Tu ne t'appartiens pas

Simplement se donner à chaque instant, puis l'autre.

 

           

 

            Don Miguel Ruiz, né en 1952, est un chaman mexicain. Son œuvre la plus célèbre,  « les quatre accords toltèques », serait le livre de sagesse le plus lu dans le monde, traduit en 52 langues.

          Pour lui, « nous sommes nés dans la vérité, mais nous avons grandi en apprenant à croire à des mensonges ». Il nous rappelle qu'Adam et Eve, avant leur chute, vivaient dans la vérité, l'amour sans la moindre peur. C'est l'accès au Savoir qui leur a fait connaître la culpabilité et la honte. Chaque être humain naît parfait – comme l'étaient Adam et Eve dans le paradis terrestre. C'est en grandissant, en se confrontant aux autres, qu'il se croit limité, instable, dans le doute permanent. Mais ce n'est pas vrai, c'est une illusion. En réalité « le Paradis nous appartient, parce que nous en sommes les enfants. Alors que la voix qui parle dans notre tête ne nous appartient pas »

 

          « Désormais tu peux vivre, puisque tu ne t'appartiens plus », écrit de son côté Huub Oosterhuis. Décédé récemment à l'âge de 89 ans, ce père jésuite hollandais a fait partie de ces prêtres qui dans son pays s'insurgeaient contre leur célibat imposé. C'était dans les années 1960. Il a finalement été exclu, s'est marié et a eu plusieurs  enfants. Il était poète, théologien, auteur d'innombrables œuvres musicales.

          Cette phrase vient de l'un de ses poèmes, Vocation. Celui-ci débute ainsi :

          « Toi aussi tu es l'un des douze. Ton langage, le battement de ton cœur te trahissent. Tu as été avec le Seigneur, tu as bien deux mille ans. Il t'a trouvé, nourri, rompu, multiplié. Il te donne de main en main comme pain quotidien pour tes frères »

          Lorsque je l'ai découvert, en 1974, je crois bien que ma vie, justement, en a été bouleversée. Elle ne m'appartient plus, mais elle appartient à Dieu – lui est Perfection, et aussi le parfait inconnu. Alors tout devient possible. Je suis libre, je n'ai plus rien à craindre, et notamment cette voix qui parle dans ma tête. Surtout si elle me veut du mal, si elle me pousse au mal. Contre les autres, contre moi-même.

          « Tout ce que nous disons et faisons contre nous-mêmes est un péché », écrit encore Ruiz. « Le péché n'a rien à voir avec les reproches ni la condamnation morale. Pécher, c'est croire à des mensonges et les retourner contre soi-même ».

 

          Parfois s'installe en moi un doute : ai-je bien agi ? Et si j'avais fait autrement ? Et maintenant, quelle décision prendre ?.. Le mieux alors est de rentrer en moi, en cette part de moi qui n'a aucune pensée. Elle est fiable, et sûre d'elle. D'autant plus qu'elle n'est pas seule. Elle est sans cesse soutenue par Dieu, en union avec lui.

          Comme Dieu elle ne parle pas, donc elle ne peut pas mentir.

          Lorsque j'ai subi un échec, une humiliation, je me mets parfois en prière. Je m'incline plus bas que terre, devant la réalité de ce qui s'est passé. Mais si possible sans revenir sur les faits eux-mêmes. Simplement j'accepte, je me rends à l'évidence – comme on se rend à l'ennemi vainqueur. Puis je laisse la place à celui qui seul est capable de  venir à mon secours. Je laisse s'introduire en moi mon Seigneur, ou je vais le retrouver là où il se cache déjà, dans mon intimité.

          Alors il me prend avec amour.

          Il m'arrive d'être ainsi en relation directe avec lui, sans intermédiaire – sans le bruit dans ma tête qui fait obstacle, qui m'empêche de l'entendre, lui qui ne fait aucun bruit.

 

          Après je me sens plus fort, mieux armé pour combattre l'ennemi. Je peux, si cela est nécessaire, reprendre calmement les événements douloureux, étape après étape, leur enchaînement. Je suis mieux armé parce que je ne suis déjà plus moi-même. Je ne m'appartiens plus. C'est une autre personne, étrangère, qui se charge d'essayer de comprendre, de réfléchir aux différentes solutions pour s'en sortir – s'il en existe. Et s'il n'en existe pas, celle-là acceptera mieux cette impuissance.

 

          L'humilié se transformera en humble. C'est peut-être une marque d'orgueil de ne pas accepter l'échec. C'est se croire au-dessus de celui qui n'a pas su répliquer. C'est lui faire croire que ce dernier n'a pas vraiment existé. Encore un gros mensonge : une négation de la réalité.

 

          Il s'est passé exactement 50 ans entre le moment où j'ai découvert Oosterhuis, et celui où j'ai entendu parler de Miguel Ruiz.

          J'ai l'impression que durant tout ce temps, il n'y a rien eu de vraiment nouveau. 

          Dès que j'ai compris que je ne suis jamais moi-même, mais sans cesse un autre, il n'y a plus grand chose à ajouter.

          Simplement se donner à chaque instant, puis l'autre.

 

Jérôme van Langermeersch, 15/01/2024.