Homélie ordination presbytérale
par Mgr Jaeger
Ordination presbytérale de Christophe Delattre, Jean-Claude Facon, David Godefroit.
Lectures: Ezékiel 17, 22-24; 2ème Corinthiens 5, 6-10; Marc 4, 26-34
Bien malin qui trouvera dans les quatre Evangiles une définition du règne de Dieu. Le chercheur le plus perspicace restera toujours sur sa faim. L’amateur de formules claires, nettes et définitives en sera pour ses frais.
Dans la prédication de Jésus de Nazareth, il est fréquemment question du règne de Dieu, mais Lui-même le présente par des images et des paraboles. Celles-ci jettent un rayon de lumière sur une réalité que finalement l’intelligence et la curiosité humaine ne peuvent saisir et enfermer dans les limites d’un beau discours.
Tout se passe comme si règne de Dieu était intiment lié à Jésus qui en parle. Ce règne ne peut alors se révéler et se dévoiler qu’aux yeux et surtout au cœur d’hommes et de femmes qui acceptent de se laisser entrainer par le Christ Lui-même et initier à son propre mystère.
Les mots ne suffisent pas, il faut prendre le chemin et vivre avec Jésus et par Jésus. Il est finalement inutile de demander au Fils de Dieu de nous dire en quoi consiste le Règne de Dieu. Nous ne pouvons que le prier humblement de nous introduire dans ce règne et de nous le faire partager.
Tant pis si nous sommes condamnés à renoncer à maitriser ce règne, à décider de qui est bon pour lui, de ce que nous devons faire en sa faveur. Nous sommes modelés et construits par ce règne, nous n’avons nulle prise sur lui, même si le Christ nous fait la grâce d’en être les serviteurs.
Ainsi avertis, nous acceptons de nous laisser surprendre. Sous notre angle de vue, le règne de Dieu est forcément gigantesque. Nous devons mobiliser les énergies humaines et spirituelles pour qu’il grandisse et rassemble la multitude pour laquelle Jésus lui-même est venu verser son sang.
Pleins de zèle, nous voulons pour ce règne tout et tout de suite. Or Ezéchiel parle d’un « jeune rameau », à la cime d’un « grand cèdre », sur « une montagne très élevée. » A cette altitude, qui donc peut le repérer ? Pour approcher ce règne, Jésus évoque le grain, une graine de moutarde. C’est dire que, du point de vue de la taille, il n’équivaut à quasiment rien !
Pourtant sans que le semeur y puisse quoi que ce soit, même durant son sommeil, la « semence germe, grandit » jusqu’à la moisson. La graine de moutarde devient une plante haute et hospitalière.
Rien n’aurait été possible sans les semailles. Rien ne serait davantage possible si l’homme n’acceptait pas que, de nuit et de jour, sans qu’il sache comment, la graine porte son fruit, l’arbre grandit.
Christophe, David et Jean-Claude, au moment où vous allez être ordonnés prêtres, ces pages de la Sainte Ecriture que nous venons d’entendre et que nous méditons sont de nature, à la fois, à vous donner de l’assurance et à vous inquiéter.
Sur le tableau de bord de l’Eglise, beaucoup de signaux sont rouges. Il n’est pas nécessaire de reprendre, ici et maintenant, la litanie des réalités préoccupantes auxquels ils renvoient. Beaucoup dans cette assemblée et hors d’elle-même seront tentés de vous souhaiter bon courage pour affronter dans le monde, dans la société, dans l’Eglise des situations bien différentes de celles que nos devanciers connaissaient ou imaginaient. Où se cache donc le cèdre magnifique ? Qu’est devenue la moisson ? A quoi sert la quête fébrile de la plante potagère qui surpasse toutes les autres.
Christophe, David, Jean-Claude et nous avec vous, ne rêvons pas que nous les avons déjà et définitivement trouvés, qu’ils nous appartiennent et que, par une sorte d’écologie spirituelle, il nous faut les sauvegarder tels que nous les percevons et les voulons, au prix peut-être de vigoureux combats.
Notre mission n’est pas là, elle se trouve du côté de la graine, des semailles. Acceptons même qu’aux yeux de nos contemporains et des cultures qui les façonnent, notre mission puisse être jugée insignifiante, minuscule et dérisoire. Nous n’avons pas à craindre d’être membre d’une Eglise qui est passée quantitativement du beaucoup au moins, peut-être même au peu. Voilà pour l’assurance.
Mais voici qu’avec nos trois futurs prêtres, nous sommes saisis par un soudain vertige, une sorte d’inquiétude. Qui sommes-nous donc si nous ne sommes plus le peuple du résultat chiffré, si notre Eglise ne peut pas n’enorgueillir de ses effectifs, constituer un groupe qui a et fait toujours et partout autorité ?
