Maitres du temps, esclaves du temps

 

 

J'aime beaucoup me rappeler souvent ce proverbe italien :

Il tempo è como una spada : se non la tagli, ti fa a pezzi.

Le temps est comme une épée : si ce n'est toi qui la coupes, c'est elle qui te met en pièces.

 

On dit souvent ça : « j'ai le temps, j'ai bien le temps... je n'ai pas le temps, je n'ai plus le temps ». Fini.

C'est comme si je pouvais en décider : j'ai le temps, il est ma propriété. Ou je ne l'ai plus, je m'en suis débarrassé. Bien content, parfois.

Et c'est bien la réalité : en certaines circonstances je suis maître du temps, si je veux. Je peux en jouer, le couper, le découper, à ma guise. Comme fait l'épée.

 

On perd son temps, on perd du temps, on en gagne. On rattrape le temps perdu, on court après lui... Que d'expressions montrent – ou nous font croire – que nous avons sur lui de l'influence. Et comme si c'était une personne – au moins une chose.

Nous lui donnons même des ordres : « Ô temps, suspends ton vol... »

Ou bien il nous hante, nous tracasse : « On a peur que le temps s'arrête... » (Jean-Roger Caussimon, Le Jour Viendra)

 

Parfois nous avons le sentiment de le dompter. Parfois au contraire il nous semble inaccessible, invincible. Nous n'y pouvons rien, il nous échappe totalement.

Il est notre esclave, ou nous sommes son esclave.

 

C'est curieux : nous avons avec le temps une relation très intime, constante, inévitable. Elle est sûrement très différente d'une personne à l'autre, et d'un instant à l'autre de sa vie (1)

Et c'est aussi une notion très vague, lointaine, qui nous échappe totalement. Nous ne savons pas d'où nous venons, ni où nous allons. Aucun de nous ne connaît le début, ni la fin de sa propre histoire.

Même l'instantané nous est étranger. Puisqu'il s'enfuit aussitôt.

 

Notre relation à Dieu est semblable : il est infini, hors du temps, immuable aussi. Et chacun de nous peut ressentir sa présence, à l'intérieur, bien cachée. Ou cheminant à ses côtés. A chaque instant, de jour comme de nuit.

Lorsque nous sommes endormis, ou au fond du gouffre, ou désorientés, lui veille. Et lorsque nous sommes en pleine activité – ou trop nous-mêmes, ou simplement heureux, il est en sommeil. Mais il est bien vivant, et prêt à bondir à la moindre alerte, pour voler à notre secours quand reviennent les moments de disette, de détresse.

Car tout a une fin.

 

Ce qui lui plaît, à Dieu, c'est de nous voir libres. Libérés de nos angoisses et de nos tourments, pour lui consacrer tout notre temps.

Car il est encore une chose que nous pouvons faire : lui donner du temps. Puisque nous en sommes propriétaires, nous pouvons aussi en faire cadeau.

Au moins de temps en temps. Autant que faire se peut.

 

Finalement les regrets, les remords, les craintes pour l'avenir (celui de chacun, celui de notre planète) sont toujours des questions de relation au temps : celui qui n'est plus, celui qui n'est pas encore – et qui peut-être ne sera pas.

Et cela doit nous rassurer : nous pouvons aussi lui tordre le cou, le tuer (nous savons aussi tuer le temps), et avec lui nos idées noires.

 

Jérôme van Langermeersch, le 28/12/2019

 

(1) J'ai consacré de nombreuses pages à ce sujet dans mon premier livre, « D'un instant à l'autre » (éditions Anne Sigier, Sillery, Québec, 1995)