Comme je vous ai aimés
Eglise Saint-Wulgan - Funérailles de Claude Giraud
Comme je vous ai aimés...
Pourquoi s’attache-t-on à quelqu’un ? Pourquoi a-t-on mal quand la personne nous quitte ? Pourquoi les larmes jaillissent-elles quand vient le souvenir des éclats de rire, des regards complices ? Comment se fait-il que l’on entende encore le son de la voix, le ton malicieux, malgré l’absence ? L’amie disparue aurait-elle enfin percé le secret d’un Petit Prince : « On ne voit bien qu’avec le cœur, l’essentiel est invisible pour les yeux. » ? Nous permettrait-elle de l’éprouver ? Nous ferait-elle comprendre que tout est amour ? Que l’amour se vit au-delà du domaine sensible ? Que l’amour sublime le temps puisqu’il ne peut concevoir une fin ? Les émotions ressenties seraient-elles le signe d’une plus grande présence ?
Il y a quelques mois, alors que nous fêtions ses 90 ans, Claude nous racontait les grands moments de sa vie. Nous nous souvenons de sa magnifique présentation et de tous les détails. Quelle mémoire ! Quelle intelligence ! Nous étions touchés par toutes les anecdotes, par ses mille et un engagements dans la société et dans l’Eglise, et aussi par l’humour de la narratrice. Mais je crois que Claude avait surtout une idée : profiter de son anniversaire pour rassembler tous ses amis et leur parler de Jésus. Un tantinet espiègle, elle désirait passer un message, en nous faisant connaître celui qu’elle avait rencontré dès son plus jeune âge. Jésus découvert en famille, célébré en Eglise, partagé avec les proches, notamment avec sa grande complice Janine. De même, et cette fois c’est elle-même qui le dit, elle a souhaité que ses funérailles soient l’occasion d’un temps de catéchèse. Elle voulait que, durant cette célébration, nous ne parlions que de Jésus, son compagnon de route. Jésus-Christ, Fils de Dieu, l’incarnation de l’Amour.
Alors, je vais respecter les dernières volontés de Claude, je vais vous parler de l’amour que le Christ offre à chacun. Et que chacun est libre d’accueillir ou non. Puissions-nous l’accueillir !
Le message de Jésus est universellement connu : « Aimez-vous les uns les autres comme je vous ai aimés. » Commençons par regarder comment il aime. Il a guéri les malades, il s’est fait proche des plus humbles, il n’a pas accepté que quelqu’un reste isolé, il a pris parti pour la justice... De fait, la vie de cet homme est remarquable. « Aimer comme Jésus » implique donc de se rendre présent à toutes les personnes en situation de solitude ou de souffrance. Comprenons bien, la fraternité n’appartient pas qu’aux chrétiens. D’autres personnes vivant d’autres convictions sont tout aussi solidaires, et quelques fois bien davantage ! Mais ceux qui ont découvert l’amour du Christ ne peuvent pas vivre en égoïstes. Aimer autrui, et en particulier les personnes les plus abîmées, est la première conséquence de la foi en l’Evangile. Dans la première lettre de Saint-Jean, on peut lire : « Si quelqu’un dit : ‘J’aime Dieu’, alors qu’il a de la haine contre son frère, c’est un menteur. En effet, celui qui n’aime pas son frère, qu’il voit, est incapable d’aimer Dieu, qu’il ne voit pas. Et voici le commandement que nous tenons de lui : celui qui aime Dieu, qu’il aime aussi son frère. » (1 Jn 4, 20-21)
Mais comment aimer « comme » Jésus ? Comment avoir autant d’amour que lui pour tout homme, et même pour la personne ennemie ? Car la plus grande nouveauté à propos de l’amour, que le Christ nous révèle, c’est d’aimer son adversaire. Plus encore, son ennemi ! Jésus réalise ce qui, aux yeux du monde, est folie. Alors qu’il a été trahi, injustement condamné et torturé, le Christ implore son Père de pardonner à ses bourreaux. « Père, pardonne-leur, ils ne savent pas ce qu’ils font. » (Lc 23, 34) Voilà ce qu’il dit avant de mourir crucifié.
