La foi, une illusion ?

« Je t'attendais tu sais. Je ne t'avais pas oublié. Tu ne me voyais pas, tu regardais autre chose

 

 

Il y a certains moments dans la vie où tout semble s'écrouler. Et nous assistons, impuissants, à ce désastre. Cela se passe souvent la nuit. Quand elle se fait dense, l'âme est comme envahie, elle ne voit plus rien, elle ne peut se raccrocher à rien de solide. Quand j'étais petit j'avais parfois, au moment de m'endormir, l'impression de tomber dans le vide, dans un vrai mouvement inéluctable, sans me faire mal puisque je ne rencontrais aucun obstacle. Bizarrement il y avait un mélange de jouissance et d'angoisse, dans cette impression de ne rien pouvoir faire pour m'opposer. J'étais finalement devenu quelqu'un d'autre, sans assise, sans protection. Cela revenait souvent, et  je savais que ce n'était pas très long. Alors cela ne me faisait pas peur. Et j'aimais, au fond, cette expérience étrange et connue.

Je suis devenu adulte – mais je reste toujours un enfant, c'est clair. Je ne fais plus de ces débuts de rêve, mais il m'arrive de me sentir comme opprimé, esclave de réminiscences douloureuses, lointaines ou très récentes, immédiates – les pires.

Il arrive à chacun d'entre nous, je crois, de se rappeler brutalement des moments de sa vie où il a été humilié, ou profondément déçu. Des moments où il a raté le coche, une occasion qui aurait pu rendre toute sa vie meilleure.

Ou encore :  je sors d'un entretien, que j'avais préparé pendant des mois. Un espoir d'embauche pour un travail, auquel je tiens absolument. Il s'agit de faire se rencontrer des enseignants, des parents, des enfants, pour que tous se comprennent, pour que tous les élèves progressent, se sentent mieux à l'école. Qu'on puisse entendre le cri de ceux qui se taisent, se murent. Ou ceux dont le langage est incompréhensible, inaudible. J'ai été médecin scolaire pendant de nombreuses années, et je compte bien faire valoir cette expérience, preuves et anecdotes innombrables à l'appui. Mes interlocuteurs m'écoutent à peine, je le sens, ça se sent. Et ils répondent à côté. On n'a pas besoin de moi. Echec. Humiliation.

Comme à mon habitude, j'accepte sans broncher le verdict. L'agneau qu'on mène à l'abattoir.

Sorti de l'enfer pourtant, toute la scène – très courte, me revient en mémoire. La mémoire immédiate. Si j'avais dit cela, et encore cela, j'aurais pu les convaincre. C'est sûr. Je me berce de cette illusion certaine. C'est une illusion car les acteurs ne sont plus là – et ils m'ont  oublié, pour toujours. Mais elle m'envahit, me paralyse, plus rien d'autre ne compte.

Comme l'enfant que j'étais attiré dans un trou noir, je m'enfonce dans ce paysage irréel (comme le sont tous les souvenirs),  sans pouvoir résister.  

Et soudain, tout s'effondre. Miracle. L'écran se casse en mille morceaux. Les images qui défilaient à toute vitesse disparaissent. Et c'est encore le vide, bienfaiteur celui-là. Il m'a permis de perdre la mémoire, et ainsi d'éviter un drame – j'allais droit dans le mur.

Et puis très vite, le vide  se comble. Sinon ce serait la mort. Je suis à nouveau envahi, mais cette fois par une douce paix – et ce sentiment d'avoir frôlé la mort. 

Cette douceur je la connais très bien, elle aussi. Et je sais qui me l'offre : un Dieu puissant et amoureux. Il s'introduit doucement – parfois violemment, quand je résiste. Il reste silencieux, ou me susurre des mots tendres. « Je t'attendais tu sais. Je ne t'avais pas oublié. Tu ne me voyais pas, tu regardais autre chosece défilé d'images, ton cinéma. Mais maintenant je suis là, je ne te lâche plus ».

Nous sentir ainsi habités, nous donne des forces incroyables – mais elles nous aident à croire.

Alors il devient possible, sans que cela paraisse surprenant ou fou, de se confier au moindre souffle du vent dans les arbres, au chant de l'oiseau qui s'y repose. Et d'en être transformé, prêt à toutes les audaces.

Il  m'arrive souvent, après une nuit d'angoisse, de sortir au grand air. Alors la crainte disparaît subitement, sans que je sache comment. Il m'a suffi de respirer l'air, son odeur nouvelle – alors que l'air n'a pas d'odeur en principe, s'il n'est pas pollué.

Et si cela me fait du bien, si j'en suis tout retourné, cela ne peut pas être une illusion.

 

Jérôme van Langermeersch, le 17/11/2022