Laisser l'espace

Homélie de l'abbé Xavier du dimanche 2 février 2014

Dimanche 2 février 2014

Présentation du Seigneur, fête de la vie consacrée

 

 

Laisser l’espace.

 

 

 Presentation Jesus au Temple Presentation Jesus au Temple  Deux personnes accueillent l’enfant, petit enfant, tout petit  enfant,  dans le Temple à Jérusalem, le grand Temple. Deux personnes âgées, qui ont l’expérience de la vie, qui ont consacré une grande partie, voire toute leur vie à Dieu, accueillent un bébé. Un écart de génération. Une distance dans les âges. Et en fait tout est là. Tout est dans cet écart, pas forcément l’écart d’âge, mais dans tous les espaces qu’on laisse. C’est là que tout se joue

 

               Présentons d’abord un peu Siméon. Un homme patient, un homme fidèle. Il sait qu’il verra ce que Dieu a promis. Il a cette espérance en lui. Ce n’est pas un espoir. Ce n’est pas quelque chose qui le fait tenir parce que ce serait pour se rassurer. Non, c’est une conviction intérieure, une promesse qui va se réaliser. Il le sait et il attend ce jour. On nous dit aussi que c’est un homme juste, religieux. C’est un homme accueillant. Je vous invite à regarder, à imaginer comment il prend l’enfant dans ses bras. Il le prend. Il le serre. Il l’aime déjà. C’est un homme de prière qui bénit Dieu, qui parle à Dieu. « Maintenant, ô Maître, tu peux laisser ton serviteur s’en aller... » Il parle à Dieu, simplement. Il le reconnaît comme son Maître. Et puis, il lui laisse toute la place. « Tu peux laisser ton serviteur s’en aller. » C’est une parole libératrice : je laisse la place. C’est aussi un homme lucide, il a une claire vision de l’avenir. A propos de l’enfant, il dit qu’il sera un signe de division. Sans doute, est-ce son expérience d’homme âgé qui parle. Il connaît les cœurs. Il voit un peu comment les événements évoluent. Il n’est pas centré sur lui-même, il est centré sur Dieu et sur la vie du monde. Il y a une belle maturité chez cet homme. Nos aînés ont une sagesse. Peut-être faudrait-il les écouter plus souvent. Siméon dit aussi la vérité. C’est un prophète qui ne cherche pas à plaire. C’est un vrai prophète. Il pourrait nous dire que des choses belles et faciles à entendre. Mais voilà qu’il annonce à la mère de l’enfant : « Ton cœur sera transpercé par une épée. » C’est une horreur cette parole ! Il va y avoir un trou dans ton cœur. Ton cœur sera blessé, tu vas ressentir un manque immense. Il va y avoir une béance, tu auras mal.

 

               Marie, qui est la plus consacrée à Dieu, est blessée par la parole. Celle du prophète, mais bien plus profondément, la parole qui est le Verbe, la parole de Dieu, ce Verbe qu’elle a porté. Elle sera toujours blessée par cette parole vivante. Et sans doute que Joseph, lui aussi, est blessé. Le chaste Joseph, qui laisse toujours la place, qui s’écarte, que l’on n’entend jamais ou si peu. Qui fait ce que l’ange lui demande. Un jour, l’enfant va échapper aux parents. Un jour, ils ne sauront plus où il est. Ce sera au Temple. Et un jour, l’enfant va leur dire : « Ne le saviez-vous pas ? C’est chez mon Père que je dois être. » (Lc 2) Comme c’est douloureux cette parole, quand on a donné, pendant douze ans, une éducation à l’enfant ! Mais ils acceptent. Ils laissent la place à Dieu. Et l’enfant, au fur et à mesure, va leur échapper. Et Marie méditera tout dans son cœur. Elle méditera dans cet espace ouvert qui est en elle, ce cœur blessé. Dieu y a creusé son espace, dans cette distance qu’elle aura accepté de laisser entre elle et son fils, chastement. Elle acceptera même de se poser au pied de la croix. L’enfant, son enfant, lui échappe pour toujours. Quelle douleur ! Quelle douleur !

 

