1429 ou 1431?
Homélie - Lens, église Saint Léger, le 28 août 2016 - 22ème dimanche du temps ordinaire – Année C
Lens, église Saint Léger, le 28 août 2016
22ème dimanche du temps ordinaire – Année C
1429 ou 1431 ?
Je revenais de chez le boucher hier matin, sur la place, lorsque deux hommes, SDF, m’ont interpelé. Le plus âgé me demande : « Monsieur l’curé, vous savez nous dire la date de la mort de Jeanne d’Arc ? ». Entre nous, au retour d’un temps de vacances, la tête encore dans les montagnes, et les mains pleines de provisions pour le midi, c’est assez difficile de répondre… Heureusement l’autre homme a ajouté : « C’est le 30 mai 1429 ou 1431 ? » Tiens, juste pour voir, qu’auriez-vous répondu ? En fait, comme moi, vous n’auriez pas eu à vous prononcer puisque déjà une autre question m’était posée : « C’est vrai que c’est Dieu qui lui parlait ? Qu’elle entendait des voix ?». Là je me sens plus à l’aise pour répondre, et surtout je commence à quitter les massifs alpins ! Mais déjà arrive une nouvelle question, ou plutôt une remarque que l’un fait à l’autre, sans tenir compte de ma présence : « On dirait que Dieu choisit toujours des gens humbles. Regarde, Jeanne d’Arc était une jeune bergère, et elle a été choisie pour libérer Orléans. Bernadette à Lourdes, c’était la plus pauvre du village. A chaque fois Dieu s’adresse à des petites gens. Les derniers… » J’écoutais la conversation. Et soudain je me suis dit que je tenais l’introduction de l’homélie de ce dimanche. Avant de poursuivre, je tiens à vous signaler que j’ai feuilleté le livre qu’un paroissien m’a gentiment offert il y a quelque temps, intitulé « Jeanne d’Arc pour les nuls. » Vous le saviez sans doute, mais j’ai vérifié pour moi, elle est morte le 30 mai 1431.
« A chaque fois Dieu s’adresse à des petites gens. Les derniers… ». Mes interlocuteurs d’hier ont tout compris de la pédagogie de Dieu. Il choisit les humbles pour leur confier une mission que, sans la grâce de Dieu, ils ne pourraient réaliser. Et pourquoi ceux-là ? Justement parce que leur pauvreté montre que c’est la puissance de Dieu qui agit en eux, par eux. Dieu choisit celles et ceux qui ont l’habitude de s’installer en bout de table. La place où l’on bouge tout le temps. La place du service. Ceux-là sont rarement mis en valeur. Voilà que Dieu les appelle et leur demande d’agir en son Nom. Et ils acceptent. Non pas pour prendre une revanche et bénéficier d’une quelconque gloriole : en général, ils et elles ont peur. Ils et elles ne se sentent pas dignes, pas capables. Si ces personnes acceptent de se mettre en route, c’est parce que l’Esprit de Dieu les a envahies. Elles sont sous l’influence de l’Esprit. C’est plus fort qu’elles. Elles le savent : Dieu est tout. Dieu fait tout. Ces personnes se savent faibles et manquent de confiance en elles, mais leur confiance en Dieu est absolue. Elles s’effacent devant sa volonté. Pour le montrer, le révéler, lui, le Maître. Le seul qu’il est bon d’honorer. Dieu seul s’adore.
En revenant de vacances, je suis passé par Orléans. Ce n’était pas pour Jeanne d’Arc ! Je voulais rendre visite à notre amie Claire entrée au Carmel il y a 18 mois. Elle vous transmet son bonjour, ses amitiés et sa prière. Il me semble que son choix vocationnel éclaire assez bien l’évangile de ce matin. Avec les sœurs de sa communauté, Claire choisit l’enfouissement. Le silence. Au regard de la société, le mode de vie des carmélites s’apparente à une dernière place. Il est sûr qu’elles ne cherchent pas les honneurs du monde. Leur vie est pour Dieu.
En poursuivant le chemin, je me suis arrêté à Chartres. Je voulais faire ce détour pour revoir les vitraux de la cathédrale. C’est splendide. Je suis resté longtemps en contemplation devant le vitrail de la Vierge. Le bleu de son manteau est magique. Divin. L’artiste a réussi un tour de force. Plus on regarde la Vierge, plus elle s’efface, et seul l’enfant qu’elle porte reste visible. C’est magnifique. Bien sûr c’est un effet d’optique. Mais il dit le génie de l’artiste qui a souhaité montrer l’humilité de la Vierge. Elle apparaît, puis se retire. Comme à Cana. Elle laisse la place d’honneur à son fils divin. Elle cède la place à celui qui a toujours pris, non pas la première, mais la dernière place. Ce faisant, elle la partage avec lui.
