Vivre libre avec Etty Hillesum

Conférence de Cécilia Dutter

 

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Cécilia Dutter a écrit,  de nombreux ouvrages sur Etty Hillesum : Etty Hillesum une voix dans la nuit (éditions Robert Laffont- 2010), un essai biographique. « Un Cœur Universel, Regards croisés sur Etty Hillesum » ouvrage collectif publié sous la direction de Cécilia Dutter. Editions Salvator-2013.

 

 

Cécilia Dutter nous dit être  «  tombée en amour » avec Etty Hillesum il y a une dizaine d’années ; avec la femme et avec son parcours spirituel.

Qui est Etty Hillesum ? Une jeune femme juive néerlandaise qui a écrit une Correspondance et un Journal, de 1941 à 1943. Elle a été déportée au nord des Pays-Bas, à Westerbork, un camp de « transit » (on pourrait un peu comparer à Drancy) pour les juifs destinés à être ensuite transférés à Auschwitz en Pologne. Les juifs sont en effet soumis à des mesures ségrégatives puis à des ordres de déportation. Etty Hillesum s’engage alors dans le « Conseil Juif » dans l’intention de venir en aide aux juifs, mais elle s’aperçoit bientôt que cette association est, en fait, une courroie de transmission pour les nazis. Elle quitte alors ce groupe et devance la convocation de déportation. Elle fait preuve d’un courage admirable pendant plus d’un an et mourra en novembre 1943 à Auschwitz.

Dans son Journal, elle manifeste une prodigieuse résistance, au cœur de la Shoah. Elle a alors trouvé Dieu, un Dieu adogmatique, universel. Elle raconte son itinéraire personnel et psychologique  (elle avait suivi une thérapie). Ce qu’elle a vécu renvoie au titre de cette conférence « vivre libre avec Etty Hillesum. C’est en effet un parcours de libération qu’elle nous partage, de la psychothérapie à la découverte de l’intériorité et d’un Dieu très singulier.

     Le parcours thérapeutique

Etty a 27 ans, elle est étudiante en droit. Elle a eu une enfance difficile avec des parents qui se disputent. Ils sont juifs mais pas pratiquants. Sa mère est une juive d’origine russe, très colérique, chaotique ; émigrée (elle a fui les pogroms). Etty a deux frères un peu plus jeunes, Misha et Jaap, tous deux schizophrènes. Le premier est un pianiste génial. Etty a eu une enfance solitaire. Son père est professeur de latin-grec (il deviendra chef d’établissement) mais il change de domicile assez souvent selon ses affectations. La jeune fille vit sans réel socle familial ou religieux. Elle suit des études de droit à Amsterdam et elle est elle-même  « chaotique », plus ou moins en dépression. Elle a un grand désir de possession matérielle et physique. Elle a parfois des accès de boulimie. Elle est aussi « une aventurière amoureuse ». Elle était jolie, brillante, parfois pétillante. Elle est à la recherche de conquêtes amoureuses et elle en a, mais celles-ci ne la comblent pas car elle est à la recherche d’un absolu sur lequel elle ne sait pas mettre un nom. Son mal-être se traduit par des symptômes physiques : migraines, rhumatismes etc…conséquences de son chaos personnel. Ensuite, elle va nous faire vivre « la grande Histoire ».

Son évolution est due à une rencontre avec un certain Julius Spier, réfugié juif allemand. Il tenait à Berlin un cabinet de psycho-chirologie (spécialité qui consistait à lire la personnalité des patients dans la forme et l’aspect de leurs mains.) Lui aussi subira le joug nazi, ce qui le conduit à émigrer aux Pays Bas. Il a beaucoup de femmes comme patientes, car il possède un charisme certain et il aime les femmes. Il a une sorte de petite « cour », dont Etty Hillesum. Il lui décrit son caractère chaotique et ses potentialités par la simple étude de ses mains. Elle entame alors une thérapie avec lui, et il la fascine dès le début (il a 54 ans et elle 27). Il lui conseille de tenir un journal et elle écrit onze cahiers qui seront retrouvés chez une amie après sa mort. Il n’en manque qu’un, le septième. Dans ces cahiers, Etty Hillesum raconte sa guérison psychologique et sa recherche de spiritualité.

