La croix du chrétien et la Toussaint

Dossier d'Eglise d'Arras n°17-2009

 Du premier au dernier jour de sa vie, le chrétien est marqué du signe de la croix. A quelques jours de la Toussaint, il vaut la peine de méditer sur le signe sous lequel les baptisés engagent leur vie.

 

Lillers (62) Christ en croix  
Lillers (62)
Lillers (62)
En raison de sa forme géométrique, la croix est entrée dans l’histoire des religions bien avant le christianisme. Elle est tout à la fois ornement et symbole. La croix a une dimension cosmique, écrivait Platon. Justin, au IIème siècle insiste sur la portée universelle de la croix du Christ.

 

Portail de sainte Sabine Portail de sainte Sabine   Pourtant, aux premiers siècles de l’Eglise on ne représentait pas la croix, car elle était objet de répugnance. Ainsi le portail de l’église sainte Sabine à Rome, vers 430, représente le Christ et les deux crucifiés avec lui. Le mouvement des bras cloués représente la position de l’orante. Les croix du supplice ne sont pas représentées.

 

Pour se reconnaitre entre eux, les premiers chrétiens utilisaient différents symboles : le poisson, dont le nom grec, ICTHUS, reproduit les lettres initiales de “Jésus, Christ, de Dieu le Fils, sauveur. Il y avait aussi le berger portant la brebis, signe du bon Pasteur. On connait encore les graffiti des catacombes : philo-lumen c’est-à-dire “j’aime la lumière”, expression dont on a fait un nom propre : Philomène. On y trouve aussi, la représentation de la croix sous la forme d’une ancre de bateau, allusion à la barque dans laquelle se trouvent les disciples du Christ.

 

Du refus de la croix à l’hyper représentation

 

sculpture du 13ème siècle, cathédrale de Saint-Omer Le grand Dieu de Thérouanne  
sculpture du 13ème siècle, cathédrale de Saint-Omer
sculpture du 13ème siècle, cathédrale de Saint-Omer
  Lorsque le supplice de la crucifixion sera banni de l’empire romain, à la fin du IIIème siècle, la représentation de la croix devient mentalement possible. Lorsque Constantin au début du IVème siècle, en fait l’emblème des légions romaines, la croix devient signe de victoire ; elle est alors dépouillée de ce qu’elle pouvait avoir d’horrible. La recherche et l’invention (découverte) de la vraie croix (attribuée à sainte Hélène) entrainent un Le Grand Dieu de Thérouanne Le Grand Dieu de Thérouanne  développement du culte de la Croix.

 

Il serait utile de faire l’étude de l’iconographie orthodoxe, avec les croix immenses en bronze, couvertes de pierres précieuses, ou les représentations du Christ en majesté sur les croix en Orient, pour découvrir que le sens de la résurrection, victoire sur le Mal et la mort, avait fort imprégné la spiritualité. En Occident cependant, le culte de la croix, la célébration du vendredi saint et l’adoration de la croix, la dévotion pour la Passion, puis, le poids des souffrances et misères des 14è et 15è siècles aidant (guerres, famines et épidémies), c’est le Christ douloureux qui est représenté (par ex. le Christ d’Issenheim).

 

chapelle de St Jerome a Bethleem Christ d'inspiration janseniste,  
chapelle de St Jerome a Bethleem
chapelle de St Jerome a Bethleem

 

La période janséniste a amplifié la représentation d’un Christ effondré sur sa croix, victime sacrificielle pour expier nos péchés… Il faudra attendre le réveil religieux au milieu du XXème siècle, les travaux du théologien Durweil, pour rappeler aux chrétiens que le Christ est aussi ressuscité, que mort et résurrection sont inséparables. C’est alors qu’on a ajouté une quinzième station au traditionnel chemin de croix, la station de la résurrection. La remise en valeur du triduum pascal a fait redécouvrir l’importance de l’eucharistie le Jeudi-Saint et de la veillée pascale, dans la nuit de Pâques.


La plaquette “Aller au cœur de la foi”,  proposée par les évêques de France, invitait les communautés à parcourir ce chemin vers la résurrection. L’exposition des visages du Christ dans l’art en Pas-de-Calais nous donne illustration et méditation du Christ mort et ressuscité.

 

Suivre Jésus et porter sa croix.


