Nombril

Homélie du dimanche 27 octobre par l'abbé Xavier

 

30ème dimanche C

Nombril.

Qui regarde-t-il ? A qui parle-t-il vraiment ? « Mon Dieu, je te rends grâce parce que je ne suis pas comme les autres hommes : voleurs, injustes, adultères, ou encore comme ce publicain. Je jeûne deux fois par semaine et je verse le dixième de tout ce que je gagne. » Parle-t-il à Yahvé, le Dieu tout-autre dont on ne peut même pas prononcer le nom sacré, ou parle-t-il à Nombril, la divinité que nous sommes nombreux à contempler ?

 

C’est vrai, cet homme fait de bonnes choses. Il prie, il jeûne, il fait l’aumône. Parfait ! Bravo ! Il a de quoi être fier de lui. « Nombril, je t’adore. Regarde comme je suis bon ! » Et pour se persuader qu’il est vraiment magnifique de générosité, il compte les actes, les prouesses, les efforts de sainteté : « Je jeûne deux fois par semaine et je verse le dixième de tout ce que je gagne ! » Vraiment bravo ! De fait si tout le monde faisait comme lui aujourd’hui, notre paroisse aurait moins de souci financier !

 

Le problème n’est pas qu’il soit généreux. Au contraire. Le problème c’est la manière dont il donne. Il tient les comptes. C’est précis, rien ne déborde. Tout est cadré. Sa vie est bien réglée. « Le lundi je fais ma prière à 8h30 ; le mardi aussi ; le mercredi, je ne peux pas parce que j’emmène les enfants au caté ; le jeudi je fais les courses pour mon voisin ; le vendredi je mange du poisson et en plus j’évite le saumon parce que c’est celui que je préfère (sinon ce ne serait pas un vrai sacrifice !) ; le samedi je téléphone à Mme MARCELLINAUX pour prendre de ses nouvelles ; et le dimanche je vais à la messe. J’arrive toujours un quart d’heure en avance comme ça c’est calme. Après, il y a les autres qui n’arrêtent pas de parler au lieu de prier ! » 

 

Zut, je suis encore tombé dans le piège de la caricature. Pardon. Vous l’aurez compris, ce genre d’humour ne sert qu’à mettre en lumière les excès, les erreurs, les déviances. Surtout à comprendre que le bien ne se comptabilise pas. Pourtant, c’est vrai, comme c’est tentant de faire son autocritique, son autoévaluation. Et bien souvent, les faisant, de s’estimer quelque peu supérieur. Et même, avec un subtil orgueil, avec beaucoup de  raffinement, de nous estimer plus humbles que d’autres ! « Moi, dis-je à mon maître, le dieu Nombril, je ne dis à personne tout le bien que je fais quotidiennement, parce que moi je suis humble. Moi, maître Nombril, je sais que tu me vois et que tu es fier de moi ! »

 

C’est difficile d’être libre, libre de soi. Comment ne pas être encombré par la fierté qu’inspire Nombril, la vanité qui vient de soi ? Ce n’est pas simple de vivre le service et la prière dans une totale gratuité. « Lorsque tu fais l’aumône, que ta main gauche ignore ce que fait ta main droite, afin que ton aumône reste dans le secret ; et ton Père, qui voit dans le secret, te le rendra(Mt 6,3). Ignorer le bien que l’on est en train de faire. Mettre de la distance avec soi-même. Cela semble impossible de laisser toute la place à Dieu, au Père. A moins de sans cesse réellement prier le Père ? Prier, jeûner, agir en charité non pour se faire voir, ou pour se montrer à soi-même, mais pour Dieu… Et pour le plaisir de se savoir serviteur quelconque ! Attention, même là Nombril nous guette et nous susurre : « Bravo tu es devenu un serviteur inutile ! » On n’en sortira donc jamais ! Si, en priant davantage, en contemplant la croix, le moment du vide… Et en croyant être réellement être devenu inutile. Oups… Qu’ai-je dit ? Inutile. Quelle aberration. On a besoin de se sentir utile. Utile aux autres, utile au monde. C’est nécessaire pour se sentir vivant. Car si le monde n’a pas besoin de nous, autant mourir !

