En recherche
Ou comment se décentrer de soi-même pour aller vers l'Autre.
Je suis m édecin depuis plus de 40 ans. Et pourtant lorsque j'examine un patient, c'est un peu comme s'il s'agissait, à chaque fois, de ma première consultation.
Hier je devais rencontrer une femme qui présente une maladie dégénéritive très rare, et dont l'état se dégrade progressivement. Elle vit dans une Maison d'Accueil Spécialisée («MAS»), réservée aux personnes très handicapées. Je la connais déjà, je savais pour quelle raison l'infirmière m'avait demandé de l'examiner. Et pourtant, comme à chaque fois depuis 40 ans, j'avais le sentiment de sauter dans l'inconnu, comme on va à la rencontre de personnes étrangères, dans une région qu'on ne connaît pas.
J'avais même un peu peur, alors qu'il n'y avait aucune raison.
Si je n'adopte pas cette attitude, je ne serai pas à l'écoute de ce que le patient a à me dire - surtout s'il n'a aucun langage.
Je ne sais pas à l'avance ce qui va se passer, quelle relation va s'instaurer. Si je crois le savoir, je risque de me tromper. Ou de ne pas bien entendre - surtout les silences.
Lorsque j'ausculte un adulte ou un enfant, je ferme toujours les yeux, sans le décider, automatiquement. Il faut en effet que je sois très concentré, à l'écoute des bruits du coeur, leur fréquence, leur rythme, leur anomalie. Il faut que j'intériorise tout cela - comme si cela devenait une part de moi-même - pour bien interpréter, donner un avis. Et même si j'ai une longue expérience, à chaque fois c'est nouveau.
Bien entendu je fais appel à mon expérience, mes connaissances, ce que je sais déjà de la personne. Mais cet instant-là est inédit, il n'avait encore jamais existé.
Je m'o ccupe aussi d'enfants aveugles, très handicapés par ailleurs, souvent autistes. Eux sont vraiment nouveaux d'un instant à l'autre, très surprenants. Et je dois me laisser surprendre, si je veux leur venir en aide. Certains peuvent être pendant un temps très calmes, comme prostrés, et tout à coup devenir très agités, sans que l'on comprenne bien pourquoi. Ils peuvent manifester une grand angoisse - notamment en se frappant eux-mêmes, ce sont des «automutilations». Ou au contraire avoir envie d'être touchés, enveloppés. Nous ne devons pas rater ces moments de paix. Ils sont imprévisibles, rares chez certains d'entre eux. La relation duelle entre le médecin et le patient est quand même une affaire d'intimité. Il me semble, que le médecin, s'il veut faire le bon diagnostic et prescrire le bon médicament, doit à chaque fois sortir de lui-même, naître à un autre.
Cela est d'autant plus important lorsque, comme moi, l'on a souvent affaire à des personnes très pauvres, qui ne parlent pas, n'ont pas de mobilité, ne voient pas, n'entendent pas. Nous sommes alors bien obligés de nous fier aux signaux très faibles, très rares, qu'ils nous envoient. C'est peut-être une posture, une attitude nouvelles que nous n'avions pas remarquées. Des mouvements du corps ou d'un membre, uniques chez ce patient, qui n'existent chez aucun autre. Cela peut être un signe de souffrance, ou de bien-être. Ou encore autre chose. Nous devons toujours être en recherche.
C'est un peu comme notre relation avec Dieu : «L' âme [à la recherche de Dieu] ressemble au voyageur qui s'en va par des régions inconnues sur lesquelles il n'a aucun renseignement. Il ne se guide pas d'après ses connaissances précédentes, mais d'après des doutes ou des renseignements étrangers (...) Si l'on veut arriver à suivre la voie sûre, il faut nécessairement fermer les yeux, et marcher dans les ténèbres» (St Jean de la Croix, Nuit Obscure de l'Esprit, ch. XVI)
Jérôme van Langermeersch