Quand l'amour déborde
Homélie du 2ème dimanche ordinaire - Journée mondiale du migrant et de réfugié
Saint Léger, le 17 janvier 2016
2ème dimanche ordinaire année C
Journée mondiale du migrant et du réfugié.
Quand l’amour déborde.
Tout le village est invité. Deux familles célèbrent les noces de leurs enfants. Un homme et une femme unissent leur vie. Un rabbin accueille la promesse mutuelle « Je serai à toi pour toujours ». Dieu bénit l’alliance des destins. L’assemblée entonne des chants de fête, et les instruments jouent des mélodies joyeuses. On rit et on danse. On mange en racontant des histoires drôles ou en prenant des nouvelles des absents. L’union des époux permet à tous les participants de vivre un moment de communion plus large. La joie est partagée, et le vin coule à flots.
Le Christ meurt en croix. L’horreur. L’abomination. La torture. Et les ténèbres, un ciel noir en plein après-midi. Un dernier cri déchire la nuit trop vite tombée : « Tout est achevé. » (Jn 19,30) Un autre juste avant, comme une supplication : « J’ai soif » (Jn 19,28). Les lèvres, la langue et la gorge sont desséchées. Le soleil a disparu, mais l’orage gronde, l’air est moite et la chaleur insupportable. La foule regarde. Certains crient encore des insultes. Beaucoup se taisent ou pleurent. Les larmes annoncent la pluie prochaine. Le ciel ressemble au corps en croix : bientôt il sera vide de tout fluide.
La noce bat son plein. Les gens s’amusent, et les farandoles sont géantes. On boit. L’insouciance oriente les conversations sur la qualité des joueurs de flûte, sur la tenue du marié. On parle du collier de la mariée, bien joli. On cancane un peu sur les gens. Beaucoup de futilités. Beaucoup d’amusement. Les enfants courent ici et là. La fête est à son paroxysme et Jésus, l’invité d’honneur avec sa mère, semble apprécier ce flot de vie. Sa mère, elle, voit déjà quel drame est en train de se jouer : « Ils n’ont plus de vin… Mon fils, je le sais, désormais, il te faut te donner. Donner ta vie. Donner ton sang. L’heure est venue de prendre femme et de me quitter. L’heure est venue de t’unir à l’Eglise. »
Il est mort. La tête et les membres, et le dos, et le torse, sont rouges tant le sang a coulé. La tête est inclinée. Plus de souffle. Plus de vie. Un garde lui perce le cœur. Un garde perce l’amphore, l’outre neuve. Il veut s’assurer que la jarre est vide.
« Ils n’ont plus de vin ! » La source joyeuse est tarie. Mais Marie est confiante. Elle comprend la suite. Elle médite les événements. Envoie son fils, puis se retire. Simplement, elle charge les serviteurs de vivre sa propre attitude : « Faites tout ce qu’il vous dira… Faites-lui confiance… Servez et retirez-vous. » Les serviteurs s’en vont au puits et remplissent les jarres. L’eau de pluie aurait dû servir aux ablutions, les purifications rituelles. Celles qui permettent de commencer le repas. Peut-être de se laver les mains devant la souffrance de celles et ceux qui ne peuvent participer à la fête. Peut-être pour mieux entrer dans l’insouciance, oublier qu’il y a un Lazare à la porte d’entrée, que les chiens lèchent ses plaies. Peut-être pour oublier qu’au Soudan on meurt de soif, qu’à Gravelines ils sont des centaines à chercher asile. Les jarres sont remplies jusqu’au bord. Six cents litres d’eau.
Le centurion plante sa lance dans le cœur du crucifié. Du sang et de l’eau jaillissent et coulent à flots, comme une fontaine. Le jeune apôtre, Jean, est témoin de ce miracle, de ce nouveau signe. La jarre sacrée, le corps du Christ, rappelle la prophétie qu’Elie fit à la veuve de Sarepta, au temps de la sécheresse : « Cruche de farine jamais ne se videra, jarre d’huile jamais ne se désemplira, jusqu’au jour où le Seigneur donnera la pluie à la surface de la terre. » (1R17,14) Cette femme, cette veuve, n’ignorait rien des difficultés de la vie. Elle ne connaissait pas l’insouciance des bonheurs futiles. Mais, comme la Mère du Christ, elle connaissait la joie de la confiance en Dieu. Jean voit le sang et l’eau et il comprend que Jésus est un puits de miséricorde sans fond. Tout ce qu’il a montré de Dieu, toutes les œuvres qu’il a faites de son vivant révèlent la bonté infinie du Père. L’amour débordant de l’Eternel.
Les jarres sont remplies jusqu’au bord. Parce que lorsque le Christ donne, il ne donne pas juste ce qu’il faut. Les gens avaient bien bu, il n’était pas nécessaire de produire autant de vin. Car désormais les jarres contiennent du vin. Remplies à ras-bord. Dieu, le Christ, donne en abondance. Se donne en continu. A l’infini. Il donne, il révèle, il est le don de Dieu. Le don joyeux de l’amour divin pour chacun. Et en priorité, pour les oubliés, les mendiants et les lépreux, les veuves et les réfugiés, les enfants qui, à l’instant, viennent de renverser une coupe sur la table. La nappe blanche de nos soi-disant puretés est tachée d’un sang rédempteur. Les plus humbles révèlent l’œuvre de l’humble Seigneur.
