Homélie de la Messe Chrismale Cathédrale d'Arras
Église d'Arras n°09
Messe Chrismale
Isaïe 61, 1-3a. 6a. 8b-9.
Apocalypse 1 , 5-8
Luc 4,16-21
La semaine Sainte nous est donnée par l’Église comme un temps de retraite annuelle. Au fil des différentes célébrations, ces journées de grâce enracinent, de manière plus intense, nos personnes, l’Église, l’humanité entière dans le mystère du Christ Mort et Ressuscité.
Nous contemplons le Fils de Dieu venu en notre chair. Nous le suivons sur son chemin de douleur et d’oblation jusqu’à la mort. Avec lui, nous sommes ensevelis et mis au tombeau. Il nous saisit dans sa résurrection. Son Esprit nous est donné. Il nous consacre.
Nous pouvons alors recevoir et remplir la mission dont Jésus fut Lui-même le serviteur fidèle : « Porter la Bonne Nouvelle aux pauvres, annoncer aux prisonniers qu’ils sont libres, aux aveugles qu’ils verront la lumière, apporter aux opprimés la libération, annoncer une année de bienfaits accordée par le Seigneur.[1] »
Le Christ s’applique à lui-même ces paroles du prophète Isaïe. Elles ont soulevé au cours des siècles de nombreux enthousiasmes. Elles ont mobilisé de multiples énergies. Elles ont orienté tant de combats. Elles rassemblent en quelques mots toutes les douleurs et les souffrances, les peurs et les blessures auxquelles se heurte une humanité inachevée qui butte sur une impossibilité jamais surmontée. Elle ne parvient pas à se donner à elle-même l’épanouissement, le bonheur et la plénitude qui habitent pourtant ses plus profonds désirs.
Dans le Christ souffrant et mourant par amour, dans sa victoire sur la mort, cette redoutable insatisfaction trouve enfin son apaisement. La promesse du Père s’accomplit. Il ouvre largement les bras à ses enfants et restaure en eux l’image de son Amour infini.
Il nous appartient de travailler ardemment à la guérison de toutes les infirmités humaines, physiques, morales et spirituelles qui défigurent le beau visage de chaque être humain en qui Dieu veut se refléter. En ces jours bénis où nous communions plus intimement à la Pâque du Christ, nous comprenons et nous savons qu’en dehors de Jésus, nos efforts sincères, louables et généreux ne parviendront jamais à leur achèvement. L’homme revit dans le Christ. Il est, selon les mots de l’Apocalypse « l’alpha et l’oméga, celui qui est, qui était et qui vient, le Tout-puissant. [2]»
Nul ne peut reprocher à son semblable d’être aveugle, sourd, opprimé, pauvre, enchaîné. Ces infirmités et ces épreuves ne peuvent être guéries ou soulagées que par une intervention extérieure et puissante.
À plus forte raison la cécité, la surdité, l’emprisonnement, l’opacité du cœur de l’homme ne trouveront qu’en Celui qui a tout donné et s’est donné jusqu’à la mort le médecin et le remède qui rendront l’humanité à la vie. Cet unique sauveur lui offre l’unité dans la paix, la vérité, la justice, dans l’amour du Père pour ses enfants et des frères et sœurs enfin rassemblés au sein d’une unique famille.
Tous les sacrements, notamment le baptême, nous font partager cette nouveauté. Ils nous associent au mystère pascal du Christ et nous font déjà goûter la saveur de la création purifiée du péché. Ils nous greffent sur le Christ, nous permettent de le suivre et de l’imiter. Nous devenons ses témoins. Nous annonçons la Bonne Nouvelle aux pauvres et l’année des bienfaits de Dieu. Nous ne l’oublions pas le jour où nous bénissions l’huile des malades, l’huile des catéchumènes et où nous consacrons le Saint Chrême.
En cet instant solennel, nous est indiqué le seul chemin que peuvent emprunter les missionnaires de l’Évangile. Ils ne seront que les chantres d’eux-mêmes, de leurs idéologies et de leurs appétits s’ils cherchent et promeuvent une autre voie que celle du don de soi, de l’abaissement, du renoncement. Ils savent avec le fils de Dieu qu’il leur faut aller à la rencontre de toutes les personnes qui incarnent ce don, cet abaissement et ce renoncement.
Nous avons tous entendu dire, malgré les secrets du conclave, qu’au moment où les suffrages des cardinaux convergeaient dangereusement vers l’archevêque de Buenos-Aires, son voisin lui a murmuré : « N’oublie pas les pauvres. » C’était sans doute le plus sûr moyen de lui rappeler qu’il devrait garder l’âme, les yeux, le cœur, l’intelligence fixés sur Jésus-Christ.
Retrouver les plus petits , les plus humbles, les plus méprisés pour trouver avec eux, près d’eux le Fils de Dieu maltraité, couronné d’épines, flagellé et mis à mort : aucune autre attitude que celle-là ne peut nous garantir que nous ne faisons pas fausse route. Là est la route de notre foi, de notre ministère, de notre service, de l’évangélisation.
Seul ce dépouillement fait paraître en pleine lumière la beauté de la vie conjugale fidèle, la splendeur de la famille unie, le respect inconditionnel de toute vie, les multiples formes d’engagement au service du bien commun dans le domaine social, économique, politique, caritatif, associatif. Il donne sens à tous les appels qui jamais ne seront confondus avec une affirmation égoïste de soi ou un pouvoir sournois.
C’est encore ce dépouillement qui nous ouvre au pardon, à la miséricorde, à la tendresse de Dieu quand l’échec, l’orgueil, la faiblesse, l’adversité et le péché trahissent le merveilleux dessein de l’Amour de Dieu pour chacun et chacune d’entre nous et pour tous nos frères humains.
C’est le même dépouillement qui orientera les synodes sur la famille qu’a convoqué le pape François. Il est aussi l’étoile qui guide le déroulement du synode provincial de nos trois diocèses de Lille, Arras, Cambrai.
Un synode suggère toujours quelques orientations concrètes. Elles ne sauraient être le fruit de tractations, d’arrangements, d’ajustements. L’Église Universelle, les églises locales ne sont pas des institutions, des entreprises ou des commerces qui doivent sauvegarder une influence, des intérêts, des places et des situations. Une seule question mérite finalement d’être posée. Comment l’Église dans le monde et dans nos diocèses est-elle assez humble, pauvre et dépouillée pour demeurer, selon la belle définition du Concile Vatican II « signe et moyen [3] » en Jésus-Christ.
Plus que jamais, nous pouvons êtres sûrs que dans la conversion se trouve notre force et notre avenir. Personne ne fera l’économie de cette conversion. Gardons-nous bien de la tentation de faire de l’Église le lieu de notre projet propre, de notre vision, de notre désir ! Bien que nous proclamions le contraire, il nous arrive plus ou moins consciemment de nous servir de l’Église au lieu de la servir. Il ne s’agit pas de maintenir ou de conquérir des positions, mais d’avancer jour après jour sur le chemin d’une vie que nous n’agrippons pas. Nous la recevons, sans aucun mérite de notre part, comme le fruit d’un amour sans limites. Comme le Christ, c’est au moment où nous aurons tout donné que nous pourrons recevoir la Vie.
Frères prêtres, vous savez peut-être mieux que quiconque ce que signifie tout perdre, marcher à la suite du Christ et prendre la croix. Vous n’êtes plus les personnages qu’ont pu être vos aînés dans une société qui recevait tant bien que mal ses références de la Parole de Dieu et de l’enseignement de l’Église. Vos devanciers rassemblaient abondamment. Il vous faut aujourd’hui partir à la recherche, inviter.
Vous avez la joie d’accueillir celles et ceux qui se tournent vers vous. Vous savez cependant qu’il faudra longuement marcher à leurs côtés pour que le Seigneur ouvre leurs yeux et leurs cœurs à la vraie richesse du mariage qu’ils se décident un jour à solliciter, du baptême qu’ils demandent pour leurs enfants, de l’Eucharistie dont ils n’ont plus que le souvenir, de la pénitence et de la réconciliation qu’ils découvrent ou redécouvrent dans les circonstances souvent étonnantes.
Oh oui, vous faites l’expérience du dépouillement, du renoncement, de la pauvreté. Ils sont la garantie de la fécondité de votre ministère. Partagez-les avec vos frères diacres, les religieux et religieuses, les consacrés, les fidèles laïcs qui reçoivent une mission particulière, tous les membres du Peuple de Dieu, avec ces hommes et ces femmes croisés dans les périphéries.
Une Église dont les membres, quelles que soient leurs responsabilités, se disputent mutuellement des domaines, confisquent les places, jalousent les pouvoirs, organisent la suprématie court à sa propre perte. Elle ne présente plus qu’un médiocre intérêt car elle ne sert plus et ne manifeste plus le Christ que Dieu a exalté parce qu’il s’est abaissé jusqu’à la mort et la mort de la croix.
Rappelez-vous à vous-mêmes et proclamez haut et fort que le Christ n’a autorité et fait autorité que parce que sa Parole est celle du Père, ses œuvres sont celles du Père ! Il n’est véritablement reconnu qu’au moment où ayant tout abandonné, il meurt. Il se révèle du haut de la croix, Fils de Dieu. Il ressuscitera. De ce Seigneur vous êtes ministres. Sur la croix avec le Christ, avec Lui dans l’aube glorieuse de Pâques, vous serez toujours le cadeau que Dieu fait à son Église pour évangéliser, sanctifier et gouverner.
Ainsi tous les membres de l’Église peuvent être missionnaires et proclamer la Bonne Nouvelle. Contre vents et marées, s’accomplit aujourd’hui la Parole du prophète Isaïe, la Parole du Christ. Elle ne passera pas !
+ Jean-Paul JAEGER
[1] Isaïe 61, 1.
[2] Apocalypse 1, 8.
[3] Lumen Gentium § 1.