La prière du Maître

 

Il l’a laissé finir sa prière ! C’est seulement « lorsqu’il eut terminé » que le disciple a interrogé son Maître. Il a respecté sa prière. Il n’a pas perturbé le dialogue qui, visiblement, s’instaurait entre le Maître et son Dieu. Le disciple a attendu patiemment. Et il a observé son Maître. Quelque chose d’indéfinissable se dégageait de Jésus. Une sorte de tension paisible. Tantôt immobile, tantôt le corps en balancement pour chanter les psaumes… Le regard fermé, ou plutôt les yeux, et le cœur ouvert. Le corps étrangement lumineux. Jésus est totalement présent. Et il est totalement au-delà de l’instant.

 

Les mains du Maître sont ouvertes. Les grandes mains calleuses du charpentier tiennent encore l’outil. Elles portent la Grâce. Elles accueillent et elles donnent. Jésus est disponible. Jésus est beau. Ses yeux sont fermés. Un léger sourire se dessine dans le creux de ses joues abîmées par la violence des paroles déjà prononcées. Non pas une violence qui détruit, mais une puissante voix qui transforme celle ou celui qui la reçoit. Les mots de Jésus percutent l’âme. Nul ne peut être indifférent. Les mots de Jésus provoquent, imposent un choix : le prendre pour Maître ou le condamner. Le disciple qui l’observe sait cela. Il a choisi de le suivre. Et il découvre ici la source de cette force.

 

Jésus respire doucement. On a l’impression qu’il aspire le vent. Son corps se gonfle comme si tout le cosmos entrait en lui. Il tremble. Il pleure. Il sue. Puis le corps s’apaise à nouveau. Il n’a pas cherché l’émotion. L’émotion est venue le traverser. Le temps et l’espace sont venus en lui. L’espace d’un instant, il a renouvelé la création. L’espace d’un souffle il a tout accueilli et pardonné.

 

Le disciple le regarde, le disciple le contemple. Jésus est assis maintenant. Les mains se joignent. Elles supplient. Elles implorent. Elles crient. Les doigts compressés hurlent. Les mains parlent. Elles racontent l’amour qui se donne. Et soudain, les mains se relâchent. Elles s’ouvrent à nouveau. Le Maître ne bouge plus. On le croirait endormi et pourtant tout son être est en veille. Il écoute. Qu’écoute-il ? Il écoute l’eau des ruisseaux, les échos de la montagne. Il écoute les hommes, les travailleurs de la terre. Il écoute, réentend la femme veuve, le fils malade, la famille meurtrie. Il n’a perdu aucune parole, aucun regard, aucune confiance. Le disciple voit dans les mains de son Maître toutes celles et ceux qu’il a rencontrés. On dirait qu’il les offre, qu’il les présente. Comment fait-il pour qu’ils soient si perceptibles ? Comment fait Jésus pour porter visiblement dans le creux de son cœur autant de gens ?

 

Jésus prie. Il ne parle pas de Lui. Il parle des autres. Il parle des autres à un Autre, Tout-Autre. Le disciple regarde et voit les lèvres de son Maître. Elles murmurent quelques phrases. Les mots sont imperceptibles, mais on comprend que ce sont des mots d’amour. Des mots beaux. Des louanges. Le Maître est humble. On voudrait connaître le secret d’une telle humilité. Tout est gratuit.

 

La prière est longue. Pourtant le temps ne l’est pas. Le disciple observe depuis longtemps mais il ne s’en rend pas compte. Il est pris dans le mouvement de la contemplation. Le disciple regarde son Maître prier, et, le regardant, il devient lui-même un priant. C’est le mystère du Maître : Il entraîne dans son sillage, dans son élan, dans sa vérité. Il attire. Mais ce n’est pas à lui qu’il attire ; le Maître emmène le disciple ailleurs. Le Maître guide son élève vers la Source. Il le fait en silence. Simplement parce que son attitude est juste, vraie. La vérité est elle-même le chemin. Jésus incarne le chemin.

 

Le disciple regarde. Il est comme aveuglé par l’intense rayonnement d’un cœur devenu incandescent. Le Maître porte le feu. Le cœur du Maître est un foyer brûlant. On voudrait s’en approcher pour se réchauffer, mais la flamme inspire la crainte. Non pas la peur mais la crainte. On croirait le buisson ardent. « Un jour quelque part, Jésus était en prière ». Un jour, quelque part, la terre est devenue sainte. Un jour, quelque part, Jésus a sanctifié tous les jours et tous les lieux. Un jour le cœur de Jésus se consumait. Le disciple est témoin. Il voit son Maître transfiguré. Tout le corps est lumière.

 

Jésus prie. Souvent, pour prier, il se met à l’écart. Il s’isole. Il est discret. « Quand tu pries, dit-il, rentre dans ta chambre et ferme la porte. Ton père voit dans le secret… » Jésus ne cherche pas à être vu. Et voilà que la puissance de sa prière dépasse toutes les sécurités, tous les espaces. On ne peut pas ne pas le voir. Il éblouit. L’intimité provoque la radiation. L’humilité provoque la force.

 

Le disciple le regarde. Il attend. Doucement le visage de Jésus reprend les couleurs d’origine. Le feu, pour autant, n’est pas éteint. Le Maître silencieux rayonne. Le disciple observe.

 

Et le disciple entre plus avant dans le silence. Un long silence….........

 

 

;;;;;;;…Plus tard, beaucoup plus tard, -mais qu’est ce que « plus tard » lorsque le temps a été transformé ?- plus tard le disciple demande : « Maître, apprends-nous à prier ». Plus tard, beaucoup plus tard, nous sommes le disciple et nous le regardons. Nous le contemplons afin de l’imiter.

 

Et voici qu’une émotion, un souffle, une force, nous traverse…

Abbé Xavier