La première évocation de la croix dans les évangiles apparait en Marc 8, 34 pour exprimer le “suivre Jésus” « Si quelqu'un veut venir à ma suite, qu'il se renie lui-même, qu'il se charge de sa croix, et qu'il me suive… le discours de Jésus se termine en 10,45 avec l’affirmation : “ si quelqu'un veut être le premier parmi vous, qu'il soit l'esclave de tous, car le Fils de l'homme n'est pas venu pour être servi, mais pour servir et donner sa vie en rançon pour une multitude. On trouvera d’autres expressions en Matthieu comme “ Qui ne prend pas sa croix et ne suit pas derrière moi n'est pas digne de moi” (10,38).

 

Cet appel s’adresse à tous, et associe suivre, servir et porter sa croix. Ces expressions sont souvent été entendues comme invitation à se sacrifier, à renoncer à soi-même. L’apôtre Paul formule de manière plus positive le suivre Jésus, qui devient pour lui identification au Christ lorsqu’il écrit : “ je suis crucifié avec le Christ ; et ce n'est plus moi qui vis, mais le Christ qui vit en moi. Ma vie présente dans la chair, je la vis dans la foi au Fils de Dieu qui m'a aimé et s'est livré pour moi.” Nous comprenons mieux le décalage de cette image de la croix avec les images de la culture moderne où le paraître peut devenir un but en soi, et l’exaltation du moi et la recherche des biens se faire au détriment de l’autre, au risque de l’écraser.


C’est ici qu’il faut mesurer le risque encouru à suivre Jésus. Il n’a pas voulu renier l’amour qui le liait au Père, ni renier l’amour qu’il a manifesté aux frères, et surtout aux frères les plus pauvres, il l’a payé de sa vie. Ainsi le Chrétien risque lui aussi de payer très cher son souci du frère, sa solidarité avec les plus pauvres, qui est tout autre chose que donner un peu d’argent.


L’Eglise ne se trompait pas, lorsqu’aux premiers siècles elle célébrait la Toussaint dans la suite du dimanche de Pâques : tous ceux qui ont suivi le Christ dans leur vie, jusque dans la mort, participent à sa résurrection. Aujourd’hui, la Toussaint placée loin de Pâques dans le calendrier, ne renvoie pas naturellement à la résurrection. C’est pourtant ce que nous affirmons ce jour : à la fin de notre existence terrestre, la vie n'est pas détruite : elle est transformée en Christ. Chaque personne est appelée à ressusciter un jour avec le Christ.

 

La rédemption et sacrifice de louange
 

 

Saint-Omer, bas-relief. Le donateur est représenté agenouillé. Jean-Baptiste lui met la main sur l'épaule Calvaire aux instruments  
Saint-Omer, bas-relief. Le donateur est représenté agenouillé. Jean-Baptiste lui met la main sur l'épaule
Saint-Omer, bas-relief. Le donateur est représenté agenouillé. Jean-Baptiste lui met la main sur l'épaule
  L’insistance de l’Occident chrétien à méditer la croix et les souffrances du Christ a pu entrainer une déformation dans la compréhension du sacrifice, en termes de souffrance et de croix douloureuse.

 

Jésus ne parle guère de sacrifice, il laisse même un scribe lui dire que “l’amour de Dieu et du prochain vaut mieux que tous les holocaustes et les sacrifices” (Marc 12,33). Ce que nous appelons sacrifice, pour le Christ, c’est marcher à sa suite, c’est-à-dire vivre pour Dieu et pour les frères.

 

La croix est révélation de l’amour de Dieu pour nous. Elle n’est pas une volonté de souffrir, elle est libération : comme l’exprime Luc au début de l’Evangile : Dieu a visité son peuple et accompli sa libération (1,68). Pour les lecteurs en maisons d’Evangile, il ne sera pas difficile de découvrir que le père prodigue ne demande rien à son fils revenu à la maison, sinon de fêter son retour (Luc 15, 11-32). D’autres courants théologiques ont choisi d’insister sur le prix à payer et la souffrance nécessaire pour obtenir le pardon... Avons-nous bien lu les Ecritures ? Sans doute avons-nous toujours à purifier notre langage et nos interprétations, pour qu’ils correspondent mieux à l’amour de Dieu manifesté dans l’Evangile.

