Arrière Satan
Homélie du Dimanche 31 août 2014 22ème ordinaire année A
Jubilé 60 ans vie religieuse de Sœur Marie-Claire
« Arrière Satan ! »
Peut-il y avoir une plus grande douleur ? Pierre est avec lui depuis plusieurs mois. Il est son ami. Il veut le protéger, éviter qu’il soit arrêté et tué… Et Jésus lui répond de façon cinglante : « Passe derrière moi Satan. » Aujourd’hui, on dirait : « Fiche le camp, je ne veux plus te voir. Tu es mauvais. Tu ne m’apportes rien de bon. » Certains parmi nous ont déjà vécu cette situation avec un parent proche, un ami, un amour. Un jour, d’un seul coup, une parole est tombée comme un couperet. « Arrière. Adieu ! » Comme elle est dure, cette parole de Jésus. L’instant d’avant, il venait de gratifier son ami : « Tu es Pierre et sur cette pierre je bâtirai mon Eglise… ». Et là, juste à cause d’une remarque qui se voulait bienveillante, Pierre reçoit la pire injure de la part de son ami : « Satan ! »
Il arrive quelquefois que, pour blaguer, on appelle un ami « Satan ». Mais c’est par plaisanterie. Le ton est rieur. Ce n’est pas méchant. Pas ici… Pauvre Pierre ! Comme il doit être atteint par la violence du propos de Jésus. Et puis, il y a ce regard terrifiant quand il s’est mis en colère pour le lui dire. Pauvre Pierre, hanté par cet épisode. Blessé par ce revirement incompréhensible. Et Jésus semble en rajouter : « Celui qui veut me suivre doit porter sa croix. » N’est-ce pas justement ce qu’il fait en cet instant ? Pierre ne porte-t-il pas sa croix ? La pire des croix ? Je vous le demande à nouveau : Peut-il y avoir une plus grande douleur que celle d’être jugé par son ami ? Mis en retrait ? « Passe derrière moi Satan. »
L’homme est meurtri, blessé au cœur. A l’âme. Il devrait s’en aller. Pourtant, il reste. Il continue de suivre son maître. Pierre a le cœur lourd, déchiré, mais il choisit de faire encore confiance à son ami. C’est ici que tout se joue pour lui. C’est ici qu’il éprouve le véritable amour. Jusqu’alors, il suivait Jésus parce qu’il avait ressenti combien Jésus l’aimait. On pourrait penser qu’il le suivait par intérêt. Pour recevoir de l’amour, de la considération. Jésus était miséricordieux pour lui, et pour les autres compagnons. Suivre Jésus n’était pas difficile puisqu’il recevait tellement d’affection. C’était beau. C’était bon. La vie était rude, mais le cœur recevait tant. Bref, il y avait quelque chose de l’ordre du bonheur. C’était super, quoi ! « Jésus m’aime, moi Pierre, pourtant, il sait à quel point je suis pécheur… Et pas que de poissons ! ».
Et là, soudain, tout bascule… Il s’agit de suivre Jésus en l’aimant. Non pour être aimé. Mais pour l’aimer Lui. Sans aucune raison, sans aucun intérêt. Aimer Jésus gratuitement. Aimer Jésus même lorsqu’il ne semble pas aimable, même lorsqu’il est provoquant, même lorsqu’il est blessant. C’est déroutant. L’aimer parce que c’est Lui. L’aimer même s’il semble dire que, moi Pierre, je suis mauvais, ridicule, que je suis au service du Diable. L’aimer même s’il se trompe, même si je pense qu’il fait erreur sur moi. L’aimer envers et contre tout. Non plus l’aimer pour recevoir quelques récompenses de Lui, mais l’aimer pour me donner à Lui.
Pierre bascule dans le véritable amour. Dans l’amour feu. L’amour oblatif. Pendant plusieurs mois, il était un peu comme ces fiancés qui s’offrent quelques fleurs. C’est joli. C’est doux. C’est beau. Et ils se mirent dans les yeux de l’aimé(e). Justement, ils se mirent. Ils s’admirent eux-mêmes. Comme c’est bon d’exister ! Mais souvent, ils n’aiment qu’eux-mêmes. Ils n’aiment que la belle image qu’ils montrent et qui les rassure. Ils séduisent. Ils se regardent, mais ils ne se regardent pas l’un l’autre. Ils se regardent eux-mêmes. Et Ils accueillent ce que l’autre veut bien donner pour être mieux aimé… Et puis un jour, parfois très vite, parfois après de très longs mois, ils ouvrent les yeux sur la profondeur de leur amour. Est-il gratuit ? Est-ce réellement toi que j’aime ? Ou bien est-ce moi à travers toi ? Qui est-ce que je recherche en disant t’aimer ? Bien souvent, ce n’est que lorsque l’autre a déçu, par une remarque, par une attitude, que l’on mesure l’attachement. Va-t-on l’aimer encore en sachant qu’elle, qu’il, est capable d’une telle bassesse ? L’amour de l’autre, pour l’autre, se mesure à l’accueil qu’on continue de lui réserver malgré ses faiblesses. La confiance qu’on lui renouvèle alors qu’il nous a blessé(e). Aimer l’autre dans la totalité de sa personne, sans le ou la rêver. Aimer l’autre pour l’autre. L’aimer pour lui-même. L’amour est réel lorsqu’il est vécu dans la dépossession. On ne peut avoir de prise sur l’autre. La liberté de l’aimé(e) reste entière.