Certains chrétiens ont su suivre le Christ jusqu’au martyre. Ils ont donné leur vie pour que l’Evangile soit entendu, non pas dans sa théorie, mais dans sa pratique. Certains ont donné leur vie par amour, par amour de leurs ennemis, afin qu’ils découvrent que la haine et le mépris sont des impasses. L’amour tel que le Christ l’enseigne dépasse les logiques humaines et ouvre des chemins de paix et comble de joie.
« Offrir sa vie pour ceux qu’on aime », finalement, n’y a-t-il pas là quelque chose de normal ? Quand on aime ses proches, on leur offre des cadeaux. Quand on aime ses amis, on leur donne du temps, on leur rend service. On se donne. Quand on aime son conjoint, on lui donne sa vie. On lui dit : « Je me donne à toi ». Donc, jusque-là, il n’y a rien d’exceptionnel. C’est la logique de l’amour de donner et se donner. Dans le sermon sur la montagne rapporté par Saint-Matthieu, Jésus dit : « Eh bien ! moi, je vous dis : Aimez vos ennemis, et priez pour ceux qui vous persécutent, afin d’être vraiment les fils de votre Père qui est aux cieux ; car il fait lever son soleil sur les méchants et sur les bons, il fait tomber la pluie sur les justes et sur les injustes. En effet, si vous aimez ceux qui vous aiment, quelle récompense méritez-vous ? Les publicains eux-mêmes n’en font-ils pas autant ? Et si vous ne saluez que vos frères, que faites-vous d’extraordinaire ? Les païens eux-mêmes n’en font-ils pas autant ? Vous donc, vous serez parfaits comme votre Père céleste est parfait. » (Lc 5, 44-48)
L’exigence est absolue. Bienheureux ceux qui vivent de cet amour. Bienheureuse Claude qui avez su dépasser des blessures. Votre humilité et votre sens des autres nous obligent à rester discrets. Oui, vous êtes une femme remarquable et nous perdons un témoin de l’amour vécu selon l’Evangile. Pourtant, convaincus de votre résurrection auprès du Père, nous savons que vous nous inspirerez les gestes et les paroles du pardon et de la communion.
Faut-il vivre si longtemps pour réussir à mettre en pratique le commandement du Christ ? La sagesse s’acquiert avec les années, c’est certain. Mais le grand enseignement que Jésus donne concerne aussi les enfants. « Laissez-les venir à moi » dit-il. Sans doute veut-il les enseigner aussi. L’amour s’apprend doucement étape par étape. Jésus est pédagogue. Il prend chacun là où il en est dans sa vie, et il propose un chemin, une avancée possible. Le « comme » de son unique commandement peut aussi être entendu en « étant donné que ». La phrase devient alors : « Aimez-vous les uns les autres puisque je vous ai aimés ». Et donc, il ne s’agit plus d’agir tout de suite dans l’absolu d’un amour oblatif pour l’ennemi. Mais doucement, parce que l’on sait que le Fils de Dieu nous aime infiniment, nous pouvons faire des pas de plus en plus grands dans l’amour des autres, jusqu’à parvenir au sommet de l’offrande. Forts de l’amour du Christ, riches de l’Esprit Saint reçu lors de notre baptême, nous savons que nous avançons vers une plus grande charité. « L’amour prend patience... » disait la première lecture. Il se déploie dans le temps. Parfois il lui faut 90 ans...
Mais il dépasse le nombre de nos années... L’amour vécu en Christ est éternel ! Oui l’amour sublime le temps. La résurrection de Jésus a ouvert le ciel. Il n’y a plus d’espace ni de temps, mais il y a la gloire, celle de Dieu. Ceux qui ont passé leur vie à aimer en vérité le voient, le contemplent et sont transfigurés par l’amour qu’il leur transmet en éternité. Et les émotions que nous ressentons sont le signe que, d’auprès du Père, ceux qui sont devenus invisibles à nos yeux nous regardent, nous sourient, nous parlent, et nous disent : « Moi aussi, je vous aime à jamais ! »
Abbé Xavier