Le sacrifice chrétien et Vatican II
Pour une meilleure compréhension de la Croix et de Pâques
La fracture avec la Fraternité sacerdotale Saint-Pie-X est-elle en train de se résorber? Formellement peut-être, nullement sur le fond ! Un antagonisme théologique crucial persiste, jamais ouvertement explicité. Ce non-dit porte sur la nature même du salut, de la rédemption, à savoir sur le mode des relations Dieu-homme. L'épicentre de toutes les dissensions invoquées (liturgie, sacerdoce commun, collégialité, œcuménisme...) n'est autre que le sacrifice du Christ. Le salut en Jésus-Christ passe-t-il, oui ou non, par un sacrifice de réparation, d'expiation, de satisfaction ou, pour utiliser un mot savant, par un sacrifice propitiatoire?
Les lefebvristes ont notamment en ligne de mire un livre paru en 1968 et réédité plusieurs fois jusqu'en 2010 (1). Son auteur, le futur Benoît XVI, y développe une compréhension du sacrifice du Christ, et donc de Dieu, aux antipodes de la posture sacrificielle et du combat dogmatique intégriste (2).
Joseph Ratzinger rappelle d'abord la conception chrétienne courante de la rédemption, qui repose sur ce que l'on appelle la théorie de la satisfaction, élaborée par Anselme de Cantorbéry. Pour Anselme, le péché de l'homme était dirigé contre Dieu, et comme Dieu est infini, l'offense qui lui a été faite a un poids infini. Et comme l'humanité est incapable de fournir une réparation infinie, c'est Dieu lui-même qui efface l'injustice dans le sacrifice du Fils qui fournit la satisfaction exigée.
Sans rejeter toutes les intuitions d'Anselme, Joseph Ratzinger ne peut que constater qu'il nous est de plus en plus difficile d'admettre une théorie aussi cruelle qui situe la croix à l'intérieur d'un mécanisme de droit lésé et rétabli. Des textes de dévotion semblent même suggérer, écrit-il, que le Dieu de la foi chrétienne réclamerait un sacrifice humain, celui de son propre Fils.
Vitrail Maison diocésaine d'Arras
« Autant cette image est répandue, autant elle est fausse », affirme-t-il. La croix n'est pas l'œuvre de réconciliation que l'humanité offrirait à un Dieu courroucé, mais l'expression de l'amour insensé de Dieu qui, en l'Homme, se livre jusqu'au bout.
Le sacrifice chrétien ne consiste pas à donner à Dieu une chose qu'il ne posséderait pas sans nous, mais à nous rendre totalement réceptifs et à nous laisser saisir totalement par Lui. « Laisser Dieu agir en nous, voila le sacrifice chrétien», écrit Ratzinger. Pour lui l'essence du culte chrétien ne consiste pas dans l'offrande de choses, ni dans une destruction quelconque, comme « il est répété sans cesse dans les théories du sacrifice de la Messe, depuis le XVIème siècle».
Ce qui compte dans la croix, écrit encore le théologien, ce n'est pas une accumulation de souffrances physiques, comme si la valeur rédemptrice de la croix consistait dans la plus grande somme possible de tourments. Puis il s'interroge: « Comment Dieu pourrait-il prendre plaisir aux tourments de sa créature, voire de son Fils et les considérer même comme la valeur à fournir pour acheter la réconciliation ? » Pour lui, la Bible et la foi chrétienne authentique sont loin de telles idées. S'il en était autrement, poursuit-il, « ce sont les bourreaux qui auraient été à la croix les véritables prêtres, ce sont eux qui, en provoquant la souffrance, auraient offert le sacrifice ».
N'est-ce pas une idée indigne de se représenter un Dieu exigeant l'immolation de son Fils pour apaiser sa colère ? À cette question, le futur pape répond « De fait, Dieu ne saurait être conçu de cette manière, une telle notion de Dieu n'a rien à voir avec l'idée de Dieu du Nouveau Testament». Par cette affirmation, il remet à l'heure les pendules du sacrifice chrétien, il réajuste l'empathie naturelle, indéfectible et inconditionnelle de Dieu envers l'homme. Mais par cette mise au point, il suscite aussi la condamnation par les intégristes du fameux esprit du Concile, de sa christologie de rééquilibrage entre l'homme et Dieu.
Depuis Vatican II, nous passons imperceptiblement de l'angoisse du Dies irae à l'Hymne à la joie, d'une pratique religieuse disciplinaire, en attente inquiète du jour de la colère divine, à une pratique de la foi en Christ qui accomplit la christicité (sainteté) de l'humain et, de ce fait, le libère du péché. Quand on se sacrifie, ce n'est plus pour être sauve, ou pour sauver des âmes, mais parce que l'on réalise la gratuité du salut, « les Noces dans le Christ », de l'humain et du divin. L'esprit christique de ce Concile exceptionnel n'arrêtera pas de sitôt son œuvre pastorale de conversion.
La lecture du chapitre 10 de Jean (Je suis la porte, je suis le berger) propose une lecture de la passion du Christ où prédomine la liberté et le choix libre de celuhi$ qui donne sa vie pour ses brebis. Il n'est nullement question d'un sacrifice d'expiation mais bien d'un don gratuit en fidélité à la mission reçue du Père. Une lecture restrictive de l'expression "il faut" a pu laisser croire que c'est la volonté de Dieu que le Christ souffre et meure. Il serait utile de relire le chapitre de Sesbouë, dans "Croire".
(1) Joseph Ratzinger, La Foi chrétienne, hier et aujourd'hui, Cerf.
(2) Voir par exemple Lettre à nos frères prêtres, no 45, mars 2010; Mgr Tissier de Mallerais, L'Étrange Théologie de Benoit XVI, Ed. Le sel de la terre, 2010.
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