Et l'image de Dieu dans cette histoire ?
mai 2006
« Panem et circenses. » La formule dont la paternité revient au prophète latin Juvénal est devenue une expression courante. Elle exprimait, sous la plume de l’auteur, le regard défaitiste et amer que portait un observateur de la société romaine sur la dégradation des mœurs de l’époque. Cette évolution laissait de marbre une population anesthésiée par la satisfaction de besoins immédiats et primaires : le pain et les jeux du cirque !
Nous ne sommes plus à Rome. Pour beaucoup, la table bien garnie a remplacé le pain. La gamme des loisirs dépasse largement le cadre des cirques et des stades romains. Il n’est pas sûr que les personnes, les groupes, les peuples échappent pour autant à un fatal engourdissement.
Comment analyser et comprendre l’étrange climat qui règne dans notre pays ? La grippe aviaire semble avoir été magiquement éradiquée de notre sol depuis le jour où syndicats et étudiants ont vigoureusement contesté le vote d’une loi sur le Contrat de Première Embauche. L’ouverture d’un débat parlementaire sur l’immigration jette déjà aux oubliettes cette fièvre qui a gagné la France. Et voilà que toutes affaires cessantes, l’opinion se régale des démêlées de personnalités devenues actrices d’une pitoyable comédie.
Quand sur la scène publique se donne un spectacle de fort mauvais goût, la société et la démocratie courent de grands risques. Trop d’hommes et de femmes sont confrontés chez nous à de lourds et graves problèmes d’avenir pour que le temps et l’énergie soient investis dans l’étalage de travers et de méthodes au service d’ambitions personnelles.
Pendant que l’opinion reçoit sa ration de polémique quotidienne, les véritables enjeux sont occultés, la recherche d’authentiques valeurs est négligée, la confiance se perd, le désarroi s’installe. Notre communauté nationale a besoin de rencontre, de dialogue, de partage. Elle feint de ne pas savoir qu’il lui faut d’urgence relever de sérieux défis dont la volontaire ignorance hypothèque lourdement son avenir.
Dans quelques semaines, une nouvelle « affaire » rangera dans un tiroir le dossier « Cleamstream. » Pendant ce temps, la dette publique n’aura pas diminué et des jeunes continueront à s’interroger sur l’inadaptation de leur savoir et de leur formation au marché de l’emploi. Le Parlement aura voté discrètement une loi qui ne résoudra en rien les questions posées par l’écart croissant entre les pays pauvres et les pays riches. Nous aurons évité une inévitable prise de conscience des évolutions d’une planète qui ne peut que s’amuser des divertissements dans lesquels la France se complaît.
L’actualité médiatique a mis un terme, au moins provisoire, à la réflexion amorcée par les lettres respectives écrites par Monsieur le Ministre de l’Intérieur, Monsieur le Premier Ministre, les Présidents du Conseil des Églises Chrétiennes en France sur l’immigration.
À leur sujet, des propos souvent vifs et passionnés ont été échangés. C’est dire que nous touchons là une corde particulièrement sensible dont les vibrations suscitent souvent des réactions irrationnelles.
Je souhaite, pour ma part, que l’indispensable confrontation entre les points de vue ne passe pas par pertes et profits. Il ne s’agit pas, bien sûr, notamment dans l’Église, de susciter délibérément des oppositions et des conflits. Il nous faut aborder sereinement et lucidement des situations qui concernent tous les habitants de notre terre. Il est clair que nous sommes là sur un terrain où une loi votée dans un seul pays pour des raisons qui sont finalement assez étrangères au problème posé, ne peut pas suffire.
La foi chrétienne n’a pas pour mission d’apporter des solutions immédiatement applicables. Elle propose et offre une lumière, une audace qui rendent moins frileux et plus fort pour aborder toutes les données de la relation entre les peuples. L’Évangile n’est pas forcément naïf, mais il change les cœurs et le regard. Il n’a pas peur du temps nécessaire à la conversion des mentalités et des pratiques. On ne peut toutefois pas lui demander de se taire §
Certains groupes prient fort peu aimablement les évêques de France de s’occuper de leurs ouailles et de repartir à la conquête des fidèles susceptibles de remplir à nouveau les églises. Ils font solennellement profession de foi et se mettent, de façon inconditionnelle, sous la protection des Papes Jean-Paul II et Benoît XVI.
Ces bons apôtres ont probablement lu une version édulcorée de la Sainte Écriture. L’Ancien Testament comme le nouveau voit dans l’accueil de l’étranger un signe de la foi en Dieu Père de tous les hommes, Fils qui a versé son sang pour la multitude, Esprit qui renouvelle la face de la terre. Le fait de remplir les églises ne constitue pas une fin en soi. Il témoigne de la fécondité de l’Évangile tel que l’a reçu l’Église. Il engage à proclamer le même Évangile dans toute sa force au risque de bousculer chacun dans ses propres convictions.
Faut-il enfin rappeler que l’annonce de l’Évangile du Salut reste la première des missions qui est confiée aux évêques, successeurs des Apôtres ? A celles et à ceux qui pensent pouvoir invoquer des papes contre les évêques, je n’ose pas recommander la lecture de ce que le défunt Jean-Paul II a prêché et écrit à propos de l’immigration. La surprise est garantie !
Les pasteurs de l’Église ainsi que les fidèles du Christ sont parfaitement conscients qu’il n’est pas possible de faire fi des réalités. Non, notre pays ne peut pas tout à lui seul, immédiatement et dans n’importe quelles conditions. En revanche, il peut, d’ores et déjà, donner les signes de repli, de rejet, de protectionnisme. Il peut, à l’inverse, s’engager davantage sur la voie de la coopération, de la solidarité, de la bienvenue, du partage et du dialogue.
C’est sans doute parce que la rencontre de l’autre demeure une des épreuves décisives que le Fils de Dieu nous a dit qu’on le reconnaîtrait Lui-même en ouvrant la porte à l’étranger. Il est relativement facile d’échapper à cette vigoureuse interpellation en comptant les points marqués par les uns et les autres dans les joutes politiciennes. L’humanité, chez nous, sortira-t-elle grandie de cet amusement ?
+ Mgr Jean-Paul JAEGER.