Jeudi Saint

EN COMMUNION

 

 

Le Jeudi-Saint est pour moi une fête très importante, un peu magique.

Ce soir-là le Christ s'est donné à tous, et en même temps à chacun, dans son intimité. Il a annoncé sa mort très proche publiquement, à ses disciples rassemblés. Il leur a livré le même message. Et ce faisant, il a partagé son corps pour en donner à chacun sa part, pour que chacun sente en lui sa présence, dans sa chair.

Les deux sont mêlés, indissociables. Tous les apôtres apprenaient ensemble la nouvelle, et chacun pouvait garder, en secret au fond de lui-même, la douceur du cadeau qu'il recevait – et aussi l'engagement que cela représentait. Cet engagement aussi, comme pour nous, est à la fois commun, ecclésial, et aussi très individuel.

Il y a 20 ans j'assistais à la messe du Jeudi-Saint à Carvin. C'était le père André Brevart qui officiait. A un moment très précis que je me rappelle très bien, il s'est mis à prier, en silence. C'était un temps de recueillement tout à fait normal, rituel, peut-être après la lecture de l'Evangile. Et pourtant en l'observant, j'ai ressenti comme un bien-être, une chaleur, complètement uniques. Cela ne s'était jamais produit avant, ni ne s'est reproduit ensuite, avec personne.

Cela a duré quelques secondes.

Quoi de plus banal pourtant, qu'un prêtre en train de prier au cours de la messe ?

Je pense qu'il s'est passé là quelques instants de communion, au sens premier du terme : je devenais celui qui était en train de s'adresser à Dieu, et nous le faisions complètement ensemble, en phase, exactement de la même façon. Avec exactement les mêmes mots : ceux du silence.

Chacune des deux personnes restait elle-même, et en même temps était l'autre. Toutes les deux recevaient le même don – le don de la prière – ensemble et chacune pour son propre compte.

Lorsque Jésus meurt sur la Croix, il « jette un grand cri et dit : « Père, en tes mains je remets mon esprit » ( Luc, 23, 46). Cette phrase, que l'on trouve déjà dans le Psaume 31 (verset 6), je l'ai lue et entendue maintes fois. Et pourtant je me souviens d'une seule fois, au cours de la messe des Rameaux, où elle m'a vraiment comblé, comme on comble un vide. Les autres fois j'écoute, je comprends le sens probablement, et puis ça passe. A ce moment-là cette phrase m'a envahi, elle s'est incrustée en moi, et y a fait sa demeure.

Et lorsque me vient la tentation d'être découragé, ou de haïr, ou me venger, cette parole me revient souvent, tout de suite, sans effort. Depuis cet instant de grâce, elle est en effet restée là bien au fond, bien vivante. Et tout de suite accessible. Eternelle, un peu.

Peut-être que chacun d'entre nous a des souvenirs semblables – qui n'ont parfois rien à voir avec la prière. Ainsi il y a 14 ans, je parcourais avec ma famille la plaine d'Alsace, près du village de Bergheim. Je suis allé très souvent en Alsace, dans des endroits magnifiques, sous le soleil. Et pourtant ce jour-là seulement, à ce moment-là, j'étais comme inondé de bonheur, dans une grande paix – Dieu seul sait pour quelles raisons, que je n'aimerais pas trop connaître.

D'autres fois c'est en accomplissant un geste maintes fois répété, ou en compagnie d'une personne que je connais par cœur... qu'il se produit autre chose. Une seule fois.

Cela ne se reproduira pas, et ce n'est pas nécessaire.

La permanence du souvenir, et le fait de se remémorer l'événement, suffisent à le faire revivre.

Si nous sommes capables d'être heureux sans raison, pourquoi le sommes-nous aussi d'être tristes, sans raison ?

Il y a longtemps, j'accompagnais un petit groupe de personnes très pauvres dans les montagnes, près d'Aoste en Italie. C'était en lien avec le Mouvement ATD Quart Monde. Un moment je me suis trouvé seul à me promener, au hasard. Sans aucune autre pensée autour, m'est alors venue celle-ci, sans crier gare : il faudrait avoir une foi générale dans tout ce qui bouge. Presque 30 ans après, je ne sais toujours pas très bien ce que cela signifie, ni pourquoi cette idée m'est apparue. Je devais surtout être très en paix. En état de grâce.

Je sais seulement que cette phrase revient souvent me rendre visite, m'habiter.

Et ce flou me va très bien. Jérôme van Langermeersch, 07/04/18