Pauvres parmi les pauvres
Un regard, un geste, une parole, c'est peu et c'est aussi beaucoup...
J'ai été, en septembre novembre 1994, envoyé en mission comme
« Médecin Sans Frontières » au Zaïre (devenu République Démocratique du Congo), dans un camp de réfugiés qui accueillait des Rwandais fuyant le génocide – et aussi des auteurs du génocide, ce qui nous a amenés à évacuer les camps le 10 novembre, en signe de protestation.
J'étais affecté au camp de KABIRA, entre Bukavu et Go ma, sur les rives du magnifique lac Kivu. Un jour, alors que nous étions tous occupés à réorganiser l'hôpital (MSF est capable de mettre en place en trois jours un hôpital d'urgence), je parcourais les allées du camp. Soudain j'ai entendu une femme crier, allongée en travers du chemin, tenant dans ses bras sa fille Stéphanie, âgée de 7 ans, gravement dénutrie. Elle disait vouloir mourir avec son enfant, épuisée. Elle s'appelait Généreuse – d'autres au Rwanda se nomment Pacifique, Espérance, ou encore Illuminée, Glorieuse, Médiatrice ...
J'ai pris la décision de les prendre toutes les deux, presque violemment, pour les amener à l'hôpital. Pendant quelque temps la maman a commencé à reprendre courage, et à prendre soin de sa fille.
Un soir, comme chaque soir, nous examinions les patients alités avec l'infirmier et un autre médecin (eux mêmes réfugiés hutus). J'ai vu que Stéphanie et sa mère étaient couchées, mais pour la première fois sans se toucher ni se regarder. Elles se tournaient le dos. J'ai pris Stéphanie dans mes bras, et je l'ai sentie me serrer très fort. L'infirmier m'a dit : « mais vous la portez contre votre coeur ».
« Mais c'est sa mère qui devrait faire ça, avons-nous tous admis. Elle ne doit pas s'appeler Généreuse pour rien ! ... » Et ils se sont mis (pour la première fois je crois) à lui parler. Ils apprenaient son histoire, d'où elle venait et surtout qu' elle ne savait pas où dormir. Elle n'avait pas eu la force de demander un abri auprès des équipes du HCR. Une SDF parmi les réfugiés !
« Dès demain je m'occupe de ça », a dit le médecin.
Mais c'était trop t ard : Stéphanie est morte dans la nuit, et sa maman l'a suivie quelques jours plus tard.
Pour moi c'était le signe : la petite fille s'est laissée mourir dès le moment où sa mère a cessé de la regarder et de l'envelopper – sans doute parce qu'elle même n'en trouvait plus la force.
Les gestes d'urgence, visant à réhydrater, à réalimenter un enfant en grande détresse doivent bien sûr être entrepris – autant que faire se peut. Mais l'autre urgence, ici, était de soutenir la maman, l'aider à continuer à regarder sa fille, à la toucher, lui parler – elle en était encore capable physiquement, puisqu'elle est morte après elle. Mais peut-être n'avait-elle plus la volonté de se battre.
Par la suite j'ai essayé de sensibiliser les personnels soignants à cette attention au regard des mamans sur leurs enfants, surtout les très petits, les bébés.
Même dans un contexte d'urgence, il est toujours possible d'adopter quelques gestes simples, qui deviennent vite une habitude en fait : prendre une main, essayer de soulever doucement un corps allongé, soutenir un regard.
Plusieurs fois j'ai remarqué qu'un corps allongé, prostré, muet, n'est pas forcément un corps sans force, au bord de la mort. Il a suffi parfois de l'entourer (physiquement, et de le relever avec patience et prudence (il peut aussi être blessé), pour que l'état de santé de la personne s'améliore. J'ai souvenir en particulier d'une femme que j'ai vue littéralement changer, reprendre un peu de courage, uniquement parce que je l'avais assise : elle devenait alors capaple de nous regarder, puis de prononcer quelques mots – elle semblait quelques secondes avant, allongée, presque à l'agonie.
On pense que nos très lointains ancêtres ont commencé à devenir des êtres humains, pouvant dominer les autres animaux, quand ils ont acquis la position debout, sur leurs deux jambes.
A mon retour j'ai publié un texte pour MSF : Où est l'urgence ?
Elle n'est pas seulement dans les gestes et les techniques de réanimation et de rénutrition – évidemment indispensables, et c'est notre première mission dans un tel contexte. J'ai suggéré qu'il puisse y avoir de petites équipes garantes de ce qui est, parfois légitimement, oublié : la prise en compte des plus pauvres, des plus fatigués, exclus parmi les exclus.
C'est aussi une urgence.
Et ce qui s'est passé à Kabira devrait être transposé partout dans le monde, et à l'échelle du monde.
Jérôme van Langermeersch