Julius se révèle un  «  passeur » qui lui dit d’écouter sa petite voix intérieure. Il lui conseille aussi de « faire du ménage » en elle, de se mettre en paix avec les autres (de surmonter son passé) et avec elle-même. Il lui apprend à pardonner et à aimer, à s’accepter, à se pardonner et à s’aimer. Au bout seulement de six mois et demi de « travail », elle constate que :« la peur de ne pas tout avoir me fait tout perdre » et que la canalisation de ses pulsions se révèle une entreprise plus compliquée. Elle devient l’assistante de Spier. Elle va devenir son amie et en tomber follement amoureuse. Il a 54 ans. Elle, vit avec un homme plus âgé qu’elle (son logeur). Elle ne lui est pas fidèle mais vit avec lui depuis quatre ans. Spier devient pour elle une obsession. Lui est un homme à femmes, séduisant, charismatique. L’amour charnel naît entre eux. Spier sait qu’en cédant à ce désir, il  « trouble » le transfert analytique et qu’il la freine dans sa quête de spiritualité. Il est un homme marié, sensuel, avec des enfants, en ménage avec une jeune juive réfugiée à Londres. Mais il est aussi quelqu’un qui a une grande spiritualité. Il sait comment dépasser ses instincts. Il lutte contre ses propres pulsions. Il va apprendre à Etty à trouver son centre, trouver la bulle d’intériorité où elle pourra se retrouver. Il lui conseille, curieusement, des lectures chrétiennes ; la Bible (qu’il médite lui-même), les Evangiles et puis surtout Saint Augustin (les Confessions) et des mystiques comme Maître Eckhart ou Thomas à Kempis.

A côté de ces lectures, ils ont des discussions, à propos d’autres auteurs comme Rainer Maria Rilke, Dostoïevski ou Tolstoï (elle avait lu ces auteurs, mais seulement pour leur style). Spier, lui, ouvre ce champ de lectures sur la vie. Etty parvient à structurer sa pensée. Au bout de cinq ou six mois, elle peut dire : il ne faut pas parler, écouter le monde extérieur, mais écouter sa bulle d’intériorité.

Alors Dieu ? Quel Dieu ?

Un Dieu intérieur, accueilli en soi et abrité en soi ; avec encore des résistances (son père était athée). La lecture de Saint Augustin la conforte dans cette rencontre avec l’intériorité, lui qui « avoue » dans ses Confessions avoir longtemps cherché au dehors, à l’extérieur, ce Dieu si proche de lui puisque en lui. « Tard je t’ai aimée, Beauté si ancienne et si nouvelle ! Mais quoi ! Tu étais au-dedans de moi, et moi, j’étais au-dehors de moi-même !...Ne cherche donc pas à comprendre pour croire, mais crois afin de comprendre… » (Les Confessions).

De Saint Augustin, elle retient deux enseignements :a) la raison n’entre pas en conflit avec la foi. b) la révélation intérieure. Le 26 août 1941 elle déclare : « Il y a en moi un puits très profond où il y a Dieu. » Dieu est-il au ciel ? Non, Il y en a qui cherchent Dieu en eux-mêmes. Il faut écouter l’essence et la profondeur de l’Autre, être à l’écoute de soi à l’intérieur de soi. Dans le contexte dramatique de la Shoah, Dieu est à accueillir et à abriter. Elle dit aussi que Dieu peut s’absenter et, ajoute-t-elle, ce sera alors à moi d’aider Dieu en protégeant le cocon qu’elle a tissé. Il faut accueillir Dieu puis l’appeler par la prière. Une introversion qui va devenir une prière silencieuse (on pourrait dire une oraison) qui va la transformer.

Elle va affronter ce tourbillon d’horreurs qui marque l’Histoire à son époque et elle s’accroche à cette conviction :

Dieu est un Dieu d’Amour qui libère de la haine

Mais comment aimer quand on ne voit que de la haine autour de soi ? que l’ennemi ne cesse de persécuter ? Saint Augustin va l’aider. Il explique comment aimer l’ennemi en s’aimant soi-même. Il faut se tourner vers l’autre et l’aimer comme soi-même. La dépression manifeste toujours un rétrécissement de l’ego. Il faut sortir de soi, aimer l’autre comme un frère même quand il est un ennemi !! L’amour du prochain est une prière élémentaire qui lui permet de vivre. Répondre au mal par le mal conduit à une impasse. Il faut rejoindre l’Amour Universel dans ce regard que la victime porte sur son bourreau. Elle applique cela au plan collectif. Elle pratique le détachement par rapport à la période dans laquelle elle vit, rejoint le flux cosmique, lequel est plus grand que les évènements de l’Histoire.

A cette époque elle est encore à Amsterdam, puis elle arrive au camp de Westerbork, où elle fait office « d’assistante sociale ». Elle décrit très bien le « climat ». C’est dur, c’est cru…Mais elle arrive à conserver sa confiance au Dieu d’Amour et se dévoue pour le transmettre aux siens. Chaque déporté garde une forme de liberté intérieure dans l’enceinte du camp.

Il faut dire qu’elle n’était pas « alourdie » par des enfants. Madame Dutter qui nous dit être elle-même maman, ne sait pas si elle aurait pu garder cette confiance. Où est le Dieu d’Amour au cœur de la Shoah ? Et s’il y a Dieu, pourquoi n’agit-il pas ? Certains répondent que, s’il n’y a pas d’amour, Dieu ne peut agir. Certains autres, tel Elie Wiesel, auront une réaction opposée à celle d’Etty Hillesum. Elie Wiesel déclarera que Dieu ne peut exister après la Shoah.
Le Dieu d’Etty, comme le Dieu des chrétiens, est vulnérable. Il souffre avec l’humanité souffrante. Elle, a opté pour la résistance spirituelle. Elle n’a pas pris la clandestinité, qu’elle aurait pu rejoindre. Elle endosse le destin du peuple juif. C’est héroïque. Elle garde la confiance en la beauté de la vie, en la vie. C’est fort ! Dieu est aussi pour elle un Dieu protecteur auquel elle s’abandonne (un Dieu assez occidental). Elle parle des grands bras de Dieu, se dit être comme un oisillon dans sa main. Mais c’est aussi un Dieu plus abstrait.

Quel est le contenu de sa foi ?

C’est un croire très libre (affranchi de tout de tout dogme). On peut retrouver tout cela dans son Journal  « Une vie bouleversée » mais cette édition est expurgée de toute la partie sensuelle consignée dans le Journal plus complet. La version expurgée a été faite par des chrétiens et elle « réduit » un peu l’écrit original. Etty ne parle pas du Christ ni non plus du monde judaïque (bien qu’ayant des parents juifs assimilés). Elle endosse le destin du peuple juif et c’est son inconscient qui parle de certaines pratiques du monde juif. Dieu est pour elle à la fois incarné et très abstrait. Il rejoint le Grand Tout, le Grand Flux, certains enseignements bouddhistes, le taoisme. Madame Dutter, juive par sa maman mais elle-même chrétienne, dit avoir été enrichie par la lecture du Tao. Dieu reste ancré au centre d’un ordonnancement supérieur de la vie. Au-delà de la vie terrestre il y a un continuum universel. Etty a cette phrase magnifique : La vie est belle et pleine de sens. Elle n’est plus dans le conjoncturel. La vie est cosmique. Elle se place aussi dans l’ici et le maintenant, y compris dans ces conditions (c’est aussi très oriental). Barbelés ou pas, c’est aussi une question de regard. La vie est plus vaste que le camp. Elle regarde le ciel, là-haut, si beau. Elle voit aussi au printemps les lupins violets qui croissent autour du camp. Magnifiques.

Et la mort ? C’est l’éternité dans le constant. Elle s’y situe. Là se réunissent passé, présent et futur. Elle est arrivée à un état de détachement absolu et nous confie cette phrase admirable : Mon faire consiste à être là. Par sa résistance spirituelle, elle contribue à un rééquilibrage pour un retour à l’harmonie cosmique. Pour Etty, chaque individu fait partie d’un Grand Tout : l’humanité, reflet de Dieu, harmonie du monde.

 

En conclusion, je dirai qu’elle est à la croisée des croyances, des cultures, de l’âme humaine. Elle conduit à un pôle de convergence mystique. C’est l’essence même de la foi : croire en quelque chose, en nous, de plus grand que nous. Cela s’adresse au cœur. C’est d’une profondeur inouïe. Etty nous guide vers la vraie liberté dans un rapport de confiance, de proximité avec Dieu, dans une vie majuscule.

 

Echange avec le public

  • Je vois des correspondances avec Teilhard de Chardin…

Oui, il y a de cela. Elle avait aussi, sans le savoir, croisé Edith Stein au camp de Westerbork. Elle a, de plus,  des affinités avec la philosophe Simone Weil, qui présentait, peut-être, une foi plus structurée.

  • Où se trouvent les écrits complets d’Etty Hillesum ?

La version complète se trouve dans « Les Ecrits » aux éditions du Seuil

  • Le cheminement d’Etty peut-il être parallèle à celui de Simone Weil ?

Dans certains cas, oui. Sylvie Germain a écrit un très bon livre sur Etty Hillesum. Cette dernière était une grande mystique, qui rejoint parfois les vues de Sainte Thérèse d’Avila, ou les propos de Simone Weil sur « La pesanteur et la grâce ».

  • Vous avez dit qu’il n’y avait pas d’amour à Auschwitz, mais Dieu est partout, alors… ? Difficile de répondre à cette question.
  • Il y a chez elle un dépassement de toutes les religions. Où nous emmène-t-on ? Au-delà du christianisme ?

Dans le public, quelqu’un répond que, dans l’Evangile, il est clair que l’on peut servir Dieu dans l’anonymat le plus complet.

  • Elle se réfère au Tao qui est La Voie, et Jésus dit : « Je suis le chemin (la voie), la vérité et la vie. Il y a convergence, comme dans le point Oméga de Teilhard.

J’allais le dire, vous avez devancé mon dernier mot !

 Cécilia Dutter nous a dit qu’elle faisait partie de l’association des Amis d’Etty Hillesum. www .lesamisdettyhillesum.fr

Article publié par Michèle Leclercq • Publié • 2960 visites