Delices de l'attente
C'était un jour où je ne me tenais pas prêt à l'accueil ; entrant non prié dans mon cœur, inconnu de moi, mon Roi, tu as marqué du sceau de l'éternité maint fugace instant de ma vie...
Tagore (l'offrande lyrique, 43) s'adresse là à un Roi, qu'il ne connaît pas – il ne nous en dira pas plus. Ce pourrait très bien être notre Dieu. Nous ne le connaissons pas plus, après tout. Il entre parfois dans nos vies, par instants, par à-coups, aux moments où nous ne l'attendons pas. Et même lorsque n'avons pas trop envie de lui. Il entre non prié, nous ne l'avons pas invité – et il s'impose. Il m'arrive très souvent de sentir ainsi sa présence, un court instant, ou durablement. Et je n'y suis pour rien, je n'y pensais pas. Pourtant quelque chose d'inhabituel se produit – c'est toujours nouveau, toujours différent. Il m'apaise, j'oublie le passé, l'instant d'avant – quand je me morfondais seul, sans personne avec qui parler. Sauf à moi-même, tournant en rond, sans pouvoir en sortir.
Et en entrant en moi, il m'en fait sortir. Je suis hors de moi, dans le bon sens du terme.
Je suis libéré.
L'excellent acteur Michael Lonsdale, qui vient de mourir, joue le rôle d'un des moines de Tibhirine, dans le film « des hommes et des dieux ». Il s'entretient avec un enfant, qui lui demande s'il a déjà été amoureux dans sa vie. Il dit que oui, ça lui est déjà arrivé. Mais il a rencontré un autre amour, qui l'a vraiment séduit, et qu'il n'a plus jamais voulu quitter. Il ajoute ceci : « tu sais, c'est très simple. Il ne faut pas se poser trop de questions ».
Saint Jean de la Croix parle quant à lui du « feu divin de l'amour, qui s'introduit dans la substance de l'âme, pour s'unir à elle, et la devenir » (La vive flamme d'amour, strophe première)
Beaucoup plus près de nous frère Roger Schutz, le fondateur de la communauté de Taizé, nous dit que le Christ est tellement lié à nous qu'il y demeure, même à notre insu. Il est une « brûlure au cœur de l'homme, lumière dans l'obscurité » (Vivre l'Inespéré, 1974).
Au fond il n'est pas nécessaire d'atteindre l'extase des grands mystiques pour vivre pleinement notre foi. Heureusement.
En parcourant les évangiles, je ne vois pas d'endroit où le Christ nous aurait commandé, ni même recommandé, de suivre cette voie. Encore moins de la rechercher – ce qui semble impossible. Il s'agit avant tout d'un cadeau mystérieux, incompréhensible, que l'on reçoit.
Mais tout de même, il serait dommage de passer à côté.
Ceci est mon délice d'attendre, et d'épier ainsi sur le bord de la route où l'ombre poursuit la lumière (…) Mon cœur exulte au dedans de moi (…) Je sais que soudain l'heureux moment viendra (l'offrande lyrique, 44)
Prier, c'est peut-être simplement être en attente. Accepter de ne pas recevoir tout de suite le don de Dieu. Le bien fou qu'il nous fait, en se donnant lui-même.
Et lui aussi pourrait être en attente. A l'affût. Il attend son heure.
Attendre, c'est commencer à renoncer à soi-même, à ses propres élucubrations.
On dit qu'il faut s'accepter tel que l'on est, connaître ses limites, ses faiblesses.
Moi je dis qu'il ne faut pas s'y résoudre. Je mérite mieux que ça. Après tout.
Je puis très bien me sentir poussière, inutile, sans joie. Et l'instant d'après au contraire, digne d'être investi de la lumière de Dieu, de m'abreuver à sa source vive.
Si cela me fait du bien, si cela me console, qui pourra me le reprocher ?
Qui pourra me dire que j'ai tort, que je me fais des idées ?
En apportant quelles preuves ?
Le voyageur altéré approche ses lèvres de la fontaine, et étanche sa soif de l'eau la plus proche. Il s'assied contre le premier arbre qu'il rencontre sur le bord du chemin, et puis, ayant repris des forces, il recommence à marcher. Une seule pensée l'occupe, celle d'achever sa course (l'imitation de Jésus-Christ, livre 3 chapitre 26)
Qu'ai-je à me soucier des tourments du moment, puisque je sais que ce n'est pas là le but final, celui que je recherche ? Il me suffit de les laisser passer, ou de les renvoyer d'où ils viennent. Je ne les avais pas invités, eux non plus. Qu'ils retournent au diable.
J'attendrai patiemment, sans broncher, la fin de l'orage.
Sans me poser trop de questions.
Jérôme van Langermeersch, 14/11/2020