L’humble Seigneur est mis au tombeau. Joseph d’Arimathie et Nicodème le Pharisien portent le corps vers le jardin. Ceux-là ont saisi qu’au-delà de la loi, au-delà des purifications rituelles, des systèmes de pensée, des rhétoriques, il y a l’amour. L’amour divin. La miséricorde. Le Christ Jésus l’avait proclamé. Proche de tous. Juste. Ses paroles et ses actes annonçaient des temps nouveaux. Et voilà que son corps est entre leurs mains. Un corps mort, dont le cœur ne cesse de saigner. De l’eau et du sang coulent dans la tombe.
Il reste du vin pour celles et ceux que les mariés n’ont pas invités, ont oubliés. Il en reste pour Lazare et ils pourront en verser sur ses plaies. Le trop-plein est un appel à devenir serviteur. A « porter l’eau au maître du repas », à Dieu, au Christ, l’invité d’honneur, présent sous les traits des affamés, des assoiffés : « Quiconque donnera à boire, ne serait-ce qu’un verre d’eau fraîche à l’un de ses petits… ne perdra pas sa récompense » (Mt 10, 42). « J’ai eu soif, et vous m’avez donné à boire. » (Mt 25, 35). Le couple sera fécond parce qu’en donnant leur vie, les époux vont être les signes d’une alliance plus large. Donnés l’un à l’autre, bénis par Dieu, des enfants viendront égayer leur maison. Mais leur fécondité sera plus grande. Il n’y a pas que la fragilité visible sous les traits de l’enfance que les époux serviront ; nourris, abreuvés de l’amour divin, ils vont s’ouvrir à celles et ceux que le Christ désigne comme étant les premiers à participer aux noces du Royaume. Le sacrement du mariage est un appel, un envoi vers les pauvres, parce que les plus humbles connaissent déjà la joie que procure le vin nouveau, celui de la confiance en la miséricorde divine.
Et trois jours plus tard, la tombe est vide. Trois jours, c’est le temps entre l’appel des premiers disciples et les noces auxquelles ils participent à Cana. Trois jours après avoir été mis dans le tombeau de pierre, le corps a disparu. Il ne reste que les linges. Il ne reste qu’une nappe tachée de sang. Jean « voit et il croit » (Jn 20, 8). Et c’est un nouvel appel pour le disciple. Un appel à témoigner. La vie est plus forte. La vie vécue dans l’amour est plus forte que la mort. L’amour est plus grand. L’amour déborde au-delà de la mort. L’amour remplit les jarres vides de tous les désespoirs, toutes les fatigues, toutes les maladies, toutes les épreuves, tous les fléaux, mais aussi et surtout, de tous les péchés, toutes les ignorances, toutes les insouciances égoïstes, tous les plaisirs frivoles. Et cet amour déborde. L’amour surabonde. « La loi est intervenue pour que prolifère la faute, mais là où le péché a proliféré, la Grâce a surabondé. » (Rm 5,20) écrit Saint Paul dans la lettre aux Romains. La Grâce qui se déploie sous tant de talents, de charismes, comme nous l’avons entendu dans la deuxième lecture. Mais « c’est toujours le même Esprit » (1Co 12, 11)
A la fin du banquet, le maître du repas constate que les mariés ont gardé le meilleur vin pour la fin. Ce n’est pas l’habitude. D’ordinaire, on triche, on donne le meilleur au début et quand les gens ont bien bu, quand ils sont ivres, quand ils ne se rendent plus compte des saveurs et qu’ils ne cherchent qu’à accroître leur soûlerie, on sert le moins bon. Ici le meilleur est donné après. Comme un pardon après la faute. Comme une consolation, une réconciliation. Une invitation à retrouver le meilleur, non plus dans un cru millésimé, mais en soi et en l’autre. Et en Dieu.
Le tombeau est vide. Les apôtres témoignent. Pierre reconnaît sa traîtrise et répète par trois fois au Ressuscité : « Seigneur, tu sais bien que je t’aime. » (Jn 21, 15-17). L’amour l’a envahi, l’a « rempli ». Désormais, il peut entendre l’appel nouveau : « Suis-moi. » (Jn 21, 19). Il se laissera mener par un autre, le Tout-Autre, l’Esprit, qui lui nouera la ceinture pour l’emmener là où il ne voudrait pas aller. Telle est la force de l’Esprit lorsqu’il saisit une personne. Mais « Jésus parlait ainsi pour lui signifier de quelle mort Pierre allait glorifier Dieu » (Jn 21-19).
« Je me donne à toi » se disent les époux. En buvant à une même coupe, ils célèbrent leur alliance. Ils communient au sacrifice du Christ, et deviennent des apôtres pour annoncer l’Evangile. Pour glorifier Dieu, ils entraînent avec eux tous les témoins de cette alliance, et ils agissent pour que la Bonne Nouvelle des jarres débordantes puisse, aujourd’hui encore, abreuver d’amour les riches et les pauvres, les Pharisiens et les prostituées, les peuples les plus riches et les Soudanais…
Abbé Xavier