 

Lorsqu’au quatrième siècle Saint Augustin évoque le sacrifice, il ne mentionne même pas l’élément souffrance, elle vient tout au plus en second lieu : “Le vrai sacrifice, c’est tout ce que nous faisons de bien pour Dieu et pour notre prochain pendant toute notre vie, afin de vivre dans une communion qui nous rende heureux. Le vrai sacrifice, c’est ce qui nous rend heureux. (Contre les hérésies, IV). En ce sens Michèle Clavier parlait de la dimension éthique de la vie chrétienne, inhérente de la participation à l’eucharistie. Dans ce même esprit, le concile Vatican II invite tout les baptisés à offrir leur vie en sacrifice de louange : “Le peuple saint de Dieu participe aussi de la fonction prophétique du Christ ; il répand son vivant témoignage avant tout par une vie de foi et de charité, il offre à Dieu un sacrifice de louange…” Lumen Gentium § 12.

 

Le Christ, sur la croix et dans sa résurrection appelle chacun, devenu disciple, à se convertir, à convertir sa vie en devenant amour pour Dieu et pour le frère. Jésus a manifesté la miséricorde du Père envers les pécheurs, en s’asseyant à leur table, en s’invitant chez Zachée, en se laissant toucher chez Simon par la femme pécheresse, en guérissant les malades. Sa première parole qui ouvre l’évangile de Marc c’est “Convertissez-vous et croyez en la Bonne Nouvelle : le Royaume de Dieu s’est approché de vous !” (Marc 1,15). Chacun est invité à répondre à l’amour de Dieu p ar son propre amour. Cette compréhension de la rédemption ne nie pas le péché, mais elle prend au sérieux la parole de saint Paul : là où le péché s'est multiplié, la grâce a surabondé. (Romains 5,20).

 

L’amour donne sens à l’existence


A ceux qui doutent que la vie ait un sens ou qui croient que le Mal l’emporte dans la société actuelle, il n’est pas d’autre défi à présenter, que de donner son propre témoignage sur la manière dont il donne sens à sa vie. Cela ne nie pas qu’il y ait des obstacles et des scandales dans la vie de chacun, cela invite à relever à chaque fois un challenge où l’on devient serviteur du frère et de Dieu

 

C’est la première lettre de Jean qu’il faudrait maintenant relire : “Celui qui aime son frère demeure dans la lumière” (1,10). “Nous savons, nous, que nous sommes passés de la mort à la vie, parce que nous aimons nos frères. Celui qui n'aime pas demeure dans la mort”. (3,14), ou encore : “Si nous nous aimons les uns les autres, Dieu demeure en nous, en nous son amour est accompli. A ceci nous connaissons que nous demeurons en lui et lui en nous : il nous a donné de son Esprit”. (4,12-13).

toussaint04 toussaint04  

 

A l’occasion de la fête de Toussaint nous affirmons qu’ils sont en Dieu, entrés dans sa lumière, ceux qui ont cherché à mettre en œuvre l’amour qui leur a été donné. Les talents qu’ils ont reçus, ils les ont fait fructifier, qu’ils entrent dans la joie de leur Père. Heureux ceux qui ont faim et soif de justice… heureux les miséricordieux ; heureux les artisans de paix : ils seront appelés fils de Dieu.


Abbé Emile Hennart

 

Notes 

Ce document a bénéficié du travail réalisé par Bernard Sesbouë dans “Croire, invitation à la foi catholique pour les femmes et les hommes du xxIe siècle” , p. 289-301. Droguet et Ardant, 1999.


Les photos sont extraites de l’exposition « Le Christ dans l’art sacré du Pas-de-Calais » et de la plaquette qui l’accompagne. Aux pages 35 et suivantes, la plaquette rend compte succinctement des évolutions dans les représentations du Christ, marquées par le dolorisme. Ces représentations témoignent d'une autre compréhensions de la rédemption et du salut. Au XVIIe siècle, certaines représentations héritées du jansénisme présentent le Christ effondré, les bras à la verticale. Nous sommes loin du Christ victorieux ou de l'orante priant le Père.


Plaquette « Le Christ dans l’art sacré du Pas-de-Calais», 8 €. En vente à la cathédrale et à la maison diocésaine d’Arras.