Le temps
récollection du 17 mai 2010 à Saint-Omer
Le temps
Parler du temps, c’est entrer dans le temps de la parole (avec un petit « p »), qui se joue dans un déroulement, semblable à celui qu’emprunte la musique. L’espace du « voir », lui, se donne dans l’immédiateté, même si l’on accorde ensuite du temps, une durée, pour regarder ce que l’on a vu.
Le Christ était juif, d’un peuple dont on dit qu’il a toujours eu le sens du temps et donc de l’Histoire. Le sens de l’écoute. Ainsi la prière juive commence par ces mots : « shema Israël… Adonaï Elo henou, Adonaï Ehad » (Écoute Israël l’Eternel notre Dieu, l’Eternel est Un). Ce conseil est repris au début de la Règle instituée par Saint Benoît, vers 529 pour les moines dont il avait la charge et que l’on appellera les bénédictins : « Prête l’oreille de ton cœur, Il t’appelle ». C’est déjà la 3ème oreille (on peut dormir, paraît-il sur les deux autres, mais celle-ci est plus fine). On dit aussi que l’Ancien Testament est celui de l’écoute et le Nouveau Testament celui du voir. Tout le peuple juif écoute Dieu, les psaumes, les prophètes. Maire est une femme à l’écoute. Elle répond brièvement par son « oui », qui permet l’Incarnation du Fils de Dieu, lequel va alors prendre un visage et se donner à voir. Jésus aussi va écouter, pendant trente années, puis, un jour, dans la synagogue de Capharnaüm, il lit le rouleau, et le referme après avoir dit ces paroles renversantes : « Cette Parole, c’est aujourd’hui qu’elle s’accomplit ». Un nouveau temps se fait jour, on entre dans le temps présent. C’est le temps le plus important. Il est gros de tout le temps passé et contient en germe tout le temps à venir.
Vous avez travaillé toute une année sur le thème : « La retraite, un temps qui nous est donné » et vous avez remarqué combien, en français, nous avons la chance que le mot « présent » signifie aussi « cadeau ». Vous tous présents ici, vous êtes des cadeaux ! Je ne voudrais pas vous gâcher le cadeau en vous rabâchant des choses que vous avez travaillées longuement. Je vous propose de réfléchir à quelques modalités du temps :
2. Le temps qui court et le temps qui demeure
3. Le temps de la perte et le temps du pardon
1) Le temps lourd et le temps léger
À la naissance, parfois, certaines personnes prennent déjà contact avec le temps lourd : un gros handicap, physique ou mental ; une situation dramatique : plus de parents, la misère matérielle, un horizon bas : une hérédité de déshonneur ou de rejet. Avant de vivre il faut déjà survivre, passer le cap des soins, des limitations, des contraintes ; se construire malgré les carences affectives ou matérielles, tenir debout dans l’opprobre ou la haine. Le tableau des horreurs du monde est vaste : les malades à mourir, les gosses de la rue, les condamnés des couloirs de la mort, les désespérés de toutes sortes… Le temps est lourd, si lourd parfois qu’il ressemble à un trou noir. Un trou noir « avale » tout, même la lumière. Pourtant, autour de ces situations lourdes et de ces temps si pesants, il arrive, de temps à autres, une sorte de miracle. Dans « Le Petit Prince » de Saint Exupéry, l’aviateur tombé dans le désert est à bout de ressources. Il ne parvient pas à réparer son avion, il n’a presque plus d’eau… et voilà qu’un gamin venu de nulle part se met à pleurer à cause d’une rose restée sur une planète lointaine. L’aviateur laisse tomber son marteau, ses boulons, ses préoccupations afin de consoler le petit bout d’homme. Logiquement cela n’a pas de sens. Il vaudrait mieux réparer l’avion… et cependant tout cède devant un chagrin d’enfant.
Un écrivain d’origine tchèque, Milan Kundera, a écrit un livre intitulé : « L’insoutenable légèreté de l’être ». Il n’y est aucunement question de rose, d’étoile et d’aviateur mais peut-être peut-on y découvrir une légèreté, non pas regrettable, mais capable de renverser ce qui paraît le plus lourd. (Exemples : le prisonnier d’Alcatraz, Ste Thérèse de Lisieux et Pranzini, la suicidée de la Seine).