 

Beaucoup d’hommes et de femmes peinent parce qu’ils ne sont pas reconnus. Ils ressentent un immense vide. Ils pensent que s’ils disparaissaient, ils ne manqueraient à personne. C’est une immense douleur que de ressentir cette inutilité. Peut-être est-ce la plus grande pauvreté. C’est la misère dans laquelle était tombé le fils dont Jésus parle dans une autre parabole. Il avait quitté son Père et été parti pour un pays lointain. Le voilà seul et miséreux. La parabole dit : « Il aurait bien voulu se remplir le ventre des gousses que mangeaient les porcs, mais personne ne lui en donnait. » (Lc 15,17). C’est après ce constat que l’homme va se rappeler de celui pour qui il existait. Il va se souvenir de son Père : « Je vais aller vers mon père… » (Lc 15, 18). Les pauvres comme celui-ci, ceux qui pensent n’exister pour personne nous rappellent que nous comptons pour Dieu. Mais ils nous rappellent aussi notre opulence, notre effronterie. Nombril fait miroiter nos excellences mais il se garde de nous rappeler nos dépendances. Qui parmi nous accepte de dépendre de Dieu ou de qui que ce soit ?

 

Nous sommes riches de nous-mêmes et nous nous croyons spirituels lorsque nous dissertons sur la pauvreté. Mais nous sommes pleins de nos savoirs, de nos orgueils souvent camouflés sous les meilleures intentions. Savons-nous seulement ce qu’est l’abandon ? Nous tenons encore les cordons de la bourse et les rênes des doctrines théologiques. Nous exaltons la pauvreté, mais en fait, nous ne lâchons rien. Ou si peu. « Heureux les pauvres de cœur, le Royaume des cieux est à eux. » (Mt 5, 3) Oui heureux ceux qui ont compris, souvent malgré eux, qu’il ne sert à rien de paraître, de faire semblant, de se jouer la comédie. Heureux celles et ceux qui éprouvent un manque en eux et non pas de la suffisance. Heureux ceux qui savent qu’ils ont besoin d’être sauvés. Ceux qui ne sont pas sûrs d’eux, qui manquent de confiance. Malheureux les imbus, les orgueilleux, les « nombrilistes » ! Oui malheureux les dévots du dieu Nombril. Ceux-là, et nous en sommes souvent, se payent parfois le luxe de jouer au pauvre…

 

Ayant entendu qu’il fallait être pauvres, il nous arrive de nous appauvrir, de donner… Le geste est sincèrement généreux. Mais quand même, on garde des réserves. L’Evangile nous parle d’une pauvre veuve qui avait mis dans le tronc du Temple « Tout ce qu’elle avait pour vivre. » (Lc 21, 4). Elle avait mis sa misère. Elle avait jeté toute sa personne en Dieu. Tout son veuvage. Toute son inutilité. Et cette femme devient un exemple. Le Christ fait son éloge. Tout comme il affirme que seul le publicain de la parabole lue aujourd’hui est justifié, et non pas le pharisien. Car le publicain est humble. Car le publicain ne se regarde pas pour évaluer ses B.A, ses points d’effort, mais il baisse les yeux devant Dieu et le supplie de pardonner ses insuffisances.

 

Mes amis, la vraie question n’est pas de savoir combien de bonnes actions nous réalisons. Elles sont sans doute nombreuses… La question fondamentale est : Quel est le Dieu que nous voulons honorer ? Est-ce notre ego, est-ce Nombril ? Ou bien est-ce le Dieu révélé en Jésus-Christ, le Dieu de la gratuité ? Celui qui depuis les origines ne cesse pas de donner non pour être reconnu, mais pour le plaisir de donner. Celui qui nous sait si heureux lorsque nous aimons comme il aime, sans rien attendre en retour. Jésus, le Christ, Celui qui n’est jamais centré sur lui-même mais qui, toujours, est tourné vers son Père, Celui qui montre la gratuité absolue du don lorsqu’il verse son sang, lorsqu’il meurt pour que nous vivions. Le Dieu nu, crucifié, abandonné. Excessivement pauvre. La croix est « le moment du vide ». C’est le moment où Dieu vide l’homme de toutes ses vanités. « Qui s'élève sera abaissé ; qui s'abaisse sera élevé ». Contemplons la croix…

 

« Quand le publicain rentra chez lui, c'est lui, je vous le déclare, qui était devenu juste, et non pas l'autre.» Honorons non pas nos nombreux nombrils, mais Jésus. C’est lui le vrai Dieu, le seul pauvre inutile, et donc le seul nom qui brille et qui seul peut nous justifier !

 

Article publié par Chantal Erouart - • Publié • 2243 visites