Il faut beaucoup d’amour, de confiance entre des amis ou des conjoints pour oser être soi face à l’autre. Il faut un peu de temps, mais surtout de la complicité pour oser vivre sans masque, révéler un peu mieux les différents aspects de sa personnalité, et notamment les travers. Pourquoi les ados - et pas qu’eux d’ailleurs -, sont si aimables entre eux et parfois si pénibles à la maison ? Peut-être parce qu’entre eux, ils sont obligés de monter leur meilleur côté de peur d’être exclus du groupe. Tandis qu’à la maison, ils se savent aimés pour ce qu’ils sont en vérité. (Cela, évidemment, ne leur donne pas tous les droits !). C’est l’amour et la confiance qui permettent aux personnes d’oser se révéler en vérité. Sans peur. Il en est de même pour Jésus face à Pierre. La parole vexante de Jésus, pourrait casser la relation avec le disciple. Il n’en est rien, Pierre comprend qu’elle la consolide. Le propos l’avait blessé, mais à bien y regarder, il était aussi, et surtout, la preuve d’une plus grande confiance. Pierre vient de faire l’expérience d’un amour plus intense, plus sincère, plus libre. L’amour est blessure. L’amour vrai fait aimer l’aimé(e) et non plus l’aimant.
Ma chère sœur Marie-Claire. Il faudrait entendre votre témoignage à ce sujet. Vous avez grandi dans ce quartier. Vous avez reçu la première communion dans cette église. Vous avez beaucoup de souvenirs, et surtout beaucoup d’amis à Lens. Un jour, il y a 60 ans, vous avez choisi de donner votre vie à Jésus. En durant ces longues années, vous avez découvert le visage de votre fiancé. Quelques fois, il a dû vous agacer. Vous ne l’avez sans doute pas toujours compris. Malgré tout, vous avez continué de le suivre en confiance. Votre obéissance en est une preuve. Votre jolie humilité aussi. Comme Pierre, et comme chacun de nous, vous avez parfois été tentée de prendre un chemin plus facile, celui des hommes. Le chemin illusoire sur lequel il n’y aurait pas à affronter les difficultés. Ce serait tellement mieux si… Mais vous avez choisi la foi chrétienne, la foi au Dieu incarné. Non pas le dieu des rêves et des suppositions, mais le Dieu du réel. Non pas une idole que l’on prie pour que se réalisent nos plus profondes aspirations, non pas la divinité de l’Ego, le fétiche de nos amours narcissiques, mais le Dieu Trinitaire, le Dieu relation. Le Dieu offert, ouvert, donné, crucifié. Le Dieu qui aime. Qui vous aime. Qui nous aime tels que nous sommes. Qui nous aime personnellement. Chère petite sœur Marie-Claire, nous vous disons merci, car l’amour que vous portez à chacun est un joli témoignage de cet amour de Dieu pour nous.
Vous aimeriez que d’autres reprennent le flambeau. Que des jeunes suivent le chemin de Saint François. Non pas pour grossir les rangs de la congrégation. Mais parce qu’il y a un chemin d’amour intense à vivre. Un chemin de vérité. Un chemin de pauvreté. Un chemin de croix qui ne se vit pas dans la volonté de souffrir, mais dans le désir de la sainteté. A la suite de Pierre, et de toutes celles et ceux qui ont dit un jour à Jésus : « A qui irions-nous Seigneur ? Tu as les paroles de la vie éternelle » (Jn 6, 68), vous nous invitez à jubiler. « Car le Fils de l'homme va venir avec ses anges dans la gloire de son Père ; alors il rendra à chacun selon sa conduite. » (Mt 16, 27)
Par la croix du Christ, Satan est vaincu. Il ne peut que rester en arrière. Par l’amour du Christ tout homme est sauvé. Blessé par cet amour, il ne peut qu’en porter la lumière !