Si la lourdeur du temps écrase, il est nécessaire de se tourner vers Celui qui nous montre ses bras ouverts, qui ne se ferment sur personne. Reste que parfois la lourdeur est telle qu’aucune parole ne peut consoler. Il ne subsiste que ce que j’appellerai « la parole du silence », notion que l’on peut retrouver dans le très beau livre d’André Néher : « Du silence biblique au silence d’Auschwitz » (Seuil).
Vous avez lu l’an dernier dans notre journal, que les Psaumes couvraient tout le registre des émotions humaines. Le roi David, qui a écrit la plupart des Psaumes nous dit que Dieu écoute la prière du pauvre qui crie vers lui, du fond de son cœur lourd. Il a su aussi chanter le monde « léger », non au sens de sans importance mais de doux, discret, « sans rien qui pèse ou qui pose » comme dirait le poète.
Souvenez-vous de vos premiers regards d’amoureux, du sourire étonné d’un bébé, d’une goutte de rosée sur une fleur au jardin. La légèreté aussi nous environne : papillons, libellules, corolles dans la brise, aubes de printemps. Et puis n’oublions pas les légèretés du cœur et de l’esprit : la discrétion de certains, l’indulgence d’autres, l’humour subtil de quelques-uns de nos proches. Oui, oui quelques touches d’humour, parce que plusieurs paragraphes sur la légèreté… cela n’est plus léger du tout !
2) Le temps qui court et le temps qui demeure
Chausson nos espadrilles afin d’essayer de poursuivre le temps qui court ! Ah, le temps qui court… comme le furet, après qui ? après quoi ? Le temps des « stars ac… » et celui des « peoples », le temps des « affaires » et celui des « on dit » C dans l’air ! et puis ça n’y est plus. Cela a si peu de consistance que l’on peut zapper ailleurs. Circulez, il n’y a rien à voir. Les potins de Mme Machin, les propos grognons du voisin. O a beaucoup bavardé… et il n’est rien resté. Ce n’est pas grave, si l’on sait ce que l’on fait. Dans certaines civilisations lointaines, jadis qualifiées de « sauvages », il existe un mode de parole codifié, répertorié : « La parole à fonds perdu ». En Nouvelle Calédonie, on sait ce que l’on fait lorsque l’on parle pour ne rien dire. On le décide, on peut dire n’importe quoi, cela ne pore pas à conséquence. C’est super n’est-ce pas ?
Certains disent que cela évite de s’allonger sur un divan pour, excusez l’expression, « un pet de travers ». Dans ces contrées, il n’y a pas si longtemps, on mesurait le temps au moyen de formules plus engageantes que : « Le train de dix-neuf heures quarante-deux ». On disait, par exemple : « Le soleil est au ras des tiges d’herbes ». Certes c’est moins précis que les horaires des marées dans « La Voix du Nord », édition de Boulogne-sur-Mer, mais c’est tout de même joli (et comme dirait notre petit Prince : c’est véritablement utile puisque c’est joli…).
Voilà qui nous ramène à la légèreté de tout à l’heure. L’Esprit doit être léger. On le représente par une colombe, pas par un rhinocéros. La légèreté de l’essentiel. Vous savez, lorsque l’on a le droit de n’emporter qu’une seule chose, sur une île déserte. Il ne faut pas se tromper de temps, bourrer ses poches, ses valises, ses malles de nostalgies perpétuelles, tout juste bonnes à remiser aux « encombrants ». Il faut prendre un petit cadran, lui imprimer un peu d’élan, et partir nez au vent, fidèles aux hasards, curieux de surprises, ravis des casse-routines. Pas facile au début. Le désencombrement est un sevrage parfois dur dur mais qui vaut le détour.
Le temps qui court ressemble au lièvre des fables de La Fontaine. Il s’agit beaucoup mais n’avance pas tellement. C’est un temps qui n’a pas de mesure. Il est décousu, presque déglingué. Il est sans repères et rien n’a valeur sûre. On pourrait lui appliquer la formule : Autant en emporte le vent… pas celui de l’Esprit mais le vent coulis qui joue à cache-cache entre les immeubles.
À l’opposé de ce temps « savonnette » qui vous glisse entre des doigts se situe le temps « carré » , sans fantaisie, le temps des métronomes, celui que quelques penseurs de l’Antiquité considéraient comme une horreur « incarnée » si j’ose dire : le temps de l’éternel retour. (Plus près de nous, le philosophe Nietzsche en avait de sueurs froides rien qu’à y penser). Avec ce temps : rien de nouveau sous le soleil, et une scansion inéluctable des millénaires, des jours, des heures, voire des secondes… Chronos dévorant ses enfants (allez regarder le tableau de Francisco Goya qui porte ce titre… Et puis essayez de ne pas faire de cauchemars !).
Heureusement, à l’opposé du temps qui court et de celui de l’éternel retour, nous avons le temps qui demeure, le temps qualifié, tel celui du cycle liturgique, avec ses fêtes qui rythment l’année : Noël, Pâques, l’Ascension, la Pentecôte, la Trinité, l’Assomption, et les « temps forts » de l’Avent et du Carême. Un temps qualifié. Certains peuvent penser que ce retour annuel d’un même schéma du temps, c’est de l’éternel retour… On revient sans cesse dans les mêmes « ornières ». Oui, si l’on reste en deux dimensions : ici et maintenant. Pour sortir de l’ornière… il faut passer en trois D. Je vais prononcer un gros mot, faut faire jouer l’eschatologie. (Discours sur la fin des temps)L
(Démonstration à l’aide de la spirale).
Le temps qualifié, donc, est à la fois le temps de la mémoire, le temps présent et le temps à venir. Cela ne vous chatouille-t-il pas un peu l’oreille ?… Mais c’est bien sûr, à la messe, après la Consécration, il y a l’anamnèse (qui signifie : remontée du souvenir) : « Tu étais mort, Tu es vivant et nous attendons que Tu viennes ! » Voilà le temps en trois D. On peut, avec le temps, faire de l’éternel. (C’était le titre de la récollection du doyenné Berck Montreuil par Monseigneur Noyer). Ce temps Qui demeure, nous le souhaitons tous. Beaucoup se souviennent peut-être du poème de Lamartine : le lac, avec la phrase : « Ô temps, suspends ton vol ». Ce n’est pas un temps figé, c’est un temps vivant. Pas plus que nous ne pouvons « mettre la main » sur Dieu nous ne pouvons « mettre la main » sur le vent, le vent de l’Esprit, le vent de Pentecôte. Nous ne savons ni d’où il vient ni où il va… Il faut le suivre, sans l’emprisonner. Il nous donne accès à un temps que l’on ne peut mesurer, comme l’Amour, lequel est « à la mesure sans mesure… » nous dit une « prière du Temps présent » dans l’ouvrage que lisent chaque jour les religieux, religieuses et quelques chrétiens laïcs concernés.
Des hommes ont parfois cherché, pris qu’ils étaient dans des situations sans issue, à savoir si Dieu, à qui rien n’est impossible, pouvait faire que ce qui a été n’ait pas été. Il faut alors délivrer Dieu de la nécessité, le reconnaître libre d’une liberté qui renverse les catégories de notre logique. C’est la question que s’est posée le philosophe russe Léon Chestov, un risse de la stature de Dostoïevski. Il n’y a pas répondu. D’autres préfèrent dire que l’on ne peut parler dans les catégories qui sont celles du divin. Ils préfèrent s’en tenir à la merveilleuse phrase du psaume 131 :
« Yahvé, je n’ai pas le cœur fier ni le regard hautain
Je n’ai pas pris un chemin de grandeurs ni de prodiges qui me dépassent.
Non, je tiens mon âme en paix et en silence ;
Comme un petit enfant contre sa mère,
Comme un petit enfant, telle est mon âme en moi. »
3) Le temps de la perte et le temps du pardon
Il est temps d’aborder la 3ème et dernière partie de notre réflexion, celle qui porte sur le temps de la perte et le temps du pardon.
Le temps de la perte, le temps perdu, celui que nous avons perdu ou celui que l’on nous a fait perdre. Il est lié à la culpabilité ou au regret. Culpabilité quand nous avons laissé filer des moments qui auraient dû être pleins : pleins d’amour, pleins de travail, pleins de joie. Par lâcheté, paresse ou indifférence, le temps est resté vide, temps de vacance, au sens propre, temps de vacuité. Non point que le temps doive à tout prix être rempli, au sens économique de rentable (time is money), mais parce que le temps qui nous est donné ne l’est pas pour être gaspillé. Les vraies vacances où l’on se ressource, où l’on se refait, où l’on prend le temps d’aimer, ne sont pas du temps perdu. En revanche, nous regrettons parfois de ne pas avoir « saisi le moment favorable », expression que nous trouvons pendant le temps du Carême : « C’est aujourd’hui le moment favorable ». Quand nous sentons que nous dérivons dans le temps perdu, sans doute est-il temps de « remettre les pendules à l’heure ».
C’est plus difficile quand le temps nous a été « volé ». Je pense à ces personnes qui sont parfois restées indûment en prison ; à ces enfants qui, dès l’âge de cinq ans travaillent dans les mines d’étain d’Amérique latine ou dans les ateliers de fabrication de tapis en Iran ou en Inde. Années que personne ne leur rendra. « Se peut-il que ce qui a été n’ait pas été ? » Vous comprenez maintenant la question « folle » de Léon Chestov…
Peut-être en abordant le temps du pardon amorcerons-nous une réponse. Quand le temps du regret voir du remords, devient le temps réconcilié. Par don, Dieu nous propose, non d’effacer, ni d’oublier, mais de surmonter, de passer au-delà, d’ouvrir la porte d’un passé clos sur lui-même et ses échecs, vers un avenir neuf. J’ai connu, toute petite, l’expérience du phénomène des marées. Comme aujourd’hui, je vivais à deux rues de la plage, une plage de sable. Avec mes frères et sœurs, nous allions voir la grève, immense, couverte des milliers de pas, châteaux de sable, inscriptions marquées sur cette sorte d’immense ardoise magique ; et après la marée, tout était redevenu vierge. Cela nous laissait pensifs. C’était une « leçon de chose d’espérance ». L’eau du baptême, l’eau de la grâce, rende notre « plage » propre. Nous avons à être pardonnés, nous avons aussi à pardonner. Quelquefois se pardonner soi-même est une grande entreprise. Heureusement, Dieu est plus grand que notre cœur… Pardonner, c’est offrir à l’autre une ouverture, ne pas l’enfermer dans ses échecs, ses erreurs, ses fautes, ses insuffisances. C’est parfois très difficile. C’est toujours une expérience libératrice. Rappelons-nous le « pardonne-nous comme nous pardonnons ». Ce « comme » ne signifie pas « à la mesure dont nous pardonnons » mais : souviens-toi que, tout méchants que nous soyons, nous pardonnons quand même, nous aussi.
C’est Emile Hennart qui m’a fait découvrir cela, il y a peu, dans son enseignement sur Saint Luc. Lorsque nous sommes submergés par nos fautes, nous pouvons nous souvenir de la phrase de Ste Thérèse de Lisieux : « Même si j’avais commis tous les crimes du monde, ce serait comme une goutte d’eau jetée dans le brasier ardent de ta miséricorde, ô mon Dieu ». Nous avons aussi entendu, dans les textes de la messe, ces temps-ci : « Maintenant, je vous appelle mes amis ». Le temps du pardon nous environne.
Conclusion
Des amis, des frères que le temps présent rassemble, dans l’espérance d’un éternel présent vivant, c’est aussi cela vivre en chrétiens, des chrétiens ouverts à tous les hommes que rejoint l’Esprit, répandu sur toute chair.
Nous saurons traverser ensemble les temps lourds et les temps légers, ne pas nous laisser piéger par le temps qui court et adhérer au temps qui demeure, surmonter le temps de la perte et accueillir le temps du pardon.
Alors nous pourrons remercier, pour tout le temps qui nous est donné.
Edwige