A l'abri des regards
Un autre que toi même veille sur tes incapacités
Tout de même, on sent bien quand une pensée est de trop, quand elle fait déborder le vase. Ce n'est pas très difficile. Même sans faire le mal, je suis en train de juger, d'envier, de haïr. C'est très sournois. Parce que ça n'a l'air de rien, ça ne va pas plus loin. Mais c'est en trop, ça n'a rien à faire là.
Parfois mes pensées virevoltent en tous sens, puis elles s'accrochent à une image, un visage, une parole. Sans le vouloir je me mets à regarder quelque chose, ou quelqu'un, alors qu'il n'y à rien à voir.
C'est l'ennui, ça. C'est ça l'ennui.
Quand je n'ai rien à faire, quand il n'y a personne à qui parler, c'est l'ennui qui me guette. Sournoisement. L'oisiveté mère de tous les vices : car alors je me mets à penser, à réfléchir. Pour occuper le temps – comme on occupe un territoire, ou un peuple, pour les conquérir. Et c'est peut-être la catastrophe.
Le temps, là, ne demandait pas à être occupé. Comment ai-je pu croire ça ?
Quand il n'y a rien à faire, quand je suis à l'abri des regards – et surtout du mien – il peut au contraire se passer des choses fabuleues. Alors profitons-en. Au lieu de rêvasser – c'est le piège – soyons très attentifs, sur nos gardes. Comme un félin guette sa proie, à l'affût de ses moindres mouvements, pouvant la rendre soudain vulnérable. Et en un instant, au bon moment, il saute sur elle.
Tout ce temps passé à observer, en silence, sans bouger, chasse l'ennui. C'est lui l'ennemi, la proie à broyer. Et en un éclair tout peut basculer.
« Veillez et priez, pour ne pas entrer en tentation. Veillez et priez en tout temps, afin d'avoir la force d'échapper à tout ce qui pourrait arriver » (Matthieu 21, 41 ; Luc 21,36)
Nous y voilà. La lutte contre nos tentations passe par la prière. Seul je ne peux rien de bon. J'ai beau me casser la tête à chercher des remèdes, des consolations, je ne trouve pas de solution tant que je suis seul. Tant que je me crois seul. J'ai besoin d'un autre, plus fort que moi, plus habile. Et qui m'aime.
« Lumière ! Où est la lumière ? Qu'elle s'anime au feu rutilant du dé sir ! Voici la lampe, mais sans jamais le vacillement d'une flamme (...) La misère frappe à ta porte ; son message est que ton maître est de veille et qu'il t'appelle au rendez-vous d'amour à travers l'obscurité de la nuit... » (TAGORE, l'Offrande Lyrique, 27).
Je me souviens très bien du moment où ce texte est vraiment entré en moi (alors que je le connaissais déjà depuis longtemps). J'avais subi de graves affronts, des injustices, j'avais essayé de me défendre – et beaucoup d'autres ont essayé de me venir en aide – sans succès.
Un soir je remettais tout cela entre les mains de Dieu, en silence – au moins en essayant de faire silence. Et je suis tombé sur ce poème de Tagore. Cela a été une révélation, et m'a rassuré.
Souvent encore je fais appel à lui – ou il vient à moi, comme maintenant, quand j'écris ces lignes. Je suis au creux du désespoir, ou c'est le désir qui me guette je le sens bien – désir inaccessible, en impasse. Alors j'appelle au secours, et c'est la misère qui répond – la mienne, et aussi toutes les misères du monde, rassemblées là. C'est déjà très étonnant. Et en plus, elle vient avec un message, très clair finalement : ne crois pas en tes propres forces, ne désespère pas non plus de tes faiblesses ni de tes tourments.
Car un autre que toi même veille à ta place, si toi tu n'en est pas capable. Et il te donne un rendez-vous, pour l'amour.
« La nuit est noire comme l'ardoise. Ne laisse pas les heures s'écouler dans l'ombre. Anime avec ta vie la lampe de l'amour » (TAGORE, idem).