Depuis la crèche, Marie est aux côtés de Jésus et partage sa condition de serviteur. Parce que la dernière place dont on parle ici, ce n’est pas simplement celle d’un banquet. On peut imaginer que ce jour-là, lorsque Jésus a été invité chez le pharisien, il s’est installé dans un petit coin de la salle, mettant ainsi en pratique son discours. Cette dernière place dit l’humilité des gens, mais elle est encore en vue d’être honoré. « Va te mettre à la dernière place. Alors, quand viendra celui qui t’a invité, il te dira : “Mon ami, avance plus haut”, et ce sera pour toi un honneur aux yeux de tous ceux qui seront à la table avec toi. » Depuis la crèche, et en chaque instant de sa vie, la dernière place que Jésus prend réellement est celle sur la croix.
La mort de Jésus met en lumière l’ensemble de sa vie. Il meurt crucifié, torturé, tel le plus grand des parias. Au milieu de deux autres brigands. Jésus est considéré comme plus abominable que Barabbas le criminel, puisque lui fut libéré. Jésus rejeté, trahi, enchaîné, humilié, fouetté. Tué. Durant sa vie publique il a été rejeté. La vérité qu’il ose dire lui vaut d’être exclu de la synagogue de Nazareth où il a grandi (Lc 4, 28). Il se fait inviter chez des publicains comme Zachée le voleur (Lc 19, 5). Il se laisse toucher par une femme que l’on considère comme pècheresse (Lc 7, 38). Il s’abaisse au niveau de la femme jetée sur le sol parce qu’elle a été surprise en flagrant délit d’adultère (Jn 8, 6). Il se salit de la même poussière. Il s’approche des lépreux, ces fantômes que tout le monde rejette. (Mc 1,40). Il rencontre un possédé retiré dans un cimetière infâme (Lc 8, 27). L’Evangile ne cesse pas de raconter comment Jésus se fait proche des exclus, des derniers. Il se fait l’un d’entre eux. Et au moment de sa mort, il est le dernier des derniers.
Mais cette dernière place vécue tout au long de sa vie, celle de la crèche, et plus encore celle de la croix, n’est pas vécue en vue de sa propre gloire. Ce n’est pas pour que quelqu’un lui dise : « Mon ami, avance plus haut ». Son constant abaissement jusqu’à la croix est le moyen que l’Esprit Saint lui inspire continuellement pour montrer la gloire de son Père. En tout instant, Jésus se fait pauvre pour dire la grandeur du Père. Lui seul est à glorifier. Avec Marie, Jésus vit l’humilité extrême pour dévoiler la gloire de Dieu. « Lui qui était de condition divine n’a pas considéré comme une proie à saisir d’être l’égal de Dieu. Mais il s’est dépouillé, prenant la condition de serviteur, devenant semblable aux hommes et par son aspect, il était reconnu comme un homme. Il s’est abaissé, devenant obéissant jusqu’à la mort, à la mort sur une croix… » (Ph 2, 6-8). Et parce qu’il fait parfaitement la volonté du Père, « Dieu l’a souverainement élevé et lui a conféré le Nom qui est au-dessus de tout nom… Afin que toute langue confesse que Jésus Christ est le Seigneur à la gloire de Dieu le Père. » (Ph 2, 9-11). Le Christ ne reçoit pas la gloire vaniteuse des hommes, mais l’amour éternel du Père. Il est assis à la droite du Père. Et Marie, la Vierge couronnée, est, elle aussi, assise au banquet de l’éternelle alliance.
Lorsque Jésus demande aux pharisiens de son temps de prendre la dernière place, il les invite à le suivre dans cette démarche d’humilité : se faire proche de celles et ceux dont plus personne ne veut. Et bien sûr, cette invitation est à entendre pour nous aujourd’hui. Plutôt que de juger celle ou celui qui semble être un grand pécheur, un paumé, ou une femme de mauvaise vie, Jésus nous demande d’en être l’ami, le compagnon, le frère. Tant pis pour le qu’en-dira-t-on ! L’important est que le pauvre soit aimé. Qu’il ait quelqu’un derrière lui pour l’empêcher d’abandonner la route. Qu’il ne se sente plus le dernier, le plus nul, le plus incapable. Cette proximité est exigeante, éprouvante. Mais le Christ promet son Esprit à celles et ceux qui acceptent l’aventure de la fraternité. Et avec l’Esprit Saint tout est possible. Evidemment, il n’est pas nécessaire de devenir carmélite pour occuper cette dernière place. Beaucoup de saints, à en croire la petite voix de mes « pauvres » interlocuteurs d’hier, ont su trouver le moyen de servir Dieu et le monde de multiples façons… Deux jeunes filles, d’humble condition, nous l’ont joliment révélé : Bernadette il y a plus d’un siècle à Lourdes, et Jeanne, autrement vivante, depuis 1431.
Abbé Xavier