                Au Temple, au jour de la consécration, il y a une autre femme. Elle est âgée, 84 ans nous dit le texte. Elle a été mariée sept ans. Sept ans d’un amour sans doute beau, fort. Et voilà que maintenant elle est veuve. Elle sait la douleur d’une séparation. Jour après jour, elle s’est rendue au Temple pour prier son Dieu. Maintenant, pour communiquer avec celui qu’elle aime, qu’elle aime toujours, il faut se rendre au Temple, trouver un lieu où l’on peut parler avec les mots de l’au-delà, les mots de la prière, les mots du cœur blessé. Pour rejoindre ceux que nous aimons, nous n’avons que ces mots-là. Nous n’avons que cet espace. Il y a l’invisible, et pourtant cette conviction au cœur du cœur : tu es là. Dans l’espace creux de l’absence physique, de la douleur de l’intouchable, cette femme découvre mieux qui est Dieu. Le Temple, finalement, n’est jamais que le signe, que cette construction extérieure de ce qui est en chacun : tout homme, toute femme, est temple de Dieu. Et le saint des saints, c’est ce cœur. Un jour, le rideau du Temple a été déchiré. Un jour, le cœur du Christ en croix a été blessé ; ça a saigné. Et alors l’Eglise est née. L’Esprit Saint a été répandu. Parce que le Christ s’est laissé blesser à mort, il a laissé tout l’espace à Dieu, à l’œuvre de Dieu. Laisser l’espace… La femme, veuve, est une femme de prière. Elle loue Dieu. Et elle découvre la puissance de Dieu dans la fragilité de l’enfant. Elle parle de l’enfant, elle le reconnaît tout de suite. Elle s’en émerveille et elle le présente à tous. Cette femme reconnaît que la force de Dieu n’est pas une toute puissance extérieure dont il faudrait avoir peur. Le signe de l’Amour, la force de Dieu, se trouve dans la faiblesse, dans cet enfant, dans le manque, dans la pauvreté, dans la douleur et dans l’absence. Quelques fois on pourrait penser que Dieu n’est pas là, alors qu’il est autrement, bien pleinement présent.

 

               Aujourd’hui, des hommes et des femmes consacrent leur vie à Dieu. Ils et elles ont choisi de vivre de peu, de rien, de manque. Peu d’argent, peu de moyens, rien ne leur appartient. Peu de pouvoir. Ils et elles s’en remettent à un supérieur. Ils font, elles font confiance en obéissant. Leur décision, parce que ce sont des hommes et des femmes libres, leur décision est de choisir d’obéir. Il ne s’agit pas de subir mais d’entrer dans la volonté d’un autre qui nous dépasse lorsque l’on obéit. Ces hommes et ces femmes n’ont pas de conjoint pour partager la vie comme les époux, seulement des frères et des sœurs qu’ils respectent, qu’ils écoutent, qu’ils aiment. Ils ne peuvent pas échanger ces gestes de tendresse comme les autres. Ils ont forcément une distance physique par rapport à celles et ceux qu’ils aiment. Mais ce qui est sûr, c’est que leur amour est vrai. Et s’ils ont fait vœu de pauvreté, vœu d’obéissance et vœu de chasteté, c’est pour apprendre à ne pas posséder l’autre ; ce n’est pas pour le fuir, c’est pour le laisser libre. S’ils ont creusé un espace entre eux et les autres, ce n’est pas pour s’en protéger, mais vraiment pour laisser Dieu agir entre eux et tous, pour laisser toute la place à Dieu. Ces hommes et ces femmes ont compris que l’important de la vie n’est pas de se placer, mais de placer Dieu. Et Dieu prend place dans les silences, dans les espaces. Ils ont compris que Dieu interroge tout homme dans cet espace et les interroge eux-mêmes. Dieu demande sans cesse à tous : « Veux-tu me suivre ? Veux-tu me suivre jusque-là ? Veux-tu me suivre encore ? Veux-tu me suivre même dans la souffrance, la déchirure et la mort ? La mort à toi-même, la mort à tes désirs, à tes pulsions, finalement à tes erreurs. »

 

               Quelques-uns d’entre nous ont vu le film Gravity. Il m’a beaucoup marqué. Il y a cet instant où l’homme donne sa vie pour que la femme soit sauvée. Et à partir de cet instant, grâce à cet espace de liberté, la femme va trouver le sens de sa vie. Cet homme, ce commandant de bord, est comme un grand religieux. La question qui nous est posée à tous, et pas simplement aux consacrés, puisque, par notre baptême nous sommes tous consacrés, c’est : « Veux-tu laisser place à Dieu ? Veux-tu ne pas posséder ton frère mais le rendre libre pour que moi je puisse me révéler à lui ? » demande Dieu. « Veux-tu me faire confiance car tout est là, dans cette unique confiance en l’invisible. Veux-tu me laisser agir en toi, en ton frère ? Veux-tu tout quitter en ayant pour unique force la confiance en moi ? Veux-tu me faire confiance à moi, ton Dieu, ton Maître et ton avenir ? »

 

               La vie consacrée n’est pas une vie héroïque. Les religieux et les religieuses ne sont pas des hommes et des femmes supérieurs. Ils et elles savent leurs faiblesses, leurs manques, leurs limites. Mais tous et toutes choisissent la sainteté. Ils et elles ouvrent des espaces. Ils et elles offrent tout à Dieu qu’ils et elles aiment infiniment, même leurs limites, leurs manques, leurs pauvretés, leur trou dans le cœur. Tous offrent tout à Dieu en confiance. Tout est dans ce mot : confiance ! Il y a une vraie liberté chez ces hommes et ces femmes. Ils et elles savent déjà que Dieu est là, qu’il agit, qu’il aime bien autrement, bien plus fortement qu’ils ne savent le faire eux-mêmes. Ils et elles savent que le règne de Dieu est là, dans cet espace qu’ils admirent. Alors nous leur disons merci, parce qu’à chaque détachement, ils en agrandissent le rayonnement.

 

Abbé Xavier

Article publié par Chantal Erouart - • Publié • 2294 visites