QUE SERAIS-JE SANS TOI ?

que serais-je sans toi que serais-je sans toi  

 

« Et maintenant supportez un peu ma folie (…) Je l'avoue, le Verbe est venu à moi,plusieurs fois. Son entrée, je ne l'ai jamais sentie, non plus que son départ. J'ai senti qu'il était là. D'où est-il venu dans mon âme, où est-il parti en la quittant, cela aussi j'avoue l'ignorer, selon cette parole : « tu ne sais ni d'où il vient, ni où il va » (Saint Bernard, sermon 74 sur le Cantique des Cantiques)

 

Il y a peu, j'allais au travail à vélo, le vague à l'âme. Mon âme était vague, sans ressource, sans vie. Beaucoup de méchantes pensées m'assaillaient, souvenirs de la veille ou plus lointains, crainte pour la journée qui s'annonçait – alors qu'il n'y avait rien à craindre. Seulement se lancer dans l'imprévu, comme c'est notre lot à tous.

Et soudain, sans que je sache comment, j'ai senti que quelqu'un m'envahissait, prenant ma place, et aussi mes tourments du moment. Quelqu'un de très fort.

En fait si, je sais comment c'est venu : je me suis rappelé ce passage de l'Imitation de Jésus-Christ : « Je ne suis qu'une terre stérile et ténébreuse, jusqu'à ce que vous m'éclairiez (...) Epanchez sur cette terre aride les eaux fécondes de la piété » (livre 3, chapitre 23)

Je me suis remémoré ce texte, un peu différemment – cela m'arrangeait mieux, à ce moment-là. J'ai prié : « je ne suis qu'une terre aride, jusqu'à ce que vous l'ensemenciez ». Pour être vraiment guéri il me fallait cette notion de semence, qui donne naissance à la vie (végétale, animale, humaine).

Au long du parcours qui a suivi, j'ai vraiment senti qu'il était là.

Non seulement je n'étais plus triste, mais j'étais quelqu'un de nouveau, que je ne connaissais pas. Je naissais dans une autre personne, et celle-ci refusait toute entrée aux souvenirs douloureux – qui n'avaient vraiment rien à faire là, ils ne servaient à rien. Et j'abordais ce nouveau jour de façon sereine, plutôt vide, sans aucune anxiété.

Malheureusement cela n'a pas duré très longtemps. Les temps de grâce sont souvent furtifs, des éclairs. Là c'était peut-être 10 minutes, ce n'est déjà pas si mal. Assez vite ensuite, les pensées tordues ont repris le dessus. Mais moins violentes qu'avant.

Au moins le souvenir de ces minutes reste lui ancré, durable. Je sais qu'il va durer longtemps, car j'ai vécu de telles expériences il y 40 ou 50 ans, et lorsque je les remémore c'est comme si elles étaient là, intactes. Ce ne sont pas des souvenirs, mais des faits actuels – puisque je puis les faire revivre intégralement.

Et cela me rappelle aussi ce prêtre qui m'avait dit un jour « nous ne sommes que des instruments inutiles entre ses mains ». C'était il y a 50 ans. Cette phrase m'est restée, j'y pense souvent, mais jusqu'à cette expérience sur mon vélo je n'avais pas compris : pourquoi serais-je un instrument « inutile » ? Pourquoi devrais-je ainsi m'humilier ? En plus ce n'est pas vrai que je suis inutile, pas tout le temps en tout cas.

Il m'a donc fallu tout ce temps pour comprendre qu'il faut ajouter : inutile... jusqu'à ce que notre Seigneur vienne me tenir la main, me montrer comment faire, et surtout penser à ma place. C'est cela le plus important: il faut qu'il pense à ma place. Alors je deviens utile. Fécond.

 

En 1985, j'accompagnais une famille au Tribunal de Béthune. Une audience difficile, avec peut-être à la clef le placement de leurs enfants en famille d'accueil. Attendant le rendez-vous, j'essayais de calmer mes angoisses, de faire le vide. Alors me sont venus ces mots, brutalement sans crier gare : « Seigneur, viens vite à mon secours. Sans toi je ne sais pas quoi faire, je raconte n'importe quoi, je renverse tout ».

Je repense souvent à ces mots « sans toi je renverse tout ». Ils me sont d'une grande utilité dans la détresse, la solitude. Et je ne suis plus seul.

Pour étayer notre foi nous avons besoin d'images, de spectacles, et aussi d'expériences concrètes, qui peuvent être très courtes.

 

Et nous avons aussi besoin de silence, de vide. Faire le vide.

On dit « la nature a horreur du vide ». Je ne sais pas qui a inventé ça. Pour moi c'est un imposteur. Lorsque ça va mal, lorsque je suis trop rempli d'émotions sourdes, sournoises, qui me veulent du mal, j'ai envie de les déverser, les vider. Devenir vide. Pour être rempli d'une eau pure, et neuve.

 

« Que serais-je sans toi, … que ce balbutiement »

Jean Ferrat avait tout compris. Lui aussi.

Jérôme van Langermeersch, le 19/01/2020