NOUS NE SOMMES JAMAIS VRAIMENT SEULS
A la recherche de la présence amoureuse
Je suis sorti tout seul pour aller à ce rendez-vous. Mais qui donc est celui qui me suit dans l'obscurité silencieuse ? Je m'écarte pour éviter sa présence, mais je ne lui échappe pas. Il fait se soulever la poussière avec ses fanfaronnades.
Il double de sa voix bruyante chaque parole que je dis.
Il est mon propre moi misérable, ô Seigneur ! Il ne connaît aucune honte.
Mais j'ai honte de venir à ta porte en sa compagnie (Tagore, l'offrande lyrique, 30)
J'ai parfois l'impression qu'un autre que moi, toujours moi, m'accompagne alors que je n'en ai aucune envie. Il m'inspire des pensées que j'aimerais chasser, il réveille des souvenirs que je voudrais oublier. Il se mêle de ce qui ne le regarde pas, en portant des jugements sur ma conduite, mes désirs, mes projets. Il double de sa voix bruyante chacune de mes paroles.
Quel bonheur lorsqu'il se tait enfin ! Quand le silence s'installe. Quand je parviens à m'endormir, en vrai ou en image : mes raisonnements ne tiennent plus, ils se bousculent, n'ont plus de suite logique. Il est temps alors de lâcher prise. Une joie intime s'installe, en secret. Je n'ai plus de compte à rendre à personne, ni à moi-même. Si je pouvais m'endormir, à chaque fois que s'annoncent regrets, remords, peurs d'un avenir trouble, ou bouché.
Et lorsque je vais prier, pour appeler au secours mon Seigneur, pour qu'il me sorte de ce mauvais pas, il arrive que ma prière reste vaine. C'est peut-être qu'alors je viens à lui chargé d'un autre que moi. Un moi misérable.
Ce moi qui veut rester lui-même, alors qu'il est appelé à être un autre. On dirait qu'il tient à revivre ce qui n'est plus. Il regarde en arrière, celui qu'il était alors, et qui n'a plus rien à dire. Il ressasse des temps révolus, où il s'est senti humilié, où il n'a pas tenu parole.
Celui-là n'est pas vraiment digne de se présenter devant son Seigneur. Sauf s'il lui demande le pardon – alors il l'obtient.
Je peux me présenter devant Dieu chargé de mon péché. Mais il risque de mal le prendre si je viens à lui doublé d'un autre, qui ne veut pas voir la réalité : cette vie, là-bas, qui n'est plus, n'a plus son mot à dire. Ou encore le futur, cet imposteur qui se croit tout puissant alors qu'il n'existe même pas, il n'existera peut-être jamais.
Le moment le plus important dans la vie c'est le moment actuel, pourtant si futile, déjà en fuite. Parce que c'est alors que je suis le plus fort, le plus expérimenté. L'instant présent est le plus abouti, celui qui a accumulé le plus d'expériences, de leçons. Il écrase et étouffe tous les autres, de toutes ses forces. C'est sa voix bruyante à lui que nous devrions écouter, elle doit couvrir toutes les autres.
Parfois je me mets à regretter un temps passé – peut-être l'instant précédent. Je me mets à la place de celui qui aurait dû dire ceci, et encore cela. Mais c'est un autre que moi qui regrette, et il se met dans la peau d'un autre, qui n'a jamais existé. Ca fait beaucoup de monde ! Beaucoup d'importuns, qui ne sont pas invités. Ils se sont imposés, mais je ne leur ai rien demandé. Qu'ils aillent au diable, d'où ils viennent. Car c'est bien Satan qui là est à l'oeuvre, je reconnais bien ses méthodes fourbes, ses coups tordus : il me fait croire que c'est moi, celui qui regarde en arrière un fantôme, une illusion.
Mon imagination.
Mon propre moi misérable.
Cette attitude – le rejet de Satan – est certes très exigeante. Elle demande une vigilance de chaque instant. Je dois me tenir constamment sur mes gardes.
Mais elle est, à la fin, bienfaitrice. Rassurante.
Car si j'ai honte de me laisser aller à ces tentations, je puis être fier de moi lorsque je résiste.
Lorsque je parviens à ne retenir de mes personnages que les bien vivants, les tenaces. Au fond il n'y en a que deux : celui que j'ai été vraiment – il est mort, en poussière. Et celui que je suis maintenant : celui-là s'agrippe de toutes ses forces au moment présent, sans rien autour.
Celui-là est capable aussi – il peut en être fier – de sauter dans le vide sans retenue. Dans cet instant qu'il est en train de vivre, en même temps il se jette, il se projette, dans l'avenir – c'est notre nature humaine, nous vivons surtout de projets.
Cet avenir est évidemment incertain, il peut nous faire peur.
Mais la seule solution pour nous en sortir, c'est de lui faire une confiance aveugle.
Je dois faire confiance dans ce qui va m'arriver et que j'ignore. Alors cette confiance est aveugle. Je n'ai pas le choix.
Mais je peux choisir, et j'en ai envie, de me donner à lui sans retenue.
Et délesté du poids de ma misère d'autrefois, et présente.
De toute façon je ne serai pas seul. Un autre que moi, présence amoureuse discrète cette fois, doublera dans un silence de vie, mes pensées dérisoires.
Jérôme van Langermeersch, le 12/05/2023