Cette question est, elle aussi, trop étroite. Elle nous replie sur nous-mêmes quand seul le Christ peut bouleverser nos vies et nous faire épouser les perspectives de Dieu. Saint Paul ne dit pas autre chose lorsqu’il écrit aux Corinthiens : « Nous sommes en exil loin du Seigneur tant que nous habitons dans ce corps ; en effet, nous cheminons dans la foi, nous cheminons sans voir. » Il fait écho à Jésus dont Saint Marc relate qu’il « annonçait la Parole, dans la mesure où ils étaient capables de la comprendre. » Comment ne pas être inquiet face à de telles paroles dans un monde de la réussite, de l’efficacité, de l’instantané, de la rentabilité ?
Christophe, David, Jean-Claude, vous êtes ordonnés prêtres pour que nos frères humains voient, comprennent, accueillent le règne de Dieu et en vivent. Consacrés par l’Esprit-Saint, vous rendrez personnellement le Christ présent et agissant, Jésus annonçant aujourd’hui la Parole, Jésus livrant son Corps et Sang pour la vie du monde.
Votre ministère permettra avec celui de votre évêque, de tous vos frères prêtres, des diacres, avec les religieux et religieuses, les consacrés et tant de fidèles laïcs, à toute l’Eglise, particulièrement celle qui est dans notre diocèse, d’être selon l’enseignement du concile Vatican II « le signe et le moyen de l’union intime avec Dieu et de l’unité de tout le genre humain. »
Au moment où je m’apprête à vous imposer les mains et à appeler sur vous la venue de l’Esprit Saint, je ne veux pas dessiner pour vous un profil de carrière. Je ne suis pas davantage en mesure de vous décrire à long terme les manières concrètes dont notre Eglise s’inscrira dans notre société et sera fidèle à sa mission. Pas plus que quiconque, je ne peux pronostiquer le nombre de confrères avec lesquels vous ferez route dans vingt ans, la quantité et l’âge moyen des équipes de fidèles laïcs qui collaboreront avec vous.
Pourtant, avec vous, je ne suis pas à cours de certitudes, mais elles ne viennent ni de vous, ni de moi. Elles ont leur source en Dieu, Père Fils et Esprit. Nos organisations, nos structures, nos habitudes, notre gestion auxquels nous tenons comme à la prunelle de nos yeux peuvent être chahutés et disparaître. Qu’importe ! Avec l’apôtre Paul, nous n’avons qu’une ambition : « habiter chez le Seigneur, plaire au Seigneur. »
Il est la Parole que nous semons, le bon grain que nous avons la grâce de pouvoir jeter en terre. Si l’ordination vous configure au Christ, c’est parce lui seul nous fait entrer dans son mystère, le dévoile, à nos yeux. Il l’offre généreusement en partage à qui l’accueille librement ou le cherche encore confusément dans son existence quotidienne et celle de ses frères.
Christophe, David, Jean-Claude, vous serez ministres du Christ qui annonce la Parole, qui aide à comprendre et qui explique. Vous ne le ferez pas parce que vous êtes plus savants, plus doués, plus astucieux ou plus pédagogues que d’autres. Vous ne revendiquerez aucune supériorité. Vous remplirez cette mission parce que, par l’ordination, le Christ l’accomplit en vous et par vous. Vous n’y serez aptes qu’en vous laissant pétrir par la passion du Christ, la croix du Christ, la mort du Christ et la résurrection du Christ.
Ce passage de la mort à la vie dans le Christ fera de vous des hommes de la nouveauté. Çà tombe bien, notre Eglise diocésaine se réfère au nouveau souffle de Vatican II, à la nouvelle évangélisation, à une nouvelle orientation catéchétique, à des nouveaux modules, à de nouveaux mouvements, à de nouveaux groupes de formation, à de nouveaux modes de vie, à de nouvelles formes de partage fraternel. La nouveauté jaillit de partout !
La nouveauté dont nous devons nous réjouir ne constitue pas un phénomène de mode ou d’engouement. L’Eglise n’organise pas des soldes pour liquider des pans de son histoire lointaine ou récente qui atteindraient la date de péremption. Elle ne répond pas à la logique marchande qui fidéliserait sa clientèle ou flatterait les goûts d’adeptes potentiels en rafraichissant sa devanture.
La nouveauté se reçoit dans un authentique enracinement dans le Christ, un retour permanent vers lui, une découverte émerveillée avec lui du grand cèdre, des longues branches, de la moisson dont nous semons la graine. L’Esprit de Dieu les développe où Il veut et quand Il veut, là même où nous ne les attendrions pas. La même nouveauté manifeste pourquoi Dieu, à notre grand étonnement, renverse l’arbre élevé et relève l’arbre renversé, fait sécher l’arbre vert et reverdir l’arbre sec.
Malgré les crises de vieillissement périodiquement annoncées au cours des siècles, notre Eglise n’a jamais cessé de vivre cette nouveauté et d’en vivre. Christophe, David, Jean-Claude, l’Eglise vous reçoit de son Seigneur. Faites-lui découvrir et donnez-lui par la Parole de Dieu, les sacrements et la charité cette nouveauté dont le règne chez les hommes a le visage de l’amour infini du Christ mort et ressuscité. Vous recevrez en retour le bonheur.
+ Jean-Paul Jaeger