne sont pas partageables. Et on vit que la vierge folle est "seulement vierge"; elle n'est pas consacrée au Seigneur; elle fait seulement "quelque chose" pour la venue du Seigneur, à sa guise; elle ne laisse pas le Seigneur disposer d'elle-même. Les vierges folles qui après coup vont encore acheter de l'huile sont en quelque sorte les vieilles bigotes qui ont perdu le temps de leur fécondité. "Je ne vous connais pas". Elles veulent rattraper le don d'elles-mêmes qu'elles ont manqué. Et elles chercheront toujours à emprunter quelque chose à celles qui sont vraiment consacrées. - Celles qui appartiennent totalement au Seigneur, Marie les place dans la lumière du Seigneur. Mais on ne peut pas se représenter de manière assez frappante la méprise des vierges folles. Constamment "elles font ce qu'elles peuvent", mais surtout pas ce qui leur est demandé. Jusqu'à ce que finalement elles crient : "Seigneur! Seigneur!"; elles le reconnaissent comme l'Epoux, elles vont à sa rencontre, elles emportent leurs lampes, elles courent de toutes leurs forces... Tant de "bonne volonté"! C'est presque incroyable que le Seigneur se montre si difficile pour ses épouses!

 

3. Souffrances imposées et souffrances spontanément offertes, stigmates, "trou", désolation

 

Les notes du Père Balthasar pour les jours de la Passion 1965 se trouvent dans "Kreuz und Hölle" I, p. 410-413).

 

9 novembre - Adrienne : "Tous les sacrifices de ce jour sont pour vous" - mais que sont-ils, regardés de plus près? Des bagatelles, des futilités. Que je ne m'emporte pas tout de suite, que je mange la soupe insipide. Des riens. On parle de sacrifices qu'on offre à Dieu. Mais quand survient la souffrance réelle, démesurée, vient aussi le moment où je ne puis plus offrir le sacrifice. On n'a qu'une seule pensée : que cela puisse cesser. Et ici justement où je n'en puis vraiment plus, où on ne fait plus que me prendre, je devrais comprendre que le vrai sacrifice s'accomplit quand le pouvoir d'en disposer m'est retiré. Le Bon Dieu se comporte alors tout à fait comme un voleur. Il me montre de loin ce qu'il m'a dérobé et dont je ne peux plus disposer; moins parce que je ne voulais pas le lui donner que parce qu'il me l'a soustrait de son propre chef.

 

7. Matériaux pour l'intelligence de la foi

 

Début de l'année - Réflexions sur "Conduire en étant conduit"

2 juillet - Le mystère de la Visitation.

Vers le 15 août ? - Marie devant sa mort.

9 novembre - Sur les sacrements et la vie éternelle.

 

9. Adrienne elle-même. Adrienne devant Dieu, sa prière, sa mission

 

Vers le 15 août - Adrienne dit qu'aujourd'hui elle est presque morte d'amour : je sais maintenant comment c'est. Je priais, et quand j'eus fini de prier, je voulus ouvrir une fenêtre et réfléchir à quelque chose de moins important. Je pensai alors aux enfants que j'avais recommandés au Bon Dieu auparavant, puis à d'autres personnes, et tout d'un coup à toute l'humanité d'une manière générale. Déjà pour les enfants j'avais le sentiment : Comme on peut les aimer! On devrait les aimer totalement. Et puis : tous les hommes! Et d'abord le Père qui les a tous créés. Je fus prise ainsi dans un tourbillon d'amour; la Mère de Dieu y était, le Fils, l'Esprit, et bien que je n'aie pas été hors du monde - que j'aimais toujours -, je suis presque morte d'amour. Tout d'un coup je remarquai que je ne pouvais plus respirer et que mon coeur était arrêté. Je dois cesser tout de suite de penser à l'amour, sinon je meurs. - Je n'ai jamais compris jusqu'à présent comme cette fois-ci le souffle de l'Esprit, sa fonction d'amour dans toute son ampleur. C'était comme une bourrasque qui arrive et à laquelle on se livre dans le jeu de l'amour, on rit de ce que le vent soit si fort, qu'il nous porte et nous entraîne toujours plus au milieu de cette véhémence; on ne peut plus se mouvoir parce qu'on est emporté, et si on ne rassemble pas ses dernières forces pour en sortir, personne ne sait où il nous enlèverait. Dans cet Esprit, rien d'autre n'a de place que l'amour. Ce n'était pas du tout prodigieusement sublime ; plutôt joyeux, divertissant. Tous les problèmes de l'amour, tous les si et tous les mais étaient comme éliminés dans l'absolu de l'amour. Et l'Esprit nous donne la force d'avoir part à l'amour absolu, mais pas longtemps, sinon on devrait quitter ce monde. - Ce que je ne comprends pas, c'est que je ne l'ai pas remarqué. Pas du tout visionnaire, d'un monde à l'autre. Mais tout à fait simplement, naïvement, en ce monde. Dans la foi, mais justement dans l'amour. Comment est-ce possible que tout d'un coup on puisse dire : "Halte!", je ne le comprends pas. Après cela l'amour ne fut pas diminué, ni plus mesuré, ni calculateur, il ne préférait pas une direction, il n'en évitait pas une autre, il était simplement à nouveau humainement supportable.

 

11. Messe et communion

 

1er novembre - Toussaint. Le P. Balthasar dit la messe place de la cathédrale en présence de la communauté. Adrienne dit : Il fut d'abord étrange de participer à une messe qu'on ne pouvait pas suivre des yeux. (Adrienne est maintenant presque totalement aveugle). Et parce que je ne vous voyais pas, que je ne devinais que quelques mouvements, le tout passa dans le ciel. Je vis alors à votre place, absolument sans aucun doute, des anges et le Seigneur. Le Seigneur était comme caché à l'arrière-plan, puis il s'approcha devant de plus en plus. Ce fut comme un combat entre ce que je devinais des yeux et ce que je voyais de manière surnaturelle. J'étais fort éblouie par la lampe, par les cierges également; je dus incliner la tête en avant, me protéger les yeux, mais cela ne causa aucune interruption de la vision. Il se produisit une unité toujours plus grande entre l'autel et le Christ, l'autel au fond n'était plus là, mais le Seigneur l'apporta avec lui et il ne fit qu'un avec lui. Mais il m'est difficile de décrire la présence spécifique du Seigneur pendant la messe parce que d'ordinaire aussi je le vois très souvent. - La sainte communion fut tout à fait semblable à la communion quotidienne, je ne peux pas noter de différence. Car la communion quotidienne est justement aussi toute semblable à la sainte messe.


 

1966


 

Pour l'année 1966, le "Journal" du P. Balthasar compte 7 pages (Erde und Himmel III p. 341-348).

 

2. Le ciel s'ouvre : "présence" et visions

 

14 janvier - Coup d’œil rétrospectif sur la première apparition de saint Ignace dans la ruelle en escalier de La Chaux-de-Fonds. Adrienne au P. Balthasar : Ce qui frappait dans son allure extérieure, c'était sa pauvreté, sa touchante simplicité. De ce fait elle n'était pas adaptée au milieu en quelque sorte; il y avait comme une barrière autour d'elle. Cela fut montré de manière très nette. Je n'aurais pas pu dire d'où venait cet homme, la profession qu'il pouvait avoir. Le plus clair était sa pauvreté qu'il rayonnait tout simplement. Je ne savais pas comment je devais me comporter vis-à-vis de lui. On ne va pas avec un étranger. Mais était-il réellement un étranger? Jusqu'à aujourd'hui je suis pleinement persuadée de l'avoir rencontré dans cette ruelle, tout aussi réellement que nous sommes ici ensemble. D'autres ne l'auraient pas vu. - Adrienne : Récemment, le Seigneur a dit le Notre Père. Ce fut incroyablement magnifique. Chaque mot, chaque demande recevait un sens tout nouveau, son sens véritable. Et en l'écoutant on fut emporté comme par un fleuve.

 

Après l'Ascension ? - Adrienne : Récemment j'ai vu et entendu chanter un chœur au milieu duquel se trouvait Marie. Et quand je voulus entendre sa voix, je remarquai alors seulement qu'elle ne chantait pas avec les autres. Cela m'étonna. Je pensais : peut-être sa voix est-elle trop belle, cela porterait préjudice aux chanteurs. Mais non, ce n'était pas cela. Marie dit : "Il faut bien que quelqu'un écoute".

 

7. Matériaux pour l'intelligence de la foi

 

14 janvier - Sur le manque d'authentique méditation dans les monastères.

2 février ? - Adrienne commente : "Un glaive transpercera ton cœur".

Après le 2 février ? - Porter le péché des autres dans la confession - A propos de la lecture de l’Évangile - A propos de Marie-Madeleine. Corps et sainteté - Commentaire sur Ananie (Ac 5,1 ss.).

Ascension - Sur l'Ascension.

15 août - Assomption de Marie et conseils évangéliques.

Avent - Le Christ dans le sein de sa mère.

 

9. Adrienne elle-même. Adrienne devant Dieu, sa prière, sa mission

 

14 janvier 1966 - Le tablier de la Mère. Adrienne : Autrefois, quand je pouvais encore marcher, de joie je saisissais le tablier là où je pouvais le saisir. Mais parce que maintenant je ne peux plus marcher, je dois m'y tenir pour ne pas tomber. Et c'est pourquoi je dois le saisir près de son corps, c'est comme cela que je puis me tenir. - Adrienne est maintenant aveugle. Quand elle rêve qu'elle voit, elle est chaque fois très étonnée, elle l'a déjà dit plus d'une fois au P. Balthasar. Quand par contre elle voit le Seigneur ou les saints durant la nuit, elle n'est pas étonnée; cela va absolument de soi. Elle en conclut qu'on voit alors justement avec des yeux surnaturels, avec des yeux de l'au-delà.


 

1967


 

Pour l'année 1967, le "Journal" du P. Balthasar compte 6 pages (Erde und Himmel III p. 349-355).

 

2. Le ciel s'ouvre : "présence" et visions

 

18 juillet - Adrienne : Jean a certains traits féminins qui le rendent très proches de la Mère.

 

21 juillet - Adrienne se sent très mal. "On devrait plier tous ces draps. Il y en a tant. Et je suis trop fatiguée, je ne peux pas le faire". Le P. Balthasar : "Personne n'aide?" Elle : "Lui peut-être, mais il n'est justement pas là". Puis, pendant longtemps, elle semble écouter attentivement ce qu'on lui dit.

 

3. Souffrances imposées et souffrances spontanément offertes, stigmates, "trou", désolation

 

23 juillet - Adrienne dans de grandes souffrances : Les heures de la croix sont intemporelles. Nous ne les voyons que de l'extérieur.

 

7. Matériaux pour l'intelligence de la foi

 

21 avril  - Sur la Trinité et la croix.

 

9. Adrienne elle-même. Adrienne devant Dieu, sa prière, sa mission

 

21 avril - Dans une crise de fatigue, Adrienne : Je vais écrire maintenant un nouveau livre : Sur les joies du Père. Mais elle ne peut pas commencer à dicter, elle est trop fatiguée pour cela.

 

Jeudi saint - Adrienne : Je me sens engagée dans une mort étrangère, je meurs continuellement une autre mort.

 

Vendredi saint - P. Balthasar : Ce ne sont plus les nombreux tableaux de la Passion comme autrefois, mais elle est intérieurement très associée. - Adrienne : On sent le Seigneur mourir, on se sent mourir soi-même, on ne sait plus en quelle mort localiser cela; dans cette mort on ne peut plus rien dire étant donné qu'on est déjà mort. - P. Balthasar : Elle n'a qu'un désir : mourir. Elle me demande de la regarder : est-ce qu'à sa mine on ne voit pas de signes visibles d'une mort prochaine? Certes, depuis longtemps, elle ressemble à la mort en personne.

 

Samedi saint - Adrienne : L'enfer est si impersonnel. On le sent en quelque sorte avec la peau. Il forme une unité indéfinissable avec la nausée universelle. Mais on reconnaît alors quand même que le Seigneur sait là aussi ce qu'il atteint. - P. Balthasar : Tout ce qui est prévu, tout ce qui est donné est aussitôt englouti par la maladie. Cette année, elle n'a pas suivi le Seigneur dans l'enfer, mais il y eut comme une sorte d'osmose "entre son cheminement et la maladie, comme si la maladie tout entière recevait le sens d'un enfer". Je pose quelques questions, mais Adrienne ne peut plus parler, elle doit constamment tousser, gémir, s'étrangler.

 

15 Août - Le jour de l'Assomption, Adrienne va pour la dernière fois de sa chambre à coucher à la pièce voisine pendant qu'on fait son lit. En y allant, elle tombe lourdement par terre et se blesse les deux tibias qui lui feront très mal jusqu'à sa mort. - Elle voit l'Assomption de la Mère, reçoit d'elle un regard affectueux. "Mais j'étais trop fatiguée pour avoir une conversation avec elle". - Quelques jours plus tard, elle décrit sa situation : elle devrait pouvoir mourir, mais il n'y a pas d'issue. Toutes les portes sont verrouillées et il y a au-dessus d'elle une chape de plomb. Ce qui est nécessaire est impossible.

 

10 septembre - "C'est tellement beau de mourir!" Le P. Balthasar demande pourquoi. Elle : "Tous les problèmes sont effacés. Tout est très simple. On n'a plus que le Seigneur devant soi, la rencontre avec lui. Et si je ne vous vois plus, je sais quand même que vous m'accompagnez. On ne peut que remercier ceux qui nous aident à mourir".

 

13 septembre - "Bon! Tout est recommandé à Dieu. Je ferai ce qui est possible, je le promets. Mais tout d'abord je voudrais pouvoir me reposer un peu, s'il vous plaît". Puis à haute voix : "Amen". - Plus tard elle ne cessa de remercier pour sa vie tout entière. "Ce fut une belle vie, même si ce fut une vie difficile". Moi : "Depuis le début?" Elle : "Oui". - Plus tard : "Je vous souhaite aussi une bonne nuit et un bel avenir, et que vous fassiez beaucoup de bien pour le Royaume et que vous vous souveniez qu'il nous a été permis de faire de belles choses ensemble. La reconnaissance toujours! Et la transmettre aussi aux filles. Oui, en transmettre beaucoup..."

 

15 septembre - Avant qu'Adrienne sombre dans le coma dans lequel elle mourra (le 17 au matin très tôt), elle cherche à dire "merci" avec les lèvres. Après quelque temps : "Oui!" Et une fois encore après quelque temps : "Volontiers".

 

10. Adrienne et le Père Balthasar

 

21 avril - Le matin, pendant la messe, Adrienne voit saint Jean, d'abord à côté de moi, puis me couvrant. Je la quitte, il reste auprès d'elle.

 

21 avril - Le P. Balthasar demande à Adrienne si elle voit souvent la Mère. Elle : Oui, mais je la renvoie toujours. Je suis étonné. Elle : Je vous l'envoie.

 

4 juin - Adrienne : J'avais l'impression que je ne pourrais vous trouver que sur un autre plan, un plan qui n'est pas le plan terrestre, et je me demandais souvent comment on parvient à ce plan. J'étais oppressée par le sentiment de ne pas en faire assez pour vous et d'être souvent trop fatiguée ou trop paresseuse pour être totalement ouverte. - Puis tout d'un coup, ici en bas (dans son bureau) me saisit une vision : des saints et des anges en masses; ils se trouvaient serrés comme dans un tableau du Moyen Age. Je vous cherchai dans cette foule et vous avez été là tout de suite... Puis apparut le Seigneur et il dit : "Je viens bientôt". - Je compris à ce moment-là que ma mort était proche mais que ce n'était pas encore pour maintenant. Quand cela me prit physiquement, quand j'eus des douleurs et des difficultés à respirer, etc., je fus vraiment "à la mort", et il me sembla que plus rien n'avait de sens, ni le temps, ni... J'étais seulement attachée à l'unique parole du Seigneur (qui restait pour moi incompréhensible) : "Je viens bientôt".

29 juillet - Toute la journée, par intervalles, Adrienne dit doucement : "Il faut partir". Puis: "Fermez toutes les portes. Qui ouvre?" Le P. Balthasar : "Je ne vous retiens pas". Elle : "Y a-t-il des marches? Un escalier? Qui ouvre?" Le P. Balthasar : "Ceux qui sont au ciel". Elle : "Il n'y a pas de ciel, seulement ce plafond et des portes fermées... Dois-je y aller seule?... Je sais très peu de prières par coeur. J'essaie de les dire". - Le P. Balthasar : "Sume et suscipe..." Elle crie : "C'est un piège!" Puis elle le répète. "Je ne suis pas en mesure de dire Amen parce que je dois partir... Une prière très dangereuse. A-t-on le droit de l'apprendre à quelqu'un? Je préfère dire l'Ave Maria. C'est plus simple. On peut aussi partir en disant le chapelet... Il faut partir".

1er août - Adrienne : "Je dois maintenant partir... Cela ne va simplement pas comme ça... Et il y a des barreaux qui manquent à cette échelle... Si c'est une échelle au fond... Peut-être serait-il mieux que je n'écoute pas... On ne sait pas non plus si elle a déjà beaucoup été utilisée... On est un objet qui n'est pas à sa place. Déplacé. Et il n'y a pas de clef pour la porte. (Longue pause). Ah! Sans cesse ce n'est rien... Je comprends bien..." Le P. Balthasar : "Que comprenez-vous?" Adrienne : "Quelqu'un a parlé? N'est-ce pas que cette échelle sans barreaux, cette porte sans clef... sont peut-être des symboles..." - Une demi-heure plus tard, elle semble au ciel; elle dit en souriant : "Merci".

 

12. "Voyages"

 

18 juillet - Adrienne voit une grande foule d'apostats d'aujourd'hui. "On devrait pouvoir les embrasser tous... Tous ceux qui, ah! mon Dieu!, sont incapables d'amour, mais qui savent encore que l'amour existe, qui le pressentent. Mais que doit-on faire?... Qui est là?... On ne peut les appeler par leur nom que si on les aime réellement. Sinon ils restent pour nous anonymes... C'est tout à fait horrible. Et pourtant un peu ridicule aussi parce qu'ils cherchent à s'entourer de tant d'irréalité. Ils voudraient former des catégories pour en finir avec Dieu, mais il n'y en a pas... Que peut-on donc faire? L'effort est trop grand... (Avec un cri) : O don't, please, don't!!!... Ils attendent... la fin de leur état".

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Les derniers mois

 

Le P. Balthasar évoque brièvement les derniers mois d’Adrienne dans son Journal et dans Adrienne von Speyr et sa mission théologique (p. 37). En voici l’essentiel : « Ses derniers mois au lit furent une longue torture, qu'elle supporta d'une âme apaisée, constamment soucieuse des autres et s'accusant de me causer tant de tracas. Une mort au compte-gouttes, au ralenti. La dernière de ses nombreuses maladies fut un cancer des intestins (de l'utérus, est-il dit ailleurs) se développant très lentement. Au printemps, Adrienne paraissait encore à table le midi, dans la robe de chambre qu'elle s'était fait confectionner parce qu'elle n'avait plus la force de s'habiller complètement. Après le repas, avec toutes les peines du monde, elle descendait le grand escalier raide et parcourait le long couloir conduisant à son bureau. Le soir tard, tant qu'elle le put, elle remontait encore elle-même l'escalier jusqu'à sa chambre à coucher, pas à pas; cela pouvait durer un bon quart d'heure. Bientôt elle n'en fut plus capable et on dut faire venir chaque jour deux hommes du service de l'hôpital pour la porter dans l'escalier et la mettre au lit. Je lui suggérai à différentes reprises avec insistance de rester en haut toute la journée : on pouvait lui mettre son bureau dans sa chambre à coucher. Réponse : "Tant qu'ils (elle voulait dire : la Mère de Dieu et les anges) m'attendent en bas, il sera sans doute convenable que je descende". - En juin, elle dut renoncer à descendre et resta alitée. Adrienne ne voulait à aucun prix aller à l'hôpital. Ce n'est que dans les deux dernières semaines qu'elle accepta qu'une vieille infirmière expérimentée vienne deux fois par jour à la maison.

 

Dieu remplissait tout son horizon. Trois jours avant sa mort, avant de sombrer dans la nuit, elle remercia de nouveau pour tout, fit la promesse de nous aider du haut du ciel, donna ses instructions pour notre œuvre terrestre. Elle était occupée de sa souffrance et de sa mort. Ce fut, comme il a été dit plus haut, une mort étrangère, épouvantable, mais qu'elle-même avait souhaitée et demandée. Le paysage spirituel intérieur semblait complètement assombri, bien qu'elle n'en parlât pas, et encore moins ne s'en plaignît. Pour combien de personnes a-t-elle assumé un purgatoire de substitution, je ne le sais pas; je posais le moins de questions possible.

 

Elle mourut seule; depuis deux jours, elle était sans connaissance. Le soir, à onze heures, je suis allé la voir une dernière fois et j’ai été me coucher. Le matin vers deux heures, je la trouvai morte. Elle mourut le jour de la fête de sainte Hildegarde, le 17 septembre, et elle fut enterrée le jour de ses soixante-cinq ans, le 20 septembre. Albert Schilling sculpta sur sa pierre tombale un symbole de la Trinité : le cœur de sa théologie ».

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Quelques notes pour terminer

 

1. Cette "Vie" est un peu longue ; on pourrait en faire une "Petite vie" ou quelque chose de semblable ; et pourtant il faudrait la prolonger: les documents disponibles n'ont pas été reproduits intégralement ; en outre, des contemporains et des contemporaines d'Adrienne ont dû mettre par écrit leurs souvenirs, surtout depuis 1950 environ ; ces notes ne sont pas encore publiées, elles pourraient nous donner des renseignements complémentaires.

 

2. Cette "Vie" est un peu longue : on pourrait l'exploiter telle qu'elle est ici présentée et multiplier les recherches sur un point ou sur un autre. Il y en a ici pour les enfants de l'école primaire et aussi de quoi faire réfléchir les philosophes et les théologiens les plus pointus.

 

3. Deux parties dans cette "Vie". Première partie : Les préparations (1902-1940) : c'est l'Ancien Testament. Adrienne cherche Dieu avec la rage du désespoir. Elle a l'impression qu'elle ne le connaît pas. Mais l'Esprit Saint sans doute est à l’œuvre, incognito. Deuxième partie : La mission (1940-1967) : c'est le Nouveau Testament. Dieu se révèle à Adrienne avec une rare intensité et lui confie une mission. Les premières années d'Adrienne après sa conversion, c'est comme si Adrienne avait reçu des "leçons particulières" du ciel pour l'initier à la plénitude de la foi chrétienne. C'est curieux la manière dont le ciel s'y prend. Ça part dans tous les sens, ça n'a rien d'un exposé didactique bien ordonné comme dans un catéchisme ou comme dans un traité de dogmatique. La Bible d'ailleurs, c'est le même style de désordre. "C'est avec la grande foule des saints qui lui apparaissent, seuls ou en groupes, dans des visions ou des transports, qu'Adrienne est introduite dans le monde de l'au-delà. Bien des lois du Royaume des cieux lui sont révélées par différents saints... en petites scènes symboliques, mais aussi sans paroles" (HUvB, Adrienne von Speyr et sa mission théologique, p. 26-27).

 

4. Tout le "Journal" du P. Balthasar n'est pas reproduit ici, mais un certain nombre de passages seulement qui donnent une certaine idée de la vie plus que remplie d'Adrienne von Speyr, surtout après sa conversion, une vie plus que remplie des choses du monde et des choses de Dieu. Mais le "Journal" n'est pas simplement la vie (une partie de la vie) d'Adrienne von Speyr, c'est tout un enseignement sur la foi chrétienne. La "Vie" d'Adrienne, c'est déjà toute une théologie capable de susciter la prière, de la nourrir.

 

5. Au terme de cette "Vie", se rappeler l'exergue : "La mission est plus importante que la vie. La mort ne signifie pas un achèvement, mais un prolongement, voire un commencement". Cette "Vie" n'est qu'une introduction à toute l’œuvre d'Adrienne : une soixantaine de volumes. "Les charismes ne sont pas distribués au hasard, ils sont donnés par Dieu conformément aux besoins et aux nécessités de son Église, dans chaque conjoncture historique... Une grande lumière rayonne... de cette œuvre" (HUvB, Adrienne von Speyr et sa mission théologique, p. 79) : une théologie vivante qui favorise la rencontre de l'homme avec Dieu, qui éclaire l'intelligence des choses de l'au-delà. Une théologie qui a de quoi nourrir la foi des croyants de tous les âges, la rendre plus crédible et lui ouvrir de nouvelles perspectives. Adrienne : une voix simplement dans le chœur, un chemin dans l'immense forêt.

 

6. Laisser parler Adrienne elle-même. La plupart du temps, il n'est pas nécessaire de la commenter, elle s'explique très bien elle-même. Tout commentaire est superflu en un certain sens, il risquerait de défigurer Adrienne, de l'aplatir, de la gauchir. "Laissez-la parler, elle est assez grande pour s’expliquer elle-même". Mais se rappeler quand même que le P. Balthasar lui-même avait parfois du mal à comprendre ce qu'elle disait. C'est pourquoi, de tous ces livres, il faudra un jour, et de multiples manières, dégager en termes simples la substantifique moelle : ce sera utile pour bien des gens, croyants ou non.

 

7. Le P. Balthasar et Adrienne ont une "mission à deux" (L'Institut Saint-Jean, p. 12) en vue d'une double tâche : 1. La publication d'une œuvre théologique et spirituelle qui compte une soixantaine de volumes. 2. La fondation d'un institut séculier (la Johannesgemeinschaft - littéralement : la Communauté Saint-Jean - qu'en France on appelle l'Institut Saint-Jean). L'institut séculier a été fondé d'abord, l’œuvre est venue après.

Patrick Catry

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Mise à jour 28/04/2022