Tagore , corbeille de fruits

VIE ET MORT MELEES

 

 

Un jour je rencontrerai la Vie en moi, la joie qui se cache dans ma vie, quoique les jours troublent mon sentier de leur inutile poussière (TAGORE, la Corbeille de Fruits, 21)

Cette inutile poussière, c'est tout ce qui est illusoire : toutes ces pensées qui me traversent l'esprit, sans y rester. De toute façon il vaut mieux qu'elles s'en aillent. Elles n'ont rien à faire là, qu'à me troubler. Elles transportent la mort, elles m'empêchent de reconnaître la vie en moi. Non pas le moi égoïste, replié sur lui. Celui-là aussi a l'odeur de la mort. Mais plutôt ce moi habité, accueillant. C'est très facile de faire la différence. La vie en moi, c'est celle qui me fait voir chaque mouvement, chaque geste, comme des cadeaux. Elle qui me fait rendre grâces, à chaque pas. Même si mon sentier est poussiéreux, laid. Même si la route est semée d'embûches et de souffrances.

Et il m'arrive très souvent, après un temps de grande paix, de ressentir comme un vide, une grande angoisse. Ou alors le matin au réveil, lorsque les rêves ne sont plus que des rêves. La vie et la mort sont très proches, finalement. Elles peuvent être mêlées, indistinctes.

 

Mais le poète vient à notre secours :

[Cette vie], je l'ai reconnue par éclairs, et son souffle incertain, en venant jusqu'à moi, a parfumé un instant mes pensées.

Donc cette joie n'est pas toujours cachée : quelquefois elle se révèle, nul ne sait comment, ni pourquoi à ces moments-là. Cela ne dure pas, c'est le temps d'un éclair. Pour la reconnaître pleinement, je dois laisser mes pensées filer, ou être transformées, parfumées. L'enivrant parfum de l'oubli. Alors elle est là, éblouissante, évidente. Et je n'ai plus peur de la mort – plus tellement.

Car son souvenir me suffit, même longtemps après sa disparition.

 

Un jour, je la rencontrerai en dehors de moi, la joie qui habite derrière l'écran de lumière – je serai dans la submergeante solitude, où toutes choses sont vues comme par leur créateur.

Voilà c'est dit. Une partie du mystère est levée. Il n'y a pas de vie sans un créateur. Et celui-là je le connais bien, même s'il ne se manifeste jamais, même s'il reste toujours derrière l'écran de lumière. Trop de lumière éblouit. Trop de lumière empêche de ressentir ce qui demeure dans le noir. Quelquefois j'ai l'impression que la vue est un luxe, c'est un don en plus, qui n'est pas forcément utile. Notre foi peut très bien se passer d'images. Elle peut très bien se passer de résultats, de réponses à nos questions.

 

Ce poème de Tagore, je l'ai découvert brusquement, d'un seul tenant, alors que je l'avais déjà lu maintes fois sans l'intérioriser. C'était dans la région de Zarzis, au sud de la Tunisie. Une ville très pauvre. Je croyais lire dans les visages, les attitudes des gens, la tristesse et l'ennui permanents. Peut-être parce que moi aussi j'étais triste, à une période de ma vie compliquée et incertaine.

Ce texte m'est arrivé en pleine figure, il a fait irruption dans mon corps alangui et désespéré.

La vie en moi.

C'était il y a 11 ans.

Et très souvent – comme bien d'autres – il me revient en mémoire. Et pourtant, contrairement à bien d'autres, même plus longs et plus difficiles, je n'arrive pas à le réciter par cœur.

Il me faut toujours remonter à sa source, le relire pour à nouveau en découvrir le sens.

Parce que ce sens est à chaque fois différent. Il doit s'adapter à chaque situation nouvelle – chaque situation est nouvelle. Elle n'avait jamais encore existé.

Ainsi, qu'il fasse froid dans mon cœur, ou que je sois inondé de bonheur, je sais que l'un et l'autre – le froid et le bonheur – sont provisoires, illusoires. Je ne dois pas m'y attarder.

Et je sais qu'un jour, parce que cela est déjà arrivé à de nombreuses reprises, je verrai en vrai. Avec des yeux qui n'existent pas encore, qui ne seront pas les miens.

Et cette Vie-là non plus ne sera pas la mienne.

Elle sera redonnée à son créateur.

Jérôme van Langermeersch, le 26/04/2018