Bienfaisante fuite en avant
« Désormais rien ne sera plus comme avant ».
« Désormais rien ne sera plus comme avant ». On dit ça quand on vient de vivre un événement qui semble exceptionnel, crucial, fondateur d'une ère nouvelle. On l'a dit le 11 septembre 2001. Ce jour-là et sans attendre, les journalistes se sont empressés de dire : « Maintenant il y aura dans l'Histoire un avant et un après 11 septembre »
Parfois au contraire, on se rend compte des siècles plus tard combien était capitale une grande découverte – l'invention de la roue, celle de l'agriculture, de l'imprimerie...
Un jour en fin d'après-midi, s'est produit un événement majeur. Je venais de passer une journée ennuyeuse, et harassante. En plus je me suis senti humilié parce qu'on ne m'avait pas demandé mon avis au sujet d'une affaire importante – et je l'ai, sur le coup, accepté sans broncher. Quand tout était terminé, les acteurs ayant quitté la scène depuis longtemps, j'ai amèrement regretté cette humiliation, et aussi cette soumission. Tout redevenait précis dans ma mémoire, les coups de couteaux portés un à un, et tout ce que j'aurais dû dire. Il semblait que rien ne pouvait arrêter ce déferlement diabolique. La petite lueur d'espoir pourtant, celle qui m'a permis de tenir le coup quand même, c'était l'obscure certitude que cela ne pouvait pas durer.
Une part de moi, encore faible, savait qu'à un moment ou un autre cette souffrance s'arrêterait.
M'est alors revenue cette phrase de Ste Thérèse d'Avila : « L'âme recueillie doit éviter de discourir, et observer attentivement ce que le Seigneur opère en elle » (Le Château de l'âme, 4èmes demeures, ch.3) ;
La magie n'a pas tout de suite agi. Les discours moqueurs m'assaillaient encore, tandis que je guettais en moi les signes de l'oeuvre de Dieu.
Avec douceur cette force est enfin apparue. J'étais apaisé. Ou plutôt groggy, terrassé.
A tel point que je me suis dit : « Plus rien ne sera plus comme avant ». Pour la première fois je trouvais en moi une arme, venue d'ailleurs, capable de venir à bout d'un mal qui paraissait invincible.
Je me rappelle maintenant d'autres situations où la prière, ou simplement l'absence de pensée, ont pu me remettre debout.
Finalement c'est à chaque instant que rien n'est plus comme avant. C'est évident, en fait : avant lui tout était autrement. Surtout si on se place à l'échelle du monde, si on songe à tout ce qui s'y passe en un instant.
Il y a très longtemps à la télévision, un berger était interrogé par un journaliste :
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Que faites-vous de vos journées ? Est-ce que vous ne vous ennuyez pas un peu ?
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Non, répondit le berger : je pense à ce que je vois.
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Au fond il suffirait de se fondre dans l'instant, le devenir. Il serait alors possible de n'observer que ce qui se déroule devant nous – serait-ce en imaginaire.
Si quelqu'un me parle, je suis tout à lui, à son écoute. Si je suis seul, je suis attentif à mes gestes précis, mes attitudes du moment, sans rien autour.
Et adieu les regrets, les remords, les peurs du lendemain.
Se consacrer corps et âme à l'instant présent dépense très peu d'énergie – puisque cela ne dure pas.
Mais cela elle peut être très payant : le temps que j'ai passé à jouir de lui, je n'en garde aucun souvenir – sauf l'assurance, vissée au corps, d'avoir évité un malheur.
Ainsi je puis me donner entièrement, sans retenue, à l'instant suivant.
Et celui-là n'avait encore jamais existé.
Rien n'est jamais plus comme avant.
Jérôme van Langermeersch, 29/09/2018.