prends ma main

Rends-moi attentif au moindre signe qui me fera sortir de ma propre prison.

prends ma main prends ma main  

PRENDS MA MAIN

 

Lorsque j'étais élève de 4ème, notre professeur de Français, nous trouvant trop distraits ou inattentifs, avait l'habitude de nous dire alors : « soyez à votre affaire ». C'était une injonction – il était très sévère – et il n'était pas question de lui désobéir.

J'ai toujours en tête cet ordre, que je me donne à moi-même, quand je divague, quand des pensées sournoises et inutiles se mettent à m'envahir. C'est quelquefois très efficace.

Je me laisse aller à regarder défiler des événements passés, des projets ou des craintes pour l'avenir – tous trompeurs, (pour mon malheur) puisque le passé n'existe plus, et l'avenir pas encore. C'est le vide, la mort qui rodent alors et me tentent.

C'est alors qu'une voix me dit, violemment : « arrête-toi, sois à ton affaire. Contente-toi de ce que tu vois et entends aujourd'hui, concentre-toi sur ce qui se passe maintenant ».

Alors j'écoute l'oiseau qui chante – je ne l'avais pas remarqué. Je me livre corps et âme à ce que je suis en train de faire (marcher au soleil, tondre la pelouse, regonfler les pneus de mon vélo...). Et le trouble disparaît, je suis totalement fondu dans le geste, la posture, l'écoute. Mes propres pensées ne m'atteignent plus, elles s'en sont allées comme l'orage passe pour faire place au beau temps.

C'est simple comme bonjour. Pourquoi est-ce parfois si difficile ?

Quand on se sent heureux, ou simplement bien, quand notre temps intérieur est calme, sans vent, on regarde plus longtemps les choses et les gens autour de soi – les passants, là, qui pourtant ne font que passer. On a envie de passer plus de temps avec les arbres, la mer, les nuages. Parce qu'il n'y a rien d'autre à faire, ni à penser.

Même si ça ne dure qu'un temps, le temps d'un éclair, la mémoire peut en garder très longtemps le souvenir.

 

Quand c'est une vraie angoisse qui s'effondre, quand c'est un drame qui a ainsi été évité, je me dis : « mais ce n'est pas possible, un tel prodige. Forcément quelqu'un d'autre était à la manœuvre, quelqu'un de plus fort que moi. Un magicien. Dieu »

Mon Dieu, ne laisse pas mes propres tourments me guider. Ce ne sont pas eux les maîtres, ils ne doivent pas avoir le dernier mot.

 

Lorsque j'étais médecin dans les écoles, j'allais souvent observer les élèves, petits et grands, dans leurs classes. J'ai fait ça pendant 23 ans, presque quotidiennement.

Un jour je me suis placé à côté d'un enfant de 5 ans, qui avait énormément de mal à écrire, à former ses lettres. Sans réfléchir – il est souvent bon de ne pas réfléchir – je me suis mis à guider sa main, en la prenant dans la mienne. Ainsi c'est moi qui écrivais à sa place. Au fil des secondes un miracle s'est produit, je ne sais comment : je me suis surpris à devenir l'élève, entraîné par la main du maître. Au fond ce n'était plus moi qui étais à la manœuvre, c'était lui ce petit garçon. Lui qui m'apprenait à écrire, à bien former les boucles des lettres, les relier entre elles. Je redevenais l'enfant en train d'apprendre à écrire.

C'est curieux : cela ne s'est produit qu'une seule fois dans ma vie, à ce point-là. Alors que j'ai accompagné, enveloppé des centaines d'enfants – et d'adultes.

Et cette seule fois suffit à me sentir heureux longtemps, même si cela ne se reproduira probablement jamais.

Et il m'arrive – cela est au contraire très fréquent – de passer du temps à bien écrire, lentement, pour être lisible, pour être compris. Et de me sentir alors redevenir l'enfant que j'étais apprenant à écrire.

 

Il me semble que toute notre vie nous apprenons à lire, écrire, à parler.

Nous sommes toujours des enfants, en progrès, à qui l'on enseigne.

Et l'enseignant peut être soi-même.

 

Seigneur, ne me laisse pas aller seul à la dérive, à l'écoute de mes propres ténèbres. Ne les laisse pas me parler. Rends-moi attentif au moindre signe qui me fera sortir de ma propre prison.

 

Que je sois hors de moi. C'est la seule solution.

C'est la seule façon de m'approcher de toi, d'en être digne.

Pour te devenir enfin, ne serait-ce qu'un instant.

 

Un instant éternel.

 

Jérôme van Langermeersch, le 24/06/2019.