Mémoire tordue

J'ai envie d'être là où la connaissance est libre.

MEMOIRE TORDUE

 

C'est  étrange, et banal : souvent je  me rappelle brusquement un événement, pourtant oublié, comme s'il était encore présent. La scène se rejoue exactement comme si elle se déroulait encore. Cela peut être merveilleux si c'était un moment de bonheur. Les psychologues nous recommandent, pour lutter contre la dépression, de nous  remémorer ainsi les épisodes heureux de notre vie,   les lieux où nous étions en paix, amoureux, prêts à toutes les audaces. C'est parfois efficace – pas toujours (et certaines personnes n'ont jamais vécu de telles grâces). Mais cela peut être dramatique si c'est un  épisode douloureux qui revient brutalement en mémoire. Lorsque nous avons été humiliés sans pouvoir nous défendre, comme l'agneau qu'on mène à l'abattoir. Cela m'est arrivé souvent dans ma vie, professionnelle surtout, alors que je pensais avoir bien agi, pour rendre service, sortir des personnes de la détresse. Ma hiérarchie me reprochait d'aller au-delà des mes missions – sans que celles-ci fussent toujours très claires.

Lorsque pour mon malheur je revis en vrai ces scènes, j'essaie de les chasser – physiquement – d'un revers de main, ou en me fondant corps et âme (surtout corps) dans l'acte que je suis en train d'accomplir. Si je marche je ne pense qu'à la marche, je la force, j'élargis mon pas, ou j'en fais un de côté : je me place à côté de moi, pour être un autre, méprisant et tuant celui qui fait fausse route. Surtout j'appelle à l'aide mon Seigneur, à grands cris silencieux : « Viens vite à mon secours, seul je ne m'en sors pas, je renverse tout, je fais tout de travers ! » Très souvent je me sens happé par une force mystérieuse, l'angoisse disparaît. C'est parfois aussi simple que cela.

Souvent aussi je fais le contraire : je me tiens immobile, je lève la tête et je regarde très haut, le ciel, les nuages. J'écoute les oiseaux chanter, je me fonds dans leurs chants, eux qui ne se soucient pas du lendemain – ni du passé. Je fais ça depuis très longtemps, pourtant je n'ai vraiment compris que très récemment l'efficacité de cette attitude toute simple, à la portée de chacun.

«  Là où l'esprit est sans crainte, et où la tête est haut perchée,

Là où la connaissance est libre (…), où les mots émanent des profondeurs de la sincérité

Là où l'esprit guidé par toi s'avance dans l'élargissement continu de la pensée et de l'action,

Dans  ce paradis de liberté, mon Père, permets que ma patrie s'éveille »

(Tagore, l'Offrande Lyrique, 35)

Ce poème (ici tronqué) me revient lui aussi en mémoire, lorsque tout dérape, lorsque tout  bascule. La religion de Tagore est l'hindouisme et je ne sais pas qui il appelle ainsi « mon Père ». Le Dieu des chrétiens, nous l'appelons souvent ainsi. Alors tout va bien.

Je suis parfaitement capable de me situer dans ce paradis de liberté, déjà sur terre, avec mes pauvres moyens. Il me suffit de chasser de ma mémoire cette connaissance acquise au fil du temps, de la rendre libre. Ainsi je suis sans crainte, ni du passé ni du lendemain. Je ne me souviens pas des choses passées, mortes, et je ne me projette pas dans un avenir incertain (qui pourrait être une mémoire d'avance).

Qu'ai-je à craindre du passé ? Et pourtant je suis si souvent tenté de le faire. Même pour des choses  anodines, un mot de trop, un non dit, un silence pesant, des questions sans réponses. Et voilà que tout se remet en marche, tout recommence. Le diable est dans les détails, dit-on. Il semble en effet être là à l'oeuvre, et tout à son aise. Car il nous veut du mal, c'est sa vocation.

Lorsque nous en venons à bout, nous devenons plus forts. Nous avons vaincu le mal. Même si tout sera bientôt à recommencer – ne nous faisons pas  d'illusions.

Mais peut-être que l'accumulation de ces expériences nous rend meilleurs, chaque fois mieux armés. C'est ce qu'il nous faut croire. Sinon c'est à désespérer.

Tagore parle de liberté (par deux fois dans ce texte) :  il s'agit je crois d'une liberté vis-à-vis de soi-même. Je ne dois pas m'enfermer dans mes habitudes, l'aride et morne désert de la coutume (idem), ni dans mes certitudes, encore moins mes incertitudes.

Au contraire j'ai envie d'être, un instant puis l'autre, ouvert à toutes les chansons, les plaintes, les craintes des autres.  Sans toujours me référer à ce que je sais déjà.

J'ai envie d'être là où la connaissance est libre.

Jérôme van Langermeersch